LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 1 SOMMAIRE .……………………………………………………………………………1 INTRODUCTION………………………………………………………….……3 PREMIÈRE PARTIE: NOTRE PROBLÉMATIQUE ET LES MOTIFS DU CHOIX DES AUTEURS....…..…………...……………...........………………..……...11 I-1 Définition de la problématique………………………………..12 I-2 Le cadre méthodologique : Le point de vue de Paul Ricoeur; l’éducation entre enracinement et arrachement………..…..17 I-2-a Les trois tâches de l’éducateur politique……………………………………..18 I-2-b Quelques retombées ou questionnements de cette approche de Ricoeur pour notre recherche…………….……………………………………………..…..…23 I-3 Condorcet : Motif historique et pertinence de sa philosophie politique pour notre recherche..………………26 I-3-a Motif historique et politique…………………………………………………..26 I-3-b Motif philosophique ……………………………………………………………28 I-4 Anténor Firmin : Motifs du choix…………………………….29 I-4-a Motif historique………………………………………………………………...29 I-4-b Motif politique : son engagement politique national et international………29 I-4-c Motif philosophique : Son option pour la philosophie des Lumières……….30 I-5 Conclusion partielle……………………………………………32 DEUXIÈME PARTIE: CONDORCET, SA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE L'ÉDUCATION………………………………………………………………..…...33 II-1 II-1-a L’influence politique et philosophique de Condorcet…….34 Le rationalisme politique……………………………………………………...34 II-1-b L’influence philosophique : Garantir la vérité contre l’erreur du nombre..41 II-1-c La tâche de l’éducateur politique : la formation de citoyen éclairé et républicain………………………………………………………………………………45 II-1-d L’éducateur politique selon Condorcet au regard de la tâche de l’Éducateur politique selon Paul Ricoeur…………………………………………………………...47 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » II-2 2 Les limites de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet ……………………………………………….………..52 II-2-a Contexte historique…………………………………………………………….52 II-2-b Limite épistémologique………………………………………………………...59 II- 3 Conclusion partielle…………………………………………….64 TROISIÈME PARTIE: ANTÉNOR FIRMIN ET ÉDOUARD GLISSANT : MODERNES INSPIRANT UNE ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ DANS UN CONTEXTE POSTCOLONIAL………………………………………………………65 III-1 La philosophie politique des Lumières face à la philosophie politique romantique…………………………………………………..68 III-1-a La philosophie politique des Lumières du XVIIIème siècle : l’humanité universelle fondée sur sa nature seule comme originaire……….69 III-1-b La philosophie politique du romantisme du XIXème siècle : l’humanité particulière en appartenance à un monde commun et s’arrachant à la nature originaire……………….…………………………………………..71 III-2 Anténor FIRMIN dans « De l’égalité des races »: Pour une appartenance citoyenne……………………..…………………75 III-3 Edouard GLISSANT et le Tout-monde : Pour une identité composite…………………………………………………………96 III-4 Conclusion partielle………………………………………….110 CONCLUSION GÉNÉRALE ET BILAN CRITIQUE..………113 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................... 1221 I- Bibliographie de travail………………….…………………….122 I -1 Articles de Revues et de Périodiques…………………………………………125 I-2 Sitographie…….……………………………………………………………….126 II- Bibliographie complémentaire……………………………….127 II-1 Articles de Revues et de Périodiques…………………………………………133 ANNEXE…………..……………………………………………………………….135 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 3 INTRODUCTION MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 4 Nous partons de la considération selon laquelle la naissance de la République d’Haïti met fin à la colonisation française dans la partie occidentale de l’île de SaintDomingue, ex-colonie de la métropole française durant environ trois siècles. La proclamation de l’indépendance d’Haïti fut la création d’une nation formée d’anciens libres renfermant majoritairement des métis et quelques esclaves noirs à talents, de nouveaux libres regroupant les anciens esclaves noirs indigènes et les quelques derniers venus d’Afrique, puis de quelques anciens maîtres blancs protégés pour leurs compétences. Avec cette population, la citoyenneté haïtienne fut à inventer. L’identité est, en principe, celle englobant « l’indigène » et le « sujet » devenu libre et indépendant de toute sujétion extraterritoriale, quelque soit l’appartenance raciale : nègre, métisse et même blanche. Nous admettons le postulat selon lequel, l’indépendance d’Haïti signe son entrée dans la liste des États-Nations selon la définition que donne Tzvetan Todorov de l’État-nation, dans « La peur des barbares - Au-delà du choc des civilisations » 1, comme une conjonction de deux conditions, d’une part « un pouvoir attribué à l’ensemble des citoyens », d’autre part « un groupe humain ayant même langue et mêmes traditions (dont la religion), ce qu’on appelle parfois une ethnie. » Haïti, dès l’indépendance, émerge avec la langue maternelle et vernaculaire des indigènes, le créole avec la religion vodou, donc une seule ethnie comme mélange syncrétique des ethnies d’origine africaine fondues dans le moule colonial français. Quoiqu’il a fallu attendre deux cents ans, après l’indépendance, pour voir le créole et le vodou accéder finalement à égalité et conjointement avec la langue française et la religion catholique romaine comme langues et religions officielles de l’État d’Haïti. Au moment de l’indépendance, l’État d’Haïti adopta le français comme unique langue officielle, et le catholicisme romain comme unique religion officielle, laissant en sourdine le créole, langue de la majorité du peuple, et le vodou, pratique religieuse du plus grand nombre et moteur de la révolution triomphante. Considérant que la nation est une « âme », selon Renan, un principe spirituel constitué de deux éléments : la possession d’un riche legs de souvenirs et le consentement ou désir de vivre ensemble; considérant par ailleurs le constat de l’échec TODOROV Tzvetan, (2008), La peur des barbares - Au-delà du choc des civilisations, Robert Laffont, France, p.103. 1 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 5 sur le plan de la démocratie et du développement dans cette ancienne colonie française, nous émettons une double hypothèse. D’une part, Haïti n’a jamais défini un vivre ensemble qui témoigne d’une citoyenneté digne d’une République fondée sur les lois, la volonté générale et les valeurs universelles, selon les idéaux des Lumières et de la Révolution française. D’autre part, l’esprit ou «l’âme » de la nation haïtienne s’enferme inconfortablement dans l’élément sensible, la race, caractérisant l’avènement de la première République nègre indépendante. Autrement dit, Haïti est d’une part une République où les idéaux des Lumières sont en mal, d’autre part Haïti est une Nation où la question de couleur est sensible. Donc, la citoyenneté haïtienne se cherche entre, d’une part la quête du savoir c’est-à-dire du développement intellectuel et moral comme condition du progrès, et d’autre part l’exaltation de la sensibilité. Autrement dit la citoyenneté haïtienne se cherche entre la référence à des valeurs universelles et la référence à des valeurs nationales ou d’appartenance. L’éducation du citoyen haïtien a du viser entre un arrachement et un enracinement. La formation du citoyen haïtien s’est cherchée éperdument dans l’inspiration moderne, c’est-à-dire entre l’esprit des Lumières et l’esprit romantique. « Comment définir la citoyenneté? » C’est comme si nous reprenons le titre d’un chapitre du livre de Bernard Delemotte et Jacques Chevalier : Étranger et citoyen- Les immigrés et la démocratie locale2. Le terme citoyenneté renvoie d’abord à un statut : le statut de citoyen ou pratiquement de national. La citoyenneté se confond dans ce cas avec la nationalité, au sens où l’on parle de la citoyenneté française pour la nationalité française, comme on parle aux Etats-Unis d’Amérique de citizenship ou de american citizen pour la nationalité américaine. Ensuite, la citoyenneté peut recouvrir un ensemble de prérogatives liées à la qualité de citoyen. C’est-à-dire à un ensemble de droits incluant par exemple le droit de vote, des droits politiques, des droits civils ou des droits civiques. Ce qui dépasse le cadre des nationaux pour s’ouvrir aux étrangers sur un territoire donné. Enfin, la citoyenneté désigne également un certain type de comportements par lesquels l’individu participe à la vie de la cité, manifestant son intégration à la collectivité. Dans le contexte qui nous intéresse dans notre recherche, celui allant de l’époque des Lumières à 2 DELEMOTTE Bernard et CHEVALIER Jacques, (Dir.), (1996), Étranger et Citoyen – Les immigrés et la démocratie locale, éd. L’Harmattan, Paris, 174 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 6 celle du romantisme, nous retenons les termes « citoyen » et « citoyenneté » à partir de la conception originaire issue de la tradition révolutionnaire. Et là, la citoyenneté ne se conçoit que par référence à une communauté politique, à l’exercice du pouvoir politique. Dans le cadre de l’État-nation, sans trop évolué par rapport à la citoyenneté antique, le citoyen se définit comme le titulaire d’une parcelle de la souveraineté nationale, où la plupart du temps seuls les nationaux sont citoyens. Donc, la citoyenneté moderne se définit comme l’appartenance à un groupe sociale. Ainsi les effets de cette citoyenneté vont bien au-delà de la sphère politique où la dénégation de la citoyenneté conduit à la dénégation de l’égalité en tant qu’attribut de la citoyenneté, puisqu’il s’agit de privilège réservé aux citoyens. Ce concept d’égalité arrive au centre de notre recherche puisque nous questionnons l’influence d’un traité « de l’égalité des races humaines » de Anténor Firmin 3 sur la conception de la citoyenneté en Haïti. Alors, la question de ce dernier sur l’égalité des races n’implique-t-elle pas c’est-à-dire n’enveloppe-t-elle pas plus largement l’idée d’une citoyenneté ayant pour attribut une égalité qui ne soit pas un privilège réservé aux citoyens mais à tous? Qu’ils s’agissent de citoyens éclairés ou de citoyens nationaux, à moins que tous soient universellement citoyens en toute égalité. La question de la citoyenneté en Haïti, se pose dès 1804. Une République est née, mais elle est nègre. Le citoyen est inscrit dans l’ordre républicain et en même temps dans l’ordre postcolonial. Les valeurs héritées sont celles de l’ancienne métropole traversée par les valeurs des Lumières. Mais la nouvelle République nègre s’approprie de valeurs ataviques contraires aux valeurs universelles clamées jadis à la tribune de la Convention Nationale et naguère par la fameuse Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en métropole. D’ailleurs le Régime colonial ne les avait jamais appliquées dans les colonies jusqu’au jour où les esclaves révoltés de St Domingue leur donnèrent droit de cité. Dans ce contexte postcolonial nous ne pouvons occulter l’importance du model économique colonial : les plantations. Ce système économique, en Haïti et dans les Antilles, s’est épanoui à partir de l’esclavage des noirs venant d’Afrique organisé par les colons blancs. Or, après la proclamation de l’indépendance d’Haïti, les indigènes libres ont décidé le rétablissement de l’esclavage sur l’île en vue d’épouser le modèle économique colonial. 3 FIRMIN Anténor, 2008, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003). MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 7 Ce fait n’est pas sans importance pour la question de la citoyenneté. Tout comme il y avait un fait colonial esclavagiste à St Domingue avant l’avènement de la République nègre d’Haïti, il y eut également un fait postcolonial esclavagiste en Haïti, et il y eut dans la Caraïbe le fait non contradictoire sémantiquement ni juridiquement du citoyen colonisé non esclave depuis la loi française républicaine du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage colonial. Comment définir la citoyenneté dans le contexte postcolonial? Pour chercher la nature de la citoyenneté axée sur la race ou sur les valeurs ataviques, ne faut-il pas bien définir le cadre et le contexte postcoloniaux? N’est-ce pas le rappel du « système plantationnaire dans une économie préindustrielle et coloniale » 4 comme modèle économique s’imposant nécessairement comme source de survie de l’ancienne colonie, qui permet de saisir l’originalité de la citoyenneté haïtienne plutôt raciale contrairement à la citoyenneté coloniale comme conciliation du projet colonial avec l’abolition de l’esclavage? La plaidoirie moderne et scientifique de Anténor Firmin, en faveur de l’exaltation de la race noire dans son traité de « l’égalité des races humaines – anthropologie positive » 5 faisait face à ce dilemme. Tout comme, « le Traité du ToutMonde » de Édouard Glissant6, plaidant en faveur de l’excellence du métissage racial contre tout atavisme, continue de faire face à cette difficulté. Les fondements anthropologiques et les conséquences de ces deux traités antillais dictent un mode spécifique de citoyenneté. L’enjeu d’une telle recherche est bien l’impact du projet civilisateur depuis l’origine de la conquête coloniale des temps modernes et qui continue aujourd’hui sous d’autres formes, avec au XXIème siècle, comme dit Françoise Vergès, la même « mission civilisatrice » 7, dans les politiques humanitaires. L’éducation à la citoyenneté en contexte postcolonial doit faire face au concept de civilisation. Nous chercherons au travers de ces deux écrits la définition des tâches de l’éducateur politique pour une philosophie politique de l’éducation à la citoyenneté. Nous disons que nous visons à une philosophie 4 LARCHER Sylvane, (2005), « La souveraineté moderne devant le fait colonial dans les villes colonies : de l’esclavage moderne à la « citoyenneté impériale » », in Recherches haïtiano-antillaises #2, État et société civile dans l’Arc Antillais, l’Harmattan, p.165. 5 FIRMIN Anténor, 2008, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003). 6 GLISSANT Edouard, (1997), Traité du tout-monde, Gallimard, France, 262 pages. 7 VERGÈS, Françoise, (2001), Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Albin Michel, France, 229 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 8 politique de l’éducation, au sens que Marcel Gauchet 8 donne à cette discipline : une démarche consistant à accomplir un travail d’éclaircissement qui dépasse la tâche spéculative de la philosophie de l’éducation, mais qui cible l’écoute des professionnels de l’éducation sur des problèmes à identifier. Par exemple, ceux qui sont de l’ordre de la citoyenneté ou de l’éducation à la citoyenneté. Dans notre cas, une citoyenneté à chercher entre arrachement et enracinement, et qui est susceptible d’assigner des tâches à l’éducateur politique. Nous allons débusquer cette conception de la citoyenneté puis les tâches y relatives et qui incombent à l’éducateur politique. Firmin, en authentique homme des Lumières, n’a de cesse de prouver que toutes les races humaines sont sujettes à l’évolution et au progrès dès qu’elles accèdent à la civilisation par une éducation intellectuelle et morale, comme le témoigne la race éthiopique ou noire au travers des échantillons et belles figures des noirs indigènes et métis de la première République nègre d’Haïti. Nous trouvons dans cette position de Firmin des éléments pour une définition de la citoyenneté moderne axée sur la liberté comme bien commun et public et sur l’égalité comme droit naturel d’être homme selon la conception d’une subjectivité juridique. La citoyenneté est fondée sur une égalité en droit entre ancien maître et ancien esclave sous l’autorité de la loi. Haïti est une République, or, ce devrait être des citoyens unis qui forment la république. Nous analyserons la conception du Bien commun (res publica) de Firmin pour comprendre les incidences de son éloge de la race noire, axé sur le modèle moderne européen et sur celui des Lumières avec la civilisation blanche comme référence, sur tout projet d’éducation politique postérieur. Notre analyse s’effectuera toujours dans un contexte postcolonial, car si la citoyenneté antique était ce qui se distingue de statut d’esclave, la citoyenneté moderne visait l’égalité entre les hommes comme si : être vraiment homme c’est être citoyen. Ce que revendique Firmin dans de l’égalité des races humaines. Un postcolonialisme qui part des temps modernes et qui est essentiellement critique de l’humanisme et de l’universalisme européen mais qui ouvre la voie à une politique du semblable reconnaissant l’autre et sa différence. Dès l’entame du XIXème siècle on a vu craquer le colonialisme au travers de la mauvaise réception, par la métropole, de la Constitution de 1801 de Toussaint Louverture. Celle-ci 8 GAUCHET Marcel, OTTAVI Dominique et BLAIS Marie-Claude, (2002), Pour une philosophie politique de l’éducation, éd. Bayard, France. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 9 a sonné le glas du système colonial pour en annoncer l’après ou le futur des colonies. En emprisonnant Toussaint Louverture au Fort de Joux en 1803, la métropole de Napoléon en plus de rétablir le Code noir prouva sa surdité aux revendications des colonies qui ne trouveront satisfaction qu’après la Révolution de février 1848 en France avec paradoxalement une meilleure assise pour le pouvoir colonial, alors que la Constitution de 1801 avait anticipé en disant que tous les habitants de St Domingue naissent libres, égaux en droit et français. L’exacerbation sentimentale de l’éloge de la race noire ne s’imposait-elle pas pour faire entendre raison à la métropole? La proclamation de l’indépendance et de la République d’Haïti mettant fin à la colonie et momentanément à l’esclavage fut une réponse qui fit passer rapidement à l’idée d’une citoyenneté territoriale, nationale et raciale. Telle est la réalité que FIRMIN chercha à continuer de faire exister. Nous montrerons comment « le traité de l’égalité des races humaines » continue la lutte anticoloniale par l’exacerbation des facteurs de classe et des facteurs de race. Or, l’attachement à l’origine dite de race constitue en même temps une « exacerbation des valeurs coloniales dans une société dite nationale » 9, comme le pense l’historien haïtien du phénomène postcolonial Vertu St-Louis. Toutefois l’œuvre de Firmin traduit la réflexion des anciens colonisés sur eux-mêmes qui, en tant que « indigène » et « sujet » à la fois, cherchent à rentrer en soi pour effectivement « dire je ». La citoyenneté en termes de race revendiquant l’égalité, en termes de nationalité et de territorialité se résume tout entier dans l’expression « première République nègre indépendante. » Par contre, nous montrerons que dans le « Traité du Tout-monde » de Édouard Glissant il y a une pensée non moins postcoloniale mais qui est avant tout une pensée de l’entre-deux et de l’entrelacement permettant de rentrer en soi en sortant de soi pour être avec les autres. C’est ce que Achille MBEMBE 10 exprime si bien : « Dans ces conditions, « rentrer en soi», c’est d’abord « sortir de soi », sortir de la nuit de l’identité, des lacunes de mon petit monde. » 11 Cette problématique, de l’enracinement 9 SAINT-LOUIS Vertus, (2003), « L’assassinat de Dessalines et les limites de la société haïtienne face au marché international », in BÉNOT Yves et DORYGNY Marcel (dir.), (2003), Le Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises – Aux origines de Haïti, ed. Maisonneuve et Larose, France, 591 pages. 10 Note : MBEMBE Achille est l’auteur de De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris Katharla, 2000. Professeur d’histoire et de cience politique à l’Université se Witwatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud et à l’université de Californie (Irvine). 11 MBEMBE Achille (Déc. 2006), « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale? », in Pour comprendre la MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 10 enfermement et de l’arrachement ouverture, sera celle de notre recherche. Dit autrement ce sera une manière de poser le problème de la citoyenneté entre appartenance et identité, entre l’atavique et le composite. Dès la première partie de notre travail nous définirons cette problématique dans le cas spécifique de l’éducation à la citoyenneté en Haïti. Quelle éducation à la citoyenneté pour Haïti? Quel citoyen le système éducatif haïtien produit-il? D’où remonte la source philosophique et anthropologique du système éducatif haïtien? À défaut de répondre exhaustivement à ces questions, ce qui relève d’un travail de thèse doctorale, nous retracerons les tâches de l’éducateur politique dans ce contexte postcolonial tel que l’appréhendent Firmin et Glissant. Car, chez les deux philosophes, il y a une critique de l’humanisme et de l’universalisme européen, il y a une politique du semblable c’est-àdire une reconnaissance de l’autre et de sa différence. Nous repérerons ces tâches de l’éducateur politique au travers du prisme taillé et proposé par Paul RICOEUR dans son article «les tâches de l’éducateur politique »12 . Nous avons fait le choix méthodologique de comparer nos auteurs en remontant aux présupposés modernes de leurs conceptions, c’est-à-dire au débat sur la citoyenneté, la représentation et la République dans la métropole, notamment à la Convention. Nous avons jeté notre dévolu sur Condorcet. La première partie de notre développement consiste à expliquer notre problématique, notre méthodologie et les motifs du choix des auteurs étudiés. D’où le contenu de la deuxième partie du développement : Condorcet et sa philosophie politique de l’éducation. Enfin, dans la troisième partie nous étudierons Firmin et Glissant comme auteurs antillais, respectivement moderne puis contemporain, héritiers des Lumières et qui inspirent une anthropologie et une philosophie politique de l’éducation à la citoyenneté dans un contexte postcolonial. pensée postcoloniale, Revue Esprit, Paris. 12 RICOEUR Paul, 1991, « Les tâches de l'éducateur politique » (1965), in Lectures 1, Le Seuil, col. Points/Essais, Paris. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 11 Ière Partie Notre problématique et les Motifs du choix des auteurs MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-1 12 Définition de la problématique La question de la citoyenneté se situe entre celle de l’identité et de l’appartenance. Vue sous l’angle de l’éducation, on peut se la poser dans son aspect didactique et pédagogique ou par contre sous son aspect politique. Ce dernier nous place directement en amont de la finalité de l’éducation. L’éducation est ici compris dans sa double étymologie latine13 : Educare dont le présent educo signifie « nourrir ou instruire », et Educere dont le présent educo signifie « conduire hors de ». Notre question de départ est relative au type de citoyen que le système éducatif haïtien entend préparer. Le problème est d’ordre de la finalité de l’éducation, donc de la politique de l’éducation. Quel citoyen le système éducatif haïtien prépare-t-il? C’est une question de départ dont la réponse se trouvera dans une recherche plus ample. Toutefois, se la poser d’emblée, et au départ de la recherche, en définit la portée. Ce que nous ne voulons pas traiter dans la présente étape de la recherche ce sont les aspects didactique et pédagogique du problème. Par exemple, nous aurions pu, avec beaucoup d’intérêts et de précision, nous saisir d’une composante du problème relative à la langue dans l’enseignement ou la langue de l’enseignement. Ainsi, toujours sous les angles de l’identité et de l’appartenance, on se demanderait si les haïtiens ont droit oui ou non à leur français, en tant que copropriétaires de la langue française avec le Français de l’ancienne métropole. Cela nous conduirait à balayer dans notre analyse tout le champ didactique en rapport aux causes des dysfonctionnements du système éducatif haïtien. Haïti étant riche de deux langues : le créole et le français, il reviendrait à analyser le Albert Jacquard, extrait de "L'héritage de la liberté" « Educare » ou « educere » Mais que signifie "éduquer" ?La réponse du dictionnaire, Larousse ou Robert, est révélatrice : ce verbe viendrait du latin educo, educare. Et, en effet, le dictionnaire latin-français consulté nous apprend que educo, -are signifie «nourrir, instruire». Mais surtout, il nous révèle un autre verbe dont la première personne du présent est identique, educo, mais dont l'infinitif est educere ; il ne s'agit plus de nourrir, mais de e-ducere, c'est-à-dire «conduire hors de», et en particulier, conduire hors de soi-même. Ce qui a permis à Catulle d'utiliser educere dans le sens de «faire éclore», et à Virgile dans le sens d' «élever un enfant».L'objectif premier de l'éducation est évidemment de révéler à un petit d'homme sa qualité d'homme, de lui apprendre à participer à la construction de l'humanitude et, pour cela, de l'inciter à devenir son propre créateur, à sortir de lui-même pour devenir un sujet qui choisit son devenir, et non un objet qui subit sa fabrication. http://maternage.free.fr/definition_eduquer.htm, consulté le 21 février 2009 13 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 13 problème que pose le français, installé comme langue de prestige, au système d’enseignement à tous ses niveaux, primaire, secondaire qu’universitaire. Ce serait, de notre point de vue, saisir le système éducatif dans ses difficultés, en plein milieu de la chaîne de questionnement sur ses finalités. Tel n’est pas le sens et le but de notre recherche. Nous voulons poser le problème en amont. Avec des questions comme : qu’est-ce que la citoyenneté haïtienne? Est-elle conçue comme métissage et diversité ou, par contre, comme quête de ses racines ataviques? Selon la réponse, on expliquera a posteriori et comme consécutivement, les causes du déchirement : créole et français, école des villes et école « d’en dehors» ou des campagnes, pays légal et pays réel. Bref, on trouvera la réponse à la question : quel citoyen veut préparer le système éducatif haïtien ou bien à quel profil de citoyenneté répond le système éducatif haïtien. Ainsi, serons-nous en plein dans un problème de finalité de l’éducation ou de philosophie politique de l’éducation. Puisque nous nous situons sur le champ de la philosophie politique, nous choisissons de remonter dans l’histoire politique d’Haïti au plus lointain des textes ou des penseurs fondateurs d’une vision de l’éducation susceptibles d’éclairer le présent. Cette démarche exige de ne pas nous enfermer dans des courants de pensée ni du passé, ni d’Haïti exclusivement. D’où la nécessité d’un cadre conceptuel large incluant le passé historique et le présent de la pensée politique. Vu que la République d’Haïti naquit au XIXème siècle en pleine mouvance postcoloniale, au moment où la dynamique émancipatrice des Lumières contrastait avec la quête romantique de l’humanité, le cadre idéal pour notre recherche est celui du postcolonialisme. Nous disons postcolonialisme au sens historique et philosophique, sans déborder sur la post-colonie qui concerne la responsabilité de l’haïtien d’aujourd’hui réfléchissant sur ses fractures où l’ennemi n’est pas le colon, mais le « frère » de la patrie commune. Nous saisissons la pensée postcoloniale, comme cadre de recherche, au moment inaugural du lendemain des luttes anti-coloniales. Ce moment de la réflexion des anciens colonisés sur eux-mêmes dans leur double identité d’« indigène » et de « sujet » devenu libre. Nous retiendrons dans notre recherche un texte canonique d’un penseur haïtien, Anténor Firmin, « De l’égalité des races humaines » 14 . En quoi son discours fut 14 FIRMIN Anténor, 2008, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 14 postcolonial, et en même temps traça les lignes d’une philosophie politique de l’éducation? Dans l’ancienne métropole coloniale, également, il a fallu trouver un penseur canonique s’inscrivant dans ce moment historique du postcolonialisme où les impulsions de sa pensée de l’éducation s’inscrivent dans la trajectoire conduisant à l’abolition de l’esclavage en France et dans les colonies. Un penseur français dont la vision influencera la philosophie politique de l’éducation dans la République, au carrefour où la pensée émancipatrice des Lumières sera contrée par la vision humaniste romantique. Ce sera la pensée de Nicolas de Condorcet que nous étudierons afin d’explorer en quoi elle influencera les auteurs et textes fondateurs des nations postcoloniales, la République d’Haïti en particulier. En quoi, les traces de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet se découvriront chez Anténor Firmin? Nous comparerons ces deux penseurs de l’idée républicaine. La pensée de Condorcet nous aidera à résoudre le problème qui consistera à déceler si l’école républicaine postcoloniale répond, en tant qu’institution, à sa vocation civilisatrice d’émanciper le citoyen ou bien si elle transmet un héritage civilisateur précis soit atavique, ancestrale. Toute pensée philosophique étant essentiellement ouverte et tissée d’idées éclaircies et critiques, c’est-à-dire actuelles. Il y a lieu de soumettre nos penseurs à la critique ou à la confrontation d’idées opposées mais qui nous soient contemporaines et actuelles. Ainsi, critiquerons-nous la pensée politique de l’éducation de Condorcet au moyen des pensées de Pierre Rosanvallon ou de Blandine Kriegel, dans l’aspect républicain de leurs réflexions. La pensée d’Anténor Firmin sera comparée à la pensée contemporaine du penseur martiniquais Edouard Glissant, dans l’aspect d’une citoyenneté entre l’identité et l’appartenance, entre l’enracinement et l’arrachement. Bref nous revisiterons la pensée de Condorcet aujourd’hui au travers de Rosanvallon. De même, nous revisiterons Anténor Firmin aujourd’hui au travers de Glissant. Quelle articulation dégage-t-on dans le cadre de la pensée postcoloniale, entre une citoyenneté selon l’esprit des Lumières et une citoyenneté selon l’esprit du romantisme? Nous la chercherons de manière politique et historique. Notre retour historique, pour poser le problème de l’éducation à la citoyenneté en Haïti, nous conduit à l’époque moderne avec l’avènement de la République en France, la création de la première d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003). MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 15 République nègre dans l’ancienne colonie française d’Haïti. Comment l’éducateur politique doit-il penser théoriquement sa tâche de former le citoyen? Nous chercherons le lien entre la tâche de l’éducateur politique et la philosophie politique de l’éducation dans un contexte postcolonial. Sa tâche visera-t-elle à un arrachement et une ouverture, ou bien, à un enferment et un repliement? Tendra-t-elle à une identité composite du citoyen formé ou bien à un renforcement de son appartenance atavique? La modernité postcoloniale baigne dans cette difficulté politique entre une République selon les valeurs universelles des Lumières ou une République selon les valeurs multiculturalistes. En définitive, notre problématique, dans son double aspect historique et de philosophie politique, consiste en la découverte de l’influence d’une philosophie politique sur la tâche de l’éducateur politique en Haïti dans le contexte postcolonial. Notre démarche méthodologique consiste à passer nos auteurs canoniques sélectionnés au crible de la proposition de Paul Ricoeur dans son texte : « Les tâches de l’éducateur politique »15. Ce dernier servira de cadre méthodologique, pourquoi? Cet écrit de Paul Ricoeur nous semble très approprié pour nous permettre de saisir la place laisser à la distance et à la proximité dans la pensée de nos auteurs Condorcet et Anténor Firmin. C’est pour mieux saisir la place occupée par la distance et la proximité dans leur vision de la citoyenneté que nous les plaçons en regard, en comparaison respectivement avec la pensée de Pierre Rosanvallon et de Édouard Glissant. Autrement dit, Paul Ricoeur fera office de plan conceptuel sur lequel nous comparerons deux familles de concepts. Notre recherche consistera, in fine, à découvrir si, éventuellement, la philosophie politique que développe la pensée de Firmin éclaire la tâche de l’éducateur politique aujourd’hui en Haïti; et comment? Nous rappellerons la manière dont Ricoeur décrit la tâche de l’éducateur politique. Nous chercherons à illustrer cette approche de Ricoeur au travers de la philosophie de l’éducation par Condorcet, ou par Pierre Rosanvallon dans une perspective critique de celle de Condorcet. À cette étape de notre analyse nous rechercherons les traces de ces deux trajectoires conceptuelles, de Condorcet versus Pierre Rosanvallon, dans la pensée de Anténor Firmin, tout en comparant celle-ci à la pensée de Edouard Glissant. 15 RICOEUR Paul, 1991, « Les tâches de l'éducateur politique » (1965), in Lectures 1, Le Seuil, col. Points/Essais, Paris. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 16 Cette démarche comparative et symétrique, sur un fond ou un contexte historique et politique précis, le post-colonialisme français en Haïti, nous permettra mieux de faire ressortir la spécificité de la philosophie politique de l’éducation pouvant éclairer la tâche de l’éducateur politique haïtien. Cette démarche témoigne en même temps de notre souci de tout relativiser. L’éducation du citoyen nous sert en même temps de prétexte ou, mieux, de présupposé et de perspective, puisqu’il est le thème pour lequel nous convoquons Condorcet et Rosanvallon. La pensée de Paul Ricoeur sur « les tâches de l’éducateur politique » nous sert tout autant de présupposé, car elle conjugue bien l’articulation entre l’enracinement et l’arrachement dont le contexte postcolonial et le concept de citoyenneté sont prégnants. Finalement, c’est de ce contexte caribéen et postcolonial, dans lequel baigne la pensée de Anténor Firmin et d’Édouard Glissant, que nous comparerons deux philosophies politiques de l’humanité où les deux familles de concepts relatives à l’arrachement et l’enracinement s’affrontent. De celles-ci, nous faisons l’hypothèse qu’une philosophie politique de l’éducation se dégage, et qu’elle, en particulier celle de Anténor Firmin qui nous intéresse, puisse relativement dicter les tâches de l’éducateur politique en Haïti. C’est-à-dire, de ces familles de concepts élucidées chez Firmin et chez Glissant nous chercherons quels éclaircissements sur la philosophie de l’éducation de la citoyenneté, ou sur l’éducation à la citoyenneté tout court, on peut dégager. Déjà notre travail fait œuvre de philosophie politique de l’éducation puisqu’il consiste à démasquer les contradictions et les limites des discours postcoloniaux sur la civilisation chez nos auteurs, alors qu’ils font déjà autorité en matière de philosophie de l’éducation et de la formation à la citoyenneté. En définitive, deux familles de concepts sont mises en présence dans cette recherche axée sur l’humanité et la citoyenneté. Les deux familles de concepts en présence sont d’une part celle de l’humanité comme arrachement, avec les concepts corollaires tels l’identité, l’ouverture, la civilisation mondiale, l’apprentissage, l’acquisition, la raison, l’unité et l’universalité des acquis, la diversité, le composite. D’autre part, la famille conceptuelle de l’humanité comme enracinement, avec les concepts connexes tels l’appartenance, l’enfermement, la civilisation particulière, le renoncement individuel, la dissolution, le repliement, la sensibilité, la tendance, les valeurs et symboles archaïques, l’atavique. Le plan conceptuel sur lequel se déploieront MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 17 ces concepts est celui du postcolonial. Bien entendu, le champ à explorer reste et demeure celui de la République, vu que les deux terrains de recherche dans le cadre postcolonial impliquent la France comme République et ancienne métropole et la République d’Haïti comme ancienne colonie française, avec une devise commune aux deux républiques: liberté, égalité, fraternité. I-2 Le cadre méthodologique : Le point de vue de Paul Ricoeur; l’éducation entre enracinement et arrachement Le motif du choix de Ricoeur, en plus d’être un cadre méthodologique, est d’ordre philosophique. Il s’agit de bien situer les retombées de la pensée de Ricoeur, quant aux « tâches de l’éducateur politique », sur notre questionnement au sujet de la compréhension de l’éducation citoyenne entre arrachement et enracinement. En effet, si d’un côté éduquer c’est inculquer des valeurs propres et particulières de ses racines en terme d’images et de symboles, de l’autre, éduquer c’est apprendre à réfléchir et à parler un langage universel, ou un discours rationnellement acceptable. Dans le premier cas, l’éducation vise à la formation de l’être dans ses facultés de sensibilité et d’imagination au sens du « educare » de l’étymologie latine, dans le second elle vise à faire sortir le sujet de soi-même vers autre que lui, au sens de « educere » en latin, par l’acquisition d’un savoir. D’un côté, il est question d’une socialisation par imitation ou par immersion au moyen d’un mode de transmission traditionnel s’instruisant, se nourrissant ou s’enracinant dans la tradition, de l’autre, il s’agit d’une socialisation méthodique par le discours réflexif arrachant à la tradition. Or, ces deux perceptions se trouvent bien articuler dans « Les tâches de l’éducateur politique » 16. 16 RICOEUR Paul, Ibidem. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-2-a 18 Les trois tâches de l’éducateur politique Trois niveaux de réalité ou trois aspects du phénomène de civilisation, au sens large, sont dégagés par Ricoeur dans son texte « Les tâches de l’éducateur politique »17, il s’agit de l’outillage, l’institution et les valeurs. Les trois tâches assignées à l’éducateur politique sont respectivement greffées à chacun de ces aspects. D’abord, l’expérience humaine de tout sujet historique, qu’elle soit spirituelle, individuelle, morale ou scientifique, un savoir, un pouvoir ou un bien disponible, elle constitue un témoignage culturel durable et appartient à la civilisation mondiale. Elle appartient à toute la collectivité humaine. En cela, elle témoigne d’une humanité unique. C’est ce que Ricoeur nomme comme domaine de l’outillage. Il est formé des traces, des documents et des monuments, des ouvrages, des livres et des bibliothèques. Comme premier niveau du phénomène de civilisation, il est constitué par l’ensemble des biens communs à une unique civilisation humaine. Donc, l’humanité est comme un seul homme. Cela implique que tout homme est membre d’un genre humain universel. Nous retenons, pour la suite de notre recherche, notamment en ce qui aura trait à la doctrine anthropologique d’Anténor Firmin dans « De l’égalité des races humaines »18, que Ricoeur parle d’unité et pas forcément d’égalité à ce niveau de la civilisation ou d’universalité de l’humanité. « … l’humanité, dans sa profondeur, est une, bien que cette unité ne puisse se saisir elle-même, ne puisse prendre conscience de soi que par le moyen de la communication, et non pas par un processus d’identification et de nivellement. » 19 Ricoeur est en cela très proche de l’humanité prônée par les Lumières au sens où l’autonomie individuelle est importante, aussi bien que la publicité, de manière à tenir 17 RICOEUR Paul, idem. 18 FIRMIN Anténor, 2005, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003). 19 RICOEUR Paul, idem, p. 247. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 19 compte de l’autre comme sujet dans la communication en tant qu’un autre soi-même, un « idem », plutôt qu’un « ipse ». D’où la première tâche de l’éducateur politique. Ce dernier dans son intervention ne sera pas seulement protestataire contre l’injustice et l’inégalité, mais, devra préparer ou initier, donc former, les hommes ou le citoyen à la responsabilité de la décision collective. C’est-à-dire à répondre de la civilisation mondiale ou de l’unique humanité au travers des choix collectifs. Dans la deuxième et la troisième partie de notre travail, au travers de ce premier aspect de la tâche de l’éducateur politique nous questionnerons l’hégémonie de l’humanisme éducatif occidental soit dans la doctrine de l’instruction publique chez Condorcet, soit dans la doctrine anthropologique de Firmin, et peut être tout différemment dans la vision du « Tout-monde » chez Glissant. Quelle place occupe les concepts de responsabilité collective, de la civilisation mondiale et de l’égalité dans le contexte postcolonial? Un deuxième niveau de la civilisation, au sens large, consiste en les manières pour chaque groupe d’individus ou chaque peuple de faire exister les moyens matériels et spirituels qui forment les biens communs de l’humanité. Ceux-ci sont considérés comme mis en œuvre par le groupe, en tant que réalité technique et économique. Ricoeur pense que cela est de l’ordre des institutions. C’est de l’ordre des formes d’existence sociale ou de droit, ou par décision, ou par l’exercice de la force c’est-à-dire de l’exercice du pouvoir. Autant que cette politique témoigne d’un vivre ensemble propre à un peuple, autant que les réalisations techniques ou bien les manières de vivre témoignent de la société technique mondiale ou de la civilisation universelle. Si l’outillage forme un héritage culturel durable, les institutions par contre restent abstraites, aléatoires et soumises à évolution. Celles-ci ne se développent pas de manière autarcique et fermée. Au moyen des échanges, les techniques sont sujettes à progrès ou à évolution. En ce sens, cet aspect politique ou cette dimension institutionnelle du pouvoir est périssable, incertaine et toujours à se renouveler. Une tension existe à ce niveau. D’un côté, il y a l’universalisme technique qui concorde avec un temps d’acquisition et de progrès. De l’autre, il y a le plan éthico-politique qui convoque la responsabilité morale MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 20 du citoyen. La société mondiale industrielle contemporaine offre un exemple notoire de cette tension. Ricoeur en parle ainsi : «… face à l’anonymat et à la déshumanisation des rapports entre individus au sein de la société industrielle. La formes barbares de l’urbanisme dans lesquelles nous sommes plongés, le nivellement des goûts et des talents par les techniques de consommation et de loisir nous montrent assez qu’il faut lutter sur deux fronts » 20. D’une part, il faut entrer dans la civilisation mondiale d’autre part il faut veiller à promouvoir la vocation humaine à l’identité individuelle. Ces chantiers impliquent deux moralités : une morale de conviction d’une part et une morale de responsabilité de l’autre. La civilisation moderne, dans son aspect universel ou au niveau du développement technique et économique mondial, nécessite de bien distinguer les niveaux de responsabilités morales au niveau éthico-politique. Il y a lieu de bien distinguer entre qui répond de la morale de conviction, de l’ordre de la personnalité individuelle et culturelle, et qui répond des décisions et de l’usage de la force ou de l’exercice du pouvoir, ce qui est de l’ordre des décisions politiques ou institutionnelles relativement à l’entrée dans la société technique mondiale. Cependant, ces deux morales interagissent et s’exercent des pressions réciproques. La tâche de l’éducateur politique revient à arbitrer ces deux moralités. Autrement dit, cette tâche consiste à un équilibrage. « La tâche de l’éducation est, à mon sens, de maintenir en ce point une tension vivante » 21, dit Ricoeur. Dans la suite de notre travail de recherche nous questionnerons les philosophies de nos auteurs, Condorcet, Firmin et Glissant, sur cet équilibre des temporalités dont parle Ricoeur. Puisque pour ce dernier, la citoyenneté est toujours un plaidoyer philosophique pour la subjectivité, mais également la manifestation d’un équilibre entre s’ouvrir au monde et assumer ses spécificités sans s’enfermer dans son histoire ou dans 20 RICOEUR Paul, idem, p. 252. 21 RICOEUR Paul, idem, p. 251. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 21 l’esprit de son peuple, qu’en est-il dans les doctrines philosophiques des auteurs que nous étudions? La subjectivité sera au centre du troisième niveau de la civilisation qui définira la troisième tâche de l’éducateur politique. Cette subjectivité n’est pas seulement entre un arrachement et un enracinement à la naturalisation, mais intègre plutôt les deux. Il ne s’agit pas d’un sujet maître et possesseur de la nature, mais d’un sujet qui reçoit une nature, rationnelle et sensible à la fois, comme monde commun à la fois universel et particulier. La subjectivité dont parle Ricoeur, est une résultante de l’humanité telle que conçue par les Lumières et par les romantiques dans l’anthropologie moderne occidentale. Robert Legros commentait Hannah Arendt sur cet équilibre nécessaire à une subjectivité pleinement affirmée et accomplie. « Cependant l’arrachement à la naturalisation n’est pas pour Arendt le fait d’un sujet car il suppose un monde commun, et ne peut viser un isolement car il ne peut se poursuivre qu’au sein d’un monde commun : c’est seulement par son appartenance à un monde commun que l’être humain peut penser et juger par luimême, faire et sentir par lui-même. » 22 L’autonomie du sujet, si chère à la modernité tant des Lumières que des romantiques, trouve un sens plein chez Arendt comme chez Ricoeur. Penser, juger, agir ne sont pas l’apanage d’un sujet dénoué de sensibilité, mais d’un sujet nourri d’une spiritualité intégrant la raison et la sensibilité. Le troisième aspect de la civilisation, celui des valeurs, n’est pas isolé ni ne constitue le seul chantier de la tâche de l’éducateur politique. Il est cependant articulé aux deux précédents aspects. Les valeurs, les images et les symboles sont propres à chaque peuple et à chaque culture. Ils sont de l’ordre d’un rapport de valorisation faite de rapport au monde, aux autres et à soi-même. Ils ne sont pas thésaurisables en vue d’une préservation et d’une transmission. Ce sont des mœurs pratiques que Ricoeur qualifie de 22 LEGROS Robert, (1993), L’idée d’humanité, Introduction à la phénoménologie, éd. Grasset, France, p. 266. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 22 « noyau éthico-mythique » 23 . Ils témoignent de la pluralité de l’humanité, faite de tradition, de mémoire, d’imaginaire, d’enracinement archaïque. La troisième tâche de l’éducateur politique sera la dialectique entre l’enracinement et l’arrachement par la faculté de penser, de juger et d’agir par soi-même. Et, nous ajoutons, avec Robert Legros, de sentir par soi-même. C’est une tâche de réinterprétation. Il s’agit de réinterpréter le passé avec ses valeurs, ses images et ses symboles, afin d’être singulièrement créatif, contre la tentation universaliste des sciences et des techniques considérées comme civilisation universelle ou comme universalisme technique. Bien sûr, il s’agit d’une seule humanité souffrant et voulant, mais également d’une humanité plurale. Ricoeur prône ainsi l’arbitrage entre l’universalisme et le particularisme, comme troisième tâche de l’éducateur politique. Nous verrons, dans la deuxième partie de notre développement, où situer l’école condorcétienne dans cette finalité de l’éducation politique définie par Ricoeur. Mais, nous verrons dans la troisième partie du développement si l’anthropologie de Firmin et celle de Glissant trouvent oui ou non une affinité dans cette troisième tâche de l’éducateur politique. En définitive, Ricoeur fait l’option d’une articulation des trois tâches de l’éducateur politique. La nécessité de la réinterprétation du passé est réciproque pour la civilisation universelle comme pour la civilisation particulière. Cela justifie la nécessité pour toute spiritualité de se rendre compte de la responsabilité de l’homme d’entrer dans la civilisation universelle donc dans l’arrachement et d’entrer dans la dimension historique de l’homme donc dans l’enracinement. C’est à l’aune de cette philosophie politique de l’éducation définie par Ricoeur que seront évalués les philosophies politiques de Condorcet, Firmin et Glissant. 23 RICOEUR Paul, ibidem, p. 248. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-2-b 23 Quelques retombées ou questionnements de cette approche de Ricoeur pour notre recherche En quoi les concepts d’enracinement et d’arrachement, que fait bouger ou que déplace Ricoeur, peuvent intéresser une réflexion sur des philosophies fondatrices de l’éducation dans l’ancienne colonie française? C’est que l’école en Haïti se fait dans une langue qui n’est pas la langue maternelle de l’enfant. L’idée d’un enseignement en français fait office d’arrachement à une langue d’enracinement, le créole. De plus, nous considérons que l’école congréganiste c’est-à-dire chrétienne et l’école nationale c’est-àdire républicaine et publique charrient des valeurs éducatives venant d’ailleurs et d’une histoire autre. Celles-là confrontent du coup des valeurs et des symboles natifs ou propres à cette ancienne colonie française. C’est en analysant le phénomène de civilisation que Ricoeur dégage les tâches de l’éducateur politique. Dès le premier aspect de la tâche de l’éducateur nous distinguons la civilisation et les civilisations. Les biens disponibles et produits par les citoyens quelconques appartiennent d’emblée à la civilisation humaine. Au sens où tout savoir est un patrimoine de l’humanité universelle. Par contre, les images, les symboles et les valeurs d’une société ou d’une cité donnée, desquelles se nourrissent ou s’instruisent tout citoyen, relèvent des civilisations particulières. Ce clivage, solutionné et articulé par Ricoeur par un déplacement au travers de la tâche de réinterprétation par l’éducateur politique, traversera constamment notre recherche. Nous resterons éveillés sur le danger, comme par suspicion, qu’entraîne l’idée « d’ouverture à l’universel », face au dilemme de l’enracinement au travers les termes cultures particulières et culture universelle, civilisations particulières et civilisation universelle. De manière récurrente, nous questionnerons les pensées de nos auteurs sur le capital civilisationnel, sur le phénomène de civilisation et sur le phénomène humain. A savoir, le phénomène humain, que sousentend le sujet ou le citoyen que l’on voudra éduquer, réfère-t-il à une humanité comme appartenance à la civilisation mondiale ou à un homme concret et historique bien inscrit dans une civilisation particulière? Nous devons à chaque fois chercher à clarifier de quel phénomène de civilisation il s’agira chez nos auteurs : d’un patrimoine universel c’est-à- MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 24 dire de la civilisation universelle ou bien des images, valeurs et symboles particuliers comme témoins des civilisations particulières. Par ailleurs, que faire de l’obsolescence, a priori, de tout capital civilisationnel? Précisément, dans le cas qui nous concerne, celui de l’éducation du citoyen en Haïti, s’agira-t-il du capital civilisationnel de l’occident hégémonique c’est-à-dire des acquis de l’école républicaine ou bien de celui des cultures ancestrales et ataviques? Dans les deux cas, le facteur temporel est d’emblée présupposé. Dans le premier cas, même si Haïti comme République indépendante est autant coconstructeur de la République que l’ancienne métropole, l’école républicaine, du fait de l’indépendance, fait référence au passé, et pas n’importe lequel, le passé colonial. Dans le second cas, les cultures ancestrales et ataviques réfèrent à un passé lointain qu’il s’agit de l’Afrique ou des traditions nées dans la colonie esclavagiste. Nous interrogerons les pensées de nos auteurs sur l’obsolescence a priori du capital civilisationnel qu’il priorise. Par la tâche d’arbitrage qu’assigne Ricoeur à l’éducateur politique, ce danger d’obsolescence du capital civilisationnel découlant de ces deux temporalités est écarté. L’éducateur portera l’éduqué à arbitrer ou équilibrer la double nécessité d’entrer dans la société technique mondiale ou la civilisation universelle et en même temps d’assumer son passé culturel propre notamment les valeurs, les images et les symboles particuliers. Qu’en sera-t-il des auteurs sur lesquels portera notre recherche relativement au contexte postcolonial? Ricoeur nous éclaire dans sa manière de solutionner le problème avec une belle équation. Tel n’est pas d’emblée le cas pour les auteurs que nous voulons étudier. D’où la pertinence et l’opportunité de notre recherche. En effet, pour remonter la pente hégémonique de l’humanisme éducatif occidental, Ricoeur propose la somme que constitue le seul patrimoine mondial. Somme résultant de l’addition de la fondation en « droit » de l’acquis scientifique de l’histoire mondiale de l’humanité et de l’acquis des cultures d’origine. Les deux forment un seul patrimoine mondial. Ce concept de monde commun, chez lequel de nos auteurs est-il présent? Si oui, serait-ce en référence à la formation d’un sujet à la rationalité ou à la sensibilité? Ce sera l’objet de la troisième partie de notre travail. En particulier c’est au moyen de la pensée de Ricoeur que nous interrogerons les tensions, les oppositions ou déplacements fondateurs qui irriguent le fait éducatif haïtien, MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 25 dans l’enseignement public comme dans l’enseignement privé. D’où l’étude de l’école républicaine condorcétienne et la philosophie anthropologique d’Anténor Firmin. Au travers de cette pensée de déplacement, d’équilibre ou d’arbitrage inhérente à la tâche de l’éducateur politique nous opposerons cette culture particulière enfermée dans un projet éducatif universel chez Condorcet à cette autre culture particulière et nationale revendiquée par Anténor Firmin au nom d’une science universelle. La finalité ou la portée de cette recherche symétrique et comparative est celle de creuser si oui ou non l’éducation du citoyen haïtien reflète cette rencontre, ou par contre ce déplacement, cette tension, cette opposition entre enracinement et arrachement. À cela, l’exploration des traces d’une philosophie politique de l’éducation est un préalable. Notre problème sera de déceler si l’école républicaine postcoloniale répond, en tant qu’institution, à sa vocation civilisatrice d’émanciper le citoyen ou bien si elle transmet un héritage civilisateur précis soit atavique ou ancestral. L’éducation doit donc viser la formation d'un sujet, auteur et acteur de sa propre vie, liée à celle des autres personnes en tant que sujets. Or ce sujet est-il éduqué comme acteur rationnel pour une république rationaliste ou comme acteur appartenant à une nation spécifique ayant une histoire propre? Une étude de la philosophie politique de Condorcet et de son influence historique dans la pensée de l’enseignement public dans la République française du XVIIIème siècle est incontournable. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-3 26 Condorcet : Motif historique et pertinence de sa philosophie politique pour notre recherche I-3-a Motif historique et politique Une considération épistémologique, bien sûr, sera faite de l’approche de l’enseignement public par Condorcet. Mais, nous évoquons présentement l’aspect politique de son approche. Ce qui nous mettra en phase avec le contexte postcolonial dont l’indépendance d’Haïti demeure un fait marquant. Mais, cet évènement n’est pas sans lien avec les idées et mouvances politiques agitées dans la métropole française à l’époque des Lumières. Ceci dit, le rationalisme politique dans lequel baigne l’approche de Condorcet se base sur l’ordonnancement de la liberté aux lois de la nature. Non pas une nature environnante faite d’habitude, d’observation sensuelle, ou révélée par la croyance, mais, plutôt, une nature de droit telle que notre raison nous la révèle aux travers des idées. Les hommes, pour êtres libres n’ont qu’à observer les lois de la nature. Cette vision découle directement de l’approche philosophique de Nicolas de Malebranche dans « Éclaircissements sur la recherche de la vérité » 24. Tout ce qui arrive est régulièrement ordonné aux lois inscrites dans la Raison universelle, non pas selon une quelconque efficace propre de la nature, mais, selon les lois générales et les plus simples pouvant produire une infinité d’effets différents. L’attention, comme vue fixe et arrêtée de l’esprit, donne une parfaite intellection de l’évidence. Comme pour Descartes qui l’avait déjà établie comme règle, se rendre à l’évidence est l’une des premières règles générales pour éviter l’erreur. Même si les idées sont innées et mises en nous par Dieu selon Descartes ou bien qu’elles soient vues en Dieu selon Malebranche, toujours est-il que notre raison en a accès. C’est l’évidence qui éclaire parfaitement l’esprit. Conséquence : l’évidence, dans l’ordre des connaissances naturelles, en plus d’être critère de la vérité, est le principe même de l’autorité, parce qu’elle est celui de la réunion des volontés. L’avènement d’un 24 MALEBARNCHE, Nicolas de, (2006), Éclaircissements sur la recherche de la vérité, Vrin, Paris, 480 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 27 État rationnel constitue dans cette perspective une condition de la liberté, parce que loi, État et règle générale se superposent, tout comme la nature est elle-même légalement ordonnée par une Raison universelle. Telle est le fondement de ce rationalisme politique du XVIIIème siècle en France. Cette remontée, aux racines épistémologiques du rationalisme jusqu’à Descartes, en passant par Malebranche, nous fait comprendre la lignée, mieux le fondement épistémologique, du rationalisme politique de Condorcet. N’affirma-t-il pas : « …Les progrès vers la liberté ont, dans chaque nation, suivi ceux des lumières avec cette constance qui annonce, entre deux faits, une liaison nécessaire fondée sur les lois éternelles de la nature. » 25 ? Bien sûr que cette affirmation paraît fortement physiocrate, mais Condorcet hérite encore plus de Lumières pour qui l’homme n’a rien de naturel s’il n’applique sa raison pour penser, juger, calculer et agir de par luimême. Donc, Condorcet paraît plus en faveur d’un arrachement à la naturalisation, plus en faveur de ce qui donne à l’homme sa majorité, sa raison, pour ne pas se conformer à ce qui est naturel. Or, Condorcet, voulant garantir la vérité contre l’erreur du grand nombre en vue d’harmoniser l’État républicain, allia le nombre ou le calcul de la probabilité à la raison. Toute décision doit être légitime et non pas hasardeuse. Puis, il a le souci de résoudre ce paradoxe de l’impossibilité de dégager avec certitude une volonté générale à partir d’une somme de volontés individuelles. Donc, les systèmes des votes doivent être remis en cause. C’est la lumière de la raison jointe au calcul des probabilités qui, en tant que critères de légitimité, peuvent ensemble contrer le hasard et l’erreur et rendre toute décision légitime. Avec Condorcet, il est question de situer la doctrine de l’enseignement publique dans le cadre de son projet de garantir le républicanisme rationaliste, c'est-à-dire équilibrer le nombre par la raison ou diminuer la probabilité d’erreur inhérente au grand nombre par la forme rationnelle de la vérité. Avec Condorcet, le citoyen sera acteur rationnel, capable de parler, de lire, d’écrire et de calculer. Nous sommes intéressés à analyser cette approche politique de Condorcet, en tant que rationnelle et selon l’esprit de Lumières, également en tant que fondatrice de l’esprit CONDORCET, Nicolas de, «Sur la nécessité de l’instruction publique » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris. 25 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 28 républicain. De plus, il se focalise spécifiquement sur le rôle de l’éducation dans la formation de ce citoyen éclairé et républicain. I-3-b Motif philosophique Peut-on avec Condorcet parler d’une ouverture du citoyen à l’ordre universel, à la civilisation universelle, c’est-à-dire à une éventuelle grande société universelle des sciences? Ne serait-ce pas alors un arrachement à la nature environnante? En quoi la pensée de Condorcet serait enracinement dans la nature puisqu’il atteste que : « La nature n’a fait que des hommes et des citoyens. » 26 ? Ainsi, l’éducation sera-t-elle une entrée effective dans la nature ou une dénaturation ? Si pour les physiocrates la tâche de l’instruction publique est centrale pour l’État. Il en est de même pour Condorcet. Pour lui comme pour les physiocrates, les lois sont comme les vérités déduites par la raison à partir des principes du droit naturel. Donc, toute sa réflexion et sa production sur l’école et l’instruction publique en particulier ont une finalité politique, mais le fondement est épistémologique. L’identification du citoyen à un acteur rationnel, en plus de penser globalement les conditions de régulation de la tension démocratique et de sa légitimité, a surtout des présupposés anthropologiques ou philosophiques dont nous pouvons trouver des traces dans la doctrine de Anténor Firmin et postérieurement dans la pratique républicaine postcoloniale en Haïti. Ce sera l’objet de la deuxième partie de notre développement. CONDORCET, «Post-Scriptum à l’Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.333. 26 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-4 Anténor Firmin : Motifs du choix I-4-a Motif historique 29 Au lendemain de la Révolution Française et des efforts en vue de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, naquit une République postcoloniale avec ses propres penseurs. Il nous fallait un philosophe fondateur d’origine haïtienne et témoin des péripéties des valeurs républicaines dans cette République d’anciens esclaves devenus citoyens, également témoin de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Le concert des Nations est marqué par, à la fois, le triomphe des Lumières et l’essor du romantisme. Firmin, prôna-t-il une citoyenneté basée sur l’émancipation par la lumière universelle de la raison, ou resta-t-il enfermé dans le romantisme radical d’une citoyenneté raciale ou du sang? Le contexte du XIXème siècle plus marqué par le romantisme que par la raison a vu la publication par Arthur de Gobineau de l’«Essai sur l’inégalité des races». Anténor Firmin, membre de la société d’Anthropologie de Paris a réagi à cette incohérence de voir des hommes réunis au nom de la raison universelle admettre une théorie qu’il jugea non scientifique. Comment, selon lui, la première République nègre postcoloniale fournit-elle un contre exemple de cette théorie? Firmin profita, en répondant à De Gobineau, de contredire d’éminents scientifiques comme contemporains notamment Broca, De Quatrefages et Ernest Renan. I-4-b Motif politique : son engagement politique national et international L’esclavage est aboli en Amérique du Nord et l’expansionnisme américain bat son plein, avec les conquêtes de l’Ouest, l’annexion de Hawaï et la mise sous tutelle de Cuba et de Porto-Rico. Tour à tour ministre de divers gouvernements, il fut apôtre du panafricanisme et instigateur avec José Marti d’un projet de « confédération antilléenne », MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 30 tout en défendant l’intégrité du territoire nationale d’Haïti. Sa pensée ou sa quête d’haïtianité fut-elle empreinte d’un enferment nationaliste ou d’un arrachement ouvrant sur un multiculturalisme? Etait-ce déjà une manière d’être le « même » tout en étant « autre »? Membre d’un Parti Libéral réputé élitiste et protagoniste des Guerres civiles et des rivalités de couleur marquant la fin du XIXème siècle en Haïti, sa conception de l’ÉtatNation, de la citoyenneté et de la civilisation fut-elle axée sur une élite postcoloniale instruite ou bien sur le progrès intellectuel et l’instruction des couches sociales inférieures? La nation haïtienne est-elle un projet fondé sur des principes républicains (liberté, égalité, fraternité) ou bien sur des références à des composantes comme la langue, la culture, la race ou la généalogie? I-4-c Motif philosophique : Son option pour la philosophie des lumières. Penseur croyant au progrès de la vérité et à la capacité particulière qu’à l’homme instruit et intelligent de l’appréhender lorsqu’on le lui présente selon un certain ordre d’idées. Il considérait que le culte de la science est le seul vrai et le seul digne de tout homme qui se laisse guider par la libre raison. Il ne cache pas son adhésion à la doctrine positiviste d’Auguste Comte. Or, sa référence atavique à l’Afrique sur la base d’une identité négritique n’est-elle pas marquée d’un enracinement dont les traces marqueront la philosophie politique de l’éducation haïtienne? Car, il pense qu’« Il n’y a aucune différence fondamentale entre le noir d’Afrique et celui d’Haïti.» Que pense-t-il de l’identité antillienne qu’acquiert l’haïtien? Opta-t-il pour une citoyenneté d’appartenance, lorsqu’il affirme que « Si le noir antillien fait preuve d’une intelligence supérieure; s’il se montre des aptitudes inconnues à ses ancêtres, ce n’est pas moins à ceux-ci qu’il doit le premier germe mental que la sélection a fortifié et augmenté en lui. » ? Tombe-t-il dans le même fossé que ceux dont ils combattent les erreurs d’un héritage de sang? A-t-il tenu compte de l’identité composite qu’acquièrent les citoyens antillais postcoloniaux? Quelle éducation politique découlera de sa conception d’une République haïtienne faisant preuve de « qualités morales et intellectuelles de la race négritique »? Toujours est-il qu’il revendique pour MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 31 Haïti de pouvoir « montrer à la terre entière que tous les hommes, noirs ou blancs, sont égaux en qualités comme ils sont égaux en droits ».N’est-ce pas déjà la portée civilisatrice de la mission de l’éducateur politique, telle que le veut Ricoeur? Pour prouver en quoi Haïti, ou la race haïtienne, détient des ancêtres africains les qualités qu’on persiste à refuser de reconnaître aux africains il présume l’argument de l’instruction à la Condorcet, celui du « soleil du progrès » sur toute la nation. « Pour obtenir tout le résultat qu’on est en droit d’exiger de la race haïtienne, il faut donc attendre que l’instruction, répandue sans réserve dans les masses, vienne enfin refouler et anéantir tous ces préjugés qui sont pour le progrès comme une pierre d’achoppement. » 27 Ce n’est pas sans intérêt philosophique la présence d’une telle affirmation dans l’œuvre de Firmin. Dans la troisième partie de notre développement, nous analyserons sa philosophie de manière symétrique avec la pensée de Condorcet du point de vue historique, mais également avec celle du philosophe antillais contemporain Edouard Glissant. 27 FIRMIN, Anténor, (2008), Idem, Préface, p. XXXVII. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I-5 32 Conclusion partielle Si méthodologiquement il nous est aisée de dire les motifs du choix de certains nos auteurs comme Ricoeur, Condorcet et Firmin, nous nous gardons d’exprimer nos motivations au sujet des auteurs qui sommes contemporains comme Pierre Rosanvallon et Édouard Glissant. Autant que toute pensée philosophique doit être contemporaine c’est-à-dire qu’elle doit être faite d’idées éclaircies ou actuelles à son temps, autant que la subjectivité des penseurs constitue une pierre d’achoppement à une saine et juste réflexion. Nous voulons écarter cet écueil. Car, devons nous garder d’enfermer des auteurs qui nous sont contemporains dans une fossilisation, par notre interprétation, de leur pensée, alors que celle-ci est appelée à évoluer de leur vivant et continuer à se faire sans jamais être statique. Une saine méthodologie nous contraint à ne pas dévier notre sujet qui ne consiste pas à adhérer ni à contrer présentement, pas même de dialoguer avec nos contemporains. Pierre Rosanvallon et Édouard Glissant nous servent uniquement pour comparer, respectivement Condorcet et Firmin. Ceci établi, notre sujet portant sur la philosophie politique de l’éducation pouvant orienter une éducation à la citoyenneté en République, que ce soit chez Condorcet ou Firmin, ne s’enferme pas dans leurs uniques conceptions, mais plutôt celles-ci sont relativisées par d’autres comme celles de Rosanvallon et de Glissant. À la différence que la critique de Condorcet est toute moulée et mâchée par le travail de Rosanvallon, alors que c’est nous qui, en analysant le « Traité du Tout-monde » de Glissant, ferons naître une critique de Firmin. Ainsi, aurons-nous critiqué et déconstruit la philosophie politique de l’éducation de Condorcet et celle de Firmin. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 33 IIème Partie CONDORCET, Sa Philosophie politique de l’Éducation MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » II-1 34 L’influence politique et philosophique de Condorcet L’influence politique et philosophique de Condorcet peut s’expliquer au travers d’une part de son rationalisme politique traduit dans sa conception du citoyen comme acteur rationnel, d’autre part, de sa philosophie politique de l’éducation concrétisée dans sa doctrine de l’instruction publique. II-1-a Le rationalisme politique Le rationalisme politique de Condorcet se décline selon sa conception du citoyen, de la loi, et de la raison. En d’autre terme, il faut maintenant saisir en Condorcet l’identification du citoyen à un acteur rationnel. Le citoyen est sujet. Voici la base du rationalisme politique de Condorcet. Au lieu d’être un homme concret, historique et particulier, il est sujet d’une civilisation universelle. Le citoyen tient d’être sujet de manière originaire c’est-à-dire de droit naturel. « La nature n’a fait que des hommes et des citoyens. » 28 Nous analyserons plus tard les présupposés et les limites anthropologiques d’une telle conception de l’homme de la part de Condorcet. Cependant, il importe pour nous de bien la comprendre et de bien la situer dans l’ensemble de la pensée politique et philosophique de l’auteur. Oui, le citoyen est non seulement sujet comme être individuel, être pensant, siège de la connaissance, et titulaire de droit, mais également comme contenu de pensée puisqu’il réfléchit sur lui-même et sur son rôle devant tous. Le citoyen est un individu universel, donc abstrait. Ce n’est pas un individu particulier, ni concret. Comme sujet abstrait, sa volonté rejoint celle d’autres individus, sujets comme lui. Bien sûr, le peuple également est sujet, mais, c’est un sujet complexe et pluriel. Le peuple est constitué d’individu-citoyens qui sont aussi des sujets. La compréhension de toute la 28 Idem MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 35 philosophie politique de Condorcet exige de comprendre d’abord sa conception du citoyen. Ce qui s’articulera logiquement avec sa philosophie politique de l’éducation. Le corps politique nécessite des esprits, c’est-à-dire des sujets capables de réfléchir sur la nécessité de la loi. La loi en politique est secondaire par rapport à la loi de la nature. Ainsi, l’abstraction raisonnée ou la réflexion est un détour nécessaire au politique. Car cette capacité de raisonner, le citoyen la tient de la nature éclairée par l’instruction. La loi en politique n’est pas l’expression directe de la volonté d’un groupe, fût-il unanime ou constitué de représentants. Mais, faudra-t-il que les représentants soient d’abord des sujets formés pour, c’est-à-dire éduqués. Nous reviendrons ci-après sur les fondements du juridique c’est-à-dire de la loi en politique et, également, sur la tâche de l’éducateur politique comme formateur du citoyen éclairé et républicain. Mais, il importe d’abord de bien comprendre le rationalisme politique de Condorcet afin de bien comprendre par la suite la primauté d’une instruction qui soit publique pour générer des citoyens aptes à être des représentants du peuple dans sa complexité. C’est pour cela que Condorcet, dans le Plan de Constitution 29, appelle de ses vœux une citoyenneté instruite et réfléchie : tous doivent apprendre ce qui pourrait permettre à chacun de défendre son avis devant tous lors d’un vote et de dénoncer les risques de l’abus de pouvoir. Et dans cette apprentissage, afin que nul n’ignore ses droits pour ne pas continuer à s’exposer à être dans les chaînes, il faut être instruit des ses intérêts politiques, il faut que la science du gouvernement et de l’administration soit à la portée de tout le monde. C’est l’exercice réel des droits qui rendra manifeste la soumission de tous au seul souverain : la vérité. La vérité est le seul souverain des peuples, laquelle doit par conséquent exercer sa douce puissance sur tout l’univers. Nous éclaircirons cet aspect de la doctrine condorcétienne lorsque nous étudierons les fondements épistémologiques de sa philosophie. Ainsi, ce n’est pas un peuple qui aura brisé ses fers, mais bien les amis de la raison qui auront remporté une grande victoire universelle. C’est en cela avions-nous dit que le citoyen est sujet d’une civilisation universelle. Cet individu-citoyen, armé de sa capacité de vérifier et de contester toute loi et tout fait, exerce réellement ses droits et sa volonté propre et se Note : Ce « Plan de constitution » présenté à la Convention Nationale, les 15 & 16 février 1793, l'an II de la République fut imprimé par ordre de la Convention Nationale by CONDORCET, publié par la Librairie le Feu Follet, France in http://www.biblio.com/cart.php?add=1&bid=152438006, consulté le 19 juin 2009 29 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 36 fait une opinion. Ce concept du citoyen est pensé comme singularité et comme autonomie. Chacun doit se rendre indépendant des autres mais dépendant de sa seule raison, quelque soit son âge, sexe ou condition afin de pouvoir se saisir par lui-même en tant que sujet rationnel. Il en va de l’estime intellectuelle qu’on a de soi-même en tant que facteur de sa liberté et de sa dignité. Ainsi, disions-nous, comme ce dont on peut parler ou ce sur quoi il peut porter sa réflexion, le citoyen comme sujet est un contenu de pensée, en plus d’un être individuel et pensant. En conclusion, chez Condorcet ce n’est ni un citoyen, ni un petit nombre en tant qu’une partie du corps politique puisque l’un et l’autre sont sujets à l’erreur, ni le peuple, car trop complexe et pluriel, qui détient la souveraineté au sens de puissance et de force : mais plutôt la vérité. Cette théorie politique de Condorcet, prônant une souveraineté de la vérité, n’était-elle pas en prélude des diverses conceptions de la souveraineté qui se sont succédées avec l’alternance des régimes lors de l’avènement des premières Républiques en France après 1789 ? Nous voulons parler des tâtonnements de la souveraineté en tantôt : souveraineté du peuple, souveraineté de la raison, souveraineté de la nation. Lors de l’analyse critique de la philosophie politique de Condorcet, nous y reviendrons au moyen de l’analyse des péripéties de la démocratie en France par Pierre Rosanvallon dans « La démocratie inachevée » 30 . Se peut-il que sa proposition d’une souveraineté de la vérité relève du mouvement ascendant allant de l’expression de l’individu citoyen à la volonté générale, au moyen du droit de souveraineté? Justement, il prouva que l’instruction et le progrès des Lumières ouvrent juridiquement ou administrativement l’accès à la souveraineté.Toutefois, il est question présentement du rationalisme politique de Condorcet et de la place qu’il réserve au citoyen dans le corps politique. Cependant, comment passer de ce citoyen singulier à la totalité ou à la nation? La transition juridique s’impose. En effet, la nécessité de s’adresser à tous universellement impose la combinaison d’une machine juridique qui seule est capable de conjuguer la singularité du citoyen avec la totalité de la nation. D’abord, l’État ne doit se soucier que du citoyen pris comme point juridique. C’est déjà une approche qui tient compte de la volonté générale non pas comme une totalisation de volontés particulières. Mais, il s’agit d’une forme juridique 30 ROSANVALLON, Pierre, (2002), La Démocratie inachevée, Nrf Éditions Gallimard, France, 440 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 37 dont l’analyse s’efforce d’exprimer le point de vue d’un individu universel, celui d’un sujet abstrait dont la volonté pourrait être celle de tout autre : en un mot, le citoyen. Pour Condorcet, la République est un régime « régi par des lois » et la loi est un « acte de la volonté générale ». Comme nous le montrerons au paragraphe suivant, « la volonté générale » n’est pas une somme de volontés particulières. Elle est comme la volonté d’un sujet abstrait que tout autre doit trouver raisonnable. Elle est en gros une raison commune. C’est pourquoi le citoyen, qu’il soit paysan au autre, doit être instruit de ses intérêts ou de ce qu’il doit raisonnablement vouloir et se former un esprit critique. De plus, la théorie juridique de Condorcet est une théorie du social, dans le champ de la loi. Lorsque Condorcet emploie le terme de loi ou du juridique, c’est plus qu’une question de droit mais surtout d’administration. Il est question du développement des connaissances, d’un savoir au service du bien public ou du progrès des Lumières pour tous et de manière universelle qui ne peuvent être effectifs que dans sa forme juridique. « Songez que les lumières rendent les vertus faciles ; que l’amour du bien général, et même le courage de s’y dévouer est, pour ainsi dire, l’état habituel de l’homme éclairé. » 31 Pourquoi les vertus deviennent-elles faciles avec les Lumières et que l’amour du bien général soit un état habituel de l’homme éclairé? Parce que c’est naturel de droit. Les lois se courbent devant la loi naturelle. L’aspect épistémologique du juridique chez Condorcet sera analysé dans les lignes suivantes. Mais, nous nous attardons un peu sur la compréhension des lois dans le rationalisme politique de Condorcet. Pourquoi le juridique est d’abord administratif ? C’est parce que seul l’État peut au travers de l’instruction publique faire que l’universalité des connaissances soit générale et étendue et que le savoir et les travaux des hommes de génie soient étendus à l’espèce humaine. Le citoyen éclairé ou de génie pourra, juridiquement c’est-à-dire administrativement, faire également œuvre pour tous, et que tous soient formellement ou juridiquement égaux. Condorcet le dit mieux : CONDORCET, « Discours sur l’Académie Française » in Catherine Kintzler, (1984), Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, chap. II, « Il n’y a pas de raison pratique », Folio, essais, France, p.69. 31 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 38 « Une égalité entière entre les esprits est une chimère ; mais si l’instruction publique est générale, étendue ; si elle embrasse l’universalité des connaissances, alors cette inégalité est toute en faveur de l’espèce humaine qui profite des travaux des hommes de génie. » 32 Nous reviendrons, dans la troisième partie de la recherche, sur la notion d’espèce humaine en comparant Condorcet au philosophe haïtien Anténor Firmin dans la tentative critique de ce dernier contre le monogénisme et le polygénisme. Mais, présentement regardons ce qui dans cette formule résonne comme un écho des principes philosophiques hérités des Lumières, puisqu’il est question d’égalité et de publicité de l’instruction et des travaux des hommes de génie. Cependant, elle a une forte résonance juridique dans le système politique de Condorcet. Ces valeurs des Lumières que sont l’égalité et la liberté suivent les progrès qui sont soumises aux lois éternelles de la nature. Comme Condorcet le dit lui-même : « …Les progrès vers la liberté ont, dans chaque nation, suivi ceux des lumières avec cette constance qui annonce, entre deux faits, une liaison nécessaire fondée sur les lois éternelles de la nature. » 33 La nature reste la même et elle ne change pas. Ses lois sont éternelles. Nous progressons dans la connaissance des lois de la nature. Ce sont les connaissances que nous en avons qui progressent. Le progrès se définit par : la masse de vérités qui augmente. Nous progressons dans les Lumières. Les progrès vers la liberté et vers l’égalité suivent le progrès des Lumières. Comme les lois de la nature sont nécessaires, ainsi doit l’être l’administration de la cité. Il y a un déterminisme ou une relation de CONDORCET, « Conclusion », Cinquième Mémoire sur l’instruction publique » in Catherine Kintzler, (1984), Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, Folio, essais, France, p. 291. 33 CONDORCET, «Sur la nécessité de l’instruction publique » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.343. 32 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 39 causalité entre les lumières et l’avènement d’une société de libres et d’égaux qui ne soit pas chimérique. Le corps politique et même l’espèce humaine gagnent à ce que des citoyens soient éclairés, c’est-à-dire instruits. Ainsi seulement, les lois qui régissent le corps politique sont selon les lois de la nature. Peut-être pense-t-il corroborer cette thèse par le constat de la rareté des peuples ignorants au sein desquels les droits de l’homme soient respectés. Il faut alors renvoyer la forme juridique au développement des connaissances. Car, Condorcet atteste que les vertus, c’est-à-dire l’amour du bien général, et même le courage de s’y dévouer est, pour ainsi dire, l’état habituel de l’homme éclairé. Et ceci est de droit naturel. C’est la nature qui conçoit l’homme et le citoyen de la sorte. Il ajoute même que : « Dans l’homme ignorant, la justice n’est qu’une passion incompatible peut-être avec la douceur : dans l’homme instruit, elle n’est que l’humanité même, soumise aux lois de la raison » 34 Les lois de la raison sont naturelles, cependant, celle-ci est instruite et collective. La raison de Condorcet est une raison instruite et non la raison formelle de Emmanuel Kant. Le paysan éclairé de Condorcet, produit de l’Instruction publique, n’est pas l’homme vertueux à cause de la raison formelle. Ce sont les lumières qui rendent les vertus faciles à l’homme instruit ou éclairé. C’est différent de l’homme vertueux par le courage qu’il tire de sa morale pure et formelle. Une humanité soumise aux lois de la raison est augurée dans l’homme instruit. Ce dernier dit ce corps politique ou cette espèce humaine rationnelle et juste. Au contraire de l’homme ignorant qui obscurcit la justice par ses passions. Cependant, cette raison n’est pas absolue. Elle s’applique à des objets comme les droits de l’homme et l’organisation du scrutin. La procédure des élections doit être correcte et juste. Les droits de l’homme doivent être respectés. Ceci est selon la raison. Non pas une raison formelle, car Kant jugerait comme hétéronomie cette raison qui CONDORCET, « Discours sur l’Académie Française », in Catherine Kintzler, (1984), Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, chap. II, Il n’y a pas de raison pratique, Folio, essais, France, p.69. 34 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 40 s’applique à des objets et qui soit en vue de montrer, ou du moins qui reçoit son caractère rationnelle de l’application des objets. Ce n’est pas la nature formelle de la raison qui vaut mais c’est la nature absolue des objets, comme les droits de l’homme et le scrutin, qui dévoile la rationalité de leur caractère ou qui dévoile la raison, tout court. Il y a nécessité et obligation d’obéir dans les actions qui doivent suivre une règle commune et non à sa propre raison. C’est tout à fait opposé à l’idée d’autonomie de la raison chez Kant. En cela la raison n’est pas absolue. Elle est instruite de ce qu’est la règle commune : le droit ou l’organisation d’un scrutin juste par exemple. Cette raison est une raison collective. Condorcet met ainsi des garde-fous contre tout abus de pouvoir qu’il soit d’une majorité ou d’une minorité. Ce n’est pas de la volonté générale comme une somme ou une totalité qui domine. Mais c’est ce qui est raisonnable et juste qui exerce le pouvoir. « … je dis à la raison et non à la volonté ; car le pouvoir de la majorité sur la minorité ne s’étant pas jusqu’à violer le droit d’un seul individu : Il ne va point jusqu’à obliger la soumission, lorsqu’il contredit évidemment la raison./…/ une collection d’hommes peut et doit, aussi bien qu’un individu distinguer ce qu’elle veut, ce qu’elle trouve raisonnable et juste. » 35 Toutefois, la raison est populaire, car elle est politique. Il ne s’agit pas du Cogito cartésien. Catherine Kintzler le dit bien : « Mais là où le XVIIème siècle voit avant tout un problème de connaissance et propose des solutions souvent bornées au domaine individuel et à la psychologie d’un cogito, le XVIIIe siècle voit aussi et surtout une question politique dont l’enjeu est le rétablissement du droit naturel : rendre la raison à la rectitude de son usage, c’est rendre l’homme à sa souveraineté. Rendre la raison populaire, c’est rendre au peuple son dû. » 36 Idem, p. 62 KINTZLER, Catherine, (1984), Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, chap. II, Il n’y a pas de raison pratique, Folio, essais, France, p.37. 35 36 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 41 Il s’agit de faire place nette à la raison politique c’est-à-dire restaurer la raison dans la pureté de son usage originaire et naturel. L’homme est doué d’un cogito, pourtant, il est partout dans les fers. C’est parce que la politique n’est pas suffisamment touchée par la rationalité ou que la raison reste individuelle et psychologique sans devenir populaire. Il est question de rendre à la raison la rectitude de son usage, ainsi la rendre populaire. Lorsque l’homme reprend sa souveraineté ou son pouvoir d’usage de sa raison, la collectivité en bénéficie. C’est comme rendre au peuple son dû. Car, selon Condorcet, c’est même toute l’espèce humaine qui bénéficie des travaux des hommes de génie. C’est la collectivité d’hommes qui peut et doit distinguer ce qui est raisonnable et juste. Ceci lorsque juridiquement, ou administrativement, même le paysan deviendra instruit. Du fait que Condorcet n’est pas partisan d’une oligarchie éclairée, il n’est jamais question pour lui de former les assemblées par une quelconque sélection d’élites : il faut donc donner aux lumières une extension maximale et que chacun en reçoive sa part. C’est à cette exigence de droit et de légitimité que répond le concept d’instruction publique. Un peuple républicain ne sera vraiment libre et souverain que si la raison savante devient populaire. Le rationalisme politique de Condorcet, en identifiant le citoyen à un acteur rationnel, et ceci légalement, est entièrement articulé à sa conception de l’instruction publique et à sa philosophie axée sur le concept de vérité. II-1-b L’influence philosophique : Garantir la vérité contre l’erreur du nombre La philosophie de l’éducation de Condorcet n’est pas sans lien avec la philosophie des Lumières. De prime abord, l’épistémologie est au service de la politique, d’où l’idée chez Condorcet d’une épistémologie juridique. La souveraineté de la vérité est fondée sur une épistémologie de vrai. En proclamant que le seul souverain est la vérité, Condorcet établit un lien entre l’épistémologique et le juridico-politique; à savoir : comment mettre ses savoirs au service du bien public? Il y a une cohérence entre le fait que l’instruction publique soit un instrument de la République et la nécessité pour tous de connaître la vérité. L’instruction publique avec Condorcet devient une théorie philosophique. Il en va MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 42 de la soumission de la République à la raison et précisément, avec Condorcet, de la soumettre à la vérité. De plus, le régime de la chose publique ou le régime républicain pose comme nécessité originaire une instruction publique fondée philosophiquement, et pas uniquement historique, mais sur une genèse de droit naturel. Il est comme naturel d’être citoyen instruit. C’est un dû qu’il faut rendre au peuple en instruisant ses citoyens. Ainsi seulement l’égalité entre les esprits ou entre les citoyens ne sera pas « une chimère » 37. Tout ceci, si et seulement si la raison devient populaire. Comme nous l’avons cité cidevant, la justice dans l’homme instruit c’est l’humanité soumise aux lois de la raison, alors qu’elle n’est qu’une passion dans l’homme ignorant. Et voici, de ce fait, la rencontre, tout à fait adéquate de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet, axée sur l’instruction publique, avec la philosophie des Lumières. Condorcet arrive à penser l’instruction comme une nécessité contenue dans l’affirmation de l’égalité et des droits naturels en général. Ensuite, l’école devient également l’organe de la liberté et l’ordre politique ne peut être légitimé en dehors de la question du vrai et du faux. Toute réflexion politique doit être subordonnée à une réflexion sur la connaissance. Avec Condorcet, comme le disent Catherine Kintzler et Charles Coutel : « l’école ne peut plus être pensée comme un outil d’adaptation sociale : elle est un organe de la liberté.» 38 Autrement dit, une société sans école, ou dans laquelle l’école n’est pas pensée comme un organe de la liberté, est certainement exposée à l’aliénation, le politique y étant nécessairement soit érigé en principe absolu d’autorité, soit subordonné à la réalité sociale. Rien ne fait mieux résonance de la philosophie des Lumières que cette remise en question de l’autorité absolutiste ou despotique et cet éloge de la liberté. Cependant cette liberté est articulée à la conquête de soi, ou de son autonomie, c’est-à-dire à l’appropriation de sa raison : Apprendre à se servir de sa propre raison contre l’erreur. Dit autrement c’est une articulation de la liberté à la vérité. C’est encore la vérité qui revient comme fondement de cette liberté. 37 38 CONDORCET, Ibidem, p 291. KINTZLER Catherine et COUTEL Charles, Idem, p. 20. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 43 La liberté n’est pas garantie sous le règne de l’erreur, surtout l’erreur du grand nombre. Le philosophe est doublé du mathématicien c’est-à-dire que les deux s’unifient chez Condorcet. C’est que d’une part la question du vrai est la seule à fournir la clef d’une pensée libre de l’autorité légitime. L’homme devient citoyen en se déprenant de l’erreur, toujours possible et toujours imminente. Le spectre de l’erreur hante la doctrine de Condorcet. Chercher à conquérir son autonomie c’est chercher en soi-même la seule forme d’autorité qui empêche d’être dépendant des autres. Cette autonomie se rencontre dans la découverte des vérités, ou plus exactement dans l’expérience de triompher de l’erreur. Quand les Lumières progressent, l’erreur recule. Chaque esprit humain découvrant la vérité implique l’humanité et a une incidence sur le progrès des nations. Comme le dit Condorcet : « Les progrès de l’esprit humain ne seraient plus ceux de l’esprit de quelques hommes, mais ceux des nations elles-mêmes. » 39 L’erreur s’appuie sur l’intérêt et sur le nombre. Quelques hommes de même opinion ne justifient pas qu’ils soient dans la vérité. De même, une nation ou des nations ne peuvent pas se laisser duper par quelques fourbes. Car dit-il : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets, et la victime de leurs intérêts personnels. » 40 Par contre, une société savante a la science pour objet. C’est dans le même sens que les Lumières clament le triomphe de la science que Condorcet exige de chercher des faits exacts, de rassembler des expériences précises, et de ne pas examiner les détails et le succès de la pratique, toujours trop liés avec l’intérêt, toujours gênés dans des procédés par la nécessité de joindre le profit à la connaissance de la vérité. Ainsi promeut-il l’existence des Académies de recherche sur toutes les branches des connaissances humaines et dans tous les pays, s’étendant non seulement aux connaissances littéraires mais mêmes aux connaissances agricoles. Il en va du maintient du rapport entre la liberté CONDORCET, «Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.325. 40 Idem, p. 344. 39 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 44 et l’égalité au niveau des lumières des hommes les plus éclairés, dans le même pays, et à la même époque. Nous expliquerons plus tard ce souci pastoral des citoyens lorsque nous parlerons des buts de l’instruction en rapport à la tâche de l’éducateur politique. Toute la société, donc, doit bénéficier des lumières brillant chez le citoyen éclairé. « Plus vous voulez que les hommes exercent eux-mêmes une portion plus étendue de leurs droits, plus vous voulez, pour éloigner tout empire du petit nombre, qu’une masse plus grande de citoyens puisse remplir un plus grand nombre de fonctions, plus aussi vous devez chercher à étendre l’instruction. » 41 Le nombre par rapport à la vérité bénéfice d’un traitement épistémologique important chez Condorcet. La lumière de la raison doit être jointe au calcul des probabilités pour contrer le hasard et diminuer la probabilité d’erreur. C’est dans sa doctrine du suffrage que cet équilibre entre le nombre et la vérité a été le plus marqué. Le citoyen est un « homo suffragens ». L’homme de vote, doit rester ou devenir un homme de Lumières, puisque les assemblées populaires ne prennent de décisions légitimes que celles qui sont conformes à la vérité. Il est instruit de ses droits, de ses devoirs et de ses intérêts. Par souci du triomphe de la vérité dans les décisions des urnes, Condorcet, en bon mathématicien, a examiné tous les paradoxes et risques d’erreur inhérents au vote et a élaboré une solution par le calcul des probabilités. Nous ne traiterons pas de la complexité des calculs mathématiques conçus par Condorcet dans cette présente recherche, sinon de mentionner combien la vérité fut primordiale dans sa philosophie politique. Passionné de la vérité comme garantie de la liberté et de l’égalité entre les citoyens, puis du progrès de la connaissance, la philosophie politique de Condorcet et mieux, son épistémologie juridique furent conformes à la philosophie des Lumières. Sa doctrine de l’instruction publique a été conforme à cette philosophie au point que la formation du citoyen éclairé et républicain a pu relever d’une véritable tâche d’éducateur politique. 41 Idem, p 348. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » II-1-c 45 La tâche de l’éducateur politique : la formation de citoyen éclairé et républicain Plutôt en faveur de l’instruction publique que d’une éducation nationale, la formation du citoyen chez Condorcet n’en dévoile pas moins une tâche à part entière d’éducateur politique. D’abord en homme de Lumières il conçoit que c’est l’idée de nation qui aura ternie celle d’éducation, au point de suggérer la préférence pour une instruction qui soit publique. En effet, l’enracinement n’a pas été une priorité pour Condorcet tellement fut forte sa propension à l’universel. C’est ce don témoignent sa conception de l’instruction publique, de la nation et d’une pastorale éducative. Bien sûr que lorsque Condorcet parle de l’instruction, dans sa théorie de l’instruction publique, il s’agit d’abord d’éducation au sens étymologique de nourrir. Enseigner c’est d’abord nourrir ou garnir l’esprit de connaissances. Ce qui va manquer à ce premier sens étymologique du mot éduquer, le fait de faire sortir un enfant de luimême pour le révéler à lui-même ou de lui rendre à lui-même par l’accès à la connaissance, c’est-à-dire, élever l’enfant : Condorcet le retrouve de manière plénière au travers de l’instruction publique. C’est la publicité ou le cachet juridique ou administratif de l’instruction qui en fait une éducation à par entière. Car, l’instruction au sens de nourrir ou de remplir un vide diffère de l’éducation qui, par contre, signifie élever l’individu à sa pleine stature en qualité d’homme ou construire en lui l’humanité. Pour Condorcet, lorsque l’instruction devient publique où l’État prend la responsabilité de construire le citoyen, il s’agit de l’éducation à part entière. Il en va de la définition de la République comme régime respectueux des droits de l’homme, qui doit exercer une influence sur la définition de l’école publique. Condorcet, veut de toute sa force une citoyenneté instruite et réfléchie. Le citoyen ingèrera des connaissances mais, il sera capable d’utiliser sa raison pour être critique. Tel est l’objectif spécifique de l’instruction publique. Kintzler et Coutel ont repris pour Condorcet cette idée de Lakanal : MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 46 « l’École républicaine aidera le futur citoyen à former cet esprit critique dont la République a tant besoin pour « soumettre la démocratie à la raison » comme le dit Lakanal en 1794. » 42 D’où toute l’interaction de l’épistémologique dans l’instruction publique avec la didactique, le juridico-politique et l’éthico-humaniste. C’est-à-dire que de manière respective, la question épistémologique « Quels savoirs enseigner ? » rime avec celle du « Comment présenter ces savoirs pour qu’ils instruisent réellement ? », avec celle du « Comment mettre ces savoirs au service du bien public ?» et finalement, avec celle « De quoi ces savoirs me délivrent-ils ? » Il est bien question d’éducation intellectuelle, politique et morale. Condorcet, entre 1791 et 1793, s’était efforcé non de séparer l’instruction et l’éducation mais plutôt de les articuler philosophiquement. Par exemple, en termes de programme, tous les principes du républicanisme de Condorcet et les principes théoriques de l’instruction publique s’appliquent dans la didactique de la citoyenneté. Car il s’agit en vérité, en tout et pour tout d’éduquer le citoyen. Au moment de la Révolution en France, entre 1788 et 1791, et sous la mouvance des Lumières comme le disent Kintzler et Coutel : « L’instruction publique devient un programme proprement philosophique ; elle est pensée comme une nécessité contenue dans l’affirmation de l’égalité et des droits naturels en général. » 43 Ainsi de manière historico-philosophique, nous pouvons définir la République comme l’institutrice du peuple. L’éducation est bien une manière pour tout individu, par son savoir, d’échapper à l’autorité politique. Il ne s’agit pas de former des guerriers, ou des hommes forts pour défendre la République à l’image de la formation des hôplites par les Spartiates, mais de préférence de former des citoyens instruits et éclairés, sous le modèle grec, capable de partager leurs savoirs, de se mettre au service de la cité. Ainsi la République instruit le peuple entier malgré la multiplicité et la complexité de ce dernier, selon Condorcet. Les plus instruits font participer les moins instruits de leurs savoirs et 42 43 KINTZLER Catherine et COUTEL Charles, Ibidem, note de bas de page, page 10. ibidem, p. 15. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 47 sont à même d’en être de dignes représentants. N’est-ce pas là, en instruisant le citoyen, une tâche d’éducation politique que la République assigne à l’école? II-1-d L’éducateur politique selon Condorcet au regard de « la tâche de l’Éducateur politique » selon Paul Ricoeur Selon Ricoeur, à l’éducateur politique, disions-nous, sont assignées trois tâches. D’abord, du fait que l’expérience historique humaine appartient à la civilisation mondiale ou la collectivité humaine, l’éducateur politique devra préparer le citoyen à la responsabilité collective. Cette première tâche est également assignée à l’éducateur par Condorcet. Le citoyen comme élément constituant du corps politique réapproprie l’usage personnel de sa raison, mais combat l’individualisme en s’incorporant à une communauté dont l’idée est préformée, pensée comme mythe et comme transcendance. Lorsque Condorcet prépara les cinq mémoires sur l’instruction publique il se pencha sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales. Il jugea que le progrès de l’esprit humain entraîne inextricablement celui des nations. « Les progrès de l’esprit humain ne seraient plus ceux de l’esprit de quelques hommes, mais ceux des nations elles-mêmes. » 44 Si dans la logique des Lumières il faut insister sur le renforcement de la subjectivité par l’instruction publique, il n’en demeure pas moins que la visée et la finalité de cette entreprise soient le progrès universel. Dans le même document traitant de la nécessité de l’instruction publique, il revendiqua que c’est fondé de droit naturel au point que les progrès dans toutes les nations suivent ceux des lumières selon une liaison nécessaire fondée sur les lois éternelles de la nature. Donc, la tâche de l’éducateur revient à former un citoyen appelé politiquement à assumer une responsabilité universelle face au progrès. Y aura-t-il une pareille adéquation entre la philosophie de l’éducation de Condorcet et la deuxième tâche que conçoit Ricoeur pour l’éducateur politique ? On sait que, selon Ricoeur, la deuxième tâche concerne la responsabilité morale du citoyen. C'est-à-dire que l’éducateur politique est chargé de former le citoyen à faire l’équilibre entre la morale de conviction, sur le plan éthico-politique, et à la morale de CONDORCET, «Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.325. 44 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 48 décision, sur le plan des prises de décisions et de l’exercice du pouvoir. Comment Condorcet gère-t-il cette mise en tension ou cet arbitrage entre l’exercice du pouvoir et la moralité? Ricoeur ne dit pas qu’il faille séparer la morale de la politique. Mais, il ne faut pas que le décideur ou celui qui soit investi de la force du pouvoir ignore ou occulte le devoir moral et réciproquement. Autant que les fonctions soient réparties ou distribuées à des citoyens formés à cette conscience du nécessaire équilibre. C’est là où le bas semble blesser chez Condorcet. Il y a le risque de penser que sa conception de la Représentation trahit cet équilibre. Car, dit-il : «Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits». 45 C’est comme-ci la légitimité de l’exercice du pouvoir vient de l’instruction du citoyen. Alors, les conventions populaires délèguent des citoyens instruits à l’exercice du pouvoir. Déjà, Condorcet pose la condition que le peuple soit déjà éclairé ou instruit. Bien sûr que l’épistémologie juridique de Condorcet prévoit l’articulation avec l’éthicohumaniste : « de quoi ces savoirs me délivrent-ils ? » Il y a donc, de la part de Condorcet, la conscience d’une tension entre la morale de conviction et la morale de décision. Le citoyen éclairé est supposément critique et juste, lorsque l’instruction publique l’investit de cette possibilité. Au point qu’il faut que le peuple entier soit instruit et éclairé pour pouvoir faire face aux funestes effets du pouvoir. Il le dit par l’ « Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » dans les Cinq mémoires sur l’instruction publique. « Si, à mesure que les classes supérieures s’éclaireront, les autres restent dans l’ignorance et la stupidité, il en résultera un partage dans chaque nation ; il y existera un peuple maître et un peuple esclave, et par conséquent une véritable aristocratie dont la sagesse des lois ne peut ni prévenir le danger, ni arrêter les funestes effets. » 46 Donc, il y a un rôle de contrôle du pouvoir auquel le citoyen est appelé. Les représentants ne peuvent en aucun cas être arbitraires, totalitaires et absolutistes quand le CONDORCET, «Sur la nécessité de l’instruction publique » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.344. 46 Ibidem, p 328. 45 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 49 peuple est instruit de ses intérêts par l’instruction publique. Nous pouvons affirmer qu’en cela la morale de décision est à la charge des Représentants formés par les élites instruites et les classes supérieures. Il y a un rôle critique et de contrôle qui est dévolu au citoyen, donc une morale de conviction. Et ce rôle lui revient naturellement, une fois que l’instruction publique l’arme pour bien le remplir. Dans le « Discours à l’Assemblée nationale au nom de l’Académie des sciences le 12 juin 1790 », Condorcet le laisse entendre. « …la loi de la nature, qui a voulu que l’homme fût éclairé pour qu’il puisse être juste, et libre pour qu’il puisse être heureux. » 47 Comme l’a conçu l’éthique chez Aristote, le bien vivre ou être heureux implique une société juste. Or, pour Condorcet cette moralité est à la charge du citoyen instruit ou du peuple éclairé. Il n’y a pas, pour lui, de disjonction entre la logique et la morale, pour laquelle le vrai ne saurait être injuste. Au contraire, l’équivalence est à établir entre le méchant et l’ignorant. Le méchant est un ignorant, l’ignorant est un méchant. La raison est en elle-même libératrice par les connaissances qu’elle construit et ses commandements ne peuvent être nuisibles. Finalement, chez Condorcet, aussi bien que chez Ricoeur, l’éducation politique doit assumer la tension ou l’équilibre entre la morale de conviction et la morale de décision, avec la nuance pour Condorcet que cette tâche revient à l’instruction publique ou à la République comme institutrice du peuple. Qu’en est-il, chez Condorcet, de la troisième tâche de l’éducateur politique dont parle Ricoeur? La troisième tâche de l’éducateur politique, pour Ricoeur, réside au niveau des valeurs, des images et des symboles, où l’éducateur politique doit former à l’arbitrage entre l’universalisme et le particularisme. L’enjeu est celui d’un enracinement ou d’un détachement à la nature. En effet, Condorcet s’oppose à la Nation comme idée politique qui s’incarne, s’actualise et s’effectue par ces incorporations. La conséquence immédiate d’une telle conception de la nation est que l’homme devient citoyen en s’incorporant à une communauté dont l’idée est préformée, pensée comme mythe et comme transcendance. Il ne faut pas s’enraciner dans une communauté particulière si on se réclame instruit d’une science et d’un savoir universel. On comprend que Condorcet CONDORCET, «Discours à l’Assemblée nationale au nom de l’Académie des sciences le 12 juin 1790 » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.329. 47 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 50 écarte l’idée d’éducation nationale au profit de celle d’instruction publique. C’est l’État ou la République qui doit l’instruction au peuple pour en faire des citoyens plutôt que ces derniers qui aient une dette envers la nation. Car cette dernière est un principe politique engageant un modèle finalisé. Alors que le citoyen instruit a accès au savoir universel par l’appropriation de sa raison, selon les objectifs de Lumières. Et cet accès à l’usage de la raison ou au savoir universel, par l’instruction publique, la République le doit au peuple, pour en faire des citoyens en vertu de l’éternelle loi naturelle. Ainsi, l’école n’est pas là pour river un homme à sa réalité empirique, à son origine, à la religion de ses parents, elle n’a pas non plus à inculquer l’amour des lois. Comme le disent Kintzler et Coutel : « Faire de la fraternité un principe premier, un a priori et devoir, au lieu d’y voir le résultat de l’égalité des droits, c’est sommer chacun, non pas d’être luimême, mais de s’identifier à une collectivité qui lui préexiste. » 48 Les valeurs, les images et les symboles de sa communauté d’appartenance sont relégués en arrière plan, au profit de la civilisation universelle. L’éducateur politique n’a pas pour tâche, chez Condorcet au contraire de la vision de Ricoeur, de garantir l’équilibre entre l’universel et le particulier. Par contre, par l’instruction, l’homme devient citoyen en se réappropriant l’usage personnel de sa raison. Raison et citoyenneté qu’il tient de droit naturel. Cependant la citoyenneté chez Condorcet n’est pas une citoyenneté d’appartenance ou d’enracinement, mais plutôt de détachement et d’ouverture. Il est bien question du détachement de sa communauté d’appartenance, mais d’enracinement en l’humanité universelle. La métamorphose de l’homme en citoyen n’est nullement fondée sur l’oubli de soi ou l’abnégation. Par l’acte de comprendre, quoiqu’il soit difficile, on ne s’y perd pas mais on s’y recouvre. Donc, l’éducateur politique doit viser à une réappropriation de ce qui en l’homme lui fait recouvrir universellement son humanité. Le particulier, le national, le KINTZLER Catherine et COUTEL Charles, Présentation, in Condorcet, (1994), Cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.38. 48 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 51 culturel ne relèvent pas de l’éducation du citoyen. Qui plus est, s’il doit agir d’une éducation nationale, Condorcet la récuse au profit d’une instruction publique. En définitive, on retrouvait dans la théorie de l’instruction publique de Condorcet les deux premières tâches de l’Éducateur politique telles que définies par Paul Ricoeur – c’est-à-dire : la préparation du citoyen à la responsabilité collective de par son appartenance à la civilisation mondiale, puis, la mise en tension ou l’équilibre entre la responsabilité morale de critiquer ou de contrôler le pouvoir et l’exercice même du pouvoir. Quant à la troisième tâche de l’éducateur politique Condorcet, dans le strict esprit des Lumières, la comprend sans nuance ni équivoque comme une réappropriation par l’homme de son humanité, par ouverture à la civilisation universelle au détriment des valeurs, images et symboles particuliers. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » II-2 52 Les limites de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet Les limites d’une telle philosophie politique de l’éducation seront mises en lumière à partir de l’analyse des présupposés historiques et anthropologiques, puis philosophiques, tels que le dévoilent la tension démocratique chez Condorcet. L’avènement de cet individu-citoyen, à partir de l’instruction publique fondée épistémologiquement sur le constat et le règne des droits de la nature, ne créera-t-il pas une tension démocratique, dans la République, au niveau de la Représentation et du droit universelle au suffrage? Nous devons explorer les présupposés historiques, anthropologiques et philosophiques de cette tension stigmatisant le rationalisme politique de Condorcet. II-2-a Contexte historique C’est en traçant les forces et les faiblesses de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet sur le plan historique qu’on pourra juger de la tâche de l’éducateur politique dans la République. D’abord, la France de 1789 visait-elle la démocratie directe? La chose publique nécessitait-elle que la souveraineté soit remise entre les mains du peuple? C’est cette fracture, ou le risque de confusion, peut-être même de confrontation entre la République et la Démocratie qui permettra de saisir les forces et les faiblesses de la philosophie de Condorcet. En effet, la France de 1789 nourrissait une certitude ou une évidence pratique : la quête de l’invention des formes politiques propres à rompre avec l’ordre absolutiste. Ainsi, nul à l’époque n’a songé à instaurer un régime de démocratie directe. Faudra-t-il réunir la nation française individuellement pour exercer ses droits ou faudra-til qu’elle soit représentée? C’est le dilemme entre faire face à un despotisme populaire ou admettre l’évidence d’une souveraineté nationale qui ne soit pas absolutiste pourtant. C’est le gouvernement représentatif admis par la Constitution de 1791 qui se chargea de MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 53 résoudre cette tension. Condorcet, s’inscrit largement dans cette ligne admettant l’évidence de la représentation. La représentation est tour à tour considérée comme un substitut de la démocratie directe ou une alternative à celle-ci. Ces deux approches trouvèrent la faveur des constituants. Ainsi admirent-ils que le nouveau régime réalise une certaine combinaison d’aristocratie et de démocratie. Condorcet est déjà bien ouvert et avancé contre l’aristocratie lorsqu’il admit l’unique souveraineté de la vérité, dans cette France moderne entièrement vouée à l’idée cartésienne que la raison soit la chose du monde la mieux partagée. Son rationalisme politique est parfaitement cohérent à l’esprit des Lumières. Cependant, il admit que l’homme est raisonnable mais partout il est dans les fers. C’est pour cela que sa doctrine de la représentation et de la citoyenneté garantie par une instruction publique fut une avancée puisque non franchement aristocratique. Même si, comme nous le démontrerons ci-après, que le droit au suffrage universel au simplement élargi ne fut pas sa première préoccupation. Du moins, nous pouvons admettre que le spectre du despotisme populaire effraya également Condorcet que ses contemporains. Nombreux furent ceux, à l’époque de Condorcet, qui réprouvèrent le mot de démocratie. Pierre Rosanvallon, dans le même esprit que son article publié dans le premier numéro de la revue La Pensée Politique sur « l’histoire du mot démocratie à l’époque moderne » 49 , rapporte une réflexion de Brissot : « Le mot démocratie est un épouvantail dont les fripons se servent pour tromper les ignorants.» 50 Le dédain de Condorcet pour l’ignorance le place ipso facto dans le camp de ceux qui contestent l’usage du mot démocratie. En plus que sa conception du peuple n’est pas uniforme ni unidimensionnelle. Alors que la souveraineté du peuple oscille entre : - la conception, en 1789, d’une représentation extraordinaire nommée Convention ou pouvoir constituant pour balancer le pouvoir constitué de la représentation ordinaire ou Assemblée nationale, ou bien - la conception, en 1791, d’une démocratie de sanction ou de ratification quasi référendaire, mais à distance d’un régime représentatif classique et de la démocratie pure; Condorcet innova par son discours du 9 août 1792. 49 50 ROSANVALLON, Pierre, (1993), La Pensée politique, #1. ROSANVALLON, Pierre, (2002). La Démocratie inachevée. France. Nrf Éditions Gallimard, p 25. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 54 « …on ne doit pas s’étonner de voir les citoyens n’attendre leur salut que d’eux-mêmes, et chercher une dernière ressource dans l’exercice de la souveraineté inaliénable du peuple; droit qu’il tient de la nature. » 51 La souveraineté du peuple est ainsi considérée comme originaire et permanente, par Condorcet. Elle est inaliénable et est originaire car le peuple la tient de nature. Pas plus tard que le 13 août 1792, Condorcet enfonce le clou en disant que pour sauver la France, l’Assemblée nationale n’avait vu qu’un seul moyen, c’était de recourir à la volonté suprême du peuple, et de l’inciter à exercer immédiatement ce droit inaliénable de souveraineté que la constitution avait reconnu et qu’elle n’avait pu soumettre à aucune restriction. L’intérêt public exigeait que le peuple manifestât sa volonté par le vœu d’une convention nationale. Cette Convention devait d’ailleurs affirmer dans son Décret du 21 septembre 1792 qu’ « il ne peut y voir de constitution que celle qui est acceptée par le peuple. » L’objectif de Condorcet était de donner à la démocratie tout ce qu’elle pouvait avoir d’influence chez un peuple immense par forme représentative. C’est-à-dire qu’il voulait concevoir une forme de gouvernement représentatif qui ne conduise pas à limiter ou à restreindre la souveraineté du peuple. Car la notion de peuple et ses prérogatives font problème à Condorcet. La solution de Condorcet sur la représentativité sera originale. Le peuple étant démultiplié ou multiple, comment combiner les parties de la constitution de manière que la nécessité de l’obéissance aux lois, de la soumission des volontés individuelles à la volonté générale, laisse subsister dans toute leur étendue, et la souveraineté du peuple, et l’égalité entre les citoyens, et l’exercice de la liberté naturelle? Il propose la démultiplication de la souveraineté du peuple, le peuple réel étant toujours, double ou triple dans ses expressions. Car, il souhaite sincèrement contrebalancer le gouvernement représentatif par la souveraineté du peuple, l’égalité entre les citoyens et la liberté naturelle. La démultiplication de la souveraineté du peuple se décline dans le temps et dans l’espace. En complexifiant la représentativité du peuple il entend donner un rôle accru à l’intervention politique du peuple. En des temps politiques diversifiés, pour réviser les textes constitutionnels, la Convention ou pouvoir constituant doit être mobilisé. CONDORCET, « Instruction sur l’exercice du droit de souveraineté (9 août 1792) », in, ROSANVALLON, Pierre, (2002). La Démocratie inachevée. France. Nrf Éditions Gallimard, p. 53. 51 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 55 C’est la souveraineté de contrôle. Alors que la souveraineté déléguée au pouvoir législatif demeure et il est représentatif du peuple. Avec Condorcet, la Représentation est sauvée, mais également, le pouvoir permanent de contrôle par le peuple est également sauvé au travers des conventions. Donc, effectivement Condorcet ne fut pas aristocratique, car il inclut dans son système politique la division des pouvoirs, tenant compte qu’un peuple complexe ne peut pas être représenté par une seule de ses manifestations. En ce sens Condorcet ménagea la chèvre et le chou. Les idées propres au libéralisme des Lumières, comme la liberté, l’égalité, primat de la raison et de l’idée de la nation sont prises en compte, mais également les prérogatives du peuple à l’exercice d’un pourvoir direct ne sont pas laissées de côté. Dans un discours le 15 février 1793 Condorcet propose la Constitution comme base de la démocratie représentative pour dépasser l’action révolutionnaire d’un peuple instituant et pour dépasser les abus d’un institué représentatif. « Il faut que la constitution nouvelle convienne à un peuple chez qui un mouvement révolutionnaire s’achève, et que cependant elle soit bonne aussi pour un peuple paisible ». Robespierre ne pourrait en aucun cas admettre une telle appréciation de la Révolution, ni l’idée de ce peuple double. Entre un peuple qui manifeste sa volonté par la convention, même si la constitution exige de recourir à sa volonté suprême, et un peuple exerçant directement le pouvoir, l’écart est grand. Un peuple qui n’est pas identifiée à sa constitution n’est pas un peuple actif, son pouvoir est légué à ses représentants. De plus, l’idée du peuple pour les Montagnards est une totalité agissante dans un état fusionnel. Cette idée du peuple des Montagnards ne peut pas cadrer avec celle de Condorcet qui parait spéculative et organisée. Telles sont les présupposés historiques sur lesquelles se fonde le rationalisme politique de Condorcet, avec les conséquences théoriques que voici. D’abord, on ne sent pas réellement chez Condorcet l’égalité effective des volontés. C’est, ensuite, la conception de la loi sous le modèle unique des lois éternelles de la nature qui pousse à l’avènement de l’individu-citoyen, sans pour autant prendre pour absolu un élargissement du droit de vote. Il en résulte une tension dans le rationalisme politique de Condorcet entre la démocratie comme pouvoir ou force effective entre les mains du peuple et la République comme gestion de la chose publique. D’ailleurs, l’accès à la connaissance est tellement important dans la philosophie politique de Condorcet que c’est le fondement MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 56 épistémologique qui dirige tout son système. Nous démontrerons dans les lignes suivantes que l’ignorant n’a plus de place chez Condorcet pour être citoyen, et que sa conception de la représentativité n’est pas allée jusqu’au bout d’un combat pour la souveraineté du peuple. La boucle est tout simplement bouclée sur la nécessité d’une instruction publique comme devoir de l’État envers son peuple. Sa conception de la loi calquée sur les lois éternelles de la nature contrarie l’exercice effectif du droit au suffrage. À quoi sert un vote qui ne soit pas décisionnel et qui n’apporte rien de nouveau en politique, sinon comme processus d’acquiescement et pour reconnaître un ordre légal, ou naturel, déjà existant? Ne nécessite-t-il pas que de temps en temps le législateur soit légifacteur et fasse réellement des lois pour la gestion dans la cité. Il n’est pas clair que face à notre problématique de la citoyenneté entre identité et appartenance que Condorcet, malgré son exigence d’acquisition des connaissances et d’apprentissage, ne soit pas encore dans un enfermement ou une dissolution dans la nature comme chose ordonnée et légale. Le rationalisme politique, tout en niant l’âme de la nation et la créativité législative, même en visant une quête d’humanité universelle sous le modèle des Lumières, a carrément occulté l’appartenance du citoyen sans pour autant ériger l’identité ouverte de cet individu-citoyen. Il s’est contenté d’en faire un acteur rationnel, comme un genre de type ou schème dans lequel d’autres individus rationnels peuvent se reconnaître. Pierre Rosanvallon, dans le sacre du citoyen, propose une définition du citoyen condorcétien tout en exposant son rôle dans le système. « Les propositions de Condorcet sur l’instruction publique couronnent sa tentative de penser globalement les conditions de régulation de la tension démocratique par l’identification du citoyen à un acteur rationnel.» 52 ROSANVALLON Pierre, (1996), Le sacre du citoyen, histoire du suffrage universel en France, Chapitre III, le nombre et la raison, éditions NRF Gallimard, France, idem, p.174. 52 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 57 C’est en effet l’instruction publique qui régule la tension démocratique entre nombre et raison c’est-à-dire la vérité, mais également qui forme un citoyen comme acteur rationnel, autrement dit le citoyen électeur ou citoyen actif. Justement, relativement au droit au suffrage, comment Condorcet articule-t-il l’avènement de l’individu-citoyen et le droit au suffrage? Il semble que c’est l’avènement de l’individu-citoyen qui prime. Il est instruit, il a droit au suffrage, il sera représentant. Le citoyen témoigne de la volonté générale en éclairant ce qui doit être raisonnablement admis par tous. Mais, cette volonté générale, n’est pas la somme des volontés ni d’une volonté arbitraire d’un plus grand nombre. C’est toute la conception du pouvoir législatif et de la représentation chez Condorcet qui s’articule à cette conception de l’individucitoyen. Politiquement parlant, la question de l’universalité du droit de vote est secondaire pour Condorcet d’une part. Mais, d’autre part, nous verrons, dans l’analyse critique des fondements épistémologiques relativement à la reconnaissance chez Condorcet d’un ordre naturel déjà existant, pourquoi le droit de suffrage du grand nombre reste secondaire. Une dernière limite et non la moindre, sur le plan politique, est sa conception de citoyenneté sous l’angle de la représentativité. En effet, lorsqu’on sait que Paul Ricoeur distingue la civilisation des civilisations et reconnaît le capital civilisationnel au travers des biens disponibles produits par les citoyens au niveau de la civilisation universelle, nous devons donner le bénéfice de ce pas décisif à Condorcet vers l’universalité dans sa conception du citoyen. C’est, dans l’avènement du citoyen, une invention libératrice émancipant les individus des toutes sujétions des communautés particulières. La représentativité alors, tient-elle compte des exigences d’universalité? René Rémond, président de la fondation nationale des Sciences politiques et académicien, a défini le peuple presque de manière analogue à la conception de la civilisation par Ricoeur. Dans une recherche collective intitulée « le croisement des savoirs » 53 il réagit à un mémoire collectif sur la citoyenneté : « Citoyenneté, Représentation, Grande Pauvreté ». Il parle ainsi : 53 FERRAND, Claude, (dir.). (1999). Le Croisement des Savoirs. Quart Monde, Paris. 525 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 58 « Le peuple est un être de raison : il est formé de tous les citoyens en ce qu’ils ont en commun, abstraction faite de tout ce qui les différencie : sexe, âge, conditions de vie. » 54 Il ne faut pas se cacher que cette définition s’apparente mieux à une définition de la nation. En tout cas, la définition du peuple par Condorcet ne fait pas abstraction des différences entre les citoyens pour concevoir un peuple. Il fait un saut des différences à un peuple éclaté, complexifié et pluralisé : « le peuple est démultiplié ». Si Condorcet dans ses analyses a même pensé aux femmes, qu’en est-il des autres différences sur le plan social, comme celle des conditions de vie? Oui, il dit ceci au sujet des femmes : « Si les hommes se réservent tous les emplois, toutes les préoccupations étrangères aux soins domestiques, c’est une raison de plus pour que les femmes soient élevées de manière à pouvoir surveiller l’éducation des enfants, et y présider. » 55 Ainsi, la famille est prise en compte, les enfants sont pris en compte, les femmes sont prises en compte. Les différences d’âge, de sexe et même de fonction sont clairement citées par Condorcet. Ce qui manque c’est la différence des conditions de vie dans l’avènement du citoyen. Les inégalités au niveau des conditions de vie sont éludées dans une conception politique de l’éducation, plus encore éducation à la citoyenneté. On nous objectera, qu’en homme des Lumières comme Rousseau il argua que les hommes sont doués de raison mais partout ils sont dans les chaînes. Je défendrai que cette allusion soit relative à la condition de liberté, mais pas au niveau de la condition économique et sociale c’est-à-dire de l’égalité. Justement, dans la troisième partie de notre recherche, nous aborderons, cette condition d’esclave comme maillon de la chaîne 54 RÉMOND, René. (1999). Citoyenneté : Représentation, Grande Pauvreté. In FERRAND, Claude, (dir.). (1999). Le Croisement des Savoirs. Quart Monde, Paris. p.516. 55 CONDORCET, «Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.325. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 59 économique, relativement à l’accession Haïti, colonie française au XVIIIème siècle, mais devenue République indépendante un peu après l’apogée de la théorie d’instruction publique de Condorcet, soit en 1804. L’esclavage, bien sûr à son crépuscule, était encore un maillon fort du système économique et de ses conditions inégales et exclusives. Question donc importante pour saisir la portée postcoloniale, anticipée, de la philosophie politique de l’éducation de Condorcet. Ce dernier, réellement, n’a pas tenu compte d’un forme de représentativité inclusive et universelle mais construite à partir des différences de conditions de vie. Il ne s’est contenté que de confronter les Montagnards de Robespierre en disant qu’il faut une Représentation qui tienne compte à la fois du peuple paisible et du peuple dont le mouvement révolutionnaire s’achève. Or, pour bien tenir compte des exigences d’universalité dans la représentation, faudra-t-il que Condorcet aille jusqu’au bout dans sa complexification du peuple. Et qu’en aval, il tienne compte de la diversité des citoyens, notamment au niveau des conditions de vie, et de tout ce qu’ils ont en commun, pour relever d’une seule civilisation humaine et universelle et que par la suite, ou en amont, il fasse proposition de la représentation universelle. Il ne suffit pas de parler de la représentation universelle par des citoyens instruits, mais sans dire comment les différences d’âge, de sexe et de conditions de vie aient été prises en compte. Condorcet en cela proposa une citoyenneté d’exclusion. II-2-b Limite épistémologique Pour mieux saisir les limites épistémologiques de la doctrine de l’éducation de Condorcet, il faudra tracer les forces et les faiblesses de sa philosophie sur le plan épistémologique. D’abord si les progrès de la liberté dans la nation doivent suivre ceux des Lumières de manière constante et fondée sur les lois éternelles de la nature de la même manière que la liaison nécessaire entre faits de la nature, c’est que l’épistémologie juridique de Condorcet ne considère pas le citoyen comme un légifacteur, mais bien un législateur. C’est-à-dire que les hommes ni leur gouvernement ne font point de lois, mais conformément à la raison suprême qui gouverne l’univers, ils sont appelés à les porter. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 60 Les citoyens sont des porteurs de lois et par conséquent la politique est un art d’observation et une science déductive. La politique comme la science ne porte rien de neuf. La nature a des lois éternelles et elle ne change pas. C’est l’homme qui par l’instruction croît et progresse dans la connaissance. Ensuite, la démarche cognitive n’institue rien en lui-même, elle est reconnaissance d’un ordre naturel déjà existant. De plus, en vertu de l’épistémologie juridique, l’homme ne fait pas les lois mais il les porte, donc, le pouvoir législatif ne nécessite pas un suffrage qui soit la volonté arbitraire du plus grand nombre. Aisément, les vérités seront déduites par la raison des principes du droit naturel et seront adoptées comme telles par la pluralité. La vérité étant le premier objet d’étude chez Condorcet, c’est sur l’adéquation du nombre à la vérité que se fondera le droit de suffrage. Donc, les formes des décisions et les lumières de ceux qui composent l’assemblée priment sur le grand nombre et sa volonté. Comme Condorcet le dit lui-même : « La vérité des décisions d’une assemblée dépend de la forme suivant laquelle elles sont rendues, autant peut-être, que les lumières de ceux qui la composent. » 56 C’est en réalité la vérité qui est la fin, or c’est la forme d’une décision jointe à l’instruction du représentant à l’assemblée qui aide à y concourir. Cette mise en forme organisée, ou cette mise en forme représentative qui sert de critère de vérité n’est- elle pas propre à garder le peuple à distance? La démocratie ne saurait en aucun cas être souveraineté du peuple dans la conception de Condorcet prônant une souveraineté de la vérité. Ne pouvons-nous pas dire que ce fondement épistémologique prépare la représentation capacitaire de Guizot qui affirma que le but de l’élection est d’envoyer au centre de l’État les hommes les plus capables et les plus accrédités du pays. De sorte que l’élection a, dans cette perspective, un caractère purement fonctionnel. La souveraineté de la raison, de la justice ou du droit caractérise le souverain légitime. Tout comme Jules Ferry, en 1884, enfoncera le clou pointé par Condorcet en s’affichant pour but, en tant que président du Conseil, « mettre la 56 CONDORCET, Œuvres de Condorcet, t.VIII, p. 118. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 61 République au-dessus du suffrage universel ». C’était pour lui un moyen de consacrer le pouvoir parlementaire. On ne peut pas innocenter Condorcet de ces dérives historiques ou subséquentes de la souveraineté, ou de la République, excluant le peuple, que sont la souveraineté de la raison de Guizot et la souveraineté de la nation de Ferry. Car, la souveraineté de la vérité est de la même veine puisque son critère est dans la forme et dans la composition d’une assemblée. Déjà avec Condorcet, la souveraineté fut indissociable de la forme représentative du gouvernement, puisque la formation de l’intérêt général ne pouvait résulter que d’une interprétation et d’une mise en forme organisée. On ne peut soutenir si la théorie de la citoyenneté de Condorcet est aristocratique si on n’analyse pas le fondement épistémologique de sa théorie de l’instruction publique. Est-ce que l’ignorant est citoyen ou pas? Posons, d’abord, le problème sur le plan anthropologique. La démocratie, traitant du sujet qui gouverne, a-t-elle besoin d’un homo aristocraticus ou bien d’un homme anonyme et vulgaire, atomisé et grégaire, interchangeable et dévalorisé, bref, d’un homme inauthentique? La formation du citoyen, à la Condorcet, ne cache pas sa prétention à la formation d’une élite. Mais, il s’agit d’une élite au service de l’ensemble. L’ignorant n’est pas condamné à son état inculte. Comme le dit Blandine Kriegel : « la nature humaine est culture et que le principe d’égalité n’est qu’un principe d’égalisation, donc d’éducation.» 57 Justement, Condorcet a-t-il pensé, fondamentalement ou de droit naturel, à une égalisation entre l’ignorant et le citoyen éclairé? Il admet que la nature n’a fait que des hommes et des citoyens. Donc, il n’y pas d’ignorant de droit naturel. De même il n’y a pas une élite de droit naturel. Cependant, il faut rendre, selon l’esprit des Lumières, à tout homme son humanité, par une instruction publique en toute nécessité. C’est un fait que par son rapport au savoir un homme échappe à l’autorité politique, car il sera capable de contrôler celle-ci. Condorcet en convient bien lorsqu’il fustige les ignorants dans les cinq mémoires sur l’instruction publique : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le Blandine, (1994), « Démocratie et anthropologie », in Propos sur la démocratie – Essais sur un idéal politique, éd. Descartes et Cie, Mayenne, p. 114. 57 KRIEGEL MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 62 flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets, et la victime de leurs intérêts personnels. » 58 Ainsi, le méchant est un ignorant pour Condorcet. Par principe d’identité, l’ignorant est un méchant également. D’une part, l’ignorant se rend dupe des fourbes, mais, adhère à la flatterie et est instrument des projets macabres. Et, s’il est victime des intérêts personnels des fourbes, il n’est pas sans responsabilité. Car les principes de la raison ne peuvent être nuisibles. D’autre part, ce sont les lumières, selon Condorcet qui rendent les vertus faciles, de sorte que l’amour du bien général, et même le courage de s’y dévouer est, pour ainsi dire, l’état habituel de l’homme éclairé. Donc, ne pas exercer sa raison libératrice et constructrice des connaissances c’est ne pas se soumettre à ses commandements. C’est même contre nature d’être ignorant et anti-citoyen si on veut pousser la logique de Condorcet. Il y a lieu de restaurer la raison dans la pureté de son usage originaire et naturel, seul moyen pour que l’homme naturellement raisonnable ne soit plus partout dans les fers. D’où la nécessité de l’instruction publique avec pour mission d’éclairer le citoyen et pour fondement épistémologique le savoir que procure la raison naturelle. Cela nous empêche de qualifier Condorcet d’aristocrate. Puisque, l’homme instruit, pose un acte citoyen en confiant ses intérêts à des hommes instruits. C’est la généralisation de l’instruction qui égalise les hommes entre eux. Comme nous le disions tantôt avec Blandine Kriegel ce n’est pas un principe d’égalité mais un principe d’égalisation, et, nous pouvons ajouter, par le haut. En quoi le bas blesse-t-il dans cette conception du savoir chez Condorcet? C’est dans la condamnation de l’ignorant ou du moins par son exclusion de la citoyenneté. En effet, l’ignorant n’est-il pas également citoyen? Et qui pis est, il est citoyen du point de vue de la dynamique même du savoir. Le savoir a sa propre dynamique et se construit par mouvement et croisement. Michel Serres, philosophe et membre du conseil scientifique du document collectif « Le croisement des savoirs », a donné une bonne définition de la dynamique du savoir lorsqu’il donne son avis sur le mémoire « Savoirs » au chapitre trois. Il s’inspire d’un proverbe anglais et affirme : « Si tu ne sais pas quelque CONDORCET, «Sur la nécessité de l’instruction publique » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.344. 58 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 63 chose, explique-le à un copain, et à ce moment-là tu le sauras.» 59 Il y a donc un processus avec des paliers successifs à l’accession au savoir. Le premier palier d’accession au savoir est de sortir de l’exclusion. Il faut d’abord gravir cette marche d’appartenir à une communauté qui va donner de la reconnaissance. Reconnaître que l’autre n’a pas le monopole du savoir. Lui aussi a besoin d’apprendre. Condorcet n’était pas loin de cette conviction car, pour lui, il y a nécessité que l’instruction soit publique, car tous en ont besoin. L’ignorant doit avoir cette reconnaissance d’appartenir à une communauté d’hommes en quête d’instruction. La seconde marche d’escalier immédiatement complémentaire c’est d’entrer dans ce processus contradictoire de donner avant de recevoir. C’est là que le savoir se clarifie et va progresser chez celui qui l’explique à l’autre. Tout le monde a des aptitudes, la plupart des gens sont intelligents, ceci, que l’on soit pauvre ou riche, savant ou pas savant on a un égal besoin de reconnaissance dans une communauté ou dans la cité. En donnant cette reconnaissance à l’autre, le moins savant donne avant de recevoir du plus savant. Il y a croisement de savoirs. Ça c’est de la citoyenneté égale pour l’ignorant que pour le savant. Car ce savoir permet d’entrer dans une communauté où chacun donne de la reconnaissance. En expliquant à son copain ce que tu ne sais pas, là tu le sauras. La force anthropologique de la vision du savoir chez Condorcet, basée sur la raison naturelle, doit être complétée par une épistémologie du croisement des savoirs, pour que la citoyenneté ne soit pas exclusive. SERRES, Michel (1999), « Savoirs. Libérer les savoirs », In FERRAND, Claude, (dir.), (1999), Le Croisement des Savoirs, éd.Quart Monde, Paris, p.512. 59 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » II- 3 64 Conclusion partielle Former un citoyen ayant pour identité d’être un acteur rationnel, tel est le but du rationalisme politique de Condorcet. Car, il est sujet, ce citoyen, d’une civilisation universelle dont il est un individu universel. C’est de la nature éclairée par l’instruction qu’il tient cette identité. Appelant de ses vœux cette citoyenneté instruite et réfléchie, Condorcet fait bien preuve qu’il fit partie des Lumières de son siècle. D’autant plus qu’il traque l’erreur comme principal ennemi philosophique et politique, au point d’ériger la vérité comme seul critère philosophique et unique souverain politique. D’où la mission de l’instruction publique, de rendre populaire la raison politique afin que le progrès non seulement des sciences mais des valeurs de liberté et d’égalité puisse s’étendre au maximum. Mission qui devient une nécessité pour la République afin que légalement, c’est-à-dire régulièrement on puisse rendre au peuple ce qui lui revient de droit naturel. Toute la société doit bénéficier ou briller de la lumière du citoyen instruit ou éclairé. L’éducateur politique, non seulement qu’il doit instruire le citoyen, mais il doit pourvoir également au progrès de la nation. Malgré que son épistémologie juridique s’articule avec l’éthico-humaniste, Condorcet reste élitiste au point de voir l’équilibre entre la morale de conviction et la morale de responsabilité au sein du même citoyen instruit c’est-à-dire éclairé. Le citoyen doit être formé pour contrer (veiller à la moralité), et équilibrer le pouvoir des représentants ayant la responsabilité des décisions politiques. Il n’a même pas soupçonné que le savant et l’ignorant partagent la même citoyenneté par la reconnaissance qu’ils se donnent mutuellement dans le croisement des savoirs. Par ailleurs, c’est la tâche d’équilibre des valeurs, images et symboles des civilisations particulières, prônée par Ricoeur, qu’on retrouve moins chez l’éducateur politique de Condorcet. Les images, les valeurs et les symboles de sa communauté d’appartenance passent au second rang. La raison totale de l’esprit des Lumières, promouvant une civilisation unique et devant s’étendre à l’humanité entière, règne dans la philosophie politique de Condorcet. Malgré une souveraineté du peuple démultipliée dans le temps et dans l’espace, l’anthropologie de Condorcet, tendant vers la réalisation d’une humanité universelle sous MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 65 le règne du progrès, ne conçoit-elle pas l’homme comme un et pareil dans le temps et dans l’espace? Artifice conçu par Condorcet pour résoudre la tension au sein du peuple entre la souveraineté représentative et la démocratie jamais effectivement populaire. Ordonner tout selon les lois de la nature témoigne d’un enfermement de Condorcet dans un universel qui ne tient aucun compte des spécificités des civilisations particulières. Aussi, parlons-nous au sujet de l’anthropologie de Condorcet d’un « homo aristocraticus » qui relègue tout individu ignorant au rang d’un grand méchant? Malgré les positions de Condorcet, au nom de la raison, contre l’esclavage dans la République, ne devra-t-on pas attendre les critiques postcoloniales pour démasquer les ombres anthropologiques des Lumières? Anténor Firmin et Édouard Glissant résonnent-ils d’une même tonalité en ce sens? MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 66 IIIème Partie Anthénor FIRMIN et Edouard GLISSANT : Modernes inspirant une éducation à la citoyenneté dans un contexte postcolonial MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 67 Le traité de l’égalité des races humaines d’Anténor Firmin et le Traité du Toutmonde, d’Édouard Glissant, sont deux anthropologies d’obédience modernes et en dialogue qui sont susceptibles d’éclairer l’éducation à la citoyenneté dans l’ancienne colonie française d’Haïti et dans l’aire géographique antillaise. Comment ces deux philosophies politiques, entre l’arrachement et l’enracinement, guident-elles la tâche de l’éducateur politique, en contexte postcolonial? L’objet de cette troisième partie est de mettre l’accent sur un phénomène ou un concept central à cette étape de notre recherche : le phénomène de civilisation. Il s’agit de comprendre les concepts d’enracinement et d’arrachement par rapport à celui de civilisation ou de capital civilisationnel. Paul Ricoeur déclinait le capital civilisationnel en trois éléments, l’outillage, l’institution et les valeurs. Or, l’outillage consiste en tout ce qui représente un bien commun de l’humanité comme monde commun. Le concept de monde commun, comment le trouve-t-on comme patrimoine mondial de l’humanité chez Firmin et Glissant? Ce concept réfère à quoi chez eux, à la formation d’un sujet à la rationalité ou bien à la sensibilité? Comment les trois tâches de l’éducateur politique définies par Ricoeur figurent-elles chez eux? Y aura-t-il une possibilité d’exister pour une école républicaine postcoloniale s’inspirant de Firmin ou de Glissant? Peut-on retrouver dans leurs pensées une critique de l’humanité et de l’universalisme européens s’ouvrant sur une reconnaissance de l’autre et de sa différence? Si oui y dégage-t-on une vision éducative ayant une mission civilisatrice d’émanciper le citoyen ou bien de lui transmettre un héritage civilisateur spécifique? Mais, avant de chercher la réponse, clarifions d’abord la différence entre la philosophie politique des Lumières et celle romantique. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » III-1 68 La philosophie politique des Lumières face à la philosophie politique romantique Parce que nous devons chercher ce que signifie l’expression « République d’Haïti » en 1804, nous sommes appelés à comprendre d’abord la ou les philosophies politiques qui s’affrontaient au croisement des XVIIIème et XIXème siècles. La citoyenneté démocratique dans la République d’Haïti née sous l’égide des Lumières, sera-t-elle une question de sol, de sang et de race ou bien une question de liberté de conscience? Pour comprendre ceci il faut remonter à l’interrogation suivante : L’homme du siècle des Lumières ne diffère-t-il pas de l’homme du siècle romantique? Quelle compréhension se dégage sur la nature reçue par l’homme en tant que subjectivité et sensibilité? La réponse à ces questions oriente la vision de la citoyenneté, de la démocratie, de la représentation, bref de la République dans ces deux siècles qui ont vu Haïti passée d’une colonie esclavagiste à une République indépendante où des indigènes naguères esclaves se déclarent sujets libres. Or, pourquoi ce grand détour, flairant l’anthropologie, vers la vision de l’homme avant d’aborder nos auteurs en vue d’investiguer sur la philosophie politique de l’éducation à la citoyenneté? Une question de fondement, en amont, nous oblige à saisir le problème dans le champ de la philosophie politique. Une dimension politique de l’homme est toujours en dialogue avec une dimension intérieure de l’homme. L’aspect éducationnel ne peut pas être abordé sans éclairer l’aspect politique. L’aspect subjectif de l’homme est en dialogue avec l’aspect objectif de ce dernier. Y a-t-il dénaturation de l’homme ou de son être propre lorsqu’il opère la transition de l’intériorité à l’objectif, à la politique? Le Bildung60, en tant qu’intériorité du moi propre, fait-il profondément résistance à l’idée républicaine, en refusant un ordre extérieur considéré comme sans importance ? C’est la question de l’humanisme européen et de son universalisme qui est en cause, de même que la compréhension de l’autre, DUMONT Louis, (al),1987, opcit. Thomas MANN, Les considérations d’un apolitique , In« Individualisme « apolitique » : la « Kultur » dans les Considérations de Thomas Mann », In Sur l’individu, seuil , Paris, p.39. 60 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 69 extérieur à soi, et de sa différence. Fera-t-on face à l’idée d’un individualisme purement intérieur au sujet, qui laisse intacte son appartenance à la communauté nationale? Peut-on être un individu au sens purement intérieur, c’est-à-dire selon la bildung ou intériorité sans être une partie d’une entité (ou totalité) politique nationale ou d’une société particulière? Un individu peut-il être apolitique en rapport à sa cité ou société particulière? Ce qui paraît tout à fait contraire à l’idée de citoyenneté héritée de la modernité ou de la Révolution française. La réponse du siècle des Lumières semble être différente de celle du siècle romantique. III-1-a La philosophie politique des Lumières du XVIIIème siècle : l’humanité universelle fondée sur sa nature seule comme originaire S’arracher à la naturalisation en vue de viser à l’universel, voilà l’objet des Lumières. Il existe une humanité universelle et l’homme doit se distancier de la nature pour en être maître et possesseur. L’homme accède à son humanité par un retrait hors de toute humanité particulière. L’autonomie originelle, ou la majorité qu’acquiert l’homme en se servant de sa propre raison l’empêche d’accepter quoique se soit comme naturel ou allant de soi, sauf le droit naturel d’être supérieur à tout ce que régissent et ordonnent les lois de la nature. L’homme ne peut pas se donner une nature. La nature de l’homme, s’il en est, est de s’approprier de sa raison pour dominer la nature extérieure. La nature humaine, autre que l’immédiateté, le spontané, l’imposé et le transcendant, n’est pas particulière mais universelle. Cependant, la raison peut-elle fonder l’État à partir d’ellemême? Nous pouvons débusquer deux paradoxes chez Les Lumières. Le premier est que, étant un animal essentiellement politique, l’homme ne peut construire ou fabriquer la Cité comme si ce fut son produit. Celle-ci transcende l’humain car n’étant pas son produit; puis, elle précède l’homme et lui est à la fois immanente, car il n’est pas extérieur à elle. Alors c’est la Cité qui serait naturelle et génératrice de l’humain. Cet argument est pourtant antique et aristotélicien. Le second paradoxe est que l’universalité humaine réside dans ce qui pousse les individus à aller plus loin, à se dépasser, à acquérir le goût du nouveau, de l’inconnu, de l’indépendance, de l’échange, de l’exploration, de la MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 70 découverte. Si la raison venait à fonder l’État et à organiser la société, elle s’enfermerait dans sa construction et son organisation. Un argument paradoxal qui sera plutôt romantique et propre à Fichte61. Pour éviter de confronter témérairement la doctrine des Lumières à des paradoxes anachroniques, ou antiques ou romantiques, venons-en résolument à ce qu’elles croient avoir initié. Les Lumières se sont évertuées à proposer le progrès et le perfectionnement continu des vertus humaines, à remplacer la religion révélée par la religion naturelle ordonnée selon la rationalité des lois de la nature, à promouvoir l’éducation politique et l’instruction de l’homme sauvage par des peuples civilisés plus éclairés, vertueux et républicains, à construire la volonté générale différente de la volonté de tous comme moteur de l’histoire, à promouvoir l’autonomie de l’homme gouverné par lui-même, à affirmer le droit naturel à la liberté, à inventer des formes politiques nouvelles axées sur la souveraineté du peuple, à répandre la seule croyance consistant en l’organisation rationnelle du bonheur humain. Mais, quel est le fondement de cet idéal d’autoengendrement des Lumières? L’idée est que l’homme accède à son humanité en pensant, jugeant, agissant par lui-même. L’humanisme occidental se fonde sur un subjectivisme. Comme le dit Marie Lemonier, analysant la contradiction des philosophes de Lumières face à l’esclavage et à la traite négrière : « Toute l’anthropologie des Lumières concourt à faire de l’homme civilisé l’être le plus achevé de la création. Et les philosophes n’échappent pas à l’européocentrisme de leur temps. » 62 C’est exactement cette mentalité que Anténor Firmin va affronter, dans son traité de l’égalité des races humaines, sous-titré Anthropologie positive. Mais, puisqu’il fut du XIXème siècle, quelle fut la philosophie politique des romantiques dans laquelle il s’est baigné? LEGROS Robert, (1993), L’idée d’humanité, Introduction à la phénoménologie, éd. Grasset, France, p.85. 62 LEMONIER Marie (janv. 2007), « Condorcet, Raynal, Diderot…Face à l’esclavage » in Le siècle des Lumières, Le Nouvel Observateur # 2198-2199, France. 61 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » III-1-b 71 La philosophie politique du romantisme du XIXème siècle : l’humanité particulière en appartenance à un monde commun et s’arrachant à la nature originaire. L’apparaître des choses et des individus, dans leur différenciation, leurs particularités, leur diversité et leur variation, s’impose au sujet. Contre toute identité universelle, l’appartenance à un monde commun différencié et diversifié inspire une philosophie politique propre au romantisme où la nature reçue par l’homme en tant que subjectivité tient compte de sa sensibilité. Contre la conception abstraite des Lumières qui pensait pouvoir fonder la société sur le seul contrat volontariste, le romantisme affirme que la raison des institutions n’épuise pas les passions des peuples, leurs mœurs et leur culture, l’esprit général de leur société, l’esprit du peuple ou l’âme générale de la nation. Qu’on se rappelle bien la définition que donne Renan de la nation comme une âme ou un principe spirituel fait de riches legs à partager et de désir de vivre ensemble. Il ne s’agit pas d’une soumission à toute tradition, mais bien à la tradition vivante. Celle de la vie où l’on cherche son identité enfouie sous la différenciation. La philosophie politique des romantiques reste moderne et humaniste. Mais, elle insiste sur la conquête de son originalité, de sa singularité et de ses capacités humaines contre tout universalisme jugé mortifère. Robert Legros comprend ainsi le romantisme : « L’esprit vivant est histoire et non pas culture immuable précisément parce qu’il est conçu comme vivant dans la mesure où elle se renouvelle, se maintient en se différenciant, reste identique en cessant de se différencier. » 63 Il s’agit, dans la compréhension romantique, d’un processus où la différenciation, la diversification et la variation ne cessent de renaître au dépend l’identité l’emportant constamment sur la différenciation, l’un sur la diversification, la substance sur la LEGROS Robert, (1993), L’idée d’humanité, Introduction à la phénoménologie, éd. Grasset, France, p.103. 63 MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 72 variation. L’identité, l’un, la substance, l’abstraction se veulent une culture immuable, universelle et supra-historique, alors que la vie est un processus. C’est cette différence au sein de la compréhension du progrès, notamment de la science, dans les temps modernes, entre les romantiques et les Lumières. Celles-ci envisageaient l’histoire de l’humanité sous l’angle d’une progression globale et nécessaire selon un perfectionnement continu des Lumières, de la science et des vertus humaines. D’où l’eurocentrisme sous couvert d’universalisme qu’on a pu découvrir dans l’« Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » de Condorcet, publiée en 1793. Alors que le romantisme, avec les grandes philosophies de l’histoire de Hegel ou de Marx, va rompre avec les anciens. Le processus historique ne sera plus linéaire et nécessaire, mais vie et mouvement, intégrant, la diversité, la différence et l’identité de l’identité et de la différence dans une dialectique. Le romantisme ne peut être réduit à un historicisme radical et linéaire qui conduit à une déshumanisation au travers d’un humanisme abstrait, en s’enfermant sous l’emprise d’une seule tradition érigée en loi suprême. Non, l’expérience historique selon l’esprit romantique est l’appartenance à une tradition particulière permettant de conquérir son originalité, sa singularité, ses capacités proprement humaines par son inscription en elle. Donc, le sujet ne se perd pas soi-même dans le romantisme, sauf qu’il ne s’enferme pas sur sa subjectivité mais s’ouvre de préférence à l’apparaître des choses et des autres individus tout aussi particuliers que lui. Ainsi la philosophie politique romantique revendique une appartenance à un monde commun qui n’a pas la forme d’un modèle, mais qui répond à une ouverture à l’apparaître des choses, à leurs particularités et à celles des individus dans leur singularité. Cette appartenance que revendique le romantisme est un arrachement à la naturalisation originaire de l’homme comme sujet universel, rationnel enfermé dans un modèle universel, celui des citoyens éclairés et rationnels. L’homme ne se donne pas une nature qu’il prétend dominer, mais il reçoit une nature comme toutes les autres choses et individus. La sienne est aussi faite de sensibilité, mais en même temps de rationalité. Cet enracinement dans une culture particulière avec des images, des valeurs, des symboles, des traditions particulières, en s’arrachant de la naturalisation originaire d’une humanité universelle, nous aidera à comprendre, dans la suite de notre travail, l’avènement, dans la République nègre et indépendante d’Haïti au XIXème siècle, de la synthèse satisfaisante MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 73 des principes différents de la citoyenneté et de la nationalité. Alors que l’idée de la citoyenneté républicaine reste volontariste et même universaliste, et repose dans la tradition de la pensée républicaine sur l’idée du contrat social et de la volonté générale, tandis que de son côté, l’idée de la nationalité repose d’abord sur la filiation (jus sanguinis) avec les connotations raciales, et ensuite sur un droit à un territoire (jus solis) indépendant. La République d’Haïti est le prototype de la conjonction du sentiment de nation à l’idée d’une chose publique en tant qu’objet de la politique (res publica), même si, malgré l’exploit des masses démunies et esclaves, la démocratie référant au sujet qui gouverne la politique est en souffrance. Ce que Blandine Kriegel traduit si bien : « Le droit politique républicain devient alors la chose publique plus la nation. La république patriotique, le patriotisme républicain.» 64 Haïti aura résolu, de cette façon que l’histoire doit retenir, c’est-à-dire par le choix de la République patriotique, ce que Pierre Rosanvallon appelle les « apories politiques modernes » 65. Ceci à la même époque que deux autres expériences révolutionnaires, la République comme souveraineté du peuple ou de la nation en France en 1789 et la République comme gouvernement carrément représentatif aux États-Unis d’Amérique en 1787. « Nul ne songe à instaurer un régime de démocratie directe. » 66 dit Rosanvallon. Que veut dire dans ce cas le terme République dans l’expression « République d’Haïti » en 1804, lorsqu’on sait que Blandine Kriegel lie la république à l’État de droit et à la démocratie en tant que gouvernement du grand nombre? Or, la citoyenneté serait, dans la ligne des Lumières, liée à l’instruction et à l’individu éclairé et doté de la liberté de conscience, c’est-à-dire «la citoyenneté démocratique dont le fondement n’est ni le sang ni le sol (version romantique) mais la liberté de la conscience. » 67 Qu’inspire alors Firmin sur la République et la citoyenneté en Haïti dans son traité « De l’égalité des races humaines », ou au contraire Glissant dans son « Traité du Tout-monde » ? Chez lequel donc de nos deux auteurs caribéens, carrément inscrits sous l’égide de la modernité, on saisira cette appartenance à un monde commun où l’être humain peut 64 KRIEGEL Blandine, (1994), « La démocratie et l’institution de la république», in Propos sur la démocratie – Essais sur un idéal politique, éd. Descartes et Cie, Mayenne, p. 28. 65 ROSANVALLON, Pierre, (2002), La Démocratie inachevée, France, Nrf Éditions Gallimard, p.31. 66 Idem p.11. 67 KRIEGEL Blandine, (1994), « La démocratie et l’institution de la république», in Propos sur la démocratie – Essais sur un idéal politique, éd. Descartes et Cie, Mayenne, p. 30. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 74 penser et juger par lui-même, faire et sentir par lui-même, en revendiquant en même temps une appartenance communautaire et nationale? Par contre lequel dira mieux cette identité faite de contradiction et de diversité, construite contre toute nature exclusive, mais plutôt composite? MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » III-2 75 Anténor FIRMIN dans « De l’égalité des races »: Pour une appartenance citoyenne Il ne s’agit pas pour nous d’analyser le traité « De l’égalité des races humaines – Anthropologie positive ». Mais, nous nous proposons d’en faire ressortir les idées philosophiques de Firmin, comme homme des Lumières et, toutefois, romantique. Son appartenance au Parti Libéral68 haïtien, branche Boyer Bazelais, est cohérente à son credo moderne, au point où ce que Condorcet dit des nations il le dira des races quant au rôle des « progrès de l’esprit humain » 69 en rapport à l’égalité entre les nations, et des « progrès vers la liberté»70 éclairant toutes les nations à la suite des Lumières. Aussi, cette doctrine influencera-t-elle l’éducation politique des citoyens de la jeune nation haïtienne? En concluant que « Tous les hommes sont l’homme », il résume les buts de son ouvrage, en même temps, il affirme une logique qui renverse, contredit ou rend réfutable la logique de ses contradicteurs Renan et De Gobineau. Que vise Firmin par ce traité? De 1888 à sa mort en 1911, il fut membre de la Société d’anthropologie de Paris dont l’article premier du statut donnait pour but l’étude scientifique des races humaines et où deux clans s’affrontaient, les polygénistes et les monogénistes. Il brûlait d’une motivation qu’allumèrent l’incongruité et le choc douloureux de se voir, en tant que noir, siéger dans une société dont les débats tournent principalement autour du sujet de l’inégalité des races humaines et de l’infériorité native de la race noire. S’installant alors sur le terrain polémique au sein de la Société, il voulait, en vain, engager le débat avec ses savants collègues en leur offrant un exemplaire signé et dédicacé de son traité sur l’égalité des races qui est passé inaperçu, sans recevoir ni 68 Notes: Selon Anthony Georges-Pierre (2007), Le préjugé de Couleur à travers l’Histoire d’Haïti, « Firmin a expliqué comment en 1879, ses adversaires politiques avaient détruit sa candidature à la députation pour la circonscription du Cap, sous la bannière du parti libéral, en faisant savoir aux paysans des environs que Firmin était un mulâtre aussi clair qu’un blanc. » Or, Firmin fut un noir dans le parti de Boyer Bazelais, premier député de la capitale et chef du parti libéral, ayant une nuance épidermique très claire. Firmin en vint à cette conclusion rapportée par Anthony Georges-Pierre à la page 273 « La vérité, c’est que la question de couleur est à l’usage de tous ceux qui désirent perpétuer la nuit qui règne dans le cerveau populaire en Haïti, pour en tirer des avantages personnels. » 69 Condorcet, «Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales » in, Condorcet, (1994), cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. GF Flammarion, Paris, p.325. 70 Condorcet, « Conclusion », Cinquième Mémoire sur l’instruction publique » in Catherine Kintzler, (1984), Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, Folio, essais, France, p. 289. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 76 commentaire, ni compte-rendu, ni louanges, ni appréciation des membres. Face aux conclusions du savant Broca sur la stérilité des mulâtres entre eux et sur la laideur du nègre dans ses théories de crânologie, face aux théories alléguant l’existence de races inférieures et de races supérieures propres à De Quatrefages, lorsque De Gobineau traite de « L’inégalité des races humaines », Firmin entreprend une investigation anthropologique mêlant linguistique, préhistoire, archéologie et sociologie pour contredire et s’inscrire contre l’opinion de ses collègues en proposant comme thèse principale de son livre que l’influence du milieu et les conditions de situation sociale sont des facteurs déterminant la physiologie du cerveau et qu’il pouvait conclure que «l’égalité naturelle existe entre toutes les races » 71 . D’autant plus que pour lui, ironiquement, s’il y a des nations sauvages et des nations civilisées où les premières sont inférieures aux secondes, « la race n’y est pour rien, la civilisation y est pour tout » 72. Il cherchera à prouver que ce mot de race implique une certaine fatalité biologique et naturelle. Nous montrerons, par la suite, qu’en grand fervent des idéaux de 1789 et des Lumières, il visait plus l’égalité des races dans un projet de civilisation et de progrès pour tous les hommes et toutes les races, dans la solidarité des peuples plus que dans l’exaltation du sang. En montrant que son pays Haïti a une œuvre délicate à accomplir consistant à montrer à la terre entière que tous les hommes, noirs ou blancs sont égaux en qualités comme ils le sont en droits, ce fut une occasion pour lui comme il le dit dans les dernières lignes de sa préface de 1885: «Aussi est-ce religieusement que je lui apporte mon offrande, humble et respectueuse. » 73 Nous tiendrons compte dans notre recherche du poids d’un tel élan patriotique pour une vision de la citoyenneté. Toujours est-il que sa démarche fut imprégnée de sa foi en la science universelle, moderne et positiviste, en une anthropologie sociale et culturelle, bien mise au service de sa mission et de son engagement pour, dit-il, une « réhabilitation scientifique de la race noire dont le sang coule pur et fortifiant dans mes veines.» 74 Les motivations, pour que cet adepte de la philosophie d’Auguste Comte dédie son traité sous-titré « Anthropologie positive » au service d’une cause patriotique, 71 FIRMIN Anténor, 2008, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003), p. 397. 72 Idem p. 259. 73 Idem p. xxxix. 74 Idem p. 90. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 77 s’inscrivent dans des contextes particuliers. Ce traité est carrément postcolonial dans sa visée de démasquer, comme non scientifique, un système colonialiste à cours de justification scientifique et morale pour conquérir le monde. La parution de ce livre coïncida avec le congrès de Berlin (1885-1886) par lequel les grandes puissances européennes se lançaient dans le partage de l’Afrique en colonies d’exploitation. Alors que l’Angleterre voulut assumer cette tâche comme fardeau de l’homme blanc, la France par l’impérialisme colonial de la IIIème République mettait en place la politique coloniale de Jules Ferry avec pour devoir de civiliser les peuples restés en dehors du mouvement général de la civilisation. C’est l’époque où Broca gagna, comme sénateur de l’union républicaine, l’institutionnalisation de la science anthropologique. C’est une caution scientifique pour la IIIème République pour soutenir sa politique coloniale, à partir des théories polygénistes sur l’inégalité des races ou sur l’infériorité des peuples inégalement civilisés. Firmin usa de toute sa science positiviste et sa conviction de Lumières pour répliquer à cette pseudo-science anthropologique et de lui dire catégoriquement : « Non, tu n’es pas une science! » 75. Dans sa préface de 1885, alors qu’il décrit les conditions morales et l’influence dépressive qui entourèrent l’affirmation de sa thèse au sein de la Société, il affirma son doute sur les théories en cours, son parti pris scientifique et son adhésion au critère de la vérité et au culte du progrès, si chers à Condorcet et aux Lumières. Héritage qu’il partage avec Auguste Comte : « Le simple bon sens m’indiquait là-dessus un doute légitime. Aussi est-ce alors que je conçus l’idée d’écrire ce livre que j’ose recommander à la méditation comme à l’indulgence des hommes spéciaux. Tout ce qu’on pourra y trouver de bon, il faut l’attribuer à l’excellence de la méthode positive que j’ai essayé d’appliquer à l’anthropologie… » 76 On ne peut pas être plus clair ni plus suggestif. En quoi ce projet firministe s’apparente-t-il à celui de Condorcet, tout en laissant percevoir des tâches pour l’éducateur politique haïtien du futur? 75 Idem p. 139. 76 Idem p. xxxiv. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 78 « Tous les hommes sont l’homme » 77, voici la dernière affirmation du traité de Firmin et qu’il a empruntée de Victor Hugo. Une formule ouverte avec l’occurrence libre, « l’homme » en général, placée sous un connecteur universel « tous les hommes »; énoncé logique à côté duquel, il faut ajouter : « CQFD » 78 . Oui, c’est ce que Firmin voulait démontrer. En bon positiviste, il croyait à l’humanité. Ce concept d’humanité tient dans son extension et dans sa compréhension les idées de Progrès, de civilisation, de science, de vérité, mais également celles de solidarité et de continuité. Toutes ces idées que la philosophie de Condorcet englobait dans son projet d’éduquer le citoyen. Contre toute morale spéculative c’est-à-dire « sans qu’on soit obligé de recourir à des notions de morale spéculative, vagues, irrégulières, incohérentes, changeant de critérium selon les temps et les milieux » 79, dit Firmin, il y aune conviction intime d’une unité qui rend l’homme sacré à l’homme. C’est la prémisse, servant d’hypothèse, qui culmine en cette phrase conclusive du traité de « l’Égalité des races humaines – Anthropologie positive.» Ce postulat servant à tous les principes sociaux constitue une vérité primordiale. L’homme n’a que la civilisation comme seule destinée commune. D’où les concepts de solidarité et de continuité cimentant l’ensemble de l’expérience des hommes à un moment historique donné. L’ensemble des domaines d’activité constituant expérience humaine, le mouvement d’organisation et de construction caractérisé par les sciences modernes comme forme d’expression : voilà un patrimoine qui traduit l’Humanité. Ce mouvement de Progrès, à l’instar du progrès des Lumières, dans les valeurs de Liberté et d’Égalité, caractérise non seulement la République occidentale, mais il est fondamentalement le moteur de la civilisation. Cette vision qu’a Firmin de l’expérience humaine globale ressemble typiquement au premier niveau de civilisation que décèle Ricoeur traitant de l’outillage comme un bien commun de toute l’humanité. Toutes les découvertes scientifiques, tous les exploits techniques de l’homme appartiennent à tout homme ou à l’humanité. Dans les lignes qui suivent nous évoquerons nommément les passages où Firmin voyait le rôle de l’éducation à la 77 Idem p.404 78 Note : CQFD est un sigle utilisé dans les conclusions des démonstrations logiques et mathématiques et qui signifie : Ce qu’il fallait démontrer. 79 Idem p. 75. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 79 construction de cette civilisation. Mais avant, quelle définition de la civilisation peut-on déduire du traité de Firmin? Partant de l’unité de l’espèce humaine, distincte de l’unité d’origine ou adamique que prône la religion, acceptant comme plausible « que l’espèce humaine, tout en faisant son apparition sur plusieurs points du globe, n’est pas présentée partout avec une même constitution organique, manifestant l’unité de plan qui donne à chaque création son caractère typique » 80, il arrive à une définition de la civilisation qui anéantit le poids de la race dans les compétitions nationales et les luttes intestines. La civilisation est la force évolutive de la science qui marche, comme sur une longue route immense et sans bornes, et élargit sans cesse son champs d’investigation et en réduisant l’impuissance de l’homme devant les forces naturelles et surnaturelles, « si tant qu’on y doive aboutir, que lorsque la surface entière de la terre sera peuplée d’une humanité aussi sage, aussi éclairée qu’on la suppose être, dans ce que nous appelons les hommes supérieurs ». 81 Nous sentons le positiviste qu’est Firmin derrière ses propos. L’évolution dont il parle est intellectuelle et morale. Ses leviers sont la Science et la volonté « pour soulever tout le poids des fatalités héréditaires accumulées » 82. La nature bien sûr ne change pas, mais les hommes, par l’aiguillon du progrès des sciences, des Lumières et de l’esprit humain, opèrent une dénaturation ou un arrachement aux lois fatales de la nature pour donner du poids à l’histoire et à l’influence du changement de milieu. Ainsi entre les noirs et les blancs et même entre les noirs eux-mêmes, il est plus raisonnable de chercher les comparaisons parmi ceux ayant un degré de civilisation supérieure. Firmin illustre, entre autre, les incidences du progrès des civilisations et du milieu sur la typologie des hommes dans son chapitre VII « Comparaison des races humaines au point de vue physique », au moyen d’une analyse esthétique. Parlant de la beauté dans les races et de l’évolution progressive de la race blanche il dit qu’ « il est incontestable que toutes les races subissent une évolution qui va de la laideur à la beauté, sous l’impulsion du développement intellectuel dont l’influence, sur l’organe encéphalique et sur le maintient général du corps, est chaque jour mieux démontré.» 83 Cette affirmation de Firmin est en 80 Idem p. 71. 81 Idem p. 399. 82 Idem p. 156. 83 Idem p. 171. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 80 vue de répondre à Broca et à De Quatrefages qui mirent en évidence les résultats de leurs recherches sur la craniologie de l’homme blanc pour prouver la supériorité de la race blanche sur la race noire. Firmin va plus loin en accordant que « le type caucasique a passé par les formes gauches et raides que l’on rencontre parfois dans le type africain, avant de parvenir à cette beauté réelle qui fait aujourd’hui son légitime orgueil.»84 Nonobstant le piège dans lequel Firmin s’est laissé prendre au niveau de la survalorisation du canon de beauté du monde occidental et blanc, il voulait prouver que l’évolution et « la beauté d’une race, dans la majeure partie des cas, se développe en raison directe de son degré de civilisation » 85. En fait c’est le degré de civilisation qu’il accorde à la race blanche et à l’occident européen. Et pour cause, il prouve que la race noire également suit la même trajectoire du progrès vers la civilisation et les Lumières, avec Haïti pour modèle, au travers de ses belles figures intellectuelles métisses et noires. Il met l’exploit dont fit preuve, au travers des prouesses de l’indépendance nationale « les Noirs d’Haïti à prouver au monde entier les hautes qualités dont ils sont doués à l’égal de toutes les autres races humaines.» 86 Aussi, reprit-il une phrase d’un autre écrivain haïtien, Edmond Paul : « Oubliez-vous qu’Haïti seule est appelée à résoudre le grand problème de l’aptitude des noirs à la civilisation. » 87 Ces affirmations prouvent deux types d’enfermement de la par de Firmin : son ancrage dans l’admission de la civilisation occidentale comme référence d’accomplissement de la civilisation, une sorte d’occidentalisme latent chez lui, et à la fois son insistance sur les prouesses de la race noire. Nous analyserons plus tard son atavisme même au travers de l’enracinement des exploits de Haïti dans un héritage africain. Toujours est-il que son appartenance à l’humanisme européen et ses efforts pour y faire entrer Haïti est on ne peut plus manifeste. Nous démontrerons plus encore ce culte de l’appartenance chez lui dans les lignes qui suivent relativement à l’Afrique de laquelle il fait remonter la source civilisatrice qu’il réclame également pour Haïti. Toute cette démarche de sa part, à partir d’un modèle de référence et d’un seul canon de comparaison: l’évolution de la science et de la civilisation occidentales. L’importance de ses citations de Firmin sur la civilisation 84 Idem p. 170. 85 Idem p. 168. 86 Idem p. 197. 87 Idem. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 81 et sur le rôle du progrès est sans conteste le poids de sa vision républicaine en digne héritier de Condorcet, comme il dit : « Le jour où Haïti aura compris la nécessité qu’il y a de réunir tout ce que ses enfants ont produit, tant dans les arts que dans les sciences, les lettres et l’industrie, afin de prouver au monde entier toutes les belles aptitudes dont les descendants de l’Africain peuvent faire preuve, quand ils jouissent de la liberté et se désaltèrent, comme les autres peuples civilisés, aux sources vivifiantes de la science. » 88 Là encore nous trouvons, en sourdine, dans ces lignes la première tâche qu’il assignerait à l’éducateur politique de son pays. Ce qui est en parfaite similarité avec les affirmations de Ricoeur sur ce point, d’autant plus qu’il est ici question de ce que ce dernier nomme l’outillage dans la civilisation. C’est exactement, au travers des conditions que définissent Firmin pour que Haïti accède à la civilisation, notamment par l’éducation, que nous décèlerons la vision de la citoyenneté qu’il lèguera à Haïti. « S’il se trouvait dans la jeune République une vingtaine de commerçants avec leur position, leurs aptitudes, et leur esprit de progrès, on ne saurait calculer toute l’influence heureuse qui en jaillirait pour l’avenir de notre patrie et la régénération de cette race dont nous représentons en Haïti, les spécimens sur lesquels doivent se faire toutes les observations scientifiques et rationnelles.» 89 On aurait dit du Condorcet tout craché, parlant de l’importance des Lumières et des impacts de la formation du citoyen sur la nation. Quelle croyance indéfectible de Firmin dans la formation de l’élite! Il pense que les hommes de la race noire doivent se persuader que pour faire reconnaître incontestablement leur égalité d’aptitudes, à côté de tous les autres hommes, ils doivent réaliser les conquêtes matérielles qui donnent les clefs 88 Idem p. 196. 89 Idem p. 200. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 82 de la fortune et les conquêtes intellectuelles qui donnent les clefs de la science. Mais, pour ce faire, dit-il : « l’éducation préalable de l’esprit constitue le principal ressort.» 90 Dans la préface au traité il rappelle : «On est en droit d’exiger de la race haïtienne, il faut donc attendre que l’instruction répandue sans réserve dans les masses, vienne enfin refouler et anéantir tous ces préjugés qui sont pour le progrès comme une pierre d’achoppement » 91 Les concepts d’instruction des masses en vue du progrès sont signe que Firmin nourrit un projet de formation du citoyen identique à celui de Condorcet. Au fur et à mesure la question de race disparaît pour faire la place à l’éducation et à l’instruction comme jauge de comparaison par rapport à la civilisation. Oui, pense-t-il, il y a des nations sauvages et des nations civilisées. Mais, la race n’y est pour rien, la civilisation est pour tout. « Ces races sauvages, /…/ n’ont aucunement perdu leur droit au patrimoine commun de l’humanité, c’est-à-dire au relèvement et au progrès. /…/ Elles n’ont qu’à trouver ou retrouver le secret qui a fait naître une si belle transformation dans la physionomie de ceux qui tiennent aujourd’hui la tête de l’humanité, parce qu’ils sont les gardiens de la civilisation. » 92 À chacun son tour de porter la couronne de la civilisation. Ce que nous évoquerons plus tard dans la démonstration de Firmin. Mais, ici il parle de retrouver le secret. Donc, nous supposons qu’il parle des noirs de l’Éthiopie et de l’Égypte qui avaient jadis et en premier le secret de la civilisation, puisque son chapitre IX « L’Égypte et la civilisation » 93 traite explicitement de ce sujet. Mais ce secret de la civilisation dont il parle est l’éducation. Comme il en emprunte l’idée de Broca : « Ce secret n’est pas 90 Idem. 91 Idem, Préface, p. XXXVII. 92 Idem p.259. 93 Idem, pp. 203-230. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 83 difficile à découvrir. « l’Éducation, l’éducation sous toutes ses formes, dit l’illustre Broca, voilà la force intelligente qui permet à la société d’améliorer la race, /…/ Belles paroles! en vérité.» Ainsi, accorde-t-il à Broca d’avoir franchi les limites étroites de l’anthropologie systématique pour parler en vrai sociologue et soulever le plus beau des problèmes que doit soulever, pense-t-il la véritable anthropologie, l’idéal de la science et la réalisation du bien-être par la promotion de l’éducation, plutôt que la race. « Parmi les civilisés, il y aura des nations de premier ordre et des nations de dernier ordre avec de nombreux intermédiaires. /…/En un mot, chaque communauté nationale pourra être étudiée et reconnue inférieure ou supérieure en civilisation, quand on considère le degré de son développement sociologique comparé à l’idéal que nous nous faisons de l’état civilisé; mais il ne sera plus question de race. » 94 On n’oublie pas que Firmin sait d’expérience que cette question de couleur sert d’alibi aux querelles politique en Haïti. Mais surtout, pour lui « ce mot (race) implique une certaine fatalité biologique et naturelle » 95 qui n’a aucune analogie, aucune corrélation avec le degré d’aptitude trouvé dans les différentes agglomérations humaines sur la surface du globe. L’état civilisé est l’état où la solidarité humaine est le meilleur stimulant du progrès et de la prospérité, c’est l’état où il y a un degré d’instruction qui élève la nation au rang des autres nations éclairées. L’exercice de la raison est le plus bel apanage de l’humanité. « Selon que le degré de l’instruction et le genre d’éducation seront les mêmes, les mêmes idées, les mêmes réflexions surgiront en même temps à la vue ou à l’audition d’un fait.» 96 Même s’il y a des groupes avancés et des groupes arriérés dans l’alliance universelle des peuples et des races, « ce qui existe en petit, dans chaque nation doit exister tout naturellement dans la communauté des nations » 97 C’est vraiment l’esprit de Condorcet au sujet de l’existence d’une grande société des sciences. 94 Idem p. 403. 95 Idem. 96 Idem . 97 Idem . MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 84 Sauf que, pour Firmin, à part que les influences du climat d’Afrique paralysent certainement l’essor de l’homme noir qui aspire à la civilisation, « les Nigritiens pensent et agissent comme tous les autres hommes, selon le degré d’instruction et d’éducation de chacun » 98 Donc, c’est l’influence du milieu et le degré d’instruction qui font la différence entre les peuples. Il n’y a qu’une différence de degrés dans leur civilisation et leur industrie comparées à celle de l’Europe. Mais, d’où vient cette différence de degré et comment y palier ? C’est là qu’on va voir apparaître la deuxième tâche que Ricoeur assigne à l’éducateur politique. La nature de cette éducation relève de l’amour des idées pour avoir un esprit de contrôle entre la moralité des hommes et leur action. L’équilibre et le contrôle sont la marque de l’homme politique selon Firmin. « La politique, quoi qu’on dise n’est pas affaire de cœur et de sympathie personnelle, mais de raisonnement. » 99 L’homme politique doit faire preuve d’esprit de contrôle pour « bien distinguer la vraie route à suivre » 100 Quand les hommes sont au prise à l’action, ce sont les idées qui feront place à la moralité. « Ce qu’un doit aimer dans une homme politique, ce n’est pas sa personne mais bien ses idées. » 101 Cet amour des idées à son tour doit être entretenu avec un tel esprit de contrôle que l’on soit toujours prêt à condamner l’homme pour le salut des principes qu’on aime. Firmin sait bien que c’est ce qui fait défaut en Haïti, cette rationalité en berne devant des partialités, comme en témoigne la question de la race et de la couleur épidermique. Former à la politique comme rationalité et contrôle, pour faire advenir la moralité ou pour faire distinguer ce qui relève l’action de l’homme en politique De ce qui relève de la conviction, des idées et de la moralité de ces hommes, voici ce à quoi incombe l’éducateur politique. Il faut apprendre à « abandonner ses anciennes idoles pour ne s’attacher qu’aux idées. » 102 Devenir une belle personnalité intellectuelle et morale voilà ce qu’il faut faire advenir en politique. La morale de conviction et la morale de responsabilité ou d’action ne doivent jamais se confondre et c’est l’esprit de contrôle qui fera discriminer entre l’homme d’action et ses idées. 98 Idem p.361. 99 Idem p.271. 100 Idem. 101 Idem . 102 Idem . MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 85 Toujours est-il que c’est le rationaliste et homme des Lumières qui parle en Firmin. Le citoyen qui sort d’une telle éducation n’est-il pas un citoyen rationnel ? Est-ce uniquement une réponse à ce qu’il appelle « ce sot préjugé par lequel on prétend qu’un peuple noir est incapable de se civiliser à l’état indépendant, vu l’infériorité morale et intellectuelle de la race africaine. » 103 La fibre patriotique qui agite et soutient la doctrine de Firmin n’est-elle que rationnelle et héritée des Lumières ? N’y a-t-il pas du romantique en cet homme au point où il en appela aux sentiments, même dans sa vision éducative ? L’égalité, plus que la liberté, entraîne indubitablement à « cette fraternité humaine qui est devenue une des croyances fondamentales des sociétés modernes.» 104 L’égalité des races démontrée par la science, affirmée par les faits, sera la vraie base de la solidarité humaine. On sent la citoyenneté des romantiques derrière cet éloge de la fraternité et de la solidarité. Car, Firmin en disciple d’Auguste Comte, pense quasi religieusement que l’homme doit marcher ensemble vers l’épanouissement du bien, vers l’amélioration générale de l’espèce. « Ce sera l’honneur du XIXème siècle d’avoir vu poindre cette ère de la vraie religion, où l’homme donnera la main à l’homme, partout, en tout et à tout heure. » 105 Toute la philosophie et tout le droit modernes concluent à la fraternité en lien à la l’égalité. « Les races, se reconnaissant égales, /…/ aient toujours besoin de se compléter les unes par les autres. » 106 L’idée d’une reconnaissance entre les races est analogue à l’idée d’une reconnaissance des valeurs, des symboles et des mœurs particulières. Le projet condorcétien du progrès universel n’est pas trouvé dans le romantisme de Firmin. Seulement il en appelle à la source des sentiments généreux et purs, bien ouverte pour une nouvelle existence. « Les contrastes mêmes, examinés sans prévention, paraîtront comme autant d’attraits ; car bien appréciés, les contrastes ne se repoussent pas, ils s’appètent au contraire. » 107 Voilà la troisième tâche de l’éducateur politique à laquelle Ricoeur fit référence. Le travail d’équilibre entre les civilisations particulières, entre les mœurs, symboles et valeurs particulières. Ainsi pense Firmin, « Les races pourront bien s’entraider dans l’exploitation de la nature, sans qu’il y en ait 103 Idem p. 285. 104 Idem p.402. 105 Idem . 106 Idem . 107 Idem . MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 86 des supérieures et des inférieures dans l’œuvre du progrès universel. » 108 C’est un troisième niveau de la civilisation très cher à Ricoeur et, nous voyons qu’elle le fut également pour Firmin. Ce progrès universel ne peut souffrir d’exclusion. « L’ouvrier et le penseur devront se rencontrer côte à côte, parmi les noirs comme parmi les blancs. » 109 Nous pouvons de ce fait affirmer le romantisme de Firmin prônant une appartenance à un monde commun pour toute humanité particulière. Mais c’est sous l’angle du progrès universel, et également en référence aux sentiments altruistes gisant dans le cœur de tout homme. Les particuliers ne restent-ils pas mystérieusement intacts ? Les valeurs ancestrales ataviques ne pèsent-elles pas de tout leur poids dans le mouvement évolutif du progrès universel, sous l’égide des Lumières ? Voici comment il conclu son traité. « À travers toutes les luttes qui ont accablé et accablent encore l’existence de l’espèce entière, il y a un fait mystérieux qui subsiste et se manifeste mystérieusement à notre esprit. C’est qu’une chaîne invisible réunit tous les membres de l’humanité dans un cercle commun. Il semble que, pour prospérer et grandir, il leur faut s’intéresser mutuellement les uns au progrès et à la félicité des autres, cultivant de mieux en mieux les sentiments altruistes qui sont le plus bel épanouissement du cœur et de l’esprit de l’homme. » 110 Il est question des membres de l’humanité dans un cercle commun. Il n’est pas question des membres de l’humanité comme composite. Le patrimoine, ou l’outillage, commun de l’humanité est reconnu et admis par Firmin comme composante de la civilisation. Si les sentiments altruistes sont le plus bel épanouissement du cœur, « la raison ne perdra pas ses droits. » 111 Qui plus est, « l’exercice de la raison est le plus bel apanage de l’humanité. » 112 Toutefois, le progrès aura deux moteurs, l’éducation rationnelle et la solidarité. La lumière est répandue dans les esprits et le sentiment de justice et de la réalité éveillé dans les cœurs, tel fut le vœu de Firmin pour ce livre : « Puisse donc ce livre contribuer à répandre la lumière dans les esprits et rappeler 108 Idem . 109 Idem . 110 Idem p.404. 111 Idem . 112 Idem . MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 87 tous les hommes au sentiment de la justice et de la réalité. » 113 Que veut dire cette anthropologie pour la citoyenneté en Haïti? Nous ne pouvons pas dire que l’individu soit un « Bildung » c’est-à-dire un homme universel et apolitique. Firmin le conçoit tout autrement. Sa nation, sa patrie, sa race sont importantes. L’éducateur politique veillera à l’équilibre des valeurs particulières, au contrôle du respect de l’éthique de conviction et du respect de l’éthique de responsabilité dans l’action, à l’instruction comme promotion des productions de biens propres et utiles à toute l’humanité. Le citoyen éclairé exerce sa raison, mais il met également en action ses sentiments, son imagination et ses émotions au service du triomphe de la justice. Ce programme civilisateur est bien celui de Firmin. Dira-t-on que, à partir de cette doctrine, l’homme haïtien, citoyen d’une République dite noire et indépendante, construira une nation dont l’âme soit riche des legs et d’un vivre ensemble qui le distinguent de l’humanisme européen? Il en va de la construction d’une citoyenneté postcoloniale. C’est le moment pour nous de décrire sa spécificité plutôt atavique que composite. Firmin prouva l’égalité scientifique des races humaines pour en finir avec la survalorisation de la race comme facteur de domination de l’Europe sur les autres nations. Il met la civilisation au devant comme seul facteur prévalant à la supériorité entre les nations. Mais, comment décrit-il la nation haïtienne? Y a-t-il une insistance sur des valeurs ancestrales puis ataviques ou par contre sur des valeurs universelles ou républicaines? L’inégalité des races émise par De Gobineau a une incidence directe sur la domination des certains peuples dits civilisés sur d’autres. L’inégalité des races est une prémisse à la légalité de l’esclavage, par l’annulation du côté intellectuel et moral de l’esclave. « C’est surtout le côté moral et intellectuel qu’on supposait annulé en lui; car c’est de là que vient principalement la personnalité humaine./…/étant donné que l’esclavage existait il fallait bien trouver une raison pour légitimer 113 Idem p.403. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 88 l’institution, et jamais raison ne fut plus plausible que l’infériorité intellectuelle et morale qu’on supposait juridiquement comme naturelle à l’esclave. » 114 Toujours est-il que la partie la plus postcoloniale de son traité est le vingtième et dernier chapitre. Là il visait à livrer la finalité de l’ouvrage : affirmer en bon homme des Lumières que l’égalité des races implique « l’égalité de toutes les classes sociales dans tous les peuples de l’univers » 115. La doctrine de l’égalité des races humaines pousse la doctrine des Lumières au bout de sa logique politique. « Ce sera le dernier coup porté aux conceptions du Moyen Âge, la dernière étape accomplie dans l’abolition des privilèges.»116 Car la théorie de l’inégalité des races conduit logiquement à un système oligarchique ou despotique, un régime de distinction, ou un établissement de vraies castes dans le régime intérieur et national des peuples. Admettre l’inégalité des hommes et des races c’est légitimer la servitude de tous ceux qu’on prétend inférieur. Firmin connaît le poids de l’argument très spécifique aux Lumières selon laquelle, en vertu d’une loi naturelle et logique, qui veut que les plus aptes dominent sur la terre. C’est une manière de réaliser la précellence incontestable de l’homme comme être supérieur de la création sur les autres êtres ayant une chétive existence. « Admettre leur inégalité, c’est donc légitimer la servitude de ceux qu’on prétend inférieurs.» 117 Ainsi, plusieurs bases de classifications des races ont été émises par des savants notamment au XVIIIème et XIXème siècles, telles les mesures des crânes et la différence des langages qui furent notamment évoquées comme arguments par les polygénistes. Firmin s’est forgé une théorie des nations pouvant contrer ses arguments illogiques. Au sujet de l’argument du langage il affirme que : « les langues dans ce qu’elles ont d’essentiel, s’adaptent mieux au caractère social, à la civilisation qu’à la race.» 118 Et que de plus, « La linguistique ne peut rien affirmer sur l’origine des nations.» 119 Firmin ne se gêne pas d’admettre l’évolution « que chaque peuple accomplit 114 Idem p.127. 115 idem p.393. 116 Idem. 117 Idem p. 126. 118 Idem p.120. 119 Idem. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 89 vers un type commun qu’on peut appeler son type national. » 120 Ce glissement de langage de Firmin au sujet d’un type national confirme son attachement aux valeurs de la race. Or quand Firmin traite de typique, il traite de la race tenue pour synonyme. Et pour lui « la couleur est le caractère le plus persistant et le moins trompeur dans la distinction des races. » 121 Par ailleurs, il n’était pas tout à fait à point sur l’origine de la teinte épidermique qu’il liait à la coloration du sang « arrivé à un haut degré de carburation et privé d’oxygène » 122. Ainsi, « la couleur noire de la peau ou des autres tissus n’a pas d’autre origine que le sang. » 123 /…/ Il devait facilement s’accommoder de l’expression République nègre, tout comme on trouve sur sa plume les expressions « République haïtienne » 124 ou « race haïtienne » 125 . Cette race haïtienne est bien sûr ce qu’il croit fermement, à savoir que « la race noire d’Haïti est destinée à s’améliorer, à grandir sans cesse en beauté et en intelligence. » 126 L’idée de nation chez Firmin se confond presque avec l’idée de sang et l’idée de race. Nous trouvons que parlant des élites d’une nation, ce que Condorcet dit de la nation, Firmin le dit de la race. « Que chacun d’eux se rappelle qu’une race ne monte, ne grandit que par la vertu, les talents et la science de ceux qui sont les représentants.» 127 Fustigeant l’européen de ne pas convenir à l’égalité des races, nous trouvons sur sa plume cette phrase non moins empreinte d’ambiguïté : « où se rencontrent des nations noires et encore jeunes dans la civilisation.» 128 Ceci dit quelque chose de sa conception du citoyen. Car il tombe lui-même dans le panneau des discriminations en admettant que « En somme, il y a des nations sauvages et des nations civilisées. Naturellement, les premières sont inférieures et les secondes supérieures. » 129 Conséquemment, les individus éclairés, instruits ou civilisés sont des vecteurs et des garants à l’émergence d’une nation civilisée, donc supérieure. D’ailleurs, qu’il y ait des hommes supérieurs c’est l’aboutissement inéluctable des progrès ou de l’évolution de la civilisation. Car, Firmin souhaite de tout cœur l’avènement sur toute la surface de la terre 120 Idem p.259. 121 Idem. 122 Idem p.105. 123 Idem. 124 Idem p.267. 125 Idem, préface, p. XXXVI. 126 Idem .pp 280-281. 127 Idem p.279. 128 Idem p. 385. 129 Idem p.279 . MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 90 d’un peuplement d’humanité sage, éclairée, civilisée « dans ce que nous appelons les hommes supérieurs » 130 qui ne se comptent que par vingtaine dans un siècle. Sauf que cette inégalité ne sera pas entre les races humaines, mais entre les hommes civilisés et les sauvages, dirions-nous. Quel meilleur signe et quel meilleur témoignage d’enfermement de la part de Firmin, au travers des précédentes affirmations répertoriées dans son traité. C’est un autre signe de la conception qu’a Firmin d’une citoyenneté d’appartenance sur le plan des civilisations et de la culture. Avec une telle conception et une telle anthropologie, le citoyen ne peut se former qu’en vue de continuer la course à l’expansion de la civilisation occidentale. D’autant plus que, si l’autre est bel et bien reconnu, je veux parler de l’homme civilisé européen, c’est comme un modèle sûr. L’autre est, en face du citoyen haïtien, admis comme un modèle de l’homme supérieur, puisqu’il est civilisé. Le rêve atavique de Firmin n’est pas seulement de former un citoyen haïtien à la hauteur des hommes de l’occident ou de l’Europe des Lumières, mais de le dépasser ou recevoir le relais pour continuer la route vers la civilisation ou vers la réalisation de l’Humanité. On ne sent pas suffisamment la nécessité de cette solidarité constante et dans l’instant puisque la rivalité ne s’apaise que par le déplacement de l’objet race, vers l’objet civilisation. Cela se passe comme René Girard l’expose dans son entretien avec Guy Lefort et Jean-Michel Oughourlian sur la « Mimésis d’appropriation et la rivalité mimétique.» 131 L’égalité des races se présente comme un mimétisme renvoyant la rivalité sur la civilisation, et, la victoire du noir sur le blanc s’obtiendra à partir de l’héritage des racines africaines reconquises. Son atavisme ne se manifeste-t-il pas dans sa manière de vouloir se réapproprier de l’Afrique noire? Firmin aura beau fait l’éloge du métissage dans la perspective de l’égalité des races, il fit preuve d’un parti pris pour la race noire qui contredit son intention envers les métis. En plus de revendiquer une République haïtienne, une République nègre, une nation noire, une race haïtienne, Firmin rédigea un chapitre entier, le chapitre XII, sur l’évolution de la race noire en Haïti, dans le but de prouver que par rapport à l’Afrique, la race noire emprunta la route de la civilisation au travers de l’indépendance d’Haïti. Au 130 Idem p.399. 131 GIRARD René (Dir.),( 1978), Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris, p.15. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 91 sens où il définit l’évolution à la Condorcet : « Évoluer, c’est se différencier, c’est passer d’un état inférieur à un autre plus élevé par l’action d’une force interne, inhérente à la nature de tout être animé. » 132 Bien sûr que les Lumières comme Condorcet croyaient que les lois de la nature imposaient le progrès de sorte qu’ils devaient le faire advenir en l’homme par l’instruction. Cependant Firmin pris sa distance, dans une phrase suivante en disant que : « Car en sociologie, les choses ne se passent pas comme dans les sciences naturelles et biologiques. » 133 Affirmation qui le mettra en étroite ressemblance avec Glissant révolté également contre les sciences et les systèmes, si ce n’était que Firmin fut autrement très encré dans retour à l’Afrique noire et mère de civilisations. Au point que même au mépris de tout métissage, il affirma que « La race noire aura-t-elle un jour à jouer un rôle supérieur dans l’histoire du monde, en reprenant le flambeau qu’elle a tenu sur les bords du Nil et dont toute l’humanité s’est éclairée dans les premiers vagissements de la civilisation ? » 134 Quelle quête plus atavique et nocive contre toute ouverture contemporaine à une identité citoyenne, preuve de repliement et d’enfermement, cette fois, contre les valeurs universelles des Lumières ? Vouloir insister sur le fait que « cette race noire a joué un rôle signalé et décisif dans la destinée de l’espèce humaine, dont elle fut la première à commencer l’évolution civilisatrice et sociale » 135c’est s’enfermer dans le passé. Cette attitude est tout à fait romantique dans le fait de faire peser le poids de l’histoire sur le présent. Pire pour l’héritage de la citoyenneté en Haïti, sera de placer la République comme stricte héritière de la « race éthiopique » 136 , c’est-à-dire dans sa racine noire africaine. Ceci est un signe d’enferment contre le métissage de l’époque moderne et postcoloniale. Il est indéniable que la victoire des esclaves noirs contre le système esclavagiste ouvre une ère nouvelle pour le nouveau monde, au point où la République étoilée tout comme les révolutionnaires bolivariens de l’Amérique du sud vinrent s’abreuver à cette source révolutionnaire pour faire triompher à leur tour la liberté, l’égalité et la fraternité. Cette vérité est irréfragable. Mais revenir en arrière, pour s’enfermer dans un panafricanisme, s’étendant en dehors du continent, alimenté par le 132 idem p.280. 133 Idem . 134 Idem p.399. 135 Idem p.352 . 136 Note : Voir Idem p 353, tout le chapitre XVII sur « Rôle de la race noire dans l’histoire de la civilisation. » MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 92 triomphe de la race noire comme héritage de la civilisation noire, est une marque dont l’empreinte sur la citoyenneté en Haïti reste fortement imprégnée. L’antillanité de l’haïtien, l’ouverture de la République d’Haïti à un métissage riche du mélange dont elle est de fait originaire gagnerait plus dans l’universalité de son identité que dans son enfermement à l’intérieur d’un héritage ancestral et atavique dont Firmin est le héraut. Ce qu’il exprime sans ambages dans la préface. « Si le noir antillien (1866, antillais, 1898) fait preuve d’une intelligence supérieure; s’il montre des aptitudes inconnues à ses ancêtres, ce n’est pas moins à ceux-ci qu’il doit le premier germe mental que la sélection a fortifié et augmenté en lui. » 137 Une manière pour Firmin de dire que « Haïti doit servir à la réhabilitation de l’Afrique. » 138 Mais, s’il en est ainsi, le métissage en prend un choc dévastateur, malgré le chapitre VIII entièrement dédié à l’éloge du métissage racial. Nous savons que Firmin, par son traité, a fait un travail colossal au niveau de la classification des races, au sein même de la bagarre entre les polygénistes et les monogénistes. Tout en défendant la seule vérité qui soit : la communauté des races ou des espèces humaines; il a établi sa propre classification des races avec la couleur comme seul critère et base unique, d’où les races « sous les dénominations de blanche, jaune, noire, brune ou rouge » 139. Mais, les métis ou mulâtres ne constituent pas une race. Le métis devient comme un genre de réacteur permettant de bien discerner les gradations des deux teintes épidermiques principales, celle de l’Europe et celle de l’Afrique. « C’est que la différence qui existe entre le blond Germain et un noir Soudanien est si frappante, à la seule vue du visage du blanc rosé de l’un et noir violacé de l’autre, qu’on ne peut croire à une organisation semblable des deux 137 Idem, Préface, p. xxxvi. 138 Idem. 139 Idem, p. 102. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 93 êtres, si on ne connaît pas le mulâtre et toutes les autres variétés qui le font tourner au noir ou au blanc. » 140 C’est sûr qu’on n’a pas besoin d’appliquer un doute pyrrhonien en suspendant son jugement, ne se contentant d’affirmer que cet homme est plutôt blanc que noir ou par contre plutôt noir que blanc, pour être toujours circonspect ou réservé dans son appréciation en présence d’un mulâtre ou métis. Car en effet, l’affirmation catégorique est toujours difficile quant aux jugements de couleur relativement aux teintes épidermiques. La seule affirmation certaine est la parenté entre les races. En effet, comme le dit Firmin au sujet des métis, il faudra chercher à « reconnaître que si en Amérique, sous les mêmes parallèles, on ne rencontre pas des races de même nuance que celles de l’Europe ou de l’Afrique, les gradations suivant une marche dans l’univers prouve une relation hautement caractéristique ». 141 Cette relation entre les races, c’est le type composite qui le met en évidence, contrairement à la polarisation des apparences épidermiques. La diversité au sein d’une même race est un argument contre les polygénistes et leur théorie d’inégalité des races humaines. Pour cela, Firmin devient très intéressé à une apologie du métissage des races. Il défend la fécondité continue de génération en génération au sein de l’hybridité ou du métissage au travers des croisements spontanés et féconds, sans nul besoin d’eugénisme ou de croisement provoqué par l’influence de l’homme. Contre les quatre plaies dont Broca les afflige, telles : la fécondité non-continue, la vitalité, l’intelligence, la moralité, Firmin réagit vigoureusement. Il se demande : « Tous les enfants issus d’une même race, parmi les anglais, les Français ou les Allemands, sont-ils toujours égaux à leurs parents maternels et paternels en longévité, en vigueur, en santé et en intelligence ?» 142 Il pense par-là que certaines allégations sont « pour satisfaire à l’esprit de système » 143 On retrouvera chez Glissant cette même attitude anti-système, si on veut donner une chance au métissage, comme source de pluralité et de diversité. Firmin combat l’argument de l’infécondité au moyen de l’évidence des causes sociologiques. A partir des exemples des populations 140 Idem, p. 44. 141 Idem, p.45. 142 Idem, p.59. 143 Idem, p.64. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 94 mélangées comme le Dominicains de l’île d’Haïti, il montre que : « la fécondité des mulâtres entre eux est un fait d’une évidence irréfragable.» 144 Les métis sont donc indéfiniment féconds entre comme pour toutes les races humaines. Tous ces arguments de Firmin servent de preuves d’une communauté d’espèce et qu’il n’y a pas de différences spécifiques entre les races humaines, sinon la seule différence d’origine géographique. Toutefois, s’inspirant de Darwin, il admet que l’influence des climats favorise certaines espèces, tout comme les conditions sociologiques joue un rôle dans l’essor des humains de toutes les races vers la civilisation. Ainsi, dans la colonie et même après l’indépendance en Haïti, les métis ont été très défavorisés par leur condition de fils d’hommes blancs et des femmes indigènes. Autant qu’il fit l’éloge de valeureux mulâtres, autant également il reconnaît dans son traité les failles de certains métis à cause de conditions sociologiques qui leurs étaient imposées en Haïti, dû à leur origine et au mépris de la part de leurs pères blancs. Comme le dit Vertus Saint-Louis, au sujet des difficultés des mulâtres en Haïti sous les affres des humiliations et mépris endurés à cause de teintes épidermiques non entièrement définies entre le blanc et noir : « Quiconque n’est pas de souche européenne peut être ou peut se sentir l’Africain de celui qui se croit ou qu’il estime être le plus proche du blanc. » 145 Alors que pour Firmin, sous les influences climatologiques l’européen s’établissant dans certains milieux, comme ce le fut dans la colonie de St-Domingue, n’a fait que s’éteindre ou se transformer physiologiquement et corporellement et même se confondre avec la race indigène, à un point tel qu’on ne pourra jamais dire lequel des deux éléments a disparu dans la confusion du sang et des croisements. Qu’implique tout ceci pour le métissage ? Le métis est-il un éteignoir des valeurs ou un résidu riche des valeurs de ses deux souches? Alors que les termes de Firmin, au sujet de cette rencontre des deux races, ne manquent pas de consonances négatives : éteindre, disparaître, confondre etc…, Glissant ne verra-t-il pas le métissage sous un jour plus heureux ? Quand on voit que les dangers qu’encourent les racines blanches ou noires 144 Idem, p.62. 145 SAINT-LOUIS Vertus, (2003), « L’assassinat de Dessalines et les limites de la société haïtienne face au marché international », in BÉNOT Yves et DORYGNY Marcel (dir.), (2003), Le Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises – Aux origines de Haïti, ed. Maisonneuve et Larose, France, 591 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 95 dans le métissage aux yeux de Firmin, ne pourra-t-on pas penser plutôt à une construction, avec Glissant, qui fait germer autre chose comme des rhizomes? Récapitulons pour dire qu’avec Firmin nous sommes en face d’un enfermement de l’esprit dans la continuité sur la voie d’une Humanité tracée par l’occident européen, sous l’égide des Lumières. En même temps, il se tourne vers un romantisme, tout aussi enferment, avec des sentiments nécessaires de justice, d’amour et de solidarité. Car ce renversement le plonge dans un atavisme comme réappropriation des conquêtes civilisatrices de la race noire d’Afrique et dont Haïti revendiquerait l’appartenance, pour être postcolonial. La République et la citoyenneté en Haïti sont pour Firmin taillées à cette aune. Tournons-nous vers Glissant pour voir s’il y a une place encore pour l’émergence et la proposition d’une nouveauté antilléenne. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » III-3 96 Edouard GLISSANT et le Tout-monde : Pour une identité composite La reconnaissance146 envers Haïti par Édouard Glissant, dans les termes utilisés, est un signe apparent de leur non innocuité pour les idées émises par Firmin. Pourtant, le concept du Tout-monde 147 , au travers du Traité du Tout-monde, ne souffre d’aucun atavisme, du moindre enfermement, ni d’appartenance quelconque. « J’appelle Toutmonde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire … » 148 Glissant se situe, entre l’appartenance teintée d’enfermement et l’arrachement teinté de déracinement, en parfait accord avec l’idée d’indépendance de la pensée. Celle-ci n’était pas trop promue par Firmin dans son encrage au positivisme et aux Lumières d’une part et dans sa revendication de la source de civilisation qu’est l’Afrique noire d’autre part. Nous montrerons que Glissant, par contre, affirme une reconnaissance antillaise pour Haïti mais, propose une identité composite comme projet postcolonial, revient avec une pensée du Moyen-Âge contre la pensée universelle des Lumières, enfin confesse un romantisme axé sur une pensée dérivante, de la relation et du divers. La reconnaissance antillaise d’Haïti est conçue comme l’enfantement d’abord d’un nouvel espace de civilisation, au travers des pays antillais, puis des manifestations de la créolité dans la nation nègre d’Haïti, et enfin de l’agonie provoquée par le débat entre les élites nègres et mulâtres. En effet, dit Glissant, Haïti est « la terre matrice des pays antillais » 149. De cette matrice s’affirme un pays indépendant qui aidera à d’autres pays des alentours à devenir indépendants. Les pays antillais forment un archipel de petits pays que Glissant énumère : « Appelons Barbade et la Jamaïque, Trinidad et Porto Rico, appelons Cuba et Haïti», comme pour leur dire combien « nous croyons à l’avenir des petits pays lorsqu’ils 146 NOTE : Voir en annexe le poème intitulé : « La terre matrice des pays antillais, Haïti.» Ce texte est tiré du Traité du Tout-Monde d'Édouard Glissant (Paris: Gallimard, 1997: 139). 147 GLISSANT Edouard, (1997), Traité du tout-monde, Gallimard, France. 148 Idem, p.176. 149 Idem, p.139. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » s’archipélisent ainsi. » 150 97 C’est-à-dire quand ils apprennent à penser en termes archipéliques ou démesure qui n’est ni désordre, ni affolement, mais « dans une indépendance de la pensée » 151. Les îles de la Caraïbe comme les îles du monde forment archipel avec d’autres. Or, les îles ont deux avantages, c’est que d’une part on peut facilement en faire le tour, mais le plus précieux des avantages, c’est que ce tour est infinissable. L’archipel d’Haïti comprend, l’île mère, avec autour les îles adjacentes formant la République : l’île de la Tortue, de la Gonave, des grosses et petites Cayimites, de la Navase et l’île à Vache. On ne dit pas Guadeloupe sans Marie Galante. La pensée archipélique n’exige pas qu’on définisse d’abord des Fédérations d’États, des ordres administratifs et institutionnels. «Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l’ouverture et du partage. » 152 Non-présomption pour dire que nous sommes tout simplement loin de l’esprit des Lumières ou de l’idée d’humanité du positivisme de Comte. Tremblement pour affirmer le contraire de la certitude que donne la raison, et que Glissant qualifiera de raison totale à cause de son caractère systématique, synthétique et englobant. Place alors pour l’imprévu. Le probable n’est jamais sûr, selon l’idée d’Edgard Morin dans « une politique de civilisation » 153. La pensée archipélique ou archipélienne exige une nouvelle politique de civilisation où la technique, la science, le système, le calcul, dans la civilisation occidentale cèdent le pas à la création artistique et à l’imaginaire pour s’ouvrir aux autres civilisations. Nous y reviendrons dans les lignes qui suivent. Mais continuons maintenant à clarifier cette ouverture sur la mer qui est l’ouverture au monde. Les frontières deviennent perméables aux échanges culturels et intellectuels, ceci par l’effet fatal et sans frein de la mondialisation de notre siècle par exemple. Chaque communauté humaine se fait un imaginaire ou une conception de « sa » terre comme une totalité-terre, c’est-à-dire comme une diversité faisant un monde, et non comme un territoire. Chaque territoire est une partie de la Terre faite d’une diversité qui dit ou représente la totalité de la terre. L’imaginaire de cette totalité empêche de rester dans son seul lieu si l’on veut le dire, le chanter ou le travailler. Cet imaginaire fait éclater la nouveauté du monde. Pour faire 150 GLISSANT Edouard, Idem, p.226. 151 Idem. 152 Idem, p.231. 153 MORIN Edgar, (1997), Une politique de civilisation, éd., Arléa, France. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 98 comprendre ceci Glissant reprend les paroles de Aimé Césaire et de Léopold Cédar Senghor. Le premier parlant de la source qui s’illustre ailleurs, comme l’Afrique qui s’est versée dans les Amériques par l’holocauste de la Traite négrière. Le second parle de son cœur toujours en errance paraissant comme une mer illimitée, servant de coupure ou de trait d’union. Donc, la négritude qui se vit dans cet archipel des Antilles ou de la Caraïbe est à la fois une nouveauté, un ailleurs, une totalité-terre lorsqu’on s’ouvre sur la mer illimitée. Ainsi Glissant reprend de Césaire un nouvel humanisme dans les « deux hypostases de la Négritude : l’homme de la source africaine, l’homme de la diaspora. » 154 C’est toujours du même homme qu’il s’agit. Cependant, la flèche de la continuité de la civilisation change de direction et devient même multidirectionnelle au point où c’est Haïti la terre matrice: « Qui s'est distribuée à son tour dans les Amériques, la Caraïbe, l'Europe et l'Afrique, refaisant diaspora.» 155 Nous concluons qu’il n’est plus question, dans la pensée archipélienne, d’une tension vers l’humanité formée d’hommes supérieurs, éclairés, savants, rationnels. Tension d’une civilisation qui partirait de l’Afrique ancienne, passant par les Nations de l’Europe moderne, pour rêver d’une réappropriation de cet héritage de la part du Nouveau-monde. La communauté humaine peut toujours garder l’idée de nationalité. Mais, la perméabilité des frontières physiques des nations, à cause des échanges culturels et intellectuelles, les métissages des sensibilités qui « ont fait que l’État-nation désormais ne suffit plus à barricader de l’intérieur le rapport de chacun à la terre » 156. Du coup, l’expression de Nation nègre que Glissant attribue à Haïti à une toute autre connotation : en référence à un nègre d’ailleurs, en errance ou qui fait diaspora. D’Haïti Glissant retient « l'audace qu'elle eut de concevoir et de faire lever la première nation nègre du monde de la colonisation » 157. Cette nation a sa peinture, sa religion, sa langue créole. Que signifie cette créolisation? C’est un retour à des spécificités et même des mots beaux et terribles, comme des néologismes, qui ne disent ni lisent pas le monde. C’est-à-dire que le monde ne se lit pas en eux. Pourtant, ils deviennent monde, mais un nouveau monde qui n’est pas une fusion, ni une dilution, ni un reniement des sentiments et des entités antécédentes. Cependant, tout en restant 154 GLISSANT, Ibidem, p.190. 155 Ibidem, p.139. 156 Idem, p.193. 157 Idem, p.190. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 99 nostalgique de son pays d’enfance, on devient autre en changeant. On entre dans le temps. Les temps tombent et les horizons bougent. La nouvelle nation haïtienne a, Glissant l’atteste, « fondé une Peinture et inventé une Religion. » Toutefois, le terme nation a une autre connotation. Certes, Haïti a une nouvelle peinture qui est l’art naïf, une nouvelle religion qui est le vodou, un nouveau langage dit créole. Mais, le legs et le souvenir qui font l’âme de la nation se ramassent dans un vivre-ensemble nouveau, comme un magma composite où chaque entité se conserve et persévère dans son être. « Il n’est pas nécessaire de se renier pour s’ouvrir à l’autre. Des concitoyens peuvent être différents, sans avoir à « s’intégrer » pour travailler ensemble, vivre ensemble. La Nation en prend un nouveau sens. » 158 C’est être, entre l’enracinement et l’ouverture multiraciale. Juste dans les lignes qui suivent nous expliquerons en quoi consiste la proposition de cette identité composite. Glissant rend compte de cet être se faisant, en Haïti, qui sans cesse agonise, dans un pays « Qui meurt à chaque fois de débattre entre ses élites nègres et ses élites mulâtres, tout aussi carnassières. » 159 Ce vivre-ensembe, Haïti ne l’a jamais réalisé, comme si le bébé est voué à être mort-né. La question de couleur est restée un handicap majeur en Haïti. L’annonce de ce monde créole et métissé est faite et, à la fois, à venir, dans un avènement sans cesse fracturé et contrarié. Car, la quête incessante de racine, à l’image de l’effort d’Anténor Firmin, montre que l’identité haïtienne n’est pas encore là, se cherchant encore. « Les rhétoriques traditionnelles pourraient être envisagées comme le splendide effort de l’Être-racine pour se confirmer comme Être. » 160 Pour être réellement, il va falloir affirmer autre chose. Il va falloir être réellement postcolonial. Il va falloir rompre avec l’humanité occidentale. Ce que Firmin, bien armé de science et bien paré d’armure historique, n’a pas su définitivement faire. D’où la proposition de Glissant d’une identité composite comme projet postcolonial, comme étant un bien commun de l’humanité, une civilisation créole et archipélienne, de l’entre-deux et du clair-obscur. Avènement confié, comme tâche première mais réellement principale, à l’éducateur politique. Une civilisation transhistorique et non universalisante, tout en paraissant comme un chaos-monde, dit mieux la diversité du monde par ses variances infinies et 158 Idem, p.154. 159 Idem, p.139. 160 Idem, p.154. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 100 imprévisibles. L’aspect primordial de toute quête atavique et la technique engendrée par l’esprit de système dans la civilisation occidentale sont deux circonstances hostiles à l’épanouissement de ce nouveau monde. Entre la raison universelle mondiale bien éblouissante des Lumières et la racine primordiale de la source africaine des civilisations, il y a la clairière, l’embellie ou la trace qui disent la filiation. C’est la pensée du métissage, du clair-obscur ou de l’entre-deux qui aidera à triompher de l’éblouissement aveuglant des Lumières. Celles-ci dans leurs éclats, comme le pense Régis Debray dans son essai « Aveuglantes Lumières » 161 , ont projeté des zones d’ombre sur l’humanité et sur la civilisation : notamment, en ce qui nous concerne, l’appartenance aux cultures particulières, le domaine de la croyance, enfin la violence non reconnue faite à l’humanité au travers du système économique esclavagiste (celui des plantations). L’affirmation d’un credo en des valeurs des Lumières prônant que l’éducation liquiderait les superstitions est une erreur à laquelle n’échappent ni Condorcet ni Firmin. On est toujours tué par ce qu’on refoule. En niant leur part nocturne, celle de leurs fantasmes et de leurs mythes d’origine, les nations postcoloniales risquent d’être submergées part elle. Il faut surmonter les non-dits de notre histoire pour empêcher au massacre colonial et aux calamités de se reproduire. Comment la nation haïtienne peut-elle promouvoir une éducation ou un système éducatif plus rationnel ou plus occidental que la France, sans prolonger la nuit? Comment Firmin aurait-il pu ambitionner rectifier l’erreur scientifique et esthétique de l’occident moderne au travers des affirmations de l’anthropologie moderne, sans se servir de cette même science et ce même canon esthétique? D’où sa poussée réactionnaire de valorisation de la race noire tout en affirmant qu’au sujet des inégalités la race n’en est pour rien, la civilisation est pour tout. Sans s’inscrire dans la voie du progrès de la civilisation occidentale et sans s’en abstraire, Glissant propose de nous ouvrir au livre du monde, par le biais de la poésie, sans craindre les progrès inarrêtables des techniques nouvelles ni les mutations qu’ils font en nous. Que le livre soit typographique ou informatique, malgré l’apparente menace des progrès des techniques audiovisuelles, ouvrons-nous à la Démesure elle-même, imprédictible et 161 DEBRAY, Régis, (2006), Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, Gallimard, France, 208 pages. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 101 inaccomplie, dit-il : « C’est la tâche des poètes que de nous y convier.» 162 C’est-à-dire qu’il faut revoir en pensée cet abécédaire d’une ethnie andine par exemple, livre irremplaçable, égrenant les éléments d’une langue menacée perdue dans le silence de la montagne, sur un papier brun rougeâtre au grain épais, livre humble et impérieux dans sa nécessité peut-être déjà inutile. On ne gardera ni ne préservera les grandes bibliothèques du monde sans en multiplier de petites, enfouies au terreau de la planète. Promouvoir une esthétique ouverte à l’instruction et à la science, en même temps promouvoir la même esthétique ouverte à ceux « Pour qui le livre est encore un mirage et, s’il est là, un miracle» 163 . Voici la vraie civilisation découlant d’une pensée du clair-obscur ou de l’entre-deux. La tâche première de l’éducateur politique comme promoteur de l’outillage c’est-à-dire de toutes les formes de production et de création dont parlait Paul Ricoeur, la voici clairement exprimée chez Glissant. Elle est similaire à la tâche du poète. Cette part nocturne que les Lumières nous laissent, c’est elle qui nous dicte la nouvelle humanité et la nouvelle civilisation qui naît de cette pensée du clair obscur. Nous la trouvons, cette pensée ouverte chez ceux qui exercent, comme chez les anciens esclaves des îles coloniales, une esthétique ouverte au chaos-monde, en étant broyés par les systèmes scientifiques, économiques de la période coloniale des Lumières. Ce choas-monde continue en postcolonie, où l’oppresseur n’est plus le colon blanc mais le frère compatriote, et il nous instruit encore. Au moins avant d’attaquer la postcolonie, soyons postcolonial, c’est-à-dire démasquons les calamités de l’esclavage se prolongeant dans l’humanitaire que propose la civilisation occidentale. Osons critiquer l’humanité et la civilisation occidentale en expansion continue. Avouons-nous « Tout-monde », comme le propose Glissant. Reconnaissons notre univers dans sa diversité, en tant que totalitémonde, qui nous enseigne et nous instruit d’être créatif et imaginatif, au cœur de ce mélange, de ce chaos et de ses calamités. L’instruction, par le lire, l’écrire ou l’accès au livre, peut continuer à agir contre la misère et l’exclusion que multiplie l’Internet inaccessible à tous en tant que soi-disant progrès. La civilisation de l’art dans sa créativité et par sa production d’un nouvel outillage (bien supposément commun à tout homme), à partir de l’imagination, instruit aux exclus. Glissant sait qui ils sont : 162 GLISSANT, Ibidem, p.168. 163 Idem, p.167. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 102 « Ceux qui ne sauraient distinguer ni choisir entre l’état de citadin et l’état de campagnard, pour ce qu’ils vivent à jamais au terrain vague de la vie. Ceux qui ne ressentent en rien d’avoir à craindre les hypothétiques ravages des techniques audiovisuelles ou informatiques.» 164 L’Internet et le progrès ne sont pas contradictoires dans ce chaos-monde. Il nous faut tout simplement apprendre à surprendre la permanence ou du moins son goût dans le mouvement incessant de la littéralité de ce qui est montré. L’Internet déroule le monde et le montre tout dru, alors que le livre en illumine et en délivre les invariants. L’imagination a de la place pour elle dans ce monde informatisé. Saisissons-la. Cependant, cette clarté de la pensée ou la philosophie comme clarté est un humanisme qui ne contredit pas l’autre humanisme, celui de l’ineffable, du mystère et de l’incompréhensible. Elle vient cette clarté comme « celle du pionnier, du défricheur, du laboureur » 165 avec son lot d’appel au trouble, au mystère, d’attention inquiète à ce qui se trame dans les dessous du réel, d’une approche de l’incompréhensible, de l’ineffable. D’où la part laissée en elle à l’imaginaire. Et ce monde de clair-obscur, de chaos, de mystère est le fruit du métissage différemment de la fusion. On le trouve dans le langage, fruit de la relation entre la multiplicité non hiérarchisée de langues suscitant irrésistiblement des langages nouveaux. La pensée créole en est un exemple. « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.» 166 Elle n’est pas uniforme ni dans le temps ni dans l’espace de l’archipel, pas moins dans celui de la terre ferme. C’est comme si chacun, ou chaque groupe d’hommes, ou chaque lieu a son créole. «Les phénomènes de créolisation à l’œuvre dans notre monde 164 Idem, p.166. 165 Idem, p.184. 166 Idem, p.37. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 103 intéressent non seulement la diversité des temps vécus par des communautés en contact ou non mais aussi l’interchange des langues écrites et parlées. » 167 La quête atavique des racines est inutile dans la pensée créole. Celle-ci, sans être une génération spontanée dit du neuf et un nouveau monde. Par delà ces langues mères, l’imaginaire (ou les imaginaires) des humanités pourrait inspirer des langages, ou des archipels de langages, qui équivaudraient à l’infinie variance de nos relations. Nous reviendrons plus tard sur la pensée dérivante ou de la relation qui est une pensée du divers. Ce qui importe maintenant c’est de préciser l’ouverture du langage, contre tout enracinement dans une civilisation, qu’on retrouve dans la pensée créole et qui produit cette identité composite que charrie un projet postcolonial. «La langue, c’est le creuset toujours bouleversé de mon unité. Le langage, ce serait le champ ouvert de ma Relation. » 168 Le parler français pose toujours ce problème en Haïti et dans les antilles. L’instruction publique en français, et non en langage vernaculaire, propre au pays et à l’indigène, persiste à former une élite, en continuant à inquiéter l’unité de la nation. Nous reviendrons ci-après sur ce qu’apporte une pensée de la relation ouverte aux spécificités des uns et des autres, afin de montrer en quoi consiste la tâche de l’éducateur politique en ce sens. Insistons maintenant sur le fait que la pensée créole soit à la fois une pensée archipélienne, qui veut dire ouverte. Ce n’est pas parce qu’elle est indigène qu’elle est fermée. C’est ce qui se cherche dans un passé emprunté à la modernité occidentale ou à la racine africaine qui est atavique, dans l’un ou l’autre sens, en cherchant une racine archaïque. Ce à quoi Anténor Firmin n’a pas échappé. Or, l’indigène est de fait métis et composite. Il est créole. Il est contemporain. Il surgit des îles ou de l’archipel. La pensée archipélienne nous refuse le retirement du monde et également dans notre monde. Aussi est-elle contre tout enracinement. Le monde nous y sommes, tout court. Être au monde, c’est s’ouvrir et s’arracher de toute racine, en toute indépendance de pensée, pour ne pas s’enfermer ni se retirer dans un territoire clos. Cette pensée germe du rhizome et non pas de la racine, qu’elle soit occidentale ou africaine. « Que la racine multiple manque, et nous voici projetés dans un espace infertile ; mais que la racine se 167 Idem, p.112. 168 Idem. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 104 referme, s’empiète, nous sommes aveugles à nous-mêmes et au monde. » 169 La racine multiple n’est ni pivotante, ni fasciculée, puisque celles-ci creusent, s’enfoncent et s’enferment, alimentant un seul tronc. Elle est par contre rhizome, celle-là. Elle court, s’accroche et germe, puis continue. C’est peut-être ce que les Lumières, et plus tard les positivistes, auraient du dire du progrès des sciences, de la civilisation ou de l’humanité occidentale. Oui, elle doit s’imaginer et se dire autrement. La pensée archipélienne n’est pas infertile, mais elle n’est tout simplement pas aveugle au monde, à l’autre, non plus. S’il y a un culte, il est celui de la diversité et non celui de l’universel ou de l’individuation dans la culture occidentale. La pensée rhizome n’est pas la pensée en système de l’occident. L’indépendance de pensée de chaque surgeon est sauvegardée. Dire même que les drageons, à l’image d’Haïti, peuvent être détachés et replantés : faire diaspora. Telle est l’identité composite que propose Glissant pour une nouvelle citoyenneté. Que les organes soient différents, des racines adventives peuvent surgir là où ils touchent terre et faire bourgeonner de nouveaux créoles, métis, bref une pensée de l’entre-deux, du clair-obscur, archipélienne. Ainsi, l’éducateur politique aura pour première tâche de faire entrer dans une civilisation mondiale qui laisse de la place à l’autre humanité sentie comme une partie de soi-même, non pas uniquement celle de la raison comme unique humanité à réaliser. Haïti, la mère des pays antillais, dit-elle suffisamment au monde son identité composite? L’avortement du progrès sur cette terre n’est-ce pas une preuve qu’elle ne se saisit pas encore comme totalité-terre, par sa diversité, ou « Tout-monde »? Alors, se cherche-t-elle dans une individuation par l’instruction ou l’éducation à l’universel? Contre Firmin et Condorcet, la pensée du Moyen-Âge chez Glissant n’ouvrirait-elle pas une voie contre la pensée universelle des Lumières? Contre le règne de l’identique, du progrès ou de l’unicité comme raison totale, une pensée de l’errance et de l’identité plutôt moyenâgeuse contrera la pensée universelle des Lumières. L’universel, n’a rien du pittoresque ou du paysage que révèle le Moyenâge. L’identité ne peut témoigner d’aucune souche car toutes les identités se relaient dans quel cas contraire elles se veulent l’identique. C’est ce que le Moyen-Âge a vécu. Le combat entre les diverses religions, croyances et cultures particulières furent autant 169 Idem, p.184. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 105 tumultueuses qu’indémêlables. D’où le triomphe que requiert l’universel de la civilisation occidentale, au dépends de toutes les autres civilisations, par sa propension à l’expansion généralisée, de conquête, de savoir et de foi. Le Moyen-Âge européen était encore tramé de la diversité, de l’audace de la connaissance éclatée, non pas totale ni systématique mais plutôt dérivée. C’est à la quête de ce garant de légitimité que le Moyen-Âge est parti chercher dans la Raison née chez des Grecs. Glissant plaide en faveur de l’époque médiévale dans cette dérive généralisante de la Raison occidentale. « Il ne sert de rien d’affirmer que la Raison est née chez les Grecs et que l’époque médiévale en a peu à peu redécouvert puis agrandi les principes, lesquels seront parfaits dans les siècles suivants. »170 La Raison eût pu se développer en marge de la généralisation, n’était-ce le triomphe qu’a connu la civilisation occidentale, dès les monarchies absolues, passant par l’éclat des Lumières, puis par la science du XIXème siècle européen. « Pourquoi la rationalité de l’Universel est-elle devenue la précieuse prétention, semi-exclusive, de cet ensemble de cultures qu’on a appelé l’Occident?» 171 Parce que l’Universel rationaliste a triomphé de l’universel chrétien médiéval. Tous les deux se sont efforcés à cet universel, mais un seul a réussi non pas à simplement le « réaliser », mais à l’imposer. La rationalité de l’universel est propre à l’occident et est totalitaire au même titre que la Foi au moyenÂge. L’universel est chrétien et rationaliste en tant que pensée en système. Sauf qu’au Moyen-Âge, l’universel chrétien s’opposait à l’universel rationaliste. Les deux y étaient en même temps et se combattaient au Moyen-Âge. Alors, la diversité était sauve, jusqu’au jour moderne où l’universel rationaliste se mit à s’imposer de manière généralisante, partout identique et totalitaire. La part de l’ombre, du mystère, du religieux et des identités particulières a été dès lors occultée. Plus de place dans la modernité rationaliste pour cette diversité. Voici le retour à l’identité moyenâgeuse que réclame Glissant. Il le dit mieux : « La diversité ne verse d’abord pas en autarcie, les feux de culture ne s’isolent pas en suffisances sectaires, du moins pas encore./…/ C’est au détour du Moyen Âge, une fois résolu le sourd conflit qui anima cette époque (entre la 170 Idem, p.103. 171 Idem, p.101. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 106 pensée dérivante et la pensée de système), que toute cette constellation va chavirer en Unique, accompagnant d’une part la constitution de nations antagonistes mais peu à peu conçues sur le même modèle rationalisant et d’autre part l’avenue d’une universalité de croyance qui s’exaltera très vite en croyance à l’universel.» 172 Ceci implique que la pensée unique ou de l’identique ou pensée du système isole les cultures à force de vouloir les intégrer en une seule grande civilisation. Firmin, dans la lignée de Condorcet et d’Auguste Comte, est resté pris à ce piège. Or, la réalité caraïbe s’étend hors du rationnel et du logique. Le multilinguisme dévie les limites rationnelles des langues utilisées. Une langue composite comme le créole ne saurait être défendue sur le mode atavique de l’unicité ou de l’enfermement. Elle nous dit la diversité du monde qui est totalité, si proche du totalitaire mais pas cela, contre toute science faite de lois générales ou généralisantes. N’en déplaise à Condorcet, pousser sa logique jusqu’au bout nous aboutissons à l’époque contemporaine à la problématique du progrès de la science et la mort du livre, au travers du triomphe du numérique et de l’analogique. Alors que Condorcet, en amoureux des mathématiques, proposait la Mesure de la démesure au travers des calculs des probabilités. Glissant propose d’assumer la démesure. Et c’est la tâche du poète de nous ouvrir au monde du livre, tout aussi au monde de la table informatique. Car ce que la pratique de celle-ci nous procure, c’est l’accumulation vertigineuse des données du monde, et le moyen le plus rapide qui soit de les mettre en corrélation les unes avec les autres. L’éducateur politique remplira une tâche similaire au poète en vue de cet équilibre. L’instruction, toujours nécessaire ne sera pas une course en avant dans le progrès, mais l’éveil à l’esthétique ouverte à, ou qui convie à, l’instruction et à la science. Là encore : « c’est la diversité qui nous protège et, s’il se trouve, nous perpétue. » 173 La puissante unicité moderne nous tenait entassés ou prisonniers des cales des sciences, des systèmes de développement et des progrès modernes; la pensée de l’errance vient, contre toute unicité, nous en délivrer. Ouvrons-nous à l’errance dans sa diversité contre l’unicité promeut par la science moderne. Car cette pensée de l’Un en 172 Idem, p.94. 173 Idem, p.157. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 107 Occident tout comme ce le fut dans l’Hébraïsme, la Chrétienté, ou l’Islam est contre la pensée du divers. Cette ouverture au divers produit une pensée de l’errance. Nous sommes plus grands de toutes les variances du monde, puisque dans le monde qui nous entoure l’équilibre du système est sauvegardé en dépit des variétés arbitraires, errements et absurdités des hommes. Ce monde, de son absurdité, pousse à imaginer pourtant. La pensée de l’errance défourne l’imaginaire, nous projette loin de cette grotte en prison où nous étions tassés. Telle est l’identité ouverte acquise par l’homme antillais. C’est d’elle, cette identité, que la matrice d’Haïti était pleine par le triomphe de la révolution des anciens esclaves : de contradiction, de diversité, d’errance, d’ouverture, bref du composite. Mais que dit-elle de l’autre, de la relation et des civilisations spécifiques, dans cette aire antillaise et même de l’archipel du monde? Une pensée dérivante, de la relation et du divers inclut les images, les valeurs et les symboles que renferment chaque civilisation particulière. Au travers du dédoublement et de la contradiction qui habite l’identité composite, il y a de la place pour les particularités en relation. Glissant reconnaît le dédoublement qui hante l’homme antillais. « J’avais déjà fait l’expérience du dédoublement. J’avais connu Oriamé dans ce que nous appelons le Pays d’avant et qui n’est pas, non monsieur, La France, mais les terres d’Afrique. » 174 En cherchant ses racines l’homme antillais, ou antilléen pour ne plus faire référence à la colonisation française, est confus entre l’ancien d’hier, le colon français et l’ancêtre d’avant-hier l’africain vendu comme le précieux bois d’ébène. Entre l’archaïque et l’atavique, bien sûr il faut se reconnaître des deux pour s’assumer métis : et la confusion s’installe. C’est la relation qui exorcise de cette fracture, contre tout dédoublement, toute confusion entre l’archaïque ou l’atavique. Le parent immédiat est plutôt occidental, mais l’hérédité des lointains ancêtres africains ne disparaissent jamais. Le romantisme nous a convié à cet arrachement qui n’est pas déracinement, comme nous l’avions montré ci-devant. Appartenir à une culture particulière, s’y enraciner, sans s’enfermer dans un modèle unique, c’est s’arracher à la naturalisation de l’homme comme sujet universel. Accepter l’apparaître des choses, c’est admettre d’appartenir à un monde commun différencié. Être rhizome, quoi! Être de son identité-rhizome. S’ouvrir à cette pensée dérivante et de la relation entre les civilisations, c’est être à l’image de la 174 Idem, p.53. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 108 liane des plantes adventives. C’est être comme un « Étant-comme-relation » 175, dans les infinies et imprévisibles variances du chaos-monde en mouvement. Là, toutes les images, les valeurs ou tous les symboles des civilisations particulières entrent en relation, s’équilibrent, se soutiennent, et se valorisent. Ricoeur voyait en cela, comme Glissant, une tâche pour l’éducateur politique : celle de la mesure et de l’équilibre. « La mesure est audace et renouvellement, soutenus. Tous les peuples sont jeunes dans la totalité-monde. Il n’y a plus de vieilles civilisations qui veilleraient à la santé du Tout…/…/Qui est ancien est qui se coule en unanimité dans ce mouvement du monde. L’ancienneté n’est plus évaluable à terme-révolu. Nous sommes tous jeunes et anciens, sur les horizons. Cultures ataviques et cultures composites, colonisateurs et colonisés d’hier, oppresseurs et opprimés d’aujourd’hui. Nous combattons les oppressions en notre lieu, nous ouvrons aussi sur les îles voisines, et sur toutes les terres. Ce n’est pas là quitter nos ancêtres, connus et inconnus. Celles et ceux qui ont chaviré au fond des Eaux Immenses pendant la traite, celles qui ont étouffé le produit de leurs entrailles pour le soustraire à l’esclavage, celles et ceux qui ont piété sur les Plantations, qui ont marronné sur les mornes. » 176 L’implication de ces propos, c’est la fin de la quête atavique : nous sommes tous jeunes et anciens sur les horizons. Horizons qui bougent sans cesse. Combattre les oppressions en notre lieu est déjà faire de la postcolonie. Il y a de la postcolonie dans le Tout-monde. Ce qui n’est pas l’objet de notre présent travail, puisque nous voulons creuser l’éducation à la citoyenneté, en amont, dans un contexte postcolonial. Car, ce contexte est encore actuel culturellement et dans l’humanitaire. Identité ouverte à l’Autre, comme être participant d’un rhizome ou d’un système non systématique de relation, ne dit pas qu’on abdique nos identités quand nous nous ouvrons à l’Autre. Elle dit que nous réalisons notre être comme participant d’un rhizome étincelant, fragile et menacé mais vivace. Nous ne formons pas un rassemblement 175 Idem, p.114. 176 Idem, p. 230. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 109 totalitaire, où tout se confondrait dans un tout, mais nous sommes dans une relation où nous devinons l’imprévisible du monde. Les cultures et les spécificités des civilisations particulières en contact multiplié produisent un bouleversement qui refait nos imaginaires. La reconnaissance d’une spécificité est différente d’une fermeture sur une spécificité : exemple, la langue créole en tant que composite et non atavique. « Une langue composite comme le créole ne saurait être défendue sur le mode atavique de l’unicité ou de l’enfermement.» 177 Dans ce langage il y a cela d’abord : la fréquentation de l’organique, des spécifiques d’une langue et, en même temps, son ouverture à la relation. Toutes les langues, par ailleurs, voient leur unicité close menacée par la trame du divers. Heureusement, c’est celle-ci qui les soutient en vie, tant qu’elles se disent langues vivantes. C’est l’oralité, dans le langage, qui garantit cette relation enrichissant sans cesse ce creuset que constitue la langue. Les poètes exercent cette esthétique de la relation qui doit inspirer l’éducateur politique. L’esthétique de la Relation est déracinement, car les cultures humaines s’échangent en perdurant, s’échangeant sans se perdre. « L’esthétique de la Relation anachronise les illusions de l’exotisme, lequel uniformisait partout. » 178 Ce temps est révolu où tout ce qui n’est pas soi-même, normal, universellement admis et reconnu était considéré comme exotique. L’autre n’est pas à conquérir mais plutôt à reconnaître et s’interchanger. Le citoyen formé à cette pensée de la relation et à cette identité de la relation forgerait plus facilement un vivre ensemble où l’État-nation tel que définit par Zvetan Todorov soit une réalité. L’élitisme de Firmin lui aura beau fait trouver des intelligences d’une érudition peu commune parmi les noirs d’Haïti pour illustrer le chapitre XII de son traité et montrer « l’Évolution de la race noire en Haïti. » 179 ; cela n’a pas garantit le vivre ensemble qu’à chaque fois les élites carnassières dévorent. Et pour preuve, c’est à la cause du progrès et de l’humanité universelle que son anthropologie positive consacre cette élite noire. C’est au sein des élites noires, pense Firmin, que « Haïti trouvera les meilleurs ouvriers pour l’œuvre de progrès et de civilisation qu’elle doit réaliser dans l’archipel antilléen. » 180 Cette affirmation n’a rien de véritablement postcolonial, puisqu’elle continue le même projet 177 Idem, p. 86. 178 Idem, p. 86. 179 FIRMIN, Anténor, 2008, De l'égalité des races humaines (anthropologie positive), éd. Mémoire d’encrier, Montréal. (Paris: F. Pichon, 1885; Paris: L'Harmattan, 2003), pp. 267-290. 180 Idem, p. 286. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 110 des Lumières en changeant uniquement de teinte épidermique. A-t-il compris, Firmin, que cet archipel antilléen est plutôt métis que nègre avec une identité composite et de relation propre à la civilisation du nouveau monde? La citoyenneté dans la nation haïtienne a besoin de la reconnaissance de cette identité de relation pour rendre possible le vivre ensemble propre à cette vocation antilléenne. Si la deuxième tâche de l’éducateur politique proposée par Ricoeur, celle qui a trait aux institutions, à savoir de maintenir vivante la tension pour arbitrer entre deux moralités, la morale de conviction et la moralité de responsabilité de l’homme au pouvoir, les deux autres tâches sont explicitent chez Glissant. Bien sûr que la non-présumption de la pensée archipélique penche plus du côté de la morale de conviction que de la morale de responsabilité à laquelle les politiques, de surcroît représentants du peuple, sont appelés. Nous devinons que dans cette pensée archipélique, l’éducateur politique, de facto, n’a pas à préparer un citoyen en vue de remplir les ordres conventionnels et institutionnels. Du fait de son ouverture, cette pensée implique pour l’éducateur politique de former une identité composite, métisse dont le désordre apparent rééquilibre l’individuation, l’unicité ou l’ordre identique promue par l’Universel occidental. Toutefois, la première tâche assignée à l’éducateur dans la formation du citoyen est de promouvoir toute création et tout outillage au rang de bien commun appartenant à toute l’humanité. Tout élément petit soit-il est une petite bibliothèque enfouie au terreau du monde esseulé pour contribuer à la grande bibliothèque du monde. Quant à la tâche d’équilibre des valeurs, entre la reconnaissance et la valorisation des spécificités des civilisations particulières, pour dire son ouverture à l’humanité « Tout-monde », Glissant ne peut être plus suggestif. III-4 Conclusion partielle MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 111 Alors que Firmin croit en une « race haïtienne» 181, noire par-dessus le marché, à laquelle on doit exiger la marche du progrès et de la civilisation, au prix de l’instruction répandue dans les masses, Glissant voit dans Haïti la matrice des pays antillais, et qui meurt à chaque fois de débattre entre ses élites nègres et ses élites mulâtres. Ce qui implique que le vivre ensemble de la nation dépend, pour ce dernier, de l’appropriation par le citoyen de sa vraie identité composite et de relation. Si pour l’un et l’autre penseur l’éducateur politique aura pour tâche d’inscrire le citoyen dans la civilisation de ce monde commun qu’il a en partage, ils divergent pourtant sur le sens de la continuité dans la voie d’une Humanité tracée par l’occident européen. Du coup la tâche d’équilibre des spécificités des civilisations particulières se décline différemment et avec un autre accent, chez l’un ou l’autre. Firmin croit que la race noire propre à Haïti a l’obligation de prendre la mise ou le relais pour faire avancer le monde dans la voie de la réalisation de l’Humanité et elle en est capable, avec pour preuve la proclamation de la première République Nègre du monde en 1804. Glissant ne niant pas la capacité de l’homme antillais de répondre à cette vocation si ce fut le cas. Mais en aucun cas, l’antillais n’a pour vocation de continuer la civilisation occidentale, au contraire, depuis l’Indépendance d’Haïti, le moment est venu de dire au monde l’identité composite, métisse et archipélienne de l’homme antillais. La citoyenneté, pour Firmin, est basée sur l’appartenance et l’enfermement dans la quête atavique de ses racines civilisatrices nègres, brillantes de l’éclat du modèle des Lumières et de la science positive occidentale, tandis que pour Glissant elle est faite d’identité composite ouverte. Les politiciens, les philosophes et les éducateurs haïtiens contemporains ont-ils déjà franchi les portes sombres des prisons de la civilisation occidentale où se déroulent encore les joutes du combat postcolonial? Comment se réapproprier les zones d’ombre mortifère projetées par l’instruction des « Aveuglantes Lumières » 182 , empêchant à l’haïtien de bien nommer l’appartenance culturelle, la croyance et la violence, afin peutêtre de s’affirmer citoyen « Tout-monde»? 181 Idem, Préface, p. XXXVII. 182 DEBRAY, Régis, (2006), Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, Gallimard, France, 208 pp. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 112 Ce qui est sûr, une recherche de terrain s’impose sur le type d’éducation à la citoyenneté qui se donne en Haïti en vue du progrès et de la civilisation. Il est grand temps de questionner les enseignements relativement au positionnement face à l’appartenance culturelle, à la croyance et la violence récurrente, puisque la promesse civilisatrice de l’indépendance de 1804 ne s’est jamais réalisée. Le monde attend encore en Haïti cet État-nation qui témoigne d’un vivre ensemble digne des gestes accomplies par la Révolution indigène de Saint-Domingue. Cette investigation n’est pas encore faite, en témoigne la croyance transmise selon laquelle, depuis l’avènement de cette République noire sous le modèle de la République représentative de la France, l’instruction est le moteur du progrès de l’humanité et de la civilisation universelle. Firmin a pris le relais de Condorcet en ce sens. C’est ce que nous nous proposons de faire, en thèse maintenant, par un travail de terrain, à partir de cette exploration conceptuelle, de cette mise en place d’une problématique et d’une méthodologie, dans le cadre spécifique d’une philosophie politique de l’éducation dans le contexte postcolonial antillais. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 113 CONCLUSION GÉNÉRALE ET BILAN CRITIQUE MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 114 Pour résumer, commençons par constater qu’au cœur des apories politiques modernes, Haïti, en proclamant son indépendance le 1er janvier 1804 proposa la solution d’une République patriotique où, les éléments et valeurs concourant à la formation d’une nation sont bien pris en compte. C’est à la même époque où deux autres expériences révolutionnaires avaient auparavant initiées deux Républiques différentes. En 1787, les États-Unis d’Amérique arrivèrent avec une République comme gouvernement carrément représentatif tandis qu’en 1789 la Révolution française aboutissait à une République visant à la souveraineté du peuple et de la nation. De ces trois expériences, « Nul ne songe à instaurer un régime de démocratie directe. » 183 dit Rosanvallon. L’originalité d’Haïti réside dans la fondation de la première République nègre de l’histoire suite à l’aboutissement de la première révolution anti-esclavagiste et anticolonialiste. Or, nous constatons que cet État-Nation n’a jusqu’à aujourd’hui réalisé un vivre ensemble, ni une société où le progrès moral, scientifique et économique suivent l’exploit de 1804. Un penseur canonique dans le monde intellectuel et politique haïtien, Anténor Firmin, considéra pourtant qu’il y a un riche legs de souvenirs et de traditions, dont hérite ce groupe humain et qui sont cristallisés dans la race noire que constitue globalement l’ensemble de ces citoyens, mais plus encore dans la manifestation du relais que prend cette nation dans la marche continue de la civilisation vers la réalisation de l’Humanité, au travers de ses talents et ses élites. Une façon pour lui de critiquer l’humanité et la civilisation occidentales de son époque qui nièrent ce fait, sur la base scientifique de l’inégalité des races. Dans cette même mouvance de critique postcoloniale, l’essayiste martiniquais Édouard Glissant reconnaît en Haïti la matrice des pays antillais, mais qui ne cesse de mourir par les luttes continuelles de ses élites noires et mulâtres. Deux visions d’une même réalité qui nous poussent à nous interroger sur le type de formation du citoyen qu’assure le système éducatif dans cette République. La recherche que nous avons entamée se situe dans un cadre postcolonial et dans le domaine d’une philosophie politique de l’éducation. Elle est théorique et se saisit de ces deux penseurs non contemporains mais différemment modernes dans leurs réflexions. Firmin s’est montré carrément héritier des Lumières par son ancrage positiviste en sous-titrant son œuvre majeure comme une « Antropologie positive » pour défendre, au nom de la 183 ROSANVALLON, Pierre, (2002), La Démocratie inachevée, France, Nrf Éditions Gallimard, p.11. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 115 science et de la raison universelles, sa thèse « de l’égalité de races ». Au rebours, Glissant se positionne en romantique axant son traité du « Tout monde » sur le rôle primordiale de l’imaginaire dans la civilisation. Alors, nous sommes parti de la question de départ : quel type de citoyen forme le système éducatif haïtien? Nous avons visé à rechercher, en amont, quelle philosophie politique peut avoir influencé l’éducation à la citoyenneté dans ce pays. Notre démarche consistait à clarifier, en tout premier lieu, notre problématique et les motifs du choix de nos auteurs. Ainsi, dans un contexte postcolonial, et à partir d’un double aspect historique et de philosophie politique de l’éducation nous avons cherché à découvrir l’influence d’une philosophie politique sur la tâche de l’éducateur politique en Haïti. D’où notre choix de Paul Ricoeur, dans son exposé sur « les tâches de l’éducateur politique » en rapport au capital civilisationnel, comme axe de comparaison de tous nos auteurs, pour conduire notre démarche. Ensuite, une étude critique de Condorcet s’imposait, puisqu’il est un inspirateur figurant bien en amont des présupposés de la doctrine de Firmin. Sa doctrine sur l’instruction publique concourant à la formation du citoyen a été analysée au moyen notamment des critiques de Pierre Rosanvallon dans « Éduquer le citoyen » et la « La démocratie inachevée ». Ce dernier fut méthodologiquement capitalisé dans notre travail en vue d’analyser comparativement et symétriquement Condorcet. Enfin, en choisissant un penseur mythique comme Anténor Firmin, nous avons cherché également à déconstruire sa pensée par une méthode comparative et symétrique. C’est-à-dire en remontant d’abord à ses présupposés philosophiques, nous avons mis en lumière son lien étroit avec la doctrine de l’instruction publique de Condorcet. Mais, nous avons également comparé sa philosophie à une pensée contemporaine et actuelle, celle de Glissant. Tous trois, Condorcet, Firmin et Glissant furent étudiés dans la perspective de faire ressortir des orientations ou propositions similaires aux trois tâches assignées à l’éducateur politique par Ricoeur relativement au capital civilisationnel. Ce que nous sommes en mesure d’affirmer à cette étape de notre recherche, à partir des doctrines anthropologiques dégagées par Firmin et à l’opposé par Glissant, c’est que la citoyenneté en Haïti peut s’inspirer de deux sources, relativement au concept d’égalité. D’une part, elle peut se fonder sur la race et des valeurs ataviques si on retient MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 116 la conception de Firmin, à savoir, tous les hommes sont pareils en tout temps et en tout lieu, et qu’il n’y a pas d’inégalité de races mais plutôt des inégalités de civilisations. En conséquence, l’éducation à la citoyenneté, en Haïti, consisterait à civiliser l’individu c’est-à-dire à le rendre apte à être protagoniste de la marche du progrès des sciences dont il est le digne héritier pour entrer dans la civilisation universelle. Car, la race nègre d’Haïti est digne, de droit anthropologiquement et de fait historiquement, c’est-à-dire capable de manifester la civilisation universelle comme ce fut le tour de la race blanche en son temps. Voir le traité « de l’égalité des races » au chapitre XII « Évolution intellectuelle de la race noire en Haïti » 184, au chapitre XV « Rapidité de l’évolution dans la race noire » 185, et au chapitre XVII « Rôle de la race noire dans l’histoire de la civilisation » 186 . D’autre part, la citoyenneté en Haïti peut se fonder sur l’identité composite, créole et métisse des individus de la nation, en référence à la pensée archipélienne et rhizome contraire à toute quête de racine archaïque et atavique. La geste historique du 1er janvier 1804 dit au monde que toutes les civilisations, au-delà de l’apparent chaos non systématique qu’elles figurent, forment un paysage qui change puis en s’interchangeant elles s’enrichissent et créent des nouveautés qui constituent des biens communs de l’humanité. Autrement dit, l’appartenance à une civilisation mondiale universelle basée sur les progrès de la science, en s’arrachant à ses spécificités culturelles, est une voie pour former le citoyen. Contrairement, l’ouverture au multiculturalisme, dont son identité de relation, composite, métisse ou créole est porteuse, s’érige comme une autre voie alternative à l’enfermement que constitue l’humanisme universel de l’occident, afin de former le citoyen haïtien. La mission civilisatrice de l’école doit choisir entre ces deux voies : soit de former à la raison totale, universelle, systématique, sûre, unique et identique de l’Occident, soit de former à l’imaginaire c’est-à-dire à la pensée imaginative, créatrice, tremblante, errante, dérivante et imprévisible. On dirait que l’éducation prend des sens qui se croisent chez nos deux penseurs. Firmin partirait d’un travail de formation par l’acquisition des savoirs généraux, mais en final l’être formé aboutirait à son intégration dans une civilisation universelle à nulle autre pareille. Tandis qu’avec Glissant il s’agirait d’abord d’une intégration des éléments spécifiques de sa civilisation 184 FIRMIN, Anténor, 2008, pp. 267-290. 185 Idem, pp. 221-240. 186 Idem, pp. 253-263. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 117 particulière où l’individu nourri par son imaginaire créateur est conduit à s’enrichir de l’autre connu et reconnu avec les spécificités de sa civilisation propre. Ces deux voies ou ces deux trajectoires seront les branches alternatives de l’hypothèse que nous émettrons et chercherons à valider ou invalider, en thèse, au moyen d’une enquête de terrain par la méthode quantitative. Les présupposés de ces deux voies sont modernes. L’une découle des Lumières, l’autre du romantisme. Auquel cas nous conjecturons que l’éducation à la citoyenneté en Haïti s’est cherchée, éperdument comme par errance, entre les valeurs rationnelles des Lumières et les valeurs sentimentales romantiques. Errance que Glissant assume comme identité, anthropologiquement normale et propre à l’antillanité. Notre recherche est d’autant plus opportune que, de ces présupposés d’où remontent les positions de Firmin et de Glissant, il n’est question que d’insistance et de circonstances historiques pour trancher du différent. Déjà, chez Anténor Firmin, nous décelons conjointement une conception de l’homme où « l’exercice de la raison est le plus bel apanage de l’humanité » 187 , avec également celle où les sentiments altruistes « sont le plus bel épanouissement du cœur et de l’esprit de l’homme. » 188 Nous disons que tout vient de l’insistance, car Firmin, à la suite de Condorcet, n’admet pas la fraternité comme une valeur principale anthropologiquement ni politiquement, car dit-il: « C’est que logiquement, on ne saurait concevoir la fraternité en l’absence de l’égalité. » 189 Dans la deuxième partie de notre travail, nous avions déjà montré comment Condorcet refusa de faire de la fraternité un principe premier et à priori sur l’égalité, afin que l’individu reste lui-même pour ne pas s’identifier à une collectivité qui lui préexiste. Pas de meilleure preuve de l’héritage direct de Condorcet chez Firmin. Sauf, que le contexte historique et postcolonial voudra que ce dernier insiste, comme par provision, à prouver scientifiquement l’égalité sur le plan racial, alors que ce domaine reste un facteur sentimental identifiant l’individu à sa collectivité, même nationale. Ce fut pour lui une démarche provisoire, car il visait à prouver scientifiquement l’inanité du facteur racial comme facteur d’inégalité pour, en affirmant l’inégalité des civilisations, mettre en évidence son incorporation et celle de sa nation, de droit et de fait, à la grande civilisation 187 FIRMIN, Anténor, (2008), ibidem, Conclusion, p. 403. 188 Idem, p. 404. 189 Idem, p. 402. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 118 universelle. Pourtant chez Glissant, le choix romantique est tranché puisque l’ouverture aux spécificités des civilisations particulières n’est pas de s’enfermer dans une spécificité civilisatrice particulière comme la civilisation occidentale qui veut s’imposer comme universelle. Sa conviction reste et demeure que l’Occident n’est qu’un projet. C’est l’indépendance de pensée qu’il revendique en partant de la révolution de Saint-Domingue et de la création de la République postcoloniale d’Haïti. L’enracinement de l’individu dans ses propres valeurs culturelles restant sauf, car : « Il n’est pas nécessaire de se renier pour s’ouvrir à l’autre. » 190 Bref, nous pouvons conclure à la présence des idées d’identité, d’arrachement et d’ouverture dans la pensée de Glissant, et des idées d’appartenance atavique, d’enfermement et de repliement chez Firmin. Tendances qui pourraient être susceptibles d’influencer l’éducation à la citoyenneté et les tâches de l’éducateur politique dans cette nation antillaise. Tels sont les résultats de notre recherche théorique. Les difficultés d’ordre méthodologique n’ont pas manqué pour tracer la ligne ou la portée finale de la recherche, à savoir les tâches de l’éducateur politique. Nous avons opté pour les intuitions de Paul Ricoeur sans trop les soumettre à des critiques, car ce n’est pas le but du travail. Toutefois, elles ont servi comme axe de comparaison aux doctrines politiques de nos auteurs, et à pouvoir centrer notre réflexion sur l’éducation et la formation politique du citoyen. La mise en parallèle de Firmin et de Glissant fait abstraction de l’écart chronologique, car le premier est du XIXème siècle et le second nous est contemporain encore au XXIème siècle. Cependant, leurs sensibilités à la modernité et leur tendance postcoloniale c’est-à-dire critique de l’humanité occidentale d’une part, leurs anthropologies critiques de la civilisation d’autre part, en plus d’être confrontés tous deux au dilemme de l’identité de l’individu antillais francophone, tout ceci nous laissait soupçonner qu’une mise en comparaison peut aider à la déconstruction de la philosophie de la citoyenneté en Haïti. D’autant plus, que Glissant, ayant dédié un chapitre de son « Traité du Tout-monde » à Haïti, pour les mêmes raisons que Firmin dans son traité « De l’égalité des races », à savoir : la portée et l’impact, pour les civilisations du monde et des Antilles, de la Révolution des esclaves de Saint-Domingue aboutissant à la naissance de la République d’Haïti en 1804. Il aurait fallu faire état de l’ensemble des publications de ces deux penseurs. Nous nous sommes contenté de 190 GLISSANT Edouard, (1997), Traité du tout-monde, Gallimard, France, p.154. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 119 mentionner leurs écrits dans notre bibliographie, en vue d’en élargir l’étude dans un travail de thèse pour affiner notre analyse du résultat des enquêtes de terrain. C’est également pour les besoins de la déconstruction que nous avons creusé les présupposés de la pensée de Firmin, sous-titrant son œuvre « Anthropologie positive », au travers des visées de Condorcet sur la formation du citoyen dans un contexte républicain et de propagation des idées de Progrès chères aux Lumières de l’Europe. Là encore, pour ne pas prendre les idées de ce dernier sur l’instruction publique comme des vérités absolues, nous avons du nous servir des critiques de Pierre Rosanvallon sur la pensée politique et les limites démocratiques des idéologies émises par Condorcet. Blandine Kriegel, Charles Coutel et Catherine Kintzler ont été les guides indispensables, par leurs essais sur Condorcet ayant déjà fait autorité, pour nous permettre de résumer la pensée si étendue de Condorcet, afin d’éviter toute digression à notre sujet principal. Toute la deuxième partie, soit un tiers de notre rédaction, n’était pas de trop pour asseoir la doctrine de l’éducation du citoyen qui doit servir de base à notre problématique sur l’éducation à la citoyenneté. Pour le thème de l’éducation et pour la pensée politique, il était doublement utile pour nous de remonter à Condorcet comme philosophe situé en amont et inspirateur d’Auguste Comte dans son positivisme qui est devenu la doctrine admise par Anténor Firmin pour asseoir scientifiquement sa critique postcoloniale. Science systématique occidentale que Glissant critiquera d’un bout à l’autre de son traité. Condorcet s’imposait pour l’analyse des présupposés des doctrines de nos auteurs. La problématique dans le cadre duquel nous initierons un travail de recherche de terrain en thèse, sera la même. Il faudra vérifier la corrélation, ou pas, entre la philosophie politique et la formation du citoyen en Haïti. Est-ce qu’il existe une philosophie politique de l’éducation, et laquelle qui influence le système éducatif haïtien dans ses finalités, dans les discours des responsables politiques, dans les programmes d’instruction civique, dans la formation des maîtres, dans le contenu des cours d’éducation à la citoyenneté, dans la culture sociale des élèves c’est-à-dire leurs relations avec les agents du système : relations élèves-élèves, élèves-maîtres, élèves-parents et maîtres-parents. Il s’agira de définir et d’établir des variables qui vont ou valider ou invalider l’hypothèse selon laquelle : le système éducatif haïtien forme des citoyens à l’identité composite ou au contraire à l’identité d’appartenance. Nous nous limiterons MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 120 d’arrêter la présente recherche en deçà des implications politiques de cette identité du citoyen, qu’on aura découverte, sur toute éventuelle faillite des élites, ou échec quelconque en démocratie ou en développement. Notre recherche visera spécifiquement à définir le fait éducatif haïtien ou le projet éducatif haïtien c'est-à-dire de comprendre la tâche de l’éducateur politique en Haïti. Y a-t-il une philosophie politique qui influence la formation du citoyen en Haïti? Découvrirons-nous une corrélation ou pas? Notre modèle reste l’expérience du programme d’instruction publique de Condorcet qui visait à la formation du citoyen comme citoyen-acteur, et la manière dont ce projet s’inscrivait dans le cadre d’une épistémologie juridique et de la politique de la Convention. Bien sûr, l’analyse de nos résultats d’enquête de terrain pourra nous faire remonter en amont vers les présupposés philosophiques et politiques des discours et des pratiques éducatives relatives à la formation du citoyen. Pour ce faire, nous maintiendrons les définitions de la citoyenneté dans les trois aspects retenus dans notre présente introduction : le statut, les prérogatives et droits liés à la qualité, les comportements. Nous garderons également la même définition de l’État-nation de Todorov et celle de la nation par Renan. Et bien entendu, une recherche entreprise dans le cadre d’un contexte postcolonial, d’après notre point de vue selon lequel Haïti n’est pas encore entrée dans la postcolonie pour comprendre pourquoi l’ennemi est le frère de la patrie commune et pas un étranger colon de surcroît, car le problème de l’identité en vue d’un vivre ensemble n’est pas encore élucidé. D’autant plus que le projet de civilisation que constitue l’Occident continue sa course au travers de l’humanitaire, notre recherche s’inscrira dans le postcolonialisme. MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » 121 BIBLIOGRAPHIE MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ EN HAÏTI – « LES TÂCHES DE L’ÉDUCATEUR POLITIQUE » I- 122 Bibliographie de travail - BLAIS Marie-Claude, GAUCHET Marcel, OTTAVI Dominique, (2008), "Philosophie politique de l'éducation" in VAN ZANTEN Agnès, (dir.), (2008), Dictionnaire de l'éducation, PUF, Paris. - BUCK-MORSS, Susan, (2006), Hégel et Haïti, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Noémie Ségol, éd. 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Qui n'en finit pas d'acquitter l'audace qu'elle eut de concevoir et de faire lever la première nation nègre du monde de la colonisation. Qui depuis deux cents ans a éprouvé ce que Blocus veut dire, chaque fois renouvelé. Qui sans répit souffre ses campements et sa mer folle, et grandit dans nos imaginaires. Qui a vendu son sang créole un demi-dollar le litre. Qui s'est distribuée à son tour dans les Amériques, la Caraïbe, l'Europe et l'Afrique, refaisant diaspora. Qui a consumé tout son bois, marquant de plaies arides l'en-haut de ses mornes. Qui a fondé une Peinture et inventé une Religion. Qui meurt à chaque fois de débattre entre ses élites nègres et ses élites mulâtres, tout aussi carnassières. Qui a cru qu'une armée était faite de fils de héros. Qui a charroyé des mots beaux ou terribles, le mot macoute, le mot lavalass, le mot déchouquer. Ce texte est tiré du Traité du Tout-Monde d'Édouard Glissant (Paris: Gallimard, 1997: 139) © 1997 Édouard Glissant MÉMOIRE MARDIF 2006-2008: IIème année Promotion FREINET