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Se dire avec le déni : paroles alcooliques
Mots-clés : Déni, Langage, Thérapie de
groupe, Alcoolodépendance
About denial reported in a group therapy of alcoholic patients
Keywords : Denial, Verbalization, Group
Marc Levivier1, Danielle Casanova2, François Perea3 , Ingrid Ceria4
Indépendamment des milieux professionnels, culturels, dès qu’il s’agit de parler de ses
alcoolisations, on n'a plus le même "discours". C’est d’autant plus vrai que la personne
est en difficulté avec le produit. On entendra souvent dire à son propos qu’elle "est
dans le déni". Pourtant les travaux portant spécifiquement sur ce "déni" restent rares,
et les recherches sur les us et coutumes langagières des malades alcooliques sont à
peu près inexistantes.
Nous présentons donc ici les axes majeurs d’une étude portant sur l’analyse de discours de patients réunis dans un groupe de paroles en Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa).
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Nous nous sommes regroupés afin d’étudier
les caractéristiques langagières de patients alcoolodépendants à partir d’expériences et de
questionnements empiriques que nous avons
partagés et que l’on pourrait résumer ainsi: dès
qu’il s’agit de parler de ses consommations d’alcool ou encore de celles de son interlocuteur,
"quelque chose" dans notre parole se mettrait à
"fonctionner" différemment.
Pour le Dr Casanova, médecin addictologue,
c’est cette expérience de sortes de "phrases
types" d’une étonnante fixité , des manières de
parler de l’alcool qui se retrouvent chez des patients par ailleurs très différents qui pose question. C’est aussi une autre expérience, vécue lors
de séances de sensibilisation au "risque alcool"
en entreprise, durant lesquelles les participants
recourent aussi à une étrange manière de parler
de l’alcool... sans vraiment en parler.
Pour François Perea, linguiste, maître de
conférences à l’université Paul-Valéry de Montpellier, c’est, au départ, l’écoute fortuite de
conversations de buveurs, dans un bistrot dans
1. Docteur en sciences de l’éducation, ingénieur de
recherche et de formation à l’Irema, coordinateur pédagogique du Desu "Prises en charge des addictions" de
l’université Paris-8. Irema, 10, bd de Strasbourg, 75010
Paris. [email protected]
2. Médecin coordinateur au CSAPA ANPAA84, médecin
au centre "Les Lauriers" Mas Thibert SOS DI.
3. Maître de conférences à l’Université Paul ValéryMontpellier III, département des sciences du langage.
Laboratoire Praxiling UMR5267 CNRS.
4. Psychologue, ingénieur de formation, chercheur et
intervenante permanente à l’Irema, enseignante au Desu
"Prises en charge des addictions" de l’université Paris-8.
Irema, Paris. [email protected]
Ce travail bénéficie du soutien de l’Ireb, contrat 2010/22.
lequel il était entré consommer, qui lui fait repérer des usages récurrents de certaines ressources langagières. Leur étude a donné lieu à
de nombreuses publications (1-4).
Marc Levivier et Ingrid Ceria, formateurs en
alcoologie à l’Irema, ils ont observé, pour leur
part, une sorte de "difficulté-type" se répétant de
façon quasiment identique lors de formations à
l’entretien de liaison alcoologique contraignant
les stagiaires, par exemple lors des jeux de rôles,
à "tourner autour du pot", dans des échanges
verbaux qui ressemblent à des conversations, et
non pas à des entretiens. Une recherche tentant
d’en expliciter certaines contraintes a été publiée récemment (5).
À chaque fois, cela semblait donc indépendant
des caractéristiques individuelles des protagonistes et se manifestant "en paroles". L’hypothèse a été faite qu’il s’agit en réalité de manifestations d’une même réalité langagière que
nous avons décidé d’analyser. Le linguiste ayant
déjà mené un tel travail sur des conversations
"bistrotières", nous nous sommes engagés dans
une analyse des caractéristiques langagières de
patients alcoolo-dépendants (6).
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On doit au linguiste Émile Benveniste une
série d’études fondatrices sur nos moyens et
contraintes dès lors que l’on se met à parler (7).
En effet, toute prise de parole obéit à des règles
précises. Pour pouvoir basculer de la langue
"abstraite" à la prise de parole, le locuteur doit
mobiliser un certain ensemble de mots (qu’on
appelle parfois les "embrayeurs") qui lui per-
Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2011
20
therapy, Alcohol-dependence
mettent de s’inscrire subjectivement dans l’expérience de la situation de communication ego,
hic et nunc. Parmi ces embrayeurs se trouvent les
pronoms personnels. Notre façon de les nommer (première personne, deuxième personne...)
occulte massivement leur rôle déterminant. Les
grammairiens arabes ont été plus avisés en les
nommant ainsi : celui qui parle (notre première
personne) ; celui à qui on s’adresse (notre deuxième personne) ; celui qui est absent (notre troisième personne). Ainsi, lorsque je vais parler, je
vais dire "je" : je vais te parler, et même, je vais te
parler de quelque chose, de qui est absent, de il.
Il faut ici remarquer que ce que tout un chacun
éprouve comme le désignant en propre, dans
sa singularité la plus profonde et la plus intime
("Je pense donc je suis"), c’est ce mot de deux
lettres que chacun emploie pour se désigner
soi-même : je (8).
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Il est toutefois possible de dire "je" à la place de
"tu", ou encore d’employer un "il" à la place du
"je"... Ces glissements, que l’on nomme "énallages pronominaux", permettent au locuteur
de se désigner dans l’énoncé en choisissant
stratégiquement la "forme" à donner sa personne, ce qui "colore" à chaque fois ce qu’il a
à dire (9). Par exemple, dans l’énoncé : "Je suis
allé le voir à l’hôpital après son accident. Et
bien tu te dis que la guérison sera longue", le
locuteur ne cesse de parler de lui-même et recourt au pronom "tu", semble-t-il, dans l’intention de partager davantage son sentiment avec
la personne qui l’écoute (c’est ce qu’on appelle
la fonction implicative de l’énallage).
Les recherches précédentes de l’un d’entre nous
avaient déjà pris pour objet les différents moyens
langagiers que mobilisent un locuteur afin de
pouvoir tenir des propos qu’il ne peut pourtant
pas complètement assumer en son nom propre
(10) [que ce soit par honte ou par pudeur]. À partir de conversations spontanées enregistrées aux
comptoirs de bistrots de quartier, il avait ainsi
montré comment les locuteurs usaient de nombreuses stratégies langagières pour ne pas cesser
de parler de leur alcoolisme sans pourtant jamais
dire "je" suis alcoolique. Et ce sont notamment les
énallages pronominaux qui sont sollicités. Ainsi,
ce que "je" ne peux pas dire, est alors énonçable
par un "nous" (car "nous" pouvons en parler), ou
bien par un autre, un "il" (car ce que je ne peux
assumer mais dont je tente de parler quand
même, alors "il" peut l’avoir dit, ou fait).
Voici un exemple tiré d’un enregistrement au
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comptoir : "Un mec, il est alcoolique, va pas
s’arrêter d’boire de l’alcool. Comme moi, si j’ai
pas mes deux blancs le matin, mes deux pastis
à midi, mes trois bières dans l’après-midi, j’suis
pas bien. J’dépasse pas mes... une certaine dose.
J’ai pas honte d’le dire. Après quand tu dépasses
alors là t’es rond. Mais tant qu’j’dépasse pas ma
dose, j’suis pas rond."
Pour parler de lui, le buveur qui parle, emploiera "je" si son propos correspond à ce qui peut
être dit, à un usage acceptable. Il passera à "tu"
pour parler d’un écart (une ivresse), et à "il" du
cas de l’alcoolique : mais alors, il s’agira toujours
de lui (11) !
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Nous avons donc entrepris d’étudier les énallages et les thématiques (on vient de voir que les
deux étaient liés) lors de séances d’un groupe de
paroles dans un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA),
auquel peut participer tout patient. Ce choix
nous semble cohérent avec les travaux déjà
menés sur les conversations bistrotières : situation groupale, échanges majoritairement entre
pairs, participation choisie et non imposée.
Des séances ont donc été enregistrées (avec
l’autorisation des participants) et le corpus a été
constitué. L’analyse est en cours, pour laquelle
nous procédons par séquences et par objets:
thématiques, inscription de la personne... négations...
Concernant les thèmes des conversations, les
recherches sur les conversations de buveurs
au bistrot avaient permis d’identifier quatre
thèmes récurrents (3) : l’alcool (et ses consommations) ; le corps (principalement le corps qui
souffre et dont il faut prendre soin) ; la persécution (toutes les difficultés, les aléas, les accidents qui ne cesseraient de survenir) ; la femme
(qui présente trois figures : la mère qui prend
soin, la décadente qui peut boire, fumer et qui a
une vie sexuelle, et enfin la copine).
L’analyse de l’enregistrement du groupe de parole met en évidence, dès les 9 premières mi-
nutes, trois des quatre thèmes précédemment
identifiés, à savoir : la persécution (des vêtements déchirés, des grèves de train…) ; la maman (qui va recoudre les vêtements déchirés) ;
l’alcool.
Le phénomène d’énallage repéré précédemment est, lui aussi, fréquent. Une contrainte
propre au groupe de parole a d’ailleurs permis
d’en expliciter partiellement la fonction. En effet, une des règles de ce groupe est d’y parler
en son nom propre, autrement dit, de dire "je".
Cette règle, sa transgression et son rappel apparaissent lors des échanges, ce qui donne lieu
à cette réponse d’un des participants qui venait
d’enfreindre la règle : "il faut que je parle des
autres pour parler de moi-même".
Par ailleurs, on remarque aussi un procédé d’inversion lorsqu’il s’agit de parler de ses envies
d’alcool : le locuteur va se mettre à distance en
cessant d’assumer la fonction de sujet grammatical de l’énoncé, dans le cas d’une envie d’alcool
absente : M84. Eh ben depuis depuis de début de
mon abstinence c’est le cas [] ayant retrouvé une
activité heu : [] je vais dire [] à peu près normale
[] heu : tant sur le plan physique qu’intellectuel
[]je veux dire l’alcool l’alcool ben non ne fait plus
partie de mes préoccupations donc heu [].
En revanche, pour parler d’une envie de reboire
qui est bien présente, il va aller jusqu’à s’effacer
de l’énoncé, et c’est au contraire l’alcool qui est
alors quasiment personnalisé : M92. Un vieil
armagnac qui sent vraiment [] (rires) et en nettoyant ça a fait chauffer la bouteille [] y’avait des
émanations assez sympathiques qui sortaient []
y compris de ce bouchon.
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On le constate, contrairement à une idée courante, le malade alcoolique ne cesse de parler
d’alcool, que ce soit lorsqu’il en consomme ou
qu’il se soigne. Cela nous amène à problématiser la thématique associée : celle du déni. Il
semble en effet qu’il s’agisse aussi d’une mobilisation, peut-être inaccoutumée, de nombreuses
ressources langagières de façon à pouvoir dire
son rapport à l’alcool, malgré la difficulté à en
assumer l’énoncé. Du point de vue du linguiste,
dire en effet : "ma femme dit que je bois", c’est
quand même bien dire "je bois", mais en faisant
assumer l’énoncé par un autre, "ma femme".
Une reconnaissance de cette polyphonie, ainsi
que des énallages et inversions que nous avons
présentés plus haut, permettent alors d’entendre ce que le locuteur s’efforce de dire, par
ses contours : repérages de ce qui, en quelque
sorte, borde les thèmes impossibles à aborder
directement. Pourrait-on dire que la rhétorique
de l’alcoolique construit une sorte de thématique inversée de la dépendance et qui serait la
forme que peut prendre le discours sur l’alcool
de l’alcoolique ?
Ne pas en reconnaître le sens, et la valeur, risque
alors, soit d’attribuer au patient une résistance
indue, soit d’attendre de lui une capacité à tenir
un discours sur lui-même qui excède, à ce mov
ment, ses ressources propres.
Références bibliographiques
1. Perea F. Paroles d’alcooliques : discours - interaction - subjectivité. Paris: L’Harmattan; 2002.
2. Perea F. L’alcoolisme sous silence : approche linguistique du déni de l’alcoolique. Alcoologie et addictologie 2002;24(1):23-31.
3. Perea F, Morenon J. L’alcoolique au comptoir. Etude
sur le comportement verbal spontané des buveurs. Synapse 2002;(190).
4. Perea F, Morenon J. Langage et clinique de l’alcoolisme. Presses universitaires de la méditerranée
(PULM), 2009.
5. Levivier M. L’entretien de liaison alcoologique:
abords langagiers. Psychotropes 2010;Vol. 16(3/4)
6. Levivier M, Perea F, Ceria I, Casanova D. Étude
de l’inscription pronominale de la personne lors de
séances d’un groupe de paroles de Csapa (I). Les cahiers de l’Ireb paraître, (20).
7. Benveniste É. La nature des pronoms. Dans: Problèmes de linguistique générale I. Paris: Gallimard;
1976.
8. Benveniste É. De la subjectivité dans le langage.
Dans: Problèmes de linguistique générale I. Paris:
Gallimard; 1976.
9. Coïaniz A. Les masques de la personne. Dans: Langage, subjectivité, didactique. Lisbonne: 1978.
10. Perea F. Je et autres : les masques de nos personnes. L’Harmattan, 2003.
11. Perea F. Du je et de ses substituts: quelques remarques sur la circonscription de la personne de
l’énonciateur. Traverses 2003;(5).
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n’en consomment pas. Mais ceux qui prennent toute autre substance
d’abus, alcool mis à part, "entreraient" aussi dans la psychose deux
ans plus tôt que les sujets du groupe témoin. Pour les auteurs, cela
monterait que l’usage de cette drogue "précipiterait la survenue d’une
schizophrénie ou de tout autre trouble psychotique, en raison de l’interaction possible entre des facteurs de vulnérabilité génétiques et environnementaux, ou encore d’une altération du développement cérébral".
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Le débat sur l’association entre l’usage du cannabis et le développement de la schizophrénie rebondit avec la publication
de cette nouvelle méta-analyse publiée dans les Archives Générales de Psychiatrie en ligne (M. Large, Australie) portant sur 83
études impliquant près de 8 200 participants consommateurs de cannabis versus 14 350 témoins. Celle-ci montre que les usagers de cannabis développeraient la schizophrénie 2,7 ans plus tôt que ceux qui
Large M, Sharma S, Compton MT, Slade T, Nielssen O. Cannabis use and earlier
onset of psychosis: a systematic meta-analysis. Arch Gen Psychiatry 2011 Feb 7
(Epub ahead of print).
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Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – janvier-février-mars 2011
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