Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – janvier-février-mars 2011Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – janvier-février-mars 2011
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comptoir : "Un mec, il est alcoolique, va pas
s’arrêter d’boire de l’alcool. Comme moi, si j’ai
pas mes deux blancs le matin, mes deux pastis
à midi, mes trois bières dans l’après-midi, j’suis
pas bien. J’dépasse pas mes... une certaine dose.
J’ai pas honte d’le dire. Après quand tu dépasses
alors là t’es rond. Mais tant qu’j’dépasse pas ma
dose, j’suis pas rond."
Pour parler de lui, le buveur qui parle, emploie-
ra "je" si son propos correspond à ce qui peut
être dit, à un usage acceptable. Il passera à "tu"
pour parler d’un écart (une ivresse), et à "il" du
cas de l’alcoolique : mais alors, il s’agira toujours
de lui (11) !
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Nous avons donc entrepris d’étudier les énal-
lages et les thématiques (on vient de voir que les
deux étaient liés) lors de séances d’un groupe de
paroles dans un centre de soins, d’accompagne-
ment et de prévention en addictologie (CSAPA),
auquel peut participer tout patient. Ce choix
nous semble cohérent avec les travaux déjà
menés sur les conversations bistrotières: situa-
tion groupale, échanges majoritairement entre
pairs, participation choisie et non imposée.
Des séances ont donc été enregistrées (avec
l’autorisation des participants) et le corpus a été
constitué. L’analyse est en cours, pour laquelle
nous procédons par séquences et par objets:
thématiques, inscription de la personne... né-
gations...
Concernant les thèmes des conversations, les
recherches sur les conversations de buveurs
au bistrot avaient permis d’identifier quatre
thèmes récurrents (3) : l’alcool (et ses consom-
mations); le corps (principalement le corps qui
souffre et dont il faut prendre soin) ; la persé-
cution (toutes les difficultés, les aléas, les acci-
dents qui ne cesseraient de survenir) ; la femme
(qui présente trois figures : la mère qui prend
soin, la décadente qui peut boire, fumer et qui a
une vie sexuelle, et enfin la copine).
L’analyse de l’enregistrement du groupe de pa-
role met en évidence, dès les 9 premières mi-
nutes, trois des quatre thèmes précédemment
identifiés, à savoir : la persécution (des vête-
ments déchirés, des grèves de train…); la ma-
man (qui va recoudre les vêtements déchirés);
l’alcool.
Le phénomène d’énallage repéré précédem-
ment est, lui aussi, fréquent. Une contrainte
propre au groupe de parole a d’ailleurs permis
d’en expliciter partiellement la fonction. En ef-
fet, une des règles de ce groupe est d’y parler
en son nom propre, autrement dit, de dire "je".
Cette règle, sa transgression et son rappel ap-
paraissent lors des échanges, ce qui donne lieu
à cette réponse d’un des participants qui venait
d’enfreindre la règle : "il faut que je parle des
autres pour parler de moi-même".
Par ailleurs, on remarque aussi un procédé d’in-
version lorsqu’il s’agit de parler de ses envies
d’alcool: le locuteur va se mettre à distance en
cessant d’assumer la fonction de sujet gramma-
tical de l’énoncé, dans le cas d’une envie d’alcool
absente : M84. Eh ben depuis depuis de début de
mon abstinence c’est le cas [] ayant retrouvé une
activité heu : [] je vais dire [] à peu près normale
[] heu : tant sur le plan physique qu’intellectuel
[]je veux dire l’alcool l’alcool ben non ne fait plus
partie de mes préoccupations donc heu [].
En revanche, pour parler d’une envie de reboire
qui est bien présente, il va aller jusqu’à s’effacer
de l’énoncé, et c’est au contraire l’alcool qui est
alors quasiment personnalisé : M92. Un vieil
armagnac qui sent vraiment [] (rires) et en net-
toyant ça a fait chauffer la bouteille [] y’avait des
émanations assez sympathiques qui sortaient []
y compris de ce bouchon.
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On le constate, contrairement à une idée cou-
rante, le malade alcoolique ne cesse de parler
d’alcool, que ce soit lorsqu’il en consomme ou
qu’il se soigne. Cela nous amène à probléma-
tiser la thématique associée : celle du déni. Il
semble en effet qu’il s’agisse aussi d’une mobili-
sation, peut-être inaccoutumée, de nombreuses
ressources langagières de façon à pouvoir dire
son rapport à l’alcool, malgré la difficulté à en
assumer l’énoncé. Du point de vue du linguiste,
dire en effet : "ma femme dit que je bois", c’est
quand même bien dire "je bois", mais en faisant
assumer l’énoncé par un autre, "ma femme".
Une reconnaissance de cette polyphonie, ainsi
que des énallages et inversions que nous avons
présentés plus haut, permettent alors d’en-
tendre ce que le locuteur s’efforce de dire, par
ses contours: repérages de ce qui, en quelque
sorte, borde les thèmes impossibles à aborder
directement. Pourrait-on dire que la rhétorique
de l’alcoolique construit une sorte de théma-
tique inversée de la dépendance et qui serait la
forme que peut prendre le discours sur l’alcool
de l’alcoolique ?
Ne pas en reconnaître le sens, et la valeur, risque
alors, soit d’attribuer au patient une résistance
indue, soit d’attendre de lui une capacité à tenir
un discours sur lui-même qui excède, à ce mo-
ment, ses ressources propres.
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Références bibliographiques
1. Perea F. Paroles d’alcooliques : discours - interac-
tion - subjectivité. Paris: L’Harmattan; 2002.
2. Perea F. L’alcoolisme sous silence : approche linguis-
tique du déni de l’alcoolique. Alcoologie et addictolo-
gie 2002;24(1):23-31.
3. Perea F, Morenon J. L’alcoolique au comptoir. Etude
sur le comportement verbal spontané des buveurs. Sy-
napse 2002;(190).
4. Perea F, Morenon J. Langage et clinique de l’al-
coolisme. Presses universitaires de la méditerranée
(PULM), 2009.
5. Levivier M. L’entretien de liaison alcoologique:
abords langagiers. Psychotropes 2010;Vol. 16(3/4)
6. Levivier M, Perea F, Ceria I, Casanova D. Étude
de l’inscription pronominale de la personne lors de
séances d’un groupe de paroles de Csapa (I). Les ca-
hiers de l’Ireb paraître, (20).
7. Benveniste É. La nature des pronoms. Dans: Pro-
blèmes de linguistique générale I. Paris: Gallimard;
1976.
8. Benveniste É. De la subjectivité dans le langage.
Dans: Problèmes de linguistique générale I. Paris:
Gallimard; 1976.
9. Coïaniz A. Les masques de la personne. Dans: Lan-
gage, subjectivité, didactique. Lisbonne: 1978.
10. Perea F. Je et autres : les masques de nos per-
sonnes. L’Harmattan, 2003.
11. Perea F. Du je et de ses substituts: quelques re-
marques sur la circonscription de la personne de
l’énonciateur. Traverses 2003;(5).
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vLe débat sur l’association entre l’usage du cannabis et le dé-
veloppement de la schizophrénie rebondit avec la publication
de cette nouvelle méta-analyse publiée dans les Archives Gé-
nérales de Psychiatrie en ligne (M. Large, Australie) portant sur 83
études impliquant près de 8 200 participants consommateurs de can-
nabis versus 14 350 témoins. Celle-ci montre que les usagers de can-
nabis développeraient la schizophrénie 2,7 ans plus tôt que ceux qui
n’en consomment pas. Mais ceux qui prennent toute autre substance
d’abus, alcool mis à part, "entreraient" aussi dans la psychose deux
ans plus tôt que les sujets du groupe témoin. Pour les auteurs, cela
monterait que l’usage de cette drogue "précipiterait la survenue d’une
schizophrénie ou de tout autre trouble psychotique, en raison de l’inter-
action possible entre des facteurs de vulnérabilité génétiques et envi-
ronnementaux, ou encore d’une altération du développement cérébral".
Large M, Sharma S, Compton MT, Slade T, Nielssen O. Cannabis use and earlier
onset of psychosis: a systematic meta-analysis. Arch Gen Psychiatry 2011 Feb 7
(Epub ahead of print).
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