L’Homme au crâne rasé DE KOE Natali Broods & Peter Van den Eede d’après les pensées de Johan Daisne de KOE (BE) L'homme au crâne rasé Un spectacle de Natali Broods et Peter Van den Eede d'après les pensées de Johan Daisne Ils sont follement amoureux. Lui est auteur, « cœur embrouillé et cerveau chaotique » ; elle, comédienne, qui voudrait peut-être juste le serrer de nouveau dans ses bras. Ils ont renoncé à leur amour, de peur que celui-ci ne les brûle. Et passent maintenant leur temps à s’éviter – même ici, dans ce bar d’hôtel magnifiquement dressé pour eux seuls, où ils se rencontrent dans la pénombre. Très librement inspiré du roman éponyme de Johan Daisne – une splendeur de la littérature flamande – L’Homme au crâne rasé est une joute sentimentale et une partition taillée sur mesure pour le talent de Peter Van den Eede et Natali Broods – dont l’apparente spontanéité et la large palette d’émotions rappelle inévitablement leur Qui a peur de Virginia Woolf, l’hystérie éthylique en moins… Ici on parle, longtemps, posément – et oui, c’est une parade pour ne pas se toucher. On parle de quoi? D’histoire de l’art (beaucoup), d’art ménager (un peu, mais c’est drôle), de l’état du corps quand le cœur a cessé de battre, de la nécessité de se perdre et de se retrouver. Et aussi, de naviguer sur la Volga, dans le brouillard, côte à côte… La compagnie de KOE a été créée en 1989 par Peter Van den Eede et Bas Teeken, diplômés du conservatoire d’Anvers. De KOE s’efforce sans cesse de laisser tomber tous les petits trucs du métier, de prendre le public à bras-le-corps et de se mettre à table : chaque représentation cherche à rompre radicalement avec la précédente, ce qui met parfois à mal les règles sacrées du théâtre. À Garonne, en 2005 et 2006, Peter Van den Eede présente My dinner with André, une coproduction de KOE / tg STAN, Qui a peur de Virginia Woolf ? en 2008 et Outrage au public de Peter Handke en 2011. traduction française et coaching linguistique Martine Bom avec Natali Broods et Peter Van den Eede mise en scène et conception Natali Broods et Peter Van den Eede scénographie et création lumières Matthias de Koning et Bram De Vreese création son Pol Geusens technique Bram De Vreese et Pol Geusens production et communication Marlene De Smet administration Belinda Roels une production de KOE producteur délégué théâtre Garonne - Toulouse coproducteurs de la version française théâtre Garonne / Toulouse, Théâtre de la Bastille / Paris, , Théâtre de Nîmes, Le Bois de l'Aune (communauté de communes du Pays d'Aix-en-Provence) La compagnie De Koe est subventionnée par le ministère de la Culture de la Communauté Flamande. création au théâtre Minard, Gand, le 18 février 2004 durée 1h30 Van den Eede est toujours la force motrice de de Koe, même si de nouveaux acteurs ont rejoint la troupe. Il est fasciné par le dialogue et le champ de tension entre l’acteur de théâtre et le personnage. Il révèle avec subtilité comment l’acteur entre dans la peau du personnage à sa propre surprise, comment il l’accepte ou le rejette avec ironie. Tout cela fait partie du jeu d’acteur. Les représentations de De Koe sont légères, intelligentes et teintées d’humour. La ligne de démarcation entre ce qui tient du calcul et ce qui arrive à l’acteur est parfois floue. Selon Van den Eede, l’acteur doit laisser de la place à l’incontrôlable, lui donner ses chances, mais en même temps garder un certain contrôle de la situation. Cette position constitue le fondement de son jeu d’acteur transparent : montrer l’acteur derrière le personnage (ou inversement) et déclencher à partir de là une sublime communication avec le public. Cela détermine non seulement son style de jeu caractéristique, mais le type de personnages et de relations qu’il met en scène, la thématique de ses pièces donc. Ce sont généralement des personnages qui se livrent volontiers à l’introspection, sont captifs de leur être mais peuvent aussi l’observer à distance. Le héros de L’homme au crâne rasé est exemplaire à cet égard. La pièce est inspirée du livre de Johan Daisne. Van den Eede joue l’homme à l’esprit torturé, rongé par son propre comportement et qui paralyse tous les automatismes internes. C’est un homme qui louche, regarde dans deux directions opposées à la fois, deux vérités, deux mondes. C’est peut-être ce strabisme qui caractérise le style de Koe. ‘Moi aussi, je louche un peu’, réplique sa partenaire Natali Broods. Et c’est le cas. À quoi Peter van den Eede répond en montrant son crâne nu: ‘Je me suis aussi rasé......’. Un rectificatif s’impose. Il ne joue en fait pas le personnage principal, mais il est l’acteur habité par le personnage de Daisne. Cela donne un commentaire ludique et une représentation d’une grande légèreté. L’illusion d’une relation impossible est présentée avec beaucoup d’autodérision et une dose de joyeux sadomasochisme. Et le plaisir du spectateur n’est pas gâché par l’impression que donnent les acteurs d’improviser leurs dialogues avec la complicité du public. Fred Six de KOE L'homme au crâne rasé un auteur et une comédienne se donnent rendez-vous plusieurs fois de suite dans le hall d'un hôtel pour parler une guerre d'usure psychique ils sont follement amoureux l'un de l'autre mais la crainte de tout gâcher les empêche de concrétiser leur amour jusqu'à l'absurde ils analysent une liaison éventuelle un passé éventuel un avenir éventuel et ils anticipent sur toutes les péripéties et complications éventuelles qui pourraient en résulter se livrer définitivement l'un à l'autre signifie à leurs yeux la fin il faut que le jeu soit joué s'il n'écrit pas elle ne peut pas jouer l'homme au crâne rasé n'est pas une adaptation du roman éponyme de Johan Daisne mais celui-ci est bien à l'origine du spectacle, et en est une source d'inspiration majeure l'homme contemplatif qui scrute les mécanismes de sa pensée au microscope et se sert des résultats pour s'anéantir effiloché fracassé décomposé, l'homme mène une vie sans mode d'emploi la vérité est ambiguë la beauté une dérobade la bonté un refuge l'amour une force qui le ranime et le détruit dans l'homme au crâne rasé un homme et une femme sont une fois de plus face à face dans l'arène du cirque du théâtre à la recherche de l'unité Interview Peter Van den Eede par Laure Dautzenberg Qu'est-ce qui vous a séduit chez Johan Daisne pour en faire le point de départ de cette pièce ? Le réalisme magique m’a toujours intrigué. L’intrication de la science et la spiritualité, du rêve et de la réalité, de l’être et du non-être : Daisne l’éclectique rassemble tout cela dans un vortex métaphysique où l’un ne se distingue plus de l’autre. Lorsque j’ai lu L’homme au crâne rasé à un jeune âge, j’ai été frappé par le réalisme magique qui à première vue n’en était pas un. Tout semblait si évident, si réel. Un professeur tombe désespérément amoureux d’une ancienne élève mais n’ose pas se déclarer. Cette idée de départ donne lieu à une plongée infernale dans la psyché humaine. Le héros succombe à une autoanalyse impitoyable. Un désir inavouable qui ne peut être comblé mais doit être réprimé déclenche un déraillement mental où l’hyper concentration se transforme en fusion suprême. Le texte commence ainsi : "dans le temps / quand je partais me promener avec mes parents le dimanche / je m'en souviens très bien / je m'obligeais souvent / à me distancier de moi-même / et à tenir le coup aussi longtemps que possible"… N'est-ce pas une façon de définir l'acteur ? Penser, c’est se distancier des choses et de soi-même pour tenter d’avoir une meilleure vue sur (le jeu de) la réalité. L’acteur le fait pour se maintenir sur la scène. L’homme le fait pour se maintenir dans la vie. Sans distance nous ne savons pas, nous n’existons pas. Si on s’approche trop d’un tableau, on ne voit plus que des détails incompréhensibles, des contrastes en touches indéchiffrables. Ce n’est qu’à distance qu’on voit où tout cela mène et qu’on obtient une image. Mais en même temps on crée soi-même en partie cette image qui est présentée. Le spectateur crée le regard. Il ne faut pas donc littéralement entrer dans l’image pour y être inextricablement lié. Dans cette interaction naît une nouvelle image, un reflet, un univers subjectif qui à la fois nous isole et nous met en relation (…). Le héros se souvient comment, enfant, il se regardait lui-même avec la distance de l’analyste pendant qu’il se promenait avec ses parents. Il semblait déjà obsédé par la vue d’ensemble : la face externe et la face interne d’un tout fluide gérable. Il y a d’un côté le phénomène moteur et fonctionnel de la marche, de l’autre l’attention pour la beauté qui défile. Il y a la prise de conscience d’un petit être en devenir étonné devant un grand tout et le bonheur d’être encore protégé par la tendresse de ses parents. On retrouve une discordance similaire chez l’acteur. Le regard contrôlé, tourné vers l’extérieur et le regard sensible (sans préjugés) tourné vers l’intérieur. Le premier voit clairement et nous préserve des accidents, l’autre est aveugle mais incarne le ressenti. La distance donne une vue d’ensemble dans laquelle nous perdons en partie le détail et nous perdons nous-mêmes. Ce sentiment de perte nous fait souhaiter une correction dans laquelle nous renonçons au tout. C’est le paradoxe tragicomique de la pensée humaine. Un désir excessif de correction débouche sur une perte plus grande encore. Lorsque la perfection absolue devient la norme, la folie n’est pas loin : c’est la suprématie de la pensée sur le ressenti. C’est finalement le sort du personnage de Daisne : l’homme au crâne rasé est l’homme qui ne peut pas choisir entre le détail et la vue d’ensemble. Au fond, comme toujours, n'est-ce pas une pièce sur les rapports entre l'art et la vie, le mensonge et la vérité ? C’est un thème récurrent dans notre travail. Vérité et mensonge, qui peut faire la différence ? Dans notre réflexion, il ne s’agit pas de cette distinction mais justement de la manière dont vérité et mensonge se donnent mutuellement un sens. C’est dans la fusion des deux que réside l’origine du langage et de notre pensée. À partir de là, rien n’est plus vérité ou mensonge, mais un mensonge vrai. C’est dans ce paradoxe que réside notre humanité. Les fondamentalistes qui ne recherchent que la vérité, ou l’illusion de la littéralité littérale sapent les fondements de la vie en société. Peter, vous avez dit dans une interview, "le langage cultive non seulement la mélancolie et la poésie (…) mais aussi l'isolement. Entre passé et futur, nous tâtonnons trop souvent à la recherche de ce moment introuvable du maintenant." N'est-ce pas absolument ce qui se joue dans L'homme au crâne rasé ? Absolument. Prenons une métaphore biblique. Les occupants du paradis terrestre jouissent du bonheur suprême dans un environnement parfait. Mais ils n’en sont pas conscients parce que dans un monde parfait, la dichotomie du bien et du mal n’existe pas. Ce n’est que lorsque le serpent nous tente avec l’idée que nous ne savons pas à quel point nous sommes heureux que le poison se répand, que nous plongeons dans la réalité telle que nous la connaissons. En cet éclair où nous sommes chassés, nous sommes à la fois heureux et déchirés. L’acteur de théâtre ne veut pas rencontrer son public au paradis ou en-dehors, mais aux portes du paradis. C’est là, à ce moment précis qu’ils se reconnaissent dans le feu du combat. C’est là qu’ils se rencontrent, au point douloureux du bonheur perdu. L’Homme au crâne rasé © Koen Bros La compagnie de Koe La compagnie de KOE a été créée en 1989 par Peter Van den Eede et Bas Teeken, diplômés du conservatoire d’Anvers, sous la direction de Dora Van der Groen. Après quelques années de fonctionnement avec des subventions au coup par coup, la compagnie a été reconnue et subventionnée par le Ministère de la Communauté Flamande en 1993. Depuis sa création, de KOE a eu droit à tous les adjectifs: expérimentale, exubérante, philosophique, poétique, abstraite, identifiable, fantasque, aliénante, simple, troublante... De KOE, c’est une mentalité, une philosophie : comment nous comportons-nous ensemble sur la scène, pourquoi faisonsnous du théâtre, quelles sont nos motivations. Chaque représentation de de KOE est une pièce de construction d’un répertoire, une pérégrination, une quête de manières de vivre. Les personnages qui peuplent les représentations de de KOE sont tristement identifiables dans leurs efforts désespérés pour établir le contact et comprendre, à travers leurs cris de chaos, de vide, de solitude, d’ennui et d’angoisse, leurs souffrances face à leurs limites, leurs rêves jamais exaucés, bref, la souffrance de l’être. Et pourtant, forts d’un optimisme troublant, ils ne cessent de rechercher le bonheur. Les joueurs/auteurs de de KOE sont les premiers à se déshabiller, à mettre leur âme à nu. Leurs personnages doivent se dénuder jusqu’à l’acteur, si l’on veut que l’émotion ne s’arrête pas au niveau d’une convention. Avec une honnêteté impudente, ils montrent l’homme authentique, dans toute sa beauté et sa laideur, héros et victime de l’histoire qu’il s’invente. On ne les voit jamais tomber dans un faux sérieux. Ils savent garder une saine ironie (qui peut aller jusqu’à l’autodérision) et rester étonnants et insaisissables, car ce que respecte de KOE pardessus tout, c’est l’éloge de la folie. Les dialogues témoignent de ce ‘parler sans accent’ cher à Schopenhauer. Ils sont ‘athéâtraux’ et se gardent de la psychologie de la scène. Pas de belle écriture, pas de personnages pris dans le carcan de la dramaturgie, pas d’effets de manche. Leur mission : dénoncer et envoyer au tapis tous les systèmes établis. En termes de dramaturgie, de composition et de forme, chaque représentation s’efforce de rompre radicalement avec la précédente, ce qui met parfois à mal les règles sacrées du théâtre. Ce type de théâtre qui se cherche est naturellement une entreprise à haut risque. Les codes et les conventions sont bousculés, dans le but bien précis d’en finir avec le maniérisme, le faux sérieux, de débarrasser le théâtre de son pseudo intellectualisme, de provoquer de petits bouleversements, des illusions émotionnelles, d’ironiser mais aussi d’émouvoir, de détruire mais aussi de créer. Déranger. C’est exactement ce que doit faire le théâtre s’il veut échapper à sa propre mort. Il s’agit toujours pour de KOE de briser quelque chose qui s’est mortellement installé, quelque chose qui est rendu détectable par le théâtre et qui est donc artificiel, sacré et classique. Natali Broods Natali Broods est diplômée du Studio Herman Teirlinck d’Anvers en 2000. Elle est membre permanent de l’équipe artistique de de KOE depuis 2002. Actrice et auteur, elle y participe à la plupart des productions, comme ‘Qui a peur de Virginia Woolf’, textes E. Albee et ‘Outrage au Public’ de Peter Handke et ‘L’homme au crâne rasé’, d’après les idées de J. Daisne, présentées en France respectivement en 2008 , 2011 et 2014. Tg Stan l’engage à plusieurs reprises pour interpréter un rôle dans ‘Les Antigones’, textes Jean Cocteau/Jean Anouilh, ‘Poquelin ‘d’après Molière et ‘Le Chemin solitaire’ de Arthur Schnitzler. Elle travaille pour la télévision flamande et tourne dans plusieurs long-métrages. Elle obtient le Prix Memoria d’Acqua pour le rôle principal dans ‘BXL Minuit’ de Dorothée Van den Berghe et le Prix Joseph Plateau de la meilleure actrice pour le rôle principal dans ‘Anyway The Wind Blows’ de Tom Barman. Elle apparaît également dans le film à grand succès ‘La Merditude des choses’ de Felix Van Groeningen. Peter Van den Eede Peter Van den Eede est diplômé du Conservatoire d’Art Dramatique d’Anvers en 1987. Depuis 1989, il est fondateur et directeur artistique de la compagnie De KOE. Il est également metteur en scène, auteur et acteur principalement pour sa compagnie. Il coproduit des spectacles avec entre autres Tg Stan, ‘My dinner with André’, textes Wallace Shawn et André Gregory ou avec Tg Stan et Maatschappij Discordia ‘Du serment de l’écrivain du roi et de Diderot, texte d’après Le paradoxe du comédien de Denis Diderot. Il est nominé pour le Prix Louis d’Or / meilleur acteur, pour son rôle dans ‘L’homme au crâne rasé’. Il participe également à plusieurs projets de la télévision flamande et au cinéma. L’année dernière, il apparaît encore dans le court-métrage ‘Mort d’une ombre’ de Tom Van Avermaet, qui a obtenu nombre de nominations (entre autres aux Oscars 2013) et qui a remporté plusieurs prix, comme le Prix de Qualité du Centre National du Cinéma (CNC) et le ‘European Short Film 2013’ à Berlin. Il a enseigné à Anvers, Maastricht et à Arnhem en Hollande. La presse Deux êtres déchirés, sur le fil du désir LE MONDE | 08 juin 2014 | Brigitte Salino ! Pour eux, la porte du paradis, ce fut la file d'attente devant la chapelle Sixtine, au Vatican. Parce que c'est là qu'ils se sont rencontrés, un jour, il y a longtemps. Elle était une toute jeune femme, lui, déjà un homme mûr. Leur histoire a duré des années, puis ils se sont séparés, et ils se retrouvent, par hasard, un soir à l'opéra, où il est assis derrière elle. Ils décident de se voir à l'entracte, dans le foyer. C'est là que se joue L'Homme au crâne rasé, une pièce qui arrive comme un cadeau en cette fin de saison. Elle est présentée au Théâtre de la Bastille, à Paris, et c'est une création de la compagnie flamande de KOE, qui joue en français, avec juste ce qu'il faut d'accent pour apporter un bonheur de plus dans la soirée. Quand on arrive, on voit des tables recouvertes de nappes blanches, et deux silhouettes, au fond, dans l'obscurité. Ce sont eux, l'homme et la femme. Ils parlent si bas qu'on ne les entend presque pas, au début. Diable, diable, se dit-on, va-ton encore nous faire le coup de « moins on comprend, mieux c'est » ? Mais non, c'est une ruse pour attirer le chaland, le faire sortir de sa propre histoire, et entrer dans celle qui bientôt va le happer, pour ne plus le lâcher. D'abord à cause de l'ambiance : ces tables vides, ce rideau noir, sur le côté, masquant d'autres tables vides, ce pourrait être celle d'un restaurant où un couple se serait attardé, après que tout le monde fut parti, oubliant l'heure, prêt à traverser la nuit, ici ou ailleurs, sans pouvoir se quitter, et pourtant, déjà séparé. Serait-ce le rendez-vous de trop ? Ou celui de la dernière chance ? La frontière est ténue, on la sent dans les corps de l'homme et de la femme : ils se tiennent à cette distance où le désir guette, prêt à s'enflammer au moindre geste, comme guette le souvenir de ce qui les a fait s'aimer. Que faire, dans cet entre-deux entre passé et présent où tout pourrait recommencer, une nouvelle fois, une dernière fois ? Rien, sinon parler, pour rester sur le fil de l'instant, ne pas le casser, le prolonger. Etre là, face à l'autre, proche et loin de lui. Et parler, en cherchant toujours, sans arriver à la trouver, la phrase qui pourrait faire tout basculer. Dans cette situation, vieille comme l'amour, ce sont les variations qui comptent. Les mots, le ton, l'ambiance, les présences. Et c'est là que le spectacle du Théâtre de la Bastille développe toute sa force de séduction. Peter Van den Eede, le fondateur et directeur de la Compagnie de KOE, a écrit la pièce en s'inspirant de L'Homme au crâne rasé, un livre de Johan Daisne qui l'avait beaucoup marqué. L'histoire d'un professeur tombé fou amoureux d'une de ses anciennes élèves, sans jamais oser le lui dire, sinon des années plus tard. Pendant tout ce temps, son obsession avait macéré, au point de le rendre quasiment fou. Dans le spectacle, Peter Van den Eede, qui a le crâne rasé, joue un auteur de théâtre, lui aussi obsessionnel. Il part en boucle sur l'histoire de l'art, ou le récit d'une autopsie à laquelle il a assisté. La femme, jouée par Natali Broods, est une comédienne qui préférerait l'entendre parler d'eux. Encore que : elle non plus n'arrive pas vraiment à affronter le sujet. Tous les deux redoutent la chute, inévitable, ce moment de l'aveu, où la jeune femme dira à l'homme qu'il n'a jamais quitté sa propre femme, comme il le lui promettait, et où l'homme, lui, dira que tout est trop tard, de toutes façons, parce qu'il est « dans la dernière ligne droite entre la vie et la mort », toujours avec son cerveau confus, mais jamais sans le souvenir de cet amour qui l'a brûlé. Comme ils sont beaux, à ce moment-là, ces deux êtres déchirés qui ont souvent su nous faire sourire, en arrivant à nous faire croire qu'ils ne jouaient pas, tant ils jouaient bien. Il est rare de voir sur scène des comédiens dotés d'une telle élégance. Ils peuvent se permettre, à certains moments, de s'adresser directement à la salle, sans verser dans la démagogie. Au contraire, ils le font comme on caresse la main de quelqu'un en lui disant : allons, allons, cette histoire est finie, mais elle laissera un très beau souvenir. Plus tard. Tempête sous un crâne rasé LA DEPECHE | 8 avril 2014 | Nicole Clodi Un couple, au fond d'une salle vide de restaurant. Tous deux viennent de se retrouver par hasard. On apprendra plus tard qu'elle a été son étudiante et qu'elle l'a quitté avant qu'il ne se décide à quitter sa femme. Ému, bouleversé et maladroit, lui s'engage et s'englue dans de pompeuses conversations sur l'art, le romantisme, la chapelle Sixtine qu'il qualifie d ‘art baroque. Elle, ne lâchant rien mais non sans humour, le reprend «Baroque ? Non Pure Renaissance Italienne». (…) Tous deux parlent de tout et de rien, allant jusqu'à aborder la problématique des frigos encastrables, n'arrivant pas, évidemment à parler du seul sujet qui les intéresse : eux et leur (im) possible amour. Eux et leurs retrouvailles (im) possibles. Présenté jusqu'à ce samedi au théâtre Garonne par la Cie de Koe, «L'homme au crâne rasé», très librement inspiré (et réécrit) du roman éponyme de Johan Daisne, est une joute verbale sentimentale, d'une vérité, d'une justesse, mais aussi d'une sensibilité extrêmes, tant le jeu expressif mais aussi les voix, l'intonation et le rythme, doux comme la nostalgie et claquant la perte, des deux comédiens, Peter Van den Eede et Natali Broods, enveloppent et emportent le spectateur. Grâce à connivence établie subtilement avec l'assistance, que Natali Broods prend à partie,«Vous n'avez pas un mouchoir à me passer ? » demande-t-elle ainsi tout à trac au public, ou plus tard quand Peter s'étend sur le «vert pistache du foie de l'autopsié, englobant la salle d'un geste : «Tu ne vas pas nous infliger ça… », les spectateurs se retrouvent intégrés, concernés dans cette joute qui devient miroir de chacun. Sans se sentir voyeurs, mais plutôt complices et surtout retrouvant des bribes d'eux-mêmes ou de leur propre histoire dans les propos de l'un ou de l'autre. L'homme, enfermé dans son incapacité à dire, la femme dans celle d'être écoutée et aimée pour ce qu'elle est «Tu aimes la femme qui est en moi ? Ravie d'apprendre qu'il y a une étrangère qui m'habite » assène Natali, à Peter, qui ne comprend mot… C'est juste, vrai subtil, plein de choses sont dites et c'est un moment rare, vif, drôle, tendre et fascinant à ne pas manquer pour ceux qui veulent voir, une heure trente durant, un théâtre qui leur fera oublier tout. Sauf l'essentiel. L’homme au crâne rasé : autopsie d’un couple. MEDIAPART | 12 juin 2014 | Sophie Joubert L’homme au crâne rasé est un spectacle qui prend par surprise et captive, à mesure qu’il pénètre dans la psyché d’un couple bancal, scrute au microscope ses comportements et gratte les couches de langage pour aller au plus près de la vérité. Les deux acteurs flamands Peter Van den Eede et Natali Broods, que les spectateurs assidus du Théâtre de la Bastille ont vus dans les pièces du collectif TG Stan, ont librement adapté le roman éponyme de Johan Daisne, emblématique du réalisme magique, porté à l’écran par André Delvaux en 1965. L'oeuvre originale est la confession d’un professeur qui fut éperdument amoureux d’une de ses élèves. Après avoir quitté la jeune femme pour vivre dans une autre ville avec son épouse et son enfant, il est contraint d’assister dix ans plus tard à une autopsie qui le bouleverse. Le même jour, il revoit son ancienne élève devenue comédienne, ce qui provoque chez lui une grande confusion mentale. Moins tragique que le roman, la version de la compagnie de KOE commence par une conversation sur la Chapelle Sixtine scellant les retrouvailles du couple, dix ans après sa séparation. Dans un décor de restaurant vide surmonté d’un sommier transpercé de néons qui évoque une œuvre d’art contemporain, cette longue chamaillerie sur le Baroque et la Renaissance est comme le brouillard masquant un paysage, les couches de peau et de chair empêchant d’atteindre l’os. Pendant une vingtaine de minutes, le spectateur amusé par des digressions chic et ultra référencées sur l’art, la littérature et les voyages se demande quel est vraiment le sujet de la pièce. Puis, comme une flèche décochée, la femme dit à l’homme qu’elle aimerait le prendre dans ses bras. Lui répond qu’il faut le faire, pas le dire, et continue de soliloquer. On se dit qu’on touche là le cœur du malentendu, leur incompréhension fondamentale. Le personnage masculin de L’Homme au crâne rasé est à la fois enfermé dans un processus d’auto-analyse infernal qui le pousse à décortiquer méthodiquement le moindre détail et mu par une volonté de distanciation qui l’empêche de vivre les choses et l’attire dans des gouffres. Face à lui, la jeune femme cherche un point de contact qui se dérobe sans cesse, noyé sous le discours. Comme leurs compatriotes de TG Stan, Peter Van den Eede et Natali Broods entretiennent volontairement la confusion entre la vie et le théâtre en s’appelant par leurs véritables prénoms, en demandant au public un mouchoir en papier, une pastille pour la gorge ou un peu de monnaie. Ils entrent et sortent de leurs personnages, chuchotent derrière un rideau noir, passent du texte à des réflexions sur leur art, à tel point qu’on se demande parfois s’ils ne jouent pas leur véritable et impossible histoire d’amour. Face à Peter Van den Eede dont le flot de paroles rappelle son rôle dans My dinner with André (avec TG Stan, adapté du film de Louis Malle), Natali Broods est charnelle, fascinante de justesse et de naturel. L’enjeu de cette joute, de cette attraction répulsion tragi-comique est-il de savoir si l’histoire peut reprendre entre les deux amants ? Rien n’est moins sûr. Ce qui compte est l’instant présent, le plaisir du jeu et de la bagarre, le bonheur d’être ensemble, ici et maintenant. Tout peut alors toujours recommencer, comme au théâtre. Elle et lui LE JOURNAL DU DIMANCHE | 11 juin 2014 | Annie Chénieux Un chabada-bada drôle et mélancolique. La salle de restaurant est vide, seules demeurent les tables et, au fond, un homme et une femme. La conversation traîne sur la peinture, la chapelle Sixtine, le baroque et la Renaissance, les pré-raphaélites… Une conversation un peu oiseuse, mondaine, comme un échange de balles. Elle, la femme, n’en laisse passer aucune. Soudain, elle l’interrompt pour demander si quelqu’un dans la salle peut lui "passer un mouchoir"... Ainsi la proximité avec le public tourne à une connivence, et la tonalité du dialogue participe à la familiarité, voire à la complicité qui s’installe avec le couple, en position de miroir. On comprend qu’elle et lui se sont rencontrés par hasard, plus exactement retrouvés puisqu’ils se connaissaient. Peu à peu s’infiltre dans les échanges de vues artistiques la résurgence de l’histoire d’amour qu’ils ont vécue. La conversation dévie sur un voyage en Grèce partagé avant de revenir sur des banalités comme la perception de l’Inde ou les désagréments d’un réfrigérateur encastrable… Parler de tout, de rien, plutôt que de parler d’eux, de leur impossibilité à s’entendre et à s’aimer, et qui finit par éclater à travers les mots. Cela, Natali Broods et Peter Van den Eede, de la compagnie de Koe (My dinner with André), interprètes de ce texte adapté des Pensées de Johan Daisne par Peter Van den Eede, l’expriment subtilement et profondément, drôles dans leur dialogue dérisoire, émouvants dans leur impossibilité à communiquer. Leurs tentatives pour se retrouver, s’aimer, leurs pulsions, leurs assauts, tout semble vain. Comme dans un film d’Antonioni, ils font sentir le malaise du couple, son impossibilité, l’infinie mélancolie de la relation amoureuse. Production déléguée - théâtre Garonne Coralie Guibert +33 (0)5 62 48 56 54 [email protected]