François RASTIER
Directeur de Recherche (INaLF-CNRS), Centre de Linguistique Française, Université de
Paris-Sorbonne, 1, rue Victor Cousin, 75270 Paris Cédex 05.
Problématiques du signe et du texte
Toutes les sciences ne sont-elles pas cognitives ?
Daniele Gambarara
Il convient de situer et dépasser la conception générale du sémiotique développée
par le cognitivisme classique, qui se définit comme un paradigme symbolique.
Dans un premier mouvement, notre propos consistera à donner sur les sciences
cognitives un point de vue informé par la sémiotique. Comment caractériser la
conception "spontanée" du sémiotique dans les recherches cognitives ?
Dans un second temps, nous considérerons le problème de l’interprétation comme
déterminant pour la compréhension des formations sémiotiques. Que peut
apporter la sémiotique (comme discipline) à ce propos ? Nous serons conduit
notamment à substituer à la problématique logico-grammaticale du signe la
problématique herméneutique et rhétorique du texte. Enfin, à esquisser une
conception du langage différente de celle qui informe de manière implicite la
sémiotique comme les sciences cognitives. Cela pour nous enquérir du rôle de la
médiation sémiotique dans la cognition humaine.
Mots-clés : signe, symbole, sémiotique, sémantique, herméneutique.
On Signs and Texts. Traditional Cognitive Science, which relies on a symbolic
paradigm, has developed its own generic approach to semiotics. In this paper, we
re-assess this conception in the perspective of challenging it within a new, specific
framework. We start by revisiting Cognitive Science from a semiotic perspective,
trying to characterize some misconceptions of semiotics which span throughout
recent cognitive research.
In a further step, we introduce the concept of interpretation (borrowed from
hermeneutics rather than from formal logic), which we demonstrate to be essential
for the proper understanding of semiotic objects. In our exploration of the specic
standpoint of semiotics as a self-contained discipline, we will advocate a rhetoric
and hermeneutic study of texts as opposed to the symbolic analysis of
propositions by means of logic and grammar. Finally, we outline a new approach
to language, different from those which implicitly underly both traditional
semiotics and cognitive science.
Key Words : Sign, Symbol, Semiotics, Semantics, Hermeneutics.
Marc CAVAZZA
Equipe « sémantique des textes », Centre de Linguistique Française, Université Paris IV,
1, Rue Victor Cousin, 75230 Paris CEDEX 05
Sémiotique textuelle et contenu linguistique
Les rapports entre le contenu sémantique et les formalismes de description sont un
problème majeur pour le développement d'une technologie informatique des
objets culturels, dont le traitement automatique des textes n'est qu'une première
étape. Dans cet article, en prenant comme cadre théorique la sémiotique du texte,
nous passons en revue quelques problèmes classiques liés à la description du
contenu sémantique. Ceci nous amène à avancer un certain nombre de directions
de recherche pour aborder les problèmes de formalisation sous un angle différent,
en inversant les rapports traditionnels entre forme et contenu, selon lesquels ce
sont les formalismes qui déterminent leur instanciation, indépendamment de
considérations globales sur les objets sémiotiques à traiter.
Mots-clés : sémiotique, sémantique textuelle, sémantique lexicale.
From Text Semiotics to Linguistic Content. A major issue for the development
of humanities computing technologies is to determine the proper relationships
between form and content in semiotic objects. In this paper, we review some
current conceptions of semantic content description in the framework of textual
semiotics. We then suggest some further research directions, which aim at
subordinating the instanciation of specific formalisms to the actual description of
underlying semantic content. These proposals challenge the traditional
conceptions of Cognitive Science, where formalisms are instanciated without
considering the global properties of semiotic objects.
Key Words : Semiotics, Text Semantics, Lexical Semantics.
Patrice ENJALBERT
GREYC, Université de Caen et CNRS, URA 1526, 14032 Caen Cedex,
De l'interprétation (sens, structures et processus)
Un soir que Balzac discutait politique avec ses amis, ils leur dit : «Parlons de choses
réelles, parlons d'Eugénie Grandet». Antonio Lobo Antunes
Coordonner le chaos, voilà ce que je fais. Federico Fellini
Cet article propose une méthode d'analyse des processus sémiotiques à la fois
structurelle, dynamique et constructive, essentiellement non réaliste et refusant
l'assimilation sens-référence, pour laquelle la référence formelle la plus proche
concerne la sémantique opérationnelle des langages de programmation plutôt que
la théorie des modèles. Ce point de vue est particulièrement étayé par une analyse
de l'interprétation de photos aériennes et par une discussion des questions de
sémantique en traitement automatique des langues.
Mots-Clés : sémiotique, sémantique des langues, constructivisme, structures,
sémantique opérationnelle.
On interpretation (meaning, structures and processes) : In this paper we
propound a method for analysing semiotic processes which is structural, dynamic
and constructive and essentially non-realist. This method refuses the assimilation
of meaning and reference; the closest formal reference is not model thoery, but
rather the operational semantics of programming languages. This viewpoint is
notably supported by an analysis of the interpretation of aerial photographs, and
by a discussion of semantic questions in the automatic processing of natural
languages.
Key Words : Semiotics, Natural Language Semantics, Constructivism, Structures,
Operational Semantics.
Vincent RIALLE
Université Joseph FOURIER, Laboratoire TIMC-IMAG UMR CNRS 5525, Faculté de
Médecine de Grenoble, 38706 La Tronche Cedex,
IA et sujet humain : entre physis et sémiosis
« Comme s’il n’y avait pas un moment où la quête de fondement parvient à un terme.
Mais ce terme, ce n’est pas la présupposition non fondée, c’est la manière non fondée de
procéder » (Wittgenstein, 1969, p. 52).
« Nous sommes peut-être, quelque part, la pulsion profonde qui produit la sémiosis. Mais
nous nous reconnaissons uniquement comme sémiosis en acte, système de signification et
processus de communication. Seule la carte de la sémiosis, telle qu’elle se définit à un
stade donné de l’aventure historique (avec les scories et les déchets de la sémiosis
précédente qu’elle traîne derrière elle), nous dit qui nous sommes et ce que (ou comment)
nous pensons. » (Eco, 1988, p. 61).
L’interprétation étant nécessairement celle d’un sujet et l’interaction sémiotique se
déployant entre des sujets humains, le propos de cet article est de donner quelques
éléments de précision sur ce que l’on peut entendre par sujet. Plus précisément,
entre une cognition structurée comme un système de symboles (cognitivisme) et
une cognition émergeant d'une organisation distribuée et auto-adaptative d'agents
actifs ou réactifs (connexionisme, IA distribuée), la question se pose de savoir s'il
y aurait place pour une cognition complexe se construisant par la relation de deux
espaces aussi distincts qu'indissociables : celui du sujet, dont le substrat est le
continuum corps-cerveau-esprit, et celui des sujets, dont le substrat est la sémiosis,
l’espace socio-culturel des systèmes de signes. En outre, la compréhension de la
conscience, ramenée dans le champ de la recherche scientifique par des travaux de
plus en plus nombreux, ne peut être dissociée de celle du sujet de cette
conscience, bien que les deux termes, sujet et conscience, soient à distinguer
clairement. Je développerai l’hypothèse selon laquelle le sujet est le produit des
langues et des civilisations autant que d’un appareil sensori-moteur très
développé. Bien que la culture soit nécessairement in fine le résultat d’un
processus naturel, la part culturelle de l’entour de l’enfant est spécifique de la
construction du sujet humain. Le corps cognitif n’acquiert l’intelligence discursive
— propre à l’homme — qu’en vertu d’un entour sémiotique qu’il rencontre et doit
apprendre à sa naissance pour se constituer en sujet, et qu’il contribuera en
retour à construire. Cette hypothèse, pour large qu'elle soit, ne devrait pas freiner
le travail du modélisateur : penser un modèle général, heuristique, qualitatif et aux
contours nécessairement non définitifs, apparaît aujourd'hui possible et utile.
Cet article reprend dans une première partie la réfutation des hypothèses
fondamentales du cognitivisme — développée par l’IA classique — dans son
entreprise d’explication de l’intelligence humaine. Elle aborde cette réfutation
sous l’angle d’une confrontation des thèmes développés par A. Newell avec deux
approches non dualistes de l’esprit issues, pour la première de la
neuropsychologie (travaux de A. Damasio), pour la seconde de la philosophie de
l’esprit (travaux de D. Dennett). Cette première partie est une manière d’introduire
la notion de sujet de la conscience, développée dans la seconde partie de l’article.
Celle-ci sera consacrée à un cheminement théorique visant à établir la double
détermination de l’intelligence du sujet par le biologique et par le culturel, et à
montrer que le sujet est indéfinissable au moyen d’un seul des deux déterminants.
Cette démarche serait peut-être inutile, compte tenu du nombre déjà important de
travaux sur ce thème, si elle ne s’adressait en priorité à une communauté de l’IA
confrontée à l’objectif de modéliser l’intelligence, la rationalité, l’esprit humains
par le biais d’une robotique avancée. Elle vise alors à rendre à la conceptualisation
de l’intelligence humaine les dimensions fondamentales que le cognitivisme
conçoit encore difficilement, comme celles de l’échange sémiotique, du temps,
des moteurs de diversité et de la métaphore.
Mots-clés : sujet, subjectivité, intelligence, conscience, sémiosis, modélisation,
intelligence artificielle, culture.
AI and the human subject. On one hand, the activity of interpretation is
necessarily performed by an individual subject (for a particular semiotic unit there
may be as many nuances of interpretation as there are subjects); on the other hand,
semiotic interaction takes place as a relation between human subjects. The
purpose of this article is to elucidate a meaning of the term "subject" which takes
both of these facets into account. Traditionally, cognition is conceived either as a
symbol system (cognitivism), or as the result of an adaptive distributed
organisation of active or reactive agents (connexionism, distributed-AI, multi-
agent systems). This paper seeks an alternative way to model complex cognition,
conceived as the product of the relation between two different though inseparable
spaces. The first space is that of the individual subject ; its substrate is the body-
brain-mind continuum, or physis . The second space is that of plural subjects ; its
substrate is the socio-cultural space of systems of signs, or semiosis. The notions
of subject and consciousness must be clearly distinguished, but the study of
consciousness cannot be dissociated from that of the human subject of
consciousness. This leads to the hypothesis that the human subject is a product of
language and civilisation as well as of biological functioning. Although in the last
resort culture is a product of nature, the cultural aspect of the environment plays a
specific role in the construction of the human subject. The cognitive body acquires
discursive intelligence, specific to the human kind, only by means of a semiotic
environnement encountered at birth. In order to attain the status of a subject, the
child must appropriate this environment and at the same time contribute to its
construction. Although very broad, this hypothesis need not hinder modelling : it
appears both possible and necessary today to design a general, heuristic,
qualitative model.
The first part of this article reviews the refutation of the fundamental hypotheses
of cognitivism and «classical» AI in their attempt to explain human intelligence.
This refutation is undertaken by confronting the topics developped by Newell with
two non-dualist approaches to mind : one from neuropsychology (Damasio), the
other from the philosophy of mind (Dennett). This first part introduces the notion
of the subject of conciousness. The second part consists of a theoretical
development which aims at establishing the dual determination of the subject’s
intelligence by both biological and cultural dimensions : the subject cannot be
defined by either of these two dimensions alone. These themes are already well
worked ; however, this article addresses that part of the AI community which aims
at modelling human intelligence, rationality and mind by means of advanced
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