L ’ A R T I C L E À C O N N A î T R E Les foyers glandulaires cryptiques aberrants du côlon sont-ils les précurseurs de l'adénome et du cancer ? ● Aberrant crypt foci of the colon as precursors of adenoma and cancer (Takayama T. et coll.). N E N G L J M E D 1998 339 1277-84 En dépit d’importants progrès concernant la compréhension des mécanismes de la cancérogenèse des cancers colorectaux, les étapes les plus précoces du développement de ces cancers chez l’homme sont encore peu connues. Chez les rongeurs, les carcinogènes administrés par voie orale produisent une série de modifications systématisées de la muqueuse. Les premières étapes sont une inhibition de la synthèse de l’ADN, l’apparition de micronoyaux et d’anomalies nucléaires variées témoignant d’une toxicité génétique. Ces étapes sont suivies de modifications de la cinétique des cellules épithéliales et de la production de mucus ainsi que de l’émergence d’une morphologie glandulaire anormale. Ces modifications sont focales, semblant se développer à partir de cellules transformées qui prolifèrent et repeuplent des cryptes antérieurement normales. Bird et coll. ont montré que ces foyers glandulaires anormaux de la muqueuse colique du rat peuvent être identifiés lors de l’examen de la muqueuse à faible grossissement, après coloration par une solution de bleu de méthylène. Des foyers glandulaires aberrants similaires à ceux des rongeurs ont été décrits au niveau de la muqueuse colique humaine chez les patients atteints d’un cancer du côlon s’intégrant ou non dans le cadre d’une polypose familiale, mais aussi chez des malades opérés pour des lésions non cancéreuses. Sur le plan histologique, ces foyers sont constitués de glandes simplement hyperplasiques ou présentant des remaniements architecturaux proches de ceux observés dans les polypes hyperplasiques. Certains, enfin, sont constitués de glandes dysplasiques et correspondent donc à des microadénomes. Des mutations de K-ras sont mises en évidence dans 58 à 73 % de ces foyers qui constituent donc des lésions morphologiquement et génétiquement distinctes. Les informations manquaient sur la prévalence de ces foyers anormaux chez le sujet sain ou porteur 254 d’adénomes. Takayama et coll. ont donc étudié la prévalence, le nombre, la taille, le caractère hyperplasique et/ou dysplasique ainsi que la répartition en fonction de l’âge des foyers glandulaires coliques anormaux dans une population constituée de 171 sujets normaux, de 131 malades porteurs d’un ou de plusieurs adénomes et enfin de 48 patients souffrant d’un cancer colorectal. La recherche a été réalisée au cours d’une coloscopie réalisée à l’aide d’un fibroscope à optique grossissante, après coloration de la muqueuse prétraitée à la glycérine à 0,5 %, par une solution de bleu de méthylène à 0,25 %. Comme, dans les trois premiers cas étudiés, où le côlon avait été coloré dans sa totalité (!), la plupart des foyers aberrants se sont révélés être localisés au niveau du rectum et du côlon gauche, les auteurs ont, par la suite, limité leur étude à la partie du rectum s’étendant de la valvule de Houston moyenne à la ligne pectinée. Les critères coloscopiques retenus pour la reconnaissance des foyers aberrants furent : 1. la présence de cryptes intensément colorées, à la lumière ovalaire, étoilée ou prenant la forme d’une fente ; 2. un diamètre des lumières glandulaires supérieur à la normale ; 3. un épithélium glandulaire anormalement épais. Ont été définies comme dysplasiques les cryptes à épithélium épais et dont les lumières étaient comprimées ou indistinctes. Les foyers non dysplasiques ont été classés en hyperplasiques et non hyperplasiques, en fonction de la forme des lumières glandulaires : étoilées ou linéaires dans les formes hyperplasiques, ovalaires ou semi-circulaires dans le cas contraire. Ces critères endoscopiques ont été validés par une étude histologique de 105 foyers. Les auteurs ont ainsi identifié 3 155 foyers glandulaires aberrants dont 161 foyers dysplasiques. Chez les sujets “normaux”, tant la prévalence des lésions que leur nombre par sujet étaient très bas avant 40 ans. Prévalence et nombre de foyers par sujet augmentaient de façon brutale entre 40 et 50 ans. Il ne fut jamais obser- La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - n° 6 - décembre 1998 N E N G L J M E D 1998 339 1277-84 vé plus de 5 lésions par patient. La prévalence des lésions était plus élevée chez les sujets porteurs d’un adénome que chez les sujets “sains”, et plus encore chez ceux souffrant d’un cancer. Chez les sujets porteurs d’un adénome, une corrélation statistiquement significative (p < 0,001) fut observée entre le nombre de foyers aberrants, la présence de foyers dysplasiques, les dimensions de ces foyers et le nombre des adénomes. Compte tenu de ces données, les foyers glandulaires aberrants, notamment dans leur forme dysplasique, apparaissent comme des précurseurs de l’adénome et du cancer colorectal. Par ailleurs, la fréquence des mutations ponctuelles de K-ras dans les foyers non dysplasiques était élevée tant chez les sujets “sains” que chez ceux porteurs d’un adénome ou d’un cancer, alors que la prévalence de ces mutations dans les foyers dysplasiques était moindre. Cette différence suggère que des altérations génétiques affectant d’autres gènes que K-ras peuvent intervenir dans le développement des foyers dysplasiques. Depuis le rapport de Waddel et coll., démontrant la régression de polypes colorectaux chez les sujets souffrant d’une polypose adénomateuse familiale soumis à un traitement par sulindac, de nombreux travaux ont apporté des arguments en faveur d’un effet chémoprotecteur des anti-inflammatoires non stéroïdiens sur le développement des cancers colorectaux. Takayama et coll. décrivent une réduction du nombre des foyers aberrants chez 7 des 11 patients traités au sulindac à la dose de 100 mg, trois fois par jour, pendant 8 à 12 mois. Chez 9 patients contrôlés, le nombre de foyers s’est avéré stable dans 8 cas et en légère augmentation dans le 9e cas. Une étude portant sur un plus grand nombre de patients mérite d’être réalisée pour confirmer ces données. Puisque la prévalence et le nombre des foyers glandulaires aberrants augmentent avec l’âge, notamment après 40 ans, une surveillance endoscopique périodique des patients est recommandée par les auteurs. F. Plénat Laboratoire d’anatomie pathologique, CHU de Nancy-Brabois. Document réalisé grâce au soutien du Laboratoire Schering-Plough La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - n° 6 - décembre 1998 255