MISE AU POINT
La Lettre du Neurologue - vol. X - n° 6 - juin 2006
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L’anticipation et les temps de la décision
La prise en compte du point de vue de la personne s’avère donc
essentielle dans la décision de commencer ou non la ventilation.
C’est pourquoi le principe d’anticipation apparaît fondamental
chez les auteurs ayant réfléchi à la question. Dans une enquête de
Moss (2) effectuée il y a une dizaine d’années, plus d’un quart
des personnes ventilées disaient n’avoir été informées de l’évo-
lution respiratoire de la maladie qu’au moment où la suppléance
était devenue nécessaire. Quarante-six des 50 patients d’une
enquête menée par Cazzolli (3) avaient été trachéotomisés en
urgence. Un tiers des 21 patients trachéotomisés interrogés par
Kaub-Wittermer (4) avaient été clairement informés de l’évolu-
tion de leur statut respiratoire. Ces exemples – parmi d’autres –
incitent les auteurs à encourager une pratique plus prononcée de
l’information et de l’anticipation concernant la question respira-
toire auprès des personnes atteintes de SLA. Cette position est
reprise dans les recommandations de la conférence de consensus
de novembre 2005 sur la prise en charge des personnes atteintes
de SLA. Dès la partie consacrée à l’annonce du diagnostic, il est
mentionné que “les enjeux nutritionnels, moteurs et respiratoires
peuvent être indiqués sans qu’il y ait nécessité d’emblée de
détailler les techniques de suppléance et leurs indications”. Au
chapitre sur la fonction respiratoire, le texte stipule qu’il est
“nécessaire d’anticiper la délibération et les décisions relatives
aux mesures préventives et aux éventuelles techniques de sup-
pléance de cette fonction vitale”.
C’est donc de l’établissement d’un dialogue adapté à chaque fois
qu’il est question afin de mettre en place les conditions de
réflexion les meilleures, propices à une décision respectueuse de
l’autonomie de la personne, et non, bien entendu, d’une infor-
mation “totale et brutale”, qui serait délétère et ne tiendrait pas
compte de sa vulnérabilité. Trouver cet équilibre peut être déli-
cat, ce d’autant plus que certaines personnes sont réticentes à
aborder le sujet de l’évolution respiratoire avant une détériora-
tion. Il peut aussi exister des situations où le médecin et la per-
sonne malade, sur la base d’une entente tacite dans leur relation
de soin, préfèrent l’un comme l’autre ne pas évoquer une future
altération de la fonction respiratoire (5). Ce type de blocage
expose les différents acteurs à un possible surcroît de difficulté
lors de la survenue d’une détresse respiratoire, tout particulière-
ment si cette dernière est brutale.
Ainsi la responsabilité du médecin neurologue est-elle de s’efforcer
de rendre possible l’anticipation de la décision, en adaptant l’évo-
lution d’une discussion spécifique à chacun de ses patients.
Cette responsabilité d’anticipation se double-t-elle d’une res-
ponsabilité en termes de conseil décisionnel ? Autrement dit, le
médecin doit-il prendre position “pour” ou “contre” la mise en
œuvre de tel ou tel type de suppléance respiratoire ? Pour les
neurologues interrogés par Goldblatt (6), la responsabilité du
médecin n’est pas d’encourager à un traitement, mais simplement
de le proposer. Cette position ne fait pas l’unanimité, comme le
montre par exemple Polkey (7) lorsqu’il atteste du fait que son
attitude consiste à “éviter” de trachéotomiser les personnes
malades. Une telle attitude n’est cependant pas respectueuse de
l’autonomie. Du reste, il est important que la personne malade
soit informée du fait que la ventilation améliore la survie et la
qualité de vie dans le contexte évolutif de la SLA. Comme la
notion de qualité de vie peut varier selon chacun, la perception
qu’en a le malade est à prendre en considération.
Pour autant que l’on accepte l’idée que la neutralité est souhaitable
de la part du médecin, on peut se demander dans quelle mesure
elle est possible. Comment, en effet, dans une relation de soin,
pourrait-on évacuer le caractère humain, c’est-à-dire essentiellement
subjectif ? Cette question s’avère d’autant plus importante si l’on
considère que les convictions personnelles du soignant ont une
influence sur le contenu et le moment des discussions entreprises
avec les personnes malades et leur entourage. L’enjeu ici, en tant que
professionnel de santé, n’est donc pas de se départir de sa sub-
jectivité propre, ce qui est impossible, mais bien d’en avoir conscience
et de s’efforcer à ce qu’elle ne représente pas un poids pour la per-
sonne malade, afin de lui permettre de construire ses décisions de
manière autonome. La qualité du dialogue et de la relation de soin,
au sein de laquelle une éthique de l’écoute et de l’accompagnement
peut se déployer, se trouve donc ici au premier plan.
Le médecin, en tant qu’agent moral, peut éprouver une difficulté
si les choix de la personne malade entrent en contradiction avec
ses propres positions. Par exemple, Carver (8) rapporte que 20 %
des neurologues qu’il a interrogés considèrent comme morale-
ment inacceptable de ne pas entreprendre de ventilation chez une
personne en détresse respiratoire, si rien d’autre ne menace
immédiatement sa vie. Ces médecins, pour autant, ne doivent pas
ventiler les personnes dont la volonté serait de ne pas l’être. On
conçoit que l’autonomie du médecin est un facteur dont il doit
être tenu compte dans la transparence des relations avec la per-
sonne malade. Cette dernière doit être informée de ce que le pra-
ticien peut s’engager à faire, et de ce à quoi il se refuse par prin-
cipe. En cas de conflit de valeurs important, il doit être possible
d’orienter la personne vers un confrère.
Le professionnel de santé peut également être sollicité comme
médiateur en vertu de sa position d’interlocuteur non seulement
du patient, mais aussi de différentes personnes de sa famille ou
de son entourage. Le médecin se trouve également, d’une cer-
taine manière, dans une position d’interface entre ses patients,
d’une part, et la société dans son ensemble d’autre part. À cet
égard, sa position peut être délicate, notamment s’il est témoin
de conflits d’intérêts ou si on lui demande son avis. Là encore, la
question de la neutralité du professionnel doit être prise en consi-
dération avec attention. Si les décisions relatives à la ventilation
induisent des conflits d’intérêts, il ne revient pas aux profession-
nels du soin d’être des arbitres, mais de rester des interlocuteurs
thérapeutes.
L’ARRÊT DE LA VENTILATION
La survie que permet la mise en route de la ventilation assistée
ne modifie pas l’évolution neurologique de la SLA. Le patient
voit ainsi ses capacités fonctionnelles décroître, et peut se retrou-
ver dans une situation physique et un état d’esprit fort différents
de ceux dans lesquels il se trouvait au début de la ventilation.