TEXTURES MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO Édito (p.2) Freud et la religion (p.3) Trouble dans le genre (p.5) Le problème du mal (p. 7) Platon, un regard sur l’Égypte (p. 12) Dossier Séminaire des Jeunes Chercheurs Être Cause de Soi (p. 22) • Au-delà des limites de la nautre humaine (p. 24) • Nietzsche et les mirages de l’ego (p. 34) • Être ou ne pas être cause de soi ? (p. 42) Des affections du corps (p. 48) Le deuxième sexe II, La femme comme questionnement philosophique (p. 50) La nature du Surhumain (p. 56) n°2 2015 Frédéric Mathieu Président de l’association Robert Rowland Smith, Petit déjeuner avec Socrate, Une philosophie de la vie quotidienne, Paris, Seuil, 2011. 2 Dixit Deleuze des « nouveaux philosophes », virtuoses de la pensée gazeuse (déclinaison intellectuelle de l’air-guitare). 1 APPEL À CONTRIBUTION Textures est vôtre chose. Elle se dessèche de votre indifférence. Il ne tient qu’à vous de l’entretenir. Si donc, par-aphrénie ou par hasard, vous disposiez d’un texte en stock, d’une recension d’ouvrage, d’une synthèse de mémoire ou de quoi que ce soit de présentable, faites-le nous parvenir à l’adresse : [email protected]. 2 Freud et la religion La première idée formulée dans ce texte, c’est que la religion ne saurait en aucun cas être assimilée à une quelconque forme de savoir, à une quelconque forme de connaissance. En effet, on considère habituellement que la connaissance humaine n’a que deux sources, deux provenances possibles : ou bien la connaissance est le produit de l’expérience ; ou bien elle est le résultat de la réflexion, c’est-à-dire du raisonnement intellectuel, fondé sur la logique. C’est la distinction classique, en philosophie, entre partisans de l’empirisme, qui voient dans la connaissance l’effet de ce Aujourd’hui, je vous propose de nous pencher sur ce qui constitue l’une des questions les plus redoutables et l’un des que produisent les objets sur nos sens (la vue, l’ouïe, le touproblèmes majeurs de la philosophie, un problème d’autant cher, etc.), et partisans du rationalisme, qui considèrent, au plus central qu’il se situe à l’embranchement de la plupart contraire, que c’est seulement par la déduction logique et le des disciplines que comprennent les sciences humaines (de recours à l’activité rationnelle qu’on peut accéder à un certain l’anthropologie à la sociologie, en passant par la psychologie), nombre de vérités. Or, pour Freud, la religion n’entre dans à savoir la question de l’origine et de l’essence de la religion. aucun de ces deux cas de figure : elle n’est pas « le résidu de Bien entendu, une telle question ne peut être résolue ni même l’expérience », au sens où elle ne découle pas d’une rencontre résumée en l’espace de quelques minutes. Une thèse univer- avec Dieu, pour le dire vite, elle ne procède pas d’un rapport sitaire ne serait d’ailleurs elle-même pas suffisante pour tran- immédiat avec l’objet divin par l’intermédiaire de nos sens. cher un tel problème. C’est pourquoi je souhaiterais aborder Elle n’est pas non plus le « résultat final de la réflexion », car cette question sous un angle précis, à travers la position d’un quand bien même on chercherait à asseoir la religion sur des auteur qui, à tort ou à raison, qu’on le déplore ou qu’on s’en bases rationnelles et logiques, sur un raisonnement déductif, félicite, a marqué en profondeur l’esprit européen et occiden- il ne peut s’agir que d’un raisonnement interrompu en cours tal, à savoir Sigmund Freud, et plus particulièrement à partir de route, un raisonnement non finalisé, inabouti. La religion, d’un texte extrait de L’Avenir d’une illusion, ouvrage qu’il fait si on préfère, ne peut faire l’objet d’une « démonstration ». De paraître en 1927, et dont le titre donne, comme nous allons sorte que, pour Freud, la religion ne relève en aucun cas du le voir, une assez bonne indication sur la position freudienne champ du savoir, elle ne relève pas de la sphère de la connaissance, mais de la seule sphère de la croyance. Croyance et en matière de religion. Puisque le moyen le plus sûr de saisir la pensée d’un auteur connaissance représentant un tandem conceptuel bien connu reste encore de s’en remettre aux textes qu’il a nous a laissés, en philosophie, les deux notions étant généralement consicommençons par prendre connaissance de l’extrait en ques- dérées comme adverses et supposées s’exclure l’un au profit de l’autre : on se situe soit du côté de la croyance, soit tion. Je cite : du côté de la connaissance, soit dans le camp de la foi, soit dans le camp du savoir. Il est révélateur, d’ailleurs, que l’étyLes idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le mologie du mot « savoir » soit résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des le mot latin « scio », qui a donillusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus né « science » en français. Or, pressants de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs. « science » et « croyance » sont Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait ordinairement conçus, préciéveillé le besoin d’être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le sément, comme des notions père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute qui s’opposent. La science, au la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois sens occidental et moderne plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à du terme, c’est un ensemble la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un de connaissances fondées sur ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, une méthode qui exclut, par si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la définition, le recours à la seule prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres croyance, qui bannit le caracde temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questère approximatif et douteux, tions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de sinon infondé, de la foi, au prol’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s’élaborent suivant les fit de la seule rationalité et de prémisses du système religieux. Et c’est un formidable allègement pour l’observation des faits (c’est, en l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés du complexe quelque sorte, la synthèse de la paternel - conflits jamais entièrement résolus -, lui être pour ainsi dire méthode empiriste et de l’esprit enlevés et recevoir une solution acceptée de tous. « « ÉDITO La porcherie du monde submerge nos esprits d’informations désordonnées ; à chaque jour sa ration de rogatons et d’épluchures. « L’actualité » crépite dans l’infosphère, dissolvant l’essentiel dans l’insensé. La « prolifération » des connaissances accroît le nihilisme plutôt qu’elle n’enrichit. Curieux visage que celui d’une ère désabusée, voire dégoûtée d’elle-même. De là, peut-être, la fonction palliative ou régénératrice de la philosophie, propre à fertiliser cette bauge en friche. À l’heure où le marché de la « pensée » tend à se répartit entre cavillations ontiques hors-sol sur la fistule ontologique de l’« Être-en-dette » et, d’autre part, vulgate bobo-lili finalisée au coaching personnel type Petit déjeuner avec Socrate1, il était temps pour nous de remettre pied à terre et le feu au landerneau. Textures n’a pas la prétention ronflante d’épater la galerie à la faveur de « concepts vides comme des dents creuses »2, ni la licence aqueuse du chocolat théologique ou du café-philo. Elle se propose avant toute chose comme une revue à l’attention de tout étudiant désireux de dévoiler un pan de sa modeste réflexion ; partant, de se soumettre à la critique (censément bienveillante) des siens, si tant est que la guerre – croyons-en Hippocrate – est la seule véritable école du chirurgien. Ce deuxième numéro sera, espéronsle, suivis de beaucoup d’autres. 3 Littérature Générale rationaliste que j’évoquais précédemment). Bref, quoiqu’il en soit, c’est d’abord comme système de croyance, et non de connaissance, que Freud définit la religion. Ce qui se justifie d’ailleurs dans une large mesure, puisque c’est bien sur une croyance primordiale que se construit la pratique religieuse (puisque la religion, c’est l’association d’une croyance et d’une pratique), à savoir... la croyance en Dieu. Alors, la question qui se pose est la suivante : quel est le statut de Dieu et de la religion dans le freudisme ? 4 Autrement dit, que représentent les idées religieuses et à quoi renvoient-elles ? La réponse de Freud ne va pas se faire attendre : Dieu est une illusion ; il est une invention de l’esprit humain, une création imaginaire et symbolique des hommes. Il faut bien garder à l’esprit, et, encore une fois, quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir du freudisme et de la psychanalyse en général, que Freud se place en tant que clinicien du psychisme humain, en tant que « médecin des âmes », comme on disait jusqu’au XVIIIe siècle. Sa position n’est donc pas celle d’un moraliste (il faudrait plutôt dire, d’ailleurs, d’un « démoraliste ») ; elle n’est pas celle d’un professeur d’athéisme (du moins pas explicitement) ; elle est celle d’un scientifique de l’esprit humain, pour lequel, par définition, toute production spirituelle (et a fortiori religieuse) doit d’abord s’analyser comme symptôme clinique et comme résultat d’une activité psychique, y compris inconsciente. Freud peut bien être l’inventeur du concept d’ « inconscient » ; il n’en demeure pas moins un théoricien matérialiste, un individu qui cherche dans la matière (en l’occurrence : dans la matière psychique) l’origine et la signification des production mentales. Et ranger Freud du côté des scientifiques ne revient pas à accréditer ses théories, mais seulement à caractériser sa méthode et à définir son point de vue : un point de vue profane, un point de vue athée, un point de vue matérialiste (les philosophes diraient « immanentiste ») : tous ces mots décrivent exactement la même chose, à savoir que la préoccupation de Freud n’est pas ici de disqualifier la pensée religieuse ou de la tourner en ridicule, mais d’en découvrir les racines humaines et psychiques (je ferme ici la parenthèse). Alors, que faut-il entendre exactement dans ce terme d’ « illusion » que Freud emploie ici pour qualifier la croyance religieuse ? Est-ce que cela veut dire que le fait de croire en Dieu serait le symptôme clinique d’une pathologie mentale, d’un délire, voire d’une hallucination ? Cela semble difficile à croire. Et pour la simple raison qu’on voit mal comment des milliards d’individus, à la surface de cette planète, et en y ajoutant les générations qui nous ont précédées, on voit mal, donc, comment autant de personnes, de communautés et de nations pourraient toutes avoir été atteintes par cet étrange syndrome délirant, à moins de n’être obligé de redéfinir la frontière entre ce que Georges Canguilhem appelait le « normal et le pathologique », puisqu’alors c’est le pathologique, c’est-à-dire les victimes de ce délire, de cette hallucination, qui représenterait la norme (la norme correspondant à la situation majoritaire observable). En fait, ce n’est pas exactement ainsi qu’il faut voir les choses. Lorsque Freud parle de Dieu et de la religion comme d’une « illusion », il parle d’une illusion structurante, constitu- tive, en clair, d’une illusion propre à l’être humain, propre à son être et à sa nature. Dieu serait l’enfant des hommes au lieu que les hommes soient les enfants de Dieu ; il serait l’enfant de leur esprit, au sens où c’est le psychisme humain qui enfante l’idée de Dieu, qui la produit. Les hommes ont créé Dieu, nous dit Freud, et non l’inverse. Ils ont créé un être suprême, un être omnipotent (c’est-à-dire tout-puissant), un être juste et providentiel, créateur de l’Univers, garant du salut des âmes et réponse à l’énigme de l’origine du monde. Et si les hommes ont crée Dieu, c’est, toujours selon Freud, en raison de leur incapacité à assumer seuls les vicissitudes de la vie et l’angoisse de la mort. Dieu, c’est la réponse des hommes aux vicissitudes de la vie et à l’angoisse de la mort : c’est Dieu qui nous rassure de sa présence dans les épreuves et les drames qui marquent et ponctuent notre vie terrestre ; c’est Dieu qui nous console de la mort (la nôtre et celle de nos proches) par la promesse du salut éternel et d’une vie après la mort, d’une existence par-delà la mort physique, d’une existence, donc, littéralement, métaphysique ; c’est Dieu qui fournit la réponse au mystère de la création de l’Univers et de l’apparition des hommes sur Terre, et qui nous assure une justice céleste quand la vie terrestre n’est rien d’autre qu’iniquité et corruption. En somme, Dieu, c’est le Père idéal des peuples et des nations. « Idéal » au sens philosophique du terme (ce qui est idéal étant ce qui relève de l’idée, donc de l’esprit, par opposition à la matière) ; « Père », dans la mesure où sa fonction et sa responsabilité sont analogues à celle d’un père : l’amour et la protection, l’affection et la toutepuissance, la présence en arrière-plan d’une justice implacable. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’origine et l’essence des idées religieuses selon la théorie freudienne : « la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité » : désirs d’être protégés, désirs d’être rassurés, désir d’être accompagnés dans ce tunnel noir de la terreur qui conduit à la mort par un être qu’on n’hésite pas, précisément, à symboliser par la lumière, une lumière englobante, embrassante (dans les deux sens de ce mot). L’enfant avait besoin du Père (ou, du moins, de sa figure, et il est intéressant de noter que la « face de Dieu », autrement dit de sa figure, est justement l’un des thèmes les plus visités dans l’art de la Renaissance) ; l’enfant, disais-je, avait besoin du Père, puisque l’enfant est celui qui se trouve dans l’incapacité constitutive de se maintenir dans l’existence par ses propres moyens (aussi bien sur le plan physique et matériel que sur le plan psychologique et affectif) ; l’adulte, c’est cet enfant ayant atteint l’âge de l’autonomie physique et matérielle, de l’indépendance psychologique et affective, mais toujours amputé de la main et de l’épaule métaphysiques qu’il recherche plus que tout pour l’accompagner et le consoler dans l’épreuve de la mort physique et pour lui faire caresser l’espoir d’une existence post-terrestre. « L’impression terrifiante de la détresse infantile, écrit Freud, avait éveillé le besoin d’être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois plus puissant. » Ce père, ce sera Dieu, cet être grâce auquel l’angoisse s’apaise. Charles Robin Fiche de lecture Trouble dans le Genre Chapitre 1 : Sujets de sexe/genre/désir Trouble dans le Genre : Le féminisme et la subversion de l’identité est un ouvrage philosophique de Judith Butler publié aux Etats-Unis en 1990. C’est l’une des œuvres majeures qui, de par son engagement certain, a fortement influencé les « théories queer » et le féminisme. L’auteure nous invite ici à repenser le « genre », tout en localisant, comme le titre l’indique, le « trouble » qui le perturbe. Tout d’abord, la première partie « Sujets de sexe/genre/ désir » se livre à une « généalogie » au sens nietzschéen de la notion de genre, pour en conclure que « le pouvoir juridique «produit» incontestablement ce qu’il prétend simplement représenter » (p. 61). Il n’y aurait donc pas de « sujet » avant la loi en matière de genre. Par ailleurs, nous confondons l’effet et la cause : c’est effectivement la loi qui a inventé et encadré le genre, ce en quoi nous pouvons parler de valeur performative du langage… Cependant, Butler entend également briser les principes centraux des théories féministes se chevauchant au cours du XXe siècle, à savoir en particulier : l’hypothèse de l’existence d’une identité ayant besoin d’être représentée dans la sphère politique et linguistique. Elle admet que mettre un nom sur la chose était nécessaire, car le langage traduit le réel, à une époque où « le vécu des femmes était mal, voire pas du tout représenté dans la culture dominante » (p.60). Mais un problème de taille persiste, l’universalité de la « femme », autrement dit que le terme « femme » est supposé dénoter une seule et même identité. Au final, « la tâche qui nous attend consiste à formuler […] une critique des catégories de l’identité que les structures juridiques contemporaines produisent, naturalisent et stabilisent » (p.65). De plus, Judith Butler met un point d’honneur à nous rappeler que le genre n’est absolument pas réductible au sexe biologique de la personne en question. Fondement des études de genre, cette séparation entre « sexe biologique » et « sexe social », aussi appelé « genre », est au cœur de l’entreprise butlérienne de constitution de l’identité. En effet, le genre n’est ni plus ni moins que la représentation sociale du sujet, il est culturellement construit, et admet donc que le corps « femme », biologiquement parlant, ne se traduit pas forcement en « femme ». D’une manière générale, nous admettons sans hésiter l’existence de deux sexes ainsi que de deux genres : « masculin/féminin » et « mâle/femelle »… certainement le fruit d’une tradition judéo-chrétienne qui perdure dans la société 5 occidentale ! Encore une fois, l’auteure nous interpelle sur cette bipolarisation du sujet car « supposer que le genre est un système binaire revient toujours à admettre le rapport mimétique entre le genre et le sexe où le genre est le parfait reflet du sexe ». Rien ne nous indique qu’il devrait y avoir seulement deux genres si ce n’est les cases dans lesquelles la société post-chrétienne dont nous avons héritée. Mais dans ce cas, nous sommes en droit de nous demander comment se fait cette construction et quel en est le mécanisme. Quand Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, déclare que l’ « on ne nait pas femme : on le devient », elle pose deux choses. Premièrement, elle admet a priori un « cogito » qui prendrait ce genre là, ou pourrait endosser un tout autre genre, donc elle admet clairement la totale variabilité du genre. Deuxièmement, cette affirmation existentialiste nous ramène à la grande controverse entre déterministes et partisans du « libre-arbitre », dans la mesure où ce sont mes choix qui me construisent, car « le « corps » est lui-même une construction » (p. 71) nous dit Butler. Dans la pensée existentialiste sartrienne, « l’existence précède l’essence » (L’existentialisme est un humanisme), c’est-à-dire que je suis en constant devenir. En outre, nous voyons bien que la contrainte d’une bonne formulation du genre et d’une formulation plus exacte de la « femme », sont inscrites dans le langage, car ce dernier nous habitue à considérer l’homme comme « la personne universelle » et la femme comme « le seul genre à être marqué » selon les théoriciennes féministes que sont Beauvoir et Irigaray. Autrement dit, le monde nous projette certaines représentations qui sont immanentes à l’Homme, dont la plus nocive considère l’homme comme « A » et la femme comme « non-A » au lieu de « B » ! Butler dénonce vigoureusement cette conception-là, réduisant les femmes à leur sexe, et glorifiant les hommes pour incarner une « pseudo » « personne universelle »… Pour Beauvoir, les femmes constituent un manque contre lequel les hommes établissent leur identité. Tandis que pour Irigaray, cette dialectique relève d’une « économie signifiante », qui exclut entièrement la représentation des femmes, car elle emploie le langage « phallogocentrique ». Le mot « phallogocentrisme », souvent utilisé dans le livre, « est le nom donné au projet de faire disparaître le féminin et de prendre sa place » (p. 78). Toutefois, comme le note Butler, Beauvoir et Irigaray assument l’existence d’une identité féminine en soi - « a female self-identical being » - qui aurait besoin d’être représentée ; leurs arguments cacheraient l’impossibilité «d’être» tout simplement un genre. Cependant, dans son introduction à l’idée 6 centrale de Trouble dans le Genre, Butler soutient que le genre est performatif : il n’y a pas d’identité derrière les actes censés « exprimer » le genre et ces actes constituent, plutôt qu’ils n’expriment, l’illusion d’une identité genrée stable ! D’autre part, nous trouvons à la page 81 un éclairant éloge de la nécessité des divergences dans le processus de coalition politique, pour éviter de reproduire un processus d’appropriation du pouvoir. Mais ceci est à considérer comme une critique du féminisme de dénonciation : « l’ «unité» de la catégorie «femme» n’est ni postulée ni désirée » (p. 82) pour Butler. Pour finir, si l’« être» apparent d’un genre n’est qu’un effet d’actes culturellement signifiants, alors le genre n’est pas une donnée universelle. Constitué par la réalisation de performances, le genre « femme », le genre « homme » aussi, reste contingent et sujet à interprétation et « re-signification ». Ainsi, Butler introduit subversivement un trouble dans le genre, en ayant recours à des performances susceptibles de troubler ces mêmes catégories de genre. L’idée de subversion naît quand Butler remarque que « le gay ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel - le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie » (p. 107). Paul-Antoine Sigelon LE PROBLEME DU MAL La philosophie, ce n’est pas seulement « où vais-je, qui suis-je, que fais-je et où vais-je dîner ce soir » (Woody Allen). Le problème du mal fait partie de la petite liste des questions que se pose l’humanité depuis l’âge de cavernes. Il y a eu de très nombreuses façons de poser ce problème moral. Certaines manières sont plutôt religieuses (« Dieu est-il bon ? Si oui, pourquoi tolère-t-il le mal ? »). D’autres sortes de questions ne sont pas liées à la religion : elles sont athées, laïques – le terme correct dans le vocabulaire philosophique pour désigner ce qui n’est pas religieux est « profane ». Notre réflexion sur l’utilitarisme a donc lieu dans un cadre profane. Ce cadre n’a pu se mettre en place à la fin du XVIIIe siècle que sur le socle d’une pensée religieuse remontant à des millénaires, bien que l’utilitarisme et, après lui, le pragmatisme aient apportés les éléments nouveaux qui nous ont précipité dans la morale individualiste du XXe siècle et dans le post-modernisme de ce début du XXIe siècle. La fin du monde aura-t-elle lieu bientôt ? ? C’est la croyance fondamentale ! Si vous pensez que le soleil s’éteindra dans 4,5 milliards d’années et que d’ici là rien ne changera sous le soleil, alors vous opterez pour l’attitude 1. Nous appellerons cette première attitude résignation ou agnosticisme. Pourquoi « agnostique » ? Parce que sous l’attitude 1, nous rangerons également ceux qui ne se prononcent pas et ceux pour qui la fin du monde n’est pas une question importante. Généralement, les personnes dans l’attitude 1, pensent que cette question n’a pas d’implication pratique et donc ne mérite pas qu’on s’y attache. Cette attitude est strictement pragmatique. Nous définirons l’attitude 1 comme une « croyance faible » car elle ne modifie pas la vie de tous les jours des gens et n’occupe pas non plus leurs pensées bien souvent. À l’inverse, l’attitude 2 implique que l’on pense qu’avant 4,5 milliards d’années un événement va modifier le destin de l’humanité. Si cet événement est négatif, cette croyance génère la crainte. Crainte que l’humanité ne mette elle-même un point final à son existence par l’empoisonnement de la planète ou la bombe atomique, ce qui donnerait un final rapide ou une longue agonie. Crainte que quelque chose ne vienne d’ailleurs mettre fin à nos existences humaines et dans ce cas le choix est vaste : astéroïde, résurrection des morts-vivants, fantômes, extra-terrestres, religions millénaristes… À la crainte répond l’espoir, autre forme de l’attitude 2. Cet espoir est généralement religieux et fait souvent part de la survenue d’un sauveur. Cet espoir peut également être profane ; l’Homme arriverait à suffisamment évoluer pour atteindre une perfection qui déclencherait sur terre l’âge d’or. La caractéristique commune entre crainte et espoir, c’est que nous arriverions dans un état des choses ou il n’y aurait plus d’évolution. Une fois l’Homme éliminé, réduit en esclavage, ou bien vivant comme une bête en attendant son extinction à cause des produits chimiques ou encore vivant et plongé dans la béatitude avec tous ses semblables dans la plus parfaite communion où chacun vit dans le bonheur suprême , il n’y a plus d’Histoire. L’attitude 2 entraine une croyance d’autant plus forte que ses adeptes croient la fin de l’Histoire plus proche dans l’avenir. C’est de manière générale une croyance forte car elle modifie fréquemment les actions des gens ou occupe souvent leur pensée. Revenons au Mal Selon qu’ils se placent dans le cosmos de l’attitude 1 ou 2, les hommes ont tendance à voir le problème du mal différemment. Dans l’attitude 1 on trouve la pensée de la Grèce antique d’un temps cyclique et de nombreuses doc- 7 trines orientales. À notre conception occidentale moderne du progrès se substitue dans les religions de l’Inde « la conception qui restera constante dans toute l’histoire de la pensée indienne d’un temps cyclique sans commencement ni fin »1. C’est la périodicité normale de la vie de la nature marquée par le retour de la saison des pluies, le retour des astres (soleil, lune) aux mêmes positions qui lie l’invocation des dieux au calendrier pour conserver le Bon Ordre et prévenir les perturbations (une forme du Mal que l’on peut nommer changement, évolution, progrès). Ces croyances ont commencé à partir de 1500 ans av. J.-C. avant de se propager à l’Iran (Mazdéisme puis Manichéisme) et d’autres pays voisins. En Chine, c’est l’harmonie qu’il faut préserver, Yin et Yang se modifient, se déplacent mais il est bien difficile de nommer bien l’un et mal l’autre. L’immobilisme relatif de l’Empire du Milieu pendant trois millénaires explique que la fin des temps n’a jamais été la préoccupation des Chinois. ment prévisible, où un revers de fortune l’affectera. On retrouve cette imbrication du bien et du mal chez de nombreux philosophes occidentaux. Citons Leibniz, très influencé comme presque tous les philosophes du XVIIIe par la Chine, considérée à l’époque depuis l’Europe comme un paradis terrestre où les hommes vivaient libres sous la houlette d’un empereur éclairé. L’image était idyllique ! Il n’en reste pas moins que Leibniz nous présente le bien comme la face d’une pièce de monnaie dont le côté pile serait le mal. Bien et mal sont indissociables puisque la pièce ne saurait avoir de revers si elle n’a pas d’avers. Sans le mal, pas de bien ! Toute chose à son revers, même les meilleures… Chaque plaisir a son prix… Les dictons sont nombreux. Le raisonnement nous amène au bord du pathologique. Il ne faut pas manger, soyons anorexiques ! Il faut souffrir, soyons masochistes, etc. Dans cette première attitude, la résignation peut nous conduire à une attitude pragmatique : s’il faut encore passer le temps (4,5 milliards d’années) autant que ce soit agréablement ! Serait-il alors possible de minimiser le mal et de maximiser le bien ? Leibniz, toujours lui, définit le mal sous deux formes : « Il y a le mal moral, nommé souffrance. Et il y a le mal physique, nommé douleur⁄». À cette définition Jeremy Bentham ajoutera « il y a le bien, nommé plaisir ». Dans l’attitude 2, la fin des temps est relativement proche. Il faut donc viser un résultat rapide. Agir en fonction d’une fin se nomme une attitude téléonomique. Nous pouvons viser en tant qu’espèce à nous racheter du péché originel, nous pouvons viser à faire cesser les guerres partout dans le monde (irénisme pacifique, une des aspects de Leibniz) ou bien à assurer à chacun un minimum vital. Nous pouvons nous perfectionner à titre individuel : être un Homme, un héros, un génie, un saint… Nous adoptons un but à atteindre avant la date fatidique. Ce but donne un sens (une signification) à notre vie en même temps qu’il donne un sens (une direction) à l’Histoire. Au nom de cet objectif, le bonheur individuel n’est plus à l’ordre du jour. Le plaisir doit s’effacer devant le devoir. La perfection doit être atteinte avant la fin de l’Histoire. La vitesse devient une qualité. La terre devient cette vallée de larmes où nous ne sommes venus au monde que pour nous racheter du péché originel. Il faut souffrir pour être un Homme, à moins qu’il ne faille souffrir pour être belle. Tous les sacrifices sont justifiés, à commencer par celui du plaisir. Les stoïciens se situent dans cette téléonomie, non pour des raisons religieuses mais pour des raisons philosophiques. Il faut faire un homme complet. Cet homme pour être heureux doit s’endurcir afin de ne pas souffrir le jour, forcé- 8 Et tout cela pour quoi ? Pour être prêts le jour où… mon Prince viendra, la guerre généralisée éclatera sur Terre, la famine tombera sur nous… alors privons-nous ! Et si le Prince ne venait jamais ? à quoi cela aurait-il servi d’être squelettique ? Et si la guerre n’éclatait pas ? à quoi sert-il d’avoir fait fabriquer dans le jardin un abri antiatomique ? Et si le paradis des travailleurs enfin libres des capitalistes de la mondialisation ne se réalisait pas ? à quoi cela aurait-il servi d’avoir autant manifesté ? Cette attitude 2 faite de crainte ou d’espoir nous incite toujours à remettre notre bonheur ou notre plaisir à plus tard. Mais plus tard n’est-ce pas trop tard ? Au niveau individuel, nous serons morts avant d’avoir pu profiter de tous ces investissements en bonheur qui nous ont coûté tant de douleurs ! Au niveau de l’espèce humaine, et surtout si la fin des temps est proche, nous risquons de faire des générations de malheureux qui ne vivront jamais assez vieux pour arriver à l’âge de la retraite, l’Homme sera peut-être éteint avant que le Capitalisme ne disparaisse… à force de préparer le bonheur total de l’humanité. L’utilitarisme Après Leucippe et les épicuriens, après les hédonistes arrive vers 1848 John Stuart Mill (1806-1873). Il reprend les principes de Jeremy Bentham : le bien, c’est le plaisir. Le mal, c’est la douleur. Notre but dans la vie, c’est donc d’avoir un maximum de plaisir et un minimum de douleur. Comment savoir si les gens ressentent du plaisir ou de la douleur ? C’est bien simple : il n’y a qu’à leur demander ! C’est pour cela qu’on appelle souvent ces deux auteurs, les utilitaristes de la préférence révélée. Il suffit de demander aux gens de nous révéler leurs préférences et nous saurons ce qui leur fait plaisir et ce qui les fait souffrir. Demander leur avis aux gens, aujourd’hui cela paraît simple, avec les sondages d’opinion. En 1848, c’était terriblement révolutionnaire. D’autant que Jeremy Bentham était favorable à demander leur avis aux esclaves, aux animaux qu’on maltraite ou qu’on consomme et même…aux femmes auxquelles il voulait donner le droit de vote2. Imaginez encore aujourd’hui d’aller faire un sondage d’opinions en Chine ou en Corée du Nord ? Combien de temps resteriez-vous en vie à recueillir les signatures dans la rue ? Face aux difficultés, les utilitaristes admettent que lorsque les gens ne peuvent euxmêmes exprimer leurs préférences, l’on peut recourir aux avis des experts. Est-il plus agréable de boire du Champagne ou d’assister à un strip-tease, l’on peut demander à un pilier de bar son avis sur ce qui apporte le plus de plaisir. Mais de même qu’au plaisir physique répond la souffrance morale, les utilitaristes se démarquent des hédonistes en notant que de nombreux plaisirs intellectuels sont plus recherchés que les plaisirs physiques. Un concert de U-2 ou un joint ? Il faut demander aux spécialistes… John Stuart Mill se défend de rechercher l’anéantissement de la morale, sa confiance en l’Homme en tant qu’animal rationnel, l’incite à croire que nous allons tous nous diriger vers des plaisirs de plus en plus intellectuels à l’avenir. Depuis 1848, nous dirons que cette évolution n’a rien d’évident. Du minitel rose aux sites pornos d’internet, chaque nouvelle invention semble dévoyée vers des applications obscènes. Notre société fait incomparablement plus de publicité aux nouvelles voitures qu’aux concerts classiques. Même la télé s’y met, les émissions qui marchent en l’instant parlent de cuisine pas de philosophie. L’œuvre de John Stuart Mill, L’utilitarisme, paru en 18633, est un classique de la réflexion morale plus qu’une œuvre politique. L’auteur meurt en 1873, dix ans plus tard après 67 années d’une vie fort remplie en publications et actions politiques au service du Libéralisme social. Ce terme semble à présent contradictoire. Il a pourtant inspiré aussi bien Karl Marx qu’Henry Ford. Demander l’avis des gens sert autant à fomenter des révolutions qu’à vendre des voitures. En fait ce qu’a inventé Mill, c’est la notion de « Masse ». On trouve cette notion dans les massmédia, les masses ouvrières ou la production de masse d’automobiles. Avec Mill, le plaisir ou la douleur ont cessé d’être des affaires privées pour devenir des normes de notre société. Nous avons tous désormais droit au bonheur, droit d’être soignés. Mill n’a jamais dit que cela ne s’accompagnait pas des devoirs correspondants même si nous l’avons un peu oublié. L’homo economicus d’aujourd’hui se comporte parfois comme un cochon mais ce n’est pas la faute de Mill : « Si le rapprochement que l’on fait entre la vie épicurienne et celle des bêtes donne le sentiment d’une dégradation, c’est précisément parce que les plaisirs d’une bête ne répondent 9 pas aux conceptions qu’un être humain se fait du bonheur. Les êtres humains ont des facultés plus élevées que les appétits animaux […] mais on ne connaît pas une seule théorie épicurienne de la vie qui n’assigne aux plaisirs que nous devons à l’intelligence, à la sensibilité [feelings], à l’imagination et aux sentiments moraux une bien plus haute valeur comme plaisirs qu’à ceux que procure la pure sensation. »4 e u iq it r c n io it Pos Nous avons tenté de montrer que la position utilitariste s’inscrit non seulement dans une morale et un politique, mais aussi, bien au-delà, dans une cosmologie. Les années du début de la révolution industrielle qui voient s’implanter le capitalisme ont inspiré bien d’autres réflexions à Malthus 70 ans plus tôts lorsqu’il publie en 1803 l’Essai sur le principe de population5 . Thomas Robert Malthus pense que pour assurer le bonheur à la multitude, il convient de proscrire tout changement6. Or, le changement le plus évident est l’accroissement de population qu’il convient de dominer. Un siècle plus tard, malgré de très nombreuses crises entre 1850 et 1900, le capitalisme a fait la preuve de sa capacité à apporter plus de bonheur et à retrancher plus de souffrance que n’importe quel autre système économique avant lui. Jamais la faim dans le monde n’aura autant régressé que durant les soixante dernières années. Jamais les guerres n’auront été aussi peu nombreuses, même si elles sont encore terriblement meurtrières. John Stuart Mill n’était pas aveugle aux secousses de l’économie, il pensait juste que l’Histoire allait continuer vers le progrès. Voyant la misère des campagnes régresser, les famines disparaître mais aussi la pauvreté sordide s’installer à Londres, il était conscient que le bonheur devait être réparti parmi le plus grand nombre. Le hic, c’est que Malthus et Mill s’inscrivent dans une cosmologie de l’attitude numéro un, celle qui pense que le monde va continuer son petit bonhomme de chemin. John Stuart Mill imagine peu à peu le plaisir chasser la douleur chez tout un chacun. Il voit une lutte du bien contre le mal, sans doute sans fin mais avec une régression progressive du mal. C’est oublier qu’il y a en chacun une part important de sadisme et de masochisme. Freud n’est pas encore passé par là ! Notre liberté disait Descartes, consiste à choisir le mal alors que nous apercevons distinctement ce qui ferait notre 10 plus grand bien : arrêter de fumer par exemple. Parallèlement, la fin de l’Histoire pour certains est plus proche que l’attitude 1 ne le prévoit. J.S. Mill, dans la lignée des empiristes Locke, Hume et Berkeley nous ôte la transcendance. Celle-ci se définit non seulement en termes religieux – l’espoir dans une vie future –, mais aussi en termes profanes. Liberté, égalité, fraternité ne sont pas perceptibles par nos sens et causent plus souvent notre malheur que notre bonheur. Faire voter les passagers du Titanic, pour savoir si la fête devait continuer ou s’il fallait monter dans les canots de sauvetage eût été vide de sens. Seule la transcendance peut donner un sens à la vie. Malgré tous les efforts de Mill pour instituer une morale sans transcendance, on ne peut s’empêcher de se demander à quoi tout cela sert. À quoi bon être vertueux, à quoi bon être tous heureux si c’est pour ne rien en faire. Ne rien faire de tout ce bonheur, de tout ce temps qui nous est imparti pendant notre séjour limité sur terre. Russell se disait en tout point d’accord avec Mill mais qu’il restait une question non résolue : à quoi sert l’utilité ? Tels des animaux à l’abattoir, ignorants de notre destin, ou tels les passagers du Titanic, dansant sur le pont, si nous suivions Mill nous chercherions tous à nous rendre heureux les uns les autres. Ceux d’entre nous qui ont adopté l’attitude cosmologique 1 diront : c’est déjà pas si mal ! être tous heureux, c’est bien. En tout cas, c’est le mieux que nous puissions faire. Ceux d’entre nous qui ont adopté l’attitude cosmologique 2 répondront : ça sert à quoi le bonheur … si l’on doit mourir demain. Ceux-là, tels Gilgamesh, le héros sumérien du premier roman écrit par l’humanité, rechercheront, non le confort, mais l’immortalité et généralement la trouveront dans l’art ou la renommée. Y a-t-il formellement contradiction entre le plaisir ou l’absence de souffrance d’une part et la transcendance par ailleurs ? Oui. Je le crois. Je crois que pour que l’Homme puisse se grandir il lui faut impérativement viser autre chose que le confort et le plaisir perpétuel. Va-t-on m’accuser de dolorisme ? Et pourtant, comme Simone Weil, je refuse de penser qu’une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits à qui que ce soit sur qui que ce soit. « Sur le modèle de la Passion christique, notre société se voulait autrefois doloriste ; mûrir, c’est mourir ; grandir, c’est accepter de déchoir. On ne se saisit du monde qu’en le quittant, qu’en y prenant la distance nécessaire par rapport à ce qu’on vit tous les jours. Selon le modèle doloriste, la souffrance est non une ennemie mortelle mais une alliée dotée d’un pouvoir de purification, de "renouvellement d’énergie spirituelle" (Jean-Paul II). Elle possède, comme l’a dit le philosophe Max Scheler, cette capacité unique de séparer l’authentique du futile, l’inférieur du supérieur, d’arracher l’homme à la confusion des sens, à la gangue grossière du corps pour diriger ses yeux vers les richesses essentielles. La souffrance sauve l’existence, disait Simone Weil, elle n’est jamais assez forte, assez grande, « parce qu’elle nous ouvre les portes de la connaissance et de la sagesse ». « Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, dit Pascal, il lui est honteux de succomber sous le plaisir. » Ainsi Bossuet multiplie les éloges sur la petite Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, qui, à 14 ans, sur le point de trépasser, appelle les prêtres plutôt que les médecins, embrasse le crucifix, réclame les sacrements et s’écrie : "O mon Dieu, n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance ?" En ces temps de Prozac, de Viagra, de cures de rajeunissement, de psychanalyses et de chirurgie esthétique, de culte du bonheur, de plaisir à tout prix, le dolorisme fait figure de vieil épouvantail qui n’effraie plus personne, de ligne de conduite masochiste d’un autre temps. Et pourtant, on ne peut que suivre Bruckner lorsqu’il précise : «Je ne suis pas contre le bonheur, bien sûr, je suis contre l’idéologie du bonheur. J’en ai contre cette idée selon laquelle on peut construire son bonheur par sa propre décision, et qu’on tente de le fixer à soi comme un bien.» Le bonheur, dit-il, n’est pas la valeur primordiale de l’existence. Et il dénonce «cette maladie moderne qui transforme le bonheur en obligation pénible». L’air du temps, en cette période post-soixante-huitarde, commande le bonheur au point d’en faire un devoir. Après avoir rejeté la religion, les baby-boomers cherchent dans le consumérisme, dans le culte du corps et de la santé, ou même dans l’exotisme de religions orientales mal assimilées, le sens de leur vie. » Maisons de passe qui nous payeraient pour les fréquenter, clubs de vacances qui nous payeraient pour y séjourner… si la situation était inversée et qu’il nous fallait payer quand nous avons de la peine et que nous recevions de l’argent quand nous avons du plaisir, le monde en serait-il plus heureux ? Peutêtre le verrons-nous bientôt : on paye les gens pour surfer sur le Net et la valeur travail s’est généralisée au point que les demandeurs d’emplois doivent faire croire aux recruteurs que ce sera un plaisir rare de travailler pour eux ! Michel Brivot Jean Filliozat, Les philosophies de l’Inde (1970), Paris, Que saisje n° 932, 2007, p. 9. 2 Cf. Richard David Precht, Qui suis-je ? et si je suis combien ? Voyage en philosophie, Paris, Belfond, 2010 ; pour l’original allemand, chapitre « Le bon, la brute et le végétarien », p. 212. 3 John Stuart Mill, L’utilitarisme (1863), Paris, Flammarion, Champs Classiques, 2008. 4 John Stuart Mill, op. cit., p. 50-51. 5 Robert Malthus, Essai sur le principe de population (1803), Paris, Flammarion, Droit économie dictionnaire, 1999. 6 Cf. Robert Malthus, op. cit., fin du chap. 2. 1 Terminons sur une boutade : le concepteur de jeux vidéo, le pilote d’essai d’une nouvelle voiture ou même le footballeur vainqueur de la coupe ne peuvent pas avouer exercer leur activité sans plaisir. Si le concepteur d’un jeu ne prend pas plaisir à y jouer. Si le pilote d’une voiture ne prend pas plaisir à la conduire. Si le footballeur n’a pas plaisir à gagner comment pourrions-nous trouver du plaisir à jouer, à conduire, à regarder la télé, à consommer ? Et pourtant, dans toute la société, subsiste ce préjugé que le travail se définit par l’absence de plaisir. S’il n’y avait pas douleur, comment pourrions-nous réclamer d’être dédommagés du temps de travail ? Ce sont nos employeurs qui, tels les tenanciers des boutiques de jeux d’arcade, demanderaient à ce qu’on les paye pour le plaisir de jouer à travailler ! 11 PLATON UN REGARD SUR L’ÉGYPTE Que ton cœur ne soit pas vaniteux à cause de ce que tu connais ; prends conseil auprès de l’ignorant comme auprès du savant, car on n’atteint pas les limites de l’art, et il n’existe pas d’artisan qui ait acquis la perfection. Une parole parfaite est plus cachée que la pierre verte ; on la trouve pourtant auprès des servantes qui travaillent sur la meule.1 AVANT-PROPOS Notre ambition pour cette étude était de distinguer au sein de la masse d’informations que Platon donne de l’Égypte, ce qui avait trait à l’invention ou à la projection de ce qui relevait d’un témoignage fidèle et authentique. Départition qui supposait de recourir à l’analyse approfondie d’un certain nombre de passages qu’on a coutume d’appeler aiguptiaka, puis de soumettre ces fragments à l’ordalie de l’égyptologie actuelle. Les résultats en ont été plus déroutants que ceux escomptés communément pour ce type d’investigation, Platon s’aventurant tantôt dans la culture de l’Égypte pharaonique avec une pertinence exceptionnelle de la part d’un étranger, tantôt avec l’ethnocentrisme naïf de ses prédécesseurs et pairs. Nous constatons ses à-propos aussi imprévisibles et atopiques que ses mésinterprétations ; et c’est cette dialectique constante entre le véridique et le projeté, le tout ramené aux intuitions les plus déterminantes de la philosophie de Platon, qui fait de son regard un regard singulier. Cette recension n’a pas pour vocation de reprendre nos conclusions en intégralité ; seulement, autant que faire se peut, de répertorier compendieusement certaines de nos découvertes, qui ne nous paraissent pas sans intérêt. D’abord pour discerner en quoi consiste cet intérêt, eu égard à l’histoire de la philosophie en général et à Platon en particulier. À notre histoire, par capillarité, puisque nous héritons avec la culture grecque de représentations tout aussi influentes que celles dérivées du christianisme. Ne 12 dit-on pas de l’Europe qu’elle est la fille d’Athènes et de Jérusalem ? C’est donc une occasion d’examiner, à travers ceux de Platon, nos propres préjugés dont l’égyptologie n’est pas encore venue à bout. Peut-être parce que ces préjugés ont eux aussi une signification philosophique. Encore faut-il être en mesure de les apercevoir et, s’il se peut, d’en rendre compte avec tout le recul et la lucidité requis. Là également, Platon peut être un guide. Un autre atout de ce compte rendu est l’opportunité qu’il constitue de nous focaliser sur les aspérités que recèlent parfois ces passages égyptiens. Difficultés nombreuses, et peut-être indénouables, auxquelles le plus volumineux essai qu’on puisse imaginer ne pouvait rendre justice comme il l’aurait fallu. Sauf à risquer de nous égarer où nous n’avons plus pied. Loin des rivages qui définissent le champ de notre problématique. Nous ne saurions taire, ce nonobstant, le flou qu’une pensée radicalement autre, radicalement ancienne peut revêtir pour un esprit du XXIe siècle. C’est là ce qui nous conduit en dernier lieu à tenter de justifier certaines de nos prises de position. Une tentative qui peut en cela s’assimiler à la fonction de « sauvetage » (beotheia) que décrivait Szelzlac dans son Plaisir de lire Platon, appelé à distinguer le philosophe du beau-parleur. Que cette distinction tourne en notre faveur est chose dont nous naissons le lecteur juge. Pourvu que ce fût en connaissance de cause. LE PROCÈS DE L’ÉCRITURE Notre premier chapitre réinvestit la question essentielle, sinon du paradoxe criant qui se rapporte au statut de l’écriture selon Platon. Bien surprenantes peuvent apparaître en première approximation les réticences exprimées dans le Phèdre concernant l’opportunité pour un auteur de philosophie de coucher par écrit le noyau dur de son enseignement. L’écrit, nous avertit Platon, du fait de la déconnexion qu’il autorise entre les interlocuteurs, se révélerait impuissant à transcrire les timiotera, les « choses les plus précieuses » de la philosophie. Il se ferait, selon l’auteur, que l’arraisonnement des principes ou archaï ultime de la connaissance serait toujours débiteur d’un nécessaire échange en présentiel. Il ne peut y avoir de dialectique cursive. Il ne peut y avoir de philosophie morte. La science réelle ne peut faire l’économie d’un dialogue d’âme à âme. Thèse qui, reformulée dans le langage de notre époque, signifierait que pour passer de l’information à la connaissance, il faut de l’interaction. Et que l’initiation, un chemin long et difficile, est nécessaire en supplément d’une âme prédisposée par ses qualités propres, pour accéder à l’anhypothétique. C’est fort de cet arrière-plan philosophique que Platon prend à témoin l’Égypte où cette révolution de l’écrit qui s’achève sous ses yeux s’est déjà accomplie. L’Égypte est le modèle par excellence d’une civilisation établie sur l’écrit ; en dévaluant l’écrit, Platon délivre ainsi une première impression critique de la terre des pharaons. C’est une critique qu’il fait en l’occurrence par le truchement d’un mythe, ce qui – au-delà de lui prêter l’autorité et la solennité d’un palaios logos – la resitue dans le registre de l’intemporel et de l’universel, autrement dit, dans le registre de la vérité. Platon prend à partie l’écrit en tant qu’écrit, directement dans son essence et non dans l’une ou l’autre de ses expressions. L’écrit en soi, obstacle à la sagesse. « Industrieux Theuth, tel homme est capable d’enfanter les arts, tel autre d’apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; et toi, père de l’écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l’as vu tout autre qu’il n’est : il ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture, et n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n’as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité ; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront d’eux, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. » Ici n’est pas le lieu de revenir sur ces critiques de l’écriture, dont beaucoup sont aussi présentes chez les Égyptiens mêmes – notamment celles concernant l’arrogance des scribes. Propre à l’auteur du Phèdre est en revanche celle qui reproche à ces discours « privés de père » (J. Derrida) de ressasser invariablement les mêmes propos à des lecteurs qui ne sont pas forcément habilités à les entendre. Ils seraient psittacins ; ils seraient imprudents et vulnérables. Sans oublier qu’ils prêtent le flanc aux erreurs d’interprétation. L’écrit serait alors traître à son auteur autant qu’à son sujet. L’écrit, selon Platon, est parricide lorsqu’au contraire, avec les Égyptiens, l’écrit préserve la mémoire et avec elle, l’intégrité de son auteur défunt : « Un livre est plus utile qu’une stèle peinte, qu’un mur de tombe érigé. Créer cela, c’est créer des demeures et des tombeaux Dans l’esprit de ceux qui prononcent leur nom. Assurément, c’est utile dans la nécropole, un nom dans la bouche des hommes ! L’homme a péri, son corps est poussière, tous ses proches ont disparu. Mais ce sont les écrits qui conservent son souvenir par le bouche à oreille ! Un livre est plus utile qu’une maison construite, Qu’une demeure à l’Occident, il vaut mieux qu’une résidence fondée, Qu’une stèle dans une demeure divine ! » Si bien qu’une telle distanciation que permet l’écriture desservirait, selon Platon, le philosophe et la philosophie lorsqu’il serait pour les Égyptiens une voie privilégiée d’accès à la sagesse. Il n’est ici besoin que de songer aux livres sapientiaux – sebayt – et aux enseignements royaux qui emplissent les bibliothèques des « maisons de vie » pour mesurer l’ampleur de la fracture ouverte entre les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l’écriture. 13 LES JARDINS D’ADONIS Ce qui tendrait à montrer que la disqualification platonicienne de l’écriture en tant que médium de connaissance d’une part, et d’autre part sa valorisation par Theuth et les scribes égyptiens, renvoie à deux postures sui generis. À deux épistémologies, sans doute ; mais plus encore à deux ordres de préoccupation selon qu’il s’agit, dans un premier cas, de veiller à l’intégrité de l’aletheia (pour devoir à Foucault ou l’un de ces concepts-phares), du rapport à la vérité transmise et à sa réception ; dans le second, de prolonger une existence en déférant l’écrit au service d’une mémoire. Force serait d’admettre que chez Platon, l’écrit ne doit servir que d’auxiliaire de seconde main : c’est un loisir, c’est un plaisir et rien de plus, tandis qu’il est aux yeux des Égyptiens la chose la plus sérieuse au monde, pour ne pas dire la plus sacrée (ce qui serait versé dans la prétérition). On a bien là confrontation d’une civilisation transie d’oralité, lucide quant à la perte que pourrait engendrer le tout-à-l’écrit, avec une civilisation qui a depuis longtemps franchi le cap de la transmission orale pour se complaire dans l’hypomnèse : Thamous et Theuth, Socrate et Phèdre. Ici l’avers et le revers d’une même réalité en quoi consiste le pharmakon. Il nous revient, à cette enseigne, de ne pas minimiser le tournant décisif qu’a pu déterminer en Grèce l’imposition de ce que Jack Goody baptiserait la « literacy » –, tant au niveau de la politique (puisqu’ayant partie liée à la démocratie, dixit J.-P. Vernant) que de la philosophie (puisqu’elle l’aurait ouverte à la « raison graphique » – Goody encore). C’est une révolution qui nous renvoie, au demeurant, à notre propre époque : à nous qui constatons la migration par touches des différentes praxis – usages – de l’écriture de l’ère analogique à celle du numérique. Mais cette similitude partielle ne doit pas obérer ce qu’il y a d’irréductible en chaque situation. Faute de quoi les raisons qui pouvaient dissuader Platon de coucher par écrit les fondements de sa philosophie nous resteraient opaques (il y a aussi, à cet égard, un « signal démonique » chez l’auteur des dialogues comme chez son personnage qui le retient d’en écrire trop). L’idéal universaliste de partage des connaissances hérité des Lumières était loin d’être aussi pressant qu’il peut l’être aujourd’hui. À quoi nous ajouterons qu’il est loin d’être indifférent que ce soit principalement des universitaires – des enseignants chercheurs – qui écrivent sur Platon5. 14 L’ÉGYPTE ÉCRIN DES LETTRES L’analyse des critiques émises à l’encontre de l’écriture fut notamment une occasion d’explorer plus à fond les sources de Platon concernant la saynète mythologique du Phèdre. De nous appesantir sur l’incipit – égyptiens, vraisemblablement –, sur les identités possibles de Theuth et de Thamous, sur la démarcation entre thématiques grecques et égyptiennes du conte et sur les intuitions de Platon graphologue. Il s’est trouvé que l’auteur, en faisant de l’Égypte le foyer des caractères de l’écriture, n’a rien fait d’autre qu’anticiper de deux millénaires sur les travaux épigraphiques de ces trente dernières années qui font effectivement des hiéroglyphes les prototypes des grammata. Graphèmes qui se seraient exportés par le truchement du protosinaïtique, puis par la médiation des Phéniciens jusqu’à échouer en Grèce et, de la Grèce, nous parvenir via l’alphabet latin. Platon a même deux fois raison dans la mesure où c’est effectivement en terre des pharaons, dans une sépulture de la cité d’Abydos, qu’ont été découverts les plus anciens vestiges de système d’écriture, datés d’environ 3200 ans avant notre ère. Cela renverse au passage un poncif moderniste qui voudrait que l’écriture eût émergé principalement pour répondre aux nouveaux enjeux liés à l’administration de vastes territoires, à l’arrimage des lois, au développement de l’économie et de la propriété, à la croissance démographique consécutive à la sédentarisation. On voit ici que c’est, de manière bien plus inattendue, dans un contexte rituel, un contexte funéraire, qu’apparaît l’écriture. Une écriture qui a pour fonction d’immortaliser, de protéger, d’agir sur qui reste inaccessible aux hommes. Il n’y a donc rien de hasardeux à ce qu’elle soit appelée médou-netjer (mdw ntr), littéralement « parole divine »6. LA THÉORIE DES CYCLES Un passage décisif pour la compréhension des vertus que Platon attribue à l’Égypte serait en revanche celui mettant en scène les entretiens de Solon avec l’officiant de Saïs, qui pastiche celui d’Hécatée de Milet avec les prêtres du temple dans l’Enquête d’Hérodote. Cet épisode crucial voit l’auteur des dialogues revisiter l’attribution traditionnelle des rôles aux personnages censés représenter la barbarie pour l’un, la civilisation pour l’autre. C’est en réalité Solon, « le plus sage des Sept », qui se voit enseigner la vérité des mythes. C’est dire que la superstition, à la faveur d’un basculement dont on mesure difficilement le caractère scandaleux, se situe du côté des Grecs tandis que la science – astronomique en l’occurrence – est du côté des Égyptiens. « Les anciens savent la vérité », ne cesse de répéter Socrate ; les Égyptiens, les plus anciens, sont par leur longévité même habilités à initier les Grecs qui seront « toujours des enfants » : « – Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce ». A ces mots : « Que veux-tu dire par là ? » demanda Solon. « – Vous êtes tous jeunes d’esprit, répondit le prêtre ; car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps »7. Nous retrouvons ici, tressés les uns aux autres, les thèmes de l’autorité de la tradition longue et de la maîtrise de la science des astres qui était une réalité à cette époque en terre des pharaons. Eudoxe de Cnide en savait quelque chose, qui pourrait en avoir instruit directement Platon. Cette connaissance, Platon la justifie par la pérennité de la culture égyptienne qui ne serait pas soumise aux cataclysmes saisonniers de la Grande Année. Et d’invoquer le rôle protecteur du Nil qui atténue le feu des canicules, outre le fait qu’il n’y a pas en Égypte de relief montagneux comme on en trouve en Grèce. Puis de faire cas de la rareté des averses, trop fines pour causer ces déluges dévastateurs qui détruisent l’écriture et le savoir accumulé en submergeant les vallées alluviales8. Il faut relever ici une certaine prise de liberté concernant la tranquillité du Nil. Il n’est pas peu étrange que Platon ait voulu ignorer le phénomène de la crue du fleuve ; ce d’autant plus qu’on en retrouve des témoignages de première main chez Hérodote. Est ainsi confortée l’image fantasmatique d’une Égypte hors d’atteinte que Platon contribue à promouvoir en même temps qu’il l’exploite pour les besoins de la cause. On peut violer l’histoire, prétendait Alexandre Dumas, pourvu qu’on ait souci de lui faire de beaux enfants. Le « bel enfant » de Platon sera le mythe « très véritable » de l’Atlantide exposée par Critias. Le « bel enfant » aspire en l’occurrence à prouver la viabilité de la Belle Cité. Grâce à l’Ancienne Athènes, rivale de sa jumelle mimétique ravagée par l’hybris, qui prête son assise historique au modèle de la République9. Il y a là conjonction du paradigme anhistorique de la Callipolis et du temps politique qui est celui de l’anacyclose. Il y a, en d’autres termes, une convergence que revendique Platon entre le prototype intelligible et l’hypostase sensible qui s’accomplit chaque nouveau début de cycle, aux prémices de l’Âge d’or. Or, c’est une chose que l’on retrouve aussi dans les textes égyptiens d’après lesquels chaque nouveau règne réactualise la création, chaque avènement se ressaisit de l’ordre suspendu dans l’éternité (djet) pour l’incarner dans le temps historique (neheh). On a donc bien, tant chez Platon que chez les Égyptiens, un même schéma de superposition de la cité céleste et de la cité terrestre hypothéquée par une théorie des cycles qui légitime, du point de vue cosmologique et politique, la prétention de Platon à faire tenir un tel discours par un prêtre égyptien10. 15 LE HIEROGLYPHE-IDÉE Encore n’avons-nous fait que vaticiner au seuil du temple de Saïs. Franchissons son enceinte. Nous découvrons alors l’art égyptien tel que pouvait le contempler un Grec de la Basse Époque11. Platon, théoricien des arts, n’a jamais fait mystère de sa dilection pour les canons pharaoniques. Il prise plus particulièrement ses productions graphiques, qu’il oppose aux trompe-l’œil et à la peinture d’ombre (skiagraphia), jadis fleuron de l’esthétique grecque. L’art égyptien est visée de l’intelligible qui renvoie à l’essence et non aux apparences. C’est un art véridique et non vériste, art « aspectif », « psychagogique », qui donne à voir la rationalité des proportions et des rapports mathématiques ; art tout synthétise l’ensemble des propriétés de l’eidos platonicien. Tout se passe comme si la thèse risquée sous forme discursive dans les dialogues platoniciens (cf. l’éloge d’Éros selon Diotime dans le Banquet), l’art égyptien la transcrivait dans le langage des « signes ». On a ici télescopage entre deux élaborations métaphysiques qui pourrait expliquer, tout au moins partiellement (il ne s’agit pas d’ôter à leur qualités propres), la bonne disposition de l’auteur à l’endroit des « figures » de l’art égyptien. Tout se passe comme si les attentes de Platon, son horizon de pré-compréhension, eût écrit Heidegger, sa base herméneutique, plutôt que de faire obstacle à son intelligence de l’art égyptien, l’avait rendu sensible à l’une des vérités les plus subtiles de la théologie du hiéroglyphe. C’est un cas singulier où les impondérables de la projection n’affectent pas le phénomène visé, pour cela seul que le filtre idéaliste qui conditionne la réception platonicienne de l’art égyptien structure déjà dans une certaine mesure l’art égyptien. Il n’y a pas loin des « figures égyptiennes » aux « formes intelligibles ». L’ART SANS HISTOIRE L’on ne trouve jamais en tout ce que l’on voit que ce que l’on y met – et combien peu du reste. Il est de ces aspirations propres à déteindre sur tout ce qu’elles entreprennent ; il s’en faut de beaucoup que celles de Platon s’exceptent de la règle. Voilà qui ne pouvait que nous inviter, dans le droit fil de nos disquisitions sur l’art, à revenir plus avant sur les déclarations de l’Étranger des Lois concernant l’existence d’une jurisprudence égyptienne en matière esthétique : entier tourné vers la réalité des choses. Il trace pour définir, dans les deux sens du terme. Combien plus vrai était-ce du hiéroglyphe qui, plus qu’une écriture ou qu’un système de signes, est un système d’idées ? Loin que le hiéroglyphe soient à l’image des choses sensibles, ce sont les choses sensibles qui sont à leur image ; de la même manière que chez Platon, les choses sensibles « imitent », « ressemblent » ou « sont participées » par les Idées. Le hiéroglyphe est le concept au-delà du simulacre ; le hiéroglyphe est ce de quoi procède le devenir sensible, ce qui l’informe, se coule en lui. Le hiéroglyphe-essence est donc premier dans l’ordre génétique, prééminent dans l’ordre ontologique. Intangibilité, éternité, primat sur le devenir : il 16 « Or, lorsqu’ils eurent déterminé quels devaient être ces formes et ces airs et de quelle nature ces formes et ces airs devaient être, les Égyptiens en proposèrent des modèles dans leurs temples. Ces modèles, il n’était permis ni aux peintres, ni à aucun de ceux qui produisent des formes ou quoi que ce soit du genre, de s’en écarter pour innover ou encore d’en imaginer d’autres qui différassent de ce qu’avaient établi leurs pères ; et maintenant encore la chose n’est pas permise que ce soit en ce domaine ou dans celui de la musique prise dans son ensemble »12. Il semble que Platon ait voulu présenter l’Égypte comme un modèle de traditionalisme. Le conservatisme préserve effectivement, à la remorque des canons artistiques, le conditionnement éducatif et la morale léguée par les Anciens qui « sont plus près des dieux » et de l’Ancienne Athènes. Or justement, et en raison peut-être de la prétention de l’art égyptien à étreindre l’essence des choses qu’il représente, Platon proclame de tels canons inamovibles, inaltérables, immarcescibles – alors qu’ils n’ont cessé de varier ; alors qu’ils n’ont cessé de se réformer, et de se perdre, et de se retrouver, de s’unifier pour à nouveau se disperser. De tels canons ainsi livrés à la merci des événements, fluctuant au gré du temps et de l’histoire, Platon les exonère précisément du temps et de l’histoire. Dans son désir – compréhensible pour un Grec – de trouver une stabilité au sein d’un monde fluctuant, livré au devenir et à la succession des échecs politiques, Platon ne prend pas acte du décalage entre le discours officiel et la réalité. La permanence en droit de ces modèles n’avait pas lieu en fait. L’histoire de l’art, qui est aussi – de manière paradigmatique sous la tutelle des rois d’Égypte – celle de la politique et de la religion, est tout entière pour attester de ces infléchissements. Une histoire à laquelle Platon n’avait probablement pas eu accès. Les reliefs funéraires qui nous permettent de suivre ces évolutions ornaient principalement des tombes à la périphérie des villes. En sorte que les explorateurs grecs, quittant rarement les emporioï, n’avaient jamais affaire qu’à l’art contemporain de leur visite ; et même encore, dans certaines villes seulement. D’où l’extrapolation illégitime que fait Platon de son homogénéité, faussée par un biais d’échantillonnage. Il lui manquait, pour redresser le tir, ce dont nous disposons dès à présent par le secours de l’archéologie : une vision diachronique de l’art égyptien. L’horizon du long cours. D’OSIRIS A ZAGREUS La question délicate de la religion fut abordée en une première approche au crible de la fameuse interpretatio graeca à laquelle Hérodote ménage déjà une large place dans son Enquête. Un exemple typique de ce syncrétisme gréco-égyptien consistait en l’identification, jadis bien accepté, de Dionysos et d’Osiris : C’est donc Mélampous qui a institué la procession du phalle [= phallus] que l’on porte en l’honneur de Dionysos, et c’est lui qui a instruit les Grecs des cérémonies qu’ils pratiquent encore aujourd’hui, Mélampous est, à mon avis, un sage qui s’est rendu habile dans l’art de la divination. Instruit par les Égyptiens d’un grand nombre de cérémonies, et, entre autres, de ce qui concerne le culte de Dionysos, ce fut lui qui les introduisit dans la Grèce, avec quelques légers changements13. Identification qui trouvait à se prolonger avec celle de leurs arétalogies et mythes. Il nous est apparu qu’à cet égard, nos Grecs avaient un tant soit peu manqué de discernement. Le fait est que la lacération ou dilacération (diasparagmos) de Zagreus – qui renaîtra sous la figure de Dionysos – est un mythème qui a pour vocation étiologique de rendre compte de la présence du mal en l’homme, tout comme, plus tard, le chaos dionysiaque ritualisé et encadré par les festivités d’Athènes (les dionysies) permettra de canaliser la violence inhérente à toute communauté pour la drainer hors du corps politique. C’est un rite cathartique. Le démembrement et la résurrection d’Osiris se présente en retour comme le récit de la fondation de l’institution pharaonique, l’affirmation de l’unité de l’Égypte et la promulgation d’une nouvelle eschatologie qui prédestine les justes à l’assemblée des dieux14. Nous avons deux récits en apparence semblables, mais foncièrement dissimilaires quant à leur signification. On peut en dire autant des tentatives de réduction d’Hermès à Thot (ou Theuth), d’Athéna à Neith ou de Zeus à Ammon, toutes agréées par l’auteur des dialogues. IL N’Y A QU’UN DIEU Ce réductionnisme généreusement œcuménique méconnaît également la singularité de la « théologie de l’Égypte ancienne », dont l’architectonique a peu à voir avec celle du polythéisme grec. La dimension monothéiste de la religion pharaonique s’avère probablement l’un des points les plus délicats de ce système de pensée irréductible à nos catégories usuelles15. Témoin le nombre d’universitaires qui persistent à parler de polythéisme – soit par facilité de langage, soit par lacune (personne n’est infaillible) –, soit même par option interprétative, en connaissance de cause. Par projection, nous semble-t-il, plus vraisemblablement. À bien examiner les textes sacerdotaux qui nous sont parvenus, force est d’admettre qu’aux antipodes de la doxa véhiculée par les ouvrages de vulgarisation, chaque dieu particulier n’est en dernière instance que l’un des innombrables aspects du Créateur16. L’« aspect » renferme assurément une part de la vérité du tout, mais n’en est qu’une partie, n’est que le « membre » articulé d’un corps qui le dépasse tout en l’assimilant. Le vizir Thot, dieu scribe, est ainsi « langue d’Atoum », qui dit Atoum en tant que détenteur de la « parole créatrice »17. L’analogie nous fera mieux entendre la radicalité du quiproquo qui grève encore au troisième millénaire notre compréhension de la théologie de l’Égypte ancienne. Le même phénomène, à quelques détails près, rend compte de la multiplicité des Noms de Dieu dans le judaïsme tardif : tous renvoient au même Dieu interpellé selon ses diffé- 17 rentes facettes, visages ou attributs qui ne forment jamais en soi des dieux individuels. Cet expédient est rendu nécessaire par le fait même que l’essence totale de Dieu (en sof) demeure inaccessible à la parole est à la représentation (« tu ne feras pas d’images »). Pour nous armer d’un autre exemple, probablement plus familier, interpréter les différentes figures du Créateur que sont les dieux égyptiens dans une logique polythéiste seraient commettre la même erreur – ou hérésie – qui ferait concevoir la Trinité chrétienne comme une affirmation de la coexistence de trois divinités : erreur qui donc consisterait à « substantialiser les hypostases », pour emprunter à la nomenclature de la scolastique18. L’HENOTHEISME HÉBREU Si la version « exotérique » et dévoyée de la religion pharaonique pouvait éventuellement la recouvrir d’un revêtement polythéiste – et expliquer ainsi la confusion des Grecs, qui est aussi la nôtre –, son socle théorique était monothéiste. Le fait très mal connu de ce monothéisme retiendra d’autant plus notre attention que l’on a coutume de faire de la religion de Yahvé (YHWH) la première à s’autoriser d’un dieu unique et exclusif – deux adjectifs qui ont chacun leur importance. Il peut être opportun de rappeler à cet égard que cette religion, inchoative au VIIIe siècle avant notre ère (date estimée de la rédaction des premiers textes de l’Ancien Testament), n’était alors qu’hénothéiste : elle révérait un dieu particulier qui avait fait alliance avec Abram – le futur Abraham – afin qu’il n’en « adore pas d’autre […] devant Sa face ». Échange de bons procédés, il recevrait Canaan en guise de récompense. Ce n’est qu’au milieu du premier millénaire que ce dieu Yahvé devient universel et seul de sa nature ; seulement alors que se produit le basculement vers le monothéisme strict. La précession des descendants d’Abraham sur la voie du monothéisme fait néanmoins partie, avec l’Exode et l’esclavage du peuple hébreu, des grands mythes historiques qui ont su s’indurer dans la culture populaire malgré les démentis de l’archéologie19. Considérons incidemment que le Proche-Orient ancien n’est pas avare de représentations monothéistes latentes ou explicites, à l’exclusion même de l’Égypte20. On s’aperçoit au moins qu’à son égard Platon n’est pas mieux renseigné que beaucoup d’entre nous, qui tient pour évidente une croyance égyptienne en un polythéisme coagulé de dieux distincts les uns des autres. 18 APOTHÉOSE ET THÉONYMES Pour ce qui a trait à la doctrine de l’immortalité de l’âme, Hérodote et Platon sont pleinement justifiés à la faire égyptienne. C’est sans difficulté que nous leur concédons, aussi longtemps que cette croyance procède effectivement de la Réforme osirienne, ellemême nourrie de croyances antérieures. Trois restrictions doivent néanmoins être posées. Une première concernant le terme d’âme (ou anima) – notion chrétienne –, ou de psuché – de facture grecque –, que la Vulgate et la Septante tiennent pour équivalentes, mais qui ne sauraient rendre justice à la complexité de l’« anthropologie métaphysique » des Égyptiens. Une deuxième restriction pour faire valoir qu’il existe bel et bien une mort définitive – une « seconde mort » – que l’eschatologie réserve au ba des hommes impies, privés de sépulture, noyés ou inhumés ailleurs qu’en leur pays natal. Nous sommes en dernier lieu fondé à opposer une fin de non-recevoir à la thèse hérodotéenne selon laquelle une telle doctrine aurait été transmise aux Grecs qui n’auraient fait que l’acclimater, comme ils auraient – renchérit Hérodote – pris connaissance onoma divins par le truchement des « prophètes » égyptiens : « Presque tous les noms des dieux sont venus d’Égypte en Grèce. Il est très certain qu’ils nous viennent des Barbares : je m’en suis convaincu par mes recherches. »21 Il n’en est rien. Les Grecs n’avaient aucun besoin des lumières égyptiennes pour tracer les linéaments d’un modèle endémique. L’explication diffusionniste tient davantage du préjugé que du constat – sans nier le moins du monde de possibles influences par le biais des mystères, dans un sens comme dans l’autre. IDOLATRIE ET METENSOMATOSE Le culte des animaux et la thérianthropie qui pouvaient apparaître à l’époque de Platon – mais aujourd’hui encore – comme un fait objectif de la religion pharaonique, relève de la même espèce de simplification que l’attribution aux Égyptiens par les voyageurs grecs de la doctrine de la réincarnation et de la métempsychose. « Ces peuples sont aussi les premiers qui aient avancé que l’âme de l’homme est immortelle ; que, lorsque le corps vient à périr, elle entre toujours dans celui de quelque animal ; lance, qu’il fait bonne garde, et que son instinct lui fait distinguer avec sagacité un ami d’un ennemi, ils l’ont comparé, suivant Platon, au plus fin de tous les dieux. Ils ne croient pas non plus que le soleil sorte du milieu d’un lotus, comme un enfant nouveau-né ; mais ils représentent sous cette figure le soleil levant, pour désigner que sa chaleur est entretenue par les vapeurs qui s’élèvent des lieux humides […] C’est ainsi que vous devez entendre le récit que font de ces dieux ceux qui en donnent une interprétation religieuse et philosophique. Alors, vous observez fidèlement tout ce qui est prescrit pour ces cérémonies sacrées, et persuadés que le sacrifice le plus agréable que vous puissiez offrir aux dieux, c’est d’avoir d’eux des idées justes et vraies, vous éviterez la superstition, qui n’est pas un moindre mal que l’athéisme. »24 et qu’après avoir passé ainsi successivement dans toutes les espèces d’animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre dans un corps d’homme qui naît alors ; et que ces différentes transmigrations se font dans l’espace de trois mille ans. Je sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns plus tôt, les autres plus tard, et qu’ils en ont fait usage comme si elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus, mais je les passe sous silence. »22 L’Égypte, fausse piste. Loin de revenir à l’existence, le défunt fusionne avec le créateur. Il devient « dieu en dieu », netjer, l’Osiris N, et s’approprie par là tous les aspects de l’être qu’il devient… sans rien abandonner de son identité propre (!). Il ne renaît jamais à l’existence mortelle. Quant au « chien » invoqué dans le Gorgias – Anubis vraisemblablement – il n’était pas « dieu chez les Égyptiens »23, mais tout au plus le ka vivant d’un dieu. Il n’avait pas le statut d’idole, mais celui de symbole, d’icône. En tout ceci Platon et ses contemporains ont eu tendance à attribuer aux Égyptiens une lecture littérale des paraboles qui n’étaient pas leur fait. Nous admettrons, à leur décharge, que l’inverse eût été surprenant. À moins d’investir beaucoup plus avant dans la théologie de l’Égypte pharaonique. Il y avait néanmoins aussi, parmi les Grecs, des doxographes suffisamment critiques et même autocritiques pour ne pas se laisser prendre au piège des apparences. Évoquons Hermodore, disciple et ami de Platon, et à sa suite Plutarque, médioplatonicien, puisque Plutarque est grec, s’il est utile de le rappeler : « Lors donc que vous entendrez toutes les fables que les Égyptiens racontent des dieux, qu’on vous dira qu’ils ont erré sur la terre, qu’ils ont été coupés par morceaux, et qu’ils ont éprouvé beaucoup d’autres accidents semblables, souvenez-vous de ce que je viens de dire, et ne pensez point que tout cela soit effectivement arrivé. Par exemple, ils ne croient pas que le chien soit proprement le dieu Thot ; mais comme cet animal est dans une continuelle vigi- La messe est dite. Mieux vaut tard que jamais… L’IMPÉRATIF DE SURPASSEMENT Nous constations précédemment, avec l’éloge que faisait l’Étranger d’Athènes de la législation égyptienne en matière d’art, que Platon semblait tenir l’Égypte pour un modèle de conservatisme. C’est indéniablement une méprise historique ; mais c’est surtout prêter aux Égyptiens des préoccupations inverses à celles auxquelles les disposait cette règle de vie sociale que constituait la maât. L’ordre du monde dépendait à leurs yeux d’un équilibre menacé dont le maintien ne s’obtenait qu’au prix d’un effort continu de création, d’une logique d’accroissement, de supplémentation constante. S’il était bien une injonction morale qui s’imposait à tous et en tous les domaines, c’était de se conformer autant qu’il se pouvait à ce que l’égyptologue P. Vernus désigne par l’expression d’« impératif de surpassement »25. La tradition elle-même prescrit le dépassement de la tradition, et donc la surenchère vis-à-vis des prédécesseurs26. Lesquels prédécesseurs ont eu aussi à se projeter au-delà de leurs prédécesseurs eux-mêmes déterminés par une même logique de regressus in infinitum. Il s’agissait de compléter l’inachevé sans pour autant détruire : de ne pas créer ex nihilo, mais d’ajouter sa pierre à l’édifice : « Telle [était] la tâche confiée par la société égyptienne à son représentant suprême, le roi : compléter ce qui était demeuré inachevé, recréer ce qui avait été terminé, et préserver l’existant, non pas sur [la] base d’un statu quo, mais en fonction d’un processus continu, dynamique voire révolutionnaire de remodelage et d’amélioration »27. Ce n’était qu’à cette condition que l’entropie – l’isfet, notion cosmique et politique – pouvait être 19 désactivée. Provisoirement. De là suivait le caractère dynamique et non statique de l’ordre à garantir. Un ordre ayant force de loi dans le domaine de la religion comme dans celui de la législation, de l’architecture, des arts en général et de la guerre. Il en ressort que la promotion des idéaux fixistes dont l’Athénien des Lois fait un trait caractéristique de la culture égyptienne est, pis encore que déplacée, aux antipodes de sa réalité. C’est une anti-Égypte qu’exalte le Platon des Lois. LA ROYAUTÉ PHARAONIQUE L’ultime chapitre de notre étude s’éloigne légèrement de la perspective adoptée pour les précédents. Il n’aurait pas été possible de poursuivre sur notre lancée en évaluant la pertinence d’une comparaison qui eut mis en regard la description platonicienne du pharaon avec celle inférée des indices archéologiques que nous avons à disposition ; et ce pour la très impérieuse raison que Platon n’y fait jamais qu’une allusion très évasive dans le courant du Politique. Le pharaon n’est qu’un hapax. Une ombre inconsistante, très en deçà de l’examen qu’on aurait pu en espérer de la part d’un theoros qui prétend s’enquérir à l’étranger des profils de constitution susceptibles d’inspirer celle d’une nouvelle politeia. Et ce n’est rien dire du fait que la cité de Saïs, de l’aveu même de l’Athénien, aurait été dépositaire de certaines des lois de l’Athènes archaïque, ancienne incarnation de la Callipolis. Il nous appartenait, contraint par ces lacunes, d’opter pour une approche plus indirecte. Ceci en exploitant le bienfondé et les limites du parallèle qui pouvait être fait entre, d’une part, le pharaon et, d’autre part, les gardiens accomplis et le philosophe-roi. Nous changeons donc la perspective sans relâcher le fil d’Ariane. C’est une démarche qui a le mérite de mettre la focale sur l’ensemble des thèmes qui n’avaient pas été précédemment traités en les articulant autour d’une seule et même problématique. Citons parmi ces thèmes celui du statut de l’homme royal et de la science du gouvernement, de l’éducation experte et plébéienne ou de l’usage du mythe et du noble mensonge. Une occasion de constater, pour ne donner qu’un exemple, combien la représentation platonicienne de la pédagogie à l’égyptienne – ludique, massive et dispendieuse –, pouvait être éloignée de celle qui avait effectivement cours : 20 « Il faut dire qu’un homme de condition libre doit étudier au moins autant de chacune de ces disciplines qu’en apprend une foule innombrable d’enfants en Égypte, en même temps qu’ils apprennent à lire et à écrire. D’abord en effet, concer- nant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants, et comment se font les répartitions naturelles […] De même, c’est encore par manière de jeu que les maîtres réussissent en un même ensemble de gobelets d’or, de cuivre, d’argent ou d’une autre matière semblable, ou qui les distribue en groupe de la même matière, adaptant de la sorte un jeu, ainsi que je l’ai dit, les opérations de l’arithmétique indispensables, et ce afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un campement, une marche et une expédition militaire qu’à administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes plus capables de se tirer d’affaire d’eux-mêmes et plus éveillés. »28 Probablement parce qu’elle lui sert d’abord de contrefeu dans le contexte précis des Lois et à ce titre, ne prétend pas à la véracité. L’occasion, en revanche, de constater combien sa conception de l’exercice de la gouvernance se laissait aisément dissoudre dans celle mise en pratique par le pouvoir pharaonique. Bien qu’à nouveau Platon, qui n’en ignorait rien, ne l’évoque que du bout des lèvres. Mais il y a loin, témoins les multiples échos de la doctrine non-écrite (agrapha dogmata) et les « passages de rétention » qui saturent ses dialogues, à ce que Platon ait épuisé dans sa composition écrite l’ensemble de ses connaissances CONCLUSION C’est alors sans regret que nous conclurons sur cette absence de conclusion. Non sans faire remarquer, pour ce qui nous concerne plus directement, que si l’archéologie moderne a pu démystifier bon nombre de lieux communs touchant l’Égypte ancienne, la vision que nous en avons reste en partie celle qu’en avait Platon et la majorité des Grecs. Probablement parce que nous n’avons très longtemps connu l’Égypte que par la médiation des Grecs – ergo par celle de la langue grecque : la langue qui voit et pense à travers nous. Nous avons donc tenté dans cette étude d’accoster sur un continent encore improprement cartographié, d’en révéler les lignes de force et les reliefs dans la mesure de nos moyens, de la façon la plus précise et la plus exhaustive possible, appuyant notre enquête sur tous les documents que nous avions à disposition. Une entreprise qui pour être exigeante, n’en fut pas moins enrichissante. Autant en ce qui concerne l’Égypte ancienne qu’en ce qui concerne Platon, dont la pensée ne perd jamais à profiter de nouveaux éclairages. Au risque de l’erreur. Nous ne gagnons rien à arpenter les mêmes ornières et les sentiers battus. 1. Enseignement de Ptahhotep, Avertissement liminaire : « De l’humilité et de la découverte de la parole parfaite », XIIe dynastie, c. 2000 av. J.-C. 2. Euthydème, 288d-293a, passim. 3. Phèdre, 274c-275b. 4. L’« éloge des écrivains » du Papyrus Chester Beatty IV (XXe dynastie, c. XIIe siècle av. notre ère), v°2,13-3,11 ; ref. BM EA 10684. 5. Le scepticisme « hypercritique » des contempteurs de l’École de Tübingen pourrait, jusqu’à un certain point, être expliqué par une déformation professionnelle dont on se serait loisiblement passé. 6. Nous ne saurions exclure, au vu de ce qui précède, que les mathématiques aient procédé de la même manière de l’astronomie ou de l’astrologie plutôt que de la logistique ou de l’économie comme il est de bon ton de l’affirmer – ce qui nous paraît trahir une lecture très contemporaine, technocratique et utilitariste du monde ancien. 7. Timée, 21e-22a. 8. « Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus grandes par le feu et l’eau, et les moindres par mille autres causes. Ce qu’on raconte chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute l’apparence d’une fable ; ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les mouvements des astres autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre est détruit par le feu . Alors les habitants des montagnes et des lieux secs et élevés périssent plutôt que ceux qui habitent près des fleuves et sur les bords de la mer […] Chez nous, au contraire, jamais les eaux ne descendent d’en haut pour inonder nos campagnes : elles nous jaillissent du sein de la terre. Voilà pourquoi nous avons conservé les monuments les plus anciens […] Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou ailleurs, d’événements glorieux, importants ou remarquables sous d’autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par écrit et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial » (Timée, 21e-23c.). 9. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’écouter Critias s’ouvrir de ses arrière-pensées : « Supposons que les citoyens et la république que tu nous as montrés hier comme imaginaires soient réels, que cette république soit la tienne et que tes citoyens soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien » (ibid., 26e). 10. En gardant à l’esprit que le pharaon lui seul est authentiquement « prêtre ». La « caste sacerdotale » est, sous sa coupe, constituée d’officiants, de ritualistes ou d’administrateurs. La promotion par Hérodote et par Platon du serviteur de Neith à cette chasse gardée relève ici encore de la projection. 11. Ou ce que nous appelons « art » par abus de langage et par facilité, à l’aune de catégories modernes, en toute rigueur inopérantes au temps dont nous parlons. 12. Lois, II, 656d-657a. 13. Hérodote, Histoire (Enquête), II, 49. 14. Message eudémoniste à rapprocher de celui des Orphiques (Orphikoï). La localisation géographique d’Athènes et des mystères éleusiniens à mi-chemin entre la colonie d’Olbia, haut-lieu de l’orphisme, et les villes égyptiennes ne sauraient exclure que ce message eudémoniste, consubstantiel à la promulgation de la Réforme osirienne, ait pu se diffuser de leur épicentre héliopolitain à la périphérie. « Bonne Nouvelle » (εնαγγέλιον) qui pourrait constituer le cœur de la pensée platonicienne, dont les dialogues seraient le déploiement. L’eudémonisme donc, et non une supplétive ontologie de l’idée qui ne serait qu’une ultime conséquence de la dialectique socratique. C’est tout au moins la thèse – ici très écourtée – que défend J.-L. Périllié dans un livre à paraître. Une hypothèse féconde qui, dût-elle s’avérer, aboutirait à remanier radicalement le canon interprétatif traditionnel de la philosophie de Platon. 15. « Tu es l’unique qui a créé tout ce qui est / Unique demeurant dans son unité, qui crée les êtres […] / Hommage à toi, créateur de tout cela / Un qui demeure unique, aux mains nombreuses / Père des pères de tous les dieux » proclame un hymne religieux contemporain du règne d’Amenhotep II, vers 1400 avant J.-C. 16. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part. chap. III, § 103 : « Les émanations corporelles et les énergies créatrices ». 17. Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l’histoire des religions, tome 221 n°2, Genève, 2004. p. 131-156. 18. Un parallèle à prospecter serait celui qui convoquerait la religion hindoue, dont le panthéon entier n’est que la déclinaison des avatars d’un même dieu transcendant les cycles de la palingénésie. Si la totalité des « avatars » peut être rapportée à la triade Brahma-Vishnou-Shiva, cette triade est elle-même l’émanation du principe Advaïta (la Non-Dualité). L’Égypte n’est pas en reste, sous la vigie d’Atoum, Créateur héliopolitain dont le monde même n’est qu’une émanation. 19. Nous renvoyons notre lecteur aux ouvrages magistraux de Th. Römer. 20. Nous apprendrons ainsi que des ostraca ont été exhumés dans la région de Sumer, rédigés en néo-babylonien, qui formulent sans ambiguïté une doctrine mésopotamienne de la divinité unique manifestée diversement aux hommes : « Nergal est le Marduk de la guerre ; Enlil est le Marduk de la royauté, etc. ». De là à suggérer que les Hébreux étaient cernés de monothéismes, quand ils étaient eux seuls (encore) dépositaires d’un authentique polythéisme, même électif (le peuple hébreu élit son dieu : le dieu hébreu élit son peuple), il n’y a qu’un pas. Mais un seul pas suffit parfois pour révoquer deux millénaires de tradition naïve. 21. Hérodote, op. cit., 50. 22. Hérodote, op. cit., 123. Pour ce qui concerne l’allusion vipérine à ces pilleurs qui se sont attribué sans honte la primeur des doctrines de la métempsychose, de la métensomatose, ou de la réincarnation ; quant à ces Grecs usurpateurs dont notre auteur juge opportun de taire les noms, nous risquons peu à suggérer qu’il s’agit là d’Orphée, de Pythagore ou d’Empédocle ; encore que d’autres Grecs se seront démarqués de leurs contemporains en professant très tôt des idées similaires. 23. Gorgias, 482b. 24. Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris, 11. Nous soulignons. 25. P. Vernus, Essai sur la conscience de l’histoire dans l’Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995. 26. Cf. Enseignement pour Mérykarê, § 18 : « Puissé-je voir un brave se conformer à cela en ayant ajouté à ce que j’ai fait ». 27. E. Hornung, Les dieux de l’Égypte. Le Un et le Multiple, Paris, Le Rocher, 1986, p. 24, 125 et 166. 28. Lois, VII, 819b-c. Frédéric Mathieu 21 SÉMINAIRE DES JEUNES CHERCHEURS ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI 22 Si le thème de la transformation de soi se trouve au cœur de l’œuvre de Dante, c’est avant tout parce qu’elle témoigne d’une transformation progressive de l’image de la raison qui renverse le rapport entre l’homme et la nature : les religions monothéistes plaçant l’homme au centre de la création en vertu de son alliance à Dieu et la révolution copernicienne détruisant la conception du monde comme Cosmos, c’està-dire comme totalité finie dont l’harmonie reflétait un ordre de valeurs, la modernité se définit par la positivité qu’elle reconnaît au sujet de se déterminer de manière autonome. Son acte est élevé au rang de principe. La raison devient alors une entreprise et une industrie qui se réalise en informant cette nature se caractérisant désormais par sa neutralité axiologique. Or, si l’homme se révèle porteur d’une norme qu’il se doit de matérialiser, alors l’enjeu de la transition vers une nouvelle modalité d’existence devient crucial. Il s’agira pour le sujet de prendre une décision au présent, qui renvoie l’hétéronomie au passé pour projeter l’autonomie au futur. Ainsi, en s’émancipant de toute instance transcendante pour trouver en soi son principe, la raison moderne n’abolit pas la tension vers un idéal, mais la réinvestie au cœur même de l’individu pour prendre une forme personnelle. En effet, le passage à la vita nuova de Dante se fit par sa rencontre devenu légendaire avec Béatrice, qui nous amène à nous interroger sur l’ascendance par laquelle s’individu s’avère cause de lui-même. Le poète devient l’esclave perpétuel du Dieu Amour, muse de toute son activité sur cette terre. Dante, est-il projeté dans la vita nuova grâce à l’intervention causale d’une entité contingente : Béatrice ? Ou bien est-ce par activité de production et de création poétique et intellectuel qu’il devient cause de lui-même ? Peuvent alors se dessiner plusieures perspectives de réflexions que celle-ci soit d’ordre éthique, politique ou esthétique. Si l’épanouissement de l’individu est soumis à une histoire et à un milieu qui se présente à lui tout d’abord comme un chaos affectif, la société moderne place l’homme dans une position délicate où celui-ci doit trouver par ses propres forces une conduite à son affectivité qui ne dépend pas totalement de lui : l’individu doit devenir l’entrepreneur de son désir susceptible de rentrer en contradiction avec d’autres désirs contraires. Or, comment pouvons-nous concevoir la rencontre harmonieuse des désirs dès lors que ceux-ci sont posés originairement en tant qu’opposés ? Comment parvenir à un mode de vie qui dépasse l’exclusion des intérêts personnels,sans pour autant nier l’engagement spontané et propre de chacun ? Tout l’enjeu serait pour le sujet de concquérir une autonomie au sein de cette hétéronomie naturelle qui s’impose à lui et qu’il découvre de par son insertion immédiate dans le monde. Que cela se pense sous le mode religieux soumis à la providence divine, de la réalisation de la libérté humaine pour les Lumières ou bien de la gestion positive de ses pulsions et névroses pour PROGRAMME VENDREDI 27 MARS JEUDI 26 MARS Retranscriptions du la psychanalyse, toutes ces formes de rédemption ne sont que l’expression d’une quête d’émancipation et de sublimation de la Nature humaine. Ce dépassement de notre condition nous est-il accessible ou demeure t-il une illusion ? Peut-on être ou devenir cause de nous-mêmes ? De même, ce problème se redouble et s’appronfondit sur le plan politique, car l’individu se voit scindé en deux entre sa participation à la société civile (où se réalise et se rencontre l’intérêt privé de l’individu particulier) et à l’Etat (où il est exigé de l’individu qu’il agisse de manière universelle selon l’intérêt général). Scission devenant d’autant plus problématique, puisque s’il convient à l’Etat de reconnaître une autonomie à la société en s’interdisant de réglementer totalement la rencontre des intérêts individuels, il ouvre la possibilité de l’éclatement du corps social en une juxtaposition de ses éléments qui n’entretiendraient que des rapports extérieurs et réintroduit alors une violence d’autant plus forte qu’elle se trouve intériorisé par ses éléments. En refusant la violence symbolique et rationnelle du conflit par la défense légitime des minorités et l’exigence noble de tolérance envers les différences, il ne vit la violence de la contradiction que de manière négative et relègue sa résolution à l’intimité de la « sphère privée ». Ainsi, l’homme est amené à fantasmer une liberté politique que sa situation sociale nie réellement. Sa servitude prend la forme moderne de l’aliénation : elle n’est plus la soumission à un pouvoir transcendant, mais la captation intérieure de l’individu à travers une image déformée de lui-même. Remarquons pour finir que Dante accède à la vita nuova en même temps qu’il progresse dans son activité poétique. Lors du trecento et pendant toute la Renaissance italienne la réflexion artistique est toujours accompagnée d’une anthropologie de la création divine dans l’activité humaine. Réflexion que nous pouvons reproduire aujourd’hui. Lorsque l’artiste crée, il se délie nécessairement de ses influences pour apporter une œuvre nouvelle au paysage culturel de son époque. La création artistique pose ainsi nécessairement la question de la cause de soi. Un arrachement s’opère entre la détermination contingente, l’artiste et l’œuvre afin que l’autodétermination de l’artiste et de la création se révèle. Si cela nous amène à nous interroger sur la place de l’artiste vis-à-vis du panorama d’influence culturel et esthétique qui permet d’exalter ses capacités, cela laisse éclore une autre dichotomie : celle du créateur face à sa création. Faut-il véritablement opposé ces deux entités ? Ne peut-on pas voir la création artistique comme une dynamique, expression de la puissance active de l’artiste ? 23 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE Au-delà des limites de la Nature humaine Giordano Bruno après Spinoza, fureur et béatitude Retranscription - Nicolas Espinas Le thème qui nous rassemble aujourd’hui pour ce séminaire : être cause de soi, est, comme nous avons pu le voir ce matin, extrêmement riche du point de vue philosophique qui sera ici le nôtre, tant il est un outil puissant, levier de forte réflexion conceptuelle. Cependant, sous la tutelle de la pensée de Spinoza, la formule être cause de soi peut se révéler être une expression paradoxale. Et c’est de cette antinomie que nous ferons découler notre réflexion. La cause de soi revêt pour Spinoza une importance primordiale. On aura tous à l’esprit ces mots qui ouvrent l’Ethique : « Par cause de soi j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence »1 et qui témoignent de la réappropriation par l’auteur de cette expression déjà employée par la philosophie médiévale. Cependant, et c’est ce qui fera sa force, Spinoza opère vis-à-vis de cette tradition un retournement, faisant de la cause de soi l’expression positive du seul être nécessaire, dont l’essence implique l’existence. C’est-à-dire la totalité de l’être, soit donc Dieu ou la Nature, ce qui en l’occurrence est ici synonyme. Paradoxal, ce thème le devient accompagné de son sous-titre « la vie nouvelle ». L’être cause de soi n’est plus la simple description de l’état constant d’autoréalisation perpétuelle de Dieu, mais le passage d’une situation à une autre. Se perçoit alors d’un point de vue éthique un devenir cause de soi. Mais est-il possible de penser la thématique de la cause de soi, non plus comme n’étant qu’une caractéristique propre à la nature, mais comme l’application pratique d’un mode de vie nouveau ? Voilà qui soulève immédiatement beaucoup de réfutations. Un individu cause de lui-même semble être au première 24 1Spinoza, Ethique, I, def. 1, traduction de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome III, Paris, GarnierFlammarion, 1965, p. 21. abord impensable, compte-tenu de la philosophie même de Spinoza. La finitude de notre condition nous contraint à la servitude affective démontrée géométriquement dans l’Ethique. Comment peuton penser la transition de la puissance humaine finie à une application en acte infini ? L’homme peut-il s’émanciper de toutes ses déterminations sociales, historiques et contingentes au profit d’un nouveau mode d’être dans lequel il serait parfaitement cause de lui-même ? Voilà qui parait être parfaitement irréalisable tant c’est idéaliste. Irréalisable ça l’est, mais seulement jusqu’à un certain point de la pensée de Spinoza. Et toute notre étude sera de montrer ce que l’auteur prédit si l’on passe au-delà de ce point. Nous nous intéresserons donc à ce que Spinoza nomme félicité ou béatitude. Afin d’éclairer notre perception d’un tel thème, et de s’intéresser aux différentes filiations d’idées au sein de l’histoire de la philosophie nous ferons alors intervenir un second auteur : Giordano Bruno. Philosophe animiste de la Renaissance, penseur de l’infini, de l’Un et de la coïncidence des contraires, il fut brulé par l’Inquisition le 17 février 1600 sur le Campo del fiori à Rome. Dans un cycle de sept ouvrages écrits en italien de 1583 à 1585 lors de ses voyages entre la France et l’Angleterre, Bruno développe une propédeutique à sa nova philosophia. Pour passer rapidement sur quelques points de la pensée Bruno afin que vous puissiez le situer, il commencera par s’intéresser à la cosmologie. Dans le De l’infini de l’univers et des mondes, s’appuyant alors sur les thèses de Copernic, il réaffirmera l’héliocentrisme puis s’en libèrera en brisant les barrières du cosmos, faisant de l’univers un espace infini qui abrite une multitude de mondes. Il travaillera également beaucoup sur l’Art de la mémoire, et en règle générale sur le pouvoir des images sur les hommes, thème de réflexion capital à la Renaissance. Enfin il repensera les systèmes politiques de son temps et leur relation à la religion dans l’Expulsion de la bête triomphante, poème épique dans lequel Jupiter réorganise les constellations, chacune d’elles représentant une institution ou une idée capitale de la société au profit de l’élaboration d’un nouveau système social. Bruno clôture ce cycle d’ouvrages sur une réflexion portant sur le dépassement des limites de la Nature humaine dans les Fureurs héroïques. Et c’est au travers de ce thème que nous ferons une analyse comparative de la pensée du philosophe italien avec Spinoza. Toute notre problématique sera alors de montrer en quoi il y a chez Spinoza une pensée d’un au-delà de la Nature humaine. Puis, de réussir à comprendre en quoi ce dépassement consiste. Et enfin nous essaierons de voir dans quelle mesure la béatitude pour Spinoza et la Fureur pour Bruno peuvent s’alimenter l’une l’autre au profit d’une plus grande compréhension de ce thème. Premièrement au travers du Traité de la Réforme de l’entendement, nous présenterons donc la façon dont Spinoza thématise avec son propre vocabulaire le dépassement des limites de la Nature humaine et prépare les problématiques inhérentes à une telle réflexion. Deuxièmement, nous verrons pourquoi la félicité est en rupture avec le modèle de la nature humaine tel que l’auteur le présente dans la préface de la quatrième partie de l’Ethique. Puis enfin nous verrons comment la béatitude s’acquiert pour Spinoza par la médiation simultanée de l’Amour et de l’Intellect. Enfin, dans le but de confronter la pensée de la Renaissance, nous verrons comment un siècle plus tôt, Bruno, avait déjà pensé un dépassement des limites de la Nature humaine fondé sur les mêmes piliers conceptuels dans ses Fureurs Héroïques. 1. Vie nouvelle Commençons par nous intéresser à une des premières œuvres de Spinoza, ouvrage dans lequel le philosophe hollandais énonce les prémisses de ce qui deviendra le système complexe de sa pensée, à savoir : le Traité de la réforme de l’entendement et plus précisément à son prologue, ce qui correspond aux quatre premiers paragraphes de la traduction Appuhn dont nous nous servirons aujourd’hui. Doté d’une grande tension narrative, ce préambule témoigne avec force de la déception première qui a conduit Spinoza à établir son système philosophique : « L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire (communi vita) sont vaines et futiles »2. Plusieurs choses se dégagent de cette phrase. D’une part, il semble clair que Spinoza nous confie le témoignage d’un vécu personnel, et d’autre part, nous pouvons observer qu’il se dresse d’emblée à l’encontre de ce qu’il nomme la vie ordinaire. En effet, au-delà de la servitude humaine dans laquelle l’homme semble enchaîné et, qui est décrite par toute la tradition philosophique Spinoza le premier, une alternative doit être recherchée. Suit alors directement dans le prologue l’explicitation suivante : « Mon âme s’inquiétait donc de savoir s’il était possible par rencontre d’instituer une vie nouvelle, ou du moins d’acquérir une certitude touchant cette institution »3. Instituer une vie nouvelle. Voilà l’expression qui doit ici retenir toute notre attention. A la vie commune, dont les occurrences sont la source des tourments du philosophe, doit être opposée la vie nouvelle. Au premier abord, la proximité sémantique peut nous évoquer l’ouvrage de Dante intitulé de la même façon la Vie nouvelle (Vita nuova). Et en effet, dans cette œuvre, Dante nous conte l’histoire de sa rencontre avec Béatrice, événement qui bouleversa à jamais son existence, et qui fut à la fois responsable de son profond désarroi mais également de son génie poétique. Sans trop s’attarder sur la pensée de Dante, notons bien, qu’il ne s’agit pas là pour lui d’une vie nouvelle dans le sens d’un changement social ou psychologique, mais véritablement d’une mutation profonde de son essence, ne le faisant exister que pour assouvir le désir infini de cet amour éternel. Etant donné qu’il s’agit là d’une référence directe au thème de ce séminaire, il convient de nous intéresser à la possible filiation de l’idée de vie nouvelle entre Dante et Spinoza. Cependant, on s’aperçoit vite alors que Spinoza ne reprend pas cette expression en s’inspirant directement de Dante et cela pour deux raisons. Tout d’abord car, dans l’inventaire qui fut établi des livres de sa bibliothèque, aucun ouvrage de Dante n’est présent4. Rien ne nous empêche cependant d’imaginer que Spinoza ait eu un exemplaire de la Vita nuova entre les mains à un moment de sa vie, ou du moins qu’il en ait entendu parler. Et deuxièmement, et là c’est un argument majeur, car seule la traduction d’Appuhn, rend la 2Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, traduction de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p.181. 3 Ibidem, p. 181. 4 A-J. Servaas Van Rooijen, Inventaire des livres formant la bibliothèque de Benedict Spinoza, La Haye, Martinus Nijhoff, 1889, p. 119-198. 25 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE tournure latine « novum institutum »5 par vie nouvelle. Dans les autres traductions que l’on peut trouver du Traité de la réforme de l’entendement cette expression est traduite différemment. Beyssade au PUF traduit par « nouvelle règle de vie »6, Caillois dans la Pléiade par « nouveau projet »7 et enfin Moreau par « nouvelle institution »8. Pourquoi donc Appuhn traduit-il ainsi, ajoutant dans cette expression le terme de vie qui n’a dans un premier temps, pas lieu d’être ? Doit-on condamner le traducteur ? Ou alors celui-ci souhaite-il nous faire passer quelque chose d’implicite à l’œuvre ? Quand nous nous plongeons dans le texte, nous pouvons remarquer que le terme de vie est omniprésent. En effet, comme nous avons pu l’observer dès la phrase d’ouverture de l’œuvre la novum institutum (vie nouvelle pour Appuhn) s’oppose de manière symétrique à la communi vita (vie ordinaire). Pour comprendre ce qui se dresse entre l’une et l’autre de ces expressions –vie nouvelle et vie ordinaire-, il convient de s’interroger sur ce terme de vie et de sa place dans la philosophie spinoziste. Premièrement, comme nous avons pu l’évoquer précédemment, la vie est à entendre au sens de vécu. Ainsi, la première fois où l’expression de vie commune apparaît sous la plume de l’auteur, c’est pour nous faire le récit de son expérience personnelle. Néanmoins, au-delà de l’aspect narratif, ce terme prendra un autre sens dans la suite du prologue. Apparaît alors dans la progression littéraire, l’opposition de la vie à la mort (mortem). Dans ce cas, c’est donc vie dans le sens physiologique du terme qu’il faut l’entendre, c’est-à-dire un phénomène organique comme la circulation du sang, ou la respiration. Spinoza file la métaphore de la maladie que représentent les occurrences de la vie commune, et du remède que le philosophe se doit de rechercher : « je me voyais en effet dans un extrême péril et contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain ; de même un malade atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente »9 nous dit Spinoza. L’auteur condam- 26 5Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres complètes bilingue, Tome I, traduction de M. Beyssade, Paris, PUF, 2009, p. 64. 6 Ibidem, p. 65. 7Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres complètes, traduction de R. Caillois, Paris, Pléiade, 1955, p. 103. 8 P-F. Moreau, Spinoza, l’expérience de l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 7. 9Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, traduction de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p.182, 183. nera alors les biens de la vie ordinaire déjà critiqués maintes fois par la tradition philosophique, que sont la richesse, les honneurs et le plaisir en raison de la mort anticipée qui menace l’individu qui s’éprend de tels biens. C’est-à-dire, pour reprendre un langage purement spinoziste, parce qu’ils endiguent le cheminement continu de l’individu dans l’être. C’est donc implicitement à l’apparition de ce que l’auteur nommera plus tard conatus auquel nous avons ici affaire avec le terme de vie. Autrement dit, l’effort par lequel chacun s’efforce de persévérer dans son être et qui en constitue l’essence10. Et en effet, l’auteur donnera comme définition stricto sensu de la vie quelques années après la rédaction de ce texte dans les Pensées métaphysiques : « nous entendons donc par vie la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être »11. Nous sommes donc à présent à même de saisir l’importance du terme vie dans le prologue de cette œuvre. Ce concept permet premièrement à Spinoza d’illustrer l’expérience narrative qu’il se propose de mettre en place dans ce traité grâce à la notion de vécu, mais il lui permet également de déterminer le rapport de l’individu à la mort. Et ainsi de définir l’objectif qu’il se fixe, c’est-à-dire trouver un bien qui n’aille nullement à l’encontre de notre persévérance dans l’être. Enfin, de par le changement qualitatif radical qui se joue entre la vie commune et cette nouvelle forme d’existence qui ne peut en aucun cas s’opposer à notre essence12, nous pouvons consentir au choix d’Appuhn de traduire par vie nouvelle. Nous pouvons en conclure que si sur la forme nous ne pouvons pas rapprocher l’expression de vie nouvelle de Dante à Spinoza, il n’en reste pas moins que sur le fond, l’idée exprimée est la même. Autrement dit, le changement radical de la nature humaine par l’abandon de la vie commune au profit d’un état nouveau dû à l’expérience catégorique d’un événement particulier et déterminant, à savoir : la rencontre avec Béatrice pour Dante, et l’acquisition d’une nouvelle forme de bien pour Spinoza. Toute la difficulté sera à présent de comprendre 10Spinoza, Ethique, III, prop. 6, op. cit., p. 219. 11Spinoza, Pensées métaphysiques, traduction de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 368. 12 Dans la mesure où pour Spinoza l’essence de l’homme est réductible à son conatus : Spinoza, Ethique, III, prop. VII, traduction de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome III, Paris, GarnierFlammarion, 1965, p. 143 : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre en dehors de l’essence actuelle de cette chose. ». ce que sera ce souverain bien qui permet à l’individu de s’extirper de la vie commune pour atteindre la vie nouvelle et quels seront les instruments à notre disposition pour y parvenir. Pour ce faire, il faut tout d’abord se demander ce qui constitue un bien en soi pour Spinoza. Autrement dit d’un point de vue spinoziste, comment se fait-il que l’homme fasse dépendre son bonheur de tel ou tel objet (la richesse, les honneurs ou le plaisir) ? Par quelle force un individu décide t-il de s’asservir à un objet pour en faire le responsable de son accès à la félicité ? A cela, Spinoza a une réponse extrêmement claire et qui sera capitale pour tout le reste de notre étude : « toute notre félicité et notre misère ne résident qu’en un seul point : à quelle sorte d’objet sommesnous attachés par l’amour ? »13. Ainsi, un bien n’est considéré comme tel par un individu, que parce que précédemment, celui-ci s’est épris d’amour pour cette chose. Il suffit de croire qu’un objet sera la cause de notre bonheur ou de notre malheur pour qu’aussitôt nous vienne le désir de le poursuivre ou de l’éviter. L’amour définira alors pour nous toutes les normes du bien et du mal. Voilà qui nous permet donc de saisir le premier point capital de l’accès à la félicité, que nous aurons l’occasion de retrouver tout au long de notre étude : l’Amour. Ainsi, à partir de l’instant où nous faisons dépendre notre bonheur d’un objet extérieur, nous en devenons dépendants. L’amour étant intrinsèquement lié à la nature du conatus, soit de la vie, il ne peut aucunement être détruit. Seul l’objet vers lequel il se dirige peut être modifié. Le but ultime sera donc de trouver le bien qui ne nous causera aucune tristesse. Afin de comprendre la nature d’un tel objet, revenons un instant sur les biens de la vie courante que sont la richesse, les honneurs et le plaisir. Pour Spinoza ils nous conduisent irréductiblement à la tristesse et à la mort car ils sont périssables (perire). La nature du souverain bien sera donc d’être opposée à ces objets éphémères, c’est-à-dire d’être immuable et indéfectible : « l’amour allant à une chose éternelle et infinie repaît l’âme d’une joie pure, d’une joie exempte de toute tristesse ; bien grandement désirable et méritant qu’on le cherche de toutes ses forces. »14. Toute la difficulté sera alors de trouver le moyen d’amener nos désirs à s’embraser d’un tel bien. Sortir de notre servitude afin de porter tout notre amour vers cette chose éternelle et infinie. Ceci se fera pour Spinoza par le travail de l’Intellect (intellectus). Il s’agira du second point capital 13Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p. 183. 14 Ibidem, p. 183. de notre étude, en tant qu’il permet à l’homme de s’amender ou de s’émanciper de ses désirs premiers, l’intellect attaché à un tel objet procure irrémédiablement un réconfort. Voilà le remède à la maladie que représente les occurrences de la vie courante, que l’auteur nous présente : « Un seul point était clair : pendant le temps du moins que mon esprit était occupé de ces pensées, il se détournait des choses périssables […] ce fut une consolation : le mal je le voyais, n’était pas d’une nature telle qu’il ne dut céder à aucun remède »15. L’Amour et l’Intellect seront donc les deux ailes qui conduiront l’homme à changer sa nature pour gagner la félicité. S’éprendre d’amour pour un tel bien consisterait en un changement radical de la nature humaine nous menant ainsi à la vie nouvelle et menant peut-être à l’institution d’un individu cause de lui-même. Ainsi, nous avons pu voir quelle était l’ultime finalité de la philosophie de Spinoza. Premièrement par l’entremise de Dante et de la notion de vie nouvelle, nous avons pu saisir la radicalité du changement auquel l’auteur nous invite. Et deuxièmement, nous avons perçu quels étaient les deux piliers de cette entreprise, à savoir : l’Amour et l’Intellect. Il nous restera cependant à comprendre, ce qu’est cet objet défini comme éternel et infini, et, en quoi consistera cette transformation de l’Intellect. 2. Abandon du modèle de la Nature humaine Passons à la seconde partie de notre étude et à la question du modèle de la nature humaine. Comme nous l’avons évoqué au travers de cette analyse du prologue du Traité de la réforme de l’entendement, il y a un abandon de la vie commune au profit de la vie nouvelle, et c’est un point que nous retrouverons de nouveau développée dans l’Ethique au travers du dépassement d’un modèle de la Nature humaine16. Nous essaierons alors de montrer comment en abandonnant le modèle de la Nature humaine que Spinoza constitue dans la préface de la Quatrième partie de l’Ethique, l’auteur entend définir et conceptualiser la béatitude dans la Cinquième partie. Qu’entend donc Spinoza par modèle de la Nature humaine (exemplar humanae naturae) ? 15 Ibidem, p. 183. 16 Voir à ce sujet : S. Ansaldi, « Amour, perfection et puissance : un modèle de la Nature humaine ? », in Nature et puissance ; Giordano Bruno et Spinoza, Paris, Kimé, 2006, pp. 115-134. 27 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE Dans le langage courant est considéré comme modèle l’objet ou l’idée qui, par ses caractéristiques et ses qualités, peut servir de référence à l’imitation. Mais, plus qu’une simple référence, Spinoza va faire du modèle le pôle absolu de tous nos repères quotidiens. Ainsi du modèle de la Nature humaine va découler toutes les normes du bon et du mauvais, de la perfection et de l’imperfection. Je m’explique. Prenons l’exemple d’un étudiant en philosophie qui souhaite devenir professeur. Le statut de professeur sera le modèle qu’il souhaitera voir se réaliser et qui sera la cause de tous les repères de sa vie quotidienne. Sera appelé bon ce qui le rapprochera de ce projet, réussir son concours, et mauvais ce qui l’en éloignera, comme tomber sur un sujet qui ne l’inspire pas par les exemples. Tous les critères de perfections et d’imperfections seront alors relatifs à la potentielle réalisation de ce modèle : « J’entendrai donc par bon […] ce que nous savons avec certitude être ce qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons […] Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits suivant qu’ils se rapprocheront plus ou moins de ce même modèle. »17. Néanmoins ce n’est pas dans la réalisation d’un tel modèle que Spinoza verra l’accomplissement de la béatitude18. En effet, les différents modèles de la Nature humaines (ex. professeur de philosophie) que nous suivons ou et auxquels nous nous attachons au cours de notre existence ne sont que le résultat de nos désirs. Désirs qui sont la cristallisation de nos déterminations. Voilà pourquoi ça ne peut être dans l’accomplissement du modèle de la Nature humaine que chacun suit, que se trouvera la béatitude. Puisque seule la contingence de nos déterminations entraînera notre conception du bon du mauvais, de la perfection et de l’imperfection, ces normes ne témoignent finalement que de la vicissitude de nos affects. La béatitude se développera donc en marge de ce modèle de la Nature humaine. Si la perfection était la puissance active qui permettait à Spinoza de comprendre comment l’homme se meut vers la réalisation de ce modèle, dans le cas de la béatitude, Spinoza nous propose de devenir cette perfection : « si la joie consiste dans un passage à une per- 28 17Spinoza, Ethique, IV, préface, op. cit., p. 219. 18 A ce sujet voir l’excellent article : Sur le modèle de la Nature humaine comme distinct de la béatitude voir : S. Ansaldi, « Amour perfection et puissance : un modèle de la Nature humaine », Nature et puissance ; Giordano Bruno et Spinoza, Paris, Kimé, 2006, pp. 115-130. fection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’âme est douée de la perfection ellemême »19. Comment un tel état nous est-il donc accessible ? Grâce à ce que nous avons commencé à définir précédemment et que Spinoza explicite ici : l’Intellect et l’Amour. On retrouve en effet, ces deux notions systématiquement dans la Cinquième partie de l’Ethique. Et elle se présente de la façon suivante : Deux propositions sont ici capitales à retenir. Premièrement l’Intellect, je vous cite la démonstration de la proposition 27 : « La suprême vertu de l’Ame est de connaître Dieu, c’est-à-dire de connaître les choses par le troisième genre de connaissance […] qui donc connaît les choses par ce genre de connaissance, passe à la plus haute perfection humaine et en conséquence est affecté de la Joie la plus haute »20. Et deuxièmement l’Amour, comme en témoigne le corolaire de la proposition 32 : « Du troisième genre de connaissance naît nécessairement un amour intellectuel de Dieu »21. Pourquoi l’amour intellectuel de Dieu mènerait-il l’homme à la béatitude ? La question qui se pose donc ici est la suivante : Comment penser la réalisation totale d’un être fini, l’homme, dans une nature infinie ? Autrement dit, a quel métamorphose doit aboutir la nature humaine pour être en parfaite adéquation avec sa puissance optimal ? Commençons alors par nous intéresser au travail de l’intellect et à ces mystérieux genres de connaissance dont le troisième fait naître un amour intellectuel de Dieu. Le premier genre correspond pour Spinoza à la perception sensible, aux opinions courantes et aux connaissances acquises par « ouïdire ». Un exemple : tous les jours je vois le soleil se lever et ainsi par habitude je peux prévoir qu’il se lèvera demain. Le second genre de connaissance nous est quant à lui, donné par la raison. Il s’agit de tout type de raisonnement extrait de la matérialité du monde qui permet de faire jouer dans notre esprit les différentes articulations logiques de la causalité. L’exemple le souvent proposé de ce genre de raisonnement sont les mathématiques. Il s’agit ainsi donc de la science qui étudie la causalité des rapports qu’entretient chaque élément de la Nature. Spinoza aurait pu s’arrêter au second genre de connaissance puisqu’il est suffisant pour réguler toutes les actions courantes de notre vie. Pourquoi donc un troisième genre de connaissance ? Qu’apporte t-il à l’éthique quotidienne des individus ? Il y a un troisième genre de connaissance car les articulations mécaniques 19 Ibid., V, prop. 31, scolie, op. cit., p. 322. 20 Ibid., V, prop. 27, dém., op. cit., p. 327. 21 Ibid., V, prop. 37, cor., op. cit., p. 331. des choses ne constituent pas leur essence. Et c’est précisément de cela que va s’occuper ce genre de connaissance, un savoir sur l’essence singulière de chaque objet existant. Et de cette perception de l’essence des différentes singularités, données par le troisième genre de connaissance, l’homme comprend que toutes choses trouvent leur principe et leurs déterminations dans la nature de dieu et se réalise en lui. Le troisième genre de connaissance permet donc à l’homme de saisir l’essence des singularités et ainsi le lien causal qui unit ces essences à la nature cause d’elle-même. Du troisième genre de connaissance et de l’essence des choses, Spinoza fait alors jaillir un nouveau concept : ce que l’homme perçoit comme ce qu’il nomme être une sorte d’éternité (specie aternitas). Le terme d’éternité chez Spinoza a fait couler beaucoup d’encre, voilà pourquoi nous nous en tiendrons aujourd’hui à la définition suivante : l’éternité n’est pas à entendre dans sa relation au temps mais dans sa relation à la nécessité naturelle. Ainsi pour Spinoza l’éternité est en somme, la condition de possibilité d’existence du temps. Donc quand l’homme perçoit quelque chose selon une sorte d’éternité il perçoit dans l’essence de cette chose l’absolue nécessité de sa réalisation dans l’existence. Je cite : « Les choses sont conçues par nous comme actuelles en deux manières : ou bien en tant que nous en concevons l’existence avec une relation à un temps et à un lieu déterminés, [il s’agit là par exemple du 1er ou du 2nd genre de connaissance] ou bien en tant que nous les concevons comme contenues en Dieu et comme suivant de la nécessité de la nature divine [faisant donc appel au troisième genre de connaissance.] Celles qui sont conçues comme vraies ou réelles de cette seconde manière, nous les concevons avec une sorte d’éternité ».22 Ainsi, cette sorte 22 Ibid., V, prop. 39, dém, op. cit., p. 328, 329. d’éternité nous donne pleinement conscience de la nécessité divine, soit de l’omniprésence de Dieu, c’est-à-dire de Nature cause d’elle-même. la Néanmoins, et là on en vient au second pilier, pourquoi ce troisième genre de connaissance provoque t-il un amour intellectuel de Dieu ? Pour comprendre cela, revenons un instant sur la notion spinoziste de l’amour. Spinoza en donne sa définition en amont de tout ceci dans de l’Ethique : « L’amour dis-je n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure »23. Mais comme nous l’avons vu précédemment l’amour est également lié à la notion de puissance dans la mesure où il est source de tous nos appétits et moteur premier de notre conatus. Le troisième genre de connaissance amène irréductiblement à un Amour intellectuel de Dieu car par la compréhension de la nécessité causale de la Nature, et de l’essence singulière des choses, nous saisissons la totale positivité de la nature divine. Cette perception nous mène à faire de la cause de soi notre propre puissance d’agir. Par ailleurs, contrairement à l’amour-passion, l’amour intellectuel de Dieu ne peut disparaître. La joie qui accompagne la compréhension de la Nature est infinie et éternelle puisqu’il ne s’agit pas d’une simple cause extérieure mais de tous les objets en tant qu’ils participent à la cause de soi : « nous percevons clairement par-là [3ème genre de connaissance] et en quelle condition notre Ame suit de la nature divine quant à l’essence et quant à l’existence, et dépend continûment de Dieu. »24. Cet amour-là, n’est donc pas contemplation ascétique mais pure pratique et 23 Ibid., III, prop. 13, scol. op. cit., p. 148. 24 Ibid., V, prop. 36, scol. op. cit., p. 334. 29 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE activité dans la mesure où l’homme également participe aux vicissitudes de la Nature infinie. 3. Fureurs héroïques Résumons cela. Le troisième genre de connaissance amène l’homme à percevoir l’essence singulière des objets. De cette essence il est possible de concevoir le rapport qu’entretient l’objet avec l’éternité, c’est-à-dire les conditions de sa nécessité dans la causalité naturelle. Enfin cette compréhension ne peut être un affect triste étant donné la toute positivité de la nature divine. De cette compréhension naît donc un amour intellectuel de Dieu. La béatitude est ainsi un état de perpétuelle activité dans lequel l’homme s’approprie la puissance d’agir de la Nature pour atteindre le plus haut degré de perfection possible. Voilà donc comment pour Spinoza l’homme peut prétendre à un devenir cause de luimême et à une vie nouvelle. Par la compréhension et l’attachement à la Nature divine, cela le mène à une réappropriation de sa puissance. Revenons sur notre thème. La question que nous avons dégagée de l’œuvre de Spinoza à propos de la béatitude était la suivante : A quoi correspond le degré optimal de la puissance de l’homme fini dans le cadre de l’immanence de la nature infinie ? Remarquons que le terme d’infini est particulièrement récurrent dans la philosophie de Bruno autant quand ses réflexions portent sur le macroscopique que sur le microscopique. Macroscopique d’une part, quand il nous présente l’univers comme infini composé d’une infinité de systèmes solaires comme le nôtre. Et microscopique d’autre part, que Bruno nous expose comme étant déterminé par d’infinies mutations et vicissitudes. Le microscopique étant par ailleurs la dimension dont nous faisons nousmême partie, compte tenu de l’étendue incommensurable du cosmos. Mais qu’en est-il de l’homme dans un tel système ? Qu’en est-il de ses capacités et de sa puissance ? À présent, afin de nous intéresser aux différentes filiations d’idées au sein de l’histoire de la philosophie nous verrons comment près d’un siècle plus tôt, Giordano Bruno avait réussi une conceptualisation du dépassement des limites de la Nature humaine en nombreux points similaires. Pourquoi un tel rapprochement est-il nécessaire me diriezvous ? La première chose à savoir est que Spinoza n’a jamais lu à notre connaissance Bruno. De plus leurs références philosophiques privilégiées sont très différentes. S’ils ont tous deux une grande connaissance du système aristotélicien, Bruno se rapproche davantage des néo-platoniciens même si une distance sera prise dans un second temps par la constitution de l’immanence. De la même façon que Spinoza fait de Descartes son adversaire privilégié. Cependant malgré ces différentes inspirations philosophiques, on rapproche ces deux auteurs depuis très longtemps. Par exemple, Pierre Bayle décrit dès le XVIIème siècle la pensée de Bruno comme étant je cite : « au fond toute semblable au spinozisme… L’immensité de Dieu et le reste ne sont pas un dogme moins impie chez Bruno que chez Spinoza ». Passez les remarques d’hérésie à leur encontre la descendance semble être claire. Mais quelle est donc la limite de cette filiation ? Dans un univers infini, l’homme chute de sa place privilégiée, il n’est plus le centre de l’attention de Dieu et des étoiles. L’infini détruit toute possibilité de poser un centre. Cependant, c’est précisément parce que le centre n’est nulle part, qu’il peut être partout à la fois. La notion de centre devient alors parfaitement relative, et dépendra de chaque individu. Tout élément constitutif de l’univers, acquiert ainsi une égale dignité. C’est donc à une reconduction de thématique morale que la thèse de l’univers infini nous conduit. Bruno sort de la dualité traditionnelle qui accordait une place particulière à l’homme, pour déconsidérer toute échelle de valeur et hiérarchie inculquée par le modèle platonicien ou chrétien en vigueur à la Renaissance. Sa cosmologie coupe court à toute forme de classification, ou de subordination basée sur des qualités et des privilèges ontologiques orientés par la vanité humaine. Par là même, la question du salut de l’homme n’est plus posée dans les termes d’un accès au transcendant. La fureur héroïque telle que Bruno va la définir témoignera de la réappropriation de la puissance humaine dans un univers infini. Nous verrons alors que la Fureur s’appuie tout comme chez Spinoza sur deux capacités : l’Intellect et l’Amour. Reprenons le même trajet philosophique que pour Spinoza et commençons par nous intéresser au statut de la connaissance chez Bruno. La constatation que fait le philosophe italien est alors très simple. En tant que penseur panthéiste, l’homme ne peut accéder aux connaissances divines et aux Idées intelligibles. Voilà ce qui le distingue de toute 30 forme de pensée transcendante. Reprenant la métaphore qui oppose la lumière de la connaissance aux ténèbres obscurantistes, il emploiera le terme d’ombre, comme entité médiatrice, seul savoir qui nous est accessible. Je vous cite une phrase extraite de l’ouvrage intitulé De l’ombre des idées : « Dans l’horizon de la lumière et des ténèbres nous ne pouvons comprendre rien d’autre que l’ombre. »25. Une fois ce prérequis accepté, remarquons que même si nous posons l’existence d’Idée intelligible, l’ombre témoigne alors de l’impuissance humaine à s’élever à la hauteur de la nature divine et de la lumière pure de la vérité. Ce que l’homme prendra pour des vérités divines ne seront que des illusions tenant leur force de persuasion de la puissance des images. Ainsi, une quelconque communication entre le divin et le naturel n’a dans un premier temps pas lieu d’être. Nous devons alors nous en en tenir à la vicissitude perpétuelle de nos perceptions. Cependant, cela ne conduit pas à un pur relativisme rejetant toute idée de construction de savoir, bien au contraire. En effet, puisqu’il n’y a plus aucun modèle de vérité auquel nous pouvons nous référer, alors celui-ci reste à construire. Il n’est plus question de se demander comment accéder à la vérité, au bon et au juste, mais comment le créer. Je m’explique : La thèse que proposera alors Bruno sera de penser la connaissance comme étant un mouvement, associé à la métamorphose perpétuelle de la Nature et non à des Idées fixes. L’homme n’ayant la capacité d’accéder qu’à l’ombre de ce qui l’entoure, Bruno fera de l’image le matériau caractéristique de la pensée humaine. N’entendons pas par image une simple représentation visuelle des objets. Est image toute représentation figurative consciente et inconsciente d’un donné indéfini. L’ombre nous impose alors de construire une image du savoir compatible avec notre propre puissance, c’est-à-dire avec notre condition : « les facultés de notre propre esprit, même si elles ne commencent pas avec cette image, nous les prenons, dans la transparence de l’âme, et l’opacité du corps, nous ressentons cette image, par le biais des sens internes et de la rationalité, par lesquels nous vivons nos vies animales : soit dans l’ombre même »26. L’homme se 25 G. Bruno, De Umbris Idearum, in Opera Latine Conscripta, Vol. II, part. 1, ed. Imbriani – Tallarigo, Neapoli, Apud Dom, Morano, 1961, p 22 : « In Orizonte quidem lucis & tenebrarum, nil aliud intelligere possumus quam vmbram » 26 Ibidem, p 20-21 : « vnde boni & veri pro sua facultate particeps efficitur animus, qui & si tantum non habeat vt eius imago sit ; ad eius tamen est imaginem : dum ipsius anima diaphanum, corporis ipsius opacitate terminatum, retrouve alors dans la position dans laquelle c’est à lui seul de fabriquer les outils et la méthode adéquate à la création de la vérité. Pour Bruno, l’homme n’a aucun parcours préconçu menant vers le divin, présent de toute éternité. C’est à lui d’organiser la réalité et de créer le vrai, sans que celui-ci faillisse aux exigences que cette notion impose. Il ne s’agit pas de penser un relativisme scientifique qui aurait pour but de fonder la connaissance sur des faits sensibles grâce à une convention intersubjective, toujours relative à un contexte géographique et historique. Non, Bruno n’enlève en rien à la Vérité lumineuse ses lettres de noblesse. Voilà quelle est la grande particularité de sa pensée, et ce qui fondera l’originalité des solutions qu’il se propose de nous offrir. En effet, pour Bruno le message portant le sceau du Vrai a des répercussions indéniables sur la constitution cognitive à un niveau individuel comme social. La difficulté est alors de créer une connaissance qui, tout en émergeant de l’ombre, ait le pouvoir que la tradition attribuait aux vérités éternelles, à savoir, l’assurance de la cohésion du dialogue, ainsi que le dépassement de toute condition personnelle et politique. Telle sera la mission qui attend l’homme dans un monde dépourvu de toute autorité transcendante. Le but du Nolain n’est ainsi pas d’élever l’homme au-dessus du monde sensible pour qu’il rejoigne des Formes anhypothétiques, mais de l’enraciner dans la vicissitude de la matière et des ombres. Voilà la position dans laquelle se retrouvera le furieux. Celui-ci sera en mesure de faire émerger de l’ombre des images de la vérité. Sa puissance s’actualisera donc dans l’imitation des vicissitudes de la Nature. Par ailleurs, de même que pour Spinoza, pour qui il n’était pas nécessaire d’avoir une connaissance parfaite et absolue de Dieu pour accéder à la béatitude, pour Bruno avoir une conscience, ne serait-ce que partielle de la nature de la divinité suffit à propulser le furieux au-delà des limites habituelles de la puissance humaine : Ainsi cette connaissance « ne sera [je cite] jamais parfaite, dans la mesure où l’objet suprême serait compris : mais dans la mesure où notre intellect a le pouvoir de le comprendre, il suffit qu’en cet état où nous sommes , ou en tout autre, lui soit présente la divine beauté aussi loin que s’étend l’horizon de sa vue. »27. Voilà qu’intervient alors un second élément. experitur in hominis mente imaginis aliquid quatenus ad eam appulsum habet in sensibus autem internis & ratione, in quibus animaliter viuendo versamur : vmbram ipsam » 27 Ibid., I, 3, p. 142. 31 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE L’effort qui anime le furieux et le pousse à créer un sens adéquat à sa propre puissance forme une perception de la beauté divine. Nous retrouverons donc également chez Bruno cette occurrence de l’amour du divin. Le terme même de Fureur est un indice quant à cette dimension amoureuse. En effet, inspirée de la tradition néo-platonicienne, la Fureur trouve son origine dans le Phèdre de Platon. Socrate y décrit quatre sortes de fureur divine dont la forme la plus élevée est appelée folie érotique ou amoureuse28. Néanmoins la volonté de ne plus appeler les fureurs divines mais bien héroïques témoigne de la réappropriation immanente de la puissance humaine d’accéder à ce dépassement des limites de sa propre condition. Cependant dans la pensée de Bruno le lien entre Fureur et amour demeure également présent : « L’amour quant à lui, illumine, éclaire, ouvre l’intellect, […] Amour me donne si haute vision du vrai qu’il m’ouvre les noires portes de diamant ; par les yeux sa divinité me pénètre »29. Mais il ne s’agit cependant pas de n’importe quelles formes d’amour. Ce n’est pas là un amour-passion mais bien un désir dirigé vers la divinité. C’est-à-dire, vers la Nature infinie dont la puissance n’est pas distincte de l’acte, et qui constitue l’absolue nécessité de toutes choses. Cet amour n’est donc pas une pulsion religieuse, une dépossession de soi au profit d’une contemplation inerte et passive, mais une transformation perpétuelle de soi-même : « Ces fureurs dont nous parlons et dont nos discours présentent les effets ne sont pas oubli, elles sont mémoire : elles ne sont pas négligence de soi, mais amour et ardent désir du beau-et-bien, modèle de perfection qu’on propose d’atteindre en se transformant à sa ressemblance. »30. La perfection à laquelle l’homme peut à présent aspirer se trouve dans l’imitation des vicissitudes de la Nature qui, grâce à l’Amour, s’immanentise et s’enracine toujours davantage dans les actions de la divinité. Cependant, prenons du recul une seconde et remarquons que nous sommes dans la position suivante : ces capacités décrites par Bruno comme Spinoza nous paraissent bien faibles face à l’infinité de la Nature divine. Néanmoins Bruno en a 28Platon, Phèdre, 249d, traduction de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011, p. 1265. « en voyant la beauté d’ici-bas et en se remémorant la vraie (beauté), on prend des ailes et que, pourvu de ces ailes, on éprouve un vif désir de s’envoler sans y arriver […] on néglige les choses d’ici-bas, on a ce qu’il faut pour se faire accuser de folie » 32 29 G. Bruno, Des Fureurs héroïques, traduction de P.-H. Michel, dans Œuvres complètes, Tome VII, Paris, Les Belles Lettres, 1999, I, 1, p. 88. 30 Ibidem, I, 3, op. cit., p. 120. conscience et projette ces doutes sur le furieux qui se retrouve alors dans la même situation d’incertitude. C’est-à-dire certes, on accepte ce dieu nature infinie et on décide de l’appréhender par le travail de l’Intellect et de le suivre par Amour. Il n’en reste pas moins un décalage énorme. Et Bruno projette ce doute également sur le Furieux qui, conscient de la disproportion qui existe entre la finitude de son être et le savoir infini qu’il convoite, doit se résoudre à une insatiabilité permanente. Ainsi, son désir est toujours plus puissant que ce qui permettrait de l’apaiser. Si est né en lui le sentiment de l’insaisissabilité de ce qu’il recherche, et de ce qui pourrait apaiser son tourment, il doit prendre conscience que sa quête de la divinité est infinie. Cette recherche est sans fin, précisément parce le dieu décrit dans la philosophie de Bruno est enfoui au cœur de l’ombre de la Nature, partout et en toute chose. Mais c’est au travers de cette recherche constante que va survenir ce que l’auteur nomme l’image de la métamorphose du furieux. Dans cette transformation, le sujet devient identique à son objet de recherche. Autrement dit le Furieux s’attribue les qualités divines. Je cite : « Ainsi le furieux héroïque, ayant appréhendé l’espèce de la beauté-et-bonté divine, s’envole sur les ailes de l’intellect et de la volonté intellective [autrement dit l’Amour], et, délaissant sa forme la plus basse, s’élève à la divinité. C’est pourquoi il dit : De vil sujet, je deviens un Dieu. De chose inférieure je me change en Dieu »31. Ainsi cette recherche perpétuel du divin, conduit le Furieux à une activité constante et se métamorphose à son image. Faisant jaillir de l’ombre de la Nature des idées et des œuvres qui témoignent de la puissance créatrice de la divinité, le Furieux devient lui-même créateur. L’homme demeurant en quelque sorte une ramification ou une extension du divin, prolonge l’acte de création divine en modelant luimême ce qui l’entoure à l’image de la Nature. Résumons : Ainsi, bouleversé par la manifestation de la beauté divine qui éveillera en lui un amour infini, le Furieux luttera sans discontinuer pour atteindre cet idéal. Accourant vers elle grâce aux ailes du désir et de l’intellect, il accepte cette recherche infinie. S’arrachant alors à la causalité et à sa situation de créature, il devient créateur. Ainsi pour Spinoza comme pour Bruno, la thématique du dépassement des limites de la Nature humaine s’inscrit dans une réflexion portant sur (1) l’infinité de Dieu, naturellement immanent à toute 31 Ibid., I, 3, p. 150. chose ; (2) une réflexion sur l’intellect qui mène à une plus grande compréhension de la nature divine ; (3) et enfin sur l’amour produit par une telle compréhension. Si chez Spinoza cette réflexion est basée sur la dualité qui conduit l’homme du chagrin total aux plus grands bonheurs par la béatitude, ceci se retrouve dans des termes similaires chez Bruno. L’affliction qui caractérise le Furieux est une part capitale de l’accès à la compréhension et de l’amour de la divinité. Et remarquons que c’est bien ce que nous avons également perçu chez Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement qui part bien d’une tristesse première pour ensuite se diriger vers le dépassement de sa condition initiale. Cependant pour Bruno ce n’est pas sous les termes de « bonheur suprême » que la Fureur se construit. Mais ce qui constitue la finalité de sa pensée réside dans la métamorphose permanente du Furieux qui se rapproche t o u jours davantage de l’image de la divinité, le menant alors à une constante activité de création. Il est donc intéressant de remarquer comment sans qu’il y ait eu filiation directe, deux penseurs de l’immanence -Bruno et Spinoza-, à deux époques différences -la Renaissance et l’époque moderne-, et selon des méthodes philosophiques divergentes, -la première basée sur une compréhension des images et la seconde construite suivant l’ordre géométrique- arrivent à des raisonnements similaires, à savoir : le dépassement des limites de la Nature humaine fonctionnant par l’action simultanée de l’Amour et de l’Intellect au profit d’une plus grande compréhension de la Nature infini. Ce qui amène l’individu à s’échapper de la causalité naturelle et de sa condition de créature, au profit d’un devenir créateur cause de lui-même. 33 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI I. Le fétichisme de la philosophie 1. Déchirer le voile DOSSIER SÉMINAIRE a. Comment Nietzsche en vient-il à critiquer la notion de volonté ? Nietzsche et les mirages de l’ego retranscription - Robin Gadille « Être cause de soi » peut signifier d’une part être à l›origine de sa propre existence, tel Dieu, et d›autre part agir sur celui-là même qui agit. Or que ce soit d’un point de vue théologique ou scientifique, l’homme ne s’est pas crée lui-même, étant donné qu’il est soit la créature de Dieu soit le résultat d’un long processus de sélection naturelle. Si l’homme en tant qu’espèce se reproduit et peut être compris en ce sens comme à l’origine de lui-même, il ne saurait être question d’affirmer que l’homme s’est crée ex nihilo. De ce fait « être cause de soi » ne peut signifier qu’agir sur celui-là même qui agit. Agir, en effet, c’est prendre l’initiative en opérant une série de comportements volontaires destinés à transformer une situation donnée. L’action se présente comme une rupture. On cesse de subir pour agir. Ce qui provoque la rupture c’est un obstacle dressé sur un chemin. Ce chemin est celui de celui qui agit, l’agent. Agir sur soi-même consiste alors à réduire une gêne, un malaise dans l’état du corps. L’expression « être cause de soi » désigne ainsi la capacité de se déterminer : de vouloir ce que l’on veut, de faire ce que l’on veut faire, d’être ce que l’on veut être. Mais est-ce à dire qu’on est libre lorsqu’on est cause de soi ? Si par liberté nous entendons ce qui est étranger à toutes formes de contraintes, alors nous ne sommes pas libre lorsque nous sommes cause de nous-mêmes. En effet il existe bien une contrainte de la volonté dans le processus de l’agir. Par conséquent il semble que le critère ultime de l’action soit celui de la volonté. Comment agir si l’agent ne le souhaite pas ? « Être cause de soi » signifierait donc se contraindre soi-même dans une forme de servitude 34 volontaire. Mais cette définition liminaire n’est pas suffisante dans la mesure où certains points restent obscurs : qu’est-ce que la volonté ? Quelle est son lieu et quelle forme de contrainte exerce-t-elle ? Nietzsche semble avoir mené l’analyse et la critique la plus radicale de la notion de volonté étant donné qu’il rejette la compréhension classique de la volonté comme faculté, et qu’il en récuse la réalité même : « Il n’y a pas de volonté du tout, ni libre, ni non-libre » (FP, X, 27 [51]). Si l’interprétation ordinaire de la volonté en fait la source de déclenchement de toute action, quant à Nietzsche, il n’en est rien : « Tout homme qui ne pense pas est d’avis que la volonté est la seule chose qui exerce une action ; vouloir serait quelque chose de simple, du donné, du non-déductible, du compréhensible en soi par excellence » (GS, § 127). Cette croyance à l’existence de facultés de déclencher librement des actes constitue ce que Nietzsche appelle le « fétichisme », qui constitue l’un des préjugés majeurs des philosophes. Pourtant Nietzsche, dans ces textes, persiste à utiliser la notion de volonté en un sens positif, si bien que l’un des concepts nietzschéens fondamentaux soit la « volonté de puissance ». Comment comprendre la tension entre le rejet de la volonté comme faculté et l’élaboration de l’hypothèse de la volonté puissance comprise comme le degré le plus haut d’interprétation de la réalité ? Quelle conséquence implique l’élaboration de la volonté de puissance dans la compréhension que nous pouvons avoir de l’action sur nous-mêmes ? Qu’est-ce que nous cache la notion de volonté ? Dans la première section de Par-delà bien et mal (1886)1 Nietzsche présente une critique généralisée de la plupart des écoles philosophiques. La critique des doctrines lui permet en effet de mettre en évidence quelques schèmes de pensée fondamentaux à partir desquels se sont constitués les types de problèmes posés par la réflexion philosophique, et l’expertise de ces schèmes organisateurs rend alors possible la réorganisation de l’interrogation philosophique en conformité avec les exigences de la probité intellectuelle. La disqualification de l’idée de volonté représente bien la mise à l’écart de l’une des doctrines les plus prestigieuses de la tradition philosophique. Si la tradition philosophique a tenté de lire la réalité à partir du « je pense » (Descartes et Kant), elle l’a également pensé à partir du « je veux ». Schopenhauer, philosophe allemand qui influença très fortement Nietzsche au début de sa carrière, dans son livre intitulé Le Monde comme volonté et comme représentation accorde une place primordiale à la volonté dans la constitution du monde. b. La doctrine classique de la volonté La pensée classique considère fréquemment que le sujet est structuré par un couple de facultés : au pouvoir de représentation (l’entendement, ou la raison), il faut ajouter cette faculté spécifique qu’est le pouvoir de donner ou de refuser son assentiment à des représentations et que l’on nomme la volonté. Dans les paragraphes 16 et 17, Nietzsche accorde une attention soutenue à l’une des notions fondatrices de la philosophie moderne et contemporaine, la notion de sujet, mise en jeu ici sous la forme prestigieuse du « je pense », pour montrer son caractère interprétatif 2puis son caractère falsificateur 1 Nietzsche, né en 1844, s’effondre le 3 janvier 1889 à Turin et sombre dans un mutisme les dix dernières années de sa vie pour mourir le 25 août 1900. 2 « Le philosophe doit se dire : « si je décompose le processus exprimé par la proposition « je pense », je trouve une série d’affirmations téméraires qu’il est difficile, peut-être impossible de fonder, - par exemple que c’est moi qui pense, qu’il doit y avoir de (§ 17). « Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un je, plus encore d’un je cause, et finalement encore d’un je cause des pensées ? » (PBM, § 16). Si un désir de synthèse se fait sourdement entendre, rien n’en établit la légitimité et l’unité trompeuse du mot ne garantit nullement l’unité du référent. Tout ce qu’il est possible d’affirmer sans faire intervenir de présupposés c’est qu’il y a de la pensée (« Es genkt » ; « cogitatur »). La discipline intellectuelle et la probité exigent que le philosophe approfondisse l’analyse de ce processus : la conscience dans le processus de pensée n’est que la résultante d’un grand nombre d’activités infraconscientes, d’ordre instinctif, mais dont le caractère multiple est précisément masqué par le concept de sujet. Nietzsche entend donc suggérer le primat et l’autonomie de la sphère des processus pulsionnels. c. La découverte de la logique pulsionnelle En quoi le recours à l’idée de pulsion traduit-il la découverte d’une logique nouvelle, qui caractérise le type d’activité qui est celui du vivant, et dont ni la notion de faculté de l’esprit, ni celle de causalité ne peuvent rendre compte adéquatement ? Il est alors nécessairement de porter l’analyse sur la question du mode de relation qui régit la multiplicité d’instances infraconscientes. C’est à l’analyse de ce problème que va s’attacher le paragraphe 19. Le paragraphe 16 critiquait la prétendue unité, la prétendue simplicité de l’acte de pensée ; le paragraphe 17 critiquait la prétendue unité et simplicité du sujet ; le paragraphe 19 va à présent critiquer la relation causale supposée entre le sujet-agent et l’acte. Toute relation se produisant effectivement est-elle bien causale ? La causalité décrit-elle avec fidélité le type d’enchaînement qui se produit dans l’activité de la pensée ? 2. La processualité de la volonté a. La prétendue connaissance de la volonté L’analyse part du constat suivant : nous connaissons la volonté ou du moins nous croyons fer- manière générale un quelque chose qui pense, que penser est une activité et un effet exercé par un être que l’on pense comme cause, qu’il y a un « je », et enfin que ce que désigne penser est déjà fermement établi, - que je sais ce que c’est que penser » (§ 16, PBM). 35 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE mement la connaître. Tout le travail de Nietzsche consiste alors à montrer que Schopenhauer, et que les autres philosophes éventuellement impliqués dans ce mode d’analyse, ont effectués des ajouts et laissé subsister des lacunes dans leur analyse de la volonté. Par conséquent son extension à l’ensemble de la réalité est illégitime. Nietzsche critique la lecture simplificatrice de Schopenhauer. L’observation minutieuse du processus qui se déroule quand se manifeste un vouloir particulier indique d’abord son extrême complexité. Face à un processus énigmatique, le réflexe ordinaire des philosophes ne consiste pas à mettre en œuvres les vertus scientifiques d’impartialité de l’approche mais plutôt de s’abriter derrière des habitudes de pensée soustraites à tout esprit critique. « Le vouloir me semble avant tout quelque chose de compliqué, quelque chose qui n’a d’unité que verbale ». Il s’agit donc d’une fausse unité, et comme toujours, le langage se révèle être un opérateur d’unification particulièrement puissant, et particulièrement convaincant. b. La structure de la volonté Le premier paramètre est le suivant : « une pluralité de sentiments « (« eine Mehrheit von Gefühlen »). Puisque la volonté est un processus, elle se caractérise par une variation d’état. Et cette variation est perçue si bien que la pluralité des sentiments correspond à la perception des trois stades de la processualité : sentiment de l’état initial, sentiment du passage et sentiment de l’état final. Le premier élément de l’analyse positive indique donc que la complexité de la volonté se manifeste d’emblée par l’intervention d’un complexe de processus affectifs. Quel type de « sentiment » ? « Plus précisément plusieurs genres de sentir » ajoutet-il. Il a en tête deux types d’instances : des sentiments de plaisir et de déplaisir d’une part, mais aussi d’autre part des sentiments de puissance ou d’impuissance et de contrainte. 36 La deuxième instance identifié par Nietzsche : « du penser ». Nietzsche introduit une précision : « dans tout acte de volonté, il y a une pensée qui commande ». Cette notation permet de comprendre que cette énigmatique pensée est l’autorité constituant la source essentiel ou le pivot du processus. Il est nécessaire de préciser les implications encore inaperçues de la référence antérieure à du sentir, particulièrement dans le cas où il s’agit de sentiments de plaisir et de déplaisir. Une sollicitation pulsionnelle n’est en elle-même ni plaisante ni déplaisante. Une valeur particulière doit être fixée et attribuée à cette sollicitation pour que naisse vraiment un sentiment, qui traduit précisément cette valeur. Un processus d’interprétation, ou une structure dévolue à cette tâche, doit intervenir pour que le sentir attache une qualification à la sollicitation. C’est à ce processus que Nietzsche donne le nom de « pensée », c’est-à-dire le travail d’interprétation. Sans pensée, pas de sentir donc. Nietzsche ne superpose pour autant pas du penser sur du sentir : il mène une régression généalogique en indiquant que « penser » constitue la condition pour que viennent au jour les sentiments de plaisir ou de désagrément. Troisième et dernière instance identifiée dans le paragraphe 19 : « un affect » (« ein Affekt »). Le terme évoque un processus de l’ordre de la sensibilité, voisin de la passion. Mais Nietzsche emploie le terme d’Affekt alors qu’il utilisait celui de Gëfuhl pour désigner le premier groupe d’éléments. Quelle différence y’a-t-il si les deux choses relèvent de l’affectivité ? Il y a une différence de statut : caractérisé par une puissance bien plus intense, opérant à un niveau bien plus profond que la simple passion , l’affect est infraconscient. Il utilise le terme de Gëfuhl pour désigner plutôt un sentiment conscient, une affectivité plus superficielle, un résultat. Nietzsche fournit une précisions : « et plus précisément cet affect qu’est celui du commandement ». En quoi consiste-t-il ? L’instance qui commande et émet des ordres se considère toujours dans sa relation aux instances subordonnées. L’émission de l’ordre n’est pas une expression neutre d’un contenu. Elle s’accompagne d’un élément affectif, que l’on pourrait caractériser comme un sentiment de puissance ou d’autorité : en d’autres termes l’instance émettrice de l’ordre s’attend à être obéie. Ce processus centré autour de l’affect du commandement n’est rien d’autre que ce que l’on appelle couramment le « libre arbitre » : « Ce que l’on appelle « liberté de la volonté » est essentiellement l’affect de supériorité à l’égard de celui qui doit obéir : « je » suis libre, « il » doit obéir - cette conscience habite toute volonté, et de la même manière cette attention tendue, ce regard droit qui fixe un point unique à l’exclusion de toute autre chose, cette évaluation inconditionnée « c’est désormais telle chose et rien d’autre qui est nécessaire », cette certitude intime qu’on sera obéi, et tout ce qui fait encore partie de l’état de celui qui ordonne ». Qu’avons-nous donc découvert à travers la lecture de l’aphorisme 19 de Par-delà bien et mal ? Nous savons que la volonté est un processus, qu’elle est multiple et en outre qu’elle doit être pensée à partir du modèle que fournit la psychologie du commandement. Cette psychologie du commandement suppose donc une pluralité d’instances extérieures les unes aux autres, mais liées entre elle par une cer- taine forme de communication dont la logique n’est pas celle de la causalité mais celle de l’obéissance. la morale chrétienne. Arrêtons-nous à présent sur cette doctrine de la responsabilité. 3. Les raisons du fétichisme Derrière l’expression « être cause de soi » il y a bien l’idée selon laquelle l’individu porte en lui la responsabilité de ses actes. D’après notre définition liminaire, « être cause de soi » signifiait se contraindre soi-même dans une forme de servitude volontaire. Le présupposé d’une telle définition est bien que le sujet est responsable de ses actes en tant qu’il les choisit en se contraignant. Nous sommes responsables de nos actes dans la mesure où nous aurions très bien pu agir autrement. Or une telle compréhension de la responsabilité appelle à nouveau la rigueur de l’analyse philosophique. Si le vouloir n’est pas libre en tant qu’il obéit aux pulsions, dans quelle mesure sommes-nous responsables de nos actes ? Nietzsche veut montrer que le préjugé de l’efficience de la volonté provient de l’intervention de la croyance au sujet. Tout le phénomène de la volonté repose sur une logique de l’affectivité et du commandement, que la tradition philosophique a complètement ignorée en inversant la réalité du phénomène, ce qui est du reste un trait constant de la métaphysique que de se tromper dans l’ordre de déchiffrage des phénomènes. La tradition philosophique a cru à l’efficience du vouloir, au caractère contraignant de la volonté, alors que c’est exactement l’inverse qui se produit : le processus n’est déclenché que lorsque les instincts qui occupent le sommet de la hiérarchie du corps - le collège pulsionnel dirigeant - perçoivent la forte probabilité du succès. « Être cause de soi » relève ainsi du préjugé en tant que nous ne sommes pas complètement maître de notre volonté. Derrière toute manifestation rationnelle du vouloir se cache des racines infra-rationnelles qui en réalité commande le niveau rationnel. De ce fait la définition liminaire doit être révisée : « être cause de soi » ne signifie pas exactement se contraindre soi-même dans une forme de servitude volontaire. Il existe bien une contrainte exercée à l’intérieur de ce que l’on nomme le « moi » mais le « moi » n’en n’est pas la source mais bien plutôt le résultat. II. Que signifie la responsabilité ? Jusqu’à présent, nous avons envisager la question de la liberté de la volonté et de sa nature du point de vue individuel : comment envisager la volonté au sein du corps même ? Telle était notre préoccupation et nous y avons répondu. La volonté est processualité c’est-à-dire agir. Vouloir en ce sens, c’est commander. Or le « moi » ne commande pas, il obéit à ses pulsions. Nietzsche use du terme de pulsion afin de pallier à l’insuffisance de l’explication de l’agir par la liberté. C’est de la dénégation de la nature strictement pulsionnelle de l’agir, et du rattachement de ce dernier à de fictifs substrats pensés comme autonomes et conditionnants, que dépend directement la possibilité d’imposer la croyance à la liberté (et à sa suite une doctrine de la responsabilité), tendance populaire qu’exploite en particulier 1. Les raisons du fétichisme Le fétichisme de la philosophie à l’égard de la volonté, c’est-à-dire sa persistance à percevoir la volonté comme faculté, provient nous l’avons vu de l’intervention de la croyance au sujet. Mais l’interprétation naïve de la volonté s’est également imposée, selon Nietzsche, parce qu’elle servait les intérêts propres de certains groupes représentés dans les communautés humaines, à savoir les castes sacerdotales. Parce que cette conception de la volonté permet de construire une théorie de la liberté et donc de la responsabilité. Toute acte volontaire étant libre engage la responsabilité de son auteur d’où la légitimation du châtiment éventuel en cas d’acte constituant une infraction au code en vigueur. « La doctrine de la volonté a été inventée essentiellement dans le but de châtier, c’est-à-dire de vouloir-trouver coupable. Toute la psychologie ancienne, la psychologie de la volonté, a pour présupposé le fait que ses instigateurs, les prêtres se trouvant à la tête des communautés anciennes voulurent se procurer un droit d’infliger des châtiments » (CId, « Les quatre grandes erreurs », § 7). Il y a donc un intérêt qui pousse à interpréter le phénomène de cette façon. Nietzsche combat la compréhension classique de la volonté dans la mesure où son interprétation est essentiellement morale. Nietzsche distingue deux formes de morales dans le premier traité de La Généalogie de la morale (1887) : la «morale de maîtres» et la «morale d’esclaves». Cette-dernière s’est imposée en Europe grâce au platonisme et surtout au christianisme, et s’est fait passé pour être « la » morale par excellence, la seule et l’unique. L’entreprise nietzschéenne est alors de revenir sur cette préten37 ÊTRE CAUSE DE DESOI SOI DOSSIER SÉMINAIRE due morale universelle et d’en interroger sa valeur. C’est ce travail qu’effectue par exemple le troisième et dernier traité de la Généalogie de la morale : la morale ascétique y est ramenée à une forme déclinante de la volonté de puissance, une forme de décadence aboutissant à terme au nihilisme, à la condamnation de la réalité et au sentiment généralisé de l’absence de valeur des valeurs. Elle est d’autant plus nuisible qu’elle se présente comme unique et absolue. De plus le fait qu’elle passe pour unique et absolu suppose une double conséquence. L’autorité absolue empêche tout questionnement critique et interdit d’envisager la création de valeurs nouvelles. Telle est la tâche nietzschéenne par excellence : créer de nouvelles valeurs car les anciennes valeurs sont jugées néfastes pour le développement de l’homme en tant qu’elles ont conduit au nihilisme. En quoi précisément la doctrine de la responsabilité est-elle néfaste ? 2. La mauvaise conscience La responsabilité à l’origine n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est le fruit tardif du processus de la culture qui fait de l’homme est animal capable de promettre. Pour assurer un avenir à la communauté, les hommes des sociétés premières ont été forcés de développer un mode de relation contractuel : chaque individu aura donc une dette à l’égard de la communauté (devoir de travailler, de la défendre etc.) et s’il ne s’acquitte pas de sa dette, il sera châtier. Mais toute cette violence du châtiment n’est pas interprétée de façon morale : tout châtiment n’est également ni bon ni mauvaise, ni bien ni mal. Il est le moyen du développement de la culture et de l’individu souverain. L’individu au terme du processus de la culture parvenait à maîtriser le dehors parce qu’il se maîtriser lui-même. En effet puisqu’il réduisît le réel à un rapport causal il parvint à mener à bien toutes ses actions sans que celles-ci se trouvent entravées par des éléments extérieures à la série causale. Ces réussites se traduisent alors par un sentiment de supériorité qu’il interprétera comme « liberté « alors que cette liberté n’est que le résultat d’une longue contrainte de la volonté par la culture. Mais à l’occasion de l’apparition abrupte d’un Etat, c’est-à-dire de la domination arbitraire d’un groupe plus puissants que les autres, les groupes esclaves de ce pouvoir pervertissent la direction pulsionnel de la responsabilité. La responsabilité de l’individu à l’égard de la communauté, dans le but de lui assurer un avenir, se pervertit en sentiment 38 de la dette à l’égard des ancêtres, enfermant ainsi l’individu sur lui-même. Puisque l’individu ne peut se rebeller face à ce pouvoir étatique tyrannique, il se réfugie dans son intériorité, et par conséquent le groupe dominé croire voir dans sa dépendance à l’égard des ancêtres le moyen de s’assurer la survie. De même les dominants développent leurs propres dépendance à l’égard des ancêtres mais en un sens créateur, dans la mesure où cette dépendance se déploie en vue de l’avenir de la communauté. Les nouveaux esclaves de cet Etat tyrannique et autoritaire n’auront que la possibilité d’adopter les ancêtres divinisés des maîtres. Mais leur sentiment de la dette s’intense et se transforme en sentiment de culpabilité. Le Dieu chrétien est le résultat d’un tel processus d’intériorisation de la cruauté. Ce faisant les notions de « devoir « et de « faute « se retournent contre les esclaves : la dette à l’égard du Dieu est immense, trop immense pour pouvoir être combler, et la « faute « sera désormais celle du débiteur lui-même. Le christianisme marque alors la naissance de l’idée de « péché originel » et de « châtiment éternel » : telle est la mauvaise conscience. L’homme s’enferme donc dans une torture de soi à travers la notion de « Dieu ». La responsabilité devient donc néfaste dans la mesure où avec la religion et la morale elle ne conduit qu’à l’enfermement de l’homme sur lui-même, déconnecté du sens authentique des rapports d’homme à homme. La responsabilité sépare les hommes eux-mêmes et des autres hommes. C’est donc l’interprétation morale de la responsabilité qui est néfaste. Nous avons vu dans une première partie que d’après Nietzsche la conception classique de la volonté comme faculté était fausse. Malgré sa fausseté Nietzsche ne pouvait que constater son développement au sein des sociétés humaines. Le principe de son expansion est double : d’une part il permet à l’individu de ne pas s’embarrasser de l’idée selon laquelle il n’est pas maître de son vouloir et d’autre part, comme nous l’avons vu dans une deuxième partie, elle assure la domination de type morale de la classe sacerdotale, la classe des prêtres. Toutefois cette domination, cette morale est une morale d’esclaves en tant qu’elle se déploie à l’occasion d’une réaction extrême face à la souffrance infligée par le pouvoir tyrannique d’un Etat violent et arbitraire. Le bilan de l’analyse est redoutable. Comment être effectivement « cause de soi » alors que le « moi » obéit à des pulsions et que la causalité n’est qu’une erreur d’interprétation du réel ? Comment agir sur nous-mêmes alors que nous sommes le résultat d’un dressage culturelle bimillénaire, c’est- à-dire enfermés dans une certaine interprétation du monde qui n’a fait que nous conduire au nihilisme ? Si Nietzsche détruit les présupposés classiques de l’expression « être cause de soi « (le présupposé de la liberté de la volonté et de la responsabilité morale de l’individu), il construit dans le même temps la possibilité d’une reformulation positive du problème de la détermination de l’individu par lui-même. Pour comprendre une telle possibilité, il faut envisager plusieurs points : au nom de quoi Nietzsche peut-il affirmer que la conception classique de la volonté est fausse ? Pourquoi la morale conduit-elle au nihilisme ? Une fois ces questions envisagées nous pourrons donc répondre à la question ultime de notre analyse comme du questionnement nietzschéen : quel avenir doit vouloir l’homme ? Comment être enfin libre ? III. Le tragique de l’existence 1. Le problème de la vérité Nietzsche élabore une nouvelle théorie de la volonté parce qu’il estime que la conception classique de la volonté comme faculté est fausse. Mais au nom de quoi est-elle fausse ? Il faut bien que Nietzsche juge la conception classique de la volonté à l’aune de ce qu’il convient d’appeler la vérité de la nature de la volonté. Or nous ne l’avons pas encore évoqué ; si nous avons parler de ce qu’est la volonté chez Nietzsche, nous n’avons pour autant pas expliquer le critère de partage nietzschéen entre une conception fausse et une conception vraie de la volonté. L’examen de ce critère est primordial pour notre analyse étant donné qu’à partir de lui Nietzsche détruit la conception classique de la volonté et rend caduc l’un des présupposés de l’expression « être cause de soi «, celui de la liberté de la volonté. Ainsi il s’agit d’établir une position ferme de Nietzsche à l’égard de la vérité. La philosophie se présente comme l’activité radicale qui vise à rendre raison de tout. Elle pose la question du « pourquoi », là où la science pose la question du « comment ». La philosophie se veut traditionnellement la pensée en acte, la pensée consciente, celle qui expose au grand jour les raisons des choses, celle qui se charge de débusquer les apories et de résoudre les tensions apparentes qui nous plongent dans l’incertitude. Mais, selon Nietzsche, la vérité est bien la seule chose que les philosophes ont présupposés comme allant de soi. Ils n’ont jamais interrogés la pertinence et la valeur d’une telle notion. 39 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE Nietzsche porte donc le soupçon à l’égard de la vérité ; elle serait en quelque sorte en décalage par rapport à son idée ; bref la vérité serait une erreur. Pour préciser le statut de cette idée fausse qu’est la vérité, et comprendre le sens du déplacement que Nietzsche juge indispensable d’opérer, il est nécessaire de réfléchir ici à l’un des paramètres qui joue un rôle déterminant dans l’élection de la vérité au rang de norme de la pensée : à savoir l’expérience de la contrainte. Il ne serait pas possible de penser autrement que d’après l’idée de vérité. Mais il ne s’agit pas d’une impossibilité de type métaphysique. Le sentiment de contrainte ne permet donc jamais de détecter un absolu, il révèle toujours, au contraire, la particularité d’un conditionnement. Le faux pas fondamental de la philosophie est de ne pas comprendre que la vérité est une valeur et non une essence. La vie est fixation de préférences fondamentales qui opèrent alors un traitement et qui interprète la réalité d’une manière particulière. Une valeur, traduction de ses préférences, se caractérise ainsi par son action pratique c’est-à-dire sa sûreté fonctionnelle : le tri de l’expérience doit pour être efficace s’effectuer de manière instantanée. Une valeur n’est qu’une interprétation, mais une interprétation incorporée. La vérité est bien une simple interprétation de la réalité. Ceci autorise Nietzsche à ramener la vérité à de l’erreur incorporée. On découvre ainsi la nécessité de l’illusion pour vivre. Loin de constituer la norme de toute pensée, la vérité désigne en fait un régime particulier d’interprétation ; ce qui revient à dire qu’elle se révèle une forme particulière de volonté de puissance. Mais à ce titre se confirme du même coup que dans son rapport à la réalité, l’homme est constamment guidé par un instinct artiste : créer des formes nouvelles, poser des rapports et des liaisons. La vérité est art, et non spéculation, mais un art qui possède la particularité de se nier comme tel. Il y a bien dans la vérité quelque chose comme une négation interne, une sorte de contradiction, et c’est pourquoi la position de la vérité comme valeur conduit inéluctablement à terme, selon Nietzsche, à son autosuppression, en plongeant le type d’homme qui en fait l’objet de vénération dans le nihilisme. « Ultime scepticisme - Que sont donc en fin de compte les vérités de l’homme ? Ce sont les erreurs irréfutables de l’homme » (GS, § 265). N’allons-pas plus loin dans l’examen du problème de la vérité chez Nietzsche et passons directement à l’examen du problème de la morale en tant qu’il remet également en question le second présupposé de l’expression « être cause de soi », celui de la responsabilité morale de l’individu. 40 2. La morale comme problème L’interprétation morale de l’homme a été dénoncé par Nietzsche dans la mesure où elle enferme l’homme sur sa souffrance en prétendant l’en délivrer. Le remède moral est en réalité en poison. Le propre de la morale décadente est de promettre la délivrance, la cessation de la souffrance en posant un « monde vrai » imaginaire dans lequel sont éliminés les contradictions. Si les idéaux réactifs sont imaginaires, en revanche la compensation est bien réelle. Les idéaux réactifs sont présentés sur le modèle de stupéfiants, de narcotiques, destinés à insensibiliser en engourdissant l’appareil de perception de la douleur. Comme toute doctrine philosophique, religieuse, politique, une morale est avant tout une interprétation adossée à un système précis de valeurs, lesquelles expriment les conditions de vie d’un type d’homme particulier. Elle n’est donc pas un donné, mais le produit d’une élaboration de la réalité effectuée par le corps et ses processus constitutifs, c’està-dire par les instincts et les affects. Elles ne sont autrement dit rien de plus « qu’un langage figuré des affects » (PBM, § 187). Nietzsche met ainsi en évidence les origines extra-morales de la morale, et dès lors le fait qu’elles ne sauraient être douée de la valeur absolue à laquelle elle prétend généralement. L’une des erreurs les plus massives de la philosophie a toujours été à cet égard de postuler l’unicité et l’immuabilité de la morale, Nietzsche insistant sur la pluralité des morales. Ainsi il n’y a pas de responsabilité morale de l’individu, en tant que le vouloir n’est pas libre et que l’interprétation morale se révèle néfaste pour l’homme luimême. 3. Le Versuch nietzschéen Bien que Nietzsche récuse la liberté de la volonté et l’interprétation morale de l’homme, il s’impose néanmoins une tâche spécifique, celle de réformer la culture nihiliste européenne, qui présuppose que l’homme doit vouloir en sortir et pour cela assumer ses actes. N’y’a-t-il pas là contradiction entre la critique nietzschéenne de la volonté et de la morale et son projet fondamentale de « renversement de toutes les valeurs » dans le but d’instaurer une culture saine ? Pour comprendre une telle tension, il est important de préciser que si tout n’est pas volonté (faculté), tout est volonté de puissance. La volonté de puissance signifie non pas la volonté d’avoir plus de puissance dans la perspective d’une domination, mais « puissance » signifie davantage maîtrise de soi dans l’imposition des formes qu’effectue en nous les instincts et les pulsions. Le plus haut degré de volonté de puissance consiste alors à savoir contrôler et maîtriser l’expression de nos instincts et de nos pulsions afin qu’ils agissent en faveur de la vie. Car si nous avons que le « moi » était dominé par les pulsions, ce n’est pas pour autant que l’homme à travers ses pratiques ne puisse pas également influencer et modifier ses pulsions et ses instincts. Nous l’avons vu le christianisme bouleverse la hiérarchie des pulsions qui constitue le vouloir et pousse l’homme a interprété le monde de manière morale. Et la morale chrétienne qui n’est pas naturelle mais bien une création humaine a fini par dresser le corps humain. Ainsi il s’agit d’être capable de repérer une ouverture qui nous conduise en-dehors de l’ancienne interprétation du monde, l’interprétation chrétienne, pour pouvoir agir sur celle-ci pour la transformer, et être ainsi cause de soi. Une telle ouverture sera pour Nietzsche celle de l’athéisme naissant du XIXème siècle. L’athéisme est bien pour Nietzsche l’ouverture crée par le christianisme luimême qui permettra de sortir du christianisme. Par conséquent l’homme peut vouloir sortir du nihilisme, l’homme peut être cause de soi. L’homme peut agir sur son destin. Mais comment le peut-il ? Certes l’athéisme propose une ouverture en dehors du nihilisme, mais comment une fois dehors agir sur le nihilisme ? Là réside l’originalité de l’entreprise nietzschéenne, car le moyen de sortir du nihilisme est ce qui précisément à conduit au nihilisme c’est-à-dire la morale et la religion. En effet les deux phénomènes culturelles ont la capacité d’exercer une contrainte extrêmement forte sur une longue durée permettant de modifier la hiérarchie des pulsions humaines. Ce faisant, il s’agit de faire jouer la morale contre la morale, la religion contre la religion. La morale et la religion sont, d’après Nietzsche, des « instruments de culture ». Toute culture recouvre la série des interprétations en vigueur dans une communauté humaine donnée, à un stade précis de son histoire. Il s’agit alors grâce à la morale et à la religion de donner naissance à une nouvelle forme de culture en accord avec les exigences de la vie. Pour mener à bien son objectif, le philosophe doit donc opérer une typologie des cultures et des morales (l’analyse généalogique) pour repérer lesquelles sont saines et lesquelles sont malades pour ensuite effectuer un élevage (Züchtung). Or dans la typologie des cultures, Nietzsche en vient à la conclusion que les cultures les plus fortes sont des modèles de cultures aristocratiques, comme ceux de la Grèce antique ou de l’Inde par exemple, qui ont su penser une diversité de castes et d’individus, et des modes d’éducation différenciés, car ce sont justement les différences, les distances qui séparent les individus, le cas échéant les luttes qui les opposent, qui sont pour chacun la condition de l’accroissement, de leurs forces et du dépassement de soi. Conclusion La question était de savoir ce que pouvait signifier l’expression « être cause de soi » telle nous avons comprise c’est-à-dire comme l’action sur soi. Grâce à Nietzsche, nous avons plus déterminer deux présupposés, que nous avons déconstruit dans les deux premiers moments de notre exposé : celui de la liberté de la volonté et celui de la responsabilité morale de l’individu. Ce faisant nous avons presque rendu impossible à entendre l’expression « être cause de soi « car la volonté n’est pas une chose libre et en raison de la processualité de la volonté il n’est pas possible de juger moralement les actes des individus en présupposant qu’ils sont responsables de leurs actes étant donné qu’il aurait pu agir autrement. Les hommes sont conduits au nihilisme parce qu’ils sont portés par les instincts et leurs pulsions qui, dressés par la morale chrétienne, les forcent à agir contre eux-mêmes. Mais à travers une nouvelle compréhension de ce qu’est la vérité à l’aune de laquelle nous pouvons juger de la justesse de ce qui nous arrive, et une nouvelle compréhension de ce qu’est la morale, Nietzsche voit dans l’athéisme l’ouverture nous permettant à la fois de sortir de cette logique de la volonté de puissance faible pour pouvoir agir sur celle-ci, et donc sur nous-mêmes par le truchement des morales et des religions. Cependant il reste à savoir quand nous serons éritablement délivrer du nihilisme, et quelle peut être cette nouvelle religion et cette nouvelle morale permettant la délivrance. Puisque la vérité est comprise comme une erreur irréfutable dont l’efficacité tient à la longue contrainte qu’elle exerce sur l’individu, il semble que Nietzsche n’envisage une authentique sortie du nihilisme que sur le long terme, à l’échelle des siècles. Et il apparaît que l’instrument de culture permettant l’avènement d’une culture forte soit la doctrine de l’Eternel Retour du même étant donné que la doctrine est caractérisé du point de vue de son statut, par la place qu’il occupe : « A la place de la métaphysique et de la religion la doctrine de l’éternel retour (celle-ci en tant que moyen de dressage et de sélection) » (FP, XIII, 9 [8]). Nietzsche lance encore la formule : « le Retour comme religion des religions » (FP, XI, 34 [199]). 41 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE Être ou ne pas être cause de soi ? La notion d’auctoritas mise en question par le « corpus shakespearien » de Jean-François Ducis Retranscription - Luc Davin 1. La « poussée auctoriale » Ce qui se cache derrière la cause de soi, est ce qu’on peut, à raison, percevoir comme impénétrable, mystérieux à bien des égards, et qui ne semble pas avoir grand-chose à voir avec la littérature. Mais s’il on parle d’être cause de soi, alors la perspective devient tout à fait différente. Ce qu’en a dit Louis Bordurier à propos de Stirner éclaire également dans une perspective littéraire : cela signifierait qu’une individualité pourrait être partie prenante à la construction de son essence, qu’elle participerait à son propre engendrement. Et cette idée interroge la place de l’artiste dans son rapport à la création, notamment à travers le problème de la paternité de l’auteur et de son autorité sur une œuvre. C’est le problème que, il semble, on peut nommer « auctoritas ». Pour qu’il y ait auctoritas, dans tout phénomène de production écrite, qu’il soit littéraire ou non, deux éléments doivent être coordonnés : 1°) Dans tout phénomène de production de l’écrit, il faut un écrit produit, qu’on appelle livre, oeuvre, roman, pièce, poème, publicité, etc. ; 2°) Pour tout écrit produit, il faut un producteur d’écrit, qu’on appelle auteur, écrivain, dramaturge, publicitaire, etc. Ces deux éléments sont irréductibles et indispensables, du moins dans une conception contemporaine, car comme l’a précédemment exposé Sylvie Delon, au Moyen Âge, l’auteur ne fait pas partie de la chaine de production de l’écrit ; mises à part quelques exceptions, c’est une notion gelée, détachée de toute réalité concrète puisque l’anonymat est presque général. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance qu’on peut enfin envisager l’auteur comme source unique de sa production artistique. C’est avec la Renaissance que le créateur devient un alter deus — ou plus précisément, « peut » devenir un alter deus —, et ce 42 qui vaut pour la sculpture vaut également pour la littérature. Et à ce sujet, l’Âge Classique n’a fait que prolonger cette alternative, permettant, comme le dit Schiller, « le libre jeu de sa subjectivité ». Cette alternative est encouragée également par la montée en puissance de la critique littéraire de la place sociologique de clergé dans la société française. Aussi, la montée progressive des Lumières au 18e siècle a-t-elle énormément favorisé cette poussée auctoriale, ou comme le formulait Antoine Compagnon, cette « montée en puissance de l’auteur ». S’il y a du vrai dans l’idée d’un mouvement général vers la place grandissante de l’auteur dans la République des Lettres, Compagnon semble soutenir que cette émergence est uniforme, comme on ferait un geste sans discontinuer. Or, il me semble au contraire que cette émergence de l’auctorialité ne relève pas du tout de la « montée en puissance », tendue et exponentielle, mais bien de la « poussée », par à-coups, les à-coups de l’histoire culturelle et de l’histoire du statut juridique de l’auteur en France. L’impossibilité totale du Moyen Âge, l’affirmation de certains figures tardives, s’en suit de l’envol progressif des figures auctoriales au Grand Siècle s’imposant l’une après l’autre. Au sein de ce mouvement général de poussée auctoriale, le 18e siècle est celui de la mise en place définitive du statut de l’auteur. Au sein de cette dernière étape de l’histoire de l’auctorialité, le dramaturge a une place particulière, car son statut était protégé depuis longtemps. Cette légitimité de l›auteur dramatique est reconnue au moins depuis le second 17e siècle. Pendant son règne personnel (1643-1715), Louis XIV fixera le statut des comédiens par la mise en place de privilèges (Écrivains pensionnés, comédiens du Roy). En 1777, Beaumarchais créait la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, dont une grande partie des revendications seront adoptées dans le droit révolutionnaire par décret de la Convention nationale. Ainsi, grâce à Beaumarchais, la propriété intellec- tuelle des dramaturges était juridiquement statuée, et ce définitivement après les années 1790. C’est justement dans ce contexte, ce carrefour des années 1770 à 1790, que s’épanouit la majeure partie de l’œuvre du dramaturge Jean-François Ducis (1733-1816). 2. Biographie absente Nous en apprenons un peu plus sur la place d’un tel auteur à la charnière des 18e et 19e siècles notamment grâce à Dumas père, et son texte Comment je devins auteur dramatique : en un paragraphe très court, il parvient à établir la juste place de Ducis en France au tournant du siècle, et à porter un regard critique quant à la qualité littéraire de son œuvre. Revenant sur cette époque où il arrivait à Paris encore jeune homme et souhaitant se cultiver, Dumas écrit : « Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. » Elevé sans son père à Villers-Cotterêts, un village reculé de province retombé dans l’oubli depuis l’édit de François Ier qui porte son nom, Dumas ne jouit pas d’une éducation poussée à laquelle un fils de général aurait pu aspirer ou prétendre. Et de son propre aveu, c’est la ruine financière de sa famille qui le poussa à gagner la capitale afin d’y tenter la fortune. Ainsi, dans cette vie loin de Paris et des cercles napoléoniens de l’Empire, les pièces de Ducis ont participé à l’éducation élémentaire de ce petit provincial, et sachant son sort ordinaire, ont dû participé à l’éducation de beaucoup d’autres enfants du collège de l’abbé Grégoire de Villers-Cotterêts. Néanmoins, si l’auteur du Comte de MonteCristo mentionne Ducis, c’est pour le subordonner à son modèle : il prétend qu’en comparaison de la version de Ducis, la découverte de l’Hamlet de Shakespeare lui fit l’effet d’un « aveugle-né auquel on rend la vue ». On ne sait presque rien sur Jean-François Ducis. Ni quand il est né, ni quand il est mort, personne n’est certain de connaitre avec certitude le nom et le lieu de naissance de ses parents. Probablement né à Versailles, il serait le neveu de Louis Le Dreux de la Châtre, architecte du Roy, qui fut en charge de la construction du premier théâtre municipal de Versailles. Il entre au service du maréchal de BelleÎle, puis devient le secrétaire particulier du futur Louis XVIII, menant en parallèle une carrière de dramaturge dont les ouvrages sont régulièrement représentés à la Comédie-Française. Il entrera au département poétique de l’institut de France et il assistera à la commission qui ressuscita l’Académie, qui avait été dissoute pendant la Révolution. Mise à part une pièce de jeunesse, l’œuvre théâtrale de Jean-François Ducis se décompose en trois parties tout à fait distinctes. La période la plus tardive est la seule qui se soit débarrassée de toute influence directe : c’est un théâtre « de famille » études d’une famille arabe, et d’une famille russe. La seconde partie de son théâtre est celle que l’on peut qualifier de « mythologique ». Deux pièces, Œdipe chez Admèle et Œdipe à Colonne. Le réinvestissement des mythologies de l’Antiquité étant une habitude répandue dans le théâtre des 17e et 18e siècles, Ducis ne surprit pas le public, et obtint plus de succès. La partie centrale du théâtre de Ducis sont les pièces imitées des œuvres de William Shakespeare, alors presque totalement inconnu, auxquelles imitations Ducis consacre 6 de ses pièces de théâtre. L’ensemble de ces œuvres est ce que nous désignerons sous le nom de corpus shakespearien. « Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique et qui n’a pas de semblable ou d’équivalent », dit Deleuze dans Différence et répétition. C’est bien sous cette définition que se placent tous les transcripteurs ou imitateurs littéraires de l’histoire. Ducis, lui-même imitateur, compénétré de théâtres grec, latin, et français, apporte le calme, la retenue et le cadre caractéristique de ce que les contemporains nomment classicisme français. Dans sa perspective de la réception shakespearienne à un objectif : « ajouter les richesses de la scène française à ce qu’il y a de moins brut parmi les richesses de la scène anglaise ». C’est là le « génie » de Ducis, un génie petit, modeste, sans grandiloquence ; un génie fait de barrières, d’endiguement, un génie de canalise du flot shakespearien, qui ne pourrait déferler sur le théâtre français de tout son soûl sans manquer de briser Racine, Corneille, et toutes les règles sur lesquelles ils ont construit leurs monuments de mots. Ducis parvient à cet équilibre entre la brusquerie anglaise et le raffinement français. Même si Ducis a renoncé à son auctorialité en se plaçant complètement sous le patronage de Shakespeare, Ducis, par son apport d’équilibre, est incontestablement un dramaturge. Mais que dire d’une auctoritas quand toute la teneur d’une œuvre est induite par la main d’un autre ? Le cas de Jean-François Ducis, unique, mystérieux et fascinant, interroge la question de l’auctorialité. 43 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE 3. La « schize ontique » Hamlet ouvre le 17e siècle dans un cri, qui va durablement le marquer : le cri ontologique. Ducis ne parlait pas anglais. Il n’avait à sa disposition que les deux premières traductions des oeuvres de Shakespeare, qui datent toutes les deux du milieu du 18e siècle. Elle restitue la vigueur et l’intensité, mais aussi la base fondamentale, l’essentiel, les données capitales que Ducis conserve dans sa transcription approximative d›Hamlet : la philosophie, et en particulier ce qui va faire d’Hamlet le faîte saillant, l’égide, la proue littéraire de tout un mouvement amorcé avec la Modernité : la réflexion sur l’être. Le poète est « nécessairement historien et philosophe » et que « Shakespeare, lui aussi, est cet homme triple », cette philosophie shakespearienne n’est jamais vraiment philosophique au sens qu’elle serait prise dans une construction de système ; mais Shakespeare philosophe tout de même en ceci que son œuvre exemplifie un certain nombre d’idées, comme si son œuvre consistait en une mise en question d’une idée philosophique par la poésie. Cette grande idée mise en exemple, c’est l’ontologie. Mais la violence ontologique de la pensée shakespearienne, n’est jamais lourde, théorisée, saillante, elle ne dépasse jamais de la littérature. Le discours sur l’être dans Shakespeare traite avant tout d’exemples d’individualités qui ne portent « pas en soi la nécessité tragique », qui, elle, « ne découlait que de faits extérieurs ». Il n’était pas inscrit dans les cieux qu’Elseneur serait prise par Norvège, qu’Hamlet se blesserait à mort en duel. Certes conscient de l’infamie qui le frappe, certes patriote pour son Danemark, certes haineux contre Claudius, mais qui peine à coordonner ces trois désirs, qui n’ont pas de justification céleste. Il peine pour accomplir le châtiment que le meurtre de son père réclame. C’est de la frustration à coordonner ces trois désirs que résulte la grande dualité du caractère d’Hamlet, une dualité passive, subie contre sa volonté, et qui est un très bel exemple de ce nous nommerons schize ontique. Le tournant du 16e et du 17e siècle est cristallisé par les réflexions autour de l›ontologie, qu›on retrouve, par exemple en France, chez les deux grands philosophes de la fin du 16e et du début du 17e siècle : Montaigne et Descartes. En Angleterre, Francis Bacon classe dans son « Arbre de la connaissance » la science de l’être et des essences comme la première philosophie. Mais la particularité de la pensée de Montaigne est, justement, qu’elle n’a jamais pensé l’ontologique subordonné à la transcendance : ne se considérant jamais comme un philosophe, c’est-à-dire comme un héritier de la scolastique, il médite comme un sage d’expérience plus que comme un théoricien systémique ; il tire ses exemples de lui-même, humblement, sans relier ses pensées sur l’être face au monde dans un système de transcendance. L’exemple de Montaigne, c’est celui, à tout dire, de la modestie de l’immanence. L’humilité d’un penseur, avant de légiférer sur ce dans quoi l’homme serait pris de supérieur à lui, songea d’abord à percevoir l’homme dans ce qu’il est. Le premier 17e siècle, y compris le 17e siècle élisabéthain et jacobéen, offrait à cette humilité métaphysique de Montaigne la première place de la sagesse. Shakespeare rédige Hamlet durant l’année 1600. Le 17e siècle, c’est le siècle d’Hamlet, car, concentré dans son monologue de l’acte III, 44 La différence entre ontique et ontologique est clarifiée par Heidegger. On peut en exposer ainsi la différence : il y a d’un côté l’ontologique, qui traite de l’Être, y compris dans sa transcendance, son rapport vertical à la nécessité ; et d’un autre côté il y a l’ontique, qui traite des étants, coupés de la transcendance, jetés dans le monde face à leur subjectivité et ne portant pas en eux la nécessité tragique. Il n’y a qu’une seule certitude: c’est que Shakespeare traite toujours ses personnages comme des étants, particulièrement dans ses pièces métaphysiques. Mais ce qui est frappant dans le projet de Ducis, (« ajouter les richesses de notre scène à ce qu’il y a de moins brut parmi les richesses de la scène anglaise »), c’est le changement. Le réinvestissement de Shakespeare est partiel. Il subit de grandes transformations. 4. L’Hamlet-Rodrigue Puisque la schize ontique est subordonnée à son rapport d’immanence, l’évocation ou l’apparition d’éléments venus d’un plan céleste est impossible, puisque cette apparition viendrait annuler ou relativiser cette immanence. Or, dans Shakespeare, des éléments surnaturels apparaissent souvent : les fantômes, les sorcières, les créatures fantastiques, sont autant de manifestations qui viennent créer une sorte de fracture, un hiatus d’immanence. Il y a deux versions de l’Hamlet de Ducis ; dans la première, le fantôme apparait, car de telles apparitions spectrales a sur scène ont une grande efficacité pathétique. Mais dans l’édition, il disparait. Cela signifie que le texte a subi une modification, supprimant l’apparition sur scène du spectre, et donc que Ducis a voulu substituer volontairement l’immanence relative à une immanence véritablement absolue : il y a donc bien une cause finale construite et voulue, et la cause finale de l’Hamlet de Ducis est donc bien une schize de l’ontique immanent, et pas une ontologie de la transcendance. Ducis, dans sa version d’Hamlet, dans sa version de Macbeth, supprime les fantômes sur scène, et garde trace de leur apparition au discours rapporté. Ce procédé a deux avantages : 1°) Respecter la vraisemblance, qui interdirait qu›un ectoplasme puisse apparaître sur scène (sans détournement comique) ; 2°) Permettre d›unifier le rapport à l›immanence : l’immanence relative, trop complexe, très présente dans Shakespeare, montre souvent spectres, revenants, sorcières esprits de la nuit. Mais dans Hamlet, mis à part le fantôme, traite son héros comme coupé de toute transcendance. Ducis simplifie afin de faire un système équilibré : il commue le fantôme en récit de fantôme, réel mais absent, et permet ainsi d’harmoniser son projet. Cette transformation passe par un certain nombre de changements, tant sur la forme que le fond, et qui permettent de maintenir un équilibre entre la cause finale et le choc de son arrivée brute sur les scènes parisiennes et françaises. Cette contrainte et ses conséquences, qu’on pourrait appeler son empêchement formel. Notons que l›empêchement formel passe toujours par un empêchement régulier, c›est-àdire qu›il est profondément lié aux Règles, à l›art poétique – tant celui de Malherbe que celui de Boileau. Cet empêchement semble se distinguer en deux branches, liées bien que distinctes : 1°) Un empêchement ayant des conséquences dans l›intrigue théâtrale, que l›on pourrait qualifier de narratif ; il supprime l’arrière-fond politique dans Hamlet, la guerre avec la Norvège, et il calque l’intrigue sur la tragédie cornélienne. Hamlet devient une sorte de Rodrigue dans le Cid, et Ophélie une Chimène : la dualité est transformée en « schize de nécessités », où des réalités contraires et nécessaires doivent venir au monde sans que ce soit possible. 2°) Un empêchement, moins important, qui a proprement trait au mode de la composition, qu’on pourrait qualifier de métrique, ou plus précisément, normatif ; il transforme le pentamètre ïambique en alexandrin, le drame en tragédie, il pose les 5 actes et les scènes. Ces deux catégories d›empêchement formel, narratif et normatif, forment le pendant à la schize ontique comme cause finale du corpus, et assoie ainsi l’« équilibre » du projet de Ducis. 5. Othello le sans-culotte L’échec du projet de Ducis ne vient pas d’Hamlet. Il vient de que les autres pièces reviennent petit à petit sur cet équilibre, Othello, transforme complètement la cause finale de schize ontique. Dans la pièce de Shakespeare, le traitement de l’ontologie est assuré par le personnage de Jago, l’enseigne du gouverneur de Chypre, le général Othello. Mais la condition de développement du problème ontologique est changée d’Hamlet à Othello ; Hamlet était la victime d’une action nécessaire trop grande pour lui, quand Jago est l’acteur de sa propre nature duplice : observer l’évolution de l’ontologie d’Hamlet à Othello, c’est explorer les antipodes de la schize ontique, c’est passer de la dualité à la duplicité. Certes Hamlet est dépassé, noyé par sa débilité, face aux actions à mener, il hésite à être. Mais Jago est celui « qui n’est pas ce qu’il est » (I am not what I am). Cette expression de Shakespeare qui clôture un monologue de Jago est inspiré de l’épopée de Moïse dans l’Ancien Testament, et qui dit que Dieu est « celui qui est ». Jago est donc doublement diabolique : il est absolument contraire au nom de dieu, c’est à dire à la définition performative de son essence. Mais il est aussi diabolique en ceci que le verbe grec δiaβολλο signifie « ce qui divise », ou « ce qui est double ». Or, Jago n’est pas double, ou duel : il est duplice, et il cultive cela, il le favorise par les intrigues qu’il fomente contre Desdémone. En somme, dans Hamlet, la cause finale est une schize ontique comme dualité, avec une posture victimaire, et dans Othello, la cause finale est une schize ontique comme duplicité, avec une posture active. De son côté, Ducis va faire prendre un tour très particulier au corpus shakespearien : dans l’Othello de Ducis, le personnage de Jago n’existe pas. Il n’existe pas non plus d’équivalent d’un serviteur, d’un valet, qui correspondrait à l’enseigne Jago. Quelle est la conséquence majeure de ce retranchement ? l’absence de discours métaphysique ou ontologique : or, ce discours était le fondement, la cause finale des pièces métaphysiques de Shakespeare. Mais par quoi Ducis remplace-t-il le discours ontologique ? Et bien, il le substitue à un discours politique. Othello vient apporter la lumière de la civilisation dans l’île de Chypre, décrite comme une terre médiévale encore barbare, ou une vieille noblesse 45 ÊTRE CAUSE CAUSE DE SOI DOSSIER SÉMINAIRE soumet des paysans encore en servage. Othello apporte avec lui les valeurs de la République de Venise, ses libertés, il défend la démocratie, il critique les privilèges. Si Othello meurt socialement et physiquement, ce n’est pas après que Jago l’ait convaincu de l’adultère de sa femme : c’est en martyr ; il meurt en martyr de la liberté, de la cause républicaine, victime des entreprises perpétrées contre lui par les aristocrates chypriotes. Ducis a voulu substituer le discours ontologique à un discours politique, et faire du Maure de Venise non pas un général meurtrier et rongé de soupçons jaloux : mais faire d’Othello un sans-culotte, un chantre de la démocratie. Ce procédé a deux conséquences : 1°) La cause finale disparait, qu’elle soit dualité victimaire ou duplicité active, ce qui rend moins problématique la mise en scène d’Othello, puisqu’il n’y a plus de « brutalité de la scène anglaise » ; 2°) La cause finale étant disparue, il y a un remplacement : le remplacement de la schize ontique par une apologie politique, celle de la démocratie, absente dans Shakespeare, qui montre souvent les monarchies ou les oligarchies comme des systèmes décadents (Les déchirements de maisons rivales dans les deux Henriade ou Roméo et Juliette) mais tout aussi décadents que les démocraties, tout aussi corrompues (le parlementarisme romain dans Jules César, le système républicain des doges dans Le Marchand de Venise). Cette transformation sur le fond entraine un déséquilibre par rapport à l’empêchement formel, qui perd de son utilité, puisqu’il n’a plus rien à équilibrer : en effet, si Ducis avait senti le besoin de policer, de modérer les excès de la scène shakespearienne, c’est parce que ses propos était non seulement violents, mais surtout incompatibles avec la Règle à la française, et donc risquant peut-être de ne pas obtenir son quitus du censeur royal, M. de Malesherbes, pourtant favorable à l’encyclopédisme et aux Lumières. Mais en 1792, la monarchie a déjà vacillé depuis plusieurs années, et avec elle les valeurs littéraires de l’Ancien Régime : depuis le dernier quart du 18e siècle, la mode parisienne n’est plus seulement à la tragédie classique, mais aussi — et de plus en plus — au « drame bourgeois », théorisé par Diderot et Beaumarchais, et qui a tendance à s’attacher au pathos, à l’empathie et au traitement affirmé de combats extra-littéraires, comme l’éthique, la théologie ou la politique. Pourtant, il semble que J.-F. Ducis ne soit pas un démocrate 46 de longue date : il ne faut pas oublier qu’avant de défendre la démocratie, Ducis avait été le secrétaire particulier du Maréchal de Belle-Île, ministre de la guerre de Louis XV, et également secrétaire particulier du futur Louis XVIII. C’est lui qui a manoeuvré pour le faire entrer à l’Académie française. Son histoire est entremêlée avec celle du crépuscule et de la chute des Bourbons. Son théâtre, qui avait jusque là édité sous la censure de Malesherbes, a continué d’être publié pendant la Terreur, sans qu’il n’ait jamais été inquiété. Alors qu’un véritable défenseur de la démocratie, comme Beaumarchais, a été en prison sous Louis XV, Louis XVI, et a failli plusieurs fois perdre le tête sous la Terreur. On l’avait joué sous l’Ancien Régime à la Comédie-Française, on continue de le jouer au théâtre de la République pendant la Terreur. En écrivant Othello tel qu’il l’a écrit, Ducis a fait allégeance à la Révolution. Il a progressivement fait fi de son passé, et il a sacrifié un bon et généreux projet en cédant aux caprices de la mode. C’est l’aboutissement d’une transformation qui débute en 1783. 6. 1783-1792 : la chute puis l’abîme A cette date, Marivaux et Montesquieu sont morts, Voltaire, Rousseau et Diderot sont mort, et Beaumarchais écrit sa toute dernière oeuvre. Le projet shakespearien de Ducis a été interrompu pendant plus de 10 ans, depuis 1770, à cause de son travail de secrétaire de Louis XVIII, et parce qu’il s’était consacré à l’écriture de son « théâtre mythologique », adapté de Sophocle et Euripide. Un peu de succès, pour des oeuvres étranges, sortes de mixtures entre Alceste et les Oedipe. Après 1783, il abandonne les sujets antiques pour revenir à l’état qu’il avait laissé le corpus shakespearien en 1770. Mais dès qu’il y revient, il le tort, en renonçant définitivement au sujet ontologique : sur les 4 oeuvres lui restant à écrire pour achever son corpus shakespearien, 3 d’entre elles traitent d’un sujet historique (Jean sans Terre) ou pseudo-historique (Macbeth, et Le roi Lear) : elles montrent clairement une décalcification progressive du propos philosophique vers ce drame bourgeois, notamment dans le Roi Lear, visant le succès ou l’indépendance vis-à-vis de Shakespeare. Une pièce isolée, Roméo et Juliette, fut rédigée au carrefour de ces deux tendances, et va dans la direction du divorce : des scènes emblématiques sont supprimées, notamment la déclaration d’amour au Balcon des Capulet, et les scènes de réflexions sur l’état amoureux. S’en voit effacée toute une métaphysique de l’amour, chère à Shakespeare, qui lui avait consacré sa seule pièce tout du long en pentamètre iambique. La transcription le pentamètre iambique et le vers blanc non-rimé en alexandrin, est compensée par la consistance et la densité de la méditation métaphysique transposée de Hamlet. C’est la raison la plus plausible qui explique pourquoi, ayant bâti tout une structure systémique en équilibre, à peser précautionneusement ce qui pouvait et ne pouvait pas être dit de Shakespeare sur la scène française, il a détruit, peut-être sans le savoir, l’équilibre sur lequel tenait toute son oeuvre. Mais l’Othello achève de revenir complètement sur ces bases : Ducis commue la portée philosophique sur l’être en prétoire politique pro-révolutionnaire. Elle achève l’« éloignement progressif » de Ducis de la pensée de Shakespeare. La cause finale collapse et est remplacée par des considérations politiques, afin de contenter les scènes parisiennes et françaises. Ce remplacement de la schize ontique par un discours politique militant, c’est ce qu’on pourrait appeler sa cause circonstancielle, préférant les allusions politiques à la portée métaphysique. 7. Le double échec, ou la précaution inutile Ce qui est problématique dans le projet de Ducis, c’est l’articulation entre la cause circonstancielle et le problème de l’auctoritas. En se posant comme transcripteur shakespearien, comme réinvestisseur de ses personnages, de ses fables, de son ontologie, Ducis fait le sacrifice de son auctorialité car ce sacrifice est nécessaire à l’émergence du projet. Ce renoncement, reconnaitre qu’il ne parle pas la langue, sacrifier une partie de l’intrigue, lisser l’ensemble, c’est une condition sine qua non, un moment de la négativité nécessaire à l’avènement de la positivité : la réception shakespearienne en France. Tant que l’équilibre est maintenu par la présence de la cause finale de schize ontique, tout reste cohérent. Car la justification de ce renoncement est légitime. Mais dès la seconde pièce du corpus shakespearien, Ducis s’attache d’abord à renoncer du côté de l’empêchement normatif puis narratif, puisqu’il opère un rapprochement vers la structure et les valeurs thématiques du drame bourgeois. Dès lors, il opère progressivement une coupe dans la cause finale, d’abord dans Macbeth, qui renonce aux recherches sur le remords et ses échos psychiatriques, puis dans le Roi Lear, sur lequel il appose une langue et une intrigue bourgeoise. Enfin, dans Othello, l’aspect militant et apologétique rend tout à fait inutile le maintien du titre, du nom des personnages, et le rejet de l’auctoritas, puisque presque rien ne survit de l’intrigue originale. L’ontologie de l’empêchement, ou plutôt l’échec de cette ontologie de l’empêchement, de cet équilibre, est doublé par l’échec de l’auctorialité, l’échec de l’empêchement auctorial, et conclut de rejeter dans l’abîme toute l’entreprise. Deleuze montre que le problème de la répétition, c’est qu’elle est brisée en elle-même, qu’elle est déséquilibre, et que toute répétition, toute transcription, toute imitation, quand elle ne se pose pas dès le départ en alter ipse, est vouée à l’échec. Or justement, ce qui se dégage du problème auctorial chez Ducis, c’est son inachevé, son déséquilibre, sa brisure interne. Shakespeare n’est pour Ducis ni un alter idem, un autre lui-même, divers mais avec lequel il garde un écho, un lien de communauté, mais bien un alter ipse, un autre que lui, mais ici un alter ipse total, avec lequel il ne garde plus rien de commun. le problème d’auctorialité chez Ducis était donc plus celui d’un sacrifice peine perdu, d’un empêchement, d’une « précaution inutile », comme dirait Beaumarchais, aux vues de l’orientation finale. 47 Des Affections du Corps De la même manière que le diagnostic d’autisme à l’ère de la communication, de « Trouble de l’Attention Déficitaire avec ou sans Hyperactivité » (TADH) à l’ère de l’éphémère et du zapping, de Trouble Obsessionnel Compulsif (TOC) à l’ère du self-control et du quantified-self ou de schizophrénie à l’ère de la publicité virale et de ses injonctions paradoxales ; de la même manière, en somme, que les « troubles mentaux » et le regard jeté sur eux (aussi longtemps qu’ils ne s’y résument pas) sont en partie conditionnés par un contexte, par un point de vue, par une société déterminés , les maladies et dégénérescences les plus en vue à notre époque ne perdraient rien à se voir ressaisies au prisme de la politique, entendons là, de son actualité la plus brûlante. Nous parlons bien en l’occurrence de pathologies d’origine somatique essentiellement, sous réserve d’inventaire. Limitons-nous à quatre exemples. 1) Le cancer, primus inter pares, serait un candidat de choix. Dont l’apparente recrudescence pourrait être liée concurremment à l’amélioration des protocoles de dépistage et à l’augmentation exponentielle de l’espérance de vie (raison de trois mois supplémentaires par an). Sans rien omettre de l’utilisation massive des pesticides (dits « produits phytosanitaires ») à compter de l’après-guerre, et d’autres causes qu’il serait fastidieux d’énumérer. Une cellule cancéreuse est une cellule qui refuse de mourir ; c’est une cellule qui, à défaut de mettre en œuvre son programme qui la condamne à l’apoptose (mort cellulaire auto-induite), se reproduit de manière « anarchique » au détriment de l’hôte qu’elle colonise. Une cellule cancéreuse est une cellule qu’on peut tenir, sans être dupe de l’anthropomorphisme, pour « égoïste ». Accaparant vingt fois plus de glucose qu’une cellule normale, elle capte les ressources qui devraient être distribuées de manière équitable au reste de la population. C’est une cellule rongée par l’appétit de richesse, qui n’a égard que pour sa propre pérennisation (une cellule isolée, désolidarisée, est immortelle potentiellement). De métastases en métastases, elle s’approprie toujours plus de ter48 rain, « dévore » ses congénères. En cela peut-on y reconnaître un intérêt particulier indifférent au « bien commun » ou à la « chose publique » ; à savoir la ou le parti(e), pour cultiver la métaphore, luttant pour dominer l’ensemble. C’est la figure objectivée du corps social miné par la volonté de puissance de quelques-uns de ses membres. 2) Si le cancer se devait d’incarner la maladie de l’individualisme, le diagnostic de Parkinson serait une métaphore de la société de surconsommation. Par « surconsommation », il faut entendre la transposition du procès de concentration, de thésaurisation et d’accroissement capitaliste de la valeur sur le terrain de la marchandise. Ce qui définit le syndrome de Parkinson sous sa caractérisation de « pathologie neurologique chronique dégénérative », c’est en effet – merci Vidal – « l’agrégation de protéines alpha-synucléines au sein de la substance noire » : « déchets » que le système nerveux ne parvient plus à évacuer. La protéine « encombre » et finalement « étouffe » les neurones opérationnels. Une hypothèse faisant valoir une origine intestinale (lieu de l’assimilation des nutriments) et pathogène de Parkinson est actuellement en voie d’exploration. Par où l’on voit que c’est ici encore – comme pour le cas de la tumeur précédemment traité – à une question de dérèglement, de surabondance, d’outrance (hybris ?) que nous sommes renvoyés. 3) Tenons à signaler que la maladie de Parkinson est la seconde pathologie neurodégénérative la plus fréquente après celle d’Alzheimer. Or, Alzheimer est, pour sa part, une maladie de la mémoire. Nous retrouvons peut-être en elle les déshérences et les errances identitaires de notre époque, de moins en moins au fait de son passé. Il n’est pas anodin, sous ses auspices, que l’une des solutions thérapeutiques les plus encourageantes qui lui soit retournées consiste en l’injection de cellules souches. 4) Sous un rapport exclusivement symptomatologique (phénoménologique, dirait-on en philosophie), les allergies ne paraissent pas prêter le flanc à une quelconque herméneutique sociale ou extra- polation à la sphère politique. Il en va autrement des tentatives d’explication qui lui sont associées. Une hypothèse datée, qualifiée d’« hygiéniste », met en accusation l’« environnement pasteurisé » au sein duquel nous évoluons depuis un demi-siècle. Le système immunitaire, en butte à la raréfaction des pathogènes, élirait de lui-même certaines substances afin de s’exercer et de s’entretenir en prévision d’éventuelles infections. Une seconde théorie, autrement plus intéressante pour ce qui nous concerne, excipe de la circulation des produits exotiques consécutive à la mondialisation. Notre organisme ne saurait trop comment se comporter face à des corps qu’il ne reconnaît pas. À l’« étranger », menace a priori, il répondrait par une réaction inflammatoire pouvant aller de l’« assimilation » à l’« expulsion ». L’analogie est transparente ; assez pour ne pas avoir à nous étendre davantage. Gageons seulement qu’il n’y a pas loin de la « défense immunitaire » à la « défense identitaire ». L’État-cellule écossée de sa membrane-douane se découvre à fleur de peau, hypersensible, et incapable de réguler pacifiquement ses échanges extérieurs. Si, dans le cas de la cellule tumorale, ce pouvait être la partie qui noyautait le tout, c’est au contraire ici le tout communautaire, le corps social, qui se défie – et se reconstitue – au détriment de la partie. Bénéficiant peut-être autant que de besoin des vertus régénératrices d’un certain mécanisme exploré par René Girard. juge. Un dernier argument nous offrira de clôturer ce parallèle dans les règles de l’art. Il en ressort que l’« impuissance » n’est pas un diagnostic que l’on puisse réserver à nos institutions (prétendument) démocratiques. Tout un chacun trouvera dans sa boîte mail de quoi pourvoir à ses disquisitions… Frédéric Mathieu À bien y regarder, nos quatre précédents exemples sont tous à des degrés divers les manifestations d’une affection « auto-immune » : l’équivalent physiologique de ce que le droit qualifierait de « guerre civile ». Le corps social, à son image, s’ampute ou se mutile ; il conçoit le « semblable » sous le rapport de l’empêchement ou de l’adversité. Tout se passe comme si le corps malade « somatisait » ou « métabolisait » ce qu’il y aurait lieu d’appeler, en pastichant une proposition freudienne, un « malaise dans la mondialisation » ; comme s’il y avait « télescopage » de deux instances de la pathologie a priori indépendantes ; comme si le corps biologique souffrant exhibait une morbidité du corps social, une plaie à vif, une tension névrotique. Il n’y a donc pas autant d’éloignement que l’on voudrait l’admettre de l’« organisme » à l’« organisation ». Ni de la « norme biologique » à la « norme sociale ». La « crise » n’est-elle pas, après tout, une notion médicale ? Quid du « régime » dont Hippocrate faisait l’alpha et l’oméga de son Canon de médecine ? Pour sûr, comparaison n’est pas raison. Du politique au biologique, jusqu’à quel point l’analogie peut être envisagée, c’est chose dont nous laisserons le lecteur 49 nature et ne sont que pure constructions culturelles donc accidentelles. Si les idées, plus dérangeantes à son époque, d’accès à la contraception et au monde du travail, ont connu de grandes répercussions sur le plan politique et social, la teneur philosophique de ce texte est passée au second plan. Parce que moins parlante ? Sans doute moins accessible, et surtout plus difficile à mobiliser pour un combat à visée concrète et engagée. C’est donc cet aspect qui va nous intéresser ici. Nous tenterons d’opérer une présentation globale de l’ouvrage en nous plaçant successivement sur les angles de deux couples conceptuels récurrents dans ce texte à savoir les notions d’unité et d’altérité, et d’immanence et de transcendance. Dans un premier moment on voudra mettre en relief toute l’ambivalence de la posture de la femme ainsi que son rapport à l’altérité, et nous tenterons par la suite de montrer en quoi les notions d’immanence et de transcendance représentent pour l’auteur de fidèles illustrations de ce que la femme et l’homme de son siècle éprouvent comme étant leur condition. Si l’auteur convoque maintes références littéraires, parfois cliniques et scientifiques, artistiques et autres, elle parvient à les placer au service d’un schéma de pensée philosophique. Simone de Beauvoir ; Le deuxième sexe, II. La femme comme questionnement philosophique. « On ne naît pas femme : on le devient ». Cette phrase est sans doute la plus célèbre de toute une idéologie féministe occidentale de la seconde moitié du vingtième siècle. Elle inaugure le second volume de l’ouvrage de Simone de Beauvoir Le deuxième sexe, dont le sous-titre est « l’expérience vécue ». Si le premier volume « Les faits et les mythes » s’intéressait à la femme, à travers la biologie, dans son caractère de femelle, et à son devenir historique et social à travers l’étude des mythes et des représentations, le second opus s’intéresse aux femmes en tant qu’elles éprouvent leur condition. La célèbre citation que nous évoquons est un condensé de la thèse soutenue au fil de l’argumentation de l’auteur : les idées de féminité, d’essence ou d’éternel féminin ne peuvent être le fait de la 50 Tout au long de l’ouvrage, Simone de Beauvoir présente la difficulté qu’éprouve la femme dans la manière de saisir sa propre existence. Elle semble constamment osciller entre une saisie spontanée qui lui présente son existence comme une et non relative, et une saisie dictée par les codes sociaux qui la posent comme « autre ». Evidemment l’on pourrait vite balayer cette ambivalence, se plaçant d’un point de vue trop contemporain et ethnocentrique pour qu’il constitue une solution satisfaisante et définitive, en attribuant à la femme par principe toute l’assurance et la confiance requises pour une affirmation de soi dénuée de tout déterminisme historique et environnemental. Mais il est évident que si ce déterminisme pèse tant qu’il a, selon Simone de Beauvoir, la force de contrebalancer cet élan premier qu’est la saisie de sa propre existence comme pleine positivité, c’est qu’il est antérieur à toute phase de développement critique et réflexif. L’auteur présente ce déchirement vécu en ces termes : « C’est une étrange expérience pour un individu qui s’éprouve comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre d’essence donnée l’infériorité : c’est une étrange expérience pour celui qui se pose pour soi comme l’Un d’être révélé à soi-même comme altérité. » Que produit donc la découverte de l’altérité au sein de l’unité ? Un dédoublement interne, une implosion scindant le sujet en deux au sein d’un même individu. Cet image du dédoublement ouvre une voie royale à toute une objectivation de la femme, puisqu’une partie d’elle-même l’aura déjà incarnée. Cela signifie que la femme, qui ne peut se défaire de sa subjectivité, se voit également se créer en elle l’objet femme, idée flottante nourrie de siècles d’Histoire qui semble venir s’immiscer en elle de par sa condition. Ainsi, parce que ce déchirement doit être nécessairement admis- même un misogyne de premier choix ne saurait aujourd’hui aller jusqu’à nier que la femme a une conscienceon reconnaît aux femmes une certaine propension à l’introspection, à la mélancolie et même au narcissisme. Narcissisme qu’il serait parfois contradictoire de lui reprocher dans la mesure où ce double rapport à elle-même l’y prépare on ne peut mieux. Le sujet désirant a besoin d’un objet, or celui-ci lui est donné en lui-même. Ce narcissisme est soit un ultime recours soit un joli pied-de-nez. Dans le premier cas le sujet va puiser en lui-même l’amour qu’il espère recevoir, se donner à lui-même celui qu’il a besoin de dispenser. Dans le second cas il est un renversement de situation, le rôle assumé à l’extrême : on la veut objet alors elle se pare, s’apprête et se fait idole. Tous ces éléments servent la cause d’une mystification de la femme qui, si elle semble au premier abord être un hommage aux créatures divines, n’est en fait qu’une compensation illusoire. La thèse majeure de l’ouvrage de Simone de Beauvoir vise à détruire les idées reçues (et alimentées) d’éternel féminin ou d’essence de la femme. Parmi les sources qui alimentent ces lieux communs se trouvent, entre autres, évidemment l’éducation et l’intervention de la religion. On a dit tout à l’heure que le déterminisme était parfois si fort qu’il précédait toute conscientisation du processus. Dans son essai Pour une morale de l’ambiguïté Simone de Beauvoir souligne le décalage entre l’incapacité pour l’enfant de saisir sa propre innocence, ce qui constitue précisément son innocence, et la capacité de l’adulte de la saisir rationnellement, même s’il ne le peut que rétrospectivement puisque cette rationalisation contribue à l’évaporation de cette innocence. Ainsi les canons de féminité, infantile ou adulte, sont parfois inculqués à la petite fille avant même qu’elle soit en mesure de les comprendre comme tels, peut-être ne les comprendra- t-elle jamais. Aussi, lorsqu’elle sera en mesure de formuler certaines interrogations sur sa personne, ce « rôle de femme » fera déjà partie intégrante de ce qu’elle aura sous les yeux. Nombre de citations apparaissent dans l’ouvrage relatives au malheur de la femme d’être éduquée par des femmes, Kierkegaard ira même jusqu’à inverser l’idée selon laquelle la femme comprendrait accidentellement son existence comme subordonnée et partant malheureuse puisque selon lui : « […] le pire malheur quand on est femme est au fond de ne pas comprendre que c’en est un. ». Il place ainsi l’accidentel du côté de l’ignorance et le malheur comme essentiel. L’éducation donc, que ce soit par le biais familial ou social, plus ou moins violente, modèle le comportement de certaines jeunes filles sur la base d’une certaine objectivation et passivité. Tout ceci se faisant de manière diffuse et indirecte ne permet pas toujours à la jeune fille de se rebeller devant une flagrante injustice, puisqu’on lui fait miroiter une égalité face à l’homme, voire même une supériorité sur le plan esthétique. Le domaine artistique foisonne d’hommages à la beauté de la femme, à la poétique de son âme. Et si l’art est un excellent alibi, la religion l’est aussi. La religion peut s’attirer les faveurs de la femme pour deux raison majeures : d’une certaine manière elle la valorise et la responsabilise, et elle constitue un salut authentique. En effet si la femme voit en l’homme un supérieur autoproclamé dont il lui arrive de douter, Dieu lui est un être éternel et transcendant, ce qui a l’avantage de rendre son mutisme 51 légitime. Lorsqu’elle lui parle, la femme ne se sent plus humiliée de voir ses questionnements tourner au monologue. Dans la prière les hommes sont égaux alors elle ne ressent plus comme futiles ses interrogations. La promesse d’un au-delà permet de relativiser l’objectivation qui s’effectue en elle : elle n’est pas une fin, n’est pas sa vérité comme on veut le lui faire croire mais se borne éventuellement à résumer sa condition terrestre temporaire. En Dieu elle espère un salut d’ordre quasi-métaphysique passant au-delà de la contingence des vies humaines. Pour autant, la religion attribue à chacun un rôle sur terre et si paradoxal que cela puisse paraître maintenant, celui de la femme qui est d’être assignée aux tâches de son foyer la valorise et la responsabilise. Évidemment ceci ne fonctionne que si la femme admet que son rôle est essentiellement domestique, or nous avons vu précédemment que son éducation avait parfois réussi à ancrer en elle une telle idée, et le fait que la religion même permette à la femme d’affirmer l’importance de sa fonction au sein de la famille renforce cette thèse à ses yeux. Ainsi nous avons pu observer comment une altérité se déploie au sein de l’unité de l’existence de la femme et plus précisément comment celle-ci éprouve ce dédoublement. Parfois il est acquis et considéré comme normal quand la femme n’a pas le recul de le saisir réflexivement, mais le cas échéant elle peut également souffrir de cette ambivalence sans être capable de la localiser. Chez certaines où le doute se dessine elles sont partagées entre la révolte et la résignation et c’est bien souvent des éléments extérieurs qui influenceront son positionnement. C’est donc à l’altérité brute que nous allons à présent nous intéresser, c’est-à-dire autrui et la manière dont la femme s’y rapporte. L’altérité brute et complète pour la femme s’incarne bien sûr à travers l’homme. Il est à la fois son complément et son antithèse. Le christianisme présente même le rapport de dépendance de la femme à l’homme comme charnel puisque Eve aurait été créée à partir d’une côte d’Adam. Le rapport à l’homme est si riche qu’il peut parfois devenir aliénant à la femme. Il est objet de désir et en même temps l’effraie par sa différence. Au sein du foyer, la femme s’attelle à des tâches domestiques tandis que l’homme part affronter le monde. Pour reprendre en substance les termes de l’auteur, si l’homme est en prise avec le monde, pour y accéder la femme devra maintenir son emprise sur lui. Elle a donc à son égard un certain respect, qu’elle aime l’homme en question ou pas, celui-ci a accès à une certaine vérité dont elle ne dispose pas complètement. Si elle a affaire à un homme qu’elle n’aime pas il a le 52 privilège et en même temps le désavantage d’être un représentant de la caste masculine. Ce titre lui confère une certaine autorité mais peut simultanément produire un sentiment de mépris de la part de la femme qui déplore être exclue de la caste supérieure. En revanche si cet homme est l’objet de son amour elle verra en lui la possibilité d’une confirmation de sa liberté et d’une justification externe de son existence. Dans le cas où cet amour est à sens unique, elle peut parfois aller jusqu’à mystifier l’objet aimé, l’identifie à Dieu et partant le cristallise ce qui lui permet de supporter son inaccessibilité. Ainsi, bien souvent la femme instaure une dépendance dans son rapport à l’homme, et si tout la pousse à croire que son existence lui est subordonnée elle attendra de lui, dans l’amour le plus souvent, son salut et la prise en compte de son individualité et de sa liberté. Si l’homme est le représentant de l’altérité du monde à ses yeux, c’est pourtant elle que ce monde considère comme « l’autre », elle est « l’autre sexe ». C’est ce que le titre de l’ouvrage nous dévoile. Le sexe féminin est celui qui vient après et nous validons parfois involontairement cette idée lorsque l’on parle du pourcentage de femmes dans une entreprise, du salaire des femmes, d’une parité requise. Certes il est nécessaire de pointer les problème pour tenter de gommer les injustices – et non pas les inégalités que Simone de Beauvoir ne nie pas contrairement à certains mouvements féministes qui s’approprient son héritage en le dénaturant bien souvent- mais il est pourtant paradoxal d’exiger au nom de la femme certains droits alors que la préoccupation majeure de celle-ci est justement de ne pas être annexée à cause de son sexe. Son rapport à l’altérité est donc inversé : l’homme, dans le monde qui s’incarne à travers lui,, en est l’élément essentiel, principal, il est le premier sexe créé et physiquement le plus fort. A la suite de quoi la femme se saisira elle-même comme l’autre, seconde et accessoire. Elle tentera parfois d’anoblir cette subordination ressentie en se plaçant comme seconde main indispensable au travail d’un mari, d’un frère, d’un amant, aidée par le fameux proverbe : « derrière chaque grand homme se trouve une très grande femme ». Mais souffrant souvent de ce sentiment d’infériorité c’est chez les autres femmes qu’elle ira chercher du soutien. L’auteur fait souvent référence à ce qu’elle appelle les « contre-univers » que les femmes tentent de dresser en opposition à celui dont elles se sentent exclues. De la simple connivence de voisinage aux fortes amitiés en passant par toute une implication dans la vie associative ou culturelle la femme se crée ses propres royaumes exclusivement féminins, ce qui malheureusement dessert sa cause le plus souvent. L’auteur va même jusqu’à évoquer une certaine homosexualité par réaction de rejet du monde masculin. Le rapport à l’homme et par extension à l’altérité du monde est donc fréquemment source d’un complexe d’infériorité et d’un sentiment de subordination. Le fait de se sentir annexée pose fatalement la femme en situation de handicap. Si celle-ci ne se voit pas reconnaître toute l’importance de sa place sur terre elle s’en retrouve exclue et il lui semble parfois qu’on lui cache la vérité du monde. Repliée dans le microcosme qu’est devenu son foyer, ou l’univers fabriqué par sa propre conscience, elle finit par évoluer selon ses propres codes, créant ainsi un décalage avec le monde qui l’entoure. Ses parents ou son mari se feront donc, en échange du dévouement qu’ils exigent d’elle, les porte-paroles de la société à laquelle elle n’appartient pas toujours. La voilà mise sous tutelle et son rapport au monde et à sa compréhension appelle une médiation, médiation qui bien sûr se chargera de lui présenter une vérité sous l’angle qui lui plaira. Ainsi, pour celles en passe de recouvrer une certaine autonomie et indépendance intellectuelle, il sera indispensable de débusquer les préjugés arbitrairement greffés au peu de repères véritables auxquels elles avaient déjà tenté de s’accrocher. Par l’étude de son rapport complexe à l’altérité Simone de Beauvoir met en relief l’ambivalence de la saisie qu’opère la femme de sa propre existence : unité d’abord et d’emblée en tant qu’elle est un être humain et donc une conscience qui se saisit positivement ; altérité dans l’unité même par la suite à cause de l’aliénation que produit en elle le déterminisme qu’elle reçoit avant même de ne pouvoir le comprendre , et subordination face à autrui et renversement qui lui fait saisir sa propre unité comme seconde et la transforme elle-même en « l’autre ». Nous allons donc maintenant nous intéresser aux analogies observées par l’auteur entre la condition, respectivement de la femme et de l’homme et les concepts d’immanence et de transcendance. Ce couple de concepts bien connu de l’histoire de la philosophie est récurrent dans le second tome du Deuxième sexe. L’auteur montre en quoi le constat que l’on fait des conditions d’existence respectives de la femme et de l’homme sont schématiquement assimilables aux concepts d’immanence et de transcendance. Par la suite elle présente comment la femme tente d’y réchapper et quelle direction prend son évolution. Peut-être trop méconnus, l’intérêt de Simone de Beauvoir pour la philosophie de Hegel et surtout son influence dans la schématisation de sa pensée, jouent dans cet ouvrage un rôle important. L’auteur cite explicitement La phénoménologie de l’Esprit dans son chapitre consacré à la femme mariée. En substance, l’extrait en question dresse l’idée suivante : l’homme, en tant que citoyen et individu disposant d’un champ d’action ouvert investit l’universel ailleurs que dans son rapport à la femme, et peut donc attribuer à ses désir une singularité. La femme en revanche, dans l’immanence de son existence voit cette universalité se superposer à ses désirs et en dissoudre la singularité. Hegel nous dit que l’éthique de la femme est immédiatement universelle, son rapport à son mari et ses enfants est chargé de son devoir de perpétuer la vie, ce qui empêche une certaine reconnaissance de soi. Mais Hegel perçoit ces assignations quasi-naturelles comme constituant la complémentarité nécessaire de l’homme et de la femme. Simone de Beauvoir se distingue de cette idée et pense que ce caractère immanent que l’on reconnaît à l’existence de la femme n’est pas naturel mais culturel, et partant contingent donc non nécessaire. L’auteur part du postulat de base que toute existence est nécessairement transcendance. Ainsi l’homme vit et éprouve pleinement cette transcendance, la société lui offre tout l’espace nécessaire au déploiement de cet élan spontané et le définit même par cette tension. Les partisans d’une 53 thèse à tendance fataliste, s’arrangeant avec des justifications religieuses ou biologiques invoqueront parfois la différence anatomique fondamentale entre l’homme et la femme : l’appareil génital de l’homme est extérieur et celui de la femme intérieur. Il en ressortirait que la femme est par essence condamnée à voir se mouvoir en lui-même et pour lui-même cet élan de vie. Nous verrons que l’auteur présente la transcendance de l’existence comme étant elle-même sa propre fin en quelque sorte, mais seulement en tant que celle-ci s’incarne à travers des activités. Or si nous reprenons Hegel nous comprenons que les éventuels désirs et projets personnels de la femme sont immédiatement court-circuités par une sorte de devoir universel qui est celui de veiller au maintien de la vie. Ces activités seront donc tournées vers ce rôle premier : si l’hygiène, la santé, la force sont le gage d’une bonne perpétuation de l’espèce la femme se chargera de soigner et de nourrir les siens. L’argument naturel, parce qu’il est loin d’être dénué de cohérence et parce qu’il s’enracine dans la réalité parvient souvent à convaincre la femme elle-même de la fatalité qui la contraint à éprouver son existence comme essentiellement immanente. La nature toujours rappelle la femme à une vérité terrestre, corporelle, stagnante. Ses douleurs menstruelles, le long processus de gestation, la moindre force physique face à l’homme entre dizaines d’autres exemples semblent lui faire comprendre qu’il est vain de tenter de contrer la nature : elle ne dispose pas de la force nécessaire pour conquérir le monde. C’est pourquoi l’homme s’en chargera, et elle se chargera de l’homme. Celui-ci, parce qu’il a un regard global peut relativiser cette contingence et est donc porté plus facilement vers l’abstraction. En philosophie, on connaît cette idée selon laquelle la femme ne peut avoir accès aux grands questionnements métaphysiques (à l’appui Hegel à nouveau dans Principes de la philosophie du droit : « Les femmes peuvent certes être cultivées, mais elles ne sont pas faites pour les sciences les plus élevées, ni pour la philosophie ni pour certaines formes d’art, qui exigent quelque chose d’universel. Les femmes peuvent avoir des idées, du goût, de l’élégance, mais l’Idéal ne leur est pas accessible ») . Il semble que même la philosophie l’ait trop souvent pensée à travers son corps. Ainsi la femme essayera de concilier l’immanence de son expérience et la transcendance inhérente à sa condition d’être humain. Cette tentative de conci- 54 liation fait l’objet de toute une partie de l’ouvrage, intitulée « Justifications », après la « Formation » et la « Situation ». L’auteur annonce : « Elles essaient de justifier leur existence au sein de leur immanence, c’est-à-dire de réaliser la transcendance dans l’immanence ». Nous avons mentionné déjà que la transcendance trouvait son accomplissement au travers d’activités. Activités correspondant à la mise en forme de projet, incarnant le but d’un élan se déployant vers lui. Ce n’est pas le contenu de l’activité mais sa mise en marche, en tant qu’elle est mouvement, tension, qui épanouit la transcendance. Elle est le projet d’une conscience vers le monde (par extension nous décelons ici la fidélité à la pensée de Sartre, elle-même empreinte d’un fort héritage husserlien et heideggérien). La conciliation que nous évoquions consistera en fait pour la femme à trouver en elle-même le but final d’un élan qui initialement la pousserait vers l’extérieur, ou bien plutôt à le fabriquer. Parfois la femme se dupera et prendra pour un objet extérieur la transformation et la représentation que son esprit y substituera. Le narcissisme est probablement la forme de justification qui reflète avec le plus d’intensité cette circonscription de la transcendance au sein même de l’immanence. La femme porte son intérêt, déploie son énergie, redouble de créativité pour sa propre personne. Il en ressort évidemment une profonde tristesse et une grande solitude. Deux autres grands centres d’inté- rêt pour la femme sont, nous l’avons vu, l’amour et la religion. Avec la foi en Dieu elle se crée, du point de vue athée qu’est celui de l’auteur, l’illusion de dialogues, se forge l’espoir d’un salut authentique qui ne dépendrait pas d’elle-même alors que précisément, si sa croyance est un mirage, elle spécule sur un destin dont elle est le seul maître. La justification par l’amour est probablement la plus douloureuse à vivre. En effet si celle-ci se nourrit de fantasmes dessinés par la femme seule, son point de départ est bien réel car il s’agit d’un individu. Après le sentiment premier et spontané, peut-être réciproque même, la femme tentera de justifier son existence comme résolument vouée à l’amour et l’objet aimé ce qui constituera un repli sur elle-même en tant qu’elle se détournera volontairement de toute autre possibilité d’élévation et d’affirmation de sa liberté. Si ces tentatives de justification sont vaines et pathétiques c’est qu’elles sont par définition impossibles à réaliser, car contradictoires. Non pas que l’amour de soi, la piété ou l’amour pour autrui soient eux-mêmes pathétiques, mais ils ne peuvent représenter à eux seuls ce qu’on appellerait communément le sens d’une existence. C’est en tant qu’elle radicalise et absolutise ces élans que la femme reste enfermée dans son immanence, et en tant qu’elle les saisit comme salvateurs qu’elle a l’illusion de l’accomplissement d’une transcendance. Si l’immanence et la transcendance sont complémentaires, ce n’est pas parce qu’elles s’incarneraient respectivement à travers la femme et l’homme mais parce que toutes deux régissent corrélativement l’existence d’un individu quel que soit son sexe. Simplement pour préserver cet équilibre il ne faut pas les absolutiser. La seconde erreur fondamentale selon Simone de Beauvoir quand la femme tente d’opérer ces justifications c’est qu’elle pense son salut possible par un processus individualiste. Nous devons ici mobiliser la conclusion politique de la fin de l’ouvrage qui stipule que l’épanouissement pour ainsi dire existentielle de la femme ne pourra pleinement se réaliser que dans un système socialiste. En effet il serait stérile d’escompter une quelconque évolution par le travail, l’indépendance économique, qui sont indéniablement le premier pas d’une longue marche libératrice, dans un système où l’employé demeure exploité, où le travail même pour l’homme est synonyme d’asservissement. Le salut de la femme ne s’effectuera qu’au sein d’une collectivité qui la reconnaîtra comme indépendante. Si elle recherche la reconnaissance du monde il faut qu’elle y participe et assume les difficultés qu’une telle responsabilité va nécessairement engendrer. Loin d’incriminer l’homme occidental ou, comme disait Camus, de vouloir le « castrer » Simone de Beauvoir cherche dans cet ouvrage à aider les femmes de son époque à prendre conscience des responsabilités qu’elles doivent assumer pour accéder à leur indépendance et leur liberté. L’analyse dénote le parcours philosophique de l’auteur avec une terminologie très conceptuelle pour un sujet communément abordé sous l’angle socio-politique. La postérité qu’a connu cet ouvrage dénature parfois son contenu réel, elle peut parfois tirer Simone de Beauvoir du côté d’une féminisation de la société, que celle-ci n’a jamais souhaitée. Cet ouvrage est nécessairement empreint de toute l’idéologie véhiculée par l’auteur elle-même et par Jean-Paul Sartre au milieu du vingtième siècle : une idéologie qui vise à responsabiliser l’individu, à lui faire prendre conscience de sa liberté à travers les possibilités de choix qui s’offrent à lui. L’existentialisme, ainsi baptisé, rejetait toute prétendue irréversibilité d’une condition, d’un échec ou d’une assignation. La thèse du Deuxième sexe est criante d’optimisme à travers les évolutions qu’elle propose et les problématiques qu’elle soulève sont autant de voies d’émancipation. Il s’agit avant tout de permettre à la femme de prendre possession de son existence, de l’affirmer face à l’homme et non pas contre lui. Cesser de se saisir relativement mais absolument, ce qui est la condition d’un développement politique durable où les deux sexes interagissent et ambitionnent un but commun. Chloé JULITA 55 La nature du surhumain le Zarathoustra de Nietzsche, Pic de la Mirandole et Machiavel Le monde dans lequel évoluaient Pic et Machiavel n’est pas seulement éloigné du notre par le temps, il l’est également par les mœurs, la politique, la technologie, l’imprégnation religieuse de la société. L’état de guerre incessant, au quotidien parmi les gens, la barbarie qui régnait à l’époque, si tout cela persiste encore à la notre, cela nous parait aujourd’hui beaucoup plus diffus et distant, et influence notre rapport au monde d’une façon radicalement différente. Pour autant, s’il est d’un intérêt manifeste de nous pencher sur ces œuvres, c’est certainement pour en extraire ce qui y est au cœur : la recherche d’une vérité fondamentale sur la nature humaine. Qu’est l’Homme dans son rapport à lui-même et à la société, quel secret n’a-t-il pas encore livré ? Ces deux textes que sont « De la dignité de l’homme » et « Le Prince » ont d’abord ceci de commun qu’ils ne s’adressent pas au grand public. Déjà parce que ce dernier n’est pas toujours lettré, mais davantage parce qu’il couvrent tous deux des sujets bien particuliers. Ainsi, Pic aura à cœur de convaincre par son texte la communauté ecclésiastique dominante du point de vue politique et scientifique, de l’intérêt qu’il y avait à poursuivre une recherche ambitieuse sur la dignité de l’homme, sa place dans la création divine. Armé d’une somme colossale de connaissances tirées notamment du corps hermétique, de la kabbale, de la philosophie antique, ou des écritures saintes, Pic proposera de débattre sur les « sublimes mystères de la théologie chrétienne, sur les questions les plus profondes de la philosophie, sur les doctrines inconnues ». Machiavel, s’inscrivant dans la tradition des conseillers du pouvoir, rédigera quant à lui un manuel à l’usage du Prince en lui offrant ce qu’il a de plus grand : les secrets de son expérience de diplomate acquises au contact des hommes du peuple et des plus grands ; « Considérez que je ne puis vous offrir rien de mieux, que de 56 vous procurer les moyens d’acquérir en très peu de temps, une expérience qui m’a coûté tant de temps et de difficultés. » On peut donc rapprocher ces deux œuvres sur le plan de leur diffusion confidentielle, mais également dans le but de livrer des connaissances secrètes, du moins les susciter pour Pic, les partager pour Machiavel. S’adresser à une secte restreinte d’élites théologiques, ou a un monarque, individu si particulier qu’il est unique en son genre, libère l’auteur d’un langage diplomatique, ce public là est capable d’entendre des choses que le commun des mortels ne peut pas, quitte même pour Pic à oser parler de magie, d’ésotérisme, pour Machiavel à laisser de côté les considérations morales et religieuses pour se consacrer crument aux impératifs politiques. C’est donc ce secret d’une nature humaine présentée librement dans sa nudité la plus essentielle qui doit nous intéresser. Que nous dit-il que de grands moralistes religieux souhaiteraient nous cacher, que nous nous cachons peut-être à nous-mêmes ? Et aujourd’hui ? Que nous intime ces anthropologies complexes et leurs obscurités inconnues du plus grand nombre ? Leurs secrets est-il bon à savoir de tous ? Cette vérité sur la nature humaine peut-elle, doit-elle atteindre l’esprit de chacun et révéler sa lumière ? Si Pic et Machiavel ne prévoyaient sans doute pas que leurs textes finiraient entre les mains de profanes, le Zarathoustra de Nietzsche, considérant tout de même que son langage obscur et éminemment métaphorique nous voile son secret, s’adresse quant à lui à l’espèce humaine. C’est en ce sens qu’il m’a paru intéressant de rapprocher ces trois œuvres. J’ai voulu tenter par une analyse thématique comparée, d’extraire en chacune, les vérités conjointes qu’ils révèlent de la nature humaine. D’abord ce secret chez Pic et le Zarathoustra de Nietzsche, ce langage étrange ; quelle vérité estil en mesure de nous communiquer ? Ces images de l’homme, cette manière de transformer l’apparence de sa nature ; que nous dit-elle d’un point de vue anthropologique ? Comment comprendre cet homme-passage, entre bête et ange ? S’il y a un retour au sauvage, une apologie de la bête humaine, quelle incidence se peut-il avoir sur la morale ? Enfin comment recevoir cette liberté de ton machiavélien, cette encouragement à l’armement en politique, quel modèle philosophique nous formule-t-il ? Quel secret ces œuvres nous livrent-elles sur la nature humaine ? UN SECRET QU’ON NE PEUT EXPRIMER, NE PEUT COMPRENDRE, NE PEUT DIRE. « Obscure est la nuit, obscures sont les voies de Zarathoustra. » Première question : pourquoi rendre son discours obscur alors qu’on a un message à livrer aux hommes ? Pic nous offre éventuellement une piste : « Mais mettre sur la place publique les mystères plus secrets et les arcanes de la divinité suprême, cachés sous l’écorce de la loi et le vêtement grossier des mots, qu’eut-ce été d’autre que jeter le sacré en pâture aux chiens et donner des perles au pourceaux ? Aussi n’est pas par une décision humaine, mais sur ordre de Dieu que tout cela fut dissimulé au vulgaire pour n’être communiqué qu’aux parfaits. » On comprend éventuellement qu’un tel secret sur la nature humaine ne s’offre qu’aux âmes les plus pures dans la mesure où seules ce genre d’âmes doit pouvoir accéder à la vérité divine. Il devient alors naturel pour un auteur, un prophète de cacher la vérité qui lui fut révélée derrières des symboles, des énigmes. L’énigme exige d’être percée, comprise, l’image d’être perçue, la métaphore d’être interprétée et ressentie. Homo : « Tout cela se passe involontairement, comme dans une tempête de liberté, d’absolu, de force, de divinité… C’est dans le cas de l’image, de la métaphore, que ce caractère involontaire de l’inspiration est le plus curieux : on ne sait plus du tout ce qui est symbole, parallèle ou comparaison : l’image se présente à vous comme l’expression la plus juste, la plus simple, la plus directe. Il semble vraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra, que les choses mêmes viennent s’offrir à vous comme termes de comparaison. » L’image et la métaphore seront donc notre vecteur. Mais un vecteur pour où ? L’homme de Pic qui se cherche une dignité partage avec le Zarathoustra de Nietzsche l’idée du déplacement temporel et géographique de l’âme ou de l’esprit. Cette âme ou cet esprit immatériel est totalement plastique, malléable et métamorphosable. Il voyage. Dix ans après s’être retiré du monde dans la montagne, s’adressant au Soleil, Zarathoustra annonce qu’il souhaite retourner parmi les hommes leur dire de se réjouir de leur folie, aux pauvres de se réjouir de leur richesse. Pour cela, l’homme doit décliner (Untergehen), c’est à dire au sens de descendre mais également au sens d’un nécessaire déclin, une régression dans l’être. La coupe de Zarathoustra remplie d’or, il veut maintenant la vider pour redevenir homme. « Ainsi commença le déclin de Zarathoustra ». C’est une première étape, celle d’une richesse de LA SOLUTION MÉTAPHORIQUE, L’IMAGE, VERS L’IDÉE DE TRANSFORMATION Voilà comment Nietzsche revenait sur la notion d’image dans Ecce 57 connaissance que l’on doit abandonner pour tout re-connaître. Dionysos/Bacchus éparpille l’un en multiple, déverse le liquide d’une coupe pleine. Devenir un homme, être un homme, c’est décliner, passer de l’échelon céleste d’où le soleil est suspendu, de l’Apollon vers l’échelon terrestre, devenir multitude de choses, multitude d’êtres. Celui parmi tous qui peut tous les incarner, c’est l’homme. Dieu dans les mots de Pic parle ainsi : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaité, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. (…) » TRANSPORT, VOYAGE, MÉTAMORPHOSE ET DÉPLACEMENT. À la manière de Pic, se poser cette question : « De quel moyen disposons nous » pour nous faire une forme, conforme à la le plus haute nature que l’on puisse atteindre, c’est chercher la juste métaphore du transport de l’âme, de l’esprit. D’abord c’est en menant une vie, en vivant que l’on se transforme, c’est en imitant la vie des bêtes ou la vies des anges qu’on imite leur être et qu’on transforme notre esprit. Et il faut, nous dit-il « effectuer le parcours dans les deux sens ». Ainsi Pic nous figure une échelle à parcourir, des échelons inférieurs aux échelons supérieurs, à gravir avec les mains et les pieds purs de l’âme, dépouillés du corps. C’est l’esprit qui se métamorphose pour in extremis gravir l’échelle, et à son sommet, atteindre Dieu lui-même. Mais à la condition de d’abord pouvoir faire comme les anges et passer d’un échelon à l’autre, décliner ou choir. Mais dans quel but ? Pic nous dit : « philosophant le long des degrés de l’échelle, c’està-dire de la nature, pénétrant toutes les choses depuis le centre jusqu’au centre, alors nous pourrons tantôt descendre en démembrant avec une force titanesque l’un dans le multiple. » Autrement dit atteindre par la philosophie, sur terre, la connaissance divine qui permet de tout être, et d’être tout, pénétrer avec la plus grande force, la vérité du monde en fusionnant avec lui, parcourant avec la plus grande des facilités les échelons les plus bas et les plus vils, des échelons les plus hauts et plus divins. Boire de la coupe d’or après l’avoir renversée. C’est la re-naissance de la tragédie, Apollon réuni dans l’un le multiple, mais Dionysos détruit l’un pour le faire redevenir multiple. Sans un pessimisme de la destruction, l’accès au multiple est impossible, et c’est par lui, et lui seul, ce mouvement destructeur, descendant et déclinant que l’homme à la possibilité de tout goûter, et c’est ce qui forme une particularité de sa nature. LA NATURE DE L’HOMME-PASSAGE Ce thème du transport, du voyage de l’esprit par une transformation nous conduit à formuler à notre esprit l’étrange rapprochement d’une nature passagère, un « homme-passage ». Ainsi dans les mots de Pic, Dieu continue le discours qu’il tient à Adam de cette façon : « Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. » Arrivé devant la foule rassemblée près de la forêt dans une ville voisine, Zarathoustra dit aux hommes « Je vous enseigne le surhumain, l’homme est quelque chose qui doit être surmontée ». Quelle étrange idée que celle d’un être supérieur, dépassant l’homme, mais restant un homme, une forme d’homme égal mais supérieur à lui-même. Après donc l’idée de voyage de l’esprit dans l’être parmi la multitude d’êtres, nous approchons d’une nature passagère de l’homme comme figure médiane que Nietzsche évoque par la métaphore du funambule. Zarathoustra demandant aux hommes de rirent d’eux-mêmes, s’étonne qu’ils rient de lui. Il dit alors ceci : « L’homme est une corde, entre bête et surhomme tendue, — une corde sur un abîme. Dangereux de passer, dangereux d’être en chemin, dangereux de se retourner, dangereux de trembler et de rester sur place ! Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but : ce qui chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin. J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et audelà ! » L’immobilité n’est pas permise à l’homme, l’immobilité c’est le danger, la mort, le non-être, la seule alternative et d’aller droit, de passer, se transformer, créer sa forme. C’est sur cette corde que se joue la vie de l’homme au sens propre comme au sens figuré. Le premier funambule s’avance au centre d’une corde tendue entre deux tours, entre terre et ciel. Il affronte le danger de sa condition humaine, celle d’être un passage, de ne pas trembler, ne pas reculer, de décliner vers sa nature. Quand sort de la porte un second funambule, « délirant, bariolé et qui injure l’homme », l’intimant d’avancer ou de laisser la place pour qu’afin il puisse passer, il montre là sa force, son empressement, son désir d’être. « Comme un diable il hurla et bondit sur celui qui était sur son chemin » et le premier funambule tombe dans le vide pour chuter aux pieds de Zarathoustra. L’homme, c’est une lutte contre luimême, mais aussi contre d’autres hommes. À l’agonie, le funambule se demande si alors il n’a été durant sa vie qu’une bête qu’on a dressé à danser,mais « Il n’y avait rien de méprisable à avoir choisi le danger comme métier ». L’étrange bête qui bondit au dessus des hommes, diabolique, folle, humaine, riante et bariolée indique peut-être la nature du surhomme, puissante, avançant vers son but, sautant au dessus des hommes qui passent dans leur vie avec maladresse et finissent par mourir. « Pour les hommes je suis encore à mi-chemin entre un bouffon et un cadavre » dira Zarathoustra. Et le Dieu de Pic de terminer ainsi son discours : « doté pour ainsi dire du pouvoir de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, 58 par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » DE LA BESTIALITÉ Qu’en est-il de cette bête de laquelle nous devons façonner notre esprit, ce passage nécessaire à l’acquisition d’une nature humaine parfaite, en tant que l’homme est un passage. La thématique de la bestialité est riche, complexe et difficilement compréhensible, elle tient à ce que l’homme a été une bête au sens de l’évolution, l’est encore, et doit enfin le devenir pour ne plus l’être. Zarathoustra invective les hommes, il leur dit que chaque être s’est surmonté en créant quelque chose, tous, sauf l’homme, comment comprendre une « préférence pour le retour à la bête ? ». « Qu’est le singe pour l’homme ? Un éclat de rire ou une honte qui fait mal. Et tel doit être l’homme pour le surhomme : un éclat de rire ou une honte qui fait mal. Du ver de terre, vous cheminâtes jusques à l’homme, et grandement encore avec en vous du ver de terre. Jadis vous fûtes singes et maintenant encore plus singe est l’homme que n’importe quel singe. Mais le plus sage d’entre vous, celui-là n’est aussi qu’un discord et un hybride de végétal et de spectre. Or vais-je vous commander de devenir des spectres ou des végétaux ? Voyez je vous enseigne le surhomme ! » Quel est donc ce surhomme ? Un homme qui n’est pas plus singe que les singes, c’est à dire qui n’est pas plus bestial que la bête, le plus sage d’entre les hommes n’est pas non plus un spectre, entité abstraite (supposons une sorte de philosophe idéaliste), ni un végétal (supposons une sorte de philosophe stoïcien), qui n’est même pas un hybride des deux, c’est peut-être tout à la fois. Le surhomme ainsi devenu tout peut alors rire de l’homme et avoir honte de lui-même, il est au dessus, parce qu’il a été au dessous. DE LA BESTIALITÉ VERS LA MORALE Le premier discours de Zarathoustra porte sur une métamorphose mettant en œuvre des figures animales : « Les trois métamorphoses » ou « comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau et, pour finir, enfant le lion ». Que nous dit-elle ? Zarathoustra présente cette première métamorphose de l’esprit ; comment un esprit robuste souhaite faire monstration de sa force en se fardant des plus lourdes charges, c’est sa noblesse ; la noblesse du chameau. Il s’agit une fois encore de décliner, 59 s’agenouiller comme le chameau, se rabaisser et « faire mal à son orgueil, moquer sa sagesse et faire briller sa folie », éprouver tous les manques et toutes les souffrances, voire la vérité telle qu’elle est, « et froides grenouilles et crapauds brûlants de soi point n’écarter ». Faire face à la bestialité, à l’animal, c’est en quelque sorte voir la vérité de l’homme en face, confronter sa force mais aussi sa vilénie. Ainsi armé de ces plus lourdes charges, accablé du poids de son image, l’esprit « chameau » s’empresse d’aller vers le désert pour seul affronter la vérité sur lui-même, se voir en face, accomplir un voyage initiatique, un recul sur lui-même. Satisfait de cette connaissance, là, dans le désert l’esprit devient lion, il a soif de liberté et désire devenir son propre maître. Alors il se trouve face à un nouvel ennemi, un autre maître que lui-même, lequel il devra combattre pour ne plus souffrir aucun maître. Ce maître c’est le dragon « Tu dois », celui du devoir moral, et contre ce « Tu dois » l’esprit du lion s’arme d’un « Je veux », le désir de volonté qu’aucun devoir ne doit pouvoir contrer, un désir intérieur qui fait sa propre loi. Ce dragon représente toutes les vertus, toutes les valeurs étincelantes. Pourquoi faut-il le lion quand le chameau qui se résigne et qui respecte ces valeurs pourrait suffire ? La force du lion désire la liberté et l’émancipation de ses valeurs pour pouvoir se déployer : « se créer liberté est un saint Non même face au devoir ». Une force donc de contre attaque et d’existence par la négation des valeurs, et ce, pour après avoir détruit les valeurs du dragon « Tu dois », tendre vers la création de nouvelles valeurs, des valeurs propres qui n’existent pas encore. Le chameau aimait le « Tu dois », le lion lui vole cet amour, et la force du lion est nécessaire à un tel rapt. Mais pour cette immonde raison, l’esprit lion doit devenir enfant. « Innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint dire Oui. » L’esprit devenu enfant peut se pardonner à lui-même d’avoir volé son premier amour du « Tu dois », il oublie même d’où provient son désir, son « Je veux », il se joue de tout, il rie, il avance dans la positivité, dans la création de lui-même, dans la création de son propre esprit. LE SURHOMME CRÉATEUR Le surhumain prend la forme d’un créateur, un caméléon. Ce créateur qui selon Pic, sera capable de l’être parce qu’il aura tout été: « ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui : végétatifs, 60 il le feront devenir plante ; sensible, il feront de lui une bête ; rationnels, ils le hisseront au rang d’être céleste ; intellectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. ». Parcourant l’échelle hiérarchique, et prenant imitation de toutes les formes de la nature, de la plante aux anges les plus célestes, le surhomme finira par embrasser la totalité de Dieu : « nous ne serons plus nous-mêmes, mais celui qui nous a créé ». Élevé au rang de Dieu sur terre, le surhomme peut créer sa forme. Et Zarathoustra de célébrer « le créateur, le moissonneur, le célébrant de la fête, voilà qui je veux m’associer : c’est l’arc en ciel que je veux montrer, et toutes les échelles du surhomme. » L’homme-passage (arc-en-ciel, de la terre au ciel suivant la trajectoire du soleil, et multicolore), traversant tous les échelons hiérarchiques de l’échelle de la création divine, récoltant les fruits qu’il a lui même semé sur terre. Rappelons ici que Pic comparait l’ultime effort créatif de Dieu pour doter l’homme de sa multiplicité de nature, il fit cela dans « l’épuisement de la dernière phase de l’enfantement ». Du chameau au lion, du lion à l’enfant, de l’enfant au surhomme, créateur de valeur. Ici sentons-nous poindre chez Nietzsche l’expression d’une émancipation totale de l’homme vis à vis de la nature et de Dieu, et tout cela semble naturel à la philosophie de Zarathoustra et de celle de son auteur pour qui « Dieu est mort ». La chose est plus délicate à saisir du point de vue de Pic, tant il paraît blasphématoire d’entendre dans son verbe « nous ne serons plus nous-mêmes, mais celui qui nous a créé » autrement dit Dieu en personne… Est-ce là la fougue de la jeunesse, l’expression libre d’un instinct philosophique qui outrepasserait le devoir de soumission au divin, pressentant une toute puissance de l’être ? Quoi qu’il en soit c’est parce que la question théologique n’est pas au centre du discours de Machiavel qu’un tel discours, proche encore une fois de celui de Zarathoustra, permet de se déployer, bousculant l’impératif catégorique moral, questionnant la vie hic et nunc, le pragmatisme politique. Nous voyons germer là l’idée d’une liberté à conquérir d’une émancipation de l’état d’homme pour celui du surhomme, même du point de vue de Pic. Ici est-il question d’un déploiement de force, de l’expression d’une volonté de puissance. Il n’y a pas d’espoir supraterrestre, tout est à construire ici sur terre, et c’est l’expression de notre volonté, le pouvoir de notre création. Pic exprime cette puissance potentiellement accessible en tant qu’homme sur terre, il prend toujours le soin de préciser entre parenthèse cette puissance d’imitation et de transformation durant la vie terrestre : « Qu’une sorte d’ambition sacrée envahisse notre esprit et fasse qu’insatisfait de la médiocrité, nous aspirions aux sommets et travaillions de toutes nos forces à les atteindre (puisque nous le pouvons, si nous le voulons). » ou encore un peu plus loin : « Si nous menons la vie des Séraphins, des Chérubins et des Trônes, nous aussi (car nous le pouvons), nous aurons mis notre sort au niveau du leur ». LA QUESTION MORALE Du point de vue de la morale, les discours de Nietzsche et de Machiavel se permettent toute la liberté de leurs desseins. Le Prince, incarnation de Dieu sur terre, même s’il doit être bon, peut se permettre le mal. Le Prince est un surhomme en ce qu’il égale Dieu sur terre, en ce qu’il est un créateur et doit compléter son œuvre « Que le reste [du monde et de la création] soit votre ouvrage : Dieu ne veut pas tout faire, pour ne pas nous laisser sans mérite et sans cette portion de gloire qu’il nous permet d’acquérir. » Permission divine lui est donnée d’égaler sa puissance, liberté lui est donné de créer son propre ouvrage, c’est la gloire de cet homme en particulier, mais également de tous ceux qui s’en montreront dignes. C’est le cas d’Agathocle de Syracuse, petit potier devenu tyran, dira t-on homme devenu surhomme ? Cet individu dont chacun s’accorde à dire qu’il fut d’une grande cruauté mais à qui cependant Machiavel reconnaît sa force d’âme : « véritablement on ne peut pas dire qu’il y ait de la valeur à massacrer ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion : on peut, par de tels moyens, acquérir du pouvoir, mais non de la gloire. Mais si l’on considère avec quel courage Agathocle sut se précipiter dans les dangers et en sortir (ce que nous avons défini plus haut comme étant le sens de la vie : le passage dangereux et 61 permanent sur une corde tendue), avec quelle force d’âme il sut et souffrir et surmonter l’adversité, on ne voit pas pourquoi il devrait être placé au-dessous des meilleurs capitaines. » Au moins égal aux plus grands hommes, si ce n’est supérieur. Le mal est parfois une exigence du pouvoir pour le bien du peuple qu’il dirige, lui surhomme surmontant tous les hommes, surmontant Dieu et ses enseignements, se surmontant lui-même : « On doit bien comprendre qu’il n’est pas possible à un prince d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même (…) il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. » APOLOGIE DE LA FORCE, RETOUR DE LA FIGURE DU LION. Mais « cette habileté n’est donnée qu’à un petit nombre d’hommes » toujours selon Machiavel. À plusieurs reprise, et depuis le début de notre recherche, nous sentons bien qu’une telle nature, est difficilement accessible. C’est pour chaque homme, l’expression d’une lutte acharnée contre lui-même et les autres, un combat qui nécessite une force d’esprit, d’âme ou de caractère qui peut se cultiver mais qui ne se trouve que chez peu d’individus. La raison tient encore peut-être à la malléabilité de la nature humaine, laquelle n’est permise qu’à ceux qui ont choisi d’avancer sur ce chemin difficile. Ainsi, selon Machiavel, « on peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. » Ici voit-on le retour du lion, le nécessaire voleur d’amour, libérateur du « Je veux » contre le « Tu dois », libre arbitre cher à Machiavel. « Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu’un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l’une a besoin d’être soutenue par l’autre. Le prince devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois renard et lion ». Dans le discours intitulé « De la guerre et des guerriers » le Zarathoustra de Nietzsche nous dit : « De nos meilleurs ennemis nous ne voulons être épargnés, ni de ceux-là non plus que nous aimons foncièrement. Mes frères dans la guerre ! Je vous 62 aime foncièrement, je suis et fus des vôtres. Et suis aussi votre meilleur ennemi. (…) Et si de la connaissance vous ne pouvez être les saints, du moins soyez-en les guerriers. D’une telle sainteté ce sont les compagnons et les avant-coureurs. » C’est un combat nécessaire contre la morale, pour la connaissance, pour l’émancipation de l’être, le besoin de devenir un créateur de valeur. Et Pic de son côté de nous dire : « Nul doute que des discordes multiples ne nous habitent et que nous n’abritions des luttes intestines plus graves encore que des guerres civiles : si nous voulons en venir à bout, si nous aspirons à cette paix qui peux nous entrainer assez haut pour nous établir parmi les plus nobles créatures de Dieu, seule la philosophie les réprimera en nous et les calmera tout à fait. » Nous devons chercher nos ennemis, lesquels sont nos meilleurs alliés carpour Pic « dans le combat intellectuel, la défaite même est profitable », etpour Zarathoustra « n’ayons ennemis que haïssables, non ennemis à mépriser, De notre ennemi il faut que nous soyons fiers ; lors les succès de notre ennemi sont aussi nos succès ! » Mais quelle est alors cette forme étrange de philosophie ? Une philosophie de combat qui se déploierait dans la vie d’un philosophe chrétien, d’un solitaire insoumis ou d’un Prince en politique ? LE SURHOMME, HOMME-PASSAGE, CRÉATEUR DE VALEURS, FONDATEUR DE MORALE. « On appelle « uniforme » leur tenue ; puisse ce qu’elle cache n’être point uni-forme ! » voilà donc ce que cache notre nature de guerrier nous dit Zarathoustra, un esprit multi-forme cherchant à combattre. « De votre ennemi vous devez être en quête, c’est votre guerre que vous devez mener, et pour vos pensées ! Et si succombe votre pensée, de cela encore doit votre loyauté crier triomphe. (…) Je ne vous conseille le labeur, mais le combat. Je ne vous conseille la paix, mais la victoire, que votre labeur soit un combat, que votre paix soit une victoire. » S’armer et combattre, inventer et vivre, c’est ce que finissent par nous intimer ces trois auteurs. Machiavel : « il suffit de trouver une nouvelle organisation, une nouvelle manière de combattre ; et c’est par de telles inventions qu’un prince nouveau acquiert de la réputation et parvient à s’agrandir » ; Pic : « éminents docteurs qu’avec un vif plaisir je vois armés et équipé dans l’attente du combat, venons-en aux mains sous de bons et heureux aus- pices, comme si la trompette donnait le signal » ; et Nietzsche : « Vers ma destination je veux aller, je vais mon chemin ; par dessus les trembleurs et pardessus les nonchalants je sauterai. Qu’ainsi mon avancée soit leur déclin ! ». entre bête et surhomme, debout se tient et, comme sa plus haute espérance, fête sa route vers le soir, car c’est la route vers un matin nouveau. Lors celui qui décline se bénira d’être luimême le dépassant ; et pour lui le Soleil de sa connaissance au midi se tiendra. “Mort sont tous dieux : maintenant nous voulons que vive le surhomme !” — tel soit un jour, au grand midi, notre ultime vouloir ! — » ALORS CE SECRET ? Quelque part en secret se dessine cette nature au fond de nous-mêmes. Elle se dissimule à nous derrière un tapis de culture et de civilisation, derrière une morale autoproclamée, une nature que l’on s’est figée en se trompant gravement sur notre puissance. Cette puissance de l’homme, c’est sa plasticité d’esprit, sa capacité de recouvrir toutes les formes de la création, de la plus bestiale et immorale des créatures terrestres, à la plus douce et lumineuse créature céleste. Point n’est mensonge, point n’est mal, point n’est bien pour un tel surhumain, car tout est créé entre ses mains, tout est advenu de son être, des luttes qu’il a mené contre lui-même, contre les autres, contre leurs vertus, contre leur méchanceté, il est un Dieu, il est Dieu sur terre. C’est un secret parce qu’il ne peut être connu que de celui qui le cherchera, c’est un secret car une fois découvert il ne le sera révélé qu’à un seul, celui qui l’aura trouvé. Ainsi des grands penseurs, des grands hommes et des surhommes n’attendons aucune révélation, juste un chemin vers « l’éclatante splendeur du soleil de midi » : « rien de trop », « connais toi toi-même », « deviens ce que tu es ». Ainsi au jeune homme rencontré sur la montagne près d’un arbre, Zarathoustra dira : « Nombreuses sont les âmes que jamais on ne découvrira que d’abord on ne les invente ! » Puisons de Zarathoustra notre secret : « Vers l’altitude nous cheminons, en dépassant l’espèce pour atteindre la sur-espèce. Mais nous avons horreur du sens dégénéré, qui ainsi parle : “Tout pour moi !” Vers l’altitude vole notre sens ; de la sorte il est image de notre corps, image d’une ascension. De telles ascensions images sont les noms des vertus. Ainsi de par l’histoire chemin le corps, un devenant et un luttant. Et l’esprit — qu’est-il pour lui ? De ses luttes et de ses victoires héraut et compagnon et résonnance. Images sont tous les noms du bien et du mal ; point ils n’expriment, ils font signes seulement. Bien fou qui d’eux veut recevoir une connaissance ! » « En vérité un nouveau bien et mal, voilà ce qu’est alors votre vertu ! (…) Puissance est cette neuve vertu, une pensée souveraine et, autour d’elle, une âme prudente : un Soleil d’or et autour de lui le serpent de la connaissance. » « Et c’est le grand midi quand l’homme à sa mi-course, Xavier Aliot Bibliographie Jean Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, prés. et trad. Yves Hersant, Paris, L’Éclat, « Philosophie imaginaire », 1993. Nicolas Machiavel, Le Prince, Traduction française de Jean-Vincent Périès (1825), http://fr.wikisource. org/wiki/Le_Prince, 1532 (1ère publication) Freidrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971. TEXTURES MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO Édito (p.2) Freud et la religion (p.3) Trouble dans le genre (p.5) Le problème du mal (p. 7) Platon, un regard sur l’Égypte (p. 12) Dossier Séminaire des Jeunes Chercheurs Être Cause de Soi (p. 22) • Au-delà des limites de la nautre humaine (p. 24) • Nietzsche et les mirages de l’ego (p. 34) • Être ou ne pas être cause de soi ? (p. 42) Des affections du corps (p. 48) n°2 2015 Le deuxième sexe II, La femme comme questionnement philosophique (p. 50) La nature du Surhumain (p. 56) OURS. Directeur de publication : Frédéric Mathieu, Mise en Page et montages photos : Xavier Aliot. Crédit Photo : WikiCommons sauf p. 57, 58, 61 ©DC Comics. Logo Association : Benoît Galangau. Diffusé exclusivement sur internet en PDF. Appel à contribution : Frédéric Mathieu : [email protected] Xavier Aliot : [email protected] 63 MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO