TEXT URES n°2 2015

publicité
TEXTURES
MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO
Édito (p.2)
Freud et
la religion (p.3)
Trouble
dans le genre (p.5)
Le problème du mal (p. 7)
Platon, un regard sur l’Égypte (p. 12)
Dossier Séminaire des Jeunes Chercheurs
Être Cause de Soi (p. 22)
• Au-delà des limites de la nautre humaine (p. 24)
• Nietzsche et les mirages de l’ego (p. 34)
• Être ou ne pas être cause de soi ? (p. 42)
Des affections du corps (p. 48)
Le deuxième sexe II, La femme comme
questionnement philosophique (p. 50)
La nature du Surhumain (p. 56)
n°2
2015
Frédéric Mathieu
Président de l’association
Robert Rowland Smith, Petit déjeuner avec Socrate, Une philosophie
de la vie quotidienne, Paris, Seuil, 2011.
2
Dixit Deleuze des « nouveaux philosophes », virtuoses de la
pensée gazeuse (déclinaison intellectuelle de l’air-guitare).
1
APPEL À
CONTRIBUTION
Textures est vôtre chose. Elle se dessèche de votre
indifférence. Il ne tient qu’à vous de l’entretenir. Si
donc, par-aphrénie ou par hasard, vous disposiez
d’un texte en stock, d’une recension d’ouvrage,
d’une synthèse de mémoire ou de quoi que ce soit
de présentable, faites-le nous parvenir à l’adresse :
[email protected].
2
Freud et
la religion
La première idée formulée dans ce texte, c’est que la
religion ne saurait en aucun cas être assimilée à une
quelconque forme de savoir, à une quelconque forme
de connaissance. En effet, on considère habituellement que la connaissance humaine n’a que deux
sources, deux provenances possibles : ou bien la
connaissance est le produit de l’expérience ; ou bien
elle est le résultat de la réflexion, c’est-à-dire du raisonnement intellectuel, fondé sur la logique. C’est la
distinction classique, en philosophie, entre partisans
de
l’empirisme,
qui voient dans la connaissance l’effet de ce
Aujourd’hui, je vous propose de nous pencher sur ce qui
constitue l’une des questions les plus redoutables et l’un des que produisent les objets sur nos sens (la vue, l’ouïe, le touproblèmes majeurs de la philosophie, un problème d’autant cher, etc.), et partisans du rationalisme, qui considèrent, au
plus central qu’il se situe à l’embranchement de la plupart contraire, que c’est seulement par la déduction logique et le
des disciplines que comprennent les sciences humaines (de recours à l’activité rationnelle qu’on peut accéder à un certain
l’anthropologie à la sociologie, en passant par la psychologie), nombre de vérités. Or, pour Freud, la religion n’entre dans
à savoir la question de l’origine et de l’essence de la religion. aucun de ces deux cas de figure : elle n’est pas « le résidu de
Bien entendu, une telle question ne peut être résolue ni même l’expérience », au sens où elle ne découle pas d’une rencontre
résumée en l’espace de quelques minutes. Une thèse univer- avec Dieu, pour le dire vite, elle ne procède pas d’un rapport
sitaire ne serait d’ailleurs elle-même pas suffisante pour tran- immédiat avec l’objet divin par l’intermédiaire de nos sens.
cher un tel problème. C’est pourquoi je souhaiterais aborder Elle n’est pas non plus le « résultat final de la réflexion », car
cette question sous un angle précis, à travers la position d’un quand bien même on chercherait à asseoir la religion sur des
auteur qui, à tort ou à raison, qu’on le déplore ou qu’on s’en bases rationnelles et logiques, sur un raisonnement déductif,
félicite, a marqué en profondeur l’esprit européen et occiden- il ne peut s’agir que d’un raisonnement interrompu en cours
tal, à savoir Sigmund Freud, et plus particulièrement à partir de route, un raisonnement non finalisé, inabouti. La religion,
d’un texte extrait de L’Avenir d’une illusion, ouvrage qu’il fait si on préfère, ne peut faire l’objet d’une « démonstration ». De
paraître en 1927, et dont le titre donne, comme nous allons sorte que, pour Freud, la religion ne relève en aucun cas du
le voir, une assez bonne indication sur la position freudienne champ du savoir, elle ne relève pas de la sphère de la connaissance, mais de la seule sphère de la croyance. Croyance et
en matière de religion.
Puisque le moyen le plus sûr de saisir la pensée d’un auteur connaissance représentant un tandem conceptuel bien connu
reste encore de s’en remettre aux textes qu’il a nous a laissés, en philosophie, les deux notions étant généralement consicommençons par prendre connaissance de l’extrait en ques- dérées comme adverses et supposées s’exclure l’un au profit de l’autre : on se situe soit du côté de la croyance, soit
tion. Je cite :
du côté de la connaissance, soit dans le camp de la foi, soit
dans le camp du savoir. Il est
révélateur, d’ailleurs, que l’étyLes idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le
mologie du mot « savoir » soit
résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des
le mot latin « scio », qui a donillusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus
né « science » en français. Or,
pressants de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs.
« science » et « croyance » sont
Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait
ordinairement conçus, préciéveillé le besoin d’être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le
sément, comme des notions
père a satisfait ; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute
qui s’opposent. La science, au
la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette fois
sens occidental et moderne
plus puissant. L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à
du terme, c’est un ensemble
la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un
de connaissances fondées sur
ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice,
une méthode qui exclut, par
si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines, et la
définition, le recours à la seule
prolongation de l’existence terrestre par une vie future fournit les cadres
croyance, qui bannit le caracde temps et de lieu où ces désirs se réaliseront. Des réponses aux questère approximatif et douteux,
tions que se pose la curiosité humaine touchant ces énigmes : la genèse de
sinon infondé, de la foi, au prol’univers, le rapport entre le corporel et le spirituel, s’élaborent suivant les
fit de la seule rationalité et de
prémisses du système religieux. Et c’est un formidable allègement pour
l’observation des faits (c’est, en
l’âme individuelle que de voir les conflits de l’enfance émanés du complexe
quelque sorte, la synthèse de la
paternel - conflits jamais entièrement résolus -, lui être pour ainsi dire
méthode empiriste et de l’esprit
enlevés et recevoir une solution acceptée de tous.
«
«
ÉDITO
La porcherie du monde submerge nos esprits
d’informations désordonnées ; à chaque jour sa
ration de rogatons et d’épluchures. « L’actualité »
crépite dans l’infosphère, dissolvant l’essentiel dans
l’insensé. La « prolifération » des connaissances accroît le nihilisme plutôt qu’elle n’enrichit. Curieux
visage que celui d’une ère désabusée, voire dégoûtée
d’elle-même. De là, peut-être, la fonction palliative
ou régénératrice de la philosophie, propre à fertiliser cette bauge en friche. À l’heure où le marché
de la « pensée » tend à se répartit entre cavillations
ontiques hors-sol sur la fistule ontologique de l’«
Être-en-dette » et, d’autre part, vulgate bobo-lili
finalisée au coaching personnel type Petit déjeuner
avec Socrate1, il était temps pour nous de remettre
pied à terre et le feu au landerneau. Textures n’a pas
la prétention ronflante d’épater la galerie à la faveur
de « concepts vides comme des dents creuses »2,
ni la licence aqueuse du chocolat théologique ou
du café-philo. Elle se propose avant toute chose
comme une revue à l’attention de tout étudiant désireux de dévoiler un pan de sa modeste réflexion ;
partant, de se soumettre à la critique (censément
bienveillante) des siens, si tant est que la guerre –
croyons-en Hippocrate – est la seule véritable école
du chirurgien. Ce deuxième numéro sera, espéronsle, suivis de beaucoup d’autres.
3
Littérature Générale
rationaliste que j’évoquais précédemment). Bref, quoiqu’il en
soit, c’est d’abord comme système de croyance, et non de
connaissance, que Freud définit la religion. Ce qui se justifie
d’ailleurs dans une large mesure, puisque c’est bien sur une
croyance primordiale que se construit la pratique religieuse
(puisque la religion, c’est l’association d’une croyance et d’une
pratique), à savoir... la croyance en Dieu.
Alors, la question qui se pose est la suivante : quel est le statut
de Dieu et de la religion dans le freudisme ?
4
Autrement dit, que représentent les idées religieuses et à quoi
renvoient-elles ? La réponse de Freud ne va pas se faire attendre : Dieu est une illusion ; il est une invention de l’esprit
humain, une création imaginaire et symbolique des hommes.
Il faut bien garder à l’esprit, et, encore une fois, quelle que soit
l’opinion qu’on puisse avoir du freudisme et de la psychanalyse en général, que Freud se place en tant que clinicien du
psychisme humain, en tant que « médecin des âmes », comme
on disait jusqu’au XVIIIe siècle. Sa position n’est donc pas
celle d’un moraliste (il faudrait plutôt dire, d’ailleurs, d’un
« démoraliste ») ; elle n’est pas celle d’un professeur d’athéisme
(du moins pas explicitement) ; elle est celle d’un scientifique
de l’esprit humain, pour lequel, par définition, toute production spirituelle (et a fortiori religieuse) doit d’abord s’analyser
comme symptôme clinique et comme résultat d’une activité psychique, y compris inconsciente. Freud peut bien être
l’inventeur du concept d’ « inconscient » ; il n’en demeure
pas moins un théoricien matérialiste, un individu qui cherche
dans la matière (en l’occurrence : dans la matière psychique)
l’origine et la signification des production mentales. Et ranger
Freud du côté des scientifiques ne revient pas à accréditer ses
théories, mais seulement à caractériser sa méthode et à définir
son point de vue : un point de vue profane, un point de vue
athée, un point de vue matérialiste (les philosophes diraient
« immanentiste ») : tous ces mots décrivent exactement la
même chose, à savoir que la préoccupation de Freud n’est pas
ici de disqualifier la pensée religieuse ou de la tourner en ridicule, mais d’en découvrir les racines humaines et psychiques
(je ferme ici la parenthèse).
Alors, que faut-il entendre exactement dans ce terme d’ « illusion » que Freud emploie ici pour qualifier la croyance religieuse ? Est-ce que cela veut dire que le fait de croire
en Dieu serait le symptôme clinique d’une pathologie mentale, d’un délire, voire d’une hallucination ? Cela semble difficile à croire. Et
pour la simple raison qu’on voit mal comment des milliards d’individus, à la surface
de cette planète, et en y ajoutant les générations qui nous ont précédées, on voit mal,
donc, comment autant de personnes, de
communautés et de nations pourraient
toutes avoir été atteintes par cet étrange
syndrome délirant, à moins de n’être obligé de redéfinir la frontière entre ce que
Georges Canguilhem appelait le « normal et le pathologique », puisqu’alors
c’est le pathologique, c’est-à-dire les
victimes de ce délire, de cette hallucination, qui représenterait la norme
(la norme correspondant à la situation majoritaire observable). En fait, ce
n’est pas exactement ainsi qu’il faut voir
les choses. Lorsque Freud parle de Dieu
et de la religion comme d’une « illusion », il
parle d’une illusion structurante, constitu-
tive, en clair, d’une illusion propre à l’être humain, propre à
son être et à sa nature. Dieu serait l’enfant des hommes au lieu
que les hommes soient les enfants de Dieu ; il serait l’enfant de
leur esprit, au sens où c’est le psychisme humain qui enfante
l’idée de Dieu, qui la produit. Les hommes ont créé Dieu, nous
dit Freud, et non l’inverse. Ils ont créé un être suprême, un
être omnipotent (c’est-à-dire tout-puissant), un être juste et
providentiel, créateur de l’Univers, garant du salut des âmes
et réponse à l’énigme de l’origine du monde. Et si les hommes
ont crée Dieu, c’est, toujours selon Freud, en raison de leur
incapacité à assumer seuls les vicissitudes de la vie et l’angoisse
de la mort. Dieu, c’est la réponse des hommes aux vicissitudes
de la vie et à l’angoisse de la mort : c’est Dieu qui nous rassure
de sa présence dans les épreuves et les drames qui marquent et
ponctuent notre vie terrestre ; c’est Dieu qui nous console de
la mort (la nôtre et celle de nos proches) par la promesse du
salut éternel et d’une vie après la mort, d’une existence par-delà
la mort physique, d’une existence, donc, littéralement, métaphysique ; c’est Dieu qui fournit la réponse au mystère de la
création de l’Univers et de l’apparition des hommes sur Terre,
et qui nous assure une justice céleste quand la vie terrestre n’est
rien d’autre qu’iniquité et corruption. En somme, Dieu, c’est le
Père idéal des peuples et des nations. « Idéal » au sens philosophique du terme (ce qui est idéal étant ce qui relève de l’idée,
donc de l’esprit, par opposition à la matière) ; « Père », dans
la mesure où sa fonction et sa responsabilité sont analogues à
celle d’un père : l’amour et la protection, l’affection et la toutepuissance, la présence en arrière-plan d’une justice implacable.
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’origine et l’essence des idées
religieuses selon la théorie freudienne : « la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité » : désirs d’être protégés, désirs d’être rassurés, désir d’être
accompagnés dans ce tunnel noir de la terreur qui conduit à la
mort par un être qu’on n’hésite pas, précisément, à symboliser
par la lumière, une lumière englobante, embrassante (dans les
deux sens de ce mot). L’enfant avait besoin du Père (ou, du
moins, de sa figure, et il est intéressant de noter que la « face
de Dieu », autrement dit de sa figure, est justement l’un des
thèmes les plus visités dans l’art de la Renaissance) ; l’enfant,
disais-je, avait besoin du Père, puisque l’enfant est celui qui se
trouve dans l’incapacité constitutive de se maintenir dans l’existence par ses propres moyens (aussi bien sur le plan physique
et matériel que sur le plan psychologique et affectif) ; l’adulte,
c’est cet enfant ayant atteint l’âge de l’autonomie physique et
matérielle, de l’indépendance psychologique et affective, mais
toujours amputé de la main et de l’épaule métaphysiques qu’il
recherche plus que tout pour l’accompagner et le consoler dans
l’épreuve de la mort physique et pour lui faire caresser l’espoir
d’une existence post-terrestre. « L’impression terrifiante de la
détresse infantile, écrit Freud, avait éveillé le besoin d’être protégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait
; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie
a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette
fois plus puissant. » Ce père, ce sera Dieu, cet être grâce auquel
l’angoisse s’apaise.
Charles Robin
Fiche de lecture
Trouble dans
le Genre
Chapitre 1 : Sujets de sexe/genre/désir
Trouble dans le Genre : Le féminisme et la subversion de
l’identité est un ouvrage philosophique de Judith Butler
publié aux Etats-Unis en 1990. C’est l’une des œuvres
majeures qui, de par son engagement certain, a fortement
influencé les « théories queer » et le féminisme. L’auteure
nous invite ici à repenser le « genre », tout en localisant,
comme le titre l’indique, le « trouble » qui le perturbe.
Tout d’abord, la première partie « Sujets de sexe/genre/
désir » se livre à une « généalogie » au sens nietzschéen
de la notion de genre, pour en conclure que « le pouvoir
juridique «produit» incontestablement ce qu’il prétend
simplement représenter » (p. 61). Il n’y aurait donc pas
de « sujet » avant la loi en matière de genre. Par ailleurs,
nous confondons l’effet et la cause : c’est effectivement
la loi qui a inventé et encadré le genre, ce en quoi nous
pouvons parler de valeur performative du langage…
Cependant, Butler entend également briser les principes
centraux des théories féministes se chevauchant au cours
du XXe siècle, à savoir en particulier : l’hypothèse de
l’existence d’une identité ayant besoin d’être représentée
dans la sphère politique et linguistique. Elle admet que
mettre un nom sur la chose était nécessaire, car le langage
traduit le réel, à une époque où « le vécu des femmes était
mal, voire pas du tout représenté dans la culture dominante » (p.60). Mais un problème de taille persiste, l’universalité de la « femme », autrement dit que le terme «
femme » est supposé dénoter une seule et même identité.
Au final, « la tâche qui nous attend consiste à formuler
[…] une critique des catégories de l’identité que les structures juridiques contemporaines produisent, naturalisent
et stabilisent » (p.65).
De plus, Judith Butler met un point d’honneur à nous
rappeler que le genre n’est absolument pas réductible au
sexe biologique de la personne en question. Fondement
des études de genre, cette séparation entre « sexe biologique » et « sexe social », aussi appelé « genre », est au
cœur de l’entreprise butlérienne de constitution de l’identité. En effet, le genre n’est ni plus ni moins que la représentation sociale du sujet, il est culturellement construit,
et admet donc que le corps « femme », biologiquement
parlant, ne se traduit pas forcement en « femme ». D’une
manière générale, nous admettons sans hésiter l’existence
de deux sexes ainsi que de deux genres : « masculin/féminin » et « mâle/femelle »… certainement le fruit d’une
tradition judéo-chrétienne qui perdure dans la société
5
occidentale ! Encore une fois, l’auteure nous interpelle sur cette bipolarisation du sujet car « supposer
que le genre est un système binaire revient toujours
à admettre le rapport mimétique entre le genre et le
sexe où le genre est le parfait reflet du sexe ». Rien
ne nous indique qu’il devrait y avoir seulement
deux genres si ce n’est les cases dans lesquelles la
société post-chrétienne dont nous avons héritée.
Mais dans ce cas, nous sommes en droit de nous
demander comment se fait cette construction et
quel en est le mécanisme. Quand Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, déclare que l’ « on
ne nait pas femme : on le devient », elle pose deux
choses. Premièrement, elle admet a priori un « cogito » qui prendrait ce genre là, ou pourrait endosser
un tout autre genre, donc elle admet clairement la
totale variabilité du genre. Deuxièmement, cette
affirmation existentialiste nous ramène à la grande
controverse entre déterministes et partisans du «
libre-arbitre », dans la mesure où ce sont mes choix
qui me construisent, car « le « corps » est lui-même
une construction » (p. 71) nous dit Butler. Dans
la pensée existentialiste sartrienne, « l’existence
précède l’essence » (L’existentialisme est un humanisme), c’est-à-dire que je suis en constant devenir.
En outre, nous voyons bien que la contrainte d’une
bonne formulation du genre et d’une formulation
plus exacte de la « femme », sont inscrites dans le
langage, car ce dernier nous habitue à considérer
l’homme comme « la personne universelle » et la
femme comme « le seul genre à être marqué » selon
les théoriciennes féministes que sont Beauvoir et
Irigaray. Autrement dit, le monde nous projette
certaines représentations qui sont immanentes à
l’Homme, dont la plus nocive considère l’homme
comme « A » et la femme comme « non-A » au lieu
de « B » ! Butler dénonce vigoureusement cette
conception-là, réduisant les femmes à leur sexe, et
glorifiant les hommes pour incarner une « pseudo
» « personne universelle »… Pour Beauvoir, les
femmes constituent un manque contre lequel les
hommes établissent leur identité. Tandis que pour
Irigaray, cette dialectique relève d’une « économie
signifiante », qui exclut entièrement la représentation des femmes, car elle emploie le langage «
phallogocentrique ». Le mot « phallogocentrisme »,
souvent utilisé dans le livre, « est le nom donné au
projet de faire disparaître le féminin et de prendre
sa place » (p. 78).
Toutefois, comme le note Butler, Beauvoir et
Irigaray assument l’existence d’une identité féminine en soi - « a female self-identical being » - qui
aurait besoin d’être représentée ; leurs arguments
cacheraient l’impossibilité «d’être» tout simplement
un genre. Cependant, dans son introduction à l’idée
6
centrale de Trouble dans le Genre, Butler soutient
que le genre est performatif : il n’y a pas d’identité
derrière les actes censés « exprimer » le genre et
ces actes constituent, plutôt qu’ils n’expriment,
l’illusion d’une identité genrée stable ! D’autre part,
nous trouvons à la page 81 un éclairant éloge de
la nécessité des divergences dans le processus de
coalition politique, pour éviter de reproduire un
processus d’appropriation du pouvoir. Mais ceci est
à considérer comme une critique du féminisme de
dénonciation : « l’ «unité» de la catégorie «femme»
n’est ni postulée ni désirée » (p. 82) pour Butler.
Pour finir, si l’« être» apparent d’un genre n’est
qu’un effet d’actes culturellement signifiants, alors
le genre n’est pas une donnée universelle. Constitué par la réalisation de performances, le genre «
femme », le genre « homme » aussi, reste contingent et sujet à interprétation et « re-signification ».
Ainsi, Butler introduit subversivement un trouble
dans le genre, en ayant recours à des performances
susceptibles de troubler ces mêmes catégories
de genre. L’idée de subversion naît quand Butler
remarque que « le gay ou la lesbienne est donc à
l’hétérosexuel - le non pas ce que la copie est à
l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie
» (p. 107).
Paul-Antoine Sigelon
LE PROBLEME
DU MAL
La philosophie, ce n’est pas seulement « où vais-je,
qui suis-je, que fais-je et où vais-je dîner ce soir »
(Woody Allen). Le problème du mal fait partie de la
petite liste des questions que se pose l’humanité depuis l’âge de cavernes. Il y a eu de très nombreuses
façons de poser ce problème moral. Certaines manières sont plutôt religieuses (« Dieu est-il bon ? Si
oui, pourquoi tolère-t-il le mal ? »). D’autres sortes
de questions ne sont pas liées à la religion : elles
sont athées, laïques – le terme correct dans le vocabulaire philosophique pour désigner ce qui n’est pas
religieux est « profane ». Notre réflexion sur l’utilitarisme a donc lieu dans un cadre profane. Ce cadre
n’a pu se mettre en place à la fin du XVIIIe siècle
que sur le socle d’une pensée religieuse remontant
à des millénaires, bien que l’utilitarisme et, après lui,
le pragmatisme aient apportés les éléments nouveaux qui nous ont précipité dans la morale individualiste du XXe siècle et dans le post-modernisme
de ce début du XXIe siècle.
La fin du monde aura-t-elle
lieu bientôt ?
?
C’est la croyance fondamentale ! Si vous pensez
que le soleil s’éteindra dans 4,5 milliards d’années
et que d’ici là rien ne changera sous le soleil, alors
vous opterez pour l’attitude 1. Nous appellerons
cette première attitude résignation ou agnosticisme.
Pourquoi « agnostique » ? Parce que sous l’attitude 1, nous rangerons également ceux qui ne se
prononcent pas et ceux pour qui la fin du monde
n’est pas une question importante. Généralement,
les personnes dans l’attitude 1, pensent que cette
question n’a pas d’implication pratique et donc ne
mérite pas qu’on s’y attache. Cette attitude est strictement pragmatique. Nous définirons l’attitude 1
comme une « croyance faible » car elle ne modifie
pas la vie de tous les jours des gens et n’occupe pas
non plus leurs pensées bien souvent.
À l’inverse, l’attitude 2 implique que l’on pense
qu’avant 4,5 milliards d’années un événement
va modifier le destin de l’humanité. Si cet événement est négatif, cette croyance génère la crainte.
Crainte que l’humanité ne mette elle-même un
point final à son existence par l’empoisonnement
de la planète ou la bombe atomique, ce qui donnerait un final rapide ou une longue agonie. Crainte
que quelque chose ne vienne d’ailleurs mettre fin
à nos existences humaines et dans ce cas le choix
est vaste : astéroïde, résurrection des morts-vivants,
fantômes, extra-terrestres, religions millénaristes…
À la crainte répond l’espoir, autre forme de l’attitude 2. Cet espoir est généralement religieux et
fait souvent part de la survenue d’un sauveur. Cet
espoir peut également être profane ; l’Homme arriverait à suffisamment évoluer pour atteindre une
perfection qui déclencherait sur terre l’âge d’or. La
caractéristique commune entre crainte et espoir,
c’est que nous arriverions dans un état des choses
ou il n’y aurait plus d’évolution. Une fois l’Homme
éliminé, réduit en esclavage, ou bien vivant comme
une bête en attendant son extinction à cause des
produits chimiques ou encore vivant et plongé dans
la béatitude avec tous ses semblables dans la plus
parfaite communion où chacun vit dans le bonheur suprême , il n’y a plus d’Histoire. L’attitude 2
entraine une croyance d’autant plus forte que ses
adeptes croient la fin de l’Histoire plus proche dans
l’avenir. C’est de manière générale une croyance
forte car elle modifie fréquemment les actions des
gens ou occupe souvent leur pensée.
Revenons au Mal
Selon qu’ils se placent dans le cosmos de l’attitude
1 ou 2, les hommes ont tendance à voir le problème
du mal différemment.
Dans l’attitude 1 on trouve la pensée de la Grèce
antique d’un temps cyclique et de nombreuses doc-
7
trines orientales. À notre conception occidentale
moderne du progrès se substitue dans les religions
de l’Inde « la conception qui restera constante dans
toute l’histoire de la pensée indienne d’un temps
cyclique sans commencement ni fin »1. C’est la périodicité normale de la vie de la nature marquée par
le retour de la saison des pluies, le retour des astres
(soleil, lune) aux mêmes positions qui lie l’invocation des dieux au calendrier pour conserver le Bon
Ordre et prévenir les perturbations (une forme du
Mal que l’on peut nommer changement, évolution,
progrès). Ces croyances ont commencé à partir de
1500 ans av. J.-C. avant de se propager à l’Iran (Mazdéisme puis Manichéisme) et d’autres pays voisins.
En Chine, c’est l’harmonie qu’il faut préserver, Yin
et Yang se modifient, se déplacent mais il est bien
difficile de nommer bien l’un et mal l’autre. L’immobilisme relatif de l’Empire du Milieu pendant
trois millénaires explique que la fin des temps n’a
jamais été la préoccupation des Chinois.
ment prévisible, où un revers de fortune l’affectera.
On retrouve cette imbrication du bien et du mal
chez de nombreux philosophes occidentaux. Citons Leibniz, très influencé comme presque tous
les philosophes du XVIIIe par la Chine, considérée
à l’époque depuis l’Europe comme un paradis terrestre où les hommes vivaient libres sous la houlette d’un empereur éclairé. L’image était idyllique
! Il n’en reste pas moins que Leibniz nous présente
le bien comme la face d’une pièce de monnaie dont
le côté pile serait le mal. Bien et mal sont indissociables puisque la pièce ne saurait avoir de revers si
elle n’a pas d’avers. Sans le mal, pas de bien ! Toute
chose à son revers, même les meilleures… Chaque
plaisir a son prix… Les dictons sont nombreux.
Le raisonnement nous amène au bord du pathologique. Il ne faut pas manger, soyons anorexiques ! Il
faut souffrir, soyons masochistes, etc.
Dans cette première attitude, la résignation peut
nous conduire à une attitude pragmatique : s’il faut
encore passer le temps (4,5 milliards d’années) autant que ce soit agréablement ! Serait-il alors possible de minimiser le mal et de maximiser le bien
? Leibniz, toujours lui, définit le mal sous deux
formes : « Il y a le mal moral, nommé souffrance.
Et il y a le mal physique, nommé douleur⁄». À cette
définition Jeremy Bentham ajoutera « il y a le bien,
nommé plaisir ».
Dans l’attitude 2, la fin des temps est relativement
proche. Il faut donc viser un résultat rapide. Agir
en fonction d’une fin se nomme une attitude téléonomique. Nous pouvons viser en tant qu’espèce à
nous racheter du péché originel, nous pouvons viser à faire cesser les guerres partout dans le monde
(irénisme pacifique, une des aspects de Leibniz) ou
bien à assurer à chacun un minimum vital. Nous
pouvons nous perfectionner à titre individuel : être
un Homme, un héros, un génie, un saint… Nous
adoptons un but à atteindre avant la date fatidique.
Ce but donne un sens (une signification) à notre vie
en même temps qu’il donne un sens (une direction)
à l’Histoire.
Au nom de cet objectif, le bonheur individuel n’est
plus à l’ordre du jour. Le plaisir doit s’effacer devant le devoir. La perfection doit être atteinte avant
la fin de l’Histoire. La vitesse devient une qualité.
La terre devient cette vallée de larmes où nous ne
sommes venus au monde que pour nous racheter du péché originel. Il faut souffrir pour être un
Homme, à moins qu’il ne faille souffrir pour être
belle. Tous les sacrifices sont justifiés, à commencer par celui du plaisir. Les stoïciens se situent dans
cette téléonomie, non pour des raisons religieuses
mais pour des raisons philosophiques. Il faut faire
un homme complet. Cet homme pour être heureux
doit s’endurcir afin de ne pas souffrir le jour, forcé-
8
Et tout cela pour quoi ? Pour être prêts le jour
où… mon Prince viendra, la guerre généralisée
éclatera sur Terre, la famine tombera sur nous…
alors privons-nous !
Et si le Prince ne venait jamais ? à quoi cela aurait-il
servi d’être squelettique ? Et si la guerre n’éclatait
pas ? à quoi sert-il d’avoir fait fabriquer dans le jardin un abri antiatomique ? Et si le paradis des travailleurs enfin libres des capitalistes de la mondialisation ne se réalisait pas ? à quoi cela aurait-il servi
d’avoir autant manifesté ? Cette attitude 2 faite de
crainte ou d’espoir nous incite toujours à remettre
notre bonheur ou notre plaisir à plus tard. Mais
plus tard n’est-ce pas trop tard ? Au niveau individuel, nous serons morts avant d’avoir pu profiter
de tous ces investissements en bonheur qui nous
ont coûté tant de douleurs ! Au niveau de l’espèce
humaine, et surtout si la fin des temps est proche,
nous risquons de faire des générations de malheureux qui ne vivront jamais assez vieux pour arriver
à l’âge de la retraite, l’Homme sera peut-être éteint
avant que le Capitalisme ne disparaisse… à force de
préparer le bonheur total de l’humanité.
L’utilitarisme
Après Leucippe et les épicuriens, après les hédonistes arrive vers 1848 John Stuart Mill (1806-1873).
Il reprend les principes de Jeremy Bentham : le
bien, c’est le plaisir. Le mal, c’est la douleur. Notre
but dans la vie, c’est donc d’avoir un maximum de
plaisir et un minimum de douleur. Comment savoir
si les gens ressentent du plaisir ou de la douleur ?
C’est bien simple : il n’y a qu’à leur demander ! C’est
pour cela qu’on appelle souvent ces deux auteurs,
les utilitaristes de la préférence révélée. Il suffit de
demander aux gens de nous révéler leurs préférences et nous saurons ce qui leur fait plaisir et ce
qui les fait souffrir.
Demander leur avis aux gens, aujourd’hui cela paraît simple, avec les sondages d’opinion. En 1848,
c’était terriblement révolutionnaire. D’autant que
Jeremy Bentham était favorable à demander leur
avis aux esclaves, aux animaux qu’on maltraite ou
qu’on consomme et même…aux femmes auxquelles il voulait donner le droit de vote2. Imaginez
encore aujourd’hui d’aller faire un sondage d’opinions en Chine ou en Corée du Nord ? Combien de
temps resteriez-vous en vie à recueillir les signatures
dans la rue ? Face aux difficultés, les utilitaristes
admettent que lorsque les gens ne peuvent euxmêmes exprimer leurs préférences, l’on peut recourir aux avis des experts. Est-il plus agréable de boire
du Champagne ou d’assister à un strip-tease, l’on
peut demander à un pilier de bar son avis sur ce qui
apporte le plus de plaisir. Mais de même qu’au plaisir physique répond la souffrance morale, les utilitaristes se démarquent des hédonistes en notant que
de nombreux plaisirs intellectuels sont plus recherchés que les plaisirs physiques. Un concert de U-2
ou un joint ? Il faut demander aux spécialistes…
John Stuart Mill se défend de rechercher l’anéantissement de la morale, sa confiance en l’Homme
en tant qu’animal rationnel, l’incite à croire que
nous allons tous nous diriger vers des plaisirs de
plus en plus intellectuels à l’avenir. Depuis 1848,
nous dirons que cette évolution n’a rien d’évident.
Du minitel rose aux sites pornos d’internet, chaque
nouvelle invention semble dévoyée vers des applications obscènes. Notre société fait incomparablement plus de publicité aux nouvelles voitures
qu’aux concerts classiques. Même la télé s’y met,
les émissions qui marchent en l’instant parlent de
cuisine pas de philosophie.
L’œuvre de John Stuart Mill, L’utilitarisme, paru en
18633, est un classique de la réflexion morale plus
qu’une œuvre politique. L’auteur meurt en 1873, dix
ans plus tard après 67 années d’une vie fort remplie en publications et actions politiques au service
du Libéralisme social. Ce terme semble à présent
contradictoire. Il a pourtant inspiré aussi bien Karl
Marx qu’Henry Ford. Demander l’avis des gens sert
autant à fomenter des révolutions qu’à vendre des
voitures. En fait ce qu’a inventé Mill, c’est la notion
de « Masse ». On trouve cette notion dans les massmédia, les masses ouvrières ou la production de
masse d’automobiles. Avec Mill, le plaisir ou la douleur ont cessé d’être des affaires privées pour devenir des normes de notre société. Nous avons tous
désormais droit au bonheur, droit d’être soignés.
Mill n’a jamais dit que cela ne s’accompagnait pas
des devoirs correspondants même si nous l’avons
un peu oublié. L’homo economicus d’aujourd’hui se
comporte parfois comme un cochon mais ce n’est
pas la faute de Mill : « Si le rapprochement que l’on
fait entre la vie épicurienne et celle des bêtes donne
le sentiment d’une dégradation, c’est précisément
parce que les plaisirs d’une bête ne répondent
9
pas aux conceptions qu’un être humain se fait du
bonheur. Les êtres humains ont des facultés plus
élevées que les appétits animaux […] mais on ne
connaît pas une seule théorie épicurienne de la vie
qui n’assigne aux plaisirs que nous devons à l’intelligence, à la sensibilité [feelings], à l’imagination et
aux sentiments moraux une bien plus haute valeur
comme plaisirs qu’à ceux que procure la pure sensation. »4
e
u
iq
it
r
c
n
io
it
Pos
Nous avons tenté de montrer que la position utilitariste s’inscrit non seulement dans une morale
et un politique, mais aussi, bien au-delà, dans une
cosmologie. Les années du début de la révolution
industrielle qui voient s’implanter le capitalisme ont
inspiré bien d’autres réflexions à Malthus 70 ans
plus tôts lorsqu’il publie en 1803 l’Essai sur le principe
de population5 . Thomas Robert Malthus pense que
pour assurer le bonheur à la multitude, il convient
de proscrire tout changement6. Or, le changement le
plus évident est l’accroissement de population qu’il
convient de dominer. Un siècle plus tard, malgré de
très nombreuses crises entre 1850 et 1900, le capitalisme a fait la preuve de sa capacité à apporter plus
de bonheur et à retrancher plus de souffrance que
n’importe quel autre système économique avant lui.
Jamais la faim dans le monde n’aura autant régressé
que durant les soixante dernières années. Jamais
les guerres n’auront été aussi peu nombreuses,
même si elles sont encore terriblement meurtrières.
John Stuart Mill n’était pas aveugle aux secousses
de l’économie, il pensait juste que l’Histoire allait
continuer vers le progrès. Voyant la misère des campagnes régresser, les famines disparaître mais aussi
la pauvreté sordide s’installer à Londres, il était
conscient que le bonheur devait être réparti parmi
le plus grand nombre. Le hic, c’est que Malthus et
Mill s’inscrivent dans une cosmologie de l’attitude
numéro un, celle qui pense que le monde va continuer son petit bonhomme de chemin. John Stuart
Mill imagine peu à peu le plaisir chasser la douleur
chez tout un chacun. Il voit une lutte du bien contre
le mal, sans doute sans fin mais avec une régression
progressive du mal. C’est oublier qu’il y a en chacun
une part important de sadisme et de masochisme.
Freud n’est pas encore passé par là ! Notre liberté
disait Descartes, consiste à choisir le mal alors que
nous apercevons distinctement ce qui ferait notre
10
plus grand bien : arrêter de fumer par exemple.
Parallèlement, la fin de l’Histoire pour certains est
plus proche que l’attitude 1 ne le prévoit. J.S. Mill,
dans la lignée des empiristes Locke, Hume et Berkeley nous ôte la transcendance. Celle-ci se définit
non seulement en termes religieux – l’espoir dans
une vie future –, mais aussi en termes profanes. Liberté, égalité, fraternité ne sont pas perceptibles par
nos sens et causent plus souvent notre malheur que
notre bonheur. Faire voter les passagers du Titanic,
pour savoir si la fête devait continuer ou s’il fallait
monter dans les canots de sauvetage eût été vide de
sens. Seule la transcendance peut donner un sens à
la vie. Malgré tous les efforts de Mill pour instituer
une morale sans transcendance, on ne peut s’empêcher de se demander à quoi tout cela sert. À quoi
bon être vertueux, à quoi bon être tous heureux si
c’est pour ne rien en faire. Ne rien faire de tout ce
bonheur, de tout ce temps qui nous est imparti pendant notre séjour limité sur terre. Russell se disait en
tout point d’accord avec Mill mais qu’il restait une
question non résolue : à quoi sert l’utilité ? Tels des
animaux à l’abattoir, ignorants de notre destin, ou
tels les passagers du Titanic, dansant sur le pont, si
nous suivions Mill nous chercherions tous à nous
rendre heureux les uns les autres. Ceux d’entre nous
qui ont adopté l’attitude cosmologique 1 diront :
c’est déjà pas si mal ! être tous heureux, c’est bien.
En tout cas, c’est le mieux que nous puissions faire.
Ceux d’entre nous qui ont adopté l’attitude cosmologique 2 répondront : ça sert à quoi le bonheur
… si l’on doit mourir demain. Ceux-là, tels Gilgamesh, le héros sumérien du premier roman écrit
par l’humanité, rechercheront, non le confort, mais
l’immortalité et généralement la trouveront dans
l’art ou la renommée. Y a-t-il formellement contradiction entre le plaisir ou l’absence de souffrance
d’une part et la transcendance par ailleurs ? Oui. Je
le crois. Je crois que pour que l’Homme puisse se
grandir il lui faut impérativement viser autre chose
que le confort et le plaisir perpétuel. Va-t-on m’accuser de dolorisme ? Et pourtant, comme Simone
Weil, je refuse de penser qu’une chose aussi inutile
que la souffrance puisse donner des droits à qui que
ce soit sur qui que ce soit.
« Sur le modèle de la Passion christique, notre société se voulait autrefois doloriste ; mûrir, c’est mourir
; grandir, c’est accepter de déchoir. On ne se saisit du monde qu’en le quittant, qu’en y prenant la
distance nécessaire par rapport à ce qu’on vit tous
les jours. Selon le modèle doloriste, la souffrance
est non une ennemie mortelle mais une alliée dotée
d’un pouvoir de purification, de "renouvellement
d’énergie spirituelle" (Jean-Paul II). Elle possède,
comme l’a dit le philosophe Max Scheler, cette
capacité unique de séparer l’authentique du futile,
l’inférieur du supérieur, d’arracher l’homme à la
confusion des sens, à la gangue grossière du corps
pour diriger ses yeux vers les richesses essentielles.
La souffrance sauve l’existence, disait Simone Weil,
elle n’est jamais assez forte, assez grande, « parce
qu’elle nous ouvre les portes de la connaissance et
de la sagesse ». « Il n’est pas honteux à l’homme
de succomber sous la douleur, dit Pascal, il lui est
honteux de succomber sous le plaisir. » Ainsi Bossuet multiplie les éloges sur la petite Henriette Anne
d’Angleterre, duchesse d’Orléans, qui, à 14 ans, sur
le point de trépasser, appelle les prêtres plutôt que
les médecins, embrasse le crucifix, réclame les sacrements et s’écrie : "O mon Dieu, n’ai-je pas toujours mis en vous ma confiance ?"
En ces temps de Prozac, de Viagra, de cures de
rajeunissement, de psychanalyses et de chirurgie
esthétique, de culte du bonheur, de plaisir à tout
prix, le dolorisme fait figure de vieil épouvantail
qui n’effraie plus personne, de ligne de conduite
masochiste d’un autre temps. Et pourtant, on ne
peut que suivre Bruckner lorsqu’il précise : «Je ne
suis pas contre le bonheur, bien sûr, je suis contre
l’idéologie du bonheur. J’en ai contre cette idée
selon laquelle on peut construire son bonheur par
sa propre décision, et qu’on tente de le fixer à soi
comme un bien.» Le bonheur, dit-il, n’est pas la valeur primordiale de l’existence. Et il dénonce «cette
maladie moderne qui transforme le bonheur en
obligation pénible». L’air du temps, en cette période
post-soixante-huitarde, commande le bonheur au
point d’en faire un devoir. Après avoir rejeté la religion, les baby-boomers cherchent dans le consumérisme, dans le culte du corps et de la santé, ou
même dans l’exotisme de religions orientales mal
assimilées, le sens de leur vie. »
Maisons de passe qui nous payeraient pour les fréquenter, clubs de vacances qui nous payeraient pour
y séjourner… si la situation était inversée et qu’il
nous fallait payer quand nous avons de la peine et
que nous recevions de l’argent quand nous avons
du plaisir, le monde en serait-il plus heureux ? Peutêtre le verrons-nous bientôt : on paye les gens pour
surfer sur le Net et la valeur travail s’est généralisée au point que les demandeurs d’emplois doivent
faire croire aux recruteurs que ce sera un plaisir rare
de travailler pour eux !
Michel Brivot
Jean Filliozat, Les philosophies de l’Inde (1970), Paris, Que saisje n° 932, 2007, p. 9.
2
Cf. Richard David Precht, Qui suis-je ? et si je suis combien ?
Voyage en philosophie, Paris, Belfond, 2010 ; pour l’original allemand, chapitre « Le bon, la brute et le végétarien », p. 212.
3
John Stuart Mill, L’utilitarisme (1863), Paris, Flammarion,
Champs Classiques, 2008.
4
John Stuart Mill, op. cit., p. 50-51.
5
Robert Malthus, Essai sur le principe de population (1803), Paris,
Flammarion, Droit économie dictionnaire, 1999.
6
Cf. Robert Malthus, op. cit., fin du chap. 2.
1
Terminons sur une boutade : le concepteur de
jeux vidéo, le pilote d’essai d’une nouvelle voiture
ou même le footballeur vainqueur de la coupe ne
peuvent pas avouer exercer leur activité sans plaisir.
Si le concepteur d’un jeu ne prend pas plaisir à y
jouer. Si le pilote d’une voiture ne prend pas plaisir à la conduire. Si le footballeur n’a pas plaisir à
gagner comment pourrions-nous trouver du plaisir
à jouer, à conduire, à regarder la télé, à consommer
? Et pourtant, dans toute la société, subsiste ce préjugé que le travail se définit par l’absence de plaisir.
S’il n’y avait pas douleur, comment pourrions-nous
réclamer d’être dédommagés du temps de travail
? Ce sont nos employeurs qui, tels les tenanciers
des boutiques de jeux d’arcade, demanderaient à ce
qu’on les paye pour le plaisir de jouer à travailler !
11
PLATON
UN REGARD SUR L’ÉGYPTE
Que ton cœur ne soit pas vaniteux à cause de ce que tu connais ; prends
conseil auprès de l’ignorant comme auprès du savant, car on n’atteint pas
les limites de l’art, et il n’existe pas d’artisan qui ait acquis la perfection.
Une parole parfaite est plus cachée que la pierre verte ; on la trouve pourtant
auprès des servantes qui travaillent sur la meule.1
AVANT-PROPOS
Notre ambition pour cette étude était de distinguer au sein de la masse d’informations que Platon
donne de l’Égypte, ce qui avait trait à l’invention ou
à la projection de ce qui relevait d’un témoignage
fidèle et authentique. Départition qui supposait
de recourir à l’analyse approfondie d’un certain
nombre de passages qu’on a coutume d’appeler
aiguptiaka, puis de soumettre ces fragments à l’ordalie de l’égyptologie actuelle. Les résultats en ont
été plus déroutants que ceux escomptés communément pour ce type d’investigation, Platon s’aventurant tantôt dans la culture de l’Égypte pharaonique
avec une pertinence exceptionnelle de la part d’un
étranger, tantôt avec l’ethnocentrisme naïf de ses
prédécesseurs et pairs. Nous constatons ses à-propos aussi imprévisibles et atopiques que ses mésinterprétations ; et c’est cette dialectique constante
entre le véridique et le projeté, le tout ramené aux
intuitions les plus déterminantes de la philosophie
de Platon, qui fait de son regard un regard singulier.
Cette recension n’a pas pour vocation de reprendre nos conclusions en intégralité ; seulement,
autant que faire se peut, de répertorier compendieusement certaines de nos découvertes, qui ne nous
paraissent pas sans intérêt. D’abord pour discerner
en quoi consiste cet intérêt, eu égard à l’histoire de la
philosophie en général et à Platon en particulier. À
notre histoire, par capillarité, puisque nous héritons
avec la culture grecque de représentations tout aussi
influentes que celles dérivées du christianisme. Ne
12
dit-on pas de l’Europe qu’elle est la fille d’Athènes
et de Jérusalem ? C’est donc une occasion d’examiner, à travers ceux de Platon, nos propres préjugés
dont l’égyptologie n’est pas encore venue à bout.
Peut-être parce que ces préjugés ont eux aussi une
signification philosophique. Encore faut-il être en
mesure de les apercevoir et, s’il se peut, d’en rendre
compte avec tout le recul et la lucidité requis. Là
également, Platon peut être un guide.
Un autre atout de ce compte rendu est l’opportunité qu’il constitue de nous focaliser sur les aspérités que recèlent parfois ces passages égyptiens.
Difficultés nombreuses, et peut-être indénouables,
auxquelles le plus volumineux essai qu’on puisse
imaginer ne pouvait rendre justice comme il l’aurait
fallu. Sauf à risquer de nous égarer où nous n’avons
plus pied. Loin des rivages qui définissent le champ
de notre problématique. Nous ne saurions taire,
ce nonobstant, le flou qu’une pensée radicalement
autre, radicalement ancienne peut revêtir pour un
esprit du XXIe siècle. C’est là ce qui nous conduit
en dernier lieu à tenter de justifier certaines de nos
prises de position. Une tentative qui peut en cela
s’assimiler à la fonction de « sauvetage » (beotheia)
que décrivait Szelzlac dans son Plaisir de lire Platon,
appelé à distinguer le philosophe du beau-parleur.
Que cette distinction tourne en notre faveur est
chose dont nous naissons le lecteur juge. Pourvu
que ce fût en connaissance de cause.
LE PROCÈS DE L’ÉCRITURE
Notre premier chapitre réinvestit la question essentielle, sinon du paradoxe criant qui se rapporte
au statut de l’écriture selon Platon. Bien surprenantes peuvent apparaître en première approximation les réticences exprimées dans le Phèdre concernant l’opportunité pour un auteur de philosophie
de coucher par écrit le noyau dur de son enseignement. L’écrit, nous avertit Platon, du fait de la
déconnexion qu’il autorise entre les interlocuteurs,
se révélerait impuissant à transcrire les timiotera, les
« choses les plus précieuses » de la philosophie. Il
se ferait, selon l’auteur, que l’arraisonnement des
principes ou archaï ultime de la connaissance serait
toujours débiteur d’un nécessaire échange en présentiel. Il ne peut y avoir de dialectique cursive. Il ne
peut y avoir de philosophie morte. La science réelle
ne peut faire l’économie d’un dialogue d’âme à âme.
Thèse qui, reformulée dans le langage de notre
époque, signifierait que pour passer de l’information à la connaissance, il faut de l’interaction. Et que
l’initiation, un chemin long et difficile, est nécessaire en supplément d’une âme prédisposée par ses
qualités propres, pour accéder à l’anhypothétique.
C’est fort de cet arrière-plan philosophique que
Platon prend à témoin l’Égypte où cette révolution de l’écrit qui s’achève sous ses yeux s’est déjà
accomplie. L’Égypte est le modèle par excellence
d’une civilisation établie sur l’écrit ; en dévaluant
l’écrit, Platon délivre ainsi une première impression
critique de la terre des pharaons. C’est une critique
qu’il fait en l’occurrence par le truchement d’un
mythe, ce qui – au-delà de lui prêter l’autorité et la
solennité d’un palaios logos – la resitue dans le registre
de l’intemporel et de l’universel, autrement dit, dans
le registre de la vérité. Platon prend à partie l’écrit
en tant qu’écrit, directement dans son essence et
non dans l’une ou l’autre de ses expressions. L’écrit
en soi, obstacle à la sagesse.
« Industrieux Theuth, tel homme est capable d’enfanter les
arts, tel autre d’apprécier les avantages ou les désavantages
qui peuvent résulter de leur emploi ; et toi, père de l’écriture,
par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l’as vu
tout autre qu’il n’est : il ne produira que l’oubli dans l’esprit
de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire.
En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur
rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture, et n’en garderont
eux-mêmes aucun souvenir. Tu n’as donc point trouvé un
moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence,
et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science sans la
réalité ; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans
maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout
ignorants qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion
qu’ils auront d’eux, leur science les rendra insupportables
dans le commerce de la vie. »
Ici n’est pas le lieu de revenir sur ces critiques de
l’écriture, dont beaucoup sont aussi présentes chez
les Égyptiens mêmes – notamment celles concernant l’arrogance des scribes. Propre à l’auteur du
Phèdre est en revanche celle qui reproche à ces discours « privés de père » (J. Derrida) de ressasser
invariablement les mêmes propos à des lecteurs qui
ne sont pas forcément habilités à les entendre. Ils
seraient psittacins ; ils seraient imprudents et vulnérables. Sans oublier qu’ils prêtent le flanc aux
erreurs d’interprétation. L’écrit serait alors traître
à son auteur autant qu’à son sujet. L’écrit, selon
Platon, est parricide lorsqu’au contraire, avec les
Égyptiens, l’écrit préserve la mémoire et avec elle,
l’intégrité de son auteur défunt :
« Un livre est plus utile qu’une stèle peinte, qu’un mur de
tombe érigé.
Créer cela, c’est créer des demeures et des tombeaux
Dans l’esprit de ceux qui prononcent leur nom.
Assurément, c’est utile dans la nécropole, un nom dans la
bouche des hommes !
L’homme a péri, son corps est poussière, tous ses proches
ont disparu.
Mais ce sont les écrits qui conservent son souvenir par le
bouche à oreille !
Un livre est plus utile qu’une maison construite,
Qu’une demeure à l’Occident, il vaut mieux qu’une résidence fondée,
Qu’une stèle dans une demeure divine ! »
Si bien qu’une telle distanciation que permet
l’écriture desservirait, selon Platon, le philosophe
et la philosophie lorsqu’il serait pour les Égyptiens
une voie privilégiée d’accès à la sagesse. Il n’est ici
besoin que de songer aux livres sapientiaux – sebayt
– et aux enseignements royaux qui emplissent les
bibliothèques des « maisons de vie » pour mesurer
l’ampleur de la fracture ouverte entre les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l’écriture.
13
LES JARDINS D’ADONIS
Ce qui tendrait à montrer que la disqualification
platonicienne de l’écriture en tant que médium de
connaissance d’une part, et d’autre part sa valorisation par Theuth et les scribes égyptiens, renvoie
à deux postures sui generis. À deux épistémologies,
sans doute ; mais plus encore à deux ordres de préoccupation selon qu’il s’agit, dans un premier cas,
de veiller à l’intégrité de l’aletheia (pour devoir à
Foucault ou l’un de ces concepts-phares), du rapport à la vérité transmise et à sa réception ; dans
le second, de prolonger une existence en déférant
l’écrit au service d’une mémoire. Force serait d’admettre que chez Platon, l’écrit ne doit servir que
d’auxiliaire de seconde main : c’est un loisir, c’est un
plaisir et rien de plus, tandis qu’il est aux yeux des
Égyptiens la chose la plus sérieuse au monde, pour
ne pas dire la plus sacrée (ce qui serait versé dans la
prétérition). On a bien là confrontation d’une civilisation transie d’oralité, lucide quant à la perte que
pourrait engendrer le tout-à-l’écrit, avec une civilisation qui a depuis longtemps franchi le cap de
la transmission orale pour se complaire dans l’hypomnèse : Thamous et Theuth, Socrate et Phèdre.
Ici l’avers et le revers d’une même réalité en quoi
consiste le pharmakon.
Il nous revient, à cette enseigne, de ne pas minimiser le tournant décisif qu’a pu déterminer en
Grèce l’imposition de ce que Jack Goody baptiserait la « literacy » –, tant au niveau de la politique
(puisqu’ayant partie liée à la démocratie, dixit J.-P.
Vernant) que de la philosophie (puisqu’elle l’aurait
ouverte à la « raison graphique » – Goody encore).
C’est une révolution qui nous renvoie, au demeurant, à notre propre époque : à nous qui constatons la migration par touches des différentes praxis
– usages – de l’écriture de l’ère analogique à celle
du numérique. Mais cette similitude partielle ne
doit pas obérer ce qu’il y a d’irréductible en chaque
situation. Faute de quoi les raisons qui pouvaient
dissuader Platon de coucher par écrit les fondements de sa philosophie nous resteraient opaques
(il y a aussi, à cet égard, un « signal démonique »
chez l’auteur des dialogues comme chez son personnage qui le retient d’en écrire trop). L’idéal universaliste de partage des connaissances hérité des
Lumières était loin d’être aussi pressant qu’il peut
l’être aujourd’hui. À quoi nous ajouterons qu’il est
loin d’être indifférent que ce soit principalement
des universitaires – des enseignants chercheurs – qui
écrivent sur Platon5.
14
L’ÉGYPTE
ÉCRIN DES
LETTRES
L’analyse des critiques émises à
l’encontre de l’écriture fut notamment
une occasion d’explorer plus à fond les sources
de Platon concernant la saynète mythologique du
Phèdre. De nous appesantir sur l’incipit – égyptiens, vraisemblablement –, sur les identités possibles de Theuth et de Thamous, sur la démarcation entre thématiques grecques et égyptiennes du
conte et sur les intuitions de Platon graphologue. Il
s’est trouvé que l’auteur, en faisant de l’Égypte le
foyer des caractères de l’écriture, n’a rien fait d’autre
qu’anticiper de deux millénaires sur les travaux épigraphiques de ces trente dernières années qui font
effectivement des hiéroglyphes les prototypes des
grammata. Graphèmes qui se seraient exportés par
le truchement du protosinaïtique, puis par la médiation des Phéniciens jusqu’à échouer en Grèce
et, de la Grèce, nous parvenir via l’alphabet latin.
Platon a même deux fois raison dans la mesure où
c’est effectivement en terre des pharaons, dans une
sépulture de la cité d’Abydos, qu’ont été découverts
les plus anciens vestiges de système d’écriture, datés
d’environ 3200 ans avant notre ère. Cela renverse
au passage un poncif moderniste qui voudrait que
l’écriture eût émergé principalement pour répondre
aux nouveaux enjeux liés à l’administration de vastes
territoires, à l’arrimage des lois, au développement
de l’économie et de la propriété, à la croissance
démographique consécutive à la sédentarisation.
On voit ici que c’est, de manière bien plus inattendue, dans un contexte rituel, un contexte funéraire, qu’apparaît l’écriture. Une écriture qui a pour
fonction d’immortaliser, de protéger, d’agir sur qui
reste inaccessible aux hommes. Il n’y a donc rien de
hasardeux à ce qu’elle soit appelée médou-netjer (mdw
ntr), littéralement « parole divine »6.
LA THÉORIE DES CYCLES
Un passage décisif pour la compréhension des
vertus que Platon attribue à l’Égypte serait en
revanche celui mettant en scène les entretiens de
Solon avec l’officiant de Saïs, qui pastiche celui
d’Hécatée de Milet avec les prêtres du temple dans
l’Enquête d’Hérodote. Cet épisode crucial voit l’auteur des dialogues revisiter l’attribution traditionnelle des rôles aux personnages censés représenter
la barbarie pour l’un, la civilisation pour l’autre.
C’est en réalité Solon, « le plus sage des Sept », qui
se voit enseigner la vérité des mythes. C’est dire que
la superstition, à la faveur d’un basculement dont
on mesure difficilement le caractère scandaleux,
se situe du côté des Grecs tandis que la science
– astronomique en l’occurrence – est du côté des
Égyptiens. « Les anciens savent la vérité », ne cesse
de répéter Socrate ; les Égyptiens, les plus anciens,
sont par leur longévité même habilités à initier les
Grecs qui seront « toujours des enfants » :
« – Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce ». A
ces mots : « Que veux-tu dire par là ? » demanda Solon. «
– Vous êtes tous jeunes d’esprit, répondit le prêtre ; car vous
n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une
vieille tradition et aucune science blanchie par le temps »7.
Nous retrouvons ici, tressés les uns aux autres, les
thèmes de l’autorité de la tradition longue et de la
maîtrise de la science des astres qui était une réalité
à cette époque en terre des pharaons. Eudoxe de
Cnide en savait quelque chose, qui pourrait en avoir
instruit directement Platon.
Cette
connaissance, Platon la justifie
par la pérennité
de la culture égyptienne qui ne serait pas
soumise aux cataclysmes
saisonniers de la Grande Année. Et d’invoquer le rôle protecteur du Nil qui atténue le feu des
canicules, outre le fait qu’il n’y a pas en
Égypte de relief montagneux comme on
en trouve en Grèce. Puis de faire cas de la rareté des averses, trop fines pour causer ces déluges
dévastateurs qui détruisent l’écriture et le savoir accumulé en submergeant les vallées alluviales8. Il faut
relever ici une certaine prise de liberté concernant
la tranquillité du Nil. Il n’est pas peu étrange que
Platon ait voulu ignorer le phénomène de la crue
du fleuve ; ce d’autant plus qu’on en retrouve des
témoignages de première main chez Hérodote. Est
ainsi confortée l’image fantasmatique d’une Égypte
hors d’atteinte que Platon contribue à promouvoir
en même temps qu’il l’exploite pour les besoins
de la cause. On peut violer l’histoire, prétendait
Alexandre Dumas, pourvu qu’on ait souci de lui
faire de beaux enfants.
Le « bel enfant » de Platon sera le mythe « très
véritable » de l’Atlantide exposée par Critias. Le «
bel enfant » aspire en l’occurrence à prouver la viabilité de la Belle Cité. Grâce à l’Ancienne Athènes,
rivale de sa jumelle mimétique ravagée par l’hybris,
qui prête son assise historique au modèle de la République9. Il y a là conjonction du paradigme anhistorique de la Callipolis et du temps politique qui
est celui de l’anacyclose. Il y a, en d’autres termes,
une convergence que revendique Platon entre le
prototype intelligible et l’hypostase sensible qui
s’accomplit chaque nouveau début de cycle, aux
prémices de l’Âge d’or. Or, c’est une chose que l’on
retrouve aussi dans les textes égyptiens d’après lesquels chaque nouveau règne réactualise la création,
chaque avènement se ressaisit de l’ordre suspendu
dans l’éternité (djet) pour l’incarner dans le temps
historique (neheh). On a donc bien, tant chez Platon que chez les Égyptiens, un même schéma de
superposition de la cité céleste et de la cité terrestre
hypothéquée par une théorie des cycles qui légitime, du point de vue cosmologique et politique, la
prétention de Platon à faire tenir un tel discours par
un prêtre égyptien10.
15
LE HIEROGLYPHE-IDÉE
Encore n’avons-nous fait que vaticiner au seuil
du temple de Saïs. Franchissons son enceinte. Nous
découvrons alors l’art égyptien tel que pouvait le
contempler un Grec de la Basse Époque11. Platon,
théoricien des arts, n’a jamais fait mystère de sa dilection pour les canons pharaoniques. Il prise plus
particulièrement ses productions graphiques, qu’il
oppose aux trompe-l’œil et à la peinture d’ombre
(skiagraphia), jadis fleuron de l’esthétique grecque.
L’art égyptien est visée de l’intelligible qui renvoie
à l’essence et non aux apparences. C’est un art
véridique et non vériste, art « aspectif », « psychagogique », qui donne à voir la rationalité des proportions et des rapports mathématiques ; art tout
synthétise l’ensemble des propriétés de l’eidos platonicien. Tout se passe comme si la thèse risquée sous
forme discursive dans les dialogues platoniciens
(cf. l’éloge d’Éros selon Diotime dans le Banquet),
l’art égyptien la transcrivait dans le langage des «
signes ». On a ici télescopage entre deux élaborations métaphysiques qui pourrait expliquer, tout au
moins partiellement (il ne s’agit pas d’ôter à leur
qualités propres), la bonne disposition de l’auteur
à l’endroit des « figures » de l’art égyptien. Tout se
passe comme si les attentes de Platon, son horizon
de pré-compréhension, eût écrit Heidegger, sa base
herméneutique, plutôt que de faire obstacle à son
intelligence de l’art égyptien, l’avait rendu sensible à
l’une des vérités les plus subtiles de la théologie du
hiéroglyphe. C’est un cas singulier où les impondérables de la projection n’affectent pas le phénomène
visé, pour cela seul que le filtre idéaliste qui conditionne la réception platonicienne de l’art égyptien
structure déjà dans une certaine mesure l’art égyptien. Il n’y a pas loin des « figures égyptiennes » aux
« formes intelligibles ».
L’ART SANS HISTOIRE
L’on ne trouve jamais en tout ce que l’on voit que
ce que l’on y met – et combien peu du reste. Il est
de ces aspirations propres à déteindre sur tout ce
qu’elles entreprennent ; il s’en faut de beaucoup
que celles de Platon s’exceptent de la règle. Voilà
qui ne pouvait que nous inviter, dans le droit fil de
nos disquisitions sur l’art, à revenir plus avant sur
les déclarations de l’Étranger des Lois concernant
l’existence d’une jurisprudence égyptienne en matière esthétique :
entier tourné vers la réalité des choses. Il trace pour
définir, dans les deux sens du terme. Combien plus
vrai était-ce du hiéroglyphe qui, plus qu’une écriture
ou qu’un système de signes, est un système d’idées ?
Loin que le hiéroglyphe soient à l’image des choses
sensibles, ce sont les choses sensibles qui sont à
leur image ; de la même manière que chez Platon,
les choses sensibles « imitent », « ressemblent » ou
« sont participées » par les Idées. Le hiéroglyphe
est le concept au-delà du simulacre ; le hiéroglyphe
est ce de quoi procède le devenir sensible, ce qui
l’informe, se coule en lui.
Le hiéroglyphe-essence est donc premier dans
l’ordre génétique, prééminent dans l’ordre ontologique. Intangibilité, éternité, primat sur le devenir : il
16
« Or, lorsqu’ils eurent déterminé quels devaient être ces
formes et ces airs et de quelle nature ces formes et ces airs
devaient être, les Égyptiens en proposèrent des modèles dans
leurs temples. Ces modèles, il n’était permis ni aux peintres,
ni à aucun de ceux qui produisent des formes ou quoi que ce
soit du genre, de s’en écarter pour innover ou encore d’en imaginer d’autres qui différassent de ce qu’avaient établi leurs
pères ; et maintenant encore la chose n’est pas permise que
ce soit en ce domaine ou dans celui de la musique prise dans
son ensemble »12.
Il semble que Platon ait voulu présenter l’Égypte
comme un modèle de traditionalisme. Le conservatisme préserve effectivement, à la remorque des
canons artistiques, le conditionnement éducatif et
la morale léguée par les Anciens qui « sont plus près
des dieux » et de l’Ancienne Athènes. Or justement,
et en raison peut-être de la prétention de l’art égyptien à étreindre l’essence des choses qu’il représente,
Platon proclame de tels canons inamovibles, inaltérables, immarcescibles – alors qu’ils n’ont cessé de
varier ; alors qu’ils n’ont cessé de se réformer, et
de se perdre, et de se retrouver, de s’unifier pour à
nouveau se disperser. De tels canons ainsi livrés à
la merci des événements, fluctuant au gré du temps
et de l’histoire, Platon les exonère précisément du
temps et de l’histoire.
Dans son désir – compréhensible pour un Grec
– de trouver une stabilité au sein d’un monde fluctuant, livré au devenir et à la succession des échecs
politiques, Platon ne prend pas acte du décalage
entre le discours officiel et la réalité. La permanence en droit de ces modèles n’avait pas lieu en
fait. L’histoire de l’art, qui est aussi – de manière
paradigmatique sous la tutelle des rois d’Égypte –
celle de la politique et de la religion, est tout entière
pour attester de ces infléchissements. Une histoire
à laquelle Platon n’avait probablement pas eu accès.
Les reliefs funéraires qui nous permettent de suivre
ces évolutions ornaient principalement des tombes
à la périphérie des villes. En sorte que les explorateurs grecs, quittant rarement les emporioï, n’avaient
jamais affaire qu’à l’art contemporain de leur visite
; et même encore, dans certaines villes seulement.
D’où l’extrapolation illégitime que fait Platon de
son homogénéité, faussée par un biais d’échantillonnage. Il lui manquait, pour redresser le tir, ce
dont nous disposons dès à présent par le secours
de l’archéologie : une vision diachronique de l’art
égyptien. L’horizon du long cours.
D’OSIRIS A ZAGREUS
La question délicate de la religion fut abordée
en une première approche au crible de la fameuse
interpretatio graeca à laquelle Hérodote ménage déjà
une large place dans son Enquête. Un exemple typique de ce syncrétisme gréco-égyptien consistait
en l’identification, jadis bien accepté, de Dionysos
et d’Osiris :
C’est donc Mélampous qui a institué la procession du
phalle [= phallus] que l’on porte en l’honneur de Dionysos, et c’est lui qui a instruit les Grecs des cérémonies qu’ils
pratiquent encore aujourd’hui, Mélampous est, à mon avis,
un sage qui s’est rendu habile dans l’art de la divination.
Instruit par les Égyptiens d’un grand nombre de cérémonies,
et, entre autres, de ce qui concerne le culte de Dionysos, ce
fut lui qui les introduisit dans la Grèce, avec quelques légers
changements13.
Identification qui trouvait à se prolonger avec
celle de leurs arétalogies et mythes. Il nous est apparu qu’à cet égard, nos Grecs avaient un tant soit peu
manqué de discernement. Le fait est que la lacération ou dilacération (diasparagmos) de Zagreus – qui
renaîtra sous la figure de Dionysos – est un mythème
qui a pour vocation étiologique de rendre compte
de la présence du mal en l’homme, tout comme,
plus tard, le chaos dionysiaque ritualisé et encadré
par les festivités d’Athènes (les dionysies) permettra de canaliser la violence inhérente à toute communauté pour la drainer hors du corps politique.
C’est un rite cathartique. Le démembrement et la
résurrection d’Osiris se présente en retour comme
le récit de la fondation de l’institution pharaonique,
l’affirmation de l’unité de l’Égypte et la promulgation d’une nouvelle eschatologie qui prédestine les
justes à l’assemblée des dieux14. Nous avons deux
récits en apparence semblables, mais foncièrement
dissimilaires quant à leur signification. On peut en
dire autant des tentatives de réduction d’Hermès à
Thot (ou Theuth), d’Athéna à Neith ou de Zeus à
Ammon, toutes agréées par l’auteur des dialogues.
IL N’Y A QU’UN DIEU
Ce réductionnisme généreusement œcuménique
méconnaît également la singularité de la « théologie
de l’Égypte ancienne », dont l’architectonique a peu
à voir avec celle du polythéisme grec. La dimension monothéiste de la religion pharaonique s’avère
probablement l’un des points les plus délicats de
ce système de pensée irréductible à nos catégories usuelles15. Témoin le nombre d’universitaires
qui persistent à parler de polythéisme – soit par
facilité de langage, soit par lacune (personne n’est
infaillible) –, soit même par option interprétative,
en connaissance de cause. Par projection, nous
semble-t-il, plus vraisemblablement. À bien examiner les textes sacerdotaux qui nous sont parvenus,
force est d’admettre qu’aux antipodes de la doxa
véhiculée par les ouvrages de vulgarisation, chaque
dieu particulier n’est en dernière instance que l’un
des innombrables aspects du Créateur16. L’« aspect
» renferme assurément une part de la vérité du tout,
mais n’en est qu’une partie, n’est que le « membre
» articulé d’un corps qui le dépasse tout en l’assimilant. Le vizir Thot, dieu scribe, est ainsi « langue
d’Atoum », qui dit Atoum en tant que détenteur de
la « parole créatrice »17.
L’analogie nous fera mieux entendre la radicalité du quiproquo qui grève encore au troisième
millénaire notre compréhension de la théologie
de l’Égypte ancienne. Le même phénomène, à
quelques détails près, rend compte de la multiplicité
des Noms de Dieu dans le judaïsme tardif : tous
renvoient au même Dieu interpellé selon ses diffé-
17
rentes facettes, visages ou attributs qui ne forment
jamais en soi des dieux individuels. Cet expédient est
rendu nécessaire par le fait même que l’essence totale de Dieu (en sof) demeure inaccessible à la parole
est à la représentation (« tu ne feras pas d’images »).
Pour nous armer d’un autre exemple, probablement
plus familier, interpréter les différentes figures du
Créateur que sont les dieux égyptiens dans une
logique polythéiste seraient commettre la même
erreur – ou hérésie – qui ferait concevoir la Trinité
chrétienne comme une affirmation de la coexistence de trois divinités : erreur qui donc consisterait
à « substantialiser les hypostases », pour emprunter
à la nomenclature de la scolastique18.
L’HENOTHEISME
HÉBREU
Si la version « exotérique » et dévoyée de la religion pharaonique pouvait éventuellement la recouvrir d’un revêtement polythéiste – et expliquer ainsi
la confusion des Grecs, qui est aussi la nôtre –, son
socle théorique était monothéiste. Le fait très mal
connu de ce monothéisme retiendra d’autant plus
notre attention que l’on a coutume de faire de la
religion de Yahvé (YHWH) la première à s’autoriser d’un dieu unique et exclusif – deux adjectifs qui
ont chacun leur importance. Il peut être opportun
de rappeler à cet égard que cette religion, inchoative au VIIIe siècle avant notre ère (date estimée de
la rédaction des premiers textes de l’Ancien Testament), n’était alors qu’hénothéiste : elle révérait un
dieu particulier qui avait fait alliance avec Abram
– le futur Abraham – afin qu’il n’en « adore pas
d’autre […] devant Sa face ». Échange de bons procédés, il recevrait Canaan en guise de récompense.
Ce n’est qu’au milieu du premier millénaire que ce
dieu Yahvé devient universel et seul de sa nature ;
seulement alors que se produit le basculement vers
le monothéisme strict. La précession des descendants d’Abraham sur la voie du monothéisme fait
néanmoins partie, avec l’Exode et l’esclavage du
peuple hébreu, des grands mythes historiques qui
ont su s’indurer dans la culture populaire malgré les
démentis de l’archéologie19. Considérons incidemment que le Proche-Orient ancien n’est pas avare de
représentations monothéistes latentes ou explicites,
à l’exclusion même de l’Égypte20. On s’aperçoit au
moins qu’à son égard Platon n’est pas mieux renseigné que beaucoup d’entre nous, qui tient pour évidente une croyance égyptienne en un polythéisme
coagulé de dieux distincts les uns des autres.
18
APOTHÉOSE ET
THÉONYMES
Pour ce qui a trait à la doctrine de l’immortalité de
l’âme, Hérodote et Platon sont pleinement justifiés
à la faire égyptienne. C’est sans difficulté que nous
leur concédons, aussi longtemps que cette croyance
procède effectivement de la Réforme osirienne, ellemême nourrie de croyances antérieures. Trois restrictions doivent néanmoins être posées. Une première
concernant le terme d’âme (ou anima) – notion chrétienne –, ou de psuché – de facture grecque –, que
la Vulgate et la Septante tiennent pour équivalentes,
mais qui ne sauraient rendre justice à la complexité de
l’« anthropologie métaphysique » des Égyptiens. Une
deuxième restriction pour faire valoir qu’il existe bel
et bien une mort définitive – une « seconde mort » –
que l’eschatologie réserve au ba des hommes impies,
privés de sépulture, noyés ou inhumés ailleurs qu’en
leur pays natal. Nous sommes en dernier lieu fondé
à opposer une fin de non-recevoir à la thèse hérodotéenne selon laquelle une telle doctrine aurait été
transmise aux Grecs qui n’auraient fait que l’acclimater, comme ils auraient – renchérit Hérodote – pris
connaissance onoma divins par le truchement des «
prophètes » égyptiens :
« Presque tous les noms des dieux sont venus d’Égypte en
Grèce. Il est très certain qu’ils nous viennent des Barbares :
je m’en suis convaincu par mes recherches. »21
Il n’en est rien. Les Grecs n’avaient aucun besoin
des lumières égyptiennes pour tracer les linéaments
d’un modèle endémique. L’explication diffusionniste tient davantage du préjugé que du constat –
sans nier le moins du monde de possibles influences
par le biais des mystères, dans un sens comme dans
l’autre.
IDOLATRIE ET
METENSOMATOSE
Le culte des animaux et la thérianthropie qui
pouvaient apparaître à l’époque de Platon – mais
aujourd’hui encore – comme un fait objectif de la
religion pharaonique, relève de la même espèce de
simplification que l’attribution aux Égyptiens par
les voyageurs grecs de la doctrine de la réincarnation et de la métempsychose.
« Ces peuples sont aussi les premiers qui aient avancé que
l’âme de l’homme est immortelle ; que, lorsque le corps vient
à périr, elle entre toujours dans celui de quelque animal ;
lance, qu’il fait bonne garde, et que son instinct lui fait distinguer avec sagacité un ami d’un ennemi, ils l’ont comparé,
suivant Platon, au plus fin de tous les dieux. Ils ne croient
pas non plus que le soleil sorte du milieu d’un lotus,
comme un enfant nouveau-né ; mais ils représentent sous cette
figure le soleil levant, pour désigner que sa chaleur est entretenue par les vapeurs qui s’élèvent des lieux humides […]
C’est ainsi que vous devez entendre le récit que font
de ces dieux ceux qui en donnent une interprétation religieuse et philosophique. Alors, vous observez
fidèlement tout ce qui est prescrit pour ces cérémonies sacrées,
et persuadés que le sacrifice le plus agréable que vous puissiez
offrir aux dieux, c’est d’avoir d’eux des idées justes et vraies,
vous éviterez la superstition, qui n’est pas un moindre mal
que l’athéisme. »24
et qu’après avoir passé ainsi successivement dans toutes les
espèces d’animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre
dans un corps d’homme qui naît alors ; et que ces différentes
transmigrations se font dans l’espace de trois mille ans. Je
sais que quelques Grecs ont adopté cette opinion, les uns plus
tôt, les autres plus tard, et qu’ils en ont fait usage comme si
elle leur appartenait. Leurs noms ne me sont point inconnus,
mais je les passe sous silence. »22
L’Égypte, fausse piste. Loin de revenir à l’existence, le défunt fusionne avec le créateur. Il devient
« dieu en dieu », netjer, l’Osiris N, et s’approprie par
là tous les aspects de l’être qu’il devient… sans rien
abandonner de son identité propre (!). Il ne renaît
jamais à l’existence mortelle. Quant au « chien »
invoqué dans le Gorgias – Anubis vraisemblablement – il n’était pas « dieu chez les Égyptiens »23,
mais tout au plus le ka vivant d’un dieu. Il n’avait
pas le statut d’idole, mais celui de symbole, d’icône.
En tout ceci Platon et ses contemporains ont eu
tendance à attribuer aux Égyptiens une lecture littérale des paraboles qui n’étaient pas leur fait. Nous
admettrons, à leur décharge, que l’inverse eût été
surprenant. À moins d’investir beaucoup plus avant
dans la théologie de l’Égypte pharaonique. Il y avait
néanmoins aussi, parmi les Grecs, des doxographes
suffisamment critiques et même autocritiques pour
ne pas se laisser prendre au piège des apparences.
Évoquons Hermodore, disciple et ami de Platon,
et à sa suite Plutarque, médioplatonicien, puisque
Plutarque est grec, s’il est utile de le rappeler :
« Lors donc que vous entendrez toutes les fables que les
Égyptiens racontent des dieux, qu’on vous dira qu’ils ont
erré sur la terre, qu’ils ont été coupés par morceaux, et qu’ils
ont éprouvé beaucoup d’autres accidents semblables, souvenez-vous de ce que je viens de dire, et ne pensez point que
tout cela soit effectivement arrivé. Par exemple, ils
ne croient pas que le chien soit proprement le dieu
Thot ; mais comme cet animal est dans une continuelle vigi-
La messe est dite. Mieux vaut tard que jamais…
L’IMPÉRATIF DE
SURPASSEMENT
Nous constations précédemment, avec l’éloge
que faisait l’Étranger d’Athènes de la législation
égyptienne en matière d’art, que Platon semblait
tenir l’Égypte pour un modèle de conservatisme.
C’est indéniablement une méprise historique ; mais
c’est surtout prêter aux Égyptiens des préoccupations inverses à celles auxquelles les disposait cette
règle de vie sociale que constituait la maât. L’ordre
du monde dépendait à leurs yeux d’un équilibre menacé dont le maintien ne s’obtenait qu’au prix d’un
effort continu de création, d’une logique d’accroissement, de supplémentation constante. S’il était
bien une injonction morale qui s’imposait à tous et
en tous les domaines, c’était de se conformer autant
qu’il se pouvait à ce que l’égyptologue P. Vernus
désigne par l’expression d’« impératif de surpassement »25. La tradition elle-même prescrit le dépassement de la tradition, et donc la surenchère vis-à-vis
des prédécesseurs26. Lesquels prédécesseurs ont eu
aussi à se projeter au-delà de leurs prédécesseurs
eux-mêmes déterminés par une même logique de
regressus in infinitum. Il s’agissait de compléter l’inachevé sans pour autant détruire : de ne pas créer ex
nihilo, mais d’ajouter sa pierre à l’édifice :
« Telle [était] la tâche confiée par la société égyptienne
à son représentant suprême, le roi : compléter ce qui était
demeuré inachevé, recréer ce qui avait été terminé, et préserver
l’existant, non pas sur [la] base d’un statu quo, mais en
fonction d’un processus continu, dynamique voire révolutionnaire de remodelage et d’amélioration »27.
Ce n’était qu’à cette condition que l’entropie –
l’isfet, notion cosmique et politique – pouvait être
19
désactivée. Provisoirement. De là suivait le caractère dynamique et non statique de l’ordre à garantir. Un ordre ayant force de loi dans le domaine de
la religion comme dans celui de la législation, de
l’architecture, des arts en général et de la guerre. Il
en ressort que la promotion des idéaux fixistes dont
l’Athénien des Lois fait un trait caractéristique de
la culture égyptienne est, pis encore que déplacée,
aux antipodes de sa réalité. C’est une anti-Égypte
qu’exalte le Platon des Lois.
LA ROYAUTÉ
PHARAONIQUE
L’ultime chapitre de notre étude s’éloigne légèrement de la perspective adoptée pour les précédents.
Il n’aurait pas été possible de poursuivre sur notre
lancée en évaluant la pertinence d’une comparaison
qui eut mis en regard la description platonicienne
du pharaon avec celle inférée des indices archéologiques que nous avons à disposition ; et ce pour
la très impérieuse raison que Platon n’y fait jamais
qu’une allusion très évasive dans le courant du Politique. Le pharaon n’est qu’un hapax. Une ombre
inconsistante, très en deçà de l’examen qu’on aurait
pu en espérer de la part d’un theoros qui prétend
s’enquérir à l’étranger des profils de constitution
susceptibles d’inspirer celle d’une nouvelle politeia.
Et ce n’est rien dire du fait que la cité de Saïs, de
l’aveu même de l’Athénien, aurait été dépositaire
de certaines des lois de l’Athènes archaïque, ancienne incarnation de la Callipolis. Il nous appartenait, contraint par ces lacunes, d’opter pour une
approche plus indirecte. Ceci en exploitant le bienfondé et les limites du parallèle qui pouvait être fait
entre, d’une part, le pharaon et, d’autre part, les gardiens accomplis et le philosophe-roi.
Nous changeons donc la perspective sans relâcher
le fil d’Ariane. C’est une démarche qui a le mérite
de mettre la focale sur l’ensemble des thèmes qui
n’avaient pas été précédemment traités en les articulant autour d’une seule et même problématique.
Citons parmi ces thèmes celui du statut de l’homme
royal et de la science du gouvernement, de l’éducation experte et plébéienne ou de l’usage du mythe
et du noble mensonge. Une occasion de constater,
pour ne donner qu’un exemple, combien la représentation platonicienne de la pédagogie à l’égyptienne – ludique, massive et dispendieuse –, pouvait
être éloignée de celle qui avait effectivement cours :
20
« Il faut dire qu’un homme de condition libre doit étudier
au moins autant de chacune de ces disciplines qu’en apprend
une foule innombrable d’enfants en Égypte, en même temps
qu’ils apprennent à lire et à écrire. D’abord en effet, concer-
nant les calculs, apprendre par jeu et avec plaisir des connaissances inventées pour des enfants qui ne sont que des enfants,
et comment se font les répartitions naturelles […] De même,
c’est encore par manière de jeu que les maîtres réussissent en
un même ensemble de gobelets d’or, de cuivre, d’argent ou
d’une autre matière semblable, ou qui les distribue en groupe
de la même matière, adaptant de la sorte un jeu, ainsi que
je l’ai dit, les opérations de l’arithmétique indispensables, et
ce afin de rendre les élèves plus aptes aussi bien à régler un
campement, une marche et une expédition militaire qu’à administrer leur maison ; et en général, ils rendent les hommes
plus capables de se tirer d’affaire d’eux-mêmes et plus éveillés. »28
Probablement parce qu’elle lui sert d’abord de
contrefeu dans le contexte précis des Lois et à ce
titre, ne prétend pas à la véracité. L’occasion, en
revanche, de constater combien sa conception de
l’exercice de la gouvernance se laissait aisément dissoudre dans celle mise en pratique par le pouvoir
pharaonique. Bien qu’à nouveau Platon, qui n’en
ignorait rien, ne l’évoque que du bout des lèvres.
Mais il y a loin, témoins les multiples échos de la
doctrine non-écrite (agrapha dogmata) et les « passages de rétention » qui saturent ses dialogues, à
ce que Platon ait épuisé dans sa composition écrite
l’ensemble de ses connaissances
CONCLUSION C’est alors sans regret que nous conclurons sur
cette absence de conclusion. Non sans faire remarquer, pour ce qui nous concerne plus directement,
que si l’archéologie moderne a pu démystifier bon
nombre de lieux communs touchant l’Égypte ancienne, la vision que nous en avons reste en partie
celle qu’en avait Platon et la majorité des Grecs. Probablement parce que nous n’avons très longtemps
connu l’Égypte que par la médiation des Grecs – ergo
par celle de la langue grecque : la langue qui voit et
pense à travers nous. Nous avons donc tenté dans
cette étude d’accoster sur un continent encore improprement cartographié, d’en révéler les lignes de
force et les reliefs dans la mesure de nos moyens, de
la façon la plus précise et la plus exhaustive possible,
appuyant notre enquête sur tous les documents que
nous avions à disposition. Une entreprise qui pour
être exigeante, n’en fut pas moins enrichissante. Autant en ce qui concerne l’Égypte ancienne qu’en ce
qui concerne Platon, dont la pensée ne perd jamais à
profiter de nouveaux éclairages. Au risque de l’erreur.
Nous ne gagnons rien à arpenter les mêmes ornières
et les sentiers battus.
1. Enseignement de Ptahhotep, Avertissement liminaire : « De
l’humilité et de la découverte de la parole parfaite », XIIe dynastie, c. 2000 av. J.-C.
2. Euthydème, 288d-293a, passim.
3. Phèdre, 274c-275b.
4. L’« éloge des écrivains » du Papyrus Chester Beatty IV (XXe
dynastie, c. XIIe siècle av. notre ère), v°2,13-3,11 ; ref. BM EA
10684.
5. Le scepticisme « hypercritique » des contempteurs de
l’École de Tübingen pourrait, jusqu’à un certain point, être
expliqué par une déformation professionnelle dont on se serait
loisiblement passé.
6. Nous ne saurions exclure, au vu de ce qui précède, que
les mathématiques aient procédé de la même manière de l’astronomie ou de l’astrologie plutôt que de la logistique ou de
l’économie comme il est de bon ton de l’affirmer – ce qui nous
paraît trahir une lecture très contemporaine, technocratique et
utilitariste du monde ancien.
7. Timée, 21e-22a.
8. « Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions,
les plus grandes par le feu et l’eau, et les moindres par mille
autres causes. Ce qu’on raconte chez vous de Phaéton, fils du
Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route ordinaire, embrasa la terre et
périt lui-même frappé de la foudre, a toute l’apparence d’une
fable ; ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les mouvements des
astres autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps,
arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre
est détruit par le feu . Alors les habitants des montagnes et
des lieux secs et élevés périssent plutôt que ceux qui habitent
près des fleuves et sur les bords de la mer […] Chez nous, au
contraire, jamais les eaux ne descendent d’en haut pour inonder nos campagnes : elles nous jaillissent du sein de la terre.
Voilà pourquoi nous avons conservé les monuments les plus
anciens […] Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou
ailleurs, d’événements glorieux, importants ou remarquables
sous d’autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par
écrit et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial » (Timée, 21e-23c.).
9. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’écouter Critias s’ouvrir
de ses arrière-pensées : « Supposons que les citoyens et la république que tu nous as montrés hier comme imaginaires soient
réels, que cette république soit la tienne et que tes citoyens
soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien » (ibid., 26e).
10. En gardant à l’esprit que le pharaon lui seul est authentiquement « prêtre ». La « caste sacerdotale » est, sous sa coupe,
constituée d’officiants, de ritualistes ou d’administrateurs. La
promotion par Hérodote et par Platon du serviteur de Neith à
cette chasse gardée relève ici encore de la projection.
11. Ou ce que nous appelons « art » par abus de langage et
par facilité, à l’aune de catégories modernes, en toute rigueur
inopérantes au temps dont nous parlons.
12. Lois, II, 656d-657a.
13. Hérodote, Histoire (Enquête), II, 49.
14. Message eudémoniste à rapprocher de celui des Orphiques
(Orphikoï). La localisation géographique d’Athènes et des mystères éleusiniens à mi-chemin entre la colonie d’Olbia, haut-lieu
de l’orphisme, et les villes égyptiennes ne sauraient exclure que
ce message eudémoniste, consubstantiel à la promulgation de
la Réforme osirienne, ait pu se diffuser de leur épicentre héliopolitain à la périphérie. « Bonne Nouvelle » (εնαγγέλιον) qui
pourrait constituer le cœur de la pensée platonicienne, dont
les dialogues seraient le déploiement. L’eudémonisme donc,
et non une supplétive ontologie de l’idée qui ne serait qu’une
ultime conséquence de la dialectique socratique. C’est tout au
moins la thèse – ici très écourtée – que défend J.-L. Périllié dans
un livre à paraître. Une hypothèse féconde qui, dût-elle s’avérer, aboutirait à remanier radicalement le canon interprétatif
traditionnel de la philosophie de Platon.
15. « Tu es l’unique qui a créé tout ce qui est / Unique demeurant dans son unité, qui crée les êtres […] / Hommage à
toi, créateur de tout cela / Un qui demeure unique, aux mains
nombreuses / Père des pères de tous les dieux » proclame un
hymne religieux contemporain du règne d’Amenhotep II, vers
1400 avant J.-C.
16. D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux
égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part. chap. III, § 103 : « Les
émanations corporelles et les énergies créatrices ».
17. Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de
l’histoire des religions, tome 221 n°2, Genève, 2004. p. 131-156.
18. Un parallèle à prospecter serait celui qui convoquerait
la religion hindoue, dont le panthéon entier n’est que la déclinaison des avatars d’un même dieu transcendant les cycles de
la palingénésie. Si la totalité des « avatars » peut être rapportée
à la triade Brahma-Vishnou-Shiva, cette triade est elle-même
l’émanation du principe Advaïta (la Non-Dualité). L’Égypte
n’est pas en reste, sous la vigie d’Atoum, Créateur héliopolitain
dont le monde même n’est qu’une émanation.
19. Nous renvoyons notre lecteur aux ouvrages magistraux de
Th. Römer.
20. Nous apprendrons ainsi que des ostraca ont été exhumés
dans la région de Sumer, rédigés en néo-babylonien, qui formulent sans ambiguïté une doctrine mésopotamienne de la
divinité unique manifestée diversement aux hommes : « Nergal
est le Marduk de la guerre ; Enlil est le Marduk de la royauté,
etc. ». De là à suggérer que les Hébreux étaient cernés de monothéismes, quand ils étaient eux seuls (encore) dépositaires
d’un authentique polythéisme, même électif (le peuple hébreu
élit son dieu : le dieu hébreu élit son peuple), il n’y a qu’un pas.
Mais un seul pas suffit parfois pour révoquer deux millénaires
de tradition naïve.
21. Hérodote, op. cit., 50.
22. Hérodote, op. cit., 123. Pour ce qui concerne l’allusion vipérine à ces pilleurs qui se sont attribué sans honte la primeur des
doctrines de la métempsychose, de la métensomatose, ou de la
réincarnation ; quant à ces Grecs usurpateurs dont notre auteur
juge opportun de taire les noms, nous risquons peu à suggérer
qu’il s’agit là d’Orphée, de Pythagore ou d’Empédocle ; encore
que d’autres Grecs se seront démarqués de leurs contemporains en professant très tôt des idées similaires.
23. Gorgias, 482b.
24. Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris, 11. Nous soulignons.
25. P. Vernus, Essai sur la conscience de l’histoire dans l’Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995.
26. Cf. Enseignement pour Mérykarê, § 18 : « Puissé-je voir un
brave se conformer à cela en ayant ajouté à ce que j’ai fait ».
27. E. Hornung, Les dieux de l’Égypte. Le Un et le Multiple, Paris,
Le Rocher, 1986, p. 24, 125 et 166.
28. Lois, VII, 819b-c.
Frédéric Mathieu
21
SÉMINAIRE DES JEUNES CHERCHEURS
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
22
Si le thème de la transformation de soi se trouve au cœur
de l’œuvre de Dante, c’est avant tout parce qu’elle témoigne
d’une transformation progressive de l’image de la raison qui
renverse le rapport entre l’homme et la nature : les religions
monothéistes plaçant l’homme au centre de la création en
vertu de son alliance à Dieu et la révolution copernicienne
détruisant la conception du monde comme Cosmos, c’està-dire comme totalité finie dont l’harmonie reflétait un
ordre de valeurs, la modernité se définit par la positivité
qu’elle reconnaît au sujet de se déterminer de manière autonome. Son acte est élevé au rang de principe. La raison
devient alors une entreprise et une industrie qui se réalise
en informant cette nature se caractérisant désormais par
sa neutralité axiologique. Or, si l’homme se révèle porteur
d’une norme qu’il se doit de matérialiser, alors l’enjeu de la
transition vers une nouvelle modalité d’existence devient
crucial. Il s’agira pour le sujet de prendre une décision au
présent, qui renvoie l’hétéronomie au passé pour projeter
l’autonomie au futur. Ainsi, en s’émancipant de toute instance transcendante pour trouver en soi son principe, la
raison moderne n’abolit pas la tension vers un idéal, mais
la réinvestie au cœur même de l’individu pour prendre une
forme personnelle. En effet, le passage à la vita nuova de
Dante se fit par sa rencontre devenu légendaire avec Béatrice, qui nous amène à nous interroger sur l’ascendance
par laquelle s’individu s’avère cause de lui-même. Le poète
devient l’esclave perpétuel du Dieu Amour, muse de toute
son activité sur cette terre. Dante, est-il projeté dans la vita
nuova grâce à l’intervention causale d’une entité contingente : Béatrice ? Ou bien est-ce par activité de production
et de création poétique et intellectuel qu’il devient cause de
lui-même ?
Peuvent alors se dessiner plusieures perspectives de réflexions que celle-ci soit d’ordre éthique, politique ou esthétique.
Si l’épanouissement de l’individu est soumis à une histoire
et à un milieu qui se présente à lui tout d’abord comme un
chaos affectif, la société moderne place l’homme dans une
position délicate où celui-ci doit trouver par ses propres
forces une conduite à son affectivité qui ne dépend pas
totalement de lui : l’individu doit devenir l’entrepreneur
de son désir susceptible de rentrer en contradiction avec
d’autres désirs contraires. Or, comment pouvons-nous
concevoir la rencontre harmonieuse des désirs dès lors
que ceux-ci sont posés originairement en tant qu’opposés
? Comment parvenir à un mode de vie qui dépasse l’exclusion des intérêts personnels,sans pour autant nier l’engagement spontané et propre de chacun ? Tout l’enjeu serait
pour le sujet de concquérir une autonomie au sein de cette
hétéronomie naturelle qui s’impose à lui et qu’il découvre
de par son insertion immédiate dans le monde. Que cela se
pense sous le mode religieux soumis à la providence divine,
de la réalisation de la libérté humaine pour les Lumières ou
bien de la gestion positive de ses pulsions et névroses pour
PROGRAMME
VENDREDI 27 MARS
JEUDI 26 MARS
Retranscriptions du
la psychanalyse, toutes ces formes de rédemption ne sont
que l’expression d’une quête d’émancipation et de sublimation de la Nature humaine. Ce dépassement de notre
condition nous est-il accessible ou demeure t-il une illusion
? Peut-on être ou devenir cause de nous-mêmes ?
De même, ce problème se redouble et s’appronfondit sur le
plan politique, car l’individu se voit scindé en deux entre sa
participation à la société civile (où se réalise et se rencontre
l’intérêt privé de l’individu particulier) et à l’Etat (où il est
exigé de l’individu qu’il agisse de manière universelle selon
l’intérêt général). Scission devenant d’autant plus problématique, puisque s’il convient à l’Etat de reconnaître une
autonomie à la société en s’interdisant de réglementer totalement la rencontre des intérêts individuels, il ouvre la possibilité de l’éclatement du corps social en une juxtaposition
de ses éléments qui n’entretiendraient que des rapports extérieurs et réintroduit alors une violence d’autant plus forte
qu’elle se trouve intériorisé par ses éléments. En refusant la
violence symbolique et rationnelle du conflit par la défense
légitime des minorités et l’exigence noble de tolérance envers les différences, il ne vit la violence de la contradiction
que de manière négative et relègue sa résolution à l’intimité
de la « sphère privée ». Ainsi, l’homme est amené à fantasmer une liberté politique que sa situation sociale nie réellement. Sa servitude prend la forme moderne de l’aliénation
: elle n’est plus la soumission à un pouvoir transcendant,
mais la captation intérieure de l’individu à travers une image
déformée de lui-même.
Remarquons pour finir que Dante accède à la vita nuova
en même temps qu’il progresse dans son activité poétique.
Lors du trecento et pendant toute la Renaissance italienne
la réflexion artistique est toujours accompagnée d’une anthropologie de la création divine dans l’activité humaine.
Réflexion que nous pouvons reproduire aujourd’hui.
Lorsque l’artiste crée, il se délie nécessairement de ses
influences pour apporter une œuvre nouvelle au paysage
culturel de son époque. La création artistique pose ainsi
nécessairement la question de la cause de soi. Un arrachement s’opère entre la détermination contingente, l’artiste
et l’œuvre afin que l’autodétermination de l’artiste et de la
création se révèle. Si cela nous amène à nous interroger sur
la place de l’artiste vis-à-vis du panorama d’influence culturel et esthétique qui permet
d’exalter ses capacités, cela laisse éclore une autre dichotomie : celle du créateur face à sa création. Faut-il véritablement opposé ces deux entités ? Ne peut-on pas voir la
création artistique comme une dynamique, expression de la
puissance active de l’artiste ?
23
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
Au-delà des limites
de la Nature humaine
Giordano Bruno après Spinoza, fureur et béatitude
Retranscription - Nicolas Espinas
Le thème qui nous rassemble aujourd’hui pour ce
séminaire : être cause de soi, est, comme nous avons
pu le voir ce matin, extrêmement riche du point de
vue philosophique qui sera ici le nôtre, tant il est un
outil puissant, levier de forte réflexion conceptuelle.
Cependant, sous la tutelle de la pensée de Spinoza,
la formule être cause de soi peut se révéler être une
expression paradoxale. Et c’est de cette antinomie
que nous ferons découler notre réflexion. La cause
de soi revêt pour Spinoza une importance primordiale. On aura tous à l’esprit ces mots qui ouvrent
l’Ethique : « Par cause de soi j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence »1 et qui témoignent de
la réappropriation par l’auteur de cette expression
déjà employée par la philosophie médiévale. Cependant, et c’est ce qui fera sa force, Spinoza opère
vis-à-vis de cette tradition un retournement, faisant de la cause de soi l’expression positive du seul
être nécessaire, dont l’essence implique l’existence.
C’est-à-dire la totalité de l’être, soit donc Dieu ou
la Nature, ce qui en l’occurrence est ici synonyme.
Paradoxal, ce thème le devient accompagné de son
sous-titre « la vie nouvelle ». L’être cause de soi n’est
plus la simple description de l’état constant d’autoréalisation perpétuelle de Dieu, mais le passage
d’une situation à une autre. Se perçoit alors d’un
point de vue éthique un devenir cause de soi. Mais
est-il possible de penser la thématique de la cause
de soi, non plus comme n’étant qu’une caractéristique propre à la nature, mais comme l’application
pratique d’un mode de vie nouveau ? Voilà qui soulève immédiatement beaucoup de réfutations. Un
individu cause de lui-même semble être au première
24
1Spinoza, Ethique, I, def. 1, traduction de C. Appuhn,
in Œuvres complètes, Tome III, Paris, GarnierFlammarion, 1965, p. 21.
abord impensable, compte-tenu de la philosophie
même de Spinoza. La finitude de notre condition
nous contraint à la servitude affective démontrée
géométriquement dans l’Ethique. Comment peuton penser la transition de la puissance humaine
finie à une application en acte infini ? L’homme
peut-il s’émanciper de toutes ses déterminations
sociales, historiques et contingentes au profit d’un
nouveau mode d’être dans lequel il serait parfaitement cause de lui-même ? Voilà qui parait être parfaitement irréalisable tant c’est idéaliste. Irréalisable
ça l’est, mais seulement jusqu’à un certain point de
la pensée de Spinoza. Et toute notre étude sera de
montrer ce que l’auteur prédit si l’on passe au-delà
de ce point. Nous nous intéresserons donc à ce que
Spinoza nomme félicité ou béatitude.
Afin d’éclairer notre perception d’un tel thème, et
de s’intéresser aux différentes filiations d’idées au
sein de l’histoire de la philosophie nous ferons alors
intervenir un second auteur : Giordano Bruno. Philosophe animiste de la Renaissance, penseur de
l’infini, de l’Un et de la coïncidence des contraires,
il fut brulé par l’Inquisition le 17 février 1600 sur
le Campo del fiori à Rome. Dans un cycle de sept
ouvrages écrits en italien de 1583 à 1585 lors de
ses voyages entre la France et l’Angleterre, Bruno
développe une propédeutique à sa nova philosophia. Pour passer rapidement sur quelques points
de la pensée Bruno afin que vous puissiez le situer,
il commencera par s’intéresser à la cosmologie.
Dans le De l’infini de l’univers et des mondes, s’appuyant alors sur les thèses de Copernic, il réaffirmera l’héliocentrisme puis s’en libèrera en brisant les
barrières du cosmos, faisant de l’univers un espace
infini qui abrite une multitude de mondes. Il travaillera également beaucoup sur l’Art de la mémoire,
et en règle générale sur le pouvoir des images sur
les hommes, thème de réflexion capital à la Renaissance. Enfin il repensera les systèmes politiques
de son temps et leur relation à la religion dans
l’Expulsion de la bête triomphante, poème épique
dans lequel Jupiter réorganise les constellations,
chacune d’elles représentant une institution ou une
idée capitale de la société au profit de l’élaboration
d’un nouveau système social. Bruno clôture ce cycle
d’ouvrages sur une réflexion portant sur le dépassement des limites de la Nature humaine dans les
Fureurs héroïques. Et c’est au travers de ce thème
que nous ferons une analyse comparative de la pensée du philosophe italien avec Spinoza. Toute notre
problématique sera alors de montrer en quoi il y a
chez Spinoza une pensée d’un au-delà de la Nature
humaine. Puis, de réussir à comprendre en quoi ce
dépassement consiste. Et enfin nous essaierons de
voir dans quelle mesure la béatitude pour Spinoza
et la Fureur pour Bruno peuvent s’alimenter l’une
l’autre au profit d’une plus grande compréhension
de ce thème. Premièrement au travers du Traité de
la Réforme de l’entendement, nous présenterons
donc la façon dont Spinoza thématise avec son
propre vocabulaire le dépassement des limites de
la Nature humaine et prépare les problématiques
inhérentes à une telle réflexion. Deuxièmement,
nous verrons pourquoi la félicité est en rupture
avec le modèle de la nature humaine tel que l’auteur
le présente dans la préface de la quatrième partie de
l’Ethique. Puis enfin nous verrons comment la béatitude s’acquiert pour Spinoza par la médiation simultanée de l’Amour et de l’Intellect. Enfin, dans le
but de confronter la pensée de la Renaissance, nous
verrons comment un siècle plus tôt, Bruno, avait
déjà pensé un dépassement des limites de la Nature
humaine fondé sur les mêmes piliers conceptuels
dans ses Fureurs Héroïques.
1. Vie nouvelle
Commençons par nous intéresser à une des premières œuvres de Spinoza, ouvrage dans lequel le
philosophe hollandais énonce les prémisses de ce
qui deviendra le système complexe de sa pensée, à
savoir : le Traité de la réforme de l’entendement et
plus précisément à son prologue, ce qui correspond
aux quatre premiers paragraphes de la traduction
Appuhn dont nous nous servirons aujourd’hui.
Doté d’une grande tension narrative, ce préambule
témoigne avec force de la déception première qui
a conduit Spinoza à établir son système philosophique : « L’expérience m’avait appris que toutes les
occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire
(communi vita) sont vaines et futiles »2. Plusieurs
choses se dégagent de cette phrase. D’une part, il
semble clair que Spinoza nous confie le témoignage
d’un vécu personnel, et d’autre part, nous pouvons
observer qu’il se dresse d’emblée à l’encontre de ce
qu’il nomme la vie ordinaire. En effet, au-delà de
la servitude humaine dans laquelle l’homme semble
enchaîné et, qui est décrite par toute la tradition philosophique Spinoza le premier, une alternative doit
être recherchée. Suit alors directement dans le prologue l’explicitation suivante : « Mon âme s’inquiétait donc de savoir s’il était possible par rencontre
d’instituer une vie nouvelle, ou du moins d’acquérir
une certitude touchant cette institution »3. Instituer
une vie nouvelle. Voilà l’expression qui doit ici retenir toute notre attention. A la vie commune, dont
les occurrences sont la source des tourments du
philosophe, doit être opposée la vie nouvelle. Au
premier abord, la proximité sémantique peut nous
évoquer l’ouvrage de Dante intitulé de la même façon la Vie nouvelle (Vita nuova). Et en effet, dans
cette œuvre, Dante nous conte l’histoire de sa rencontre avec Béatrice, événement qui bouleversa à
jamais son existence, et qui fut à la fois responsable
de son profond désarroi mais également de son
génie poétique. Sans trop s’attarder sur la pensée
de Dante, notons bien, qu’il ne s’agit pas là pour
lui d’une vie nouvelle dans le sens d’un changement social ou psychologique, mais véritablement
d’une mutation profonde de son essence, ne le faisant exister que pour assouvir le désir infini de cet
amour éternel.
Etant donné qu’il s’agit là d’une référence directe
au thème de ce séminaire, il convient de nous intéresser à la possible filiation de l’idée de vie nouvelle
entre Dante et Spinoza. Cependant, on s’aperçoit
vite alors que Spinoza ne reprend pas cette expression en s’inspirant directement de Dante et cela
pour deux raisons. Tout d’abord car, dans l’inventaire qui fut établi des livres de sa bibliothèque, aucun ouvrage de Dante n’est présent4. Rien ne nous
empêche cependant d’imaginer que Spinoza ait eu
un exemplaire de la Vita nuova entre les mains à un
moment de sa vie, ou du moins qu’il en ait entendu
parler. Et deuxièmement, et là c’est un argument
majeur, car seule la traduction d’Appuhn, rend la
2Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, traduction
de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p.181.
3 Ibidem, p. 181.
4 A-J. Servaas Van Rooijen, Inventaire des livres formant
la bibliothèque de Benedict Spinoza, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1889, p. 119-198.
25
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
tournure latine « novum institutum »5 par vie nouvelle. Dans les autres traductions que l’on peut
trouver du Traité de la réforme de l’entendement
cette expression est traduite différemment. Beyssade au PUF traduit par « nouvelle règle de vie »6,
Caillois dans la Pléiade par « nouveau projet »7 et
enfin Moreau par « nouvelle institution »8. Pourquoi donc Appuhn traduit-il ainsi, ajoutant dans
cette expression le terme de vie qui n’a dans un premier temps, pas lieu d’être ? Doit-on condamner le
traducteur ? Ou alors celui-ci souhaite-il nous faire
passer quelque chose d’implicite à l’œuvre ?
Quand nous nous plongeons dans le texte, nous
pouvons remarquer que le terme de vie est omniprésent. En effet, comme nous avons pu l’observer dès la phrase d’ouverture de l’œuvre la novum
institutum (vie nouvelle pour Appuhn) s’oppose
de manière symétrique à la communi vita (vie ordinaire). Pour comprendre ce qui se dresse entre
l’une et l’autre de ces expressions –vie nouvelle
et vie ordinaire-, il convient de s’interroger sur
ce terme de vie et de sa place dans la philosophie
spinoziste. Premièrement, comme nous avons pu
l’évoquer précédemment, la vie est à entendre au
sens de vécu. Ainsi, la première fois où l’expression
de vie commune apparaît sous la plume de l’auteur,
c’est pour nous faire le récit de son expérience personnelle. Néanmoins, au-delà de l’aspect narratif, ce
terme prendra un autre sens dans la suite du prologue. Apparaît alors dans la progression littéraire,
l’opposition de la vie à la mort (mortem). Dans ce
cas, c’est donc vie dans le sens physiologique du
terme qu’il faut l’entendre, c’est-à-dire un phénomène organique comme la circulation du sang, ou
la respiration. Spinoza file la métaphore de la maladie que représentent les occurrences de la vie commune, et du remède que le philosophe se doit de
rechercher : « je me voyais en effet dans un extrême
péril et contraint de chercher de toutes mes forces
un remède, fût-il incertain ; de même un malade
atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort
imminente »9 nous dit Spinoza. L’auteur condam-
26
5Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres
complètes bilingue, Tome I, traduction de M. Beyssade,
Paris, PUF, 2009, p. 64.
6 Ibidem, p. 65.
7Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, in Œuvres
complètes, traduction de R. Caillois, Paris, Pléiade,
1955, p. 103.
8 P-F. Moreau, Spinoza, l’expérience de l’éternité, Paris,
PUF, 1994, p. 7.
9Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, traduction
de C. Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p.182, 183.
nera alors les biens de la vie ordinaire déjà critiqués
maintes fois par la tradition philosophique, que sont
la richesse, les honneurs et le plaisir en raison de la
mort anticipée qui menace l’individu qui s’éprend
de tels biens. C’est-à-dire, pour reprendre un langage purement spinoziste, parce qu’ils endiguent le
cheminement continu de l’individu dans l’être. C’est
donc implicitement à l’apparition de ce que l’auteur
nommera plus tard conatus auquel nous avons ici
affaire avec le terme de vie. Autrement dit, l’effort
par lequel chacun s’efforce de persévérer dans son
être et qui en constitue l’essence10. Et en effet, l’auteur donnera comme définition stricto sensu de la
vie quelques années après la rédaction de ce texte
dans les Pensées métaphysiques : « nous entendons
donc par vie la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être »11. Nous sommes donc à
présent à même de saisir l’importance du terme vie
dans le prologue de cette œuvre. Ce concept permet premièrement à Spinoza d’illustrer l’expérience
narrative qu’il se propose de mettre en place dans
ce traité grâce à la notion de vécu, mais il lui permet
également de déterminer le rapport de l’individu à
la mort. Et ainsi de définir l’objectif qu’il se fixe,
c’est-à-dire trouver un bien qui n’aille nullement à
l’encontre de notre persévérance dans l’être. Enfin, de par le changement qualitatif radical qui se
joue entre la vie commune et cette nouvelle forme
d’existence qui ne peut en aucun cas s’opposer à
notre essence12, nous pouvons consentir au choix
d’Appuhn de traduire par vie nouvelle. Nous pouvons en conclure que si sur la forme nous ne pouvons pas rapprocher l’expression de vie nouvelle de
Dante à Spinoza, il n’en reste pas moins que sur le
fond, l’idée exprimée est la même. Autrement dit, le
changement radical de la nature humaine par l’abandon de la vie commune au profit d’un état nouveau
dû à l’expérience catégorique d’un événement particulier et déterminant, à savoir : la rencontre avec
Béatrice pour Dante, et l’acquisition d’une nouvelle
forme de bien pour Spinoza.
Toute la difficulté sera à présent de comprendre
10Spinoza, Ethique, III, prop. 6, op. cit., p. 219.
11Spinoza, Pensées métaphysiques, traduction de C.
Appuhn, in Œuvres complètes, Tome I, Paris,
Garnier-Flammarion, 1964, p. 368.
12 Dans la mesure où pour Spinoza l’essence de
l’homme est réductible à son conatus : Spinoza,
Ethique, III, prop. VII, traduction de C. Appuhn,
in Œuvres complètes, Tome III, Paris, GarnierFlammarion, 1965, p. 143 : « L’effort par lequel
chaque chose s’efforce de persévérer dans son être
n’est rien d’autre en dehors de l’essence actuelle de
cette chose. ».
ce que sera ce souverain bien qui permet à l’individu de s’extirper de la vie commune pour atteindre
la vie nouvelle et quels seront les instruments à
notre disposition pour y parvenir. Pour ce faire, il
faut tout d’abord se demander ce qui constitue un
bien en soi pour Spinoza. Autrement dit d’un point
de vue spinoziste, comment se fait-il que l’homme
fasse dépendre son bonheur de tel ou tel objet (la richesse, les honneurs ou le plaisir) ? Par quelle force
un individu décide t-il de s’asservir à un objet pour
en faire le responsable de son accès à la félicité ? A
cela, Spinoza a une réponse extrêmement claire et
qui sera capitale pour tout le reste de notre étude :
« toute notre félicité et notre misère ne résident
qu’en un seul point : à quelle sorte d’objet sommesnous attachés par l’amour ? »13. Ainsi, un bien n’est
considéré comme tel par un individu, que parce que
précédemment, celui-ci s’est épris d’amour pour
cette chose. Il suffit de croire qu’un objet sera la
cause de notre bonheur ou de notre malheur pour
qu’aussitôt nous vienne le désir de le poursuivre ou
de l’éviter. L’amour définira alors pour nous toutes
les normes du bien et du mal. Voilà qui nous permet donc de saisir le premier point capital de l’accès
à la félicité, que nous aurons l’occasion de retrouver
tout au long de notre étude : l’Amour. Ainsi, à partir
de l’instant où nous faisons dépendre notre bonheur d’un objet extérieur, nous en devenons dépendants. L’amour étant intrinsèquement lié à la nature
du conatus, soit de la vie, il ne peut aucunement
être détruit. Seul l’objet vers lequel il se dirige peut
être modifié. Le but ultime sera donc de trouver
le bien qui ne nous causera aucune tristesse. Afin
de comprendre la nature d’un tel objet, revenons
un instant sur les biens de la vie courante que sont
la richesse, les honneurs et le plaisir. Pour Spinoza
ils nous conduisent irréductiblement à la tristesse
et à la mort car ils sont périssables (perire). La nature du souverain bien sera donc d’être opposée à
ces objets éphémères, c’est-à-dire d’être immuable
et indéfectible : « l’amour allant à une chose éternelle et infinie repaît l’âme d’une joie pure, d’une
joie exempte de toute tristesse ; bien grandement
désirable et méritant qu’on le cherche de toutes ses
forces. »14. Toute la difficulté sera alors de trouver
le moyen d’amener nos désirs à s’embraser d’un tel
bien. Sortir de notre servitude afin de porter tout
notre amour vers cette chose éternelle et infinie.
Ceci se fera pour Spinoza par le travail de l’Intellect (intellectus). Il s’agira du second point capital
13Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, op. cit., p.
183.
14 Ibidem, p. 183.
de notre étude, en tant qu’il permet à l’homme de
s’amender ou de s’émanciper de ses désirs premiers,
l’intellect attaché à un tel objet procure irrémédiablement un réconfort. Voilà le remède à la maladie
que représente les occurrences de la vie courante,
que l’auteur nous présente : « Un seul point était
clair : pendant le temps du moins que mon esprit
était occupé de ces pensées, il se détournait des
choses périssables […] ce fut une consolation : le
mal je le voyais, n’était pas d’une nature telle qu’il
ne dut céder à aucun remède »15. L’Amour et l’Intellect seront donc les deux ailes qui conduiront
l’homme à changer sa nature pour gagner la félicité.
S’éprendre d’amour pour un tel bien consisterait en
un changement radical de la nature humaine nous
menant ainsi à la vie nouvelle et menant peut-être à
l’institution d’un individu cause de lui-même.
Ainsi, nous avons pu voir quelle était l’ultime finalité de la philosophie de Spinoza. Premièrement
par l’entremise de Dante et de la notion de vie nouvelle, nous avons pu saisir la radicalité du changement auquel l’auteur nous invite. Et deuxièmement,
nous avons perçu quels étaient les deux piliers de
cette entreprise, à savoir : l’Amour et l’Intellect. Il
nous restera cependant à comprendre, ce qu’est cet
objet défini comme éternel et infini, et, en quoi
consistera cette transformation de l’Intellect.
2. Abandon du modèle de la
Nature humaine
Passons à la seconde partie de notre étude et à la
question du modèle de la nature humaine. Comme
nous l’avons évoqué au travers de cette analyse du
prologue du Traité de la réforme de l’entendement,
il y a un abandon de la vie commune au profit de
la vie nouvelle, et c’est un point que nous retrouverons de nouveau développée dans l’Ethique au
travers du dépassement d’un modèle de la Nature
humaine16. Nous essaierons alors de montrer comment en abandonnant le modèle de la Nature humaine que Spinoza constitue dans la préface de la
Quatrième partie de l’Ethique, l’auteur entend définir et conceptualiser la béatitude dans la Cinquième
partie. Qu’entend donc Spinoza par modèle de la
Nature humaine (exemplar humanae naturae) ?
15 Ibidem, p. 183.
16 Voir à ce sujet : S. Ansaldi, « Amour, perfection et
puissance : un modèle de la Nature humaine ? », in
Nature et puissance ; Giordano Bruno et Spinoza, Paris,
Kimé, 2006, pp. 115-134.
27
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
Dans le langage courant est considéré comme modèle l’objet ou l’idée qui, par ses caractéristiques et
ses qualités, peut servir de référence à l’imitation.
Mais, plus qu’une simple référence, Spinoza va faire
du modèle le pôle absolu de tous nos repères quotidiens. Ainsi du modèle de la Nature humaine va
découler toutes les normes du bon et du mauvais,
de la perfection et de l’imperfection. Je m’explique.
Prenons l’exemple d’un étudiant en philosophie qui
souhaite devenir professeur. Le statut de professeur
sera le modèle qu’il souhaitera voir se réaliser et qui
sera la cause de tous les repères de sa vie quotidienne. Sera appelé bon ce qui le rapprochera de
ce projet, réussir son concours, et mauvais ce qui
l’en éloignera, comme tomber sur un sujet qui ne
l’inspire pas par les exemples. Tous les critères de
perfections et d’imperfections seront alors relatifs à
la potentielle réalisation de ce modèle : « J’entendrai
donc par bon […] ce que nous savons avec certitude être ce qui est un moyen de nous rapprocher
de plus en plus du modèle de la nature humaine
que nous nous proposons […] Nous dirons, en
outre, les hommes plus ou moins parfaits suivant
qu’ils se rapprocheront plus ou moins de ce même
modèle. »17. Néanmoins ce n’est pas dans la réalisation d’un tel modèle que Spinoza verra l’accomplissement de la béatitude18. En effet, les différents
modèles de la Nature humaines (ex. professeur de
philosophie) que nous suivons ou et auxquels nous
nous attachons au cours de notre existence ne sont
que le résultat de nos désirs. Désirs qui sont la cristallisation de nos déterminations. Voilà pourquoi ça
ne peut être dans l’accomplissement du modèle de
la Nature humaine que chacun suit, que se trouvera
la béatitude. Puisque seule la contingence de nos
déterminations entraînera notre conception du bon
du mauvais, de la perfection et de l’imperfection,
ces normes ne témoignent finalement que de la
vicissitude de nos affects.
La béatitude se développera donc en marge de
ce modèle de la Nature humaine. Si la perfection
était la puissance active qui permettait à Spinoza de
comprendre comment l’homme se meut vers la réalisation de ce modèle, dans le cas de la béatitude,
Spinoza nous propose de devenir cette perfection
: « si la joie consiste dans un passage à une per-
28
17Spinoza, Ethique, IV, préface, op. cit., p. 219.
18 A ce sujet voir l’excellent article : Sur le modèle de
la Nature humaine comme distinct de la béatitude
voir : S. Ansaldi, « Amour perfection et puissance :
un modèle de la Nature humaine », Nature et
puissance ; Giordano Bruno et Spinoza, Paris, Kimé, 2006,
pp. 115-130.
fection plus grande, la Béatitude certes doit consister en ce que l’âme est douée de la perfection ellemême »19. Comment un tel état nous est-il donc
accessible ? Grâce à ce que nous avons commencé
à définir précédemment et que Spinoza explicite
ici : l’Intellect et l’Amour. On retrouve en effet, ces
deux notions systématiquement dans la Cinquième
partie de l’Ethique. Et elle se présente de la façon
suivante : Deux propositions sont ici capitales à
retenir. Premièrement l’Intellect, je vous cite la démonstration de la proposition 27 : « La suprême
vertu de l’Ame est de connaître Dieu, c’est-à-dire
de connaître les choses par le troisième genre de
connaissance […] qui donc connaît les choses par
ce genre de connaissance, passe à la plus haute perfection humaine et en conséquence est affecté de
la Joie la plus haute »20. Et deuxièmement l’Amour,
comme en témoigne le corolaire de la proposition
32 : « Du troisième genre de connaissance naît
nécessairement un amour intellectuel de Dieu »21.
Pourquoi l’amour intellectuel de Dieu mènerait-il
l’homme à la béatitude ? La question qui se pose
donc ici est la suivante : Comment penser la réalisation totale d’un être fini, l’homme, dans une nature
infinie ? Autrement dit, a quel métamorphose doit
aboutir la nature humaine pour être en parfaite adéquation avec sa puissance optimal ?
Commençons alors par nous intéresser au travail
de l’intellect et à ces mystérieux genres de connaissance dont le troisième fait naître un amour intellectuel de Dieu. Le premier genre correspond pour
Spinoza à la perception sensible, aux opinions
courantes et aux connaissances acquises par « ouïdire ». Un exemple : tous les jours je vois le soleil
se lever et ainsi par habitude je peux prévoir qu’il
se lèvera demain. Le second genre de connaissance
nous est quant à lui, donné par la raison. Il s’agit de
tout type de raisonnement extrait de la matérialité
du monde qui permet de faire jouer dans notre esprit les différentes articulations logiques de la causalité. L’exemple le souvent proposé de ce genre de
raisonnement sont les mathématiques. Il s’agit ainsi
donc de la science qui étudie la causalité des rapports
qu’entretient chaque élément de la Nature. Spinoza
aurait pu s’arrêter au second genre de connaissance
puisqu’il est suffisant pour réguler toutes les actions
courantes de notre vie. Pourquoi donc un troisième
genre de connaissance ? Qu’apporte t-il à l’éthique
quotidienne des individus ? Il y a un troisième genre
de connaissance car les articulations mécaniques
19 Ibid., V, prop. 31, scolie, op. cit., p. 322.
20 Ibid., V, prop. 27, dém., op. cit., p. 327.
21 Ibid., V, prop. 37, cor., op. cit., p. 331.
des choses ne constituent pas leur essence. Et c’est
précisément de cela que va s’occuper ce genre de
connaissance, un savoir sur l’essence singulière de
chaque objet existant. Et de cette perception de
l’essence des différentes singularités, données par
le troisième genre de connaissance, l’homme comprend que toutes choses trouvent leur principe et
leurs déterminations dans la nature de dieu et se
réalise en lui. Le troisième genre de connaissance
permet donc à l’homme de saisir l’essence des singularités et ainsi le lien causal qui unit ces essences
à la nature cause d’elle-même.
Du troisième genre de connaissance et de
l’essence des choses, Spinoza fait alors jaillir un
nouveau concept : ce que l’homme perçoit comme
ce qu’il nomme être une sorte d’éternité (specie
aternitas). Le terme d’éternité chez Spinoza a fait
couler beaucoup d’encre, voilà pourquoi nous
nous en tiendrons aujourd’hui à la définition
suivante : l’éternité n’est pas à entendre dans sa
relation au temps mais dans sa relation à la nécessité naturelle. Ainsi pour Spinoza l’éternité est
en somme, la condition de possibilité d’existence
du temps. Donc quand l’homme perçoit quelque
chose selon une sorte d’éternité il perçoit dans
l’essence de cette chose l’absolue nécessité de sa
réalisation dans l’existence. Je cite : « Les choses
sont conçues par nous comme actuelles en deux
manières : ou bien en tant que nous en concevons
l’existence avec une relation à un temps et à un
lieu déterminés, [il s’agit là par exemple du 1er ou
du 2nd genre de connaissance] ou bien en tant que
nous les concevons comme contenues en Dieu et
comme suivant de la nécessité de la nature divine
[faisant donc appel au troisième genre de connaissance.] Celles qui sont conçues comme vraies ou
réelles de cette seconde manière, nous les concevons avec une sorte d’éternité ».22 Ainsi, cette sorte
22 Ibid., V, prop. 39, dém, op. cit., p. 328, 329.
d’éternité nous
donne pleinement conscience
de
la nécessité divine, soit de l’omniprésence de Dieu, c’est-à-dire de
Nature cause d’elle-même.
la
Néanmoins, et là on en vient au second pilier,
pourquoi ce troisième genre de connaissance provoque t-il un amour intellectuel de Dieu ? Pour comprendre cela, revenons un instant sur la notion spinoziste de l’amour. Spinoza en donne sa définition
en amont de tout ceci dans de l’Ethique : « L’amour
dis-je n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne
l’idée d’une cause extérieure »23. Mais comme nous
l’avons vu précédemment l’amour est également lié
à la notion de puissance dans la mesure où il est
source de tous nos appétits et moteur premier de
notre conatus. Le troisième genre de connaissance
amène irréductiblement à un Amour intellectuel
de Dieu car par la compréhension de la nécessité
causale de la Nature, et de l’essence singulière des
choses, nous saisissons la totale positivité de la nature divine. Cette perception nous mène à faire de
la cause de soi notre propre puissance d’agir. Par
ailleurs, contrairement à l’amour-passion, l’amour
intellectuel de Dieu ne peut disparaître. La joie qui
accompagne la compréhension de la Nature est infinie et éternelle puisqu’il ne s’agit pas d’une simple
cause extérieure mais de tous les objets en tant qu’ils
participent à la cause de soi : « nous percevons clairement par-là [3ème genre de connaissance] et en
quelle condition notre Ame suit de la nature divine
quant à l’essence et quant à l’existence, et dépend
continûment de Dieu. »24. Cet amour-là, n’est donc
pas contemplation ascétique mais pure pratique et
23 Ibid., III, prop. 13, scol. op. cit., p. 148.
24 Ibid., V, prop. 36, scol. op. cit., p. 334.
29
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
activité dans la mesure où l’homme également participe aux vicissitudes de la Nature infinie.
3. Fureurs héroïques
Résumons cela. Le troisième genre de connaissance amène l’homme à percevoir l’essence singulière des objets. De cette essence il est possible de
concevoir le rapport qu’entretient l’objet avec l’éternité, c’est-à-dire les conditions de sa nécessité dans
la causalité naturelle. Enfin cette compréhension ne
peut être un affect triste étant donné la toute positivité de la nature divine. De cette compréhension
naît donc un amour intellectuel de Dieu. La béatitude est ainsi un état de perpétuelle activité dans
lequel l’homme s’approprie la puissance d’agir de la
Nature pour atteindre le plus haut degré de perfection possible. Voilà donc comment pour Spinoza
l’homme peut prétendre à un devenir cause de luimême et à une vie nouvelle. Par la compréhension
et l’attachement à la Nature divine, cela le mène à
une réappropriation de sa puissance.
Revenons sur notre thème. La question que nous
avons dégagée de l’œuvre de Spinoza à propos de
la béatitude était la suivante : A quoi correspond
le degré optimal de la puissance de l’homme fini
dans le cadre de l’immanence de la nature infinie ?
Remarquons que le terme d’infini est particulièrement récurrent dans la philosophie de Bruno autant
quand ses réflexions portent sur le macroscopique
que sur le microscopique. Macroscopique d’une
part, quand il nous présente l’univers comme infini
composé d’une infinité de systèmes solaires comme
le nôtre. Et microscopique d’autre part, que Bruno
nous expose comme étant déterminé par d’infinies
mutations et vicissitudes. Le microscopique étant
par ailleurs la dimension dont nous faisons nousmême partie, compte tenu de l’étendue incommensurable du cosmos. Mais qu’en est-il de l’homme
dans un tel système ? Qu’en est-il de ses capacités
et de sa puissance ?
À présent, afin de nous intéresser aux différentes
filiations d’idées au sein de l’histoire de la philosophie nous verrons comment près d’un siècle plus
tôt, Giordano Bruno avait réussi une conceptualisation du dépassement des limites de la Nature
humaine en nombreux points similaires. Pourquoi
un tel rapprochement est-il nécessaire me diriezvous ? La première chose à savoir est que Spinoza
n’a jamais lu à notre connaissance Bruno. De plus
leurs références philosophiques privilégiées sont
très différentes. S’ils ont tous deux une grande
connaissance du système aristotélicien, Bruno se
rapproche davantage des néo-platoniciens même si
une distance sera prise dans un second temps par
la constitution de l’immanence. De la même façon
que Spinoza fait de Descartes son adversaire privilégié. Cependant malgré ces différentes inspirations
philosophiques, on rapproche ces deux auteurs
depuis très longtemps. Par exemple, Pierre Bayle
décrit dès le XVIIème siècle la pensée de Bruno
comme étant je cite : « au fond toute semblable au
spinozisme… L’immensité de Dieu et le reste ne
sont pas un dogme moins impie chez Bruno que
chez Spinoza ». Passez les remarques d’hérésie à
leur encontre la descendance semble être claire.
Mais quelle est donc la limite de cette filiation ?
Dans un univers infini, l’homme chute de sa place
privilégiée, il n’est plus le centre de l’attention de
Dieu et des étoiles. L’infini détruit toute possibilité
de poser un centre. Cependant, c’est précisément
parce que le centre n’est nulle part, qu’il peut être
partout à la fois. La notion de centre devient alors
parfaitement relative, et dépendra de chaque individu. Tout élément constitutif de l’univers, acquiert
ainsi une égale dignité. C’est donc à une reconduction de thématique morale que la thèse de l’univers
infini nous conduit. Bruno sort de la dualité traditionnelle qui accordait une place particulière à
l’homme, pour déconsidérer toute échelle de valeur
et hiérarchie inculquée par le modèle platonicien ou
chrétien en vigueur à la Renaissance. Sa cosmologie
coupe court à toute forme de classification, ou de
subordination basée sur des qualités et des privilèges ontologiques orientés par la vanité humaine.
Par là même, la question du salut de l’homme n’est
plus posée dans les termes d’un accès au transcendant. La fureur héroïque telle que Bruno va la définir témoignera de la réappropriation de la puissance
humaine dans un univers infini. Nous verrons alors
que la Fureur s’appuie tout comme chez Spinoza
sur deux capacités : l’Intellect et l’Amour.
Reprenons le même trajet philosophique que
pour Spinoza et commençons par nous intéresser
au statut de la connaissance chez Bruno. La constatation que fait le philosophe italien est alors très
simple. En tant que penseur panthéiste, l’homme
ne peut accéder aux connaissances divines et aux
Idées intelligibles. Voilà ce qui le distingue de toute
30
forme de pensée transcendante. Reprenant la métaphore qui oppose la lumière de la connaissance
aux ténèbres obscurantistes, il emploiera le terme
d’ombre, comme entité médiatrice, seul savoir qui
nous est accessible. Je vous cite une phrase extraite
de l’ouvrage intitulé De l’ombre des idées : « Dans
l’horizon de la lumière et des ténèbres nous ne pouvons comprendre rien d’autre que l’ombre. »25. Une
fois ce prérequis accepté, remarquons que même si
nous posons l’existence d’Idée intelligible, l’ombre
témoigne alors de l’impuissance humaine à s’élever
à la hauteur de la nature divine et de la lumière pure
de la vérité. Ce que l’homme prendra pour des vérités divines ne seront que des illusions tenant leur
force de persuasion de la puissance des images. Ainsi, une quelconque communication entre le divin et
le naturel n’a dans un premier temps pas lieu d’être.
Nous devons alors nous en en tenir à la vicissitude
perpétuelle de nos perceptions. Cependant, cela ne
conduit pas à un pur relativisme rejetant toute idée
de construction de savoir, bien au contraire. En
effet, puisqu’il n’y a plus aucun modèle de vérité auquel nous pouvons nous référer, alors celui-ci reste
à construire. Il n’est plus question de se demander
comment accéder à la vérité, au bon et au juste,
mais comment le créer.
Je m’explique : La thèse que proposera alors Bruno sera de penser la connaissance comme étant un
mouvement, associé à la métamorphose perpétuelle
de la Nature et non à des Idées fixes. L’homme
n’ayant la capacité d’accéder qu’à l’ombre de ce qui
l’entoure, Bruno fera de l’image le matériau caractéristique de la pensée humaine. N’entendons pas
par image une simple représentation visuelle des
objets. Est image toute représentation figurative
consciente et inconsciente d’un donné indéfini.
L’ombre nous impose alors de construire une image
du savoir compatible avec notre propre puissance,
c’est-à-dire avec notre condition : « les facultés de
notre propre esprit, même si elles ne commencent
pas avec cette image, nous les prenons, dans la
transparence de l’âme, et l’opacité du corps, nous
ressentons cette image, par le biais des sens internes
et de la rationalité, par lesquels nous vivons nos vies
animales : soit dans l’ombre même »26. L’homme se
25 G. Bruno, De Umbris Idearum, in Opera Latine
Conscripta, Vol. II, part. 1, ed. Imbriani – Tallarigo,
Neapoli, Apud Dom, Morano, 1961, p 22 : « In Orizonte
quidem lucis & tenebrarum, nil aliud intelligere possumus
quam vmbram »
26 Ibidem, p 20-21 : « vnde boni & veri pro sua facultate
particeps efficitur animus, qui & si tantum non habeat vt
eius imago sit ; ad eius tamen est imaginem : dum ipsius
anima diaphanum, corporis ipsius opacitate terminatum,
retrouve alors dans la position dans laquelle c’est
à lui seul de fabriquer les outils et la méthode adéquate à la création de la vérité.
Pour Bruno, l’homme n’a aucun parcours préconçu menant vers le divin, présent de toute éternité. C’est à lui d’organiser la réalité et de créer le
vrai, sans que celui-ci faillisse aux exigences que
cette notion impose. Il ne s’agit pas de penser un
relativisme scientifique qui aurait pour but de fonder la connaissance sur des faits sensibles grâce à
une convention intersubjective, toujours relative à
un contexte géographique et historique. Non, Bruno n’enlève en rien à la Vérité lumineuse ses lettres
de noblesse. Voilà quelle est la grande particularité
de sa pensée, et ce qui fondera l’originalité des solutions qu’il se propose de nous offrir. En effet, pour
Bruno le message portant le sceau du Vrai a des
répercussions indéniables sur la constitution cognitive à un niveau individuel comme social. La difficulté est alors de créer une connaissance qui, tout
en émergeant de l’ombre, ait le pouvoir que la tradition attribuait aux vérités éternelles, à savoir, l’assurance de la cohésion du dialogue, ainsi que le dépassement de toute condition personnelle et politique.
Telle sera la mission qui attend l’homme dans un
monde dépourvu de toute autorité transcendante.
Le but du Nolain n’est ainsi pas d’élever l’homme
au-dessus du monde sensible pour qu’il rejoigne
des Formes anhypothétiques, mais de l’enraciner
dans la vicissitude de la matière et des ombres.
Voilà la position dans laquelle se retrouvera le
furieux. Celui-ci sera en mesure de faire émerger de
l’ombre des images de la vérité. Sa puissance s’actualisera donc dans l’imitation des vicissitudes de
la Nature. Par ailleurs, de même que pour Spinoza,
pour qui il n’était pas nécessaire d’avoir une connaissance parfaite et absolue de Dieu pour accéder à la
béatitude, pour Bruno avoir une conscience, ne serait-ce que partielle de la nature de la divinité suffit
à propulser le furieux au-delà des limites habituelles
de la puissance humaine : Ainsi cette connaissance
« ne sera [je cite] jamais parfaite, dans la mesure où
l’objet suprême serait compris : mais dans la mesure
où notre intellect a le pouvoir de le comprendre, il
suffit qu’en cet état où nous sommes , ou en tout
autre, lui soit présente la divine beauté aussi loin
que s’étend l’horizon de sa vue. »27.
Voilà qu’intervient alors un second élément.
experitur in hominis mente imaginis aliquid quatenus ad
eam appulsum habet in sensibus autem internis & ratione,
in quibus animaliter viuendo versamur : vmbram ipsam »
27 Ibid., I, 3, p. 142.
31
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
L’effort qui anime le furieux et le pousse à créer
un sens adéquat à sa propre puissance forme une
perception de la beauté divine. Nous retrouverons
donc également chez Bruno cette occurrence de
l’amour du divin. Le terme même de Fureur est
un indice quant à cette dimension amoureuse. En
effet, inspirée de la tradition néo-platonicienne, la
Fureur trouve son origine dans le Phèdre de Platon. Socrate y décrit quatre sortes de fureur divine
dont la forme la plus élevée est appelée folie érotique ou amoureuse28. Néanmoins la volonté de ne
plus appeler les fureurs divines mais bien héroïques
témoigne de la réappropriation immanente de la
puissance humaine d’accéder à ce dépassement des
limites de sa propre condition. Cependant dans
la pensée de Bruno le lien entre Fureur et amour
demeure également présent : « L’amour quant à
lui, illumine, éclaire, ouvre l’intellect, […] Amour
me donne si haute vision du vrai qu’il m’ouvre les
noires portes de diamant ; par les yeux sa divinité
me pénètre »29. Mais il ne s’agit cependant pas de
n’importe quelles formes d’amour. Ce n’est pas là
un amour-passion mais bien un désir dirigé vers la
divinité. C’est-à-dire, vers la Nature infinie dont la
puissance n’est pas distincte de l’acte, et qui constitue l’absolue nécessité de toutes choses. Cet amour
n’est donc pas une pulsion religieuse, une dépossession de soi au profit d’une contemplation inerte
et passive, mais une transformation perpétuelle de
soi-même : « Ces fureurs dont nous parlons et dont
nos discours présentent les effets ne sont pas oubli,
elles sont mémoire : elles ne sont pas négligence
de soi, mais amour et ardent désir du beau-et-bien,
modèle de perfection qu’on propose d’atteindre en
se transformant à sa ressemblance. »30. La perfection à laquelle l’homme peut à présent aspirer se
trouve dans l’imitation des vicissitudes de la Nature
qui, grâce à l’Amour, s’immanentise et s’enracine
toujours davantage dans les actions de la divinité.
Cependant, prenons du recul une seconde et
remarquons que nous sommes dans la position
suivante : ces capacités décrites par Bruno comme
Spinoza nous paraissent bien faibles face à l’infinité de la Nature divine. Néanmoins Bruno en a
28Platon, Phèdre, 249d, traduction de L. Brisson, Paris,
Flammarion, 2011, p. 1265. « en voyant la beauté d’ici-bas et
en se remémorant la vraie (beauté), on prend des ailes et que, pourvu
de ces ailes, on éprouve un vif désir de s’envoler sans y arriver […]
on néglige les choses d’ici-bas, on a ce qu’il faut pour se faire accuser
de folie »
32
29 G. Bruno, Des Fureurs héroïques, traduction de P.-H.
Michel, dans Œuvres complètes, Tome VII, Paris, Les
Belles Lettres, 1999, I, 1, p. 88.
30 Ibidem, I, 3, op. cit., p. 120.
conscience et projette ces doutes sur le furieux qui
se retrouve alors dans la même situation d’incertitude. C’est-à-dire certes, on accepte ce dieu nature
infinie et on décide de l’appréhender par le travail
de l’Intellect et de le suivre par Amour. Il n’en reste
pas moins un décalage énorme. Et Bruno projette
ce doute également sur le Furieux qui, conscient
de la disproportion qui existe entre la finitude
de son être et le savoir infini qu’il convoite, doit
se résoudre à une insatiabilité permanente. Ainsi,
son désir est toujours plus puissant que ce qui permettrait de l’apaiser. Si est né en lui le sentiment
de l’insaisissabilité de ce qu’il recherche, et de ce
qui pourrait apaiser son tourment, il doit prendre
conscience que sa quête de la divinité est infinie.
Cette recherche est sans fin, précisément parce le
dieu décrit dans la philosophie de Bruno est enfoui
au cœur de l’ombre de la Nature, partout et en toute
chose.
Mais c’est au travers de cette recherche constante
que va survenir ce que l’auteur nomme l’image de
la métamorphose du furieux. Dans cette transformation, le sujet devient identique à son objet de
recherche. Autrement dit le Furieux s’attribue les
qualités divines. Je cite : « Ainsi le furieux héroïque,
ayant appréhendé l’espèce de la beauté-et-bonté
divine, s’envole sur les ailes de l’intellect et de la
volonté intellective [autrement dit l’Amour], et, délaissant sa forme la plus basse, s’élève à la divinité.
C’est pourquoi il dit : De vil sujet, je deviens un
Dieu. De chose inférieure je me change en Dieu »31.
Ainsi cette recherche perpétuel du divin, conduit
le Furieux à une activité constante et se métamorphose à son image. Faisant jaillir de l’ombre de la
Nature des idées et des œuvres qui témoignent de la
puissance créatrice de la divinité, le Furieux devient
lui-même créateur. L’homme demeurant en quelque
sorte une ramification ou une extension du divin,
prolonge l’acte de création divine en modelant luimême ce qui l’entoure à l’image de la Nature. Résumons : Ainsi, bouleversé par la manifestation de la
beauté divine qui éveillera en lui un amour infini, le
Furieux luttera sans discontinuer pour atteindre cet
idéal. Accourant vers elle grâce aux ailes du désir
et de l’intellect, il accepte cette recherche infinie.
S’arrachant alors à la causalité et à sa situation de
créature, il devient créateur.
Ainsi pour Spinoza comme pour Bruno, la thématique du dépassement des limites de la Nature
humaine s’inscrit dans une réflexion portant sur (1)
l’infinité de Dieu, naturellement immanent à toute
31 Ibid., I, 3, p. 150.
chose ; (2) une réflexion sur l’intellect qui mène à
une plus grande compréhension de la nature divine ; (3) et enfin sur l’amour produit par une telle
compréhension. Si chez Spinoza cette réflexion est
basée sur la dualité qui conduit l’homme du chagrin
total aux plus grands bonheurs par la béatitude, ceci
se retrouve dans des termes similaires chez Bruno.
L’affliction qui caractérise le Furieux est une part
capitale de l’accès à la compréhension et de l’amour
de la divinité. Et remarquons que c’est bien ce que
nous avons également perçu chez Spinoza dans le
Traité de la réforme de l’entendement qui part bien
d’une tristesse première pour ensuite se diriger vers
le dépassement de sa condition initiale. Cependant
pour Bruno ce n’est pas sous les termes de « bonheur suprême » que la Fureur se construit. Mais
ce qui constitue la finalité de sa
pensée réside
dans la métamorphose permanente du
Furieux qui se
rapproche
t o u jours
davantage
de l’image de la
divinité, le menant alors à une
constante activité de
création. Il est donc intéressant
de remarquer comment sans qu’il y ait eu filiation
directe, deux penseurs de l’immanence -Bruno et
Spinoza-, à deux époques différences -la Renaissance et l’époque moderne-, et selon des méthodes
philosophiques divergentes, -la première basée
sur une compréhension des images et la seconde
construite suivant l’ordre géométrique- arrivent à
des raisonnements similaires, à savoir : le dépassement des limites de la Nature humaine fonctionnant
par l’action simultanée de l’Amour et de l’Intellect
au profit d’une plus grande compréhension de la
Nature infini. Ce qui amène l’individu à s’échapper de la causalité naturelle et de sa condition de
créature, au profit d’un devenir créateur cause de
lui-même.
33
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
I. Le fétichisme de la
philosophie
1. Déchirer le voile
DOSSIER
SÉMINAIRE
a. Comment Nietzsche en vient-il
à critiquer la notion de volonté ?
Nietzsche
et les mirages de l’ego
retranscription - Robin Gadille
« Être cause de soi » peut signifier d’une part être
à l›origine de sa propre existence, tel Dieu, et d›autre
part agir sur celui-là même qui agit. Or que ce soit d’un
point de vue théologique ou scientifique, l’homme ne
s’est pas crée lui-même, étant donné qu’il est soit la
créature de Dieu soit le résultat d’un long processus
de sélection naturelle. Si l’homme en tant qu’espèce
se reproduit et peut être compris en ce sens comme à
l’origine de lui-même, il ne saurait être question d’affirmer que l’homme s’est crée ex nihilo. De ce fait «
être cause de soi » ne peut signifier qu’agir sur celui-là
même qui agit. Agir, en effet, c’est prendre l’initiative
en opérant une série de comportements volontaires
destinés à transformer une situation donnée. L’action
se présente comme une rupture. On cesse de subir
pour agir. Ce qui provoque la rupture c’est un obstacle dressé sur un chemin. Ce chemin est celui de celui qui agit, l’agent. Agir sur soi-même consiste alors
à réduire une gêne, un malaise dans l’état du corps.
L’expression « être cause de soi » désigne ainsi la capacité de se déterminer : de vouloir ce que l’on veut,
de faire ce que l’on veut faire, d’être ce que l’on veut
être. Mais est-ce à dire qu’on est libre lorsqu’on est
cause de soi ? Si par liberté nous entendons ce qui est
étranger à toutes formes de contraintes, alors nous
ne sommes pas libre lorsque nous sommes cause de
nous-mêmes. En effet il existe bien une contrainte
de la volonté dans le processus de l’agir. Par conséquent il semble que le critère ultime de l’action soit
celui de la volonté. Comment agir si l’agent ne le souhaite pas ? « Être cause de soi » signifierait donc se
contraindre soi-même dans une forme de servitude
34
volontaire. Mais cette définition liminaire n’est pas
suffisante dans la mesure où certains points restent
obscurs : qu’est-ce que la volonté ? Quelle est son lieu
et quelle forme de contrainte exerce-t-elle ?
Nietzsche semble avoir mené l’analyse et la critique la plus radicale de la notion de volonté étant
donné qu’il rejette la compréhension classique de la
volonté comme faculté, et qu’il en récuse la réalité
même : « Il n’y a pas de volonté du tout, ni libre, ni
non-libre » (FP, X, 27 [51]). Si l’interprétation ordinaire de la volonté en fait la source de déclenchement de toute action, quant à Nietzsche, il n’en est
rien : « Tout homme qui ne pense pas est d’avis que
la volonté est la seule chose qui exerce une action ;
vouloir serait quelque chose de simple, du donné, du
non-déductible, du compréhensible en soi par excellence » (GS, § 127). Cette croyance à l’existence de facultés de déclencher librement des actes constitue ce
que Nietzsche appelle le « fétichisme », qui constitue
l’un des préjugés majeurs des philosophes. Pourtant
Nietzsche, dans ces textes, persiste à utiliser la notion
de volonté en un sens positif, si bien que l’un des
concepts nietzschéens fondamentaux soit la « volonté de puissance ». Comment comprendre la tension
entre le rejet de la volonté comme faculté et l’élaboration de l’hypothèse de la volonté puissance comprise
comme le degré le plus haut d’interprétation de la réalité ? Quelle conséquence implique l’élaboration de
la volonté de puissance dans la compréhension que
nous pouvons avoir de l’action sur nous-mêmes ?
Qu’est-ce que nous cache la notion de volonté ?
Dans la première section de Par-delà bien et mal
(1886)1 Nietzsche présente une critique généralisée
de la plupart des écoles philosophiques. La critique
des doctrines lui permet en effet de mettre en évidence quelques schèmes de pensée fondamentaux
à partir desquels se sont constitués les types de
problèmes posés par la réflexion philosophique, et
l’expertise de ces schèmes organisateurs rend alors
possible la réorganisation de l’interrogation philosophique en conformité avec les exigences de la
probité intellectuelle. La disqualification de l’idée
de volonté représente bien la mise à l’écart de l’une
des doctrines les plus prestigieuses de la tradition
philosophique. Si la tradition philosophique a tenté
de lire la réalité à partir du « je pense » (Descartes
et Kant), elle l’a également pensé à partir du « je
veux ». Schopenhauer, philosophe allemand qui
influença très fortement Nietzsche au début de sa
carrière, dans son livre intitulé Le Monde comme
volonté et comme représentation accorde une place
primordiale à la volonté dans la constitution du
monde.
b. La doctrine classique de la volonté
La pensée classique considère fréquemment que
le sujet est structuré par un couple de facultés : au
pouvoir de représentation (l’entendement, ou la raison), il faut ajouter cette faculté spécifique qu’est le
pouvoir de donner ou de refuser son assentiment à
des représentations et que l’on nomme la volonté.
Dans les paragraphes 16 et 17, Nietzsche accorde
une attention soutenue à l’une des notions fondatrices de la philosophie moderne et contemporaine,
la notion de sujet, mise en jeu ici sous la forme
prestigieuse du « je pense », pour montrer son caractère interprétatif 2puis son caractère falsificateur
1 Nietzsche, né en 1844, s’effondre le 3 janvier 1889 à
Turin et sombre dans un mutisme les dix dernières
années de sa vie pour mourir le 25 août 1900.
2 « Le philosophe doit se dire : « si je décompose le
processus exprimé par la proposition « je pense »,
je trouve une série d’affirmations téméraires qu’il
est difficile, peut-être impossible de fonder, - par
exemple que c’est moi qui pense, qu’il doit y avoir de
(§ 17). « Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un je, plus encore d’un je cause, et finalement
encore d’un je cause des pensées ? » (PBM, § 16).
Si un désir de synthèse se fait sourdement entendre,
rien n’en établit la légitimité et l’unité trompeuse du
mot ne garantit nullement l’unité du référent. Tout
ce qu’il est possible d’affirmer sans faire intervenir
de présupposés c’est qu’il y a de la pensée (« Es
genkt » ; « cogitatur »). La discipline intellectuelle
et la probité exigent que le philosophe approfondisse l’analyse de ce processus : la conscience dans
le processus de pensée n’est que la résultante d’un
grand nombre d’activités infraconscientes, d’ordre
instinctif, mais dont le caractère multiple est précisément masqué par le concept de sujet. Nietzsche
entend donc suggérer le primat et l’autonomie de la
sphère des processus pulsionnels.
c. La découverte de la logique pulsionnelle
En quoi le recours à l’idée de pulsion traduit-il la
découverte d’une logique nouvelle, qui caractérise
le type d’activité qui est celui du vivant, et dont ni
la notion de faculté de l’esprit, ni celle de causalité ne peuvent rendre compte adéquatement ? Il
est alors nécessairement de porter l’analyse sur la
question du mode de relation qui régit la multiplicité d’instances infraconscientes. C’est à l’analyse
de ce problème que va s’attacher le paragraphe 19.
Le paragraphe 16 critiquait la prétendue unité, la
prétendue simplicité de l’acte de pensée ; le paragraphe 17 critiquait la prétendue unité et simplicité
du sujet ; le paragraphe 19 va à présent critiquer
la relation causale supposée entre le sujet-agent et
l’acte. Toute relation se produisant effectivement
est-elle bien causale ? La causalité décrit-elle avec
fidélité le type d’enchaînement qui se produit dans
l’activité de la pensée ?
2. La processualité de la
volonté
a. La prétendue connaissance de la
volonté
L’analyse part du constat suivant : nous connaissons la volonté ou du moins nous croyons fer-
manière générale un quelque chose qui pense, que
penser est une activité et un effet exercé par un être
que l’on pense comme cause, qu’il y a un « je », et
enfin que ce que désigne penser est déjà fermement
établi, - que je sais ce que c’est que penser » (§ 16,
PBM).
35
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
mement la connaître. Tout le travail de Nietzsche
consiste alors à montrer que Schopenhauer, et que
les autres philosophes éventuellement impliqués
dans ce mode d’analyse, ont effectués des ajouts et
laissé subsister des lacunes dans leur analyse de la
volonté. Par conséquent son extension à l’ensemble
de la réalité est illégitime. Nietzsche critique la lecture simplificatrice de Schopenhauer. L’observation
minutieuse du processus qui se déroule quand se
manifeste un vouloir particulier indique d’abord
son extrême complexité. Face à un processus énigmatique, le réflexe ordinaire des philosophes ne
consiste pas à mettre en œuvres les vertus scientifiques d’impartialité de l’approche mais plutôt
de s’abriter derrière des habitudes de pensée soustraites à tout esprit critique. « Le vouloir me semble
avant tout quelque chose de compliqué, quelque
chose qui n’a d’unité que verbale ». Il s’agit donc
d’une fausse unité, et comme toujours, le langage
se révèle être un opérateur d’unification particulièrement puissant, et particulièrement convaincant.
b. La structure de la volonté
Le premier paramètre est le suivant : « une pluralité de sentiments « (« eine Mehrheit von Gefühlen »). Puisque la volonté est un processus, elle se
caractérise par une variation d’état. Et cette variation est perçue si bien que la pluralité des sentiments correspond à la perception des trois stades
de la processualité : sentiment de l’état initial, sentiment du passage et sentiment de l’état final.
Le premier élément de l’analyse positive indique
donc que la complexité de la volonté se manifeste
d’emblée par l’intervention d’un complexe de processus affectifs. Quel type de « sentiment » ? « Plus
précisément plusieurs genres de sentir » ajoutet-il. Il a en tête deux types d’instances : des sentiments de plaisir et de déplaisir d’une part, mais
aussi d’autre part des sentiments de puissance ou
d’impuissance et de contrainte.
36
La deuxième instance identifié par Nietzsche :
« du penser ». Nietzsche introduit une précision :
« dans tout acte de volonté, il y a une pensée qui
commande ». Cette notation permet de comprendre que cette énigmatique pensée est l’autorité
constituant la source essentiel ou le pivot du processus. Il est nécessaire de préciser les implications
encore inaperçues de la référence antérieure à du
sentir, particulièrement dans le cas où il s’agit de
sentiments de plaisir et de déplaisir. Une sollicitation pulsionnelle n’est en elle-même ni plaisante ni
déplaisante. Une valeur particulière doit être fixée et
attribuée à cette sollicitation pour que naisse vraiment un sentiment, qui traduit précisément cette
valeur. Un processus d’interprétation, ou une structure dévolue à cette tâche, doit intervenir pour que
le sentir attache une qualification à la sollicitation.
C’est à ce processus que Nietzsche donne le nom
de « pensée », c’est-à-dire le travail d’interprétation.
Sans pensée, pas de sentir donc. Nietzsche ne superpose pour autant pas du penser sur du sentir : il
mène une régression généalogique en indiquant que
« penser » constitue la condition pour que viennent
au jour les sentiments de plaisir ou de désagrément.
Troisième et dernière instance identifiée dans le
paragraphe 19 : « un affect » (« ein Affekt »). Le
terme évoque un processus de l’ordre de la sensibilité, voisin de la passion. Mais Nietzsche emploie
le terme d’Affekt alors qu’il utilisait celui de Gëfuhl
pour désigner le premier groupe d’éléments. Quelle
différence y’a-t-il si les deux choses relèvent de l’affectivité ? Il y a une différence de statut : caractérisé
par une puissance bien plus intense, opérant à un
niveau bien plus profond que la simple passion , l’affect est infraconscient. Il utilise le terme de Gëfuhl
pour désigner plutôt un sentiment conscient, une
affectivité plus superficielle, un résultat. Nietzsche
fournit une précisions : « et plus précisément cet
affect qu’est celui du commandement ». En quoi
consiste-t-il ? L’instance qui commande et émet
des ordres se considère toujours dans sa relation
aux instances subordonnées. L’émission de l’ordre
n’est pas une expression neutre d’un contenu. Elle
s’accompagne d’un élément affectif, que l’on pourrait caractériser comme un sentiment de puissance
ou d’autorité : en d’autres termes l’instance émettrice de l’ordre s’attend à être obéie. Ce processus
centré autour de l’affect du commandement n’est
rien d’autre que ce que l’on appelle couramment le
« libre arbitre » : « Ce que l’on appelle « liberté de la
volonté » est essentiellement l’affect de supériorité à
l’égard de celui qui doit obéir : « je » suis libre, « il »
doit obéir - cette conscience habite toute volonté,
et de la même manière cette attention tendue, ce
regard droit qui fixe un point unique à l’exclusion
de toute autre chose, cette évaluation inconditionnée « c’est désormais telle chose et rien d’autre qui
est nécessaire », cette certitude intime qu’on sera
obéi, et tout ce qui fait encore partie de l’état de
celui qui ordonne ».
Qu’avons-nous donc découvert à travers la lecture
de l’aphorisme 19 de Par-delà bien et mal ? Nous
savons que la volonté est un processus, qu’elle est
multiple et en outre qu’elle doit être pensée à partir du modèle que fournit la psychologie du commandement. Cette psychologie du commandement
suppose donc une pluralité d’instances extérieures
les unes aux autres, mais liées entre elle par une cer-
taine forme de communication dont la logique n’est
pas celle de la causalité mais celle de l’obéissance.
la morale chrétienne. Arrêtons-nous à présent sur
cette doctrine de la responsabilité.
3. Les raisons du fétichisme
Derrière l’expression « être cause de soi » il y
a bien l’idée selon laquelle l’individu porte en lui
la responsabilité de ses actes. D’après notre définition liminaire, « être cause de soi » signifiait se
contraindre soi-même dans une forme de servitude
volontaire. Le présupposé d’une telle définition est
bien que le sujet est responsable de ses actes en tant
qu’il les choisit en se contraignant. Nous sommes
responsables de nos actes dans la mesure où nous
aurions très bien pu agir autrement. Or une telle
compréhension de la responsabilité appelle à nouveau la rigueur de l’analyse philosophique. Si le vouloir n’est pas libre en tant qu’il obéit aux pulsions,
dans quelle mesure sommes-nous responsables de
nos actes ?
Nietzsche veut montrer que le préjugé de l’efficience de la volonté provient de l’intervention de
la croyance au sujet. Tout le phénomène de la volonté repose sur une logique de l’affectivité et du
commandement, que la tradition philosophique
a complètement ignorée en inversant la réalité du
phénomène, ce qui est du reste un trait constant de
la métaphysique que de se tromper dans l’ordre de
déchiffrage des phénomènes. La tradition philosophique a cru à l’efficience du vouloir, au caractère
contraignant de la volonté, alors que c’est exactement l’inverse qui se produit : le processus n’est
déclenché que lorsque les instincts qui occupent le
sommet de la hiérarchie du corps - le collège pulsionnel dirigeant - perçoivent la forte probabilité du
succès.
« Être cause de soi » relève ainsi du préjugé en tant
que nous ne sommes pas complètement maître de
notre volonté. Derrière toute manifestation rationnelle du vouloir se cache des racines infra-rationnelles qui en réalité commande le niveau rationnel.
De ce fait la définition liminaire doit être révisée :
« être cause de soi » ne signifie pas exactement se
contraindre soi-même dans une forme de servitude
volontaire. Il existe bien une contrainte exercée à
l’intérieur de ce que l’on nomme le « moi » mais le
« moi » n’en n’est pas la source mais bien plutôt le
résultat.
II. Que signifie la responsabilité ?
Jusqu’à présent, nous avons envisager la question
de la liberté de la volonté et de sa nature du point
de vue individuel : comment envisager la volonté
au sein du corps même ? Telle était notre préoccupation et nous y avons répondu. La volonté est
processualité c’est-à-dire agir. Vouloir en ce sens,
c’est commander. Or le « moi » ne commande pas,
il obéit à ses pulsions. Nietzsche use du terme de
pulsion afin de pallier à l’insuffisance de l’explication de l’agir par la liberté. C’est de la dénégation de
la nature strictement pulsionnelle de l’agir, et du rattachement de ce dernier à de fictifs substrats pensés
comme autonomes et conditionnants, que dépend
directement la possibilité d’imposer la croyance à la
liberté (et à sa suite une doctrine de la responsabilité), tendance populaire qu’exploite en particulier
1. Les raisons du fétichisme
Le fétichisme de la philosophie à l’égard de la
volonté, c’est-à-dire sa persistance à percevoir
la volonté comme faculté, provient nous l’avons
vu de l’intervention de la croyance au sujet. Mais
l’interprétation naïve de la volonté s’est également
imposée, selon Nietzsche, parce qu’elle servait
les intérêts propres de certains groupes représentés dans les communautés humaines, à savoir les
castes sacerdotales. Parce que cette conception de
la volonté permet de construire une théorie de la
liberté et donc de la responsabilité. Toute acte volontaire étant libre engage la responsabilité de son
auteur d’où la légitimation du châtiment éventuel
en cas d’acte constituant une infraction au code en
vigueur. « La doctrine de la volonté a été inventée
essentiellement dans le but de châtier, c’est-à-dire
de vouloir-trouver coupable. Toute la psychologie ancienne, la psychologie de la volonté, a pour
présupposé le fait que ses instigateurs, les prêtres
se trouvant à la tête des communautés anciennes
voulurent se procurer un droit d’infliger des châtiments » (CId, « Les quatre grandes erreurs », § 7).
Il y a donc un intérêt qui pousse à interpréter le
phénomène de cette façon.
Nietzsche combat la compréhension classique de
la volonté dans la mesure où son interprétation est
essentiellement morale. Nietzsche distingue deux
formes de morales dans le premier traité de La Généalogie de la morale (1887) : la «morale de maîtres»
et la «morale d’esclaves». Cette-dernière s’est imposée en Europe grâce au platonisme et surtout au
christianisme, et s’est fait passé pour être « la » morale par excellence, la seule et l’unique. L’entreprise
nietzschéenne est alors de revenir sur cette préten37
ÊTRE
CAUSE
DE
DESOI
SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
due morale universelle et d’en interroger sa valeur.
C’est ce travail qu’effectue par exemple le troisième
et dernier traité de la Généalogie de la morale : la
morale ascétique y est ramenée à une forme déclinante de la volonté de puissance, une forme de
décadence aboutissant à terme au nihilisme, à la
condamnation de la réalité et au sentiment généralisé de l’absence de valeur des valeurs. Elle est
d’autant plus nuisible qu’elle se présente comme
unique et absolue. De plus le fait qu’elle passe pour
unique et absolu suppose une double conséquence.
L’autorité absolue empêche tout questionnement
critique et interdit d’envisager la création de valeurs
nouvelles. Telle est la tâche nietzschéenne par excellence : créer de nouvelles valeurs car les anciennes
valeurs sont jugées néfastes pour le développement
de l’homme en tant qu’elles ont conduit au nihilisme.
En quoi précisément la doctrine de la responsabilité est-elle néfaste ?
2. La mauvaise conscience
La responsabilité à l’origine n’est ni bonne ni
mauvaise. Elle est le fruit tardif du processus de la
culture qui fait de l’homme est animal capable de
promettre. Pour assurer un avenir à la communauté,
les hommes des sociétés premières ont été forcés
de développer un mode de relation contractuel :
chaque individu aura donc une dette à l’égard de
la communauté (devoir de travailler, de la défendre
etc.) et s’il ne s’acquitte pas de sa dette, il sera châtier. Mais toute cette violence du châtiment n’est
pas interprétée de façon morale : tout châtiment
n’est également ni bon ni mauvaise, ni bien ni mal.
Il est le moyen du développement de la culture et de
l’individu souverain.
L’individu au terme du processus de la culture
parvenait à maîtriser le dehors parce qu’il se maîtriser lui-même. En effet puisqu’il réduisît le réel à
un rapport causal il parvint à mener à bien toutes
ses actions sans que celles-ci se trouvent entravées
par des éléments extérieures à la série causale. Ces
réussites se traduisent alors par un sentiment de
supériorité qu’il interprétera comme « liberté « alors
que cette liberté n’est que le résultat d’une longue
contrainte de la volonté par la culture.
Mais à l’occasion de l’apparition abrupte d’un
Etat, c’est-à-dire de la domination arbitraire d’un
groupe plus puissants que les autres, les groupes
esclaves de ce pouvoir pervertissent la direction
pulsionnel de la responsabilité. La responsabilité de
l’individu à l’égard de la communauté, dans le but
de lui assurer un avenir, se pervertit en sentiment
38
de la dette à l’égard des ancêtres, enfermant ainsi
l’individu sur lui-même. Puisque l’individu ne peut
se rebeller face à ce pouvoir étatique tyrannique, il
se réfugie dans son intériorité, et par conséquent le
groupe dominé croire voir dans sa dépendance à
l’égard des ancêtres le moyen de s’assurer la survie.
De même les dominants développent leurs propres
dépendance à l’égard des ancêtres mais en un sens
créateur, dans la mesure où cette dépendance se
déploie en vue de l’avenir de la communauté. Les
nouveaux esclaves de cet Etat tyrannique et autoritaire n’auront que la possibilité d’adopter les ancêtres divinisés des maîtres. Mais leur sentiment de
la dette s’intense et se transforme en sentiment de
culpabilité. Le Dieu chrétien est le résultat d’un tel
processus d’intériorisation de la cruauté.
Ce faisant les notions de « devoir « et de « faute «
se retournent contre les esclaves : la dette à l’égard
du Dieu est immense, trop immense pour pouvoir
être combler, et la « faute « sera désormais celle du
débiteur lui-même. Le christianisme marque alors la
naissance de l’idée de « péché originel » et de « châtiment éternel » : telle est la mauvaise conscience.
L’homme s’enferme donc dans une torture de soi
à travers la notion de « Dieu ». La responsabilité
devient donc néfaste dans la mesure où avec la
religion et la morale elle ne conduit qu’à l’enfermement de l’homme sur lui-même, déconnecté du
sens authentique des rapports d’homme à homme.
La responsabilité sépare les hommes eux-mêmes
et des autres hommes. C’est donc l’interprétation
morale de la responsabilité qui est néfaste.
Nous avons vu dans une première partie que
d’après Nietzsche la conception classique de la volonté comme faculté était fausse. Malgré sa fausseté
Nietzsche ne pouvait que constater son développement au sein des sociétés humaines. Le principe de
son expansion est double : d’une part il permet à
l’individu de ne pas s’embarrasser de l’idée selon
laquelle il n’est pas maître de son vouloir et d’autre
part, comme nous l’avons vu dans une deuxième
partie, elle assure la domination de type morale de
la classe sacerdotale, la classe des prêtres. Toutefois
cette domination, cette morale est une morale d’esclaves en tant qu’elle se déploie à l’occasion d’une
réaction extrême face à la souffrance infligée par le
pouvoir tyrannique d’un Etat violent et arbitraire.
Le bilan de l’analyse est redoutable. Comment
être effectivement « cause de soi » alors que le
« moi » obéit à des pulsions et que la causalité n’est
qu’une erreur d’interprétation du réel ? Comment
agir sur nous-mêmes alors que nous sommes le
résultat d’un dressage culturelle bimillénaire, c’est-
à-dire enfermés dans une certaine interprétation du
monde qui n’a fait que nous conduire au nihilisme ?
Si Nietzsche détruit les présupposés classiques
de l’expression « être cause de soi « (le présupposé de la liberté de la volonté et de la responsabilité morale de l’individu), il construit dans le même
temps la possibilité d’une reformulation positive
du problème de la détermination de l’individu par
lui-même. Pour comprendre une telle possibilité,
il faut envisager plusieurs points : au nom de quoi
Nietzsche peut-il affirmer que la conception classique de la volonté est fausse ? Pourquoi la morale
conduit-elle au nihilisme ? Une fois ces questions
envisagées nous pourrons donc répondre à la
question ultime de notre analyse comme du questionnement nietzschéen : quel avenir doit vouloir
l’homme ? Comment être enfin libre ?
III. Le tragique de
l’existence
1. Le problème de la vérité
Nietzsche élabore une nouvelle théorie de la volonté parce qu’il estime que la conception classique de la
volonté comme faculté est fausse. Mais au nom de
quoi est-elle fausse ? Il faut bien que Nietzsche juge la
conception classique de la volonté à l’aune de ce qu’il
convient d’appeler la vérité de la nature de la volonté.
Or nous ne l’avons pas encore évoqué ; si nous avons
parler de ce qu’est la volonté chez Nietzsche, nous
n’avons pour autant pas expliquer le critère de partage nietzschéen entre une conception fausse et une
conception vraie de la volonté. L’examen de ce critère
est primordial pour notre analyse étant donné qu’à
partir de lui Nietzsche détruit la conception classique
de la volonté et rend caduc l’un des présupposés de
l’expression « être cause de soi «, celui de la liberté de
la volonté. Ainsi il s’agit d’établir une position ferme
de Nietzsche à l’égard de la vérité.
La philosophie se présente comme l’activité radicale
qui vise à rendre raison de tout. Elle pose la question
du « pourquoi », là où la science pose la question du
« comment ». La philosophie se veut traditionnellement la pensée en acte, la pensée consciente, celle qui
expose au grand jour les raisons des choses, celle qui
se charge de débusquer les apories et de résoudre les
tensions apparentes qui nous plongent dans l’incertitude. Mais, selon Nietzsche, la vérité est bien la seule
chose que les philosophes ont présupposés comme
allant de soi. Ils n’ont jamais interrogés la pertinence
et la valeur d’une telle notion.
39
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
Nietzsche porte donc le soupçon à l’égard de la
vérité ; elle serait en quelque sorte en décalage par
rapport à son idée ; bref la vérité serait une erreur.
Pour préciser le statut de cette idée fausse qu’est la
vérité, et comprendre le sens du déplacement que
Nietzsche juge indispensable d’opérer, il est nécessaire de réfléchir ici à l’un des paramètres qui joue
un rôle déterminant dans l’élection de la vérité au
rang de norme de la pensée : à savoir l’expérience
de la contrainte. Il ne serait pas possible de penser
autrement que d’après l’idée de vérité. Mais il ne
s’agit pas d’une impossibilité de type métaphysique.
Le sentiment de contrainte ne permet donc jamais de
détecter un absolu, il révèle toujours, au contraire, la
particularité d’un conditionnement. Le faux pas fondamental de la philosophie est de ne pas comprendre
que la vérité est une valeur et non une essence.
La vie est fixation de préférences fondamentales
qui opèrent alors un traitement et qui interprète la
réalité d’une manière particulière. Une valeur, traduction de ses préférences, se caractérise ainsi par
son action pratique c’est-à-dire sa sûreté fonctionnelle : le tri de l’expérience doit pour être efficace
s’effectuer de manière instantanée. Une valeur n’est
qu’une interprétation, mais une interprétation incorporée. La vérité est bien une simple interprétation de la réalité. Ceci autorise Nietzsche à ramener
la vérité à de l’erreur incorporée. On découvre ainsi
la nécessité de l’illusion pour vivre.
Loin de constituer la norme de toute pensée, la
vérité désigne en fait un régime particulier d’interprétation ; ce qui revient à dire qu’elle se révèle une
forme particulière de volonté de puissance. Mais à
ce titre se confirme du même coup que dans son
rapport à la réalité, l’homme est constamment guidé
par un instinct artiste : créer des formes nouvelles,
poser des rapports et des liaisons. La vérité est art,
et non spéculation, mais un art qui possède la particularité de se nier comme tel. Il y a bien dans la vérité quelque chose comme une négation interne, une
sorte de contradiction, et c’est pourquoi la position
de la vérité comme valeur conduit inéluctablement
à terme, selon Nietzsche, à son autosuppression, en
plongeant le type d’homme qui en fait l’objet de
vénération dans le nihilisme.
« Ultime scepticisme - Que sont donc en fin de compte
les vérités de l’homme ? Ce sont les erreurs irréfutables
de l’homme » (GS, § 265). N’allons-pas plus loin dans
l’examen du problème de la vérité chez Nietzsche et
passons directement à l’examen du problème de la morale en tant qu’il remet également en question le second
présupposé de l’expression « être cause de soi », celui de
la responsabilité morale de l’individu.
40
2. La morale comme problème
L’interprétation morale de l’homme a été dénoncé par Nietzsche dans la mesure où elle enferme
l’homme sur sa souffrance en prétendant l’en délivrer.
Le remède moral est en réalité en poison. Le propre
de la morale décadente est de promettre la délivrance,
la cessation de la souffrance en posant un « monde
vrai » imaginaire dans lequel sont éliminés les contradictions. Si les idéaux réactifs sont imaginaires, en
revanche la compensation est bien réelle. Les idéaux
réactifs sont présentés sur le modèle de stupéfiants,
de narcotiques, destinés à insensibiliser en engourdissant l’appareil de perception de la douleur.
Comme toute doctrine philosophique, religieuse,
politique, une morale est avant tout une interprétation adossée à un système précis de valeurs, lesquelles expriment les conditions de vie d’un type
d’homme particulier. Elle n’est donc pas un donné,
mais le produit d’une élaboration de la réalité effectuée par le corps et ses processus constitutifs, c’està-dire par les instincts et les affects. Elles ne sont
autrement dit rien de plus « qu’un langage figuré
des affects » (PBM, § 187). Nietzsche met ainsi en
évidence les origines extra-morales de la morale, et
dès lors le fait qu’elles ne sauraient être douée de la
valeur absolue à laquelle elle prétend généralement.
L’une des erreurs les plus massives de la philosophie a toujours été à cet égard de postuler l’unicité
et l’immuabilité de la morale, Nietzsche insistant
sur la pluralité des morales.
Ainsi il n’y a pas de responsabilité morale de l’individu, en tant que le vouloir n’est pas libre et que l’interprétation morale se révèle néfaste pour l’homme luimême.
3. Le Versuch nietzschéen
Bien que Nietzsche récuse la liberté de la volonté
et l’interprétation morale de l’homme, il s’impose
néanmoins une tâche spécifique, celle de réformer
la culture nihiliste européenne, qui présuppose que
l’homme doit vouloir en sortir et pour cela assumer ses actes. N’y’a-t-il pas là contradiction entre
la critique nietzschéenne de la volonté et de la morale et son projet fondamentale de « renversement
de toutes les valeurs » dans le but d’instaurer une
culture saine ?
Pour comprendre une telle tension, il est important de préciser que si tout n’est pas volonté (faculté),
tout est volonté de puissance. La volonté de puissance signifie non pas la volonté d’avoir plus de
puissance dans la perspective d’une domination, mais
« puissance » signifie davantage maîtrise de soi dans
l’imposition des formes qu’effectue en nous les instincts et les pulsions. Le plus haut degré de volonté
de puissance consiste alors à savoir contrôler et maîtriser l’expression de nos instincts et de nos pulsions
afin qu’ils agissent en faveur de la vie. Car si nous
avons que le « moi » était dominé par les pulsions,
ce n’est pas pour autant que l’homme à travers ses
pratiques ne puisse pas également influencer et modifier ses pulsions et ses instincts. Nous l’avons vu le
christianisme bouleverse la hiérarchie des pulsions qui
constitue le vouloir et pousse l’homme a interprété le
monde de manière morale. Et la morale chrétienne
qui n’est pas naturelle mais bien une création humaine
a fini par dresser le corps humain. Ainsi il s’agit d’être
capable de repérer une ouverture qui nous conduise
en-dehors de l’ancienne interprétation du monde, l’interprétation chrétienne, pour pouvoir agir sur celle-ci
pour la transformer, et être ainsi cause de soi. Une
telle ouverture sera pour Nietzsche celle de l’athéisme
naissant du XIXème siècle. L’athéisme est bien pour
Nietzsche l’ouverture crée par le christianisme luimême qui permettra de sortir du christianisme.
Par conséquent l’homme peut vouloir sortir du
nihilisme, l’homme peut être cause de soi. L’homme
peut agir sur son destin. Mais comment le peut-il ?
Certes l’athéisme propose une ouverture en dehors
du nihilisme, mais comment une fois dehors agir sur
le nihilisme ? Là réside l’originalité de l’entreprise
nietzschéenne, car le moyen de sortir du nihilisme est
ce qui précisément à conduit au nihilisme c’est-à-dire
la morale et la religion. En effet les deux phénomènes
culturelles ont la capacité d’exercer une contrainte
extrêmement forte sur une longue durée permettant de modifier la hiérarchie des pulsions humaines.
Ce faisant, il s’agit de faire jouer la morale contre la
morale, la religion contre la religion. La morale et la
religion sont, d’après Nietzsche, des « instruments de
culture ».
Toute culture recouvre la série des interprétations
en vigueur dans une communauté humaine donnée, à
un stade précis de son histoire. Il s’agit alors grâce à la
morale et à la religion de donner naissance à une nouvelle forme de culture en accord avec les exigences
de la vie. Pour mener à bien son objectif, le philosophe doit donc opérer une typologie des cultures
et des morales (l’analyse généalogique) pour repérer
lesquelles sont saines et lesquelles sont malades pour
ensuite effectuer un élevage (Züchtung). Or dans la
typologie des cultures, Nietzsche en vient à la conclusion que les cultures les plus fortes sont des modèles
de cultures aristocratiques, comme ceux de la Grèce
antique ou de l’Inde par exemple, qui ont su penser
une diversité de castes et d’individus, et des modes
d’éducation différenciés, car ce sont justement les différences, les distances qui séparent les individus, le cas
échéant les luttes qui les opposent, qui sont pour chacun la condition de l’accroissement, de leurs forces et
du dépassement de soi.
Conclusion
La question était de savoir ce que pouvait signifier
l’expression « être cause de soi » telle nous avons
comprise c’est-à-dire comme l’action sur soi. Grâce
à Nietzsche, nous avons plus déterminer deux présupposés, que nous avons déconstruit dans les deux
premiers moments de notre exposé : celui de la liberté de la volonté et celui de la responsabilité morale
de l’individu. Ce faisant nous avons presque rendu
impossible à entendre l’expression « être cause de
soi « car la volonté n’est pas une chose libre et en
raison de la processualité de la volonté il n’est pas
possible de juger moralement les actes des individus
en présupposant qu’ils sont responsables de leurs
actes étant donné qu’il aurait pu agir autrement. Les
hommes sont conduits au nihilisme parce qu’ils sont
portés par les instincts et leurs pulsions qui, dressés par la morale chrétienne, les forcent à agir contre
eux-mêmes. Mais à travers une nouvelle compréhension de ce qu’est la vérité à l’aune de laquelle nous
pouvons juger de la justesse de ce qui nous arrive,
et une nouvelle compréhension de ce qu’est la morale, Nietzsche voit dans l’athéisme l’ouverture nous
permettant à la fois de sortir de cette logique de la
volonté de puissance faible pour pouvoir agir sur
celle-ci, et donc sur nous-mêmes par le truchement
des morales et des religions.
Cependant il reste à savoir quand nous serons éritablement délivrer du nihilisme, et quelle peut être
cette nouvelle religion et cette nouvelle morale permettant la délivrance. Puisque la vérité est comprise
comme une erreur irréfutable dont l’efficacité tient
à la longue contrainte qu’elle exerce sur l’individu,
il semble que Nietzsche n’envisage une authentique
sortie du nihilisme que sur le long terme, à l’échelle
des siècles. Et il apparaît que l’instrument de culture
permettant l’avènement d’une culture forte soit la
doctrine de l’Eternel Retour du même étant donné
que la doctrine est caractérisé du point de vue de
son statut, par la place qu’il occupe : « A la place de
la métaphysique et de la religion la doctrine de l’éternel retour (celle-ci en tant que moyen de dressage
et de sélection) » (FP, XIII, 9 [8]). Nietzsche lance
encore la formule : « le Retour comme religion des
religions » (FP, XI, 34 [199]).
41
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
Être ou ne pas être
cause de soi ?
La notion d’auctoritas mise en question par le
« corpus shakespearien » de Jean-François Ducis
Retranscription - Luc Davin
1. La « poussée auctoriale »
Ce qui se cache derrière la cause de soi, est ce
qu’on peut, à raison, percevoir comme impénétrable,
mystérieux à bien des égards, et qui ne semble pas
avoir grand-chose à voir avec la littérature. Mais
s’il on parle d’être cause de soi, alors la perspective
devient tout à fait différente. Ce qu’en a dit Louis
Bordurier à propos de Stirner éclaire également
dans une perspective littéraire : cela signifierait
qu’une individualité pourrait être partie prenante à
la construction de son essence, qu’elle participerait
à son propre engendrement. Et cette idée interroge
la place de l’artiste dans son rapport à la création,
notamment à travers le problème de la paternité de
l’auteur et de son autorité sur une œuvre. C’est le
problème que, il semble, on peut nommer « auctoritas ». Pour qu’il y ait auctoritas, dans tout phénomène de production écrite, qu’il soit littéraire ou
non, deux éléments doivent être coordonnés :
1°) Dans tout phénomène de production de
l’écrit, il faut un écrit produit, qu’on appelle livre,
oeuvre, roman, pièce, poème, publicité, etc. ;
2°) Pour tout écrit produit, il faut un producteur
d’écrit, qu’on appelle auteur, écrivain, dramaturge,
publicitaire, etc.
Ces deux éléments sont irréductibles et
indispensables, du moins dans une conception
contemporaine, car comme l’a précédemment
exposé Sylvie Delon, au Moyen Âge, l’auteur ne
fait pas partie de la chaine de production de l’écrit ;
mises à part quelques exceptions, c’est une notion
gelée, détachée de toute réalité concrète puisque
l’anonymat est presque général.
Ce n’est qu’à partir de la Renaissance qu’on peut
enfin envisager l’auteur comme source unique de
sa production artistique. C’est avec la Renaissance
que le créateur devient un alter deus — ou plus précisément, « peut » devenir un alter deus —, et ce
42
qui vaut pour la sculpture vaut également pour la
littérature. Et à ce sujet, l’Âge Classique n’a fait que
prolonger cette alternative, permettant, comme le
dit Schiller, « le libre jeu de sa subjectivité ». Cette
alternative est encouragée également par la montée en puissance de la critique littéraire de la place
sociologique de clergé dans la société française. Aussi, la montée progressive des Lumières au 18e
siècle a-t-elle énormément favorisé cette poussée
auctoriale, ou comme le formulait Antoine Compagnon, cette « montée en puissance de l’auteur ». S’il
y a du vrai dans l’idée d’un mouvement général vers
la place grandissante de l’auteur dans la République
des Lettres, Compagnon semble soutenir que cette
émergence est uniforme, comme on ferait un geste
sans discontinuer. Or, il me semble au contraire que
cette émergence de l’auctorialité ne relève pas du
tout de la « montée en puissance », tendue et exponentielle, mais bien de la « poussée », par à-coups,
les à-coups de l’histoire culturelle et de l’histoire du
statut juridique de l’auteur en France. L’impossibilité totale du Moyen Âge, l’affirmation de certains
figures tardives, s’en suit de l’envol progressif des
figures auctoriales au Grand Siècle s’imposant l’une
après l’autre. Au sein de ce mouvement général de
poussée auctoriale, le 18e siècle est celui de la mise
en place définitive du statut de l’auteur. Au sein de cette dernière étape de l’histoire de
l’auctorialité, le dramaturge a une place particulière,
car son statut était protégé depuis longtemps. Cette
légitimité de l›auteur dramatique est reconnue au
moins depuis le second 17e siècle. Pendant son
règne personnel (1643-1715), Louis XIV fixera
le statut des comédiens par la mise en place de
privilèges (Écrivains pensionnés, comédiens du
Roy). En 1777, Beaumarchais créait la Société des
Auteurs et Compositeurs Dramatiques, dont une
grande partie des revendications seront adoptées
dans le droit révolutionnaire par décret de la
Convention nationale.
Ainsi, grâce à Beaumarchais, la propriété intellec-
tuelle des dramaturges était juridiquement statuée,
et ce définitivement après les années 1790.
C’est justement dans ce contexte, ce carrefour des
années 1770 à 1790, que s’épanouit la majeure partie de l’œuvre du dramaturge Jean-François Ducis
(1733-1816).
2. Biographie absente
Nous en apprenons un peu plus sur la place d’un
tel auteur à la charnière des 18e et 19e siècles notamment grâce à Dumas père, et son texte Comment
je devins auteur dramatique : en un paragraphe très
court, il parvient à établir la juste place de Ducis en
France au tournant du siècle, et à porter un regard
critique quant à la qualité littéraire de son œuvre.
Revenant sur cette époque où il arrivait à Paris encore jeune homme et souhaitant se cultiver, Dumas
écrit :
« Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre
étranger. Ils annoncèrent Hamlet. Je ne connaissais
que celui de Ducis. »
Elevé sans son père à Villers-Cotterêts, un village reculé de province retombé dans l’oubli depuis
l’édit de François Ier qui porte son nom, Dumas
ne jouit pas d’une éducation poussée à laquelle un
fils de général aurait pu aspirer ou prétendre. Et
de son propre aveu, c’est la ruine financière de sa
famille qui le poussa à gagner la capitale afin d’y
tenter la fortune. Ainsi, dans cette vie loin de Paris
et des cercles napoléoniens de l’Empire, les pièces
de Ducis ont participé à l’éducation élémentaire de
ce petit provincial, et sachant son sort ordinaire, ont
dû participé à l’éducation de beaucoup d’autres enfants du collège de l’abbé Grégoire de Villers-Cotterêts. Néanmoins, si l’auteur du Comte de MonteCristo mentionne Ducis, c’est pour le subordonner
à son modèle : il prétend qu’en comparaison de
la version de Ducis, la découverte de l’Hamlet de
Shakespeare lui fit l’effet d’un « aveugle-né auquel
on rend la vue ».
On ne sait presque rien sur Jean-François Ducis.
Ni quand il est né, ni quand il est mort, personne
n’est certain de connaitre avec certitude le nom et
le lieu de naissance de ses parents. Probablement
né à Versailles, il serait le neveu de Louis Le Dreux
de la Châtre, architecte du Roy, qui fut en charge
de la construction du premier théâtre municipal de
Versailles. Il entre au service du maréchal de BelleÎle, puis devient le secrétaire particulier du futur
Louis XVIII, menant en parallèle une carrière de
dramaturge dont les ouvrages sont régulièrement
représentés à la Comédie-Française. Il entrera au
département poétique de l’institut de France et il
assistera à la commission qui ressuscita l’Académie,
qui avait été dissoute pendant la Révolution.
Mise à part une pièce de jeunesse, l’œuvre théâtrale de Jean-François Ducis se décompose en trois
parties tout à fait distinctes.
La période la plus tardive est la seule qui se soit
débarrassée de toute influence directe : c’est un
théâtre « de famille » études d’une famille arabe,
et d’une famille russe. La seconde partie de son
théâtre est celle que l’on peut qualifier de « mythologique ». Deux pièces, Œdipe chez Admèle et Œdipe
à Colonne. Le réinvestissement des mythologies de
l’Antiquité étant une habitude répandue dans le
théâtre des 17e et 18e siècles, Ducis ne surprit pas
le public, et obtint plus de succès.
La partie centrale du théâtre de Ducis sont les
pièces imitées des œuvres de William Shakespeare,
alors presque totalement inconnu, auxquelles imitations Ducis consacre 6 de ses pièces de théâtre.
L’ensemble de ces œuvres est ce que nous désignerons sous le nom de corpus shakespearien.
« Répéter, c’est se comporter, mais par rapport à
quelque chose d’unique et qui n’a pas de semblable
ou d’équivalent », dit Deleuze dans Différence et
répétition. C’est bien sous cette définition que se
placent tous les transcripteurs ou imitateurs littéraires de l’histoire. Ducis, lui-même imitateur, compénétré de théâtres grec, latin, et français, apporte
le calme, la retenue et le cadre caractéristique de ce
que les contemporains nomment classicisme français. Dans sa perspective de la réception shakespearienne à un objectif : « ajouter les richesses de la
scène française à ce qu’il y a de moins brut parmi les
richesses de la scène anglaise ». C’est là le « génie »
de Ducis, un génie petit, modeste, sans grandiloquence ; un génie fait de barrières, d’endiguement,
un génie de canalise du flot shakespearien, qui ne
pourrait déferler sur le théâtre français de tout son
soûl sans manquer de briser Racine, Corneille, et
toutes les règles sur lesquelles ils ont construit leurs
monuments de mots. Ducis parvient à cet équilibre
entre la brusquerie anglaise et le raffinement français.
Même si Ducis a renoncé à son auctorialité en
se plaçant complètement sous le patronage de
Shakespeare, Ducis, par son apport d’équilibre, est
incontestablement un dramaturge. Mais que dire
d’une auctoritas quand toute la teneur d’une œuvre
est induite par la main d’un autre ?
Le cas de Jean-François Ducis, unique, mystérieux
et fascinant, interroge la question de l’auctorialité. 43
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
3. La « schize ontique »
Hamlet ouvre le 17e siècle dans un cri, qui va durablement le marquer : le cri ontologique.
Ducis ne parlait pas anglais. Il n’avait à sa
disposition que les deux premières traductions
des oeuvres de Shakespeare, qui datent toutes les
deux du milieu du 18e siècle. Elle restitue la vigueur
et l’intensité, mais aussi la base fondamentale,
l’essentiel, les données capitales que Ducis conserve
dans sa transcription approximative d›Hamlet : la
philosophie, et en particulier ce qui va faire d’Hamlet
le faîte saillant, l’égide, la proue littéraire de tout un
mouvement amorcé avec la Modernité : la réflexion
sur l’être. Le poète est « nécessairement historien
et philosophe » et que « Shakespeare, lui aussi, est
cet homme triple », cette philosophie shakespearienne n’est jamais vraiment philosophique au sens
qu’elle serait prise dans une construction de système ; mais Shakespeare philosophe tout de
même en ceci que son œuvre exemplifie
un certain nombre d’idées, comme si
son œuvre consistait en une mise en
question d’une idée philosophique
par la poésie. Cette grande idée mise
en exemple, c’est l’ontologie.
Mais la violence ontologique de la pensée shakespearienne, n’est jamais lourde, théorisée, saillante,
elle ne dépasse jamais de la littérature. Le discours sur l’être dans Shakespeare traite avant tout
d’exemples d’individualités qui ne portent « pas en
soi la nécessité tragique », qui, elle, « ne découlait
que de faits extérieurs ». Il n’était pas inscrit dans
les cieux qu’Elseneur serait prise par Norvège,
qu’Hamlet se blesserait à mort en duel. Certes
conscient de l’infamie qui le frappe, certes patriote
pour son Danemark, certes haineux contre Claudius, mais qui peine à coordonner ces trois désirs,
qui n’ont pas de justification céleste. Il peine pour
accomplir le châtiment que le meurtre de son père
réclame. C’est de la frustration à coordonner ces
trois désirs que résulte la grande dualité du caractère d’Hamlet, une dualité passive, subie contre sa
volonté, et qui est un très bel exemple de ce nous
nommerons schize ontique.
Le tournant du 16e et du 17e siècle
est cristallisé par les réflexions autour de
l›ontologie, qu›on retrouve, par exemple en
France, chez les deux grands philosophes de la
fin du 16e et du début du 17e siècle : Montaigne
et Descartes. En Angleterre, Francis Bacon classe
dans son « Arbre de la connaissance » la science
de l’être et des essences comme la première
philosophie.
Mais la particularité de la pensée de Montaigne
est, justement, qu’elle n’a jamais pensé l’ontologique
subordonné à la transcendance : ne se considérant
jamais comme un philosophe, c’est-à-dire comme
un héritier de la scolastique, il médite comme un
sage d’expérience plus que comme un théoricien systémique ; il tire ses exemples de lui-même,
humblement, sans relier ses pensées sur l’être face
au monde dans un système de transcendance.
L’exemple de Montaigne, c’est celui, à tout dire, de
la modestie de l’immanence. L’humilité d’un penseur, avant de légiférer sur ce dans quoi l’homme
serait pris de supérieur à lui, songea d’abord à percevoir l’homme dans ce qu’il est.
Le premier 17e siècle, y compris le 17e siècle
élisabéthain et jacobéen, offrait à cette humilité
métaphysique de Montaigne la première place de
la sagesse. Shakespeare rédige Hamlet durant l’année 1600. Le 17e siècle, c’est le siècle d’Hamlet,
car, concentré dans son monologue de l’acte III,
44
La différence entre ontique et ontologique est
clarifiée par Heidegger. On peut en exposer ainsi la
différence : il y a d’un côté l’ontologique, qui traite
de l’Être, y compris dans sa transcendance, son rapport vertical à la nécessité ; et d’un autre côté il y a
l’ontique, qui traite des étants, coupés de la transcendance, jetés dans le monde face à leur subjectivité et
ne portant pas en eux la nécessité tragique. Il n’y a
qu’une seule certitude: c’est que Shakespeare traite
toujours ses personnages comme des étants, particulièrement dans ses pièces métaphysiques. Mais ce
qui est frappant dans le projet de Ducis, (« ajouter
les richesses de notre scène à ce qu’il y a de moins
brut parmi les richesses de la scène anglaise »), c’est
le changement. Le réinvestissement de Shakespeare
est partiel. Il subit de grandes transformations. 4. L’Hamlet-Rodrigue
Puisque la schize ontique est subordonnée à son
rapport d’immanence, l’évocation ou l’apparition
d’éléments venus d’un plan céleste est impossible,
puisque cette apparition viendrait annuler ou
relativiser cette immanence. Or, dans Shakespeare,
des éléments surnaturels apparaissent souvent : les
fantômes, les sorcières, les créatures fantastiques,
sont autant de manifestations qui viennent créer
une sorte de fracture, un hiatus d’immanence. Il
y a deux versions de l’Hamlet de Ducis ; dans la
première, le fantôme apparait, car de telles apparitions spectrales a sur scène ont une grande efficacité pathétique. Mais dans l’édition, il disparait. Cela
signifie que le texte a subi une modification, supprimant l’apparition sur scène du spectre, et donc
que Ducis a voulu substituer volontairement l’immanence relative à une immanence véritablement
absolue : il y a donc bien une cause finale construite
et voulue, et la cause finale de l’Hamlet de Ducis
est donc bien une schize de l’ontique immanent, et
pas une ontologie de la transcendance. Ducis, dans
sa version d’Hamlet, dans sa version de Macbeth,
supprime les fantômes sur scène, et garde trace de
leur apparition au discours rapporté. Ce procédé a
deux avantages : 1°) Respecter la vraisemblance, qui interdirait
qu›un ectoplasme puisse apparaître sur scène (sans
détournement comique) ;
2°) Permettre d›unifier le rapport à l›immanence :
l’immanence relative, trop complexe, très présente
dans Shakespeare, montre souvent spectres,
revenants, sorcières esprits de la nuit. Mais
dans Hamlet, mis à part le fantôme, traite son héros
comme coupé de toute transcendance. Ducis simplifie afin de faire un système équilibré : il commue
le fantôme en récit de fantôme, réel mais absent, et
permet ainsi d’harmoniser son projet.
Cette transformation passe par un certain nombre
de changements, tant sur la forme que le fond, et
qui permettent de maintenir un équilibre entre la
cause finale et le choc de son arrivée brute sur les
scènes parisiennes et françaises. Cette contrainte et
ses conséquences, qu’on pourrait appeler son empêchement formel. Notons que l›empêchement formel passe
toujours par un empêchement régulier, c›est-àdire qu›il est profondément lié aux Règles, à l›art
poétique – tant celui de Malherbe que celui de
Boileau. Cet empêchement semble se distinguer en
deux branches, liées bien que distinctes : 1°) Un empêchement ayant des conséquences
dans l›intrigue théâtrale, que l›on pourrait qualifier
de narratif ; il supprime l’arrière-fond politique
dans Hamlet, la guerre avec la Norvège, et il calque
l’intrigue sur la tragédie cornélienne. Hamlet devient
une sorte de Rodrigue dans le Cid, et Ophélie une
Chimène : la dualité est transformée en « schize de
nécessités », où des réalités contraires et nécessaires
doivent venir au monde sans que ce soit possible.
2°) Un empêchement, moins important, qui a
proprement trait au mode de la composition, qu’on
pourrait qualifier de métrique, ou plus précisément, normatif ; il transforme le pentamètre ïambique en alexandrin, le drame en tragédie, il pose les
5 actes et les scènes.
Ces deux catégories d›empêchement formel,
narratif et normatif, forment le pendant à la schize
ontique comme cause finale du corpus, et assoie
ainsi l’« équilibre » du projet de Ducis.
5. Othello le sans-culotte
L’échec du projet de Ducis ne vient pas d’Hamlet.
Il vient de que les autres pièces reviennent petit à
petit sur cet équilibre, Othello, transforme complètement la cause finale de schize ontique. Dans la pièce de Shakespeare, le traitement de
l’ontologie est assuré par le personnage de Jago,
l’enseigne du gouverneur de Chypre, le général
Othello. Mais la condition de développement du
problème ontologique est changée d’Hamlet à
Othello ; Hamlet était la victime d’une action nécessaire trop grande pour lui, quand Jago est l’acteur
de sa propre nature duplice : observer l’évolution
de l’ontologie d’Hamlet à Othello, c’est explorer
les antipodes de la schize ontique, c’est passer de
la dualité à la duplicité. Certes Hamlet est dépassé,
noyé par sa débilité, face aux actions à mener, il
hésite à être. Mais Jago est celui « qui n’est pas ce
qu’il est » (I am not what I am). Cette expression de
Shakespeare qui clôture un monologue de Jago est
inspiré de l’épopée de Moïse dans l’Ancien Testament, et qui dit que Dieu est « celui qui est ». Jago
est donc doublement diabolique : il est absolument
contraire au nom de dieu, c’est à dire à la définition
performative de son essence. Mais il est aussi diabolique en ceci que le verbe grec δiaβολλο signifie
« ce qui divise », ou « ce qui est double ». Or, Jago
n’est pas double, ou duel : il est duplice, et il cultive
cela, il le favorise par les intrigues qu’il fomente
contre Desdémone. En somme, dans Hamlet, la cause finale est une
schize ontique comme dualité, avec une posture
victimaire, et dans Othello, la cause finale est une
schize ontique comme duplicité, avec une posture
active. De son côté, Ducis va faire prendre un tour très
particulier au corpus shakespearien : dans l’Othello de Ducis, le personnage de Jago n’existe pas. Il
n’existe pas non plus d’équivalent d’un serviteur,
d’un valet, qui correspondrait à l’enseigne Jago.
Quelle est la conséquence majeure de ce retranchement ? l’absence de discours métaphysique ou ontologique : or, ce discours était le fondement, la cause
finale des pièces métaphysiques de Shakespeare.
Mais par quoi Ducis remplace-t-il le discours ontologique ? Et bien, il le substitue à un discours politique. Othello vient apporter la lumière de la civilisation dans l’île de Chypre, décrite comme une terre
médiévale encore barbare, ou une vieille noblesse
45
ÊTRE
CAUSE
CAUSE
DE SOI
DOSSIER
SÉMINAIRE
soumet des paysans encore en servage. Othello
apporte avec lui les valeurs de la République de
Venise, ses libertés, il défend la démocratie, il critique les privilèges. Si Othello meurt socialement
et physiquement, ce n’est pas après que Jago l’ait
convaincu de l’adultère de sa femme : c’est en martyr ; il meurt en martyr de la liberté, de la cause
républicaine, victime des entreprises perpétrées
contre lui par les aristocrates chypriotes. Ducis a
voulu substituer le discours ontologique à un discours politique, et faire du Maure de Venise non pas
un général meurtrier et rongé de soupçons jaloux :
mais faire d’Othello un sans-culotte, un chantre de
la démocratie. Ce procédé a deux conséquences : 1°) La cause finale disparait, qu’elle soit dualité
victimaire ou duplicité active, ce qui rend moins
problématique la mise en scène d’Othello, puisqu’il
n’y a plus de « brutalité de la scène anglaise » ;
2°) La cause finale étant disparue, il y a un
remplacement : le remplacement de la schize
ontique par une apologie politique, celle de la
démocratie, absente dans Shakespeare, qui montre
souvent les monarchies ou les oligarchies comme
des systèmes décadents (Les déchirements de
maisons rivales dans les deux Henriade ou Roméo
et Juliette) mais tout aussi décadents que les démocraties, tout aussi corrompues (le parlementarisme
romain dans Jules César, le système républicain des
doges dans Le Marchand de Venise).
Cette transformation sur le fond entraine un
déséquilibre par rapport à l’empêchement formel,
qui perd de son utilité, puisqu’il n’a plus rien à équilibrer : en effet, si Ducis avait senti le besoin de
policer, de modérer les excès de la scène shakespearienne, c’est parce que ses propos était non seulement violents, mais surtout incompatibles avec
la Règle à la française, et donc risquant peut-être
de ne pas obtenir son quitus du censeur royal, M.
de Malesherbes, pourtant favorable à l’encyclopédisme et aux Lumières. Mais en 1792, la monarchie
a déjà vacillé depuis plusieurs années, et avec elle
les valeurs littéraires de l’Ancien Régime : depuis
le dernier quart du 18e siècle, la mode parisienne
n’est plus seulement à la tragédie classique, mais
aussi — et de plus en plus — au « drame bourgeois », théorisé par Diderot et Beaumarchais, et
qui a tendance à s’attacher au pathos, à l’empathie
et au traitement affirmé de combats
extra-littéraires,
comme
l’éthique, la théologie ou
la politique. Pourtant, il
semble que J.-F. Ducis
ne soit pas un démocrate
46
de longue date : il ne faut pas oublier qu’avant de
défendre la démocratie, Ducis avait été le secrétaire
particulier du Maréchal de Belle-Île, ministre de la
guerre de Louis XV, et également secrétaire particulier du futur Louis XVIII. C’est lui qui a manoeuvré
pour le faire entrer à l’Académie française. Son histoire est entremêlée avec celle du crépuscule et de
la chute des Bourbons. Son théâtre, qui avait jusque
là édité sous la censure de Malesherbes, a continué
d’être publié pendant la Terreur, sans qu’il n’ait jamais été inquiété. Alors qu’un véritable défenseur
de la démocratie, comme Beaumarchais, a été en
prison sous Louis XV, Louis XVI, et a failli plusieurs fois perdre le tête sous la Terreur. On l’avait
joué sous l’Ancien Régime à la Comédie-Française,
on continue de le jouer au théâtre de la République
pendant la Terreur. En écrivant Othello tel qu’il l’a
écrit, Ducis a fait allégeance à la Révolution. Il a
progressivement fait fi de son passé, et il a sacrifié
un bon et généreux projet en cédant aux caprices
de la mode. C’est l’aboutissement d’une transformation qui débute en 1783. 6. 1783-1792 : la chute puis
l’abîme
A cette date, Marivaux et
Montesquieu sont morts,
Voltaire, Rousseau et
Diderot sont mort, et
Beaumarchais écrit sa
toute dernière oeuvre. Le
projet shakespearien de
Ducis a été interrompu
pendant plus de 10 ans, depuis
1770, à cause de son travail
de secrétaire de Louis
XVIII, et parce qu’il
s’était
consacré
à l’écriture de
son « théâtre
mythologique », adapté de Sophocle et Euripide. Un
peu de succès, pour des oeuvres étranges, sortes de
mixtures entre Alceste et les Oedipe. Après 1783, il
abandonne les sujets antiques pour revenir à l’état
qu’il avait laissé le corpus shakespearien en 1770.
Mais dès qu’il y revient, il le tort, en renonçant définitivement au sujet ontologique : sur les 4 oeuvres
lui restant à écrire pour achever son corpus shakespearien, 3 d’entre elles traitent d’un sujet historique
(Jean sans Terre) ou pseudo-historique (Macbeth,
et Le roi Lear) : elles montrent clairement une décalcification progressive du propos philosophique
vers ce drame bourgeois, notamment dans le Roi
Lear, visant le succès ou l’indépendance vis-à-vis
de Shakespeare. Une pièce isolée, Roméo et Juliette,
fut rédigée au carrefour de ces deux tendances, et
va dans la direction du divorce : des scènes emblématiques sont supprimées, notamment la déclaration d’amour au Balcon des Capulet, et les scènes
de réflexions sur l’état amoureux. S’en voit effacée
toute une métaphysique de l’amour, chère à Shakespeare, qui lui avait consacré sa seule pièce tout du
long en pentamètre iambique. La transcription le
pentamètre iambique et le vers blanc non-rimé en
alexandrin, est compensée par la consistance et la
densité de la méditation métaphysique transposée
de Hamlet. C’est la raison la plus plausible qui explique pourquoi, ayant bâti tout une structure systémique en équilibre, à peser précautionneusement
ce qui pouvait et ne pouvait pas être dit de Shakespeare sur la scène française, il a détruit, peut-être
sans le savoir, l’équilibre sur lequel tenait toute son
oeuvre. Mais l’Othello achève de revenir complètement sur ces bases : Ducis commue la portée philosophique sur l’être en prétoire politique pro-révolutionnaire. Elle achève l’« éloignement progressif »
de Ducis de la pensée de Shakespeare. La cause
finale collapse et est remplacée par des considérations politiques, afin de contenter les
scènes parisiennes et françaises. Ce remplacement de la schize ontique par un
discours politique militant, c’est ce
qu’on pourrait appeler sa cause
circonstancielle,
préférant
les allusions politiques à la
portée métaphysique. 7. Le double échec, ou la précaution inutile
Ce qui est problématique dans le projet de Ducis,
c’est l’articulation entre la cause circonstancielle et
le problème de l’auctoritas. En se posant comme
transcripteur shakespearien, comme réinvestisseur
de ses personnages, de ses fables, de son ontologie,
Ducis fait le sacrifice de son auctorialité car ce sacrifice est nécessaire à l’émergence du projet. Ce renoncement, reconnaitre qu’il ne parle pas la langue,
sacrifier une partie de l’intrigue, lisser l’ensemble,
c’est une condition sine qua non, un moment de
la négativité nécessaire à l’avènement de la positivité : la réception shakespearienne en France. Tant
que l’équilibre est maintenu par la présence de la
cause finale de schize ontique, tout reste cohérent.
Car la justification de ce renoncement est légitime.
Mais dès la seconde pièce du corpus shakespearien,
Ducis s’attache d’abord à renoncer du côté de l’empêchement normatif puis narratif, puisqu’il opère
un rapprochement vers la structure et les valeurs
thématiques du drame bourgeois. Dès lors, il opère
progressivement une coupe dans la cause finale,
d’abord dans Macbeth, qui renonce aux recherches
sur le remords et ses échos psychiatriques, puis dans
le Roi Lear, sur lequel il appose une langue et une
intrigue bourgeoise. Enfin, dans Othello, l’aspect
militant et apologétique rend tout à fait inutile le
maintien du titre, du nom des personnages, et le rejet de l’auctoritas, puisque presque rien ne survit de
l’intrigue originale. L’ontologie de l’empêchement,
ou plutôt l’échec de cette ontologie de l’empêchement, de cet équilibre, est doublé par l’échec de
l’auctorialité, l’échec de l’empêchement auctorial,
et conclut de rejeter dans l’abîme toute l’entreprise. Deleuze montre que le problème de la répétition,
c’est qu’elle est brisée en elle-même, qu’elle
est déséquilibre, et que toute répétition, toute
transcription, toute imitation, quand elle ne se pose
pas dès le départ en alter ipse, est vouée à l’échec.
Or justement, ce qui se dégage du problème auctorial chez Ducis, c’est son inachevé, son déséquilibre,
sa brisure interne. Shakespeare n’est pour Ducis ni
un alter idem, un autre lui-même, divers mais avec
lequel il garde un écho, un lien de communauté,
mais bien un alter ipse, un autre que lui, mais ici
un alter ipse total, avec lequel il ne garde plus rien
de commun. le problème d’auctorialité chez Ducis
était donc plus celui d’un sacrifice peine perdu, d’un
empêchement, d’une « précaution inutile », comme
dirait Beaumarchais, aux vues de l’orientation finale.
47
Des Affections du Corps
De la même manière que le diagnostic d’autisme
à l’ère de la communication, de « Trouble de l’Attention Déficitaire avec ou sans Hyperactivité »
(TADH) à l’ère de l’éphémère et du zapping, de
Trouble Obsessionnel Compulsif (TOC) à l’ère du
self-control et du quantified-self ou de schizophrénie à l’ère de la publicité virale et de ses injonctions
paradoxales ; de la même manière, en somme, que
les « troubles mentaux » et le regard jeté sur eux
(aussi longtemps qu’ils ne s’y résument pas) sont en
partie conditionnés par un contexte, par un point
de vue, par une société déterminés , les maladies
et dégénérescences les plus en vue à notre époque
ne perdraient rien à se voir ressaisies au prisme de
la politique, entendons là, de son actualité la plus
brûlante. Nous parlons bien en l’occurrence de
pathologies d’origine somatique essentiellement,
sous réserve d’inventaire. Limitons-nous à quatre
exemples.
1) Le cancer, primus inter pares, serait un candidat
de choix. Dont l’apparente recrudescence pourrait
être liée concurremment à l’amélioration des protocoles de dépistage et à l’augmentation exponentielle
de l’espérance de vie (raison de trois mois supplémentaires par an). Sans rien omettre de l’utilisation
massive des pesticides (dits « produits phytosanitaires ») à compter de l’après-guerre, et d’autres
causes qu’il serait fastidieux d’énumérer. Une cellule cancéreuse est une cellule qui refuse de mourir
; c’est une cellule qui, à défaut de mettre en œuvre
son programme qui la condamne à l’apoptose (mort
cellulaire auto-induite), se reproduit de manière «
anarchique » au détriment de l’hôte qu’elle colonise.
Une cellule cancéreuse est une cellule qu’on peut
tenir, sans être dupe de l’anthropomorphisme, pour
« égoïste ». Accaparant vingt fois plus de glucose
qu’une cellule normale, elle capte les ressources
qui devraient être distribuées de manière équitable
au reste de la population. C’est une cellule rongée
par l’appétit de richesse, qui n’a égard que pour sa
propre pérennisation (une cellule isolée, désolidarisée, est immortelle potentiellement). De métastases
en métastases, elle s’approprie toujours plus de ter48
rain, « dévore » ses congénères. En cela peut-on y
reconnaître un intérêt particulier indifférent au «
bien commun » ou à la « chose publique » ; à savoir
la ou le parti(e), pour cultiver la métaphore, luttant
pour dominer l’ensemble. C’est la figure objectivée
du corps social miné par la volonté de puissance de
quelques-uns de ses membres.
2) Si le cancer se devait d’incarner la maladie de
l’individualisme, le diagnostic de Parkinson serait
une métaphore de la société de surconsommation.
Par « surconsommation », il faut entendre la transposition du procès de concentration, de thésaurisation et d’accroissement capitaliste de la valeur
sur le terrain de la marchandise. Ce qui définit le
syndrome de Parkinson sous sa caractérisation de
« pathologie neurologique chronique dégénérative
», c’est en effet – merci Vidal – « l’agrégation de
protéines alpha-synucléines au sein de la substance
noire » : « déchets » que le système nerveux ne parvient plus à évacuer. La protéine « encombre » et
finalement « étouffe » les neurones opérationnels.
Une hypothèse faisant valoir une origine intestinale
(lieu de l’assimilation des nutriments) et pathogène
de Parkinson est actuellement en voie d’exploration. Par où l’on voit que c’est ici encore – comme
pour le cas de la tumeur précédemment traité – à
une question de dérèglement, de surabondance,
d’outrance (hybris ?) que nous sommes renvoyés.
3) Tenons à signaler que la maladie de Parkinson
est la seconde pathologie neurodégénérative la plus
fréquente après celle d’Alzheimer. Or, Alzheimer
est, pour sa part, une maladie de la mémoire. Nous
retrouvons peut-être en elle les déshérences et les
errances identitaires de notre époque, de moins en
moins au fait de son passé. Il n’est pas anodin, sous
ses auspices, que l’une des solutions thérapeutiques
les plus encourageantes qui lui soit retournées
consiste en l’injection de cellules souches.
4) Sous un rapport exclusivement symptomatologique (phénoménologique, dirait-on en philosophie), les allergies ne paraissent pas prêter le flanc
à une quelconque herméneutique sociale ou extra-
polation à la sphère politique. Il en va autrement
des tentatives d’explication qui lui sont associées.
Une hypothèse datée, qualifiée d’« hygiéniste », met
en accusation l’« environnement pasteurisé » au
sein duquel nous évoluons depuis un demi-siècle.
Le système immunitaire, en butte à la raréfaction
des pathogènes, élirait de lui-même certaines substances afin de s’exercer et de s’entretenir en prévision d’éventuelles infections. Une seconde théorie, autrement plus intéressante pour ce qui nous
concerne, excipe de la circulation des produits exotiques consécutive à la mondialisation. Notre organisme ne saurait trop comment se comporter face
à des corps qu’il ne reconnaît pas. À l’« étranger
», menace a priori, il répondrait par une réaction
inflammatoire pouvant aller de l’« assimilation » à
l’« expulsion ». L’analogie est transparente ; assez
pour ne pas avoir à nous étendre davantage. Gageons seulement qu’il n’y a pas loin de la « défense
immunitaire » à la « défense identitaire ». L’État-cellule écossée de sa membrane-douane se découvre à
fleur de peau, hypersensible, et incapable de réguler
pacifiquement ses échanges extérieurs. Si, dans le
cas de la cellule tumorale, ce pouvait être la partie
qui noyautait le tout, c’est au contraire ici le tout
communautaire, le corps social, qui se défie – et se
reconstitue – au détriment de la partie. Bénéficiant
peut-être autant que de besoin des vertus régénératrices d’un certain mécanisme exploré par René
Girard.
juge. Un dernier argument nous offrira de clôturer
ce parallèle dans les règles de l’art. Il en ressort que
l’« impuissance » n’est pas un diagnostic que l’on
puisse réserver à nos institutions (prétendument)
démocratiques. Tout un chacun trouvera dans sa
boîte mail de quoi pourvoir à ses disquisitions…
Frédéric Mathieu
À bien y regarder, nos quatre précédents exemples
sont tous à des degrés divers les manifestations
d’une affection « auto-immune » : l’équivalent physiologique de ce que le droit qualifierait de « guerre
civile ». Le corps social, à son image, s’ampute ou
se mutile ; il conçoit le « semblable » sous le rapport de l’empêchement ou de l’adversité. Tout se
passe comme si le corps malade « somatisait » ou
« métabolisait » ce qu’il y aurait lieu d’appeler, en
pastichant une proposition freudienne, un « malaise
dans la mondialisation » ; comme s’il y avait « télescopage » de deux instances de la pathologie a priori
indépendantes ; comme si le corps biologique souffrant exhibait une morbidité du corps social, une
plaie à vif, une tension névrotique. Il n’y a donc pas
autant d’éloignement que l’on voudrait l’admettre
de l’« organisme » à l’« organisation ». Ni de la «
norme biologique » à la « norme sociale ». La « crise
» n’est-elle pas, après tout, une notion médicale ?
Quid du « régime » dont Hippocrate faisait l’alpha
et l’oméga de son Canon de médecine ? Pour sûr,
comparaison n’est pas raison. Du politique au biologique, jusqu’à quel point l’analogie peut être envisagée, c’est chose dont nous laisserons le lecteur
49
nature et ne sont que pure constructions culturelles
donc accidentelles. Si les idées, plus dérangeantes à
son époque, d’accès à la contraception et au monde
du travail, ont connu de grandes répercussions sur
le plan politique et social, la teneur philosophique
de ce texte est passée au second plan. Parce que
moins parlante ? Sans doute moins accessible, et
surtout plus difficile à mobiliser pour un combat
à visée concrète et engagée. C’est donc cet aspect
qui va nous intéresser ici. Nous tenterons d’opérer
une présentation globale de l’ouvrage en nous plaçant successivement sur les angles de deux couples
conceptuels récurrents dans ce texte à savoir les
notions d’unité et d’altérité, et d’immanence et de
transcendance. Dans un premier moment on voudra mettre en relief toute l’ambivalence de la posture de la femme ainsi que son rapport à l’altérité,
et nous tenterons par la suite de montrer en quoi les
notions d’immanence et de transcendance représentent pour l’auteur de fidèles illustrations de ce
que la femme et l’homme de son siècle éprouvent
comme étant leur condition. Si l’auteur convoque
maintes références littéraires, parfois cliniques et
scientifiques, artistiques et autres, elle parvient à les
placer au service d’un schéma de pensée philosophique.
Simone de Beauvoir ; Le deuxième sexe, II.
La femme comme
questionnement
philosophique.
« On ne naît pas femme : on le devient ».
Cette phrase est sans doute la plus célèbre de toute
une idéologie féministe occidentale de la seconde
moitié du vingtième siècle. Elle inaugure le second
volume de l’ouvrage de Simone de Beauvoir Le
deuxième sexe, dont le sous-titre est « l’expérience
vécue ». Si le premier volume « Les faits et les
mythes » s’intéressait à la femme, à travers la biologie, dans son caractère de femelle, et à son devenir historique et social à travers l’étude des mythes
et des représentations, le second opus s’intéresse
aux femmes en tant qu’elles éprouvent leur condition. La célèbre citation que nous évoquons est un
condensé de la thèse soutenue au fil de l’argumentation de l’auteur : les idées de féminité, d’essence
ou d’éternel féminin ne peuvent être le fait de la
50
Tout au long de l’ouvrage, Simone de Beauvoir
présente la difficulté qu’éprouve la femme dans la
manière de saisir sa propre existence. Elle semble
constamment osciller entre une saisie spontanée
qui lui présente son existence comme une et non
relative, et une saisie dictée par les codes sociaux
qui la posent comme « autre ». Evidemment l’on
pourrait vite balayer cette ambivalence, se plaçant
d’un point de vue trop contemporain et ethnocentrique pour qu’il constitue une solution satisfaisante et définitive, en attribuant à la femme par
principe toute l’assurance et la confiance requises
pour une affirmation de soi dénuée de tout déterminisme historique et environnemental. Mais il
est évident que si ce déterminisme pèse tant qu’il
a, selon Simone de Beauvoir, la force de contrebalancer cet élan premier qu’est la saisie de sa propre
existence comme pleine positivité, c’est qu’il est
antérieur à toute phase de développement critique
et réflexif. L’auteur présente ce déchirement vécu
en ces termes : « C’est une étrange expérience pour
un individu qui s’éprouve comme sujet, autonomie,
transcendance, comme un absolu, de découvrir en
soi à titre d’essence donnée l’infériorité : c’est une
étrange expérience pour celui qui se pose pour soi
comme l’Un d’être révélé à soi-même comme altérité. »
Que produit donc la découverte de l’altérité au
sein de l’unité ? Un dédoublement interne, une
implosion scindant le sujet en deux au sein d’un
même individu. Cet image du dédoublement ouvre
une voie royale à toute une objectivation de la
femme, puisqu’une partie d’elle-même l’aura déjà
incarnée. Cela signifie que la femme, qui ne peut
se défaire de sa subjectivité, se voit également se
créer en elle l’objet femme, idée flottante nourrie
de siècles d’Histoire qui semble venir s’immiscer en
elle de par sa condition. Ainsi, parce que ce déchirement doit être nécessairement admis- même un
misogyne de premier choix ne saurait aujourd’hui
aller jusqu’à nier que la femme a une conscienceon reconnaît aux femmes une certaine propension
à l’introspection, à la mélancolie et même au narcissisme. Narcissisme qu’il serait parfois contradictoire de lui reprocher dans la mesure où ce double
rapport à elle-même l’y prépare on ne peut mieux.
Le sujet désirant a besoin d’un objet, or celui-ci lui
est donné en lui-même. Ce narcissisme est soit un
ultime recours soit un joli pied-de-nez. Dans le premier cas le sujet va puiser en lui-même l’amour qu’il
espère recevoir, se donner à lui-même celui qu’il a
besoin de dispenser. Dans le second cas il est un
renversement de situation, le rôle assumé à l’extrême : on la veut objet alors elle se pare, s’apprête
et se fait idole.
Tous ces éléments servent la cause d’une mystification de la femme qui, si elle semble au premier
abord être un hommage aux créatures divines, n’est
en fait qu’une compensation illusoire. La thèse
majeure de l’ouvrage de Simone de Beauvoir vise
à détruire les idées reçues (et alimentées) d’éternel
féminin ou d’essence de la femme.
Parmi les sources qui alimentent ces lieux communs se trouvent, entre autres, évidemment l’éducation et l’intervention de la religion. On a dit tout
à l’heure que le déterminisme était parfois si fort
qu’il précédait toute conscientisation du processus.
Dans son essai Pour une morale de l’ambiguïté Simone de Beauvoir souligne le décalage entre l’incapacité pour l’enfant de saisir sa propre innocence,
ce qui constitue précisément son innocence, et la
capacité de l’adulte de la saisir rationnellement,
même s’il ne le peut que rétrospectivement puisque
cette rationalisation contribue à l’évaporation de
cette innocence. Ainsi les canons de féminité, infantile ou adulte, sont parfois inculqués à la petite
fille avant même qu’elle soit en mesure de les comprendre comme tels, peut-être ne les comprendra-
t-elle jamais. Aussi, lorsqu’elle sera en mesure de
formuler certaines interrogations sur sa personne,
ce « rôle de femme » fera déjà partie intégrante de
ce qu’elle aura sous les yeux. Nombre de citations
apparaissent dans l’ouvrage relatives au malheur de
la femme d’être éduquée par des femmes, Kierkegaard ira même jusqu’à inverser l’idée selon laquelle
la femme comprendrait accidentellement son existence comme subordonnée et partant malheureuse
puisque selon lui : « […] le pire malheur quand on
est femme est au fond de ne pas comprendre que
c’en est un. ». Il place ainsi l’accidentel du côté de
l’ignorance et le malheur comme essentiel. L’éducation donc, que ce soit par le biais familial ou social,
plus ou moins violente, modèle le comportement
de certaines jeunes filles sur la base d’une certaine
objectivation et passivité. Tout ceci se faisant de
manière diffuse et indirecte ne permet pas toujours
à la jeune fille de se rebeller devant une flagrante
injustice, puisqu’on lui fait miroiter une égalité face
à l’homme, voire même une supériorité sur le plan
esthétique. Le domaine artistique foisonne d’hommages à la beauté de la femme, à la poétique de son
âme. Et si l’art est un excellent alibi, la religion l’est
aussi.
La religion peut s’attirer les faveurs de la femme
pour deux raison majeures : d’une certaine manière
elle la valorise et la responsabilise, et elle constitue
un salut authentique. En effet si la femme voit en
l’homme un supérieur autoproclamé dont il lui arrive de douter, Dieu lui est un être éternel et transcendant, ce qui a l’avantage de rendre son mutisme
51
légitime. Lorsqu’elle lui parle, la femme ne se sent
plus humiliée de voir ses questionnements tourner
au monologue. Dans la prière les hommes sont
égaux alors elle ne ressent plus comme futiles ses
interrogations. La promesse d’un au-delà permet de
relativiser l’objectivation qui s’effectue en elle : elle
n’est pas une fin, n’est pas sa vérité comme on veut
le lui faire croire mais se borne éventuellement à
résumer sa condition terrestre temporaire. En Dieu
elle espère un salut d’ordre quasi-métaphysique passant au-delà de la contingence des vies humaines.
Pour autant, la religion attribue à chacun un rôle sur
terre et si paradoxal que cela puisse paraître maintenant, celui de la femme qui est d’être assignée aux
tâches de son foyer la valorise et la responsabilise.
Évidemment ceci ne fonctionne que si la femme
admet que son rôle est essentiellement domestique,
or nous avons vu précédemment que son éducation
avait parfois réussi à ancrer en elle une telle idée, et
le fait que la religion même permette à la femme
d’affirmer l’importance de sa fonction au sein de la
famille renforce cette thèse à ses yeux.
Ainsi nous avons pu observer comment une
altérité se déploie au sein de l’unité de l’existence
de la femme et plus précisément comment celle-ci
éprouve ce dédoublement. Parfois il est acquis et
considéré comme normal quand la femme n’a pas le
recul de le saisir réflexivement, mais le cas échéant
elle peut également souffrir de cette ambivalence
sans être capable de la localiser. Chez certaines où le
doute se dessine elles sont partagées entre la révolte
et la résignation et c’est bien souvent des éléments
extérieurs qui influenceront son positionnement.
C’est donc à l’altérité brute que nous allons à présent nous intéresser, c’est-à-dire autrui et la manière
dont la femme s’y rapporte.
L’altérité brute et complète pour la femme s’incarne bien sûr à travers l’homme. Il est à la fois son
complément et son antithèse. Le christianisme présente même le rapport de dépendance de la femme
à l’homme comme charnel puisque Eve aurait été
créée à partir d’une côte d’Adam. Le rapport à
l’homme est si riche qu’il peut parfois devenir aliénant à la femme. Il est objet de désir et en même
temps l’effraie par sa différence. Au sein du foyer, la
femme s’attelle à des tâches domestiques tandis que
l’homme part affronter le monde. Pour reprendre
en substance les termes de l’auteur, si l’homme est
en prise avec le monde, pour y accéder la femme
devra maintenir son emprise sur lui. Elle a donc à
son égard un certain respect, qu’elle aime l’homme
en question ou pas, celui-ci a accès à une certaine
vérité dont elle ne dispose pas complètement. Si
elle a affaire à un homme qu’elle n’aime pas il a le
52
privilège et en même temps le désavantage d’être
un représentant de la caste masculine. Ce titre lui
confère une certaine autorité mais peut simultanément produire un sentiment de mépris de la part de
la femme qui déplore être exclue de la caste supérieure. En revanche si cet homme est l’objet de son
amour elle verra en lui la possibilité d’une confirmation de sa liberté et d’une justification externe de
son existence. Dans le cas où cet amour est à sens
unique, elle peut parfois aller jusqu’à mystifier l’objet aimé, l’identifie à Dieu et partant le cristallise ce
qui lui permet de supporter son inaccessibilité. Ainsi, bien souvent la femme instaure une dépendance
dans son rapport à l’homme, et si tout la pousse à
croire que son existence lui est subordonnée elle
attendra de lui, dans l’amour le plus souvent, son
salut et la prise en compte de son individualité et
de sa liberté.
Si l’homme est le représentant de l’altérité du
monde à ses yeux, c’est pourtant elle que ce monde
considère comme « l’autre », elle est « l’autre sexe ».
C’est ce que le titre de l’ouvrage nous dévoile. Le
sexe féminin est celui qui vient après et nous validons parfois involontairement cette idée lorsque
l’on parle du pourcentage de femmes dans une entreprise, du salaire des femmes, d’une parité requise.
Certes il est nécessaire de pointer les problème
pour tenter de gommer les injustices – et non pas
les inégalités que Simone de Beauvoir ne nie pas
contrairement à certains mouvements féministes
qui s’approprient son héritage en le dénaturant bien
souvent- mais il est pourtant paradoxal d’exiger au
nom de la femme certains droits alors que la préoccupation majeure de celle-ci est justement de ne
pas être annexée à cause de son sexe. Son rapport à
l’altérité est donc inversé : l’homme, dans le monde
qui s’incarne à travers lui,, en est l’élément essentiel, principal, il est le premier sexe créé et physiquement le plus fort. A la suite de quoi la femme se
saisira elle-même comme l’autre, seconde et accessoire. Elle tentera parfois d’anoblir cette subordination ressentie en se plaçant comme seconde main
indispensable au travail d’un mari, d’un frère, d’un
amant, aidée par le fameux proverbe : « derrière
chaque grand homme se trouve une très grande
femme ». Mais souffrant souvent de ce sentiment
d’infériorité c’est chez les autres femmes qu’elle ira
chercher du soutien. L’auteur fait souvent référence
à ce qu’elle appelle les « contre-univers » que les
femmes tentent de dresser en opposition à celui
dont elles se sentent exclues. De la simple connivence de voisinage aux fortes amitiés en passant
par toute une implication dans la vie associative ou
culturelle la femme se crée ses propres royaumes
exclusivement féminins, ce qui malheureusement
dessert sa cause le plus souvent. L’auteur va même
jusqu’à évoquer une certaine homosexualité par
réaction de rejet du monde masculin. Le rapport à
l’homme et par extension à l’altérité du monde est
donc fréquemment source d’un complexe d’infériorité et d’un sentiment de subordination.
Le fait de se sentir annexée pose fatalement la
femme en situation de handicap. Si celle-ci ne se
voit pas reconnaître toute l’importance de sa place
sur terre elle s’en retrouve exclue et il lui semble
parfois qu’on lui cache la vérité du monde. Repliée
dans le microcosme qu’est devenu son foyer, ou
l’univers fabriqué par sa propre conscience, elle
finit par évoluer selon ses propres codes, créant
ainsi un décalage avec le monde qui l’entoure. Ses
parents ou son mari se feront donc, en échange du
dévouement qu’ils exigent d’elle, les porte-paroles
de la société à laquelle elle n’appartient pas toujours.
La voilà mise sous tutelle et son rapport au monde
et à sa compréhension appelle une médiation, médiation qui bien sûr se chargera de lui présenter une
vérité sous l’angle qui lui plaira. Ainsi, pour celles
en passe de recouvrer une certaine autonomie et
indépendance intellectuelle, il sera indispensable
de débusquer les préjugés arbitrairement greffés au
peu de repères véritables auxquels elles avaient déjà
tenté de s’accrocher.
Par l’étude de son rapport complexe à l’altérité
Simone de Beauvoir met en relief l’ambivalence de
la saisie qu’opère la femme de sa propre existence :
unité d’abord et d’emblée en tant qu’elle est un être
humain et donc une conscience qui se saisit positivement ; altérité dans l’unité même par la suite à
cause de l’aliénation que produit en elle le déterminisme qu’elle reçoit avant même de ne pouvoir le
comprendre , et subordination face à autrui et renversement qui lui fait saisir sa propre unité comme
seconde et la transforme elle-même en « l’autre ».
Nous allons donc maintenant nous intéresser aux
analogies observées par l’auteur entre la condition,
respectivement de la femme et de l’homme et les
concepts d’immanence et de transcendance.
Ce couple de concepts bien connu de l’histoire de
la philosophie est récurrent dans le second tome du
Deuxième sexe. L’auteur montre en quoi le constat
que l’on fait des conditions d’existence respectives
de la femme et de l’homme sont schématiquement
assimilables aux concepts d’immanence et de transcendance. Par la suite elle présente comment la
femme tente d’y réchapper et quelle direction prend
son évolution.
Peut-être trop méconnus, l’intérêt de Simone de
Beauvoir pour la philosophie de Hegel et surtout
son influence dans la schématisation de sa pensée,
jouent dans cet ouvrage un rôle important. L’auteur
cite explicitement La phénoménologie de l’Esprit
dans son chapitre consacré à la femme mariée. En
substance, l’extrait en question dresse l’idée suivante : l’homme, en tant que citoyen et individu
disposant d’un champ d’action ouvert investit l’universel ailleurs que dans son rapport à la femme,
et peut donc attribuer à ses désir une singularité.
La femme en revanche, dans l’immanence de son
existence voit cette universalité se superposer à ses
désirs et en dissoudre la singularité. Hegel nous
dit que l’éthique de la femme est immédiatement
universelle, son rapport à son mari et ses enfants
est chargé de son devoir de perpétuer la vie, ce qui
empêche une certaine reconnaissance de soi. Mais
Hegel perçoit ces assignations quasi-naturelles
comme constituant la complémentarité nécessaire
de l’homme et de la femme. Simone de Beauvoir se
distingue de cette idée et pense que ce caractère immanent que l’on reconnaît à l’existence de la femme
n’est pas naturel mais culturel, et partant contingent
donc non nécessaire. L’auteur part du postulat de
base que toute existence est nécessairement transcendance. Ainsi l’homme vit et éprouve pleinement
cette transcendance, la société lui offre tout l’espace
nécessaire au déploiement de cet élan spontané et le
définit même par cette tension. Les partisans d’une
53
thèse à tendance fataliste, s’arrangeant avec des
justifications religieuses ou biologiques invoqueront parfois la différence anatomique fondamentale entre l’homme et la femme : l’appareil génital de l’homme est extérieur et celui de la femme
intérieur. Il en ressortirait que la femme est par
essence condamnée à voir se mouvoir en lui-même
et pour lui-même cet élan de vie. Nous verrons que
l’auteur présente la transcendance de l’existence
comme étant elle-même sa propre fin en quelque
sorte, mais seulement en tant que celle-ci s’incarne
à travers des activités. Or si nous reprenons Hegel
nous comprenons que les éventuels désirs et projets personnels de la femme sont immédiatement
court-circuités par une sorte de devoir universel qui
est celui de veiller au maintien de la vie. Ces activités seront donc tournées vers ce rôle premier : si
l’hygiène, la santé, la force sont le gage d’une bonne
perpétuation de l’espèce la femme se chargera de
soigner et de nourrir les siens.
L’argument naturel, parce qu’il est loin d’être
dénué de cohérence et parce qu’il s’enracine dans
la réalité parvient souvent à convaincre la femme
elle-même de la fatalité qui la contraint à éprouver
son existence comme essentiellement immanente.
La nature toujours rappelle la femme à une vérité
terrestre, corporelle, stagnante. Ses douleurs menstruelles, le long processus de gestation, la moindre
force physique face à l’homme entre dizaines
d’autres exemples semblent lui faire comprendre
qu’il est vain de tenter de contrer la nature : elle ne
dispose pas de la force nécessaire pour conquérir le
monde. C’est pourquoi l’homme s’en chargera, et
elle se chargera de l’homme. Celui-ci, parce qu’il a
un regard global peut relativiser cette contingence
et est donc porté plus facilement vers l’abstraction.
En philosophie, on connaît cette idée selon laquelle
la femme ne peut avoir accès aux grands questionnements métaphysiques (à l’appui Hegel à nouveau
dans Principes de la philosophie du droit : « Les
femmes peuvent certes être cultivées, mais elles ne
sont pas faites pour les sciences les plus élevées, ni
pour la philosophie ni pour certaines formes d’art,
qui exigent quelque chose d’universel. Les femmes
peuvent avoir des idées, du goût, de l’élégance, mais
l’Idéal ne leur est pas accessible ») . Il semble que
même la philosophie l’ait trop souvent pensée à travers son corps.
Ainsi la femme essayera de concilier l’immanence
de son expérience et la transcendance inhérente à sa
condition d’être humain. Cette tentative de conci-
54
liation fait l’objet de toute une partie de l’ouvrage,
intitulée « Justifications », après la « Formation » et
la « Situation ». L’auteur annonce : « Elles essaient
de justifier leur existence au sein de leur immanence, c’est-à-dire de réaliser la transcendance dans
l’immanence ». Nous avons mentionné déjà que
la transcendance trouvait son accomplissement au
travers d’activités. Activités correspondant à la mise
en forme de projet, incarnant le but d’un élan se déployant vers lui. Ce n’est pas le contenu de l’activité
mais sa mise en marche, en tant qu’elle est mouvement, tension, qui épanouit la transcendance. Elle
est le projet d’une conscience vers le monde (par
extension nous décelons ici la fidélité à la pensée de
Sartre, elle-même empreinte d’un fort héritage husserlien et heideggérien). La conciliation que nous
évoquions consistera en fait pour la femme à trouver en elle-même le but final d’un élan qui initialement la pousserait vers l’extérieur, ou bien plutôt à
le fabriquer. Parfois la femme se dupera et prendra
pour un objet extérieur la transformation et la représentation que son esprit y substituera. Le narcissisme est probablement la forme de justification qui
reflète avec le plus d’intensité cette circonscription
de la transcendance au sein même de l’immanence.
La femme porte son intérêt, déploie son énergie, redouble de créativité pour sa propre personne. Il en
ressort évidemment une profonde tristesse et une
grande solitude. Deux autres grands centres d’inté-
rêt pour la femme sont, nous l’avons vu, l’amour et
la religion. Avec la foi en Dieu elle se crée, du point
de vue athée qu’est celui de l’auteur, l’illusion de
dialogues, se forge l’espoir d’un salut authentique
qui ne dépendrait pas d’elle-même alors que précisément, si sa croyance est un mirage, elle spécule sur
un destin dont elle est le seul maître. La justification
par l’amour est probablement la plus douloureuse
à vivre. En effet si celle-ci se nourrit de fantasmes
dessinés par la femme seule, son point de départ
est bien réel car il s’agit d’un individu. Après le sentiment premier et spontané, peut-être réciproque
même, la femme tentera de justifier son existence
comme résolument vouée à l’amour et l’objet aimé
ce qui constituera un repli sur elle-même en tant
qu’elle se détournera volontairement de toute autre
possibilité d’élévation et d’affirmation de sa liberté.
Si ces tentatives de justification sont vaines et
pathétiques c’est qu’elles sont par définition impossibles à réaliser, car contradictoires. Non pas que
l’amour de soi, la piété ou l’amour pour autrui
soient eux-mêmes pathétiques, mais ils ne peuvent
représenter à eux seuls ce qu’on appellerait communément le sens d’une existence. C’est en tant qu’elle
radicalise et absolutise ces élans que la femme reste
enfermée dans son immanence, et en tant qu’elle
les saisit comme salvateurs qu’elle a l’illusion de
l’accomplissement d’une transcendance. Si l’immanence et la transcendance sont complémentaires,
ce n’est pas parce qu’elles s’incarneraient respectivement à travers la femme et l’homme mais parce
que toutes deux régissent corrélativement l’existence d’un individu quel que soit son sexe. Simplement pour préserver cet équilibre il ne faut pas les
absolutiser. La seconde erreur fondamentale selon
Simone de Beauvoir quand la femme tente d’opérer
ces justifications c’est qu’elle pense son salut possible par un processus individualiste. Nous devons
ici mobiliser la conclusion politique de la fin de l’ouvrage qui stipule que l’épanouissement pour ainsi
dire existentielle de la femme ne pourra pleinement
se réaliser que dans un système socialiste. En effet il
serait stérile d’escompter une quelconque évolution
par le travail, l’indépendance économique, qui sont
indéniablement le premier pas d’une longue marche
libératrice, dans un système où l’employé demeure
exploité, où le travail même pour l’homme est synonyme d’asservissement. Le salut de la femme ne
s’effectuera qu’au sein d’une collectivité qui la reconnaîtra comme indépendante. Si elle recherche la
reconnaissance du monde il faut qu’elle y participe
et assume les difficultés qu’une telle responsabilité
va nécessairement engendrer.
Loin d’incriminer l’homme occidental ou, comme
disait Camus, de vouloir le « castrer » Simone de
Beauvoir cherche dans cet ouvrage à aider les
femmes de son époque à prendre conscience des
responsabilités qu’elles doivent assumer pour accéder à leur indépendance et leur liberté. L’analyse
dénote le parcours philosophique de l’auteur avec
une terminologie très conceptuelle pour un sujet
communément abordé sous l’angle socio-politique.
La postérité qu’a connu cet ouvrage dénature parfois son contenu réel, elle peut parfois tirer Simone
de Beauvoir du côté d’une féminisation de la société, que celle-ci n’a jamais souhaitée. Cet ouvrage
est nécessairement empreint de toute l’idéologie
véhiculée par l’auteur elle-même et par Jean-Paul
Sartre au milieu du vingtième siècle : une idéologie qui vise à responsabiliser l’individu, à lui faire
prendre conscience de sa liberté à travers les possibilités de choix qui s’offrent à lui. L’existentialisme,
ainsi baptisé, rejetait toute prétendue irréversibilité
d’une condition, d’un échec ou d’une assignation.
La thèse du Deuxième sexe est criante d’optimisme
à travers les évolutions qu’elle propose et les problématiques qu’elle soulève sont autant de voies
d’émancipation. Il s’agit avant tout de permettre à
la femme de prendre possession de son existence,
de l’affirmer face à l’homme et non pas contre lui.
Cesser de se saisir relativement mais absolument, ce
qui est la condition d’un développement politique
durable où les deux sexes interagissent et ambitionnent un but commun.
Chloé JULITA
55
La nature du
surhumain
le Zarathoustra de Nietzsche,
Pic de la Mirandole
et Machiavel
Le monde dans lequel évoluaient Pic et Machiavel
n’est pas seulement éloigné du notre par le temps, il
l’est également par les mœurs, la politique, la technologie, l’imprégnation religieuse de la société. L’état
de guerre incessant, au quotidien parmi les gens, la
barbarie qui régnait à l’époque, si tout cela persiste
encore à la notre, cela nous parait aujourd’hui beaucoup plus diffus et distant, et influence notre rapport au monde d’une façon radicalement différente.
Pour autant, s’il est d’un intérêt manifeste de nous
pencher sur ces œuvres, c’est certainement pour en
extraire ce qui y est au cœur : la recherche d’une
vérité fondamentale sur la nature humaine.
Qu’est l’Homme dans son rapport à lui-même et
à la société, quel secret n’a-t-il pas encore livré ? Ces
deux textes que sont « De la dignité de l’homme »
et « Le Prince » ont d’abord ceci de commun qu’ils
ne s’adressent pas au grand public. Déjà parce que
ce dernier n’est pas toujours lettré, mais davantage
parce qu’il couvrent tous deux des sujets bien particuliers. Ainsi, Pic aura à cœur de convaincre par
son texte la communauté ecclésiastique dominante
du point de vue politique et scientifique, de l’intérêt
qu’il y avait à poursuivre une recherche ambitieuse
sur la dignité de l’homme, sa place dans la création
divine. Armé d’une somme colossale de connaissances tirées notamment du corps hermétique, de
la kabbale, de la philosophie antique, ou des écritures saintes, Pic proposera de débattre sur les «
sublimes mystères de la théologie chrétienne, sur les
questions les plus profondes de la philosophie, sur
les doctrines inconnues ». Machiavel, s’inscrivant
dans la tradition des conseillers du pouvoir, rédigera quant à lui un manuel à l’usage du Prince en lui
offrant ce qu’il a de plus grand : les secrets de son
expérience de diplomate acquises au contact des
hommes du peuple et des plus grands ; « Considérez que je ne puis vous offrir rien de mieux, que de
56
vous procurer les moyens d’acquérir en très peu de
temps, une expérience qui m’a coûté tant de temps
et de difficultés. »
On peut donc rapprocher ces deux œuvres sur
le plan de leur diffusion confidentielle, mais également dans le but de livrer des connaissances secrètes, du moins les susciter pour Pic, les partager
pour Machiavel. S’adresser à une secte restreinte
d’élites théologiques, ou a un monarque, individu
si particulier qu’il est unique en son genre, libère
l’auteur d’un langage diplomatique, ce public là
est capable d’entendre des choses que le commun
des mortels ne peut pas, quitte même pour Pic à
oser parler de magie, d’ésotérisme, pour Machiavel
à laisser de côté les considérations morales et religieuses pour se consacrer crument aux impératifs
politiques.
C’est donc ce secret d’une nature humaine présentée librement dans sa nudité la plus essentielle qui
doit nous intéresser. Que nous dit-il que de grands
moralistes religieux souhaiteraient nous cacher, que
nous nous cachons peut-être à nous-mêmes ? Et
aujourd’hui ? Que nous intime ces anthropologies
complexes et leurs obscurités inconnues du plus
grand nombre ? Leurs secrets est-il bon à savoir de
tous ? Cette vérité sur la nature humaine peut-elle,
doit-elle atteindre l’esprit de chacun et révéler sa
lumière ?
Si Pic et Machiavel ne prévoyaient sans doute pas
que leurs textes finiraient entre les mains de profanes, le Zarathoustra de Nietzsche, considérant
tout de même que son langage obscur et éminemment métaphorique nous voile son secret, s’adresse
quant à lui à l’espèce humaine. C’est en ce sens qu’il
m’a paru intéressant de rapprocher ces trois œuvres.
J’ai voulu tenter par une analyse thématique comparée, d’extraire en chacune, les vérités conjointes
qu’ils révèlent de la nature humaine.
D’abord ce secret chez Pic et le Zarathoustra de
Nietzsche, ce langage étrange ; quelle vérité estil en mesure de nous communiquer ? Ces images
de l’homme, cette manière de transformer l’apparence de sa nature ; que nous dit-elle d’un point
de vue anthropologique ? Comment comprendre
cet homme-passage, entre bête et ange ? S’il y a
un retour au sauvage, une apologie de la bête humaine, quelle incidence se peut-il avoir sur la morale ? Enfin comment recevoir cette liberté de ton
machiavélien, cette encouragement à l’armement
en politique, quel modèle philosophique nous formule-t-il ? Quel secret ces œuvres nous livrent-elles
sur la nature humaine ?
UN SECRET QU’ON NE PEUT
EXPRIMER, NE PEUT
COMPRENDRE, NE PEUT DIRE.
« Obscure est la nuit, obscures sont les voies
de Zarathoustra. » Première question : pourquoi
rendre son discours obscur alors qu’on a un message à livrer aux hommes ? Pic nous offre éventuellement une piste : « Mais mettre sur la place
publique les mystères plus secrets et les arcanes de
la divinité suprême, cachés sous l’écorce de la loi et
le vêtement grossier des mots, qu’eut-ce été d’autre
que jeter le sacré en pâture aux chiens et donner
des perles au pourceaux ? Aussi n’est pas par une
décision humaine, mais sur ordre de Dieu que tout
cela fut dissimulé au vulgaire pour n’être communiqué qu’aux parfaits. » On comprend éventuellement qu’un tel secret sur la nature humaine
ne s’offre qu’aux âmes les plus pures dans la
mesure où seules ce genre d’âmes doit pouvoir accéder à la vérité divine. Il devient
alors naturel pour un auteur, un prophète de cacher la vérité qui lui
fut révélée derrières des symboles, des énigmes. L’énigme
exige d’être percée, comprise,
l’image d’être perçue, la métaphore d’être interprétée et ressentie.
Homo : « Tout cela se passe involontairement,
comme dans une tempête de liberté, d’absolu, de
force, de divinité… C’est dans le cas de l’image,
de la métaphore, que ce caractère involontaire de
l’inspiration est le plus curieux : on ne sait plus du
tout ce qui est symbole, parallèle ou comparaison
: l’image se présente à vous comme l’expression la
plus juste, la plus simple, la plus directe. Il semble
vraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra,
que les choses mêmes viennent s’offrir à vous
comme termes de comparaison. » L’image et la métaphore seront donc notre vecteur. Mais un vecteur
pour où ?
L’homme de Pic qui se cherche une dignité partage avec le Zarathoustra de Nietzsche l’idée du
déplacement temporel et géographique de l’âme
ou de l’esprit. Cette âme ou cet esprit immatériel
est totalement plastique, malléable et métamorphosable. Il voyage.
Dix ans après s’être retiré du monde dans la montagne, s’adressant au Soleil, Zarathoustra annonce
qu’il souhaite retourner parmi les hommes leur dire
de se réjouir de leur folie, aux pauvres de se réjouir
de leur richesse. Pour cela, l’homme doit décliner
(Untergehen), c’est à dire au sens de descendre mais
également au sens d’un nécessaire déclin, une régression dans l’être. La coupe de Zarathoustra remplie d’or, il veut maintenant la vider pour redevenir
homme. « Ainsi commença le déclin de Zarathoustra ». C’est une première étape, celle d’une richesse de
LA SOLUTION
MÉTAPHORIQUE, L’IMAGE,
VERS L’IDÉE DE
TRANSFORMATION
Voilà comment Nietzsche revenait sur la notion d’image dans Ecce
57
connaissance que l’on doit abandonner pour tout
re-connaître. Dionysos/Bacchus éparpille l’un en
multiple, déverse le liquide d’une coupe pleine.
Devenir un homme, être un homme, c’est décliner,
passer de l’échelon céleste d’où le soleil est suspendu, de l’Apollon vers l’échelon terrestre, devenir
multitude de choses, multitude d’êtres. Celui parmi tous qui peut tous les incarner, c’est l’homme.
Dieu dans les mots de Pic parle ainsi : « Si nous ne
t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni
un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que
toi-même aurais souhaité, tu les aies et les possèdes
selon ton vœu, à ton idée. (…) »
TRANSPORT, VOYAGE,
MÉTAMORPHOSE
ET DÉPLACEMENT.
À la manière de Pic, se poser cette question : «
De quel moyen disposons nous » pour nous faire
une forme, conforme à la le plus haute nature que
l’on puisse atteindre, c’est chercher la juste métaphore du transport de l’âme, de l’esprit. D’abord
c’est en menant une vie, en vivant que l’on se transforme, c’est en imitant la vie des bêtes ou la vies
des anges qu’on imite leur être et qu’on transforme
notre esprit. Et il faut, nous dit-il « effectuer le parcours dans les deux sens ». Ainsi Pic nous figure
une échelle à parcourir, des échelons inférieurs
aux échelons supérieurs, à gravir avec les mains et
les pieds purs de l’âme, dépouillés du corps. C’est
l’esprit qui se métamorphose pour
in extremis gravir l’échelle, et
à son sommet, atteindre
Dieu lui-même. Mais
à la condition de
d’abord pouvoir
faire comme les
anges et passer d’un
échelon à l’autre,
décliner ou choir. Mais dans quel but ? Pic nous dit :
« philosophant le long des degrés de l’échelle, c’està-dire de la nature, pénétrant toutes les choses depuis le centre jusqu’au centre, alors nous pourrons
tantôt descendre en démembrant avec une force
titanesque l’un dans le multiple. » Autrement dit atteindre par la philosophie, sur terre, la connaissance
divine qui permet de tout être, et d’être tout, pénétrer avec la plus grande force, la vérité du monde en
fusionnant avec lui, parcourant avec la plus grande
des facilités les échelons les plus bas et les plus vils,
des échelons les plus hauts et plus divins. Boire de
la coupe d’or après l’avoir renversée.
C’est la re-naissance de la tragédie, Apollon réuni
dans l’un le multiple, mais Dionysos détruit l’un
pour le faire redevenir multiple. Sans un pessimisme de la destruction, l’accès au multiple est impossible, et c’est par lui, et lui seul, ce mouvement
destructeur, descendant et déclinant que l’homme
à la possibilité de tout goûter, et c’est ce qui forme
une particularité de sa nature.
LA NATURE DE
L’HOMME-PASSAGE
Ce thème du transport, du voyage de l’esprit
par une transformation nous conduit à formuler à
notre esprit l’étrange rapprochement d’une nature
passagère, un « homme-passage ». Ainsi dans les
mots de Pic, Dieu continue le discours qu’il tient à
Adam de cette façon : « Si je t’ai mis dans le monde
en position intermédiaire, c’est pour que de là tu
examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans
le monde alentour. »
Arrivé devant la foule rassemblée
près de la forêt dans une ville
voisine, Zarathoustra dit aux
hommes « Je vous enseigne
le surhumain, l’homme est
quelque chose qui doit être
surmontée ».
Quelle étrange idée que celle d’un être supérieur,
dépassant l’homme, mais restant un homme, une
forme d’homme égal mais supérieur à lui-même.
Après donc l’idée de voyage de l’esprit dans l’être
parmi la multitude d’êtres, nous approchons d’une
nature passagère de l’homme comme figure médiane que Nietzsche évoque par la métaphore du
funambule.
Zarathoustra demandant aux hommes de rirent
d’eux-mêmes, s’étonne qu’ils rient de lui. Il dit
alors ceci : « L’homme est une corde, entre bête
et surhomme tendue, — une corde sur un abîme.
Dangereux de passer, dangereux d’être en chemin,
dangereux de se retourner, dangereux de trembler
et de rester sur place ! Ce qui chez l’homme est
grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but
: ce qui chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est
un passage et un déclin. J’aime ceux qui ne savent
vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et audelà ! » L’immobilité n’est pas permise à l’homme,
l’immobilité c’est le danger, la mort, le non-être, la
seule alternative et d’aller droit, de passer, se transformer, créer sa forme. C’est sur cette corde que
se joue la vie de l’homme au sens propre comme
au sens figuré. Le premier funambule s’avance au
centre d’une corde tendue entre deux tours, entre
terre et ciel. Il affronte le danger de sa condition humaine, celle d’être un passage, de ne pas trembler,
ne pas reculer, de décliner vers sa nature. Quand
sort de la porte un second funambule, « délirant,
bariolé et qui injure l’homme », l’intimant d’avancer
ou de laisser la place pour qu’afin il puisse passer,
il montre là sa force, son empressement, son désir
d’être. « Comme un diable il hurla et bondit sur
celui qui était sur son chemin » et le premier funambule tombe dans le vide pour chuter aux pieds de
Zarathoustra. L’homme, c’est une lutte contre luimême, mais aussi contre d’autres hommes. À l’agonie, le funambule se demande si alors il n’a été durant sa vie qu’une bête qu’on a dressé à danser,mais
« Il n’y avait rien de méprisable à avoir choisi le
danger comme métier ». L’étrange bête qui bondit
au dessus des hommes, diabolique, folle, humaine,
riante et bariolée indique peut-être la nature du
surhomme, puissante, avançant vers son but, sautant au dessus des hommes qui passent dans leur
vie avec maladresse et finissent par mourir. « Pour
les hommes je suis encore à mi-chemin entre un
bouffon et un cadavre » dira Zarathoustra.
Et le Dieu de Pic de terminer ainsi son discours
: « doté pour ainsi dire du pouvoir de te modeler
et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme
qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en
formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras,
58
par décision de ton esprit, te régénérer en formes
supérieures, qui sont divines. »
DE LA BESTIALITÉ
Qu’en est-il de cette bête de laquelle nous devons façonner notre esprit, ce passage nécessaire
à l’acquisition d’une nature humaine parfaite, en
tant que l’homme est un passage. La thématique
de la bestialité est riche, complexe et difficilement
compréhensible, elle tient à ce que l’homme a été
une bête au sens de l’évolution, l’est encore, et doit
enfin le devenir pour ne plus l’être. Zarathoustra
invective les hommes, il leur dit que chaque être
s’est surmonté en créant quelque chose, tous, sauf
l’homme, comment comprendre une « préférence
pour le retour à la bête ? ».
« Qu’est le singe pour l’homme ? Un éclat de rire
ou une honte qui fait mal. Et tel doit être l’homme
pour le surhomme : un éclat de rire ou une honte qui
fait mal. Du ver de terre, vous cheminâtes jusques
à l’homme, et grandement encore avec en vous du
ver de terre. Jadis vous fûtes singes et maintenant
encore plus singe est l’homme que n’importe quel
singe. Mais le plus sage d’entre vous, celui-là n’est
aussi qu’un discord et un hybride de végétal et de
spectre. Or vais-je vous commander de devenir des
spectres ou des végétaux ? Voyez je vous enseigne
le surhomme ! » Quel est donc ce surhomme ?
Un homme qui n’est pas plus singe que les singes,
c’est à dire qui n’est pas plus bestial que la bête,
le plus sage d’entre les hommes n’est pas non plus
un spectre, entité abstraite (supposons une sorte de
philosophe idéaliste), ni un végétal (supposons une
sorte de philosophe stoïcien), qui n’est même pas
un hybride des deux, c’est peut-être tout à la fois.
Le surhomme ainsi devenu tout peut alors rire de
l’homme et avoir honte de lui-même, il est au dessus, parce qu’il a été au dessous.
DE LA BESTIALITÉ
VERS LA MORALE
Le premier discours de Zarathoustra porte sur
une métamorphose mettant en œuvre des figures
animales : « Les trois métamorphoses » ou « comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau
et, pour finir, enfant le lion ». Que nous dit-elle ?
Zarathoustra présente cette première métamorphose de l’esprit ; comment un esprit robuste souhaite faire monstration de sa force en se fardant des
plus lourdes charges, c’est sa noblesse ; la noblesse
du chameau. Il s’agit une fois encore de décliner,
59
s’agenouiller comme le chameau, se rabaisser et «
faire mal à son orgueil, moquer sa sagesse et faire
briller sa folie », éprouver tous les manques et
toutes les souffrances, voire la vérité telle qu’elle
est, « et froides grenouilles et crapauds brûlants
de soi point n’écarter ». Faire face à la bestialité,
à l’animal, c’est en quelque sorte voir la vérité de
l’homme en face, confronter sa force mais aussi
sa vilénie. Ainsi armé de ces plus lourdes charges,
accablé du poids de son image, l’esprit « chameau »
s’empresse d’aller vers le désert pour seul affronter
la vérité sur lui-même, se voir en face, accomplir
un voyage initiatique, un recul sur lui-même. Satisfait de cette connaissance, là, dans le désert l’esprit
devient lion, il a soif de liberté et désire devenir son
propre maître. Alors il se trouve face à un nouvel
ennemi, un autre maître que lui-même, lequel il devra combattre pour ne plus souffrir aucun maître.
Ce maître c’est le dragon « Tu dois », celui du devoir moral, et contre ce « Tu dois » l’esprit du lion
s’arme d’un « Je veux », le désir de volonté qu’aucun
devoir ne doit pouvoir contrer, un désir intérieur
qui fait sa propre loi. Ce dragon représente toutes
les vertus, toutes les valeurs étincelantes. Pourquoi
faut-il le lion quand le chameau qui se résigne et qui
respecte ces valeurs pourrait suffire ? La force du
lion désire la liberté et l’émancipation de ses valeurs
pour pouvoir se déployer : « se créer liberté est un
saint Non même face au devoir ». Une force donc
de contre attaque et d’existence par la négation des
valeurs, et ce, pour après avoir détruit les valeurs
du dragon « Tu dois », tendre vers la création de
nouvelles valeurs, des valeurs propres qui n’existent
pas encore. Le chameau aimait le « Tu dois », le lion
lui vole cet amour, et la force du lion est nécessaire à un tel rapt. Mais pour cette immonde raison, l’esprit lion doit devenir enfant. « Innocence
est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un
jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint dire Oui. » L’esprit devenu
enfant peut se pardonner à lui-même d’avoir volé
son premier amour du « Tu dois », il oublie même
d’où provient son désir, son « Je veux », il se joue
de tout, il rie, il avance dans la positivité, dans la
création de lui-même, dans la création de son
propre esprit.
LE SURHOMME CRÉATEUR
Le surhumain prend la forme d’un créateur, un caméléon. Ce créateur qui selon Pic,
sera capable de l’être parce qu’il aura tout
été: « ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui : végétatifs,
60
il le feront devenir plante ; sensible, il feront de lui
une bête ; rationnels, ils le hisseront au rang d’être
céleste ; intellectifs, ils feront de lui un ange et un
fils de Dieu. ». Parcourant l’échelle hiérarchique, et
prenant imitation de toutes les formes de la nature,
de la plante aux anges les plus célestes, le surhomme
finira par embrasser la totalité de Dieu : « nous ne
serons plus nous-mêmes, mais celui qui nous a créé
». Élevé au rang de Dieu sur terre, le surhomme
peut créer sa forme. Et Zarathoustra de célébrer «
le créateur, le moissonneur, le célébrant de la fête,
voilà qui je veux m’associer : c’est l’arc en ciel que je
veux montrer, et toutes les échelles du surhomme.
» L’homme-passage (arc-en-ciel, de la terre au ciel
suivant la trajectoire du soleil, et multicolore), traversant tous les échelons hiérarchiques de l’échelle
de la création divine, récoltant les fruits qu’il a lui
même semé sur terre.
Rappelons ici que Pic comparait
l’ultime effort créatif de Dieu
pour doter l’homme de sa multiplicité de nature, il fit cela dans
« l’épuisement de la dernière
phase de l’enfantement ». Du
chameau au lion, du lion à
l’enfant, de l’enfant au surhomme, créateur de valeur.
Ici sentons-nous poindre
chez Nietzsche l’expression
d’une émancipation totale de
l’homme vis à vis de la nature et
de Dieu, et tout cela semble naturel à la
philosophie de Zarathoustra et de celle de
son auteur pour qui « Dieu est mort ».
La chose est plus délicate à saisir du point de vue de Pic,
tant il paraît blasphématoire d’entendre dans
son verbe « nous
ne serons
plus
nous-mêmes, mais celui qui nous a créé » autrement
dit Dieu en personne… Est-ce là la fougue de la
jeunesse, l’expression libre d’un instinct philosophique qui outrepasserait le devoir de soumission
au divin, pressentant une toute puissance de l’être ?
Quoi qu’il en soit c’est parce que la question théologique n’est pas au centre du discours de Machiavel qu’un tel discours, proche encore une fois de
celui de Zarathoustra, permet de se déployer, bousculant l’impératif catégorique moral, questionnant
la vie hic et nunc, le pragmatisme politique. Nous
voyons germer là l’idée d’une liberté à conquérir
d’une émancipation de l’état d’homme pour celui
du surhomme, même
du point de
vue
de
Pic. Ici
est-il
question d’un déploiement de force, de l’expression
d’une volonté de puissance.
Il n’y a pas d’espoir supraterrestre, tout est à
construire ici sur terre, et c’est l’expression de notre
volonté, le pouvoir de notre création. Pic exprime
cette puissance potentiellement accessible en tant
qu’homme sur terre, il prend toujours le soin de
préciser entre parenthèse cette puissance d’imitation et de transformation durant la vie terrestre :
« Qu’une sorte d’ambition sacrée envahisse notre
esprit et fasse qu’insatisfait de la médiocrité, nous
aspirions aux sommets et travaillions de toutes nos
forces à les atteindre (puisque nous le pouvons, si
nous le voulons). » ou encore un peu plus loin : « Si
nous menons la vie des Séraphins, des Chérubins et
des Trônes, nous aussi (car nous le pouvons), nous
aurons mis notre sort au niveau du leur ».
LA QUESTION MORALE
Du point de vue de la morale, les discours de
Nietzsche et de Machiavel se permettent toute la
liberté de leurs desseins. Le Prince, incarnation de
Dieu sur terre, même s’il doit être bon, peut se permettre le mal. Le Prince est un surhomme en ce
qu’il égale Dieu sur terre, en ce qu’il est un créateur et doit compléter son œuvre « Que le reste [du
monde et de la création] soit votre ouvrage : Dieu
ne veut pas tout faire, pour ne pas nous laisser sans
mérite et sans cette portion de gloire qu’il nous
permet d’acquérir. » Permission divine lui est
donnée d’égaler sa puissance, liberté lui est donné de créer son propre ouvrage, c’est la gloire
de cet homme en particulier, mais également
de tous ceux qui s’en montreront dignes.
C’est le cas d’Agathocle de Syracuse, petit potier devenu tyran, dira t-on homme
devenu surhomme ? Cet individu dont
chacun s’accorde à dire qu’il fut d’une
grande cruauté mais à qui cependant
Machiavel reconnaît sa force d’âme :
« véritablement on ne peut pas dire
qu’il y ait de la valeur à massacrer ses
concitoyens, à trahir ses amis, à être
sans foi, sans pitié, sans religion : on
peut, par de tels moyens, acquérir
du pouvoir, mais non de la gloire.
Mais si l’on considère avec quel
courage Agathocle sut se précipiter dans les dangers et en sortir
(ce que nous avons défini plus
haut comme étant le sens de
la vie : le passage dangereux et
61
permanent sur une corde tendue), avec quelle force
d’âme il sut et souffrir et surmonter l’adversité, on
ne voit pas pourquoi il devrait être placé au-dessous
des meilleurs capitaines. » Au moins égal aux plus
grands hommes, si ce n’est supérieur.
Le mal est parfois une exigence du pouvoir pour
le bien du peuple qu’il dirige, lui surhomme surmontant tous les hommes, surmontant Dieu et ses
enseignements, se surmontant lui-même : « On doit
bien comprendre qu’il n’est pas possible à un prince
d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que
les hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est
souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre
l’humanité, contre la charité, contre la religion
même (…) il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le
peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au
besoin il sache entrer dans celle du mal. »
APOLOGIE DE LA FORCE,
RETOUR DE LA FIGURE DU LION.
Mais « cette habileté n’est donnée qu’à un petit
nombre d’hommes » toujours selon Machiavel. À
plusieurs reprise, et depuis le début de notre recherche, nous sentons bien qu’une telle nature, est
difficilement accessible. C’est pour chaque homme,
l’expression d’une lutte acharnée contre lui-même
et les autres, un combat qui nécessite une force
d’esprit, d’âme ou de caractère qui peut se cultiver
mais qui ne se trouve que chez peu d’individus. La
raison tient encore peut-être à la malléabilité de la
nature humaine, laquelle n’est permise qu’à ceux
qui ont choisi d’avancer sur ce chemin difficile.
Ainsi, selon Machiavel, « on peut combattre de
deux manières : ou avec les lois, ou avec la force.
La première est propre à l’homme, la seconde est
celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne
suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il
faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en
bête et en homme. » Ici voit-on le retour du lion, le
nécessaire voleur d’amour, libérateur du « Je veux »
contre le « Tu dois », libre arbitre cher à Machiavel. «
Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme
et moitié bête, ils ont voulu signifier qu’un prince
doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que
l’une a besoin d’être soutenue par l’autre. Le prince
devant donc agir en bête, tâchera d’être tout à la fois
renard et lion ».
Dans le discours intitulé « De la guerre et des
guerriers » le Zarathoustra de Nietzsche nous dit :
« De nos meilleurs ennemis nous ne voulons être
épargnés, ni de ceux-là non plus que nous aimons
foncièrement. Mes frères dans la guerre ! Je vous
62
aime foncièrement, je suis et fus des vôtres. Et
suis aussi votre meilleur ennemi. (…) Et si de la
connaissance vous ne pouvez être les saints, du
moins soyez-en les guerriers. D’une telle sainteté
ce sont les compagnons et les avant-coureurs. »
C’est un combat nécessaire contre la morale, pour
la connaissance, pour l’émancipation de l’être, le besoin de devenir un créateur de valeur. Et Pic de son
côté de nous dire : « Nul doute que des discordes
multiples ne nous habitent et que nous n’abritions
des luttes intestines plus graves encore que des
guerres civiles : si nous voulons en venir à bout, si
nous aspirons à cette paix qui peux nous entrainer
assez haut pour nous établir parmi les plus nobles
créatures de Dieu, seule la philosophie les réprimera en nous et les calmera tout à fait. » Nous devons
chercher nos ennemis, lesquels sont nos meilleurs
alliés carpour Pic « dans le combat intellectuel, la
défaite même est profitable », etpour Zarathoustra
« n’ayons ennemis que haïssables, non ennemis à
mépriser, De notre ennemi il faut que nous soyons
fiers ; lors les succès de notre ennemi sont aussi nos
succès ! »
Mais quelle est alors cette forme étrange de philosophie ? Une philosophie de combat qui se déploierait dans la vie d’un philosophe chrétien, d’un
solitaire insoumis ou d’un Prince en politique ?
LE SURHOMME,
HOMME-PASSAGE,
CRÉATEUR DE VALEURS,
FONDATEUR DE MORALE.
« On appelle « uniforme » leur tenue ; puisse ce
qu’elle cache n’être point uni-forme ! » voilà donc
ce que cache notre nature de guerrier nous dit Zarathoustra, un esprit multi-forme cherchant à combattre. « De votre ennemi vous devez être en quête,
c’est votre guerre que vous devez mener, et pour
vos pensées ! Et si succombe votre pensée, de cela
encore doit votre loyauté crier triomphe. (…) Je ne
vous conseille le labeur, mais le combat. Je ne vous
conseille la paix, mais la victoire, que votre labeur
soit un combat, que votre paix soit une victoire. »
S’armer et combattre, inventer et vivre, c’est ce
que finissent par nous intimer ces trois auteurs.
Machiavel : « il suffit de trouver une nouvelle organisation, une nouvelle manière de combattre ; et
c’est par de telles inventions qu’un prince nouveau
acquiert de la réputation et parvient à s’agrandir »
; Pic : « éminents docteurs qu’avec un vif plaisir
je vois armés et équipé dans l’attente du combat,
venons-en aux mains sous de bons et heureux aus-
pices, comme si la trompette donnait le signal » ; et
Nietzsche : « Vers ma destination je veux aller, je
vais mon chemin ; par dessus les trembleurs et pardessus les nonchalants je sauterai. Qu’ainsi mon
avancée soit leur déclin ! ».
entre bête et surhomme, debout se tient et, comme sa plus
haute espérance, fête sa route vers le soir, car c’est la route vers
un matin nouveau. Lors celui qui décline se bénira d’être luimême le dépassant ; et pour lui le Soleil de sa connaissance
au midi se tiendra. “Mort sont tous dieux : maintenant nous
voulons que vive le surhomme !” — tel soit un jour, au grand
midi, notre ultime vouloir ! — »
ALORS CE SECRET ?
Quelque part en secret se dessine cette nature
au fond de nous-mêmes. Elle se dissimule à nous
derrière un tapis de culture et de civilisation, derrière une morale autoproclamée, une nature que
l’on s’est figée en se trompant gravement sur notre
puissance. Cette puissance de l’homme, c’est sa
plasticité d’esprit, sa capacité de recouvrir toutes les
formes de la création, de la plus bestiale et immorale des créatures terrestres, à la plus douce et lumineuse créature céleste. Point n’est mensonge, point
n’est mal, point n’est bien pour un tel surhumain,
car tout est créé entre ses mains, tout est advenu de
son être, des luttes qu’il a mené contre lui-même,
contre les autres, contre leurs vertus, contre leur
méchanceté, il est un Dieu, il est Dieu sur terre.
C’est un secret parce qu’il ne peut être connu que
de celui qui le cherchera, c’est un secret car une fois
découvert il ne le sera révélé qu’à un seul, celui qui
l’aura trouvé. Ainsi des grands penseurs, des grands
hommes et des surhommes n’attendons aucune
révélation, juste un chemin vers « l’éclatante splendeur du soleil de midi » : « rien de trop », « connais
toi toi-même », « deviens ce que tu es ». Ainsi au
jeune homme rencontré sur la montagne près d’un
arbre, Zarathoustra dira : « Nombreuses sont les
âmes que jamais on ne découvrira que d’abord on
ne les invente ! »
Puisons de Zarathoustra notre secret :
« Vers l’altitude nous cheminons, en dépassant l’espèce
pour atteindre la sur-espèce. Mais nous avons horreur du
sens dégénéré, qui ainsi parle : “Tout pour moi !” Vers l’altitude vole notre sens ; de la sorte il est image de notre corps,
image d’une ascension. De telles ascensions images sont les
noms des vertus. Ainsi de par l’histoire chemin le corps, un
devenant et un luttant. Et l’esprit — qu’est-il pour lui ?
De ses luttes et de ses victoires héraut et compagnon et résonnance. Images sont tous les noms du bien et du mal ; point
ils n’expriment, ils font signes seulement. Bien fou qui d’eux
veut recevoir une connaissance ! »
« En vérité un nouveau bien et mal, voilà ce qu’est alors
votre vertu ! (…) Puissance est cette neuve vertu, une pensée
souveraine et, autour d’elle, une âme prudente : un Soleil d’or
et autour de lui le serpent de la connaissance. »
« Et c’est le grand midi quand l’homme à sa mi-course,
Xavier Aliot
Bibliographie
Jean Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme,
prés. et trad. Yves Hersant, Paris, L’Éclat, « Philosophie imaginaire », 1993.
Nicolas Machiavel, Le Prince, Traduction française
de Jean-Vincent Périès (1825), http://fr.wikisource.
org/wiki/Le_Prince, 1532 (1ère publication)
Freidrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris,
Gallimard, 1971.
TEXTURES
MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO
Édito (p.2)
Freud et
la religion (p.3)
Trouble
dans le genre (p.5)
Le problème du mal (p. 7)
Platon, un regard sur l’Égypte (p. 12)
Dossier Séminaire des Jeunes Chercheurs
Être Cause de Soi (p. 22)
• Au-delà des limites de la nautre humaine (p. 24)
• Nietzsche et les mirages de l’ego (p. 34)
• Être ou ne pas être cause de soi ? (p. 42)
Des affections du corps (p. 48)
n°2
2015
Le deuxième sexe II, La femme comme
questionnement philosophique (p. 50)
La nature du Surhumain (p. 56)
OURS. Directeur de publication :
Frédéric Mathieu, Mise en Page et
montages photos : Xavier Aliot. Crédit
Photo : WikiCommons sauf p. 57, 58, 61
©DC Comics. Logo Association : Benoît
Galangau. Diffusé exclusivement sur
internet en PDF. Appel à contribution :
Frédéric Mathieu : [email protected]
Xavier Aliot : [email protected]
63
MAGAZINE DES ÉTUDIANTS DE PHILO
Téléchargement