rationaliste que j’évoquais précédemment). Bref, quoiqu’il en
soit, c’est d’abord comme système de croyance, et non de
connaissance, que Freud dénit la religion. Ce qui se justie
d’ailleurs dans une large mesure, puisque c’est bien sur une
croyance primordiale que se construit la pratique religieuse
(puisque la religion, c’est l’association d’une croyance et d’une
pratique), à savoir... la croyance en Dieu.
Alors, la question qui se pose est la suivante : quel est le statut
de Dieu et de la religion dans le freudisme ?
Autrement dit, que représentent les idées religieuses et à quoi
renvoient-elles ? La réponse de Freud ne va pas se faire at-
tendre : Dieu est une illusion ; il est une invention de l’esprit
humain, une création imaginaire et symbolique des hommes.
Il faut bien garder à l’esprit, et, encore une fois, quelle que soit
l’opinion qu’on puisse avoir du freudisme et de la psychana-
lyse en général, que Freud se place en tant que clinicien du
psychisme humain, en tant que « médecin des âmes », comme
on disait jusqu’au XVIIIe siècle. Sa position n’est donc pas
celle d’un moraliste (il faudrait plutôt dire, d’ailleurs, d’un
« démoraliste ») ; elle n’est pas celle d’un professeur d’athéisme
(du moins pas explicitement) ; elle est celle d’un scientique
de l’esprit humain, pour lequel, par dénition, toute produc-
tion spirituelle (et a fortiori religieuse) doit d’abord s’analyser
comme symptôme clinique et comme résultat d’une activi-
té psychique, y compris inconsciente. Freud peut bien être
l’inventeur du concept d’ « inconscient » ; il n’en demeure
pas moins un théoricien matérialiste, un individu qui cherche
dans la matière (en l’occurrence : dans la matière psychique)
l’origine et la signication des production mentales. Et ranger
Freud du côté des scientiques ne revient pas à accréditer ses
théories, mais seulement à caractériser sa méthode et à dénir
son point de vue : un point de vue profane, un point de vue
athée, un point de vue matérialiste (les philosophes diraient
« immanentiste ») : tous ces mots décrivent exactement la
même chose, à savoir que la préoccupation de Freud n’est pas
ici de disqualier la pensée religieuse ou de la tourner en ridi-
cule, mais d’en découvrir les racines humaines et psychiques
(je ferme ici la parenthèse).
Alors, que faut-il entendre exactement dans ce terme d’ « illu-
sion » que Freud emploie ici pour qualier la croyance reli-
gieuse ? Est-ce que cela veut dire que le fait de croire
en Dieu serait le symptôme clinique d’une patho-
logie mentale, d’un délire, voire d’une hallu-
cination ? Cela semble difcile à croire. Et
pour la simple raison qu’on voit mal com-
ment des milliards d’individus, à la surface
de cette planète, et en y ajoutant les généra-
tions qui nous ont précédées, on voit mal,
donc, comment autant de personnes, de
communautés et de nations pourraient
toutes avoir été atteintes par cet étrange
syndrome délirant, à moins de n’être obli-
gé de redénir la frontière entre ce que
Georges Canguilhem appelait le « nor-
mal et le pathologique », puisqu’alors
c’est le pathologique, c’est-à-dire les
victimes de ce délire, de cette hallu-
cination, qui représenterait la norme
(la norme correspondant à la situa-
tion majoritaire observable). En fait, ce
n’est pas exactement ainsi qu’il faut voir
les choses. Lorsque Freud parle de Dieu
et de la religion comme d’une « illusion », il
parle d’une illusion structurante, constitu-
tive, en clair, d’une illusion propre à l’être humain, propre à
son être et à sa nature. Dieu serait l’enfant des hommes au lieu
que les hommes soient les enfants de Dieu ; il serait l’enfant de
leur esprit, au sens où c’est le psychisme humain qui enfante
l’idée de Dieu, qui la produit. Les hommes ont créé Dieu, nous
dit Freud, et non l’inverse. Ils ont créé un être suprême, un
être omnipotent (c’est-à-dire tout-puissant), un être juste et
providentiel, créateur de l’Univers, garant du salut des âmes
et réponse à l’énigme de l’origine du monde. Et si les hommes
ont crée Dieu, c’est, toujours selon Freud, en raison de leur
incapacité à assumer seuls les vicissitudes de la vie et l’angoisse
de la mort. Dieu, c’est la réponse des hommes aux vicissitudes
de la vie et à l’angoisse de la mort : c’est Dieu qui nous rassure
de sa présence dans les épreuves et les drames qui marquent et
ponctuent notre vie terrestre ; c’est Dieu qui nous console de
la mort (la nôtre et celle de nos proches) par la promesse du
salut éternel et d’une vie après la mort, d’une existence par-delà
la mort physique, d’une existence, donc, littéralement, méta-
physique ; c’est Dieu qui fournit la réponse au mystère de la
création de l’Univers et de l’apparition des hommes sur Terre,
et qui nous assure une justice céleste quand la vie terrestre n’est
rien d’autre qu’iniquité et corruption. En somme, Dieu, c’est le
Père idéal des peuples et des nations. « Idéal » au sens philoso-
phique du terme (ce qui est idéal étant ce qui relève de l’idée,
donc de l’esprit, par opposition à la matière) ; « Père », dans
la mesure où sa fonction et sa responsabilité sont analogues à
celle d’un père : l’amour et la protection, l’affection et la toute-
puissance, la présence en arrière-plan d’une justice implacable.
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’origine et l’essence des idées
religieuses selon la théorie freudienne : « la réalisation des dé-
sirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’huma-
nité » : désirs d’être protégés, désirs d’être rassurés, désir d’être
accompagnés dans ce tunnel noir de la terreur qui conduit à la
mort par un être qu’on n’hésite pas, précisément, à symboliser
par la lumière, une lumière englobante, embrassante (dans les
deux sens de ce mot). L’enfant avait besoin du Père (ou, du
moins, de sa gure, et il est intéressant de noter que la « face
de Dieu », autrement dit de sa gure, est justement l’un des
thèmes les plus visités dans l’art de la Renaissance) ; l’enfant,
disais-je, avait besoin du Père, puisque l’enfant est celui qui se
trouve dans l’incapacité constitutive de se maintenir dans l’exis-
tence par ses propres moyens (aussi bien sur le plan physique
et matériel que sur le plan psychologique et affectif) ; l’adulte,
c’est cet enfant ayant atteint l’âge de l’autonomie physique et
matérielle, de l’indépendance psychologique et affective, mais
toujours amputé de la main et de l’épaule métaphysiques qu’il
recherche plus que tout pour l’accompagner et le consoler dans
l’épreuve de la mort physique et pour lui faire caresser l’espoir
d’une existence post-terrestre. « L’impression terriante de la
détresse infantile, écrit Freud, avait éveillé le besoin d’être pro-
tégé - protégé en étant aimé - besoin auquel le père a satisfait
; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie
a fait que l’homme s’est cramponné à un père, à un père cette
fois plus puissant. » Ce père, ce sera Dieu, cet être grâce auquel
l’angoisse s’apaise.
Charles Robin
Littérature Générale
Fiche de lecture
Trouble dans
le Genre
Chapitre 1 : Sujets de sexe/genre/désir
Trouble dans le Genre : Le féminisme et la subversion de
l’identité est un ouvrage philosophique de Judith Butler
publié aux Etats-Unis en 1990. C’est l’une des œuvres
majeures qui, de par son engagement certain, a fortement
inuencé les « théories queer » et le féminisme. L’auteure
nous invite ici à repenser le « genre », tout en localisant,
comme le titre l’indique, le « trouble » qui le perturbe.
Tout d’abord, la première partie « Sujets de sexe/genre/
désir » se livre à une « généalogie » au sens nietzschéen
de la notion de genre, pour en conclure que « le pouvoir
juridique «produit» incontestablement ce qu’il prétend
simplement représenter » (p. 61). Il n’y aurait donc pas
de « sujet » avant la loi en matière de genre. Par ailleurs,
nous confondons l’effet et la cause : c’est effectivement
la loi qui a inventé et encadré le genre, ce en quoi nous
pouvons parler de valeur performative du langage…
Cependant, Butler entend également briser les principes
centraux des théories féministes se chevauchant au cours
du XXe siècle, à savoir en particulier : l’hypothèse de
l’existence d’une identité ayant besoin d’être représentée
dans la sphère politique et linguistique. Elle admet que
mettre un nom sur la chose était nécessaire, car le langage
traduit le réel, à une époque où « le vécu des femmes était
mal, voire pas du tout représenté dans la culture domi-
nante » (p.60). Mais un problème de taille persiste, l’uni-
versalité de la « femme », autrement dit que le terme «
femme » est supposé dénoter une seule et même identité.
Au nal, « la tâche qui nous attend consiste à formuler
[…] une critique des catégories de l’identité que les struc-
tures juridiques contemporaines produisent, naturalisent
et stabilisent » (p.65).
De plus, Judith Butler met un point d’honneur à nous
rappeler que le genre n’est absolument pas réductible au
sexe biologique de la personne en question. Fondement
des études de genre, cette séparation entre « sexe bio-
logique » et « sexe social », aussi appelé « genre », est au
cœur de l’entreprise butlérienne de constitution de l’iden-
tité. En effet, le genre n’est ni plus ni moins que la repré-
sentation sociale du sujet, il est culturellement construit,
et admet donc que le corps « femme », biologiquement
parlant, ne se traduit pas forcement en « femme ». D’une
manière générale, nous admettons sans hésiter l’existence
de deux sexes ainsi que de deux genres : « masculin/fémi-
nin » et « mâle/femelle »… certainement le fruit d’une
tradition judéo-chrétienne qui perdure dans la société
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