TRIBUNE Bossuet, Chateaubriand, mes amis, réveillez-les ! R. Trèves* V * Service de rhumatologie, hôpital Dupuytren, CHU de Limoges. oilà que cela me reprend, et cela me prend souvent, comme une manie, une marotte, presque une obsession, tel un écorché auditivement vif : les tics du langage en général, et en médecine en particulier. Je m’étais commis déjà par le passé à étaler sans honte des mots malins ou des expressions honnies, sans que cela ait suscité de reparties pleines de réprobation, mais plutôt des soutiens amusés, voire complices. Je vous livre pêle-mêle des mots et abus langagiers ; certains sont déjà connus et d’autres passeraient presque inaperçus : ➤ ➤ “au jour d’aujourd’hui”, c’est assez moche, convenez-en, et surtout totalement impropre ; ➤ ➤ impacter (c’est assez pédant), c’est comme “quid” ; ➤ ➤ slides (hum, je ne vais pas réveiller Shakespeare pour si peu !) ; ➤ ➤ forwarder (et ça continue) ; ➤ ➤ draft (là, ça s’aggrave) ; ➤ ➤ le “pompon” entendu : “Je vous forwarde les slides, en sachant que ce n’est qu’un draft”, c’est joli, assez coquet et plein de belles sonorités ; ➤ ➤ “j’ai envie de dire” ou bien “je voudrais vous demander si” (c’est lourd, mais lourd à un point !) ; ➤ ➤ au niveau de… (répété à l’envi, cela fait psittacisme !) ; ➤ ➤ “bilanter”, “corticothéraper” et “radiothéraper” (oh, que de barbarismes !) ; ➤ ➤ “habiter sur…” (c’est très aérien, ma foi ; lisez plutôt Le Baron perché d’Italo Calvino, c’est mieux) ; ➤ ➤ “présente des douleurs” : quel manque de discernement ! En général, on présente un bilan ou quelqu’un à autrui… ; ➤ ➤ “a bénéficié de…” (franchement, vous trouvez que subir une ponction lombaire 6 | La Lettre du Rhumatologue • No 362 - mai 2010 douloureuse mérite le verbe bénéficier, voire la très romantique expression “triturer une calcification” ?) ; ➤ ➤ “caucasien”… Demandez-leur d’utiliser plutôt caucasoïde, sinon, que de patients d’Abkhazie ou du Daguestan ou de l’­Ossétie… ; ➤ ➤ il y a des termes martiaux (je sais bien que la médecine est un art, mais tout de même…) comme “arme thérapeutique”, ou bien “arsenal”… ; ➤ ➤ il y a des termes sociétaux et ouvriéristes comme “atelier”, “outil”. Ah ! Que de travailleurs manuels, j’en suis confondu ; ➤ ➤ le dernier nouveau-né du genre, c’est “lancer”, par exemple “lancer le rituximab”, ou autre biothérapie, ou le protocole, comme lancer une marque ou un objet (pas mal !) ; ➤ ➤ pour les muets, je conseille le spectacle assez drôle du présentateur qui écarte un peu les bras (genre “Haut les mains”) et fait un petit geste avec l’index et le majeur de chaque main pour signifier “entre guillemets”, singerie très anglo-saxonne, doigts en crochets s’il vous plaît ! ➤ ➤ enfin, il y a des “pallier à”, des “pose problème”, des “pose question”, j’aurais voulu éviter d’en parler ou d’en reparler mais, finalement, je ne peux me retenir ! Maintenant, cessez de me supporter, lisez vos journaux et regardez des chaînes de télévion : et vous serez bercés des mots “juste génial”, “incontournable”, “c’est que du bonheur”, “culte”, “mythique”. Pointer du doigt ces anomalies du langage, ces barbarismes ou ces solécismes n’a rien de méchant, mais je crains, que mes amis Bossuet et Chateaubriand, parmi d’autres émus, dépités en maugréant ne s’en retournent dans leurs tombes ! ■