M É T H O D O L O G I E Approches de population et modélisation en pharmacologie Population approach and modeling in pharmacology ! S. Urien* RÉSUMÉ. Typiquement, dans l’approche de population, l’analyse porte sur un ensemble d’individus, dans lequel chaque individu fournit un petit nombre de mesures pharmacocinétiques ou pharmacodynamiques, ainsi que certaines données individuelles, morphologiques, physiopathologiques... L’analyse des données complexes combine modélisations mathématiques et statistiques. L’intérêt fondamental de cette approche réside dans la possibilité d’étudier le médicament dans une pathologie cible, mais aussi dans des situations particulières, âges extrêmes de la vie, maladies sévères ou états critiques. Mots-clés : Pharmacocinétique - Pharmacodynamique - Population - Médicament. ABSTRACT. The population approach typically analyses, together, sparce data including pharmacokinetic, pharmacodynamic or demographic data, from a large set of individuals. The complex model development combines pharmacologic and statistical aspects. This approach provides a valuable tool for obtaining information about the pharmacokinetics/pharmacodynamics of drugs in target patients or in special patients groups, very young or elderly patients, critically ill patients. Keywords : Pharmacokinetics - Pharmacodynamics - Population - Drug. L es approches de population en pharmacologie concernent principalement deux domaines : la pharmacocinétique et la pharmacodynamique. S’y ajoute la combinaison des deux, la pharmacocinétique-pharmacodynamique. Les premières études de pharmacocinétique de population sont apparues il y a un peu plus de vingt années, et c’est de manière plus récente que des aspects pharmacodynamiques y ont été ajoutés (on parle, dans le jargon des spécialistes, d’études de PK-PD, de l’anglais pharmacokinetic-pharmacodynamic studies). L’approche de population en pharmacologie combine deux domaines : d’une part la modélisation, qui implique la traduction en termes mathématiques du phénomène observé, et, d’autre part, la statistique, qui implique l’utilisation d’une population assez large. Le but de cet article est de proposer une vision intuitive et simple (mais pas simpliste, j’espère) de ce type d’approche. Des développements ultérieurs reprendront certains aspects de manière plus détaillée et approfondie. Dans les études traditionnelles de pharmacocinétique ou de pharmacodynamique, l’unité d’analyse est l’individu (figure 1). Typiquement, le protocole établit des conditions expérimentales précises, avec éventuellement des critères d’inclusion ou d’exclusion strictes, pour diminuer autant que possible les sources de variabilité. Par exemple, on décide d’étudier la pharmacocinétique d’un médicament chez l’insuffisant rénal, cet état * Directeur de recherche à l’INSERM, laboratoire de pharmacologie, Centre René-Huguenin, 92210 Saint-Cloud. La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002 étant défini dans sa gravité par des limites précises, à l’aide de marqueurs physiopathologiques. De plus, afin de décrire le phénomène étudié le plus complètement possible chez chaque individu, ce protocole va inclure un nombre important de temps de mesures, les mêmes pour tous les individus, pour cerner le phénomène étudié dans son ensemble. Les observations sont ensuite traitées : il s’agit le plus souvent de modéliser le phénomène étudié et d’en estimer les paramètres. L’expérimentation se fait généralement sur un nombre réduit d’individus, et les paramètres moyens observés peuvent être de médiocres descripteurs pour des groupes d’individus plus larges. De plus, ce schéma expérimental apporte peu d’informations pertinentes (voire pas du tout) sur la variabilité interindividuelle des paramètres. Dans l’approche de population, l’unité d’analyse est une “population”, c’est-à-dire un ensemble d’individus (figure 1). L’approche de population a tout d’abord été appliquée à la pharmacocinétique, dans la deuxième moitié des années 70. L’idée sous-jacente est que les paramètres pharmacocinétiques, utiles pour déterminer ou rationaliser une posologie, peuvent varier d’un individu à un autre, et encore plus d’un groupe d’individus sains à un groupe de malades. Il est donc essentiel de connaître les paramètres pharmacocinétiques moyens du médicament dans la population cible, mais, en outre, d’identifier et de mesurer l’influence des facteurs physiologiques ou pathologiques (ce sont les covariables, qui peuvent inclure les médicaments associés) susceptibles de modifier ces paramètres, afin d’adapter au mieux la posologie. C’est le but que se propose la pharmacocinétique de population. 79 M É T H O D O L O G I E COMMENT ESTIMER ET QUANTIFIER LES PARAMÈTRES DE POPULATION ? Individu Population Mesures Modèle pharmacologique Plusieurs individus Statistiques… Moyenne Écart-type des paramètres Modèles statistiques d'erreur - interindividuelle - résiduelle Modèle pharmacologique Effet des covariables individuelles Modèle pharmaco-statistique Figure 1. La modélisation en pharmacologie – comparaison des approches classique et de population. Dans l’approche classique, à gauche, les phénomènes sont étudiés le plus complètement possible, individu par individu (“de l’individu à la population”). Dans une approche de population, à droite, les phénomènes sont analysés sur le groupe tout entier au moyen d’un “modèle pharmaco-statistique” qui permet d’extraire simultanément les paramètres pharmacologiques et les variabilités interindividuelles et résiduelles (“de la population à l’individu”). Pour atteindre ce but, il est nécessaire d’étudier le médicament dans la population cible, c’est-à-dire chez un groupe de malades devant bénéficier du traitement. De plus, comme on veut connaître la variabilité des paramètres pharmacocinétiques (et/ou pharmacodynamiques), la population doit comporter un nombre assez important d’individus (un effectif de 20 à 30 semble être un minimum). Enfin, si l’on cherche à déterminer l’influence de certains facteurs physiologiques ou pathologiques (covariables) sur la pharmacocinétique ou la pharmacodynamique, ces facteurs doivent varier de manière assez importante dans la population étudiée. On revient encore à une notion d’effectif assez large, car on cherche à mettre en évidence une caractéristique de type statistique, une corrélation entre un paramètre pharmacocinétique, par exemple, et une caractéristique individuelle. Ce coût supplémentaire en termes d’effectif est cependant compensé par la possibilité de réaliser un nombre d’observations par individu extrêmement réduit. Pour une étude pharmacocinétique, par exemple, on pourra se contenter de 2 à 3 prélèvements par sujet, au lieu des 15 à 20 et plus requis pour une approche classique. Ce dernier point constitue un net avantage, dans la mesure où il devient possible d’étudier, par exemple, la pharmacocinétique d’un médicament dans des populations autrefois exclues pour des raisons éthiques (très jeunes enfants, vieillards, malades dans un état sévère). De plus, il est également possible d’analyser les données éparses provenant de stratégies thérapeutiques ou d’essais cliniques de phase 3 ou 4, pendant lesquels une ou quelques observations sont recueillies pour chaque patient, à des temps “praticables” plutôt que déterminés à l’avance. 80 À ce stade, on peut résumer et définir ce qu’est l’approche de population en pharmacocinétique-pharmacodynamique, ici appliquée à la seule pharmacocinétique par L.B. Shiener (1984) : “Les paramètres pharmacocinétiques de population quantifient, pour la population étudiée, la pharmacocinétique moyenne, la variabilité interindividuelle et la variabilité résiduelle, incluant la variabilité intra-individuelle et l’erreur de mesure”. La figure 1 compare schématiquement les méthodes utilisées dans les deux approches, classique et de population. La différence essentielle avec l’approche traditionnelle est que toute l’information est analysée au moyen d’un modèle “pharmacostatistique”, qui permet d’évaluer simultanément les paramètres du modèle pharmacologique (clairance, volume de distribution, effet maximal…) et du modèle statistique. Ces modèles se décomposent eux-mêmes en sous-modèles. Le modèle pharmacologique ou modèle à effets fixes, ou encore modèle structurel, est composé du modèle pharmacocinétique auquel s’ajoute éventuellement l’influence de telle caractéristique individuelle (covariable) sur certains paramètres pharmacocinétiques. Soit, par exemple, la perfusion intraveineuse d’un médicament, dont la pharmacocinétique est monocompartimentale et la clairance proportionnelle au poids corporel. Le modèle structurel s’écrira au moyen de deux équations, de manière très simplifiée : Clairance = a x poids + b Concentration = fonction (volume de distribution, clairance, temps) (1) (2) Le modèle statistique, ou modèle d’erreur, décrit les effets aléatoires, c’est-à-dire la variabilité de la pharmacocinétique ou de la pharmacodynamique. Cette variabilité se décompose ellemême en : " Variabilité interindividuelle. Chaque individu est différent : ses paramètres structurels sont spécifiques et diffèrent des paramètres de population. Les paramètres moyens de population sont donc estimés à une erreur près, qui décrit la variabilité des paramètres dans la population. " Variabilité résiduelle. Elle inclut les erreurs de mesure, des temps de recueil, de déviation du modèle mathématique par rapport à la réalité. " Enfin, de façon récente, une troisième source de variabilité peut être prise en compte, c’est la variabilité interoccasion, qui rend compte de la variation des paramètres au cours du temps, lors de réadministrations du médicament largement espacées dans le temps. La méthode le plus souvent utilisée pour l’analyse des données de population est donc cette “modélisation combinée des différents effets” (librement adapté de l’anglais mixed effect modeling). Cette méthode est implémentée dans le programme NONMEM (Non Linear Mixed Effects Modeling), qui est le standard pour ce type d’analyses. La méthode d’estimation est dite La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002 M paramétrique, car elle suppose une distribution (normale ou log-normale) des paramètres. Il existe également d’autres programmes, dont certains utilisent des méthodes d’estimation non paramétriques, ne supposant pas a priori de distribution spécifique des paramètres. De fait, c’est l’analyse des données qui reste délicate dans l’approche de population. Il découle du principe même de la méthode, combinant plusieurs types de modèles, qu’il existe des interactions entre modèle structurel et modèles d’erreur, d’une part, et, au sein du modèle structurel, entre modèles faisant intervenir des covariables individuelles et modèle pharmacologique d’autre part. En termes plus simples, un choix sur l’un des modèles peut influencer les choix sur les autres modèles. Tout cela rend la modélisation complexe et même laborieuse, exigeant la mise en place de nombreux tests et critères de validation (y compris des tests graphiques) tout au long de la progression de l’analyse. D’autres problèmes sont liés aux aspects logistiques des études (organisation, recueil des données), au fait que les temps de prélèvement ne sont pas identiques chez tous les patients (il est souvent difficile de faire comprendre ce point…). Le tableau I résume les avantages et les inconvénients de l’approche de population. CONCLUSION L’approche de population est une méthodologie extrêmement séduisante pour évaluer les caractéristiques pharmacocinétiques et pharmacodynamiques d’un médicament dans une population donnée, et en particulier dans des populations cibles. De plus, elle renseigne sur les sources de variabilité en situation thérapeutique, et peut contribuer à l’individualisation de la posologie lorsqu’une relation est démontrée entre une caractéristique individuelle et un paramètre pharmacocinétique ou pharmacodynamique (figure 2). # Figure 2. Schéma montrant l’utilité pratique des approches de population en pharmacocinétique-pharmacodynamique. É T H O D O L O G I E P O U R E N S A V O I R P L U S – Sheiner LB, Rosenberg B, Marathe VV. Estimation of population characteristics of pharmacokinetic parameters from routine clinical data. J Pharmacokinet Biopharm 1977 ; 5 : 445-79. – Sheiner LB. 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Le coût est alors absorbé dans le cadre des soins. Il peut cependant être nécessaire d’ajouter des observations, non indispensables au suivi, pour rendre l’analyse possible) " Les données de routine ne provenant pas d’un protocole expérimental strict, il peut être difficile de recueillir toute l’information (horaires exacts des observations, posologie exacte et historique) " Le nombre faible d’observations rend possible (éthique) l’étude sur des malades, et aux âges extrêmes de la vie " Le nombre d’individus doit être élevé (au moins plus de 20-30 individus, “le plus, le mieux”) " Étude sur des patients représentatifs, appelés à bénéficier d’un tel traitement " Les données peuvent être éparses (ne pas répondre à un schéma strict) " Les données doivent être recueillies avec autant de précision que dans une étude classique, ce qui est plus difficile à réaliser dans ce type d’étude " Détection et quantification des caractéristiques individuelles qui influencent les paramètres, d’où la possibilité d’individualiser la posologie " Le recueil des données est sensiblement plus lourd : on doit collecter un nombre assez large de covariables individuelles pour l’analyse (morphologiques, physiologiques, pathologiques, médicaments associés) " En plus des paramètres pharmacologiques habituels, les variabilités interindividuelles et résiduelles sont estimées " Modélisation complexe faisant intervenir la modélisation pharmacocinétique et/ou pharmacodynamique, plus des covariables individuelles et des modèles de variabilité. Logiciels de maniement souvent difficiles, pour utilisateurs bien formés. Techniques de validation des résultats diverses, souvent complexes (encore sujettes à discussion) La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - n° 3 - mai/juin 2002 81