ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Les femmes dans la sociologie COMPTE-RENDU ET BRÈVE ANALYSE D’UN NUMÉRO DE SOCIOLOGIE ET SOCIÉTÉS DE 1981 PORTANT SUR LES FEMMES COMME SUJETS ET AUTEURES DE LA SOCIOLOGIE QUÉBÉCOISE Annie Cloutier L’auteure est étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université Laval et écrivaine. Elle tient à remercier Diane Lamoureux et Nicole Laurin pour leur participation à cette enquête, ainsi que Mélanie Bédard, pour ses conseils et son soutien. Le féminin est employé dans le but d’alléger le texte. Depuis les années 1960, le féminisme est devenu un courant de pensée important des sociétés occidentales. Les sciences sociales ont été influencées par les concepts qu’il propose et par sa volonté de faire une plus grande place aux femmes dans le monde universitaire. En 1981, quatorze femmes sociologues discutaient, dans la revue Sociologie et sociétés, de leur conception du féminisme et de la place faite aux femmes dans la société québécoise en général, et dans le milieu universitaire en particulier. Leurs constatations sont-elles encore aujourd’hui d’actualité? ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 1. Introduction Le féminisme ne date pas d’hier. Certaines auteures en font remonter l’origine au XIXe siècle. Ce n’est toutefois que vers les années 1950 qu’un mouvement de fond de revendications féminines et féministes se répand dans les sociétés occidentales. Au milieu des années 1960, ce mouvement commence à avoir des répercussions importantes sur la production de recherches et de théories en sciences sociales. Les chercheures et les théoriciennes féministes, convaincues de l’impossibilité d’instaurer l’égalité dans des sociétés occidentales qu’elles jugent fondamentalement patriarcales, commencent à questionner, dans toute leur envergure, les systèmes qui fondent ces sociétés. Pour ce faire, elles se concentrent d’abord sur les relations sociales au sens large et sur les situations d’oppression spécifiques aux femmes (Nengeh Mensah, 2005 : 13). Mais c’est surtout pendant la décennie 1970-1980 qu’elles produisent un foisonnement d’études et qu’elles multiplient les « champs féminins ». Un élan créatif réussit à percer à travers les méthodologies établies jusqu’alors : les chercheures osent présenter les faits sociaux sous un angle différent, elles osent critiquer les théories classiques. Par ailleurs on assiste, tout au long de cette décennie, à un engouement pour les causes féministes dans plusieurs sphères de la société. Les subventions gouvernementales et universitaires, ainsi que l’intérêt des médias, sont au rendez-vous et, avec eux, l’institutionnalisation du mouvement, et ce que cette institutionnalisation suppose de récupération et de perte de créativité1. Au début des années 1980, songeuses devant les effets L’institutionnalisation est une préoccupation importante des féministes de 1981, et demeure d’actualité en 2010. Faut-il adapter les luttes féministes aux discours, aux 1 pervers de leurs acquis et devant la difficulté de penser une société véritablement égalitaire, et épuisées par la multiplication des luttes qu’elles doivent mener seules, les féministes sont, de leur propre aveu, à bout de souffle. Elles ressentent le besoin de recentrer leurs énergies et de prendre la mesure du chemin parcouru. Doivent-elles poursuivre les mêmes objectifs qu’à l’origine ?, se demandent-elles. Et quels étaient ces objectifs ? C’est dans ce contexte qu’en octobre 19812, la revue Sociologie et sociétés fait paraître un numéro intitulé Les femmes dans la sociologie. Quatorze femmes sociologues3, toutes ouvertement féministes, y présentent, dans onze textes, leur vision de la sociologie féministe au terme de la décennie 1970-1980. La relecture de cette véritable synthèse collective, près de 30 ans plus tard, permet de comprendre certains éléments de la démarche et de la réflexion de ces femmes qui vivent alors au quotidien les luttes féministes. Ces éléments de réflexion, offerts par ces femmes aux points de vue parfois divergents, mais toujours assumés, permettent aujourd’hui de répondre, au moins en partie, aux questions exigences et aux critères des institutions sociales telles que l’université, les médias et le gouvernement afin d’obtenir, de leur part, subventions, connaissance et exposure? Ou faut-il, au contraire, laisser ces luttes se déployer « sur le terrain », dans toute leur spontanéité et leur diversité, près des personnes qu’elles concernent, et ainsi leur conserver leur sens de « mouvement social »? La question est débattue par les auteures de Les femmes dans la sociologie et bien qu’il ne fasse aucun doute que le féminisme, en 2010, est au moins partiellement institutionnalisé, elle continue de l’être aujourd’hui. J’y reviens plus loin. 2 Ce texte est écrit au présent. Toutefois, les opinions et les faits qui y sont recensés sont ceux de 1981. 3 Les femmes sociologues ne sont pas nécessairement féministes. J’emploie le terme « femme sociologue » pour désigner toute femme qui fait profession dans le domaine de la sociologie, en posant l’hypothèse, à l’instar des auteures de Les femmes dans la sociologie, que le seul fait d’être femme apporte quelque chose de différent à la pratique de cette profession. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 suivantes : quelle était la situation institutionnelle et théorique de la sociologie féministe au début des années 1980 ? Quels étaient ses acquis et ses projets ? Quelle était sa place dans le cadre plus général de la sociologie et du féminisme québécois ? Je tente ici de résumer les positions exprimées par ces femmes, positions qui, si elles sont « partielles et partiales », pour rendre hommage à l’expression de Danielle Juteau-Lee, n’en sont pas moins d’une grande pertinence pour la lectrice4 du XXIe siècle. Je propose d’abord une brève mise en contexte de la publication du numéro spécial de Sociologie et sociétés sur la sociologie des femmes, ainsi que des résumés du contenu de chacun des onze textes qui en forment le corpus. Dans une seconde partie, j’analyse certains thèmes abordés dans les onze textes : la triple place et le triple rôle historique des femmes dans la sociologie5, la division de la sociologie faite par et au sujet des femmes en trois principaux types de recherches, l’importance du marxisme dans la pensée des femmes en sociologie, l’inscription de la sociologie des femmes dans la pensée féministe, son institutionnalisation, et son avenir. Je propose, en conclusion, un parallèle avec la situation des femmes dans la sociologie en 2010. Cette réflexion finale est basée sur les témoignages de Diane Lamoureux et de Nicole Laurin, que j’ai interrogées en janvier 2010. Je rappelle que mon emploi du féminin inclut le masculin. Cette place et ce rôle sont triples parce qu’ils comprennent les femmes à la fois en tant que sociologues, théoriciennes et objets des recherches. Les « femmes dans la sociologie », comme les « femmes sociologues » (les expressions sont synonymes), sont donc ces femmes qui occupent une ou plusieurs de ces places et qui jouent un ou plusieurs de ces rôles. 4 5 Le but de ce texte n’est pas de donner des réponses toutes faites sur la situation actuelle. J’espère qu’il soit lu comme un témoignage de l’effort historique de certaines femmes et qu’il soulève de lui-même des questions auxquelles il appartient à chacune de trouver des réponses satisfaisantes. Le témoignage des femmes de 1981 est poignant parce qu’il met naturellement en évidence que si certaines choses ont évolué, d’autres ont malheureusement6 stagné. J’espère que mon texte est d’autant plus puissant qu’il ne fait que rapporter un état de fait qui date de près de trente ans. Tant mieux, toutefois, s’il évoque de multiples questions : la sociologie des femmes a-t-elle avancé ? De façon générale, la sociologie tient-elle mieux compte, désormais, de la réalité des femmes ? Les femmes sociologues de 2010 ont-elles les mêmes possibilités d’avancement que les hommes dans les institutions universitaires ? Les femmes comme objets sociologiques forment-elles toujours une catégorie minoritaire ? Jusqu’à quel point la sociologie faite par des femmes est-elle intégrée au corpus enseigné ? Et la sociologie des femmes est-elle un sous-genre de la sociologie, ou une sociologie à part entière ? Une seule chose est certaine : ces interrogations, en 2010, ont conservé toute leur pertinence. Et le seul fait de les considérer, permet d’avancer. 2. Sociologie et sociétés Sociologie et sociétés est une revue savante thématique qui fait principalement état de la réflexion et de la recherche sociologiques Je suis féministe. Pourquoi m’en cacherais-je? Les femmes de 1981 reconnaissent la nécessité, et ont le courage, d’affirmer les principes qui les guident, de reconnaître les biais qui orientent leur réflexion, pour mieux en tenir compte. J’espère apporter à ce texte une conviction intellectuelle nuancée qui leur fasse honneur. 6 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 québécoises. Elle a publié son premier numéro en mai 1969, sous la direction de Jacques Dofny, aux Presses de l’Université de Montréal. Jacques Brazeau, Colette Carisse, Fernand Dumont, Nicole Gagnon, Marcel Rioux, Guy Rocher et Renaud Santerre en formaient le premier comité de rédaction, auquel Jean-Charles Falardeau se joindra plus tard. Elle est donc la création conjointe de sociologues de l’Université de Montréal et de l’Université Laval. Il s’agit d’une revue de sociologie générale et interdisciplinaire qui veut rendre compte des grands courants théoriques et méthodologiques contemporains, tout en privilégiant les recherches qui sont effectuées au Québec. Sociologie et sociétés s’appuie sur la recherche pour faire progresser les connaissances sociologiques. Elle met particulièrement en valeur la sociologie historique, sans toutefois que cela ne remette en question son adhésion aux nouvelles approches sociologiques. La revue veut contribuer à l’émancipation du Québec (Dofny, 1969 : 3). 2.1 Le numéro d’octobre 1981 : Les femmes dans la sociologie C’est Nicole Laurin-Frenette qui assure la direction du numéro d’octobre 1981 de Sociologie et sociétés. Connue pour son analyse à la fois féministe et marxiste de la société, elle explique, dans la présentation du numéro, ce qu’elle vise : une « synthèse partielle et provisoire » du savoir accumulé dans divers champs de la sociologie depuis que le féminisme propose des nouvelles voies d’analyse de la société d’une part, et de l’évolution de la position des femmes sociologues au sein de la sociologie d’autre part (Laurin-Frenette, 1981 : 127). Elle veut éclairer le travail des femmes sociologues et rassembler 7 Toutes les références à Laurin-Frenette sont de 1981. leurs divers apports afin d’en faire le bilan et de montrer leur unité pour mieux la comprendre. « Cette unité est celle de la pratique féministe transposée dans le champ de la théorie et de l’analyse sociologiques » (13). Le numéro se penche donc sur la fameuse triple contribution des femmes à la sociologie : en tant que sociologues, en tant que théoriciennes et en tant qu’objets des recherches. Chacun des onze textes rassemblés dans le numéro d’octobre 1981 examine l’état du féminisme à partir d’une perspective et d’une bibliographie choisies par leurs auteures respectives. Les auteures sont presque toutes québécoises. Leurs textes font appel à des cadres féministes qui rejettent un pouvoir appelé « mâle », qui dénoncent ce qui est vu comme l’oppression et l’exploitation des femmes, et qui revendiquent une construction de la réalité ancrée dans le vécu des femmes. Pour Laurin-Frenette, la synthèse provisoire que propose ce numéro n’est rien de moins que la condition du renouvellement et de l’approfondissement du travail sociologique des femmes, ainsi que de la sociologie en général. 3. Les textes 3.1 Présentation : les femmes dans la sociologie Le texte de présentation de Nicole Laurin-Frenette (Laurin-Frenette : 3-18) est une synthèse des différentes analyses présentées dans ce numéro spécial. Laurin-Frenette y fait état des avancements de la sociologie des femmes au terme des années cruciales, pour le féminisme, que furent les années 1970. Elle montre que les femmes sociologues s’intéressent principalement à trois types de recherches. Les recherches du premier type étudient les femmes comme tout objet sociologique traditionnel, selon les méthodes et les cadres usuels, et portent sur la ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 différence sociale liée au sexe féminin. Les recherches du deuxième type étudient les femmes en tant que catégorie critique, c’est-à-dire « minoritaire », plutôt que comme objet sociologique. Ces recherches mettent l’accent sur le vécu des femmes en tant que catégorie sociale, et analysent ce vécu à l’aide de théories telles que la théorisation minoritaire ou la théorie des mouvements sociaux. Les recherches du troisième type, finalement, font des femmes des sujets d’une sociologie nouvelle. Ce faisant, elles tentent d’établir une sociologie aussi complète que celle qui, jusqu’à ce jour, a été développée par les hommes. Bien qu’elle appelle de ses vœux cette sociologie nouvelle, LaurinFrenette se questionne sur la légitimité du remplacement d’une théorie faite par et pour une moitié de l’humanité par une théorie qui soit le fait de son autre moitié. Prenant appui sur le troisième type de recherche féministe (mais le dépassant), elle propose donc une sociologie qui soit ancrée dans le vécu des femmes, « égale en envergure à celle qui a été développée du point de vue des hommes » (11), mais inclusive des deux genres, et capable de mettre fin aux ambivalences du mouvement féministe, afin de faire advenir une sociologie du genre humain. 3.2 Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées Dans ce texte, Colette Guillaumin (Guillaumin : 19-32) vise à expliciter la relation entre la théorie sociologique et les groupes sociaux minoritaires, dont les femmes8. Elle inscrit la théorisation féministe dans la perspective plus large de la théorisation minoritaire. Elle montre que les théories de la société sont « la forme intellectuelle de rapports sociaux déterminés » (20) et que, de ce fait, les théories, autant celles des dominées que celles des minoritaires, sont intrinsèquement politiques parce qu’elles critiquent la société et révèlent que des changements sont nécessaires. « Comment un groupe social opprimé peut-il se situer dans le champ d’un savoir construit hors de lui et contre lui ? », se demande d’ailleurs Laurin-Frenette (13), présentant le texte de Guillaumin. La théorisation par les minoritaires propose une solution parce qu’elle permet des perspectives neuves. « La théorie est d’abord conscience », écrit Guillaumin (21), et cette conscience, par les minorités, de leur oppression est l’assise du changement social. Le texte de Guillaumin parle aussi de l’engagement sociologique. Le fait que la théorie féministe soit ouvertement engagée est évidemment suspect aux yeux des dominants, qui traitent les publications féministes à la fois comme de gentilles plaisanteries et comme des menaces subversives à l’ordre qu’ils ont eux-mêmes établi. Or, « que certaines analyses [les analyses de la sociologie (masculine) établie] puissent passer pour neutres et purement objectives est un effet de la domination », écrit Guillaumin (21). Ces analyses visent surtout à réinstaurer les lois (supposées) naturelles et sociales contraignantes, notamment pour les femmes. 8 Plusieurs théoriciennes féministes considèrent les femmes comme un groupe minoritaire à cause de leur position de « dominées » dans une société généralement menée, selon elles, par des hommes. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 3.3 Visions partielles, visions partiales : visions (des) minoritaires en sociologie Dans ce texte, Danielle Juteau-Lee (Juteau-Lee : 33-48) explique que, de façon générale, le discours des minoritaires (dont font partie, à ses yeux, les femmes) en sociologie remet en question les explications à visée universaliste des majoritaires. Pour elle, les recherches et les théories des minoritaires en sociologie sont partielles et partiales et il est bon qu’elles le soient. Loin de constituer une faiblesse, ce sectarisme et cette partialité rendent visible ce que l’universalité, la neutralité et la scientificité de la sociologie dominante ignore. En effet, parce qu’elle s’enracine dans le vécu, la sociologie partielle et partiale reconnaît que la connaissance des majoritaires s’illusionne en se prétendant objective et que son caractère général autoproclamé ne tient pas compte de la réalité des minoritaires. La sociologie partielle et partiale ne considère « aucun domaine de la réalité ou de la connaissance [si alternatif, si petit soit-il] comme extérieur à l’histoire » (37). Elle rejette toute prétention à l’impartialité : « Ce n’est pas une sociologie qui porte sur les minoritaires, mais une sociologie qui se place du point de vue des minoritaires » (37). Pour Juteau-Lee, il est par ailleurs crucial que cette sociologie lève le voile sur le rapport social objectif entre dominants et dominées, plutôt que de s’en tenir à l’étude des simples rôles sociaux dévolus à chacun des sexes pris isolement. Cette sociologie doit aussi faire voir que ce rapport social place les minoritaires dans une situation symbolique de différence face aux majoritaires. Finalement, elle doit rappeler aux groupes dominants qu’eux aussi sont des groupes « ethniques », et de fait, égaux à ceux qu’ils étudient comme différents, et que leur majorité numérique ne fait pas d’eux un groupe ou un modèle de référence. Au terme de cette démarche, les femmes sociologues doivent comprendre que, puisque la sociologie élaborée par des hommes est ultimement partielle (elle se prétend universelle, mais fait abstraction, dans les faits, de la réalité particulière des femmes) et partiale (ses outils conceptuels ne sont pas neutres, puisque, selon Juteau-Lee, ils sont ceux des hommes), il est légitime qu’elles construisent une sociologie égale mais parallèle à celle des hommes, une sociologie tout aussi partielle et partiale. 3.4 Quand la sociologie devient action : l’impact du féminisme sur le concept de la pratique sociologique Le texte d’Huguette Dagenais (Dagenais : 49-66) montre l’impact d’une sociologie féministe sur les plans administratif, institutionnel, académique et professionnel de la vie universitaire, à partir de la pratique quotidienne des sociologues féministes. Il expose la nécessité de lutter concrètement tant à l’intérieur des institutions de savoir que contre elles. Selon Dagenais, c’est la force même du féminisme comme mouvement social qui a permis son institutionnalisation universitaire. Or, l’administration universitaire absorbe difficilement (lorsqu’elle ne l’évite pas) le choc féministe. La sociologie elle-même se rebiffe devant l’intrusion du féminisme dans son champ de travail. Dagenais montre que comme toutes celles qui défrichent un nouveau champ de recherche et de théorisation, les sociologues féministes ont à charge de prouver que leur travail est légitime. Leur démarche est particulièrement ardue parce que le féminisme est considéré comme un mouvement politique non scientifique, plutôt que comme un cadre conceptuel. Pour se faire ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 accepter, les sociologues féministes adoucissent donc le caractère révolutionnaire de leur cadre d’analyse. Elles utilisent le « langage de l’oppresseur », ce qui retarde l’élaboration d’un nouveau discours compréhensible. Le terme « féminisme » lui-même est évité. Pour Dagenais, il n’est plus possible de faire de la sociologie sans considérer le caractère patriarcal de la recherche et de la connaissance sociologiques ni d’ignorer, au nom de la rationalité (cette qualité foncièrement patriarcale aux yeux de Dagenais), le rôle des émotions et de la vie personnelle dans la production de la connaissance. La pratique des sociologues féministes à l’université fait partie intégrante du mouvement des femmes, rappelle finalement Dagenais. Il faut toutefois, écrit-elle, que cette pratique dépasse la sociologie partielle ou partiale pour se consacrer à refonder complètement la sociologie. 3.5 « … Et si le travail tombait enceinte ??? » Essai féministe sur le concept travail Le travail ménager est-il du travail ? Quel cadre référentiel faut-il utiliser pour répondre à cette question ? C’est ce que se demande Louise Vandelac (Vandelac : 67-82). Le travail ménager, constate-t-elle, est invisible. Les seuls pans de cette occupation qui sont un peu accessibles à la connaissance, le sont à travers les cadres d’analyse de l’économie marchande. Or, ces cadres permettent de quantifier le travail ménager, d’y attribuer un prix et une dépense d’énergie, mais non de le qualifier. Parce que le travail ménager est essentiel à la survie des communautés humaines, c’est toute la reproduction de l’espèce qu’on réduit ainsi à la production marchande. « Or, n’est-ce pas justement la réduction de la production-reproduction de l’espèce à la marchandise qui est largement responsable de l’appropriation des femmes ? », se demande Vandelac (69). Et faut-il vraiment tout expliquer dans le cadre du capitalisme ? (Le marxisme, toutefois, n’explique pas mieux le travail ménager, selon Vandelac. Engels, en effet, présente la procréation et la reproduction comme des phénomènes naturels). Pour Vandelac, les concepts qui définissent le travail reflètent la production sexuelle masculine qui est externe, mesurable et quantifiable; alors que la production féminine est interne, polyvalente, multiforme et continue. Il n’est donc pas étonnant que la société méprise la production des femmes, jugée inadaptée aux exigences du marché. Or, le mépris de la production des femmes semble lié aux productrices, non à la production ou au produit : car lorsque ce sont les hommes qui produisent (les médecins-accoucheurs plutôt que les sages-femmes, par exemple), la valeur de la production monte en flèche. Les femmes perdent sur deux tableaux, se désole Vandelac : d’un côté, leur travail domestique est dévalué; de l’autre, il est envahi par la logique marchande9. Comment se battre contre l’exploitation de la (re)production féminine sans renforcer la logique productiviste masculine ?, se demande finalement Vandelac. Pour que les femmes aient la force collective d’exprimer leur subjectivité, il faut d’abord qu’elles élargissent leurs espaces de liberté au sein du discours patriarcal. Elles doivent revoir les concepts tant marxistes que capitalistes. Il faut qu’elles explorent, supposent, créent de nouvelles avenues, sans devoir tout démontrer. Car 9 Selon Vandelac, la location d’utérus est un autre exemple de ce fait. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 la force réelle de la lutte féministe est dans les arguments « nonrepérables, in-quantifiables, in-mesurables et non-séparables ». 3.6 Pratiques réticulaires et inscription de la différence dans l’institution scientifique Le texte d’Isabelle Lasvergnas-Grémy (Lasvergnas-Grémy : 83-94) expose des données résultant d’une recherche effectuée à l’intérieur du monde universitaire québécois. Ces données montrent les différences de sens qui séparent les femmes des hommes scientifiques. Ces femmes scientifiques sont en tout point les égales sociologiques des hommes : bien éduquées, bourgeoises et célibataires (pour la plupart). Pourtant, elles sont concentrées dans les niveaux de hiérarchie inférieurs et mettent plus de temps que les hommes à accéder aux postes supérieurs. Lasvergnas-Grémy pose donc les questions suivantes : les femmes ne seraient-elles pas fondamentalement différentes des hommes dans leur rapport au travail ? Cette différence peut-elle expliquer qu’elles évoluent avec moins de facilité dans leur carrière ? Pour Lasvergnas-Grémy, il est, par exemple, frappant de constater que les femmes tirent moins profit de leur origine sociale que les hommes, alors qu’elles sont plus nombreuses à provenir d’un milieu favorisé. De façon générale, les variables qui influent de façon significative sur les carrières des hommes (l’âge, le sexe et le poste) n’influent pas, ou peu, sur les carrières des femmes. Pour Lasvergnas-Grémy, la différence d’insertion des acteurs dans la communauté scientifique est causée par leur identité sexuelle. Les femmes occupent-elles des places marginales dans le milieu scientifique, ou des places différentes ? En tout cas, elles empruntent des chemins autres que ceux de leurs homologues masculins, des chemins hors de toute logique préétablie, ce qui dénote un imaginaire différent de leur part10. Ceci peut toutefois être considéré comme une moins grande compétence professionnelle. 3.7 Famille du capitalisme et production des être humains L’article de Renée B.-Dandurand (B.-Dandurand : 95-112) montre l’apport des travaux féministes à la compréhension de la famille québécoise contemporaine. Il montre d’abord l’échec des théories sociologiques classiques à expliquer les rapports au sein du couple et de la famille. Les structurofonctionnalistes, par exemple, présentent les rapports entre les sexes au sein de la famille comme complémentaires : or, écrit Dandurand, ils sont plutôt antagonistes. Les marxistes, eux, connaissent les antagonismes de rapport entre les sexes, mais les considèrent comme secondaires aux inégalités de classes. Les interactionnistes, finalement, voient les relations entre les membres de la famille, mais coupent ces relations de la réalité sociale (entendue par Dandurand comme patriarcale). Pour Dandurand, parce que la famille est le principal lieu de la production d’êtres humains, il est nécessaire d’en poser l’autonomie théorique dans la production sociale (97). Le texte expose trois dynamiques qui ont cours au sein de la famille capitaliste : la division sexuelle du travail, les rapports conjugaux et la production des enfants (qui sont donc des produits). Il montre que la reproduction de la famille amène la reproduction des rapports sociaux qui la fondent. 3.8 La place des femmes : un dossier sur la sociologie des organisations 10 Selon Lasvergnas-Grémy, elles font beaucoup moins appel à des réseaux de contact afin d’avancer dans leur carrière, par exemple. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Le texte de Peta Sheriff et E. Jane Campbell (Sheriff et Campbell : 113130) explore la contribution historique des femmes à la sociologie des organisations. Selon ces auteures, les concepts et les théories de la sociologie sont le fait des hommes ou des employeurs : ils insistent sur les réseaux de contrôle et d’autorité présents au sein des organisations et présentent la gestion et la productivité comme les principaux problèmes que ces organisations doivent affronter. Selon les auteures, cette vision des organisations est a-historique, monocausale et systémique. Elle étudie les organisations du point de vue interne, non sociétal. Elle ne cherche pas à comprendre la signification sociale des organisations. De plus, elle confine la participation des femmes aux organisations, ainsi que le travail des chercheures qui s’intéressent à ces femmes, à l’invisibilité. Heureusement, les femmes ont entrepris des recherches importantes qui étudient les organisations d’un point de vue original et même subversif. Ces recherches s’intéressent au pouvoir au sein des organisations actuelles et à de nouveaux modes d’organisation. Les auteures recensent et analysent ces travaux et essaient d’en dégager les conséquences actuelles et à venir. 3.9 Mouvement social et lutte des femmes Le texte de Diane Lamoureux (Lamoureux : 131-138) examine les outils conceptuels qui peuvent servir à l’analyse sociologique du mouvement des femmes en tant que mouvement social. C’est une réflexion sur la sociologie à partir du mouvement des femmes. Quel est le rapport entre la sociologie et le féminisme ? Comment contribuer à la progression de ce rapport ? Lamoureux divise le mouvement des femmes en trois courants : le courant émancipateur, le courant institutionnel et le courant radical. Le courant radical est celui qui devrait faire l’objet d’une analyse du féminisme comme mouvement social parce qu’en tant qu’unique courant à reconnaître l’antagonisme entre les hommes et les femmes, il est le seul mouvement révolutionnaire et le seul à pouvoir proposer un nouveau type de socialité aux schèmes d’intégration définis par l’ensemble des personnes. 3.10 Parler de la vie : l’apport des femmes à la sociologie de la santé Selon Dominique Gaucher, France Laurendeau et Louise-Hélène Trottier (Gaucher, Laurendeau et Trottier : 139-152), peu de recherches sociologiques se sont intéressées à la santé des femmes. Pourtant les soins qu’on prodigue aux femmes en disent long sur la place qu’on veut qu’elles occupent dans la société. En effet, selon ces auteures, pour ce qui est de leur fonction de reproduction, les femmes sont trop et mal soignées. Pour leurs autres besoins, ceux qui vont à l’encontre du rôle qui leur est socialement assigné, elles sont négligées. Or, constatent les auteures, en même temps que des sociologues de la santé critiquent l’inégalité en matière d’accès aux soins de santé, des femmes se mettent à questionner la légitimité de la médecine et développent l’autosanté et l’approche holiste. C’est la capacité même de la médecine moderne à s’occuper de la santé des femmes que certaines de ces féministes remettent en question. Elles dénoncent le contrôle exercé sur leur vie et sur leur corps. Elles réintroduisent le vécu des femmes dans un discours sur la santé et rejettent la distanciation sujet- ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 objet caractéristique du savoir médical. Ce faisant, elles cherchent une nouvelle objectivité scientifique. Ce mouvement pour la réappropriation par les femmes de leur santé a lieu en dehors des universités, dans le quotidien de ces femmes. Selon les auteures, la sociologie de la santé fait face au problème suivant : les méthodes scientifiques (incluant la médecine) ne sont pas structurées pour aborder la santé d’une personne dans sa globalité (incluant le vécu). Elles sont peu développées sur le plan qualitatif et arrivent mal à saisir le corps dans sa complexité. Selon les auteures, la sociologie de la santé faite par les femmes devrait poursuivre l’objectif de faire de la santé un enjeu social, politique et économique. Elle devrait opposer une analyse macrosociologique aux analyses partielles de la médecine. Finalement, elle devrait considérer le corps comme le lieu ultime de l’exploitation et de l’oppression. 3.11 Bien-naître ↔ bien-être. Lettre ouverte à mes étudiantes Dans une courte lettre qui répond au travail de deux de ses étudiantes, Colette Carisse (Carisse : 153-157) présente l’accouchement comme un événement de femme et le lieu d’une grande densité de conscience. Elle plaide pour un grand déploiement de ressources et d’énergie autour de cet événement, pour qu’il ait lieu dans le plus grand bien-être des femmes. Elle suggère que le fait d’éprouver de la douleur lors de l’accouchement est causé par l’éloignement progressif mais rapide de la nature. L’accouchement, dit-elle, est une expérience biologique et symbolique. Et l’allaitement est un don de soi à l’autre qui n’est entaché d’aucune aliénation. À ses étudiantes, qui semblent présenter la structure masculine des soins gynécologiques comme responsable de certaines dérives entourant l’accouchement, Carisse suggère de trouver des explications à l’intérieur des structures en place et par les actes de ceux qui participent à ces structures. L’épistémologie du coupable (c’est-à-dire le fait de prêter des intentions maléfiques aux acteurs) est périmée, écrit-elle. Le véritable problème consiste en ce que les femmes qui accouchent remettent leur pouvoir11 d’accoucher entre les mains de ceux qui savent et qui ont des connaissances théoriques au sujet de l’accouchement, d’autant plus que la bureaucratie hospitalière encourage cet abandon de pouvoir. Il faut que les femmes se centrent sur leurs pouvoirs et qu’elles les développent, conclut Carisse. Voilà qui complète le survol des textes qui constituent Les femmes dans la sociologie. Voyons maintenant les thèmes qui traversent ces textes et qui les opposent ou, au contraire, les unissent. 4. La triple place et le triple rôle historique des femmes dans la sociologie12 Laurin-Frenette, dans sa Présentation, dresse un bilan plus ou moins exhaustif des réalisations des femmes en sociologie au cours des décennies 1960-1970 et 1970-1980. Bien que la sociologie se soit 11 La notion de pouvoir en périnatalité met en parallèle deux types de pouvoirs fondés sur des savoirs différents : le pouvoir médical, fondé sur les connaissances scientifiques, et le pouvoir de la femme qui accouche, fondé sur ses forces physiques, mentales et spirituelles. Voir Boudreault (2008). 12 Encore une fois, cette place et ce rôle sont triples parce qu’ils comprennent les femmes à la fois en tant que sociologues, théoriciennes et objets des recherches. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 ouverte aux femmes et que les étudiantes y soient de plus en plus nombreuses depuis les années 1960, écrit-elle, peu de femmes atteignent une place importante dans la production et la diffusion du savoir sociologique, et ce, malgré leurs excellents résultats scolaires. Ce constat de Laurin-Frenette est partagé par d’autres auteures de Les femmes dans la sociologie. Sheriff et Campbell (120), par exemple, regrettent que la sociologie des femmes joue depuis toujours des rôles secondaires dans la sociologie : les hommes font avancer la recherche et la théorie, alors que les femme évaluent et testent les hypothèses que ces hommes formulent, et écrivent des revues de leur littérature. En mettant leur travail au service des hommes et en méconnaissant leur propre existence dans le rapport social, les femmes sociologues se sont ignorées elles-mêmes, renchérit Juteau-Lee (45). Selon Sheriff et Campbell (122), les femmes peuvent être traditionnellement considérées comme des « ménagères » de la sociologie des organisations : elles mettent de l’ordre dans le travail effectué par les auteurs masculins. « Nous reproduisions et nous faisions progresser la sociologie établie, celle de l’ordre masculin », conclut Laurin-Frenette (6). Le développement de la théorisation féministe, dans les années 1970, fournit aux femmes sociologues un champ conceptuel à partir duquel elles peuvent étudier des nouveaux phénomènes. C’est ainsi que dans cette décennie, les femmes sociologues s’allient à des expertes d’autres domaines des sciences sociales pour produire des recherches, des thèses, des publications et des cours nourris des revendications féministes. Certaines auteures de Les femmes dans la sociologie font un bilan partiel de ces réalisations. Dagenais, par exemple, revoit les changements méthodologiques et théoriques profonds qu’a amenés l’institutionnalisation universitaire de l’approche féministe, ainsi que les embûches qu’a rencontrées cette entreprise. Sheriff et Campbell recensent et analysent les travaux des femmes qui ont porté sur les organisations bureaucratiques, privées et publiques. Gaucher, Laurendeau et Trottier, finalement, font état des réalisations d’une nouvelle sociologie de la santé faite par les femmes. Tous ces travaux ont ceci de particulier qu’ils sont, pour la plupart, rattachés au vécu des femmes. Cependant, parce qu’ils présentent une vision subjective des objets traditionnels de la sociologie, ces travaux, qui engagent la vie des chercheures, créent bien des émois, en particulier auprès des hommes et, plus généralement, des institutions étatiques et universitaires. Les recherches faites par des femmes et portant sur des femmes se sont multipliées, écrit Laurin, mais la vigilance est de mise. Dans les faits, les recherches des femmes sociologues demeurent marginales et peu valorisées par les hommes. Les femmes sociologues évitent de se spécialiser dans les champs dits féminins de crainte de paraître médiocres ou insipides aux yeux de leurs confrères ou de leurs maîtres. Pour Lasvergnas-Grémy (92), le fait que les femmes universitaires fassent de la science de façon différente est trop souvent perçu comme une incompétence de leur part. Il est pourtant essentiel, revendique pour sa part Vandelac, que la contribution des femmes à la sociologie soit dissidente et profondément créative. Sheriff et Campbell renchérissent : la participation des femmes doit être autre, excentrique, voire subversive. Elle ne doit pas craindre de se démarquer par rapport à l’orthodoxie institutionnelle. Car, disent les auteures de Les femmes dans la sociologie, les théories et les innovations des dominées sont toujours ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 d’abord réduites à une sous-culture plus ou moins sympathique par les dominants, quand elles ne sont pas carrément banalisées (LasvergnasGrémy : 92). Il ne faut pourtant pas baisser les bras, dit Guillaumin (22) : les conceptions des minoritaires finissent le plus souvent par être intégrées dans la théorie dominante. Après, suggère l’auteure (qui souligne), « il n’est plus jamais question de poser les problèmes de la même façon qu’antérieurement ». Il n’en demeure pas moins, rappelle LaurinFrenette, que la sociologie des femmes court le danger de se transformer en sous-carrière tolérée par la sociologie, si elle ne réussit pas à imposer la pertinence de son épistémologie novatrice. 5. Les femmes dans la sociologie en 1981 : trois types de recherches Selon Laurin-Frenette, les femmes sociologues s’intéressent principalement à trois types de recherches. Les recherches du premier type étudient les femmes comme n’importe quel objet sociologique, et elles le font selon les méthodes traditionnelles. Il s’agit essentiellement d’une approche par champs féminins. Ce type de recherche est privilégié par Vandelac, pour qui la sociologie des femmes doit prendre plus d’espace au sein de la sociologie des hommes, en y multipliant les champs de recherches féminins et en y proposant des méthodes d’investigation et d’analyse créatives et inédites, qui ne remettent toutefois pas en cause les théories établies13. Parce qu’elles ont largement contribué à éclairer l’apport des femmes dans des champs autres que ceux des rôles et des fonctions dans lesquels la sociologie se Ce parti pris épistémologique de Vandelac fait toutefois dissidence. Toutes les autres auteures de Les femmes dans la sociologie privilégient une sociologie des femmes distincte de celle qui s’est faite jusqu’à maintenant et qu’elles conçoivent comme une sociologie des hommes. 13 complaisait à les voir, Laurin reconnaît que les recherches du premier type ont contribué à renouveler la perspective sociologique traditionnelle. Pour Guillaumin (24), ces études partielles ont au moins permis de définir les caractéristiques du groupe « femmes » jusqu’à en montrer l’unité, une unité sur laquelle peut maintenant se construire une conceptualisation proprement féministe. Lamoureux (137) reconnaît pour sa part, non sans ironie, que le « champ femme » en sociologie a permis à plusieurs femmes de démarrer une carrière universitaire dans un milieu encore dominé par les hommes. Pour Laurin-Frenette (9), toutefois, ces recherches par champs féminins n’ont pas été en mesure de refonder épistémologiquement la sociologie. Au contraire, en faisant appel à ses concepts, elles légitiment la sociologie traditionnelle. « Peu de femmes ont échappé au moule organisationnel [classique] et rares sont celles que l’on peut considérer comme de véritables innovatrices dans ce champ. Leurs travaux ont été orientés de manière à satisfaire les employeurs et ces femmes n’ont jamais cessé de respecter leurs collègues de l’administration », écrivent Sheriff et Campbell (129), commentant les travaux effectués par les femmes sociologues des organisations. Ces auteures (119) appellent de leur vœu une sociologie qui, en plus d’être faite par des femmes, se mette véritablement au service des femmes en présentant leur perspective propre. Guillaumin (28), pour sa part, s’interroge sur les véritables bienfaits de l’approche par champs féminins : « Il y a quelque chose d’ironique à se réjouir de ce qui est si l’on y pense l’une des variantes de la situation sociale factuelle de ce groupe : objet dans les rapports sociaux, objet dans le discours théorique… » Pour Dagenais (57-58), l’étude des champs sociologiques ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 féminins14 ne permet un élargissement de l’objet sociologique qu’à condition qu’elle soit effectuée dans une perspective féministe, ce qui n’est pas le cas de l’approche par champs féminins décrite ici. Aucune des auteures de Les femmes dans la sociologie, Vandelac mise à part, ne prône la prédominance de ce type de recherches. Pour certaines, l’approche par champs féminins confine trop aisément les femmes sociologues aux sujets dits féminins. Aux yeux de Lamoureux (137), ces recherches, en plus d’être fondamentalement « techniciennes », sont encore le plus souvent menées par des hommes et peuvent, de ce fait, faire l’objet d’une récupération inappropriée. Certains hommes, écrit-elle par exemple, choisissent des champs de recherche féminins dans le seul but de se voir octroyer des subventions. Ces hommes, qui, selon Dagenais, n’éprouvent pas toujours de véritable intérêt pour leur sujet, vont parfois jusqu’à profiter de leur incursion dans des domaines féministes pour corriger ce qu’ils considèrent comme des égarements des analyses faites par les femmes (Dagenais : 61), et pour retourner « à l’envers » les objectifs du mouvement féministe (Lamoureux, citant Christine Delphy : 138). Plutôt que d’en faire des objets d’étude, les recherches du deuxième type érigent les femmes en catégorie critique fondée sur une « unité » (Guillaumin : 24). Ces recherches sont des démarches théoriques critiques à l’intérieur de la logique et du langage sociologiques établis. Bien qu’elles s’inscrivent surtout dans la théorie marxiste, elles font aussi appel au fonctionnalisme, au structurofonctionnalisme, à l’interactionnisme symbolique, ainsi qu’à certaines théorisations Pour Dagenais, ces champs sont le travail domestique (comme lieu d’exploitation), la maternité (comme mystification politique et sociale aliénante) et la sexualité (comme lieu de pouvoir des hommes sur les femmes). 14 partielles comme la théorie des minoritaires15, la théorie des organisations et celle des mouvements sociaux. Toutes critiquent fortement les façons de faire et de voir établies par le capitalisme, la science et la psychologie, sans pourtant en refonder les cadres d’analyse. Certaines redéfinissent les notions de production, de valeur et de force de travail marxistes de manière à y inclure le travail domestique des femmes, par exemple16. Ce faisant, ces recherches proposent des catégories et des indicateurs nouveaux qui tiennent compte de l’apport des femmes à la société, en même temps qu’elles révèlent au grand jour les formes subtiles de leur exploitation. C’est de cette façon que Guillaumin propose le concept de sexage à ajouter aux relations d’exploitation telles que définies par le marxisme17. D’autres auteures montrent que les rapports conjugaux, présentés comme idylliques par le discours ambiant, sont en fait essentiellement antagonistes et favorisent la division du travail, l’oppression, l’exploitation et la domination (Dandurand, notamment : 104). Pour Laurin, toutefois, une telle multiplication des concepts risque, à terme, de les dépouiller de leur sens, et constitue un acharnement inutile. Selon elle, en effet, le marxisme, le structuralisme et le fonctionnalisme – qui, en 1981, dominent la sociologie – s’accommodent mal de leur mise à jour féministe, ce qui prouve leur caducité. Lamoureux (132), pour sa part, La théorie des minoritaires est évoquée par Guillaumin et Juteau-Lee, qui apprécient qu’elle remette en question les explications naturaliste, culturaliste et psychologisante des théories usuelles. Selon elles, ces explications ne visent qu’à contraindre les minoritaires à subir l’ordre établi. 16 C’est le cas de toute l’analyse de Vandelac. 17 Le sexage montre que le fait d’être femme est une relation de sexe qu’il faut étudier comme un système, non comme un état plus ou moins isolé. Pour Guillaumin, l’étude des relations de sexe dévoile un système de classe – les classes de sexe - si efficace qu’il est longtemps demeuré invisible. 15 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 s’interroge franchement sur la capacité de la théorie marxiste à contenir le changement social que propose le féminisme. C’est aussi l’opinion, par exemple, de Juteau-Lee (44), pour qui le fonctionnalisme, qui voit la société comme reposant sur des pôles sociaux qu’il faut maintenir, est réticent à l’élargissement de paradigme que propose le féminisme. Dandurand (96) renchérit : parce qu’il choisit d’étudier les structures en place plutôt que les structures à mettre en place, le structurofonctionnalisme est impuissant à percevoir les pathologies fondamentales de la société, en particulier en ce qui concerne l’oppression dont les femmes sont victimes18. Pour elle, toutes les théories sociologiques présentent encore les hommes comme l’équivalent conceptuel de la société. Plutôt que de maladroitement raccommoder ces théories pour y inclure la perspective féministe, il faut, selon ces auteures, inventer une logique et un langage sociologiques radicalement nouveaux, capables de penser les femmes et les hommes sur un pied d’égalité. Le cas du marxisme : domination, exploitation Les auteures de Les femmes dans la sociologie sont unanimes : le marxisme a « oublié » le travail des femmes (Vandelac, notamment : 68). La théorie marxiste, en effet, considère la famille comme le « lieu désigné de production et de reproduction des êtres humains » (Dandurand, commentant Engels et soulignant : 97), sans remettre en cause cette fonction de la famille, considérée comme biologique et inéluctable. Le Les structurofonctionnalistes placent ainsi la famille de la classe moyenne occidentale au cœur de leur analyse, rejetant les familles non-conformes à ce modèle. Selon Dandurand, ceci fait en sorte qu’ils ne peuvent pas voir en quoi les familles sont liées à la production capitaliste, ni à quel contrôle, diffus mais réel, les femmes sont soumises par le biais du rôle familial qui leur est socialement dévolu. 18 marxisme subordonne les rapports de classes de sexe aux rapports de classes économiques (Gaucher, Laurendeau et Campbell, notamment : 140). De plus, parce qu’elle fait naturellement découler le travail ménager de la fonction biologique de la famille, la théorie marxiste ne s’insurge aucunement contre l’exploitation de ce travail accompli presque exclusivement par les femmes. Finalement, cette répartition du travail imposée socialement – aux femmes la production et la reproduction d’être humains, aux hommes la production des moyens d’existence – amène des rapports inégaux de domination entre les sexes que le marxisme ne sait pas voir (Dandurand, notamment : 97-100). Il n’en demeure pas moins qu’une lecture même superficielle des textes réunis dans Les femmes dans la sociologie permet de constater que leurs auteures continuent de penser la situation des femmes en termes presque exclusivement marxistes. Juteau-Lee (42) résume ainsi l’ambivalence ressentie par les sociologues féministes à l’endroit du marxisme : « Le rejet du naturalisme et du culturalisme amorcé par Simone de Beauvoir, repris et approfondi par les féministes marxistes, socialistes, libérales et radicales, trouve son aboutissement dans le féminisme matérialiste et son analyse des rapports de sexage. Néanmoins, les courants se multiplient, les tendances foisonnent. Certaines proclament leur différence tout en y vouant un culte, d’autres optent pour l’orthodoxie marxiste ou cherchent à donner des réponses marxistes à des questions féministes ». Autrement dit, qu’on s’en réclame ou qu’on le rejette, le marxisme est la théorie de référence par excellence du féminisme. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Les auteures de Les femmes dans la sociologie privilégient donc le troisième type de recherches. D’objets, puis de catégories, explique Laurin-Frenette (11), les femmes deviennent ici les sujets de la sociologie. Ces recherches visent à créer un nouvel univers du discours. Elles rejettent l’ancien comme exclusivement masculin et inaccessible aux femmes, à moins de sacrifier leur perspective propre. L’utilisation du « langage de l’oppresseur », caractéristique des recherches des premier et deuxième types, ne suffit pas ; il faut refonder complètement la sociologie, suggère ainsi Dagenais (64). Les recherches du troisième type visent à construire une sociologie aussi complète que la sociologie classique érigée par les hommes, et parallèle à la leur19. Tant la théorie que la méthode sont réorganisées. Ce qu’ainsi on révolutionne n’est rien de moins que la connaissance elle-même20. Cette sociologie « remet en cause les fondements mêmes de la méthode scientifique » (Gaucher, Laurendeau et Trottier : 140). Attention !, prévient toutefois LaurinFrenette (12) : si cette démarche ne consiste qu’en l’analyse que font les femmes du social, elle pourrait mener à « reproduire indéfiniment le sujet féminin dans sa spécificité et dans sa différence » et s’autocondamner à un parallélisme nuisible à l’émancipation des femmes. C’est à ce troisième type de recherche que s’applique d’ailleurs la double épithète « partielle et partiale » de Juteau-Lee. « Partielle » parce que strictement élaborée d’un point de vue féminin. « Partiale » parce qu’engagée. 20 Pour Dagenais, par exemple, la sociologie féministe contribue d’une manière fondamentale à l’évolution de la sociologie de la connaissance. 19 6. L’inscription de la sociologie des femmes dans le féminisme Comme toutes les auteures de Les femmes dans la sociologie, Lamoureux (131 et 137) pense qu’il faut développer la nouvelle sociologie féministe à partir du mouvement des femmes. Selon elle, en effet, seules les femmes peuvent réfléchir à la théorie à construire si elles veulent éviter de s’enfermer dans des catégories que d’autres auront construites pour elles. Autrement dit, pour créer une sociologie autre que la sociologie masculine, il faut des prémisses autres que celles qui fondent cette sociologie masculine. Or, le féminisme constitue l’un de seuls espaces de réflexion qui ne soit pas investi par cette sociologie des hommes. Par où, au juste, commencer ? Tout, disent les auteures de Les femmes dans la sociologie, commence avec une prise de conscience. En cela, elles revendiquent les principes fondateurs du féminisme, exprimés notamment par Simone de Beauvoir, Julia Kristeva, Christine Delphy. Tant privément que collectivement, les femmes doivent prendre conscience de leur différence21. Elles doivent réaliser que chacune de leurs pensées, chacun de leurs gestes sont inscrits dans un cadre collectif Cette question de la différence est aussi cruciale que délicate pour le féminisme et j’y reviens plus loin. Afin de ne pas nous perdre dans ses méandres à ce moment-ci, soulignons simplement que la différence dont il est ici question est la différence de vécu des femmes. La différence de ce vécu doit être le point de départ de la prise de conscience, non son aboutissement. Il ne s’agit donc pas, pour les auteures recensées ici, de faire de la reconnaissance du vécu féminin l’aboutissement de la quête féministe. La plupart des auteures, au contraire, revendiquent une plus grande intégration des femmes dans la société des hommes, par leur travail rémunéré notamment. L’interrogation quasiment hérétique (il n’est pas question pour les auteures de postuler des capacités différentes aux femmes et aux hommes) de Lasvergnas-Grémy (« Les femmes peuvent-elles effectuer aussi efficacement le travail des hommes ? ») ne demeure, dans la sociologie féministe de 1981, qu’une timide interrogation. 21 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 qui n’est pas le leur : il est celui des hommes. Pour Lamoureux (133 et 136), l’existence d’un mouvement social (comme le féminisme) est liée à la prise de conscience des acteurs sociaux de leur spécificité et de la situation conflictuelle dans laquelle ils évoluent. La lutte doit être menée par les actrices concernées, qui doivent d’abord s’organiser concrètement et qui, par la pratique de l’autoconscience, doivent découvrir les multiples facettes de l’oppression dont elles sont victimes. La sociologie des femmes, parce qu’elle est profondément inscrite dans le féminisme, ne peut pas faire l’économie de cette prise de conscience. Pour Dagenais (62), par exemple, la sociologie féministe évolue selon trois processus essentiels dont la prise de conscience de l’aliénation des femmes est le premier22. Ce n’est donc qu’avec une conscience claire de la différence des femmes et de leur condition d’exploitées que la théorie sociologique peut s’élaborer : « La théorie est d’abord conscience », écrit d’ailleurs Guillaumin (27)23. Cette extraction, par la conscience, d’un groupe entier (les femmes) des conceptions jusqu’alors usuelles demande un effort inouï, comparable à l’émancipation des sciences de la nature du paradigme théologique, poursuit-elle (29). La théorie et la recherche ainsi mises en branle continuent d’évoluer sous l’égide de la conscience. C’est pourquoi, pour Guillaumin, les recherches qui prennent les femmes pour objet sans remettre en question le cadre classique de la sociologie sont nécessaires malgré leurs lacunes. Ces recherches ont en Le deuxième est l’acquisition de connaissances et la formulation de théories ; le troisième est le changement politique et social. 23 Guillaumin (22) n’est toutefois pas convaincue de ce que la conscience doive nécessairement précéder le changement social : « Il n’est pas aussi évident que le sens commun le prétend qu’avant d’en avoir esquissé la pratique on « pense » préalablement une transformation des rapports sociaux et qu’on appréhende intellectuellement avec clarté cette transformation avant de l’entreprendre » (Guillaumin souligne). 22 effet le mérite d’instituer la conscience d’une réalité dont on ignorait l’existence : la réalité des femmes. Sur le plan symbolique, finalement, Carisse (153), en désignant l’accouchement comme le lieu d’une « grande densité de conscience », attire l’attention sur le fait qu’il y a des moments et des institutions particulièrement propices à cette prise de conscience. En plus de fonder la sociologie des femmes dans la prise de conscience, le féminisme lui propose des objectifs. Le féminisme, en effet, entraîne la sociologie des femmes à sa suite dans la recherche des sources de l’oppression des femmes dans nos sociétés, afin de les combattre. De fait, toutes les sociologues de Les femmes dans la sociologie sont fortement engagées. Elles parlent abondamment de « luttes », de « combats », de « résistance » et d’ « avènement ». Lamoureux (136) se demande comment contribuer à la progression des idéaux féministes. Dagenais (62) présente le changement politique et social comme l’ultime processus essentiel à la sociologie féministe. Guillaumin fait valoir que la théorisation faite par les minoritaires amène des perspectives neuves. En fait, c’est la nature même de la sociologie des femmes qui, sous l’égide du féminisme, est fondamentalement engagée, puisqu’elle naît du besoin de corriger, voire de remplacer, la sociologie existante. Cette prémisse de la nécessité d’une sociologie autre, à laquelle toutes les auteures adhèrent au moins en partie, constitue une prise de position épistémologique fondamentale, en même temps qu’elle fonde l’évidence d’une autre nécessité : celle de faire advenir une société égalitaire. Certaines auteures vont jusqu’à nier qu’une sociologie puisse être objective : les théories sociales, écrit ainsi Guillaumin (20) sont toujours « la forme intellectuelle de rapports sociaux déterminés » et, de ce fait, ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 intrinsèquement politiques24. En ce sens, la sociologie des femmes n’a pas à avoir honte d’être féministe. Pour Juteau-Lee (37), toute théorie qui se respecte ne peut que reconnaître que ses intérêts lui sont dictés par son époque et son statut social, par exemple. La question de l’institutionnalisation Faut-il se battre à l’intérieur des institutions ou contre elles ? Toutes les auteures de Les femmes dans la sociologie sont aux prises avec ce questionnement fondamental. De façon générale, l’institutionnalisation est ce phénomène d’instrumentalisation de l’émancipation des femmes en une « pratique de groupe de pression auprès du pouvoir » (Lamoureux : 134). Pour Laurin-Frenette (16), cette institutionnalisation, une fois acquise, devient une assimilation du féminisme au sein des institutions étatiques qui camoufle une nouvelle forme d’oppression (la « double tâche » des mères qui travaillent, par exemple). Pour Sheriff et Campbell (120), cette institutionnalisation étatique agit comme tampon entre l’État et la colère des femmes, dépouillant ainsi le mouvement de son sens fondamental. Autant Lamoureux que Laurin-Frenette, Sheriff et Campbell, semblent donc se méfier de l’institutionnalisation. D’ailleurs, suggère Lamoureux (133), parce qu’ils ont lieu d’abord et avant tout sur le terrain, les changements pour lesquels lutte le féminisme ne doivent pas chercher à transformer les institutions. Ils doivent plutôt se situer sur le terrain de l’alternative. Il s’agit là d’une vision profondément marxiste de la société. Depuis Marx, prétend d’ailleurs Guillaumin, la théorie cherche à orienter le devenir des sociétés. 24 Et l’institutionnalisation universitaire ? Gaucher, Laurendeau et Trottier (145) trouvent naturel que la recherche sur la santé des femmes, par exemple, ait cours en dehors des universités à cause de la nature critique de cette démarche, qui remet si profondément en question la médecine établie qu’elle ne peut pas s’y tailler une place. D’ailleurs, écrit Dandurand, c’est parce qu’il s’est établi en marge de la production universitaire que le mouvement des femmes s’est affirmé si vigoureusement. Il n’en demeure pas moins que l’institutionnalisation au moins partielle du féminisme est essentielle aux yeux de Dagenais, qui consacre une bonne partie de son texte à faire le tour de la question de l’institutionnalisation universitaire du féminisme. Selon elle, le féminisme doit « diviser le travail » : si certaines femmes doivent manifester dans les rues, d’autres doivent théoriser les assises féministes. La pratique des sociologues féministes à l’université fait donc partie intégrante du mouvement des femmes, et les sociologues universitaires sont les mieux placées pour critiquer les théories dominantes. Lasvergnas-Grémy, pour sa part, pense qu’une plus grande présence des femmes à l’université favorise le déploiement d’un apport intellectuel différent de celui des hommes. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 7. Une sociologie des femmes à penser et à construire « Les femmes sont toujours en dehors du système » (Dagenais : 50). C’est ce cri du cœur qui pousse les auteures de Les femmes dans la sociologie à appeler de leur vœu une nouvelle sociologie des femmes. Car toutes font le même constat : les théories classiques faillent à expliquer les rapports de genre en tant que relations fondamentalement inégalitaires et n’offrent pas de base théorique sur laquelle fonder un redressement de la situation. Guillaumin et Juteau-Lee, par exemple, pensent toutes les deux que tous les discours sur les femmes ont tendance à expliquer les rapports de sexe par la nature ou la psychologie, explication qui comporte l’avantage, pour les théories classiques, d’être auto-évidente et de ne pas appeler au changement. Or, disent-elles, ce n’est qu’en extirpant la théorie de ces ornières fatalistes et en la recentrant sur la réalité de l’oppression vécue par les femmes que la sociologie des femmes pourra faire advenir une société égalitaire. Sommes-nous, dès lors, arrivées à la veille d’une révolution scientifique ?, se demande Juteau-Lee (46). Les femmes sauront-elles créer une théorie et une épistémologie nouvelles ? Cette épistémologie sera-t-elle partielle ou universelle ? Juteau-Lee, on l’a vu, met de l’avant une sociologie partielle et partiale, en marge de la sociologie des hommes. Laurin-Frenette (12) pense au contraire que l’épistémologie d’une sociologie des femmes doit consister à s’enraciner dans le vécu féminin pour atteindre une sociologie… asexuée dont les femmes sont pourtant le sujet, à condition toutefois que cette épistémologie parvienne à faire la différence entre le point de départ de la connaissance et son terme. Le point de départ de la connaissance en sociologie féminine doit, en effet, être l’expérience particulière du sujet féminin, dit LaurinFrenette. Cette expérience féminine doit toutefois être en mesure de mener au terme nécessaire de la connaissance : l’intuition de principes d’organisation universels et objectifs. En cela, l’épistémologie prônée par Laurin-Frenette dépasse celle qui guide le troisième type de recherche, dont la sociologie partielle et partiale de Juteau-Lee fait partie. La sociologie de Laurin-Frenette n’est pas une simple sociologie totale des femmes qui remplacerait tout bonnement celle des hommes25 ou qui la dédoublerait : elle est une sociologie globale, une sociologie qui en même temps qu’elle n’hésite pas à s’enraciner dans le vécu des femmes, est capable de dire la réalité de tous les humains. Là-dessus, Laurin-Frenette rejoint la position de Lamoureux (135), pour qui il ne s’agit pas de réclamer la participation égalitaire des femmes à la société existante, mais de fonder une société nouvelle, aux structures nouvelles ; et cette restructuration commence dans le quotidien. Pour Dagenais, finalement, le changement révolutionnaire est « le changement de l’ordre social plutôt que le changement dans l’ordre social »26. Partielle ou universelle, la question n’est donc pas résolue pour les auteures de Les femmes dans la sociologie. Mais la sociologie des femmes sera partiale (c’est-à-dire engagée) : sur ce point, tout le monde s’entend. Toutes s’entendent aussi sur la nécessité d’ancrer la nouvelle sociologie dans le vécu féminin. Les femmes, suggère Dandurand (96), peuvent construire leur problématique à l’aide de leurs expériences et de leurs observations. Gaucher, Laurendeau et Trottier (140) proposent de Ce serait tout de même déjà beaucoup, reconnaît toutefois Laurin-Frenette. Dagenais cite ici Laurin-Frenette, dans un autre article de 1981 que celui paru dans Sociologie et sociétés. 25 26 ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 partir du corps féminin pour dire l’identité et la réalité féminines (grossesse, accouchement, avortement, etc.), parce que l’expropriation de la vie des femmes passe par l’expropriation de leur corps. LaurinFrenette et Dagenais insistent sur l’importance de la prise de parole par les femmes. Par cette parole intime, les femmes peuvent enfin diffuser leur propre perception du social. L’étude de cas constitue alors l’une des approches méthodologiques à privilégier afin d’accéder au cœur de ce vécu féminin (Sheriff et Campbell : 122). Mais la nouvelle sociologie devra aussi innover, inventer des pratiques alternatives, non inscrites dans un programme de lutte préétabli (Lamoureux : 136). Ces pratiques devront être interdisciplinaires afin de « faire éclater les frontières disciplinaires et théoriques qui fragmentent la compréhension des faits » (Gaucher, Laurendeau et Trottier : 140). Elles devront reposer sur des valeurs de solidarité, de cohésion, d’entraide et de partage. Elles devront, finalement, être non-mixtes : car les dominants ne peuvent pas participer à la libération des dominées de la même façon que les dominées ellesmêmes (Dagenais : 61)27. Les objets de la nouvelle sociologie seront évidemment multiples28, écrivent les auteures de Les femmes dans la sociologie, mais tous devront mettre de l’avant un fait fondamental : les rapports de genre sont une structure, non un état. La connaissance des femmes devra porter sur les rapports sociaux qu’elles entretiennent avec la société des hommes. Tant Benoîte Groulx, citée par Dagenais, s’écrie d’ailleurs que la seule manière, pour un homme, d’être féministe, c’est de se taire enfin. 28 Les textes de La sociologie des femmes, à titre d’exemple, portent sur les minorités, la pratique sociologique féministe à l’université, le travail ménager, la présence des femmes à l’université, la famille québécoise contemporaine, la sociologie des organisations, les mouvements sociaux, la santé des femmes et le pouvoir dans l’accouchement. 27 Guillaumin que Vandelac, Dagenais et Juteau-Lee insistent sur ce point. De plus, la relation de couple devra être repensée comme un « antagonisme hommes-femmes » (Lamoureux : 135 et Guillaumin : 22), non comme l’unité systémique que les théories marxistes et capitalistes ont présentée jusqu’à ce jour. Finalement, peu importe leur sujet, les recherches de la sociologie féministe devront rejeter la conception classique d’une société « réelle », centrale, en périphérie de laquelle des groupes marginaux (dont les femmes) gravitent et peinent à s’intégrer (Guillaumin : 24 et Juteau-Lee : 42). Une question cruciale demeure toutefois en plan : la sociologie des femmes devra-t-elle considérer les femmes comme fondamentalement différentes des hommes ou comme leurs pareilles en tout point ? Les auteures de La sociologie des femmes semblent pencher vers la première option lorsqu’elles prônent une sociologie ancrée dans le vécu des femmes et lorsqu’elles regrettent que la sociologie classique ne tienne pas compte de la réalité des femmes, qu’elles présument différente de celle des hommes. Lasvergnas-Grémy, par exemple, dénonce la nonreconnaissance de la différence des femmes, un état de fait qui résulte, selon elle, de la logique structurelle masculine des théories sociologiques. « En sociologie [classique], déplore-t-elle, il n’est qu’un ordre du monde.» Il y a toutefois loin entre la reconnaissance, par les femmes, de la différence de leur vécu, et leur revendication de l’inscription de cette différence dans la trame sociale. Aucune des auteures recensées ne se hasarde à ouvertement prôner une participation sociale des femmes différentes de celle des hommes, différence qui s’incarnerait notamment dans une conception féminine du ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 travail. L’accession à l’emploi rémunéré pour toutes semble faire consensus. Même Vandelac, qui s’offusque de la non-reconnaissance du travail ménager des femmes, ne revendique pas la reconnaissance d’un statut égal de ce travail au travail rémunéré. Il s’agit de rémunérer ce travail, mais en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un travail subordonné au travail principal déjà rémunéré. Lasvergnas-Grémy se demande bien si les femmes sont fondamentalement différentes des hommes dans leur rapport au travail, mais elle ne fait que questionner, justement, et n’affirme rien. Ce sont, finalement, Gaucher, Laurendeau et Trottier (140) qui poussent le plus loin la réflexion : elles se demandent si la recherche de l’égalité en tous points est le bon objectif. Elles suggèrent que ce n’est qu’en quittant le « terrain de la comparaison » que les femmes pourront redéfinir leur identité. Tout cela, bien sûr, est compréhensible si on considère que l’exaltation de la différence des femmes est contraire aux principes du féminisme dominant dans lequel la nouvelle sociologie, on l’a vu, cherche à s’inscrire. Le courant majeur du féminisme fait en effet de la reconnaissance de l’égalité entre les femmes et les hommes la pierre angulaire de ses luttes. Il amalgame ainsi, plus ou moins sciemment, l’égalité à la non-différence29 : les femmes peuvent (et doivent) accomplir les mêmes choses que les hommes. Sans pousser l’analyse des arguments des deux camps plus loin, soulignons que c’est évidemment tout le débat entre la sociologie partielle et la sociologie universelle qui s’incarne dans ce dilemme : faut-il une sociologie des femmes égale (mais essentiellement non-différente), symétrique et distincte de celle des hommes (ce qui est la position de Juteau-Lee), ou 29 Je m’inspire ici, a contrario, de Micheline Dumont, « Réfléchir sur le féminisme du troisième millénaire », dans Nengeh Mensah (dir.) (2005). une sociologie différente (mais, au départ, d’égale valeur), aux paradigmes, aux théories et aux concepts différents, ancrée dans un vécu différent et menant à une connaissance différente mais, espère-t-on, plus juste et plus englobante, de la réalité sociale ? 8. Et aujourd’hui ? « On a rêvé à ça, nous ? », s’exclame spontanément Nicole Laurin en entrevue (janvier 2010). « On était jeunes », explique-t-elle, visiblement étonnée. J’attendais beaucoup de mon entrevue avec madame Laurin, et j’ai effectivement reçu beaucoup : le témoignage d’une professeure (aujourd’hui retraitée) qui a consacré sa vie à l’enseignement et à la théorisation sociologique et qui a légué des textes importants au Québec. Je lui suis reconnaissante de m’avoir chaleureusement accordé une entrevue. Mais –comment m’en cacher ? – je suis aussi perplexe et désarçonnée aux lendemains de mon entrevue avec madame Laurin, et ce, d’autant plus qu’une entrevue toute aussi généreuse et affable avec Diane Lamoureux, aujourd’hui professeure au département de sciences politiques de l’Université Laval, s’est tenue environ dans les mêmes termes. J’ai posé à ces femmes la plupart des questions qui surgissent spontanément à la lecture de Les femmes dans la sociologie. Les femmes sociologues d’aujourd’hui ont-elles un rôle spécifique à jouer dans la sociologie ? Apportent-elles une vision différente du seul fait d’être femme ? ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 Non, non et non, me répondent Diane Lamoureux et Nicole Laurin. Les femmes d’aujourd’hui font de la sociologie de la même façon que les hommes et elles sont reconnues comme leurs égales. Mais ne font-elles pas cette sociologie dans le langage des hommes, dans les « termes de l’oppresseur » ? Qu’est-il advenu des théories « du troisième type » ? Ce langage est périmé, me font-elles sentir. Il faut certes demeurer vigilantes, mais nous avons fait notre place et nous nous en réjouissons. De plus, Nicole Laurin considère l’institutionnalisation du féminisme comme l’une des grandes victoires du mouvement. Avons-nous fait notre place ? Selon Diane Lamoureux (2010), les professeures de sciences sociales soient désormais aussi nombreuses que les professeurs, « sauf en science politique et en économie, qui sont les deux domaines du pouvoir ». Mais une rapide compilation des auteurs étudiés lors de mon baccalauréat en sociologie (2006-2009), montre que moins de 15 % de ces auteurs sont des femmes. De plus, la proportion de professeures au département qui est le mien, celui de sociologie à l’Université Laval, est de cinq sur 16 à l’heure actuelle. Cette proportion tombe à sept sur 29 si l’on compte les professeurs retraités (non décédés). Par ailleurs, l’emploi du masculin, en sciences sociales comme en littérature, est encore la marque de l’universel. Est-ce que ce sont là des proportions et des faits acceptables ? Doit-on s’en contenter sous prétexte que les femmes, c’est connu, n’ont pas écrit, ni enseigné, jusqu’en 1960 ? (Ou ignore-t-on qu’elles ont, bel et bien, écrit ?) Pour ma part, je continue de croire à ce qu’écrivent les femmes de 1981. Comme Colette Guillaumin, je pense que la sociologie produite jusqu’à aujourd’hui n’est pas neutre. (Elle ne l’est pas, d’ailleurs, sur plusieurs plans autres que le clivage femme/homme !) Comme elle, je pense qu’il est important de considérer ce que nous produisons comme littérature scientifique et d’en reconnaître les biais, afin de mieux les corriger. Huguette Dagenais, en 1981, regrettait que les sociologues féministes aient à charge de prouver que leur travail est légitime. Je crois que c’est encore le cas. Le recul du féminisme est d’ailleurs reconnu par les féministes : il est généralement admis que son problème le plus profond est la perception, tant par les femmes que par les hommes d’aujourd’hui, que la situation est réglée, sauf pour quelques détails (qui, parfois, n’ont rien d’anodins). Bien sûr, certaines luttes et acquis ont été reconnus comme légitimes : l’équité salariale, l’égalité des statuts juridiques, etc. Mais comme le dit Nicole Laurin en entrevue : il faut être vigilantes. Madame Laurin rappelle que les budgets universitaires, par exemple, sont constamment révisés et les priorités aussi. Dans un contexte qui se targue généralement d’avoir évolué, comment faire reconnaître ce qui subsiste d’inacceptable, et comment faire financer convenablement les recherches qui montrent son existence ? Les femmes de 1981 semblaient si convaincues de la nécessité – de l’urgence ! – de réformer la sociologie. Comment peuvent-elles aboutir à un constat si différent aujourd’hui ? Je ne crois pas que la sociologie ait changé fondamentalement. Elle a largement inclus les recherches du ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 premier et du deuxième types, cela est évident et fort positif. Mais les femmes de 1981 privilégiaient les recherches du troisième type ! Et Nicole Laurin appelait de ses vœux une sociologie d’un quatrième type ! Était-ce utopique ? Oui. C’était utopique. Cela doit-il pour autant nous empêcher de garder ce type (idéal) de recherche à l’esprit ? Que faut-il faire sur le terrain ? Se contenter des recherches du premier et du deuxième type ? Peut-être que les femmes de 1981 se battaient contre des hommes de paille qu’elles ont elles-mêmes incendiés. Peut-être qu’il n’y a jamais eu de problème avec la sociologie. Mais il s’écrit si peu sur le sujet qu’il est difficile de répondre. Je reconnais qu’il arrive des moments où il faut savoir se contenter d’une situation imparfaite. Le féminisme tel qu’il se vit en ce moment, et tel que nous en vivons les avancées en sociologie, a effectivement apporté aux femmes des espaces de liberté à partir desquelles elles ont pu s’intéresser à certains sujets. Ces espaces de liberté leur ont aussi permis de développer des approches et des concepts qu’elles ont été capables d’inscrire dans la sociologie qui s’échafaude depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Peut-être cela est-il suffisant. La sociologie est-elle, encore aujourd’hui, pensée par et pour des hommes ? Pour, je ne sais pas. Mais par : cela est indéniable. 9. Conclusion critique Ce numéro spécial de Sociologie et sociétés sur les femmes dans la sociologie montre qu’il y a, en 1981, une réelle théorisation féministe québécoise. Cette théorisation n’est pas le fait d’une seule ou d’une poignée de femmes. Elle est interdisciplinaire, interactive et itérative. Les auteures de Les femmes dans la sociologie se citent entre elles et citent d’autres auteures féministes québécoises. Ensemble, elles échafaudent la connaissance et la compréhension de ce qu’elles appellent « oppression des femmes » et réfléchissent à l’avenir de cette sociologie des femmes qu’elles contribuent à faire advenir. Le corpus réuni dans ce numéro de Sociologie et sociétés forme un état de fait riche et stimulant de la sociologie des femmes en 1981. Peu de domaines de la pensée échappent à l’autocritique des auteures étudiées : sujet, objet, champs d’étude, pratique, méthode, épistémologie, théorie, tout peut être remis en question. Tout l’est. Aux yeux des auteures de Les femmes dans la sociologie, l’heure est à la synthèse des théories explorées et à la nomenclature des études effectuées. Il faut faire le point pour orienter l’avenir. On sent une réelle sororité entre les auteures, une communion de pensée qui dépasse leurs mésententes parfois substantielles et leurs hésitations30. Car au-delà de la divergence des points de vue, une sociologie des femmes est en construction et il faut rassembler les forces vives de toutes celles qui pensent que la sociologie a tout à gagner à inclure la perspective féminine dans sa vision du monde. En ce sens, la démarche des auteures de Les femmes dans la sociologie consiste plutôt 30 Le questionnement de Lamoureux (132), par exemple, sur la capacité du marxisme à aborder les questions de femmes, était loin de faire consensus en 1981. Cette question semble aujourd’hui dépassée. ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 en une réaction à la sociologie québécoise qu’en une inscription au sein de celle-ci. Le courage et l’inventivité de ces femmes qui n’ont pas craint, au cœur de la tourmente des rapports femmes-hommes, de se dire féministes et de dénoncer haut et fort ce qu’elles considéraient comme des injustices, peuvent servir de phare aux sociologues de la nouvelle génération. Or, si, au vingt-et-unième siècle, ce sont d’abord les diktats du néocapitalisme et de la mondialisation qui musèlent les penseures et qui discréditent les approches subversives, il ne faut pas se leurrer. La conception masculine de la société tient toujours le haut du pavé et impose encore, tant au cœur de la doctrine néocapitaliste que dans nos vies quotidiennes, un « plafond de verre »31 qui empêche la pensée humaine32 d’accéder à la complexité et à la complétude qui devraient être son fait. Les acquis du féminisme sont certes indéniables. Les femmes travaillent beaucoup plus qu’avant et dans de meilleures conditions. Mais elles le font selon les exigences des hommes33. Elles Il s’agit d’un anglicisme évocateur. Le terme « glass ceiling », en effet, a surgi dans la langue anglaise du XXe siècle aux seules fins de qualifier de multiples facettes des difficultés liées au fait d’être femme. 32 Un correcteur attentif de mon texte me demande si je ne veux pas plutôt dire « pensée féminine ». Non. C’est bien la pensée humaine qui manque en complexité à cause de la difficulté qu’éprouvent les femmes à faire valoir la moitié de l’humanité qui est la leur. 33 Ceci est particulièrement évident en politique. Le parti Québec solidaire, par exemple, qui essaie de mettre de l’avant des pratiques politiques alternatives, se voit constamment discrédité dans les journaux, notamment pour son « entêtement » à prôner une direction bicéphale (femme-homme) à la tête du parti. Les femmes qui veulent faire de la politique doivent par ailleurs passer sous silence le fait qu’elles ont des enfants. Le collectif Femmes, politique et démocratie connaît bien cette situation : si les femmes ne représentent encore, en 2010, que de 10 % (au municipal) à environ 30 % (au provincial) des élues, écrit le collectif, c’est parce que, « plusieurs freins à l’émergence de candidatures féminines se manifestent dans tous les partis et à tous les paliers » (http://www.femmes-politique-et-democratie.com/editorial3.php). 31 pensent (publiquement du moins) avec les mots des hommes34. La seule écriture de ce texte se heurte à l’incompréhension: pourquoi l’écrire au féminin ? Pourquoi mettre l’accent sur le paternalisme et les injustices historiques commises plus ou moins consciemment par la société dirigée par les hommes ? Pourquoi utiliser des termes comme « sociologie des hommes » et « société patriarcale » ? Comment oser affirmer que certains hommes ont essayé de pervertir les visées du féminisme en s’y infiltrant ? Pourquoi ne pas montrer que des couples lesbiens sont aussi le lieu de rapports dominante-dominée ? Etc. Les féministes de 2010 continuent d’accomplir un excellent travail qu’elles ancrent dans la réalité de notre époque. Et pourtant, devant ces constats, on ne peut que ressentir l’appel à la prise de conscience des sociologues de 1981 avec plus d’urgence que jamais. Tant nos vies personnelles que la forme que prendra notre vie en société pourraient Autrement dit : les femmes peuvent faire de la politique, mais à la condition sine qua non qu’elles le fassent selon les exigences des hommes. Prenant la mesure de cette restriction, Manon Tremblay et Édith Garneau (2005) concluent que la participation des femmes à la politique est surtout symbolique. 34 En 2010, rares sont les femmes qui osent dénoncer la guerre comme inutile, coûteuse et meurtrière, de peur de se voir taxer d’angélisme, par exemple. C’est ma conviction profonde qu’elles n’en pensent pas moins. Le discrédit de toute pensée typiquement féminine est d’autant plus frustrant que lorsqu’il n’est plus possible de nier sa pertinence, cette pensée est reprise par les hommes et applaudie. C’est le cas flagrant du discours écologiste : malgré le fait que l’écoféminisme existe depuis les années 1970, par exemple, ce n’est que depuis que le discours écologiste a été repris par les politiciens et les journalistes, au tournant des années 2000, que ce discours est considéré comme intelligent et crucial. (Notons au passage que selon l’Actualité, les hommes continuent d’occuper environ 75 % des positions d’autorité dans les grands médias. [http://www.actualiteenclasse.com/fiches/130.html Site consulté le 18 avril 2008.] Quant aux politiciens, est-il nécessaire de rappeler qu’en 2010, aucun parlement provincial ne dépasse les 30 % d’élues? (Cette palme revient au Manitoba. Le Québec compte 26 % d’élues; le parlement d’Ottawa : 20 % [http://stillcounting.athabascau.ca/table3-1_update.php]. Ce site du collectif Féminisme et démocratie a été consulté le 18 avril 2008.) ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011 dépendre de notre capacité à imposer, fut-ce de façon partielle ou universelle, une vision féminine de la société. Annie Cloutier Candidate à la maîtrise en sociologie Université Laval *** Bibliographie BOUDREAULT, Atshukué (2008), L’évaluation d’un atelier pour soutenir l’exercice du pouvoir des parents pendant l’accouchement, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval. NENGEH MENSAH, MARIA (dir.) (2005), Dialogues sur la troisième vague féministe, Montréal, Remue-ménage. TREMBLAY, Manon et Édith GARNEAU (1997). « Femmes et représentation politique au Québec et au Canada », Politique et société, vol. 16, no 2 Documents électroniques DOFNY, JACQUES (1969), « Éditorial », Sociologie et sociétés, vol. 1, no 1 LAURIN-FRENETTE, Nicole (dir.) (1981), « Les femmes dans la sociologie », Sociologie et sociétés, vol. 13, no 2 Tous les documents électroniques ont été consultés sur Internet en janvier 2010 : http://www.erudit.org/revue/socsoc/. Entrevues menées par l’auteure, en janvier 2010, auprès de Diane Lamoureux, professeure de sciences politiques à l’Université Laval et de Nicole Laurin, professeure retraitée de sociologie à l’Université de Montréal.