Les femmes dans la sociologie Annie Cloutier L`auteure est

publicité
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Les femmes dans la sociologie
COMPTE-RENDU ET BRÈVE ANALYSE D’UN NUMÉRO DE SOCIOLOGIE ET SOCIÉTÉS DE
1981 PORTANT SUR LES FEMMES COMME SUJETS ET AUTEURES DE LA SOCIOLOGIE
QUÉBÉCOISE
Annie Cloutier
L’auteure est étudiante à la maîtrise en sociologie à
l’Université Laval et écrivaine. Elle tient à remercier Diane
Lamoureux et Nicole Laurin pour leur participation à cette
enquête, ainsi que Mélanie Bédard, pour ses conseils et son
soutien.
Le féminin est employé dans le but d’alléger le texte.
Depuis les années 1960, le féminisme est devenu un courant de pensée
important des sociétés occidentales. Les sciences sociales ont été
influencées par les concepts qu’il propose et par sa volonté de faire une plus
grande place aux femmes dans le monde universitaire. En 1981, quatorze
femmes sociologues discutaient, dans la revue Sociologie et sociétés, de leur
conception du féminisme et de la place faite aux femmes dans la société
québécoise en général, et dans le milieu universitaire en particulier. Leurs
constatations sont-elles encore aujourd’hui d’actualité?
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
1. Introduction
Le féminisme ne date pas d’hier. Certaines auteures en font remonter
l’origine au XIXe siècle. Ce n’est toutefois que vers les années 1950 qu’un
mouvement de fond de revendications féminines et féministes se répand
dans les sociétés occidentales. Au milieu des années 1960, ce mouvement
commence à avoir des répercussions importantes sur la production de
recherches et de théories en sciences sociales. Les chercheures et les
théoriciennes féministes, convaincues de l’impossibilité d’instaurer
l’égalité dans des sociétés occidentales qu’elles jugent fondamentalement
patriarcales, commencent à questionner, dans toute leur envergure, les
systèmes qui fondent ces sociétés. Pour ce faire, elles se concentrent
d’abord sur les relations sociales au sens large et sur les situations
d’oppression spécifiques aux femmes (Nengeh Mensah, 2005 : 13). Mais
c’est surtout pendant la décennie 1970-1980 qu’elles produisent un
foisonnement d’études et qu’elles multiplient les « champs féminins ». Un
élan créatif réussit à percer à travers les méthodologies établies
jusqu’alors : les chercheures osent présenter les faits sociaux sous un
angle différent, elles osent critiquer les théories classiques. Par ailleurs
on assiste, tout au long de cette décennie, à un engouement pour les
causes féministes dans plusieurs sphères de la société. Les subventions
gouvernementales et universitaires, ainsi que l’intérêt des médias, sont
au rendez-vous et, avec eux, l’institutionnalisation du mouvement, et ce
que cette institutionnalisation suppose de récupération et de perte de
créativité1. Au début des années 1980, songeuses devant les effets
L’institutionnalisation est une préoccupation importante des féministes de 1981, et
demeure d’actualité en 2010. Faut-il adapter les luttes féministes aux discours, aux
1
pervers de leurs acquis et devant la difficulté de penser une société
véritablement égalitaire, et épuisées par la multiplication des luttes
qu’elles doivent mener seules, les féministes sont, de leur propre aveu, à
bout de souffle. Elles ressentent le besoin de recentrer leurs énergies et
de prendre la mesure du chemin parcouru. Doivent-elles poursuivre les
mêmes objectifs qu’à l’origine ?, se demandent-elles. Et quels étaient ces
objectifs ?
C’est dans ce contexte qu’en octobre 19812, la revue Sociologie et
sociétés fait paraître un numéro intitulé Les femmes dans la sociologie.
Quatorze femmes sociologues3, toutes ouvertement féministes, y
présentent, dans onze textes, leur vision de la sociologie féministe au
terme de la décennie 1970-1980. La relecture de cette véritable synthèse
collective, près de 30 ans plus tard, permet de comprendre certains
éléments de la démarche et de la réflexion de ces femmes qui vivent alors
au quotidien les luttes féministes. Ces éléments de réflexion, offerts par
ces femmes aux points de vue parfois divergents, mais toujours assumés,
permettent aujourd’hui de répondre, au moins en partie, aux questions
exigences et aux critères des institutions sociales telles que l’université, les médias et
le gouvernement afin d’obtenir, de leur part, subventions, connaissance et exposure?
Ou faut-il, au contraire, laisser ces luttes se déployer « sur le terrain », dans toute leur
spontanéité et leur diversité, près des personnes qu’elles concernent, et ainsi leur
conserver leur sens de « mouvement social »? La question est débattue par les
auteures de Les femmes dans la sociologie et bien qu’il ne fasse aucun doute que le
féminisme, en 2010, est au moins partiellement institutionnalisé, elle continue de l’être
aujourd’hui. J’y reviens plus loin.
2 Ce texte est écrit au présent. Toutefois, les opinions et les faits qui y sont recensés
sont ceux de 1981.
3 Les femmes sociologues ne sont pas nécessairement féministes. J’emploie le terme
« femme sociologue » pour désigner toute femme qui fait profession dans le domaine
de la sociologie, en posant l’hypothèse, à l’instar des auteures de Les femmes dans la
sociologie, que le seul fait d’être femme apporte quelque chose de différent à la
pratique de cette profession.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
suivantes : quelle était la situation institutionnelle et théorique de la
sociologie féministe au début des années 1980 ? Quels étaient ses acquis
et ses projets ? Quelle était sa place dans le cadre plus général de la
sociologie et du féminisme québécois ?
Je tente ici de résumer les positions exprimées par ces femmes,
positions qui, si elles sont « partielles et partiales », pour rendre
hommage à l’expression de Danielle Juteau-Lee, n’en sont pas moins
d’une grande pertinence pour la lectrice4 du XXIe siècle. Je propose
d’abord une brève mise en contexte de la publication du numéro spécial
de Sociologie et sociétés sur la sociologie des femmes, ainsi que des
résumés du contenu de chacun des onze textes qui en forment le corpus.
Dans une seconde partie, j’analyse certains thèmes abordés dans les onze
textes : la triple place et le triple rôle historique des femmes dans la
sociologie5, la division de la sociologie faite par et au sujet des femmes en
trois principaux types de recherches, l’importance du marxisme dans la
pensée des femmes en sociologie, l’inscription de la sociologie des
femmes dans la pensée féministe, son institutionnalisation, et son avenir.
Je propose, en conclusion, un parallèle avec la situation des femmes dans
la sociologie en 2010. Cette réflexion finale est basée sur les témoignages
de Diane Lamoureux et de Nicole Laurin, que j’ai interrogées en janvier
2010.
Je rappelle que mon emploi du féminin inclut le masculin.
Cette place et ce rôle sont triples parce qu’ils comprennent les femmes à la fois en
tant que sociologues, théoriciennes et objets des recherches. Les « femmes dans la
sociologie », comme les « femmes sociologues » (les expressions sont synonymes), sont
donc ces femmes qui occupent une ou plusieurs de ces places et qui jouent un ou
plusieurs de ces rôles.
4
5
Le but de ce texte n’est pas de donner des réponses toutes faites sur
la situation actuelle. J’espère qu’il soit lu comme un témoignage de
l’effort historique de certaines femmes et qu’il soulève de lui-même des
questions auxquelles il appartient à chacune de trouver des réponses
satisfaisantes. Le témoignage des femmes de 1981 est poignant parce
qu’il met naturellement en évidence que si certaines choses ont évolué,
d’autres ont malheureusement6 stagné. J’espère que mon texte est
d’autant plus puissant qu’il ne fait que rapporter un état de fait qui date
de près de trente ans. Tant mieux, toutefois, s’il évoque de multiples
questions : la sociologie des femmes a-t-elle avancé ? De façon générale,
la sociologie tient-elle mieux compte, désormais, de la réalité des
femmes ? Les femmes sociologues de 2010 ont-elles les mêmes
possibilités d’avancement que les hommes dans les institutions
universitaires ? Les femmes comme objets sociologiques forment-elles
toujours une catégorie minoritaire ? Jusqu’à quel point la sociologie faite
par des femmes est-elle intégrée au corpus enseigné ? Et la sociologie des
femmes est-elle un sous-genre de la sociologie, ou une sociologie à part
entière ? Une seule chose est certaine : ces interrogations, en 2010, ont
conservé toute leur pertinence. Et le seul fait de les considérer, permet
d’avancer.
2. Sociologie et sociétés
Sociologie et sociétés est une revue savante thématique qui fait
principalement état de la réflexion et de la recherche sociologiques
Je suis féministe. Pourquoi m’en cacherais-je? Les femmes de 1981 reconnaissent la
nécessité, et ont le courage, d’affirmer les principes qui les guident, de reconnaître les
biais qui orientent leur réflexion, pour mieux en tenir compte. J’espère apporter à ce
texte une conviction intellectuelle nuancée qui leur fasse honneur.
6
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
québécoises. Elle a publié son premier numéro en mai 1969, sous la
direction de Jacques Dofny, aux Presses de l’Université de Montréal.
Jacques Brazeau, Colette Carisse, Fernand Dumont, Nicole Gagnon,
Marcel Rioux, Guy Rocher et Renaud Santerre en formaient le premier
comité de rédaction, auquel Jean-Charles Falardeau se joindra plus tard.
Elle est donc la création conjointe de sociologues de l’Université de
Montréal et de l’Université Laval. Il s’agit d’une revue de sociologie
générale et interdisciplinaire qui veut rendre compte des grands
courants théoriques et méthodologiques contemporains, tout en
privilégiant les recherches qui sont effectuées au Québec. Sociologie et
sociétés s’appuie sur la recherche pour faire progresser les connaissances
sociologiques. Elle met particulièrement en valeur la sociologie
historique, sans toutefois que cela ne remette en question son adhésion
aux nouvelles approches sociologiques. La revue veut contribuer à
l’émancipation du Québec (Dofny, 1969 : 3).
2.1 Le numéro d’octobre 1981 : Les femmes dans la sociologie
C’est Nicole Laurin-Frenette qui assure la direction du numéro
d’octobre 1981 de Sociologie et sociétés. Connue pour son analyse à la
fois féministe et marxiste de la société, elle explique, dans la
présentation du numéro, ce qu’elle vise : une « synthèse partielle et
provisoire » du savoir accumulé dans divers champs de la sociologie
depuis que le féminisme propose des nouvelles voies d’analyse de la
société d’une part, et de l’évolution de la position des femmes
sociologues au sein de la sociologie d’autre part (Laurin-Frenette, 1981 :
127). Elle veut éclairer le travail des femmes sociologues et rassembler
7
Toutes les références à Laurin-Frenette sont de 1981.
leurs divers apports afin d’en faire le bilan et de montrer leur unité pour
mieux la comprendre. « Cette unité est celle de la pratique féministe
transposée dans le champ de la théorie et de l’analyse sociologiques »
(13). Le numéro se penche donc sur la fameuse triple contribution des
femmes à la sociologie : en tant que sociologues, en tant que
théoriciennes et en tant qu’objets des recherches. Chacun des onze textes
rassemblés dans le numéro d’octobre 1981 examine l’état du féminisme
à partir d’une perspective et d’une bibliographie choisies par leurs
auteures respectives. Les auteures sont presque toutes québécoises.
Leurs textes font appel à des cadres féministes qui rejettent un pouvoir
appelé « mâle », qui dénoncent ce qui est vu comme l’oppression et
l’exploitation des femmes, et qui revendiquent une construction de la
réalité ancrée dans le vécu des femmes. Pour Laurin-Frenette, la
synthèse provisoire que propose ce numéro n’est rien de moins que la
condition du renouvellement et de l’approfondissement du travail
sociologique des femmes, ainsi que de la sociologie en général.
3. Les textes
3.1 Présentation : les femmes dans la sociologie
Le texte de présentation de Nicole Laurin-Frenette (Laurin-Frenette :
3-18) est une synthèse des différentes analyses présentées dans ce
numéro spécial. Laurin-Frenette y fait état des avancements de la
sociologie des femmes au terme des années cruciales, pour le féminisme,
que furent les années 1970. Elle montre que les femmes sociologues
s’intéressent principalement à trois types de recherches. Les recherches
du premier type étudient les femmes comme tout objet sociologique
traditionnel, selon les méthodes et les cadres usuels, et portent sur la
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
différence sociale liée au sexe féminin. Les recherches du deuxième type
étudient les femmes en tant que catégorie critique, c’est-à-dire
« minoritaire », plutôt que comme objet sociologique. Ces recherches
mettent l’accent sur le vécu des femmes en tant que catégorie sociale, et
analysent ce vécu à l’aide de théories telles que la théorisation
minoritaire ou la théorie des mouvements sociaux. Les recherches du
troisième type, finalement, font des femmes des sujets d’une sociologie
nouvelle. Ce faisant, elles tentent d’établir une sociologie aussi complète
que celle qui, jusqu’à ce jour, a été développée par les hommes.
Bien qu’elle appelle de ses vœux cette sociologie nouvelle, LaurinFrenette se questionne sur la légitimité du remplacement d’une théorie
faite par et pour une moitié de l’humanité par une théorie qui soit le fait
de son autre moitié. Prenant appui sur le troisième type de recherche
féministe (mais le dépassant), elle propose donc une sociologie qui soit
ancrée dans le vécu des femmes, « égale en envergure à celle qui a été
développée du point de vue des hommes » (11), mais inclusive des deux
genres, et capable de mettre fin aux ambivalences du mouvement
féministe, afin de faire advenir une sociologie du genre humain.
3.2 Femmes et théories de la société : remarques sur les effets
théoriques de la colère des opprimées
Dans ce texte, Colette Guillaumin (Guillaumin : 19-32) vise à
expliciter la relation entre la théorie sociologique et les groupes sociaux
minoritaires, dont les femmes8. Elle inscrit la théorisation féministe dans
la perspective plus large de la théorisation minoritaire. Elle montre que
les théories de la société sont « la forme intellectuelle de rapports
sociaux déterminés » (20) et que, de ce fait, les théories, autant celles des
dominées que celles des minoritaires, sont intrinsèquement politiques
parce qu’elles critiquent la société et révèlent que des changements sont
nécessaires. « Comment un groupe social opprimé peut-il se situer dans
le champ d’un savoir construit hors de lui et contre lui ? », se demande
d’ailleurs Laurin-Frenette (13), présentant le texte de Guillaumin. La
théorisation par les minoritaires propose une solution parce qu’elle
permet des perspectives neuves. « La théorie est d’abord conscience »,
écrit Guillaumin (21), et cette conscience, par les minorités, de leur
oppression est l’assise du changement social.
Le texte de Guillaumin parle aussi de l’engagement sociologique. Le
fait que la théorie féministe soit ouvertement engagée est évidemment
suspect aux yeux des dominants, qui traitent les publications féministes à
la fois comme de gentilles plaisanteries et comme des menaces
subversives à l’ordre qu’ils ont eux-mêmes établi. Or, « que certaines
analyses [les analyses de la sociologie (masculine) établie] puissent
passer pour neutres et purement objectives est un effet de la
domination », écrit Guillaumin (21). Ces analyses visent surtout à
réinstaurer les lois (supposées) naturelles et sociales contraignantes,
notamment pour les femmes.
8 Plusieurs théoriciennes féministes considèrent les femmes comme un groupe
minoritaire à cause de leur position de « dominées » dans une société généralement
menée, selon elles, par des hommes.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
3.3 Visions partielles, visions partiales : visions (des) minoritaires en
sociologie
Dans ce texte, Danielle Juteau-Lee (Juteau-Lee : 33-48) explique que,
de façon générale, le discours des minoritaires (dont font partie, à ses
yeux, les femmes) en sociologie remet en question les explications à
visée universaliste des majoritaires. Pour elle, les recherches et les
théories des minoritaires en sociologie sont partielles et partiales et il est
bon qu’elles le soient. Loin de constituer une faiblesse, ce sectarisme et
cette partialité rendent visible ce que l’universalité, la neutralité et la
scientificité de la sociologie dominante ignore. En effet, parce qu’elle
s’enracine dans le vécu, la sociologie partielle et partiale reconnaît que la
connaissance des majoritaires s’illusionne en se prétendant objective et
que son caractère général autoproclamé ne tient pas compte de la réalité
des minoritaires. La sociologie partielle et partiale ne considère « aucun
domaine de la réalité ou de la connaissance [si alternatif, si petit soit-il]
comme extérieur à l’histoire » (37). Elle rejette toute prétention à
l’impartialité : « Ce n’est pas une sociologie qui porte sur les minoritaires,
mais une sociologie qui se place du point de vue des minoritaires » (37).
Pour Juteau-Lee, il est par ailleurs crucial que cette sociologie lève le
voile sur le rapport social objectif entre dominants et dominées, plutôt
que de s’en tenir à l’étude des simples rôles sociaux dévolus à chacun des
sexes pris isolement. Cette sociologie doit aussi faire voir que ce rapport
social place les minoritaires dans une situation symbolique de différence
face aux majoritaires. Finalement, elle doit rappeler aux groupes
dominants qu’eux aussi sont des groupes « ethniques », et de fait, égaux à
ceux qu’ils étudient comme différents, et que leur majorité numérique ne
fait pas d’eux un groupe ou un modèle de référence. Au terme de cette
démarche, les femmes sociologues doivent comprendre que, puisque la
sociologie élaborée par des hommes est ultimement partielle (elle se
prétend universelle, mais fait abstraction, dans les faits, de la réalité
particulière des femmes) et partiale (ses outils conceptuels ne sont pas
neutres, puisque, selon Juteau-Lee, ils sont ceux des hommes), il est
légitime qu’elles construisent une sociologie égale mais parallèle à celle
des hommes, une sociologie tout aussi partielle et partiale.
3.4 Quand la sociologie devient action : l’impact du féminisme sur le
concept de la pratique sociologique
Le texte d’Huguette Dagenais (Dagenais : 49-66) montre l’impact
d’une sociologie féministe sur les plans administratif, institutionnel,
académique et professionnel de la vie universitaire, à partir de la
pratique quotidienne des sociologues féministes. Il expose la nécessité de
lutter concrètement tant à l’intérieur des institutions de savoir que
contre elles.
Selon Dagenais, c’est la force même du féminisme comme mouvement
social qui a permis son institutionnalisation universitaire. Or,
l’administration universitaire absorbe difficilement (lorsqu’elle ne l’évite
pas) le choc féministe. La sociologie elle-même se rebiffe devant
l’intrusion du féminisme dans son champ de travail. Dagenais montre
que comme toutes celles qui défrichent un nouveau champ de recherche
et de théorisation, les sociologues féministes ont à charge de prouver que
leur travail est légitime. Leur démarche est particulièrement ardue parce
que le féminisme est considéré comme un mouvement politique non
scientifique, plutôt que comme un cadre conceptuel. Pour se faire
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
accepter, les sociologues féministes adoucissent donc le caractère
révolutionnaire de leur cadre d’analyse. Elles utilisent le « langage de
l’oppresseur », ce qui retarde l’élaboration d’un nouveau discours
compréhensible. Le terme « féminisme » lui-même est évité. Pour
Dagenais, il n’est plus possible de faire de la sociologie sans considérer le
caractère patriarcal de la recherche et de la connaissance sociologiques
ni d’ignorer, au nom de la rationalité (cette qualité foncièrement
patriarcale aux yeux de Dagenais), le rôle des émotions et de la vie
personnelle dans la production de la connaissance.
La pratique des sociologues féministes à l’université fait partie
intégrante du mouvement des femmes, rappelle finalement Dagenais. Il
faut toutefois, écrit-elle, que cette pratique dépasse la sociologie partielle
ou partiale pour se consacrer à refonder complètement la sociologie.
3.5 « … Et si le travail tombait enceinte ??? » Essai féministe sur le
concept travail
Le travail ménager est-il du travail ? Quel cadre référentiel faut-il
utiliser pour répondre à cette question ? C’est ce que se demande Louise
Vandelac (Vandelac : 67-82). Le travail ménager, constate-t-elle, est
invisible. Les seuls pans de cette occupation qui sont un peu accessibles à
la connaissance, le sont à travers les cadres d’analyse de l’économie
marchande. Or, ces cadres permettent de quantifier le travail ménager,
d’y attribuer un prix et une dépense d’énergie, mais non de le qualifier.
Parce que le travail ménager est essentiel à la survie des communautés
humaines, c’est toute la reproduction de l’espèce qu’on réduit ainsi à la
production marchande. « Or, n’est-ce pas justement la réduction de la
production-reproduction de l’espèce à la marchandise qui est largement
responsable de l’appropriation des femmes ? », se demande Vandelac
(69). Et faut-il vraiment tout expliquer dans le cadre du capitalisme ? (Le
marxisme, toutefois, n’explique pas mieux le travail ménager, selon
Vandelac. Engels, en effet, présente la procréation et la reproduction
comme des phénomènes naturels).
Pour Vandelac, les concepts qui définissent le travail reflètent la
production sexuelle masculine qui est externe, mesurable et quantifiable;
alors que la production féminine est interne, polyvalente, multiforme et
continue. Il n’est donc pas étonnant que la société méprise la production
des femmes, jugée inadaptée aux exigences du marché. Or, le mépris de la
production des femmes semble lié aux productrices, non à la production
ou au produit : car lorsque ce sont les hommes qui produisent (les
médecins-accoucheurs plutôt que les sages-femmes, par exemple), la
valeur de la production monte en flèche. Les femmes perdent sur deux
tableaux, se désole Vandelac : d’un côté, leur travail domestique est
dévalué; de l’autre, il est envahi par la logique marchande9.
Comment se battre contre l’exploitation de la (re)production
féminine sans renforcer la logique productiviste masculine ?, se demande
finalement Vandelac. Pour que les femmes aient la force collective
d’exprimer leur subjectivité, il faut d’abord qu’elles élargissent leurs
espaces de liberté au sein du discours patriarcal. Elles doivent revoir les
concepts tant marxistes que capitalistes. Il faut qu’elles explorent,
supposent, créent de nouvelles avenues, sans devoir tout démontrer. Car
9
Selon Vandelac, la location d’utérus est un autre exemple de ce fait.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
la force réelle de la lutte féministe est dans les arguments « nonrepérables, in-quantifiables, in-mesurables et non-séparables ».
3.6 Pratiques réticulaires et inscription de la différence dans
l’institution scientifique
Le texte d’Isabelle Lasvergnas-Grémy (Lasvergnas-Grémy : 83-94)
expose des données résultant d’une recherche effectuée à l’intérieur du
monde universitaire québécois. Ces données montrent les différences de
sens qui séparent les femmes des hommes scientifiques. Ces femmes
scientifiques sont en tout point les égales sociologiques des hommes :
bien éduquées, bourgeoises et célibataires (pour la plupart). Pourtant,
elles sont concentrées dans les niveaux de hiérarchie inférieurs et
mettent plus de temps que les hommes à accéder aux postes supérieurs.
Lasvergnas-Grémy pose donc les questions suivantes : les femmes ne
seraient-elles pas fondamentalement différentes des hommes dans leur
rapport au travail ? Cette différence peut-elle expliquer qu’elles évoluent
avec moins de facilité dans leur carrière ? Pour Lasvergnas-Grémy, il est,
par exemple, frappant de constater que les femmes tirent moins profit de
leur origine sociale que les hommes, alors qu’elles sont plus nombreuses
à provenir d’un milieu favorisé. De façon générale, les variables qui
influent de façon significative sur les carrières des hommes (l’âge, le sexe
et le poste) n’influent pas, ou peu, sur les carrières des femmes. Pour
Lasvergnas-Grémy, la différence d’insertion des acteurs dans la
communauté scientifique est causée par leur identité sexuelle. Les
femmes occupent-elles des places marginales dans le milieu scientifique,
ou des places différentes ? En tout cas, elles empruntent des chemins
autres que ceux de leurs homologues masculins, des chemins hors de
toute logique préétablie, ce qui dénote un imaginaire différent de leur
part10. Ceci peut toutefois être considéré comme une moins grande
compétence professionnelle.
3.7 Famille du capitalisme et production des être humains
L’article de Renée B.-Dandurand (B.-Dandurand : 95-112) montre
l’apport des travaux féministes à la compréhension de la famille
québécoise contemporaine. Il montre d’abord l’échec des théories
sociologiques classiques à expliquer les rapports au sein du couple et de
la famille. Les structurofonctionnalistes, par exemple, présentent les
rapports entre les sexes au sein de la famille comme complémentaires :
or, écrit Dandurand, ils sont plutôt antagonistes. Les marxistes, eux,
connaissent les antagonismes de rapport entre les sexes, mais les
considèrent comme secondaires aux inégalités de classes. Les
interactionnistes, finalement, voient les relations entre les membres de la
famille, mais coupent ces relations de la réalité sociale (entendue par
Dandurand comme patriarcale). Pour Dandurand, parce que la famille est
le principal lieu de la production d’êtres humains, il est nécessaire d’en
poser l’autonomie théorique dans la production sociale (97). Le texte
expose trois dynamiques qui ont cours au sein de la famille capitaliste : la
division sexuelle du travail, les rapports conjugaux et la production des
enfants (qui sont donc des produits). Il montre que la reproduction de la
famille amène la reproduction des rapports sociaux qui la fondent.
3.8 La place des femmes : un dossier sur la sociologie des organisations
10 Selon Lasvergnas-Grémy, elles font beaucoup moins appel à des réseaux de contact
afin d’avancer dans leur carrière, par exemple.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Le texte de Peta Sheriff et E. Jane Campbell (Sheriff et Campbell : 113130) explore la contribution historique des femmes à la sociologie des
organisations. Selon ces auteures, les concepts et les théories de la
sociologie sont le fait des hommes ou des employeurs : ils insistent sur
les réseaux de contrôle et d’autorité présents au sein des organisations et
présentent la gestion et la productivité comme les principaux problèmes
que ces organisations doivent affronter. Selon les auteures, cette vision
des organisations est a-historique, monocausale et systémique. Elle
étudie les organisations du point de vue interne, non sociétal. Elle ne
cherche pas à comprendre la signification sociale des organisations. De
plus, elle confine la participation des femmes aux organisations, ainsi que
le travail des chercheures qui s’intéressent à ces femmes, à l’invisibilité.
Heureusement, les femmes ont entrepris des recherches importantes qui
étudient les organisations d’un point de vue original et même subversif.
Ces recherches s’intéressent au pouvoir au sein des organisations
actuelles et à de nouveaux modes d’organisation. Les auteures recensent
et analysent ces travaux et essaient d’en dégager les conséquences
actuelles et à venir.
3.9 Mouvement social et lutte des femmes
Le texte de Diane Lamoureux (Lamoureux : 131-138) examine les
outils conceptuels qui peuvent servir à l’analyse sociologique du
mouvement des femmes en tant que mouvement social. C’est une
réflexion sur la sociologie à partir du mouvement des femmes. Quel est le
rapport entre la sociologie et le féminisme ? Comment contribuer à la
progression de ce rapport ?
Lamoureux divise le mouvement des femmes en trois courants : le
courant émancipateur, le courant institutionnel et le courant radical. Le
courant radical est celui qui devrait faire l’objet d’une analyse du
féminisme comme mouvement social parce qu’en tant qu’unique courant
à reconnaître l’antagonisme entre les hommes et les femmes, il est le seul
mouvement révolutionnaire et le seul à pouvoir proposer un nouveau
type de socialité aux schèmes d’intégration définis par l’ensemble des
personnes.
3.10 Parler de la vie : l’apport des femmes à la sociologie de la santé
Selon Dominique Gaucher, France Laurendeau et Louise-Hélène
Trottier (Gaucher, Laurendeau et Trottier : 139-152), peu de recherches
sociologiques se sont intéressées à la santé des femmes. Pourtant les
soins qu’on prodigue aux femmes en disent long sur la place qu’on veut
qu’elles occupent dans la société. En effet, selon ces auteures, pour ce qui
est de leur fonction de reproduction, les femmes sont trop et mal
soignées. Pour leurs autres besoins, ceux qui vont à l’encontre du rôle qui
leur est socialement assigné, elles sont négligées.
Or, constatent les auteures, en même temps que des sociologues de la
santé critiquent l’inégalité en matière d’accès aux soins de santé, des
femmes se mettent à questionner la légitimité de la médecine et
développent l’autosanté et l’approche holiste. C’est la capacité même de
la médecine moderne à s’occuper de la santé des femmes que certaines
de ces féministes remettent en question. Elles dénoncent le contrôle
exercé sur leur vie et sur leur corps. Elles réintroduisent le vécu des
femmes dans un discours sur la santé et rejettent la distanciation sujet-
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
objet caractéristique du savoir médical. Ce faisant, elles cherchent une
nouvelle objectivité scientifique. Ce mouvement pour la réappropriation
par les femmes de leur santé a lieu en dehors des universités, dans le
quotidien de ces femmes.
Selon les auteures, la sociologie de la santé fait face au problème
suivant : les méthodes scientifiques (incluant la médecine) ne sont pas
structurées pour aborder la santé d’une personne dans sa globalité
(incluant le vécu). Elles sont peu développées sur le plan qualitatif et
arrivent mal à saisir le corps dans sa complexité. Selon les auteures, la
sociologie de la santé faite par les femmes devrait poursuivre l’objectif de
faire de la santé un enjeu social, politique et économique. Elle devrait
opposer une analyse macrosociologique aux analyses partielles de la
médecine. Finalement, elle devrait considérer le corps comme le lieu
ultime de l’exploitation et de l’oppression.
3.11 Bien-naître ↔ bien-être. Lettre ouverte à mes étudiantes
Dans une courte lettre qui répond au travail de deux de ses
étudiantes, Colette Carisse (Carisse : 153-157) présente l’accouchement
comme un événement de femme et le lieu d’une grande densité de
conscience. Elle plaide pour un grand déploiement de ressources et
d’énergie autour de cet événement, pour qu’il ait lieu dans le plus grand
bien-être des femmes. Elle suggère que le fait d’éprouver de la douleur
lors de l’accouchement est causé par l’éloignement progressif mais
rapide de la nature. L’accouchement, dit-elle, est une expérience
biologique et symbolique. Et l’allaitement est un don de soi à l’autre qui
n’est entaché d’aucune aliénation.
À ses étudiantes, qui semblent présenter la structure masculine des
soins gynécologiques comme responsable de certaines dérives entourant
l’accouchement, Carisse suggère de trouver des explications à l’intérieur
des structures en place et par les actes de ceux qui participent à ces
structures. L’épistémologie du coupable (c’est-à-dire le fait de prêter des
intentions maléfiques aux acteurs) est périmée, écrit-elle. Le véritable
problème consiste en ce que les femmes qui accouchent remettent leur
pouvoir11 d’accoucher entre les mains de ceux qui savent et qui ont des
connaissances théoriques au sujet de l’accouchement, d’autant plus que
la bureaucratie hospitalière encourage cet abandon de pouvoir. Il faut
que les femmes se centrent sur leurs pouvoirs et qu’elles les
développent, conclut Carisse.
Voilà qui complète le survol des textes qui constituent Les femmes
dans la sociologie. Voyons maintenant les thèmes qui traversent ces
textes et qui les opposent ou, au contraire, les unissent.
4. La triple place et le triple rôle historique des femmes dans la
sociologie12
Laurin-Frenette, dans sa Présentation, dresse un bilan plus ou moins
exhaustif des réalisations des femmes en sociologie au cours des
décennies 1960-1970 et 1970-1980. Bien que la sociologie se soit
11 La notion de pouvoir en périnatalité met en parallèle deux types de pouvoirs fondés
sur des savoirs différents : le pouvoir médical, fondé sur les connaissances
scientifiques, et le pouvoir de la femme qui accouche, fondé sur ses forces physiques,
mentales et spirituelles. Voir Boudreault (2008).
12 Encore une fois, cette place et ce rôle sont triples parce qu’ils comprennent les
femmes à la fois en tant que sociologues, théoriciennes et objets des recherches.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
ouverte aux femmes et que les étudiantes y soient de plus en plus
nombreuses depuis les années 1960, écrit-elle, peu de femmes atteignent
une place importante dans la production et la diffusion du savoir
sociologique, et ce, malgré leurs excellents résultats scolaires. Ce constat
de Laurin-Frenette est partagé par d’autres auteures de Les femmes dans
la sociologie. Sheriff et Campbell (120), par exemple, regrettent que la
sociologie des femmes joue depuis toujours des rôles secondaires dans la
sociologie : les hommes font avancer la recherche et la théorie, alors que
les femme évaluent et testent les hypothèses que ces hommes formulent,
et écrivent des revues de leur littérature. En mettant leur travail au
service des hommes et en méconnaissant leur propre existence dans le
rapport social, les femmes sociologues se sont ignorées elles-mêmes,
renchérit Juteau-Lee (45). Selon Sheriff et Campbell (122), les femmes
peuvent être traditionnellement considérées comme des « ménagères »
de la sociologie des organisations : elles mettent de l’ordre dans le travail
effectué par les auteurs masculins. « Nous reproduisions et nous faisions
progresser la sociologie établie, celle de l’ordre masculin », conclut
Laurin-Frenette (6).
Le développement de la théorisation féministe, dans les années 1970,
fournit aux femmes sociologues un champ conceptuel à partir duquel
elles peuvent étudier des nouveaux phénomènes. C’est ainsi que dans
cette décennie, les femmes sociologues s’allient à des expertes d’autres
domaines des sciences sociales pour produire des recherches, des thèses,
des publications et des cours nourris des revendications féministes.
Certaines auteures de Les femmes dans la sociologie font un bilan partiel
de ces réalisations. Dagenais, par exemple, revoit les changements
méthodologiques
et
théoriques
profonds
qu’a
amenés
l’institutionnalisation universitaire de l’approche féministe, ainsi que les
embûches qu’a rencontrées cette entreprise. Sheriff et Campbell
recensent et analysent les travaux des femmes qui ont porté sur les
organisations
bureaucratiques,
privées
et
publiques.
Gaucher,
Laurendeau et Trottier, finalement, font état des réalisations d’une
nouvelle sociologie de la santé faite par les femmes. Tous ces travaux ont
ceci de particulier qu’ils sont, pour la plupart, rattachés au vécu des
femmes. Cependant, parce qu’ils présentent une vision subjective des
objets traditionnels de la sociologie, ces travaux, qui engagent la vie des
chercheures, créent bien des émois, en particulier auprès des hommes et,
plus généralement, des institutions étatiques et universitaires. Les
recherches faites par des femmes et portant sur des femmes se sont
multipliées, écrit Laurin, mais la vigilance est de mise. Dans les faits, les
recherches des femmes sociologues demeurent marginales et peu
valorisées par les hommes. Les femmes sociologues évitent de se
spécialiser dans les champs dits féminins de crainte de paraître
médiocres ou insipides aux yeux de leurs confrères ou de leurs maîtres.
Pour Lasvergnas-Grémy (92), le fait que les femmes universitaires
fassent de la science de façon différente est trop souvent perçu comme
une incompétence de leur part. Il est pourtant essentiel, revendique pour
sa part Vandelac, que la contribution des femmes à la sociologie soit
dissidente et profondément créative. Sheriff et Campbell renchérissent :
la participation des femmes doit être autre, excentrique, voire
subversive. Elle ne doit pas craindre de se démarquer par rapport à
l’orthodoxie institutionnelle. Car, disent les auteures de Les femmes dans
la sociologie, les théories et les innovations des dominées sont toujours
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
d’abord réduites à une sous-culture plus ou moins sympathique par les
dominants, quand elles ne sont pas carrément banalisées (LasvergnasGrémy : 92). Il ne faut pourtant pas baisser les bras, dit Guillaumin (22) :
les conceptions des minoritaires finissent le plus souvent par être
intégrées dans la théorie dominante. Après, suggère l’auteure (qui
souligne), « il n’est plus jamais question de poser les problèmes de la même
façon qu’antérieurement ». Il n’en demeure pas moins, rappelle LaurinFrenette, que la sociologie des femmes court le danger de se transformer
en sous-carrière tolérée par la sociologie, si elle ne réussit pas à imposer
la pertinence de son épistémologie novatrice.
5. Les femmes dans la sociologie en 1981 : trois types de recherches
Selon
Laurin-Frenette,
les
femmes
sociologues
s’intéressent
principalement à trois types de recherches. Les recherches du premier
type étudient les femmes comme n’importe quel objet sociologique, et
elles le font selon les méthodes traditionnelles. Il s’agit essentiellement
d’une approche par champs féminins. Ce type de recherche est privilégié
par Vandelac, pour qui la sociologie des femmes doit prendre plus
d’espace au sein de la sociologie des hommes, en y multipliant les
champs de recherches féminins et en y proposant des méthodes
d’investigation et d’analyse créatives et inédites, qui ne remettent
toutefois pas en cause les théories établies13. Parce qu’elles ont
largement contribué à éclairer l’apport des femmes dans des champs
autres que ceux des rôles et des fonctions dans lesquels la sociologie se
Ce parti pris épistémologique de Vandelac fait toutefois dissidence. Toutes les autres
auteures de Les femmes dans la sociologie privilégient une sociologie des femmes
distincte de celle qui s’est faite jusqu’à maintenant et qu’elles conçoivent comme une
sociologie des hommes.
13
complaisait à les voir, Laurin reconnaît que les recherches du premier
type
ont
contribué
à
renouveler
la
perspective
sociologique
traditionnelle. Pour Guillaumin (24), ces études partielles ont au moins
permis de définir les caractéristiques du groupe « femmes » jusqu’à en
montrer l’unité, une unité sur laquelle peut maintenant se construire une
conceptualisation proprement féministe. Lamoureux (137) reconnaît
pour sa part, non sans ironie, que le « champ femme » en sociologie a
permis à plusieurs femmes de démarrer une carrière universitaire dans
un milieu encore dominé par les hommes. Pour Laurin-Frenette (9),
toutefois, ces recherches par champs féminins n’ont pas été en mesure de
refonder épistémologiquement la sociologie. Au contraire, en faisant
appel à ses concepts, elles légitiment la sociologie traditionnelle. « Peu de
femmes ont échappé au moule organisationnel [classique] et rares sont
celles que l’on peut considérer comme de véritables innovatrices dans ce
champ. Leurs travaux ont été orientés de manière à satisfaire les
employeurs et ces femmes n’ont jamais cessé de respecter leurs
collègues de l’administration », écrivent Sheriff et Campbell (129),
commentant les travaux effectués par les femmes sociologues des
organisations. Ces auteures (119) appellent de leur vœu une sociologie
qui, en plus d’être faite par des femmes, se mette véritablement au
service des femmes en présentant leur perspective propre. Guillaumin
(28), pour sa part, s’interroge sur les véritables bienfaits de l’approche
par champs féminins : « Il y a quelque chose d’ironique à se réjouir de ce
qui est si l’on y pense l’une des variantes de la situation sociale factuelle
de ce groupe : objet dans les rapports sociaux, objet dans le discours
théorique… » Pour Dagenais (57-58), l’étude des champs sociologiques
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
féminins14 ne permet un élargissement de l’objet sociologique qu’à
condition qu’elle soit effectuée dans une perspective féministe, ce qui
n’est pas le cas de l’approche par champs féminins décrite ici. Aucune des
auteures de Les femmes dans la sociologie, Vandelac mise à part, ne prône
la prédominance de ce type de recherches. Pour certaines, l’approche par
champs féminins confine trop aisément les femmes sociologues aux
sujets dits féminins. Aux yeux de Lamoureux (137), ces recherches, en
plus d’être fondamentalement « techniciennes », sont encore le plus
souvent menées par des hommes et peuvent, de ce fait, faire l’objet d’une
récupération inappropriée. Certains hommes, écrit-elle par exemple,
choisissent des champs de recherche féminins dans le seul but de se voir
octroyer des subventions. Ces hommes, qui, selon Dagenais, n’éprouvent
pas toujours de véritable intérêt pour leur sujet, vont parfois jusqu’à
profiter de leur incursion dans des domaines féministes pour corriger ce
qu’ils considèrent comme des égarements des analyses faites par les
femmes (Dagenais : 61), et pour retourner « à l’envers » les objectifs du
mouvement féministe (Lamoureux, citant Christine Delphy : 138).
Plutôt que d’en faire des objets d’étude, les recherches du deuxième
type érigent les femmes en catégorie critique fondée sur une « unité »
(Guillaumin : 24). Ces recherches sont des démarches théoriques
critiques à l’intérieur de la logique et du langage sociologiques établis.
Bien qu’elles s’inscrivent surtout dans la théorie marxiste, elles font aussi
appel
au
fonctionnalisme,
au
structurofonctionnalisme,
à
l’interactionnisme symbolique, ainsi qu’à certaines théorisations
Pour Dagenais, ces champs sont le travail domestique (comme lieu d’exploitation), la
maternité (comme mystification politique et sociale aliénante) et la sexualité (comme
lieu de pouvoir des hommes sur les femmes).
14
partielles comme la théorie des minoritaires15, la théorie des
organisations et celle des mouvements sociaux. Toutes critiquent
fortement les façons de faire et de voir établies par le capitalisme, la
science et la psychologie, sans pourtant en refonder les cadres d’analyse.
Certaines redéfinissent les notions de production, de valeur et de force
de travail marxistes de manière à y inclure le travail domestique des
femmes, par exemple16. Ce faisant, ces recherches proposent des
catégories et des indicateurs nouveaux qui tiennent compte de l’apport
des femmes à la société, en même temps qu’elles révèlent au grand jour
les formes subtiles de leur exploitation. C’est de cette façon que
Guillaumin propose le concept de sexage à ajouter aux relations
d’exploitation telles que définies par le marxisme17. D’autres auteures
montrent que les rapports conjugaux, présentés comme idylliques par le
discours ambiant, sont en fait essentiellement antagonistes et favorisent
la division du travail, l’oppression, l’exploitation et la domination
(Dandurand, notamment : 104). Pour Laurin, toutefois, une telle
multiplication des concepts risque, à terme, de les dépouiller de leur
sens, et constitue un acharnement inutile. Selon elle, en effet, le
marxisme, le structuralisme et le fonctionnalisme – qui, en 1981,
dominent la sociologie – s’accommodent mal de leur mise à jour
féministe, ce qui prouve leur caducité. Lamoureux (132), pour sa part,
La théorie des minoritaires est évoquée par Guillaumin et Juteau-Lee, qui apprécient
qu’elle remette en question les explications naturaliste, culturaliste et psychologisante
des théories usuelles. Selon elles, ces explications ne visent qu’à contraindre les
minoritaires à subir l’ordre établi.
16 C’est le cas de toute l’analyse de Vandelac.
17 Le sexage montre que le fait d’être femme est une relation de sexe qu’il faut étudier
comme un système, non comme un état plus ou moins isolé. Pour Guillaumin, l’étude
des relations de sexe dévoile un système de classe – les classes de sexe - si efficace qu’il
est longtemps demeuré invisible.
15
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
s’interroge franchement sur la capacité de la théorie marxiste à contenir
le changement social que propose le féminisme. C’est aussi l’opinion, par
exemple, de Juteau-Lee (44), pour qui le fonctionnalisme, qui voit la
société comme reposant sur des pôles sociaux qu’il faut maintenir, est
réticent à l’élargissement de paradigme que propose le féminisme.
Dandurand (96) renchérit : parce qu’il choisit d’étudier les structures en
place
plutôt
que
les
structures
à
mettre
en
place,
le
structurofonctionnalisme est impuissant à percevoir les pathologies
fondamentales de la société, en particulier en ce qui concerne
l’oppression dont les femmes sont victimes18. Pour elle, toutes les
théories
sociologiques
présentent
encore
les
hommes
comme
l’équivalent conceptuel de la société. Plutôt que de maladroitement
raccommoder ces théories pour y inclure la perspective féministe, il faut,
selon ces auteures, inventer une logique et un langage sociologiques
radicalement nouveaux, capables de penser les femmes et les hommes
sur un pied d’égalité.
Le cas du marxisme : domination, exploitation
Les auteures de Les femmes dans la sociologie sont unanimes : le
marxisme a « oublié » le travail des femmes (Vandelac, notamment : 68).
La théorie marxiste, en effet, considère la famille comme le « lieu désigné
de production et de reproduction des êtres humains » (Dandurand,
commentant Engels et soulignant : 97), sans remettre en cause cette
fonction de la famille, considérée comme biologique et inéluctable. Le
Les structurofonctionnalistes placent ainsi la famille de la classe moyenne
occidentale au cœur de leur analyse, rejetant les familles non-conformes à ce modèle.
Selon Dandurand, ceci fait en sorte qu’ils ne peuvent pas voir en quoi les familles sont
liées à la production capitaliste, ni à quel contrôle, diffus mais réel, les femmes sont
soumises par le biais du rôle familial qui leur est socialement dévolu.
18
marxisme subordonne les rapports de classes de sexe aux rapports de
classes économiques (Gaucher, Laurendeau et Campbell, notamment :
140). De plus, parce qu’elle fait naturellement découler le travail
ménager de la fonction biologique de la famille, la théorie marxiste ne
s’insurge aucunement contre l’exploitation de ce travail accompli
presque exclusivement par les femmes. Finalement, cette répartition du
travail imposée socialement – aux femmes la production et la
reproduction d’être humains, aux hommes la production des moyens
d’existence – amène des rapports inégaux de domination entre les sexes
que le marxisme ne sait pas voir (Dandurand, notamment : 97-100). Il
n’en demeure pas moins qu’une lecture même superficielle des textes
réunis dans Les femmes dans la sociologie permet de constater que leurs
auteures continuent de penser la situation des femmes en termes
presque exclusivement marxistes. Juteau-Lee (42) résume ainsi
l’ambivalence ressentie par les sociologues féministes à l’endroit du
marxisme : « Le rejet du naturalisme et du culturalisme amorcé par
Simone de Beauvoir, repris et approfondi par les féministes marxistes,
socialistes, libérales et radicales, trouve son aboutissement dans le
féminisme matérialiste et son analyse des rapports de sexage.
Néanmoins, les courants se multiplient, les tendances foisonnent.
Certaines proclament leur différence tout en y vouant un culte, d’autres
optent pour l’orthodoxie marxiste ou cherchent à donner des réponses
marxistes à des questions féministes ». Autrement dit, qu’on s’en réclame
ou qu’on le rejette, le marxisme est la théorie de référence par excellence
du féminisme.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Les auteures de Les femmes dans la sociologie privilégient donc le
troisième type de recherches. D’objets, puis de catégories, explique
Laurin-Frenette (11), les femmes deviennent ici les sujets de la
sociologie. Ces recherches visent à créer un nouvel univers du discours.
Elles rejettent l’ancien comme exclusivement masculin et inaccessible
aux femmes, à moins de sacrifier leur perspective propre. L’utilisation du
« langage de l’oppresseur », caractéristique des recherches des premier
et deuxième types, ne suffit pas ; il faut refonder complètement la
sociologie, suggère ainsi Dagenais (64). Les recherches du troisième type
visent à construire une sociologie aussi complète que la sociologie
classique érigée par les hommes, et parallèle à la leur19. Tant la théorie
que la méthode sont réorganisées. Ce qu’ainsi on révolutionne n’est rien
de moins que la connaissance elle-même20. Cette sociologie « remet en
cause les fondements mêmes de la méthode scientifique » (Gaucher,
Laurendeau et Trottier : 140). Attention !, prévient toutefois LaurinFrenette (12) : si cette démarche ne consiste qu’en l’analyse que font les
femmes du social, elle pourrait mener à « reproduire indéfiniment le
sujet
féminin dans
sa
spécificité
et
dans
sa
différence » et
s’autocondamner à un parallélisme nuisible à l’émancipation des
femmes.
C’est à ce troisième type de recherche que s’applique d’ailleurs la double épithète
« partielle et partiale » de Juteau-Lee. « Partielle » parce que strictement élaborée d’un
point de vue féminin. « Partiale » parce qu’engagée.
20 Pour Dagenais, par exemple, la sociologie féministe contribue d’une manière
fondamentale à l’évolution de la sociologie de la connaissance.
19
6. L’inscription de la sociologie des femmes dans le féminisme
Comme toutes les auteures de Les femmes dans la sociologie,
Lamoureux (131 et 137) pense qu’il faut développer la nouvelle
sociologie féministe à partir du mouvement des femmes. Selon elle, en
effet, seules les femmes peuvent réfléchir à la théorie à construire si elles
veulent éviter de s’enfermer dans des catégories que d’autres auront
construites pour elles. Autrement dit, pour créer une sociologie autre que
la sociologie masculine, il faut des prémisses autres que celles qui
fondent cette sociologie masculine. Or, le féminisme constitue l’un de
seuls espaces de réflexion qui ne soit pas investi par cette sociologie des
hommes.
Par où, au juste, commencer ? Tout, disent les auteures de Les femmes
dans la sociologie, commence avec une prise de conscience. En cela, elles
revendiquent les principes fondateurs du féminisme, exprimés
notamment par Simone de Beauvoir, Julia Kristeva, Christine Delphy.
Tant privément que collectivement, les femmes doivent prendre
conscience de leur différence21. Elles doivent réaliser que chacune de
leurs pensées, chacun de leurs gestes sont inscrits dans un cadre collectif
Cette question de la différence est aussi cruciale que délicate pour le féminisme et j’y
reviens plus loin. Afin de ne pas nous perdre dans ses méandres à ce moment-ci,
soulignons simplement que la différence dont il est ici question est la différence de
vécu des femmes. La différence de ce vécu doit être le point de départ de la prise de
conscience, non son aboutissement. Il ne s’agit donc pas, pour les auteures recensées
ici, de faire de la reconnaissance du vécu féminin l’aboutissement de la quête féministe.
La plupart des auteures, au contraire, revendiquent une plus grande intégration des
femmes dans la société des hommes, par leur travail rémunéré notamment.
L’interrogation quasiment hérétique (il n’est pas question pour les auteures de
postuler des capacités différentes aux femmes et aux hommes) de Lasvergnas-Grémy
(« Les femmes peuvent-elles effectuer aussi efficacement le travail des hommes ? ») ne
demeure, dans la sociologie féministe de 1981, qu’une timide interrogation.
21
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
qui n’est pas le leur : il est celui des hommes. Pour Lamoureux (133 et
136), l’existence d’un mouvement social (comme le féminisme) est liée à
la prise de conscience des acteurs sociaux de leur spécificité et de la
situation conflictuelle dans laquelle ils évoluent. La lutte doit être menée
par
les
actrices
concernées,
qui
doivent
d’abord
s’organiser
concrètement et qui, par la pratique de l’autoconscience, doivent
découvrir les multiples facettes de l’oppression dont elles sont victimes.
La sociologie des femmes, parce qu’elle est profondément inscrite dans le
féminisme, ne peut pas faire l’économie de cette prise de conscience.
Pour Dagenais (62), par exemple, la sociologie féministe évolue selon
trois processus essentiels dont la prise de conscience de l’aliénation des
femmes est le premier22. Ce n’est donc qu’avec une conscience claire de la
différence des femmes et de leur condition d’exploitées que la théorie
sociologique peut s’élaborer : « La théorie est d’abord conscience », écrit
d’ailleurs Guillaumin (27)23. Cette extraction, par la conscience, d’un
groupe entier (les femmes) des conceptions jusqu’alors usuelles
demande un effort inouï, comparable à l’émancipation des sciences de la
nature du paradigme théologique, poursuit-elle (29). La théorie et la
recherche ainsi mises en branle continuent d’évoluer sous l’égide de la
conscience. C’est pourquoi, pour Guillaumin, les recherches qui prennent
les femmes pour objet sans remettre en question le cadre classique de la
sociologie sont nécessaires malgré leurs lacunes. Ces recherches ont en
Le deuxième est l’acquisition de connaissances et la formulation de théories ; le
troisième est le changement politique et social.
23 Guillaumin (22) n’est toutefois pas convaincue de ce que la conscience doive
nécessairement précéder le changement social : « Il n’est pas aussi évident que le sens
commun le prétend qu’avant d’en avoir esquissé la pratique on « pense »
préalablement une transformation des rapports sociaux et qu’on appréhende
intellectuellement avec clarté cette transformation avant de l’entreprendre »
(Guillaumin souligne).
22
effet le mérite d’instituer la conscience d’une réalité dont on ignorait
l’existence : la réalité des femmes. Sur le plan symbolique, finalement,
Carisse (153), en désignant l’accouchement comme le lieu d’une « grande
densité de conscience », attire l’attention sur le fait qu’il y a des moments
et des institutions particulièrement propices à cette prise de conscience.
En plus de fonder la sociologie des femmes dans la prise de
conscience, le féminisme lui propose des objectifs. Le féminisme, en effet,
entraîne la sociologie des femmes à sa suite dans la recherche des
sources de l’oppression des femmes dans nos sociétés, afin de les
combattre. De fait, toutes les sociologues de Les femmes dans la sociologie
sont fortement engagées. Elles parlent abondamment de « luttes », de
« combats », de « résistance » et d’ « avènement ». Lamoureux (136) se
demande comment contribuer à la progression des idéaux féministes.
Dagenais (62) présente le changement politique et social comme l’ultime
processus essentiel à la sociologie féministe. Guillaumin fait valoir que la
théorisation faite par les minoritaires amène des perspectives neuves. En
fait, c’est la nature même de la sociologie des femmes qui, sous l’égide du
féminisme, est fondamentalement engagée, puisqu’elle naît du besoin de
corriger, voire de remplacer, la sociologie existante. Cette prémisse de la
nécessité d’une sociologie autre, à laquelle toutes les auteures adhèrent
au moins en partie, constitue une prise de position épistémologique
fondamentale, en même temps qu’elle fonde l’évidence d’une autre
nécessité : celle de faire advenir une société égalitaire. Certaines
auteures vont jusqu’à nier qu’une sociologie puisse être objective : les
théories sociales, écrit ainsi Guillaumin (20) sont toujours « la forme
intellectuelle de rapports sociaux déterminés » et, de ce fait,
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
intrinsèquement politiques24. En ce sens, la sociologie des femmes n’a
pas à avoir honte d’être féministe. Pour Juteau-Lee (37), toute théorie qui
se respecte ne peut que reconnaître que ses intérêts lui sont dictés par
son époque et son statut social, par exemple.
La question de l’institutionnalisation
Faut-il se battre à l’intérieur des institutions ou contre elles ? Toutes les
auteures de Les femmes dans la sociologie sont aux prises avec ce
questionnement fondamental. De façon générale, l’institutionnalisation
est ce phénomène d’instrumentalisation de l’émancipation des femmes
en une « pratique de groupe de pression auprès du pouvoir »
(Lamoureux :
134).
Pour
Laurin-Frenette
(16),
cette
institutionnalisation, une fois acquise, devient une assimilation du
féminisme au sein des institutions étatiques qui camoufle une nouvelle
forme d’oppression (la « double tâche » des mères qui travaillent, par
exemple). Pour Sheriff et Campbell (120), cette institutionnalisation
étatique agit comme tampon entre l’État et la colère des femmes,
dépouillant ainsi le mouvement de son sens fondamental. Autant
Lamoureux que Laurin-Frenette, Sheriff et Campbell, semblent donc se
méfier de l’institutionnalisation. D’ailleurs, suggère Lamoureux (133),
parce qu’ils ont lieu d’abord et avant tout sur le terrain, les changements
pour lesquels lutte le féminisme ne doivent pas chercher à transformer
les institutions. Ils doivent plutôt se situer sur le terrain de l’alternative.
Il s’agit là d’une vision profondément marxiste de la société. Depuis Marx, prétend
d’ailleurs Guillaumin, la théorie cherche à orienter le devenir des sociétés.
24
Et l’institutionnalisation universitaire ? Gaucher, Laurendeau et Trottier
(145) trouvent naturel que la recherche sur la santé des femmes, par
exemple, ait cours en dehors des universités à cause de la nature critique
de cette démarche, qui remet si profondément en question la médecine
établie qu’elle ne peut pas s’y tailler une place. D’ailleurs, écrit
Dandurand, c’est parce qu’il s’est établi en marge de la production
universitaire que le mouvement des femmes s’est affirmé si
vigoureusement. Il n’en demeure pas moins que l’institutionnalisation au
moins partielle du féminisme est essentielle aux yeux de Dagenais, qui
consacre une bonne partie de son texte à faire le tour de la question de
l’institutionnalisation universitaire du féminisme. Selon elle, le
féminisme doit « diviser le travail » : si certaines femmes doivent
manifester dans les rues, d’autres doivent théoriser les assises
féministes. La pratique des sociologues féministes à l’université fait donc
partie intégrante du mouvement des femmes, et les sociologues
universitaires sont les mieux placées pour critiquer les théories
dominantes. Lasvergnas-Grémy, pour sa part, pense qu’une plus grande
présence des femmes à l’université favorise le déploiement d’un apport
intellectuel différent de celui des hommes.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
7. Une sociologie des femmes à penser et à construire
« Les femmes sont toujours en dehors du système » (Dagenais : 50).
C’est ce cri du cœur qui pousse les auteures de Les femmes dans la
sociologie à appeler de leur vœu une nouvelle sociologie des femmes. Car
toutes font le même constat : les théories classiques faillent à expliquer
les rapports de genre en tant que relations fondamentalement
inégalitaires et n’offrent pas de base théorique sur laquelle fonder un
redressement de la situation. Guillaumin et Juteau-Lee, par exemple,
pensent toutes les deux que tous les discours sur les femmes ont
tendance à expliquer les rapports de sexe par la nature ou la psychologie,
explication qui comporte l’avantage, pour les théories classiques, d’être
auto-évidente et de ne pas appeler au changement. Or, disent-elles, ce
n’est qu’en extirpant la théorie de ces ornières fatalistes et en la
recentrant sur la réalité de l’oppression vécue par les femmes que la
sociologie des femmes pourra faire advenir une société égalitaire.
Sommes-nous, dès lors, arrivées à la veille d’une révolution
scientifique ?, se demande Juteau-Lee (46). Les femmes sauront-elles
créer une théorie et une épistémologie nouvelles ? Cette épistémologie
sera-t-elle partielle ou universelle ? Juteau-Lee, on l’a vu, met de l’avant
une sociologie partielle et partiale, en marge de la sociologie des
hommes. Laurin-Frenette (12) pense au contraire que l’épistémologie
d’une sociologie des femmes doit consister à s’enraciner dans le vécu
féminin pour atteindre une sociologie… asexuée dont les femmes sont
pourtant le sujet, à condition toutefois que cette épistémologie parvienne
à faire la différence entre le point de départ de la connaissance et son
terme. Le point de départ de la connaissance en sociologie féminine doit,
en effet, être l’expérience particulière du sujet féminin, dit LaurinFrenette. Cette expérience féminine doit toutefois être en mesure de
mener au terme nécessaire de la connaissance : l’intuition de principes
d’organisation universels et objectifs. En cela, l’épistémologie prônée par
Laurin-Frenette dépasse celle qui guide le troisième type de recherche,
dont la sociologie partielle et partiale de Juteau-Lee fait partie. La
sociologie de Laurin-Frenette n’est pas une simple sociologie totale des
femmes qui remplacerait tout bonnement celle des hommes25 ou qui la
dédoublerait : elle est une sociologie globale, une sociologie qui en même
temps qu’elle n’hésite pas à s’enraciner dans le vécu des femmes, est
capable de dire la réalité de tous les humains. Là-dessus, Laurin-Frenette
rejoint la position de Lamoureux (135), pour qui il ne s’agit pas de
réclamer la participation égalitaire des femmes à la société existante,
mais de fonder une société nouvelle, aux structures nouvelles ; et cette
restructuration commence dans le quotidien. Pour Dagenais, finalement,
le changement révolutionnaire est « le changement de l’ordre social
plutôt que le changement dans l’ordre social »26. Partielle ou universelle,
la question n’est donc pas résolue pour les auteures de Les femmes dans
la sociologie. Mais la sociologie des femmes sera partiale (c’est-à-dire
engagée) : sur ce point, tout le monde s’entend.
Toutes s’entendent aussi sur la nécessité d’ancrer la nouvelle
sociologie dans le vécu féminin. Les femmes, suggère Dandurand (96),
peuvent construire leur problématique à l’aide de leurs expériences et de
leurs observations. Gaucher, Laurendeau et Trottier (140) proposent de
Ce serait tout de même déjà beaucoup, reconnaît toutefois Laurin-Frenette.
Dagenais cite ici Laurin-Frenette, dans un autre article de 1981 que celui paru dans
Sociologie et sociétés.
25
26
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
partir du corps féminin pour dire l’identité et la réalité féminines
(grossesse, accouchement, avortement, etc.), parce que l’expropriation
de la vie des femmes passe par l’expropriation de leur corps. LaurinFrenette et Dagenais insistent sur l’importance de la prise de parole par
les femmes. Par cette parole intime, les femmes peuvent enfin diffuser
leur propre perception du social. L’étude de cas constitue alors l’une des
approches méthodologiques à privilégier afin d’accéder au cœur de ce
vécu féminin (Sheriff et Campbell : 122). Mais la nouvelle sociologie
devra aussi innover, inventer des pratiques alternatives, non inscrites
dans un programme de lutte préétabli (Lamoureux : 136). Ces pratiques
devront être interdisciplinaires afin de « faire éclater les frontières
disciplinaires et théoriques qui fragmentent la compréhension des faits »
(Gaucher, Laurendeau et Trottier : 140). Elles devront reposer sur des
valeurs de solidarité, de cohésion, d’entraide et de partage. Elles devront,
finalement, être non-mixtes : car les dominants ne peuvent pas participer
à la libération des dominées de la même façon que les dominées ellesmêmes (Dagenais : 61)27.
Les objets de la nouvelle sociologie seront évidemment multiples28,
écrivent les auteures de Les femmes dans la sociologie, mais tous devront
mettre de l’avant un fait fondamental : les rapports de genre sont une
structure, non un état. La connaissance des femmes devra porter sur les
rapports sociaux qu’elles entretiennent avec la société des hommes. Tant
Benoîte Groulx, citée par Dagenais, s’écrie d’ailleurs que la seule manière, pour un
homme, d’être féministe, c’est de se taire enfin.
28 Les textes de La sociologie des femmes, à titre d’exemple, portent sur les minorités, la
pratique sociologique féministe à l’université, le travail ménager, la présence des
femmes à l’université, la famille québécoise contemporaine, la sociologie des
organisations, les mouvements sociaux, la santé des femmes et le pouvoir dans
l’accouchement.
27
Guillaumin que Vandelac, Dagenais et Juteau-Lee insistent sur ce point.
De plus, la relation de couple devra être repensée comme un
« antagonisme hommes-femmes » (Lamoureux : 135 et Guillaumin : 22),
non comme l’unité systémique que les théories marxistes et capitalistes
ont présentée jusqu’à ce jour. Finalement, peu importe leur sujet, les
recherches de la sociologie féministe devront rejeter la conception
classique d’une société « réelle », centrale, en périphérie de laquelle des
groupes marginaux (dont les femmes) gravitent et peinent à s’intégrer
(Guillaumin : 24 et Juteau-Lee : 42).
Une question cruciale demeure toutefois en plan : la sociologie des
femmes devra-t-elle considérer les femmes comme fondamentalement
différentes des hommes ou comme leurs pareilles en tout point ? Les
auteures de La sociologie des femmes semblent pencher vers la première
option lorsqu’elles prônent une sociologie ancrée dans le vécu des
femmes et lorsqu’elles regrettent que la sociologie classique ne tienne
pas compte de la réalité des femmes, qu’elles présument différente de
celle des hommes. Lasvergnas-Grémy, par exemple, dénonce la nonreconnaissance de la différence des femmes, un état de fait qui résulte,
selon elle, de
la
logique
structurelle
masculine des
théories
sociologiques. « En sociologie [classique], déplore-t-elle, il n’est qu’un
ordre du monde.» Il y a toutefois loin entre la reconnaissance, par les
femmes, de la différence de leur vécu, et leur revendication de
l’inscription de cette différence dans la trame sociale. Aucune des
auteures recensées ne se hasarde à ouvertement prôner une
participation sociale des femmes différentes de celle des hommes,
différence qui s’incarnerait notamment dans une conception féminine du
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
travail. L’accession à l’emploi rémunéré pour toutes semble faire
consensus. Même Vandelac, qui s’offusque de la non-reconnaissance du
travail ménager des femmes, ne revendique pas la reconnaissance d’un
statut égal de ce travail au travail rémunéré. Il s’agit de rémunérer ce
travail, mais en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un travail subordonné au
travail principal déjà rémunéré. Lasvergnas-Grémy se demande bien si
les femmes sont fondamentalement différentes des hommes dans leur
rapport au travail, mais elle ne fait que questionner, justement, et
n’affirme rien. Ce sont, finalement, Gaucher, Laurendeau et Trottier (140)
qui poussent le plus loin la réflexion : elles se demandent si la recherche
de l’égalité en tous points est le bon objectif. Elles suggèrent que ce n’est
qu’en quittant le « terrain de la comparaison » que les femmes pourront
redéfinir leur identité. Tout cela, bien sûr, est compréhensible si on
considère que l’exaltation de la différence des femmes est contraire aux
principes du féminisme dominant dans lequel la nouvelle sociologie, on
l’a vu, cherche à s’inscrire. Le courant majeur du féminisme fait en effet
de la reconnaissance de l’égalité entre les femmes et les hommes la
pierre angulaire de ses luttes. Il amalgame ainsi, plus ou moins
sciemment, l’égalité à la non-différence29 : les femmes peuvent (et
doivent) accomplir les mêmes choses que les hommes. Sans pousser
l’analyse des arguments des deux camps plus loin, soulignons que c’est
évidemment tout le débat entre la sociologie partielle et la sociologie
universelle qui s’incarne dans ce dilemme : faut-il une sociologie des
femmes égale (mais essentiellement non-différente), symétrique et
distincte de celle des hommes (ce qui est la position de Juteau-Lee), ou
29
Je m’inspire ici, a contrario, de Micheline Dumont, « Réfléchir sur le féminisme du
troisième millénaire », dans Nengeh Mensah (dir.) (2005).
une sociologie différente (mais, au départ, d’égale valeur), aux
paradigmes, aux théories et aux concepts différents, ancrée dans un vécu
différent et menant à une connaissance différente mais, espère-t-on, plus
juste et plus englobante, de la réalité sociale ?
8. Et aujourd’hui ?
« On a rêvé à ça, nous ? », s’exclame spontanément Nicole Laurin en
entrevue (janvier 2010). « On était jeunes », explique-t-elle, visiblement
étonnée. J’attendais beaucoup de mon entrevue avec madame Laurin, et
j’ai effectivement reçu beaucoup : le témoignage d’une professeure
(aujourd’hui retraitée) qui a consacré sa vie à l’enseignement et à la
théorisation sociologique et qui a légué des textes importants au Québec.
Je lui suis reconnaissante de m’avoir chaleureusement accordé une
entrevue.
Mais –comment m’en cacher ? – je suis aussi perplexe et désarçonnée
aux lendemains de mon entrevue avec madame Laurin, et ce, d’autant
plus qu’une entrevue toute aussi généreuse et affable avec Diane
Lamoureux, aujourd’hui professeure au département de sciences
politiques de l’Université Laval, s’est tenue environ dans les mêmes
termes.
J’ai posé à ces femmes la plupart des questions qui surgissent
spontanément à la lecture de Les femmes dans la sociologie. Les femmes
sociologues d’aujourd’hui ont-elles un rôle spécifique à jouer dans la
sociologie ? Apportent-elles une vision différente du seul fait d’être
femme ?
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
Non, non et non, me répondent Diane Lamoureux et Nicole Laurin.
Les femmes d’aujourd’hui font de la sociologie de la même façon que les
hommes et elles sont reconnues comme leurs égales. Mais ne font-elles
pas cette sociologie dans le langage des hommes, dans les « termes de
l’oppresseur » ? Qu’est-il advenu des théories « du troisième type » ? Ce
langage est périmé, me font-elles sentir. Il faut certes demeurer
vigilantes, mais nous avons fait notre place et nous nous en réjouissons.
De plus, Nicole Laurin considère l’institutionnalisation du féminisme
comme l’une des grandes victoires du mouvement.
Avons-nous fait notre place ? Selon Diane Lamoureux (2010), les
professeures de sciences sociales soient désormais aussi nombreuses
que les professeurs, « sauf en science politique et en économie, qui sont
les deux domaines du pouvoir ». Mais une rapide compilation des auteurs
étudiés lors de mon baccalauréat en sociologie (2006-2009), montre que
moins de 15 % de ces auteurs sont des femmes. De plus, la proportion de
professeures au département qui est le mien, celui de sociologie à
l’Université Laval, est de cinq sur 16 à l’heure actuelle. Cette proportion
tombe à sept sur 29 si l’on compte les professeurs retraités (non
décédés). Par ailleurs, l’emploi du masculin, en sciences sociales comme
en littérature, est encore la marque de l’universel. Est-ce que ce sont là
des proportions et des faits acceptables ? Doit-on s’en contenter sous
prétexte que les femmes, c’est connu, n’ont pas écrit, ni enseigné,
jusqu’en 1960 ? (Ou ignore-t-on qu’elles ont, bel et bien, écrit ?)
Pour ma part, je continue de croire à ce qu’écrivent les femmes de
1981. Comme Colette Guillaumin, je pense que la sociologie produite
jusqu’à aujourd’hui n’est pas neutre. (Elle ne l’est pas, d’ailleurs, sur
plusieurs plans autres que le clivage femme/homme !) Comme elle, je
pense qu’il est important de considérer ce que nous produisons comme
littérature scientifique et d’en reconnaître les biais, afin de mieux les
corriger.
Huguette Dagenais, en 1981, regrettait que les sociologues féministes
aient à charge de prouver que leur travail est légitime. Je crois que c’est
encore le cas. Le recul du féminisme est d’ailleurs reconnu par les
féministes : il est généralement admis que son problème le plus profond
est la perception, tant par les femmes que par les hommes d’aujourd’hui,
que la situation est réglée, sauf pour quelques détails (qui, parfois, n’ont
rien d’anodins). Bien sûr, certaines luttes et acquis ont été reconnus
comme légitimes : l’équité salariale, l’égalité des statuts juridiques, etc.
Mais comme le dit Nicole Laurin en entrevue : il faut être vigilantes.
Madame Laurin rappelle que les budgets universitaires, par exemple,
sont constamment révisés et les priorités aussi. Dans un contexte qui se
targue généralement d’avoir évolué, comment faire reconnaître ce qui
subsiste d’inacceptable, et comment faire financer convenablement les
recherches qui montrent son existence ?
Les femmes de 1981 semblaient si convaincues de la nécessité – de
l’urgence ! – de réformer la sociologie. Comment peuvent-elles aboutir à
un constat si différent aujourd’hui ? Je ne crois pas que la sociologie ait
changé fondamentalement. Elle a largement inclus les recherches du
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
premier et du deuxième types, cela est évident et fort positif. Mais les
femmes de 1981 privilégiaient les recherches du troisième type ! Et
Nicole Laurin appelait de ses vœux une sociologie d’un quatrième type !
Était-ce utopique ?
Oui. C’était utopique. Cela doit-il pour autant nous empêcher de
garder ce type (idéal) de recherche à l’esprit ? Que faut-il faire sur le
terrain ? Se contenter des recherches du premier et du deuxième type ?
Peut-être que les femmes de 1981 se battaient contre des hommes de
paille qu’elles ont elles-mêmes incendiés. Peut-être qu’il n’y a jamais eu
de problème avec la sociologie. Mais il s’écrit si peu sur le sujet qu’il est
difficile de répondre.
Je reconnais qu’il arrive des moments où il faut savoir se contenter
d’une situation imparfaite. Le féminisme tel qu’il se vit en ce moment, et
tel que nous en vivons les avancées en sociologie, a effectivement
apporté aux femmes des espaces de liberté à partir desquelles elles ont
pu s’intéresser à certains sujets. Ces espaces de liberté leur ont aussi
permis de développer des approches et des concepts qu’elles ont été
capables d’inscrire dans la sociologie qui s’échafaude depuis la deuxième
moitié du XXe siècle. Peut-être cela est-il suffisant.
La sociologie est-elle, encore aujourd’hui, pensée par et pour des
hommes ? Pour, je ne sais pas. Mais par : cela est indéniable.
9. Conclusion critique
Ce numéro spécial de Sociologie et sociétés sur les femmes dans la
sociologie montre qu’il y a, en 1981, une réelle théorisation féministe
québécoise. Cette théorisation n’est pas le fait d’une seule ou d’une
poignée de femmes. Elle est interdisciplinaire, interactive et itérative. Les
auteures de Les femmes dans la sociologie se citent entre elles et citent
d’autres auteures féministes québécoises. Ensemble, elles échafaudent la
connaissance et la compréhension de ce qu’elles appellent « oppression
des femmes » et réfléchissent à l’avenir de cette sociologie des femmes
qu’elles contribuent à faire advenir. Le corpus réuni dans ce numéro de
Sociologie et sociétés forme un état de fait riche et stimulant de la
sociologie des femmes en 1981. Peu de domaines de la pensée échappent
à l’autocritique des auteures étudiées : sujet, objet, champs d’étude,
pratique, méthode, épistémologie, théorie, tout peut être remis en
question. Tout l’est. Aux yeux des auteures de Les femmes dans la
sociologie, l’heure est à la synthèse des théories explorées et à la
nomenclature des études effectuées. Il faut faire le point pour orienter
l’avenir. On sent une réelle sororité entre les auteures, une communion
de pensée qui dépasse leurs mésententes parfois substantielles et leurs
hésitations30. Car au-delà de la divergence des points de vue, une
sociologie des femmes est en construction et il faut rassembler les forces
vives de toutes celles qui pensent que la sociologie a tout à gagner à
inclure la perspective féminine dans sa vision du monde. En ce sens, la
démarche des auteures de Les femmes dans la sociologie consiste plutôt
30 Le questionnement de Lamoureux (132), par exemple, sur la capacité du marxisme à
aborder les questions de femmes, était loin de faire consensus en 1981. Cette question
semble aujourd’hui dépassée.
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
en une réaction à la sociologie québécoise qu’en une inscription au sein
de celle-ci.
Le courage et l’inventivité de ces femmes qui n’ont pas craint, au
cœur de la tourmente des rapports femmes-hommes, de se dire
féministes et de dénoncer haut et fort ce qu’elles considéraient comme
des injustices, peuvent servir de phare aux sociologues de la nouvelle
génération. Or, si, au vingt-et-unième siècle, ce sont d’abord les diktats
du néocapitalisme et de la mondialisation qui musèlent les penseures et
qui discréditent les approches subversives, il ne faut pas se leurrer. La
conception masculine de la société tient toujours le haut du pavé et
impose encore, tant au cœur de la doctrine néocapitaliste que dans nos
vies quotidiennes, un « plafond de verre »31 qui empêche la pensée
humaine32 d’accéder à la complexité et à la complétude qui devraient
être son fait. Les acquis du féminisme sont certes indéniables. Les
femmes travaillent beaucoup plus qu’avant et dans de meilleures
conditions. Mais elles le font selon les exigences des hommes33. Elles
Il s’agit d’un anglicisme évocateur. Le terme « glass ceiling », en effet, a surgi dans la
langue anglaise du XXe siècle aux seules fins de qualifier de multiples facettes des
difficultés liées au fait d’être femme.
32 Un correcteur attentif de mon texte me demande si je ne veux pas plutôt dire
« pensée féminine ». Non. C’est bien la pensée humaine qui manque en complexité à
cause de la difficulté qu’éprouvent les femmes à faire valoir la moitié de l’humanité qui
est la leur.
33 Ceci est particulièrement évident en politique. Le parti Québec solidaire, par
exemple, qui essaie de mettre de l’avant des pratiques politiques alternatives, se voit
constamment discrédité dans les journaux, notamment pour son « entêtement » à
prôner une direction bicéphale (femme-homme) à la tête du parti. Les femmes qui
veulent faire de la politique doivent par ailleurs passer sous silence le fait qu’elles ont
des enfants. Le collectif Femmes, politique et démocratie connaît bien cette situation :
si les femmes ne représentent encore, en 2010, que de 10 % (au municipal) à environ
30 % (au provincial) des élues, écrit le collectif, c’est parce que, « plusieurs freins à
l’émergence de candidatures féminines se manifestent dans tous les partis et à tous les
paliers »
(http://www.femmes-politique-et-democratie.com/editorial3.php).
31
pensent (publiquement du moins) avec les mots des hommes34. La seule
écriture de ce texte se heurte à l’incompréhension: pourquoi l’écrire au
féminin ? Pourquoi mettre l’accent sur le paternalisme et les injustices
historiques commises plus ou moins consciemment par la société dirigée
par les hommes ? Pourquoi utiliser des termes comme « sociologie des
hommes » et « société patriarcale » ? Comment oser affirmer que certains
hommes ont essayé de pervertir les visées du féminisme en s’y
infiltrant ? Pourquoi ne pas montrer que des couples lesbiens sont aussi
le lieu de rapports dominante-dominée ? Etc.
Les féministes de 2010 continuent d’accomplir un excellent travail
qu’elles ancrent dans la réalité de notre époque. Et pourtant, devant ces
constats, on ne peut que ressentir l’appel à la prise de conscience des
sociologues de 1981 avec plus d’urgence que jamais. Tant nos vies
personnelles que la forme que prendra notre vie en société pourraient
Autrement dit : les femmes peuvent faire de la politique, mais à la condition sine qua
non qu’elles le fassent selon les exigences des hommes. Prenant la mesure de cette
restriction, Manon Tremblay et Édith Garneau (2005) concluent que la participation
des femmes à la politique est surtout symbolique.
34 En 2010, rares sont les femmes qui osent dénoncer la guerre comme inutile,
coûteuse et meurtrière, de peur de se voir taxer d’angélisme, par exemple. C’est ma
conviction profonde qu’elles n’en pensent pas moins. Le discrédit de toute pensée
typiquement féminine est d’autant plus frustrant que lorsqu’il n’est plus possible de
nier sa pertinence, cette pensée est reprise par les hommes et applaudie. C’est le cas
flagrant du discours écologiste : malgré le fait que l’écoféminisme existe depuis les
années 1970, par exemple, ce n’est que depuis que le discours écologiste a été repris
par les politiciens et les journalistes, au tournant des années 2000, que ce discours est
considéré comme intelligent et crucial. (Notons au passage que selon l’Actualité, les
hommes continuent d’occuper environ 75 % des positions d’autorité dans les grands
médias. [http://www.actualiteenclasse.com/fiches/130.html Site consulté le 18 avril
2008.] Quant aux politiciens, est-il nécessaire de rappeler qu’en 2010, aucun
parlement provincial ne dépasse les 30 % d’élues? (Cette palme revient au Manitoba.
Le Québec compte 26 % d’élues; le parlement d’Ottawa : 20 %
[http://stillcounting.athabascau.ca/table3-1_update.php]. Ce site du collectif
Féminisme et démocratie a été consulté le 18 avril 2008.)
ASPECTS SOCIOLOGIQUES, VOL. 18 NO 1, MARS 2011
dépendre de notre capacité à imposer, fut-ce de façon partielle ou
universelle, une vision féminine de la société.
Annie Cloutier
Candidate à la maîtrise en sociologie
Université Laval
***
Bibliographie
BOUDREAULT, Atshukué (2008), L’évaluation d’un atelier pour soutenir
l’exercice du pouvoir des parents pendant l’accouchement, Mémoire de
maîtrise, Québec, Université Laval.
NENGEH MENSAH, MARIA (dir.) (2005), Dialogues sur la troisième vague
féministe, Montréal, Remue-ménage.
TREMBLAY, Manon et Édith GARNEAU (1997). « Femmes et représentation
politique au Québec et au Canada », Politique et société, vol. 16, no 2
Documents électroniques
DOFNY, JACQUES (1969), « Éditorial », Sociologie et sociétés, vol. 1, no 1
LAURIN-FRENETTE, Nicole (dir.) (1981), « Les femmes dans la sociologie »,
Sociologie et sociétés, vol. 13, no 2
Tous les documents électroniques ont été consultés sur Internet en janvier
2010 : http://www.erudit.org/revue/socsoc/.
Entrevues menées par l’auteure, en janvier 2010, auprès de Diane
Lamoureux, professeure de sciences politiques à l’Université Laval et de
Nicole Laurin, professeure retraitée de sociologie à l’Université de
Montréal.
Téléchargement