Biophysique Mécano-sensibilité cellulaire : adaptation physique à la rigidité
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changement de pente dF/dt. Cette observation est en désac-
cord avec les modèles admis jusque là qui supposaient que
la réponse cellulaire est contrôlée par le niveau de force
appliqué à certaines molécules mécano-sensibles.
Enfin, si l’on se concentre sur un changement de rai-
deur donné (figure 4b), on observe que le changement de
dF/dt (pente locale de la courbe de force) a lieu brutale-
ment, sans que l’on puisse percevoir un quelconque
régime transitoire. L’adaptation de la contractilité cellu-
laire à la raideur se fait donc sur une échelle de temps plus
rapide que la résolution temporelle de notre système d’ac-
quisition, c’est-à-dire en moins de 0,1 seconde. Les
générateurs de force à la charge. Ce mécanisme d’adapta-
tion à la rigidité est par nature très différent des modèles
qui impliquent une régulation de la contractilité cellulaire
via des cascades biochimiques (encadré 1). Une différence
notable entre ces deux processus réside dans le temps
caractéristique de réponse. Une réponse de type pure-
ment mécanique, comme dans le cas d’une adaptation
d’impédance, doit être quasi-instantanée. En revanche,
des boucles de régulation chimique déclenchées au niveau
local des adhésions, amplifiées et coordonnées à l’échelle
de la cellule dans son ensemble, exigeraient au minimum
quelques secondes. C’est ainsi que nous avons cherché à
révéler la cinétique de réponse de la cellule à la rigidité,
mais cela exigeait au préalable de mettre au point un pro-
cédé permettant de changer, en temps réel, la rigidité per-
çue par une cellule vivante.
Raideur effective et réponse
instantanée à la rigidité
Lorsqu’une cellule se contracte entre les micro-
lamelles de notre appareil à force, la déformation cellu-
laire et la déformation de la lamelle-ressort sont égales
(figure 1). La relation force-déformation est donc imposée
par la micro-lamelle dont la raideur contrôle ainsi le point
de fonctionnement de la machinerie contractile de la cel-
lule. Pour nous affranchir de la raideur physique de la
lamelle-ressort, nous avons développé un système de
double rétroaction qui nous permet de contrôler indépen-
damment déformation cellulaire et déformation de la
lamelle-ressort (encadré 2). Nous pouvons ainsi imposer, à
loisir et en temps réel, une relation force-déformation
arbitraire correspondant à une raideur effective comprise
entre zéro et l’infini.
Nous avons ainsi pu mesurer la force de traction géné-
rée par une cellule isolée soumise à des changements sou-
dains et importants de la raideur effective, alternant par
exemple entre 5 et 90 nN/μm (figure 4a). À titre de compa-
raison, nous avons reporté sur le même graphe les courbes
de traction obtenues avec des ressorts de raideurs équiva-
lentes aux valeurs de keff (5 et 90 nN/μm). La première
observation est que la pente dF/dt change à chaque chan-
gement de raideur effective. De plus, que la valeur de la rai-
deur soit simulée ou corresponde à la rigidité vraie d’une
lamelle-ressort, les pentes observées sont identiques. La
cellule se comporte donc vis-à-vis du système à raideur
effective comme elle le fait avec de vrais ressorts, adaptant
dF/dt (et donc la vitesse de contraction et la puissance
mécanique) à la raideur perçue de son environnement.
Ensuite, il apparaît que le paramètre de contrôle de la
réponse cellulaire est bien la raideur et non le niveau de
force cellule-substrat. D’une part, on observe que les chan-
gements de raideur effective (par définition, disconti-
nuité de keff) ont lieu sans discontinuité pour la valeur de la
force F. D’autre part, deux changements identiques de keff
effectués à différentes valeurs de force induisent le même
400
300
200
206
204
202
200
198
196
100
0
0 200 400 600 800 1000
10301025102010151010
1200
5
5
90
90
Force (nN)Force (nN)
Raideur effective (nN/µm)
Raideur effective (nN/µm)
a
b
Temps (s)
Figure 4 – (a) Évolution de la force de traction (bleu) lors d’une expérience
où la raideur effective (rouge) est commutée de 5 à 90 nN/μm et vice
versa. Les points en noir servent de références ; ils correspondent aux
résultats obtenus avec des lamelles-ressorts de raideurs équivalentes
aux valeurs de keff choisies (disques pleins : 5 nN/μm – disques vides :
90 nN/μm). On observe que, pour une valeur de raideur donnée,
dF/dt est la même que la raideur soit réelle ou effective. Par ailleurs, la valeur
de dF/dt est clairement contrôlée par keff, et non par le niveau de la force F.
Par exemple, pour deux niveaux de forces différents, le passage de la valeur
de raideur haute, à la valeur basse, induit la même modification de dF/dt. (b)
Détail sur un changement de raideur effective. La force générée par la cellule
est relevée à intervalles de 0,1 seconde (points bleus). On ne peut distinguer
de régime transitoire entre les pentes dF/dt avant et après le changement
de raideur effective. L’adaptation de la contractilité cellulaire a donc lieu en
moins de 0,1 seconde (figure adaptée de Mitrossilis et al. PNAS 2010).