3 questions à... 3 Entretien avec Pascale This (Institut Curie) sur la chimio-prévention du cancer du sein Pascale This on the chemoprevention of breast cancer > Quel est le bilan actuel des essais de prévention du cancer du sein avec le tamoxifène ? Rappelons que le tamoxifène (tam) est un modulateur sélectif des récepteurs des estrogènes (SERM) de type I. À ce jour, quatre essais randomisés ont été conduits pour apprécier l’efficacité de ce composé pour réduire le risque de cancer du sein. Tous comparaient le tamoxifène (20 mg/j) pendant 5 ans à un placebo. Le plus important, l’essai PI du NSABP, portait sur 13 388 femmes à “haut risque de cancer du sein” : il s’agissait de femmes âgées de plus de 60 ans, ou de femmes entre 35 et 59 ans dont le risque de cancer du sein calculé à l’aide du modèle de Gail était supérieur à 1,66 % sur 5 ans, ou de femmes présentant une hyperplasie atypique (HA) ou un carcinome lobulaire in situ (CLIS). Deux études britanniques incluaient des femmes à risque essentiellement familial, celle du Royal Marsden (2 471 femmes), et l’essai IBIS 1 (7 152 femmes). Enfin, une étude italienne portait sur 5 408 femmes hystérectomisées, sans que des facteurs de risque de cancer du sein ne soient requis. Le risque de cancer du sein infiltrant s’est révélé significativement réduit par le tamoxifène dans l’essai P1, RR : 0,51 (0,39-0,66), et dans l’essai IBIS 1, RR : 0,68 (0,50-0,92), mais pas dans les deux autres études. Une méta-analyse des quatre essais groupés a ensuite conclu à une réduction significative de 38 % du risque de cancer du sein sous tamoxifène, avec un RR à 0,62 (0,42-0,89), donc d’une amplitude plus modérée que celle retrouvée dans l’essai P1. L’essai P1 a, par ailleurs, permis de préciser plus finement l’efficacité préventive du tam : ce composé réduit le risque de cancer infiltrant hormonodépendant, mais non le risque de cancer ne comportant pas de récepteurs des estrogènes. Par ailleurs, il réduit de 50 % le risque de cancers in situ (p < 0,002). Un point important concerne son efficacité en cas de mastopathie à très haut risque : la réduction du risque de cancer du sein infiltrant est observée en cas de CLIS, RR : 0,44 (0,16-1,06), et de HA, RR : 0,14 (0,03-0,47). L’essai P1 a également permis de préciser les autres effets du tam : effets bénéfiques tels que la réduction du risque de fractures de hanche et de poignet, RR : 0,81 (0,63-1,05), mais aussi effets délétères : parmi les plus ennuyeux, l’augmentation du risque de cancer de l’endomètre, RR : 2,53 (1,35-4,97), d’accidents thromboemboliques veineux, notamment d’embolie pulmonaire, RR : 3,01 (1,15-9,27), et de cataractes, RR : 1,14 (1,01-1,29). Dans l’essai IBIS 1, il existait une augmentation significative sous tam du nombre de décès. La mise en évidence de ces effets délétères amène donc à se poser la question du rapport global des bénéfices et des risques du tam, et a conduit certaines équipes à proposer des modèles d’analyse 328 ?? questions à... de décision. En pratique, l’utilisation de tels modèles reste controversée, d’une part, parce qu’ils s’appuient sur le modèle de Gail pour la détermination du risque de cancer du sein (ce modèle a une bonne valeur prédictive à l’échelon statistique, mais reste difficilement applicable à l’individu en raison de son faible pouvoir discriminant) et, d’autre part, en raison de l’absence de données sur l’effet du tam à long terme. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration approuve l’utilisation du tam chez les femmes dont le risque de cancer du sein sur 5 ans est égal ou supérieur à 1,66 % selon le modèle de Gail, mais recommande une appréciation individuelle des bénéfices attendus et des risques encourus par une telle prescription. Le bénéfice attendu pourrait concerner les femmes à risque élevé de cancer du sein, quel que soit leur âge, les femmes jeunes (moins susceptibles d’avoir des effets indésirables), et les femmes hystérectomisées. En France, le tam ne dispose pas d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) en prévention du cancer du sein. Récemment, en 2005, a été publiée l’actualisation des résultats de l’essai P1, avec 7 ans de suivi. Après la publication des résultats initiaux en 1998, l’aveugle a été levé : les femmes du groupe tamoxifène ont pu continuer à prendre ce composé pour une durée totale de 5 ans. Les femmes du groupe placebo ont eu la possibilité de commencer un traitement par tam, ou de participer à l’essai STAR, qui comparait le raloxifène au tamoxifène chez des femmes à risque de cancer du sein. En tout, 32 % des femmes du groupe placebo ont accepté ces propositions. De ce fait, bien que les résultats de l’étude actualisée soient intéressants, ils ne permettent pas, comme le soulignent les auteurs, d’apprécier réellement les effets du tamoxifène versus placebo stricto sensu. Cette publication confirme la réduction du risque de cancer du sein infiltrant sous tam, RR : 0,57 (0,46-0,70), et de cancer du sein non invasif RR : 0,63 (0,45-0,89). Elle confirme également l’augmentation du risque d’accidents tromboemboliques veineux et celle de cancer de l’endomètre chez les femmes de plus de 50 ans. > Quels sont les résultats des derniers essais avec les SERM, et en particulier ceux de l’essai STAR ? Le raloxifène est un SERM de 2e génération. Ses propriétés sur le tissu osseux ont été à l’origine de l’essai multicentrique MORE, qui comparait le raloxifène à la dose de 60 et de 120 mg/j à un placebo chez 7 705 femmes ménopausées ostéoporotiques. Le critère primaire de jugement était le risque de fracture ostéoporotique. L’évaluation du risque de cancer du sein constituait un objectif secondaire. Cet essai a permis d’établir l’efficacité du raloxifène en prévention des fractures vertébrales, et a également La Lettre du Cancérologue - Vol. XV - n° 6 - novembre 2006 ?? questions à... soulevé beaucoup d’espoirs : en effet, après un suivi médian de 40 mois, on retrouvait une réduction du risque de cancer du sein invasif chez les femmes sous raloxifène, RR : 0,24 (0,13-0,44), et notamment de cancer du sein hormonodépendant, RR : 0,1 (0,04-0,24), soit une diminution de 90 %. Cet effet favorable du raloxifène sur le risque de cancer du sein a ensuite été confirmé lors de la prolongation de l’étude MORE, par l’étude CORE, portant sur un sous-groupe de plus de 4 000 femmes de la cohorte MORE, suivies pendant 4 années supplémentaires. Cependant, il était difficile d’établir une conclusion ferme sur l’effet du raloxifène en prévention du cancer du sein, car l’étude MORE n’avait pas été construite dans cet objectif. De fait, l’essai STAR a été initié pour comparer l’efficacité préventive du tamoxifène et du raloxifène. Il s’agit d’un essai prospectif randomisé en double aveugle, conduit en Amérique du Nord et au Canada. Dix-neuf mille sept cent quarante-sept femmes ménopausées ayant un risque de cancer du sein accru ont été incluses. Leur âge moyen était de 58,5 ans, et leur risque moyen de cancer du sein de 4,03 % à 5 ans. Elles ont reçu du tamoxifène 20 mg/j ou du raloxifène 60 mg/j. Notons que 19 % des femmes avaient au moins deux antécédents de cancer du sein au 1er degré, et plus de 71 % au moins un antécédent. Plus de 9 % avaient eu une biopsie montrant un CLIS, et 22,5 % une HA. Les résultats de cet essai viennent d’être récemment publiés avec une durée moyenne de suivi de 3,9 ans, et une durée de traitement de 3,1 ans. L’efficacité préventive du raloxifène est en fait équivalente à celle du tamoxifène, et non supérieure, RR : 1,20 (0,82-1,28). En revanche, on note moins de cancers du sein non invasifs sous tam, RR : 1,40 (0,98-2,0). Ces deux composés ont la même efficacité chez les femmes ayant une HA ou un CLIS. Il y a moins de cancers de l’utérus sous raloxifène, RR : 0,62 (0,351,08), moins d’hyperplasies de l’endomètre, moins d’événements thromboemboliques veineux, RR : 0,70 (0,54-0,91), et moins de cataractes, RR : 0,79 (0,68-0,92). Les taux de fractures ostéoporotiques, d’événements coronariens, d’accidents vasculaires cérébraux, et la mortalité sont identiques dans les deux groupes. Il s’agit donc de résultats “mitigés” : l’efficacité préventive du raloxifène est moins importante que ne le laissait espérer l’étude MORE, mais ce composé semble avoir moins d’effets délétères que le tam : bien que l’étude MORE ait montré que le raloxifène augmente le risque thromboembolique veineux par rapport à un placebo, cet effet est moindre que celui du tam, et le raloxifène n’augmente pas le risque de cancer de l’utérus. Concernant la qualité de vie, les femmes sous tam présentent plus souvent des problèmes gynécologiques, des symptômes vasomoteurs, des crampes, et une incontinence urinaire. Sous raloxifène, on note en revanche plus souvent des dyspareunies et une prise de poids. Soulignons que ces différences étaient de faible amplitude. En pratique, en France, le raloxifène dispose d’une AMM pour le traitement et la prévention de l’ostéoporose à prédominance vertébrale chez la femme ménopausée. Il est cependant prématuré de le prescrire en prévention du cancer du sein, car des interrogations demeurent, notamment sur la durée de prescription, et sur les effets de ce composé à long terme. La Lettre du Cancérologue - Vol. XV - n° 6 - novembre 2006 > Quelles sont les nouvelles approches actuellement en cours avec les inhibiteurs de l’aromatase ? Comment définir et sélectionner les femmes “à risque” concernées par ces essais de prévention ? D’autres composés que les SERM sont également des candidats potentiels pour la chimio-prévention du cancer du sein, notamment les inhibiteurs de l’aromatase : rappelons que dans l’essai ATAC, qui comparait la prise de tamoxifène à celle d’anastrozole ou à celle de leur combinaison pendant cinq ans chez des femmes ménopausées en traitement adjuvant d’un cancer du sein, on retrouvait un risque de cancer du sein controlatéral plus faible sous anastrozole que sous tam, RR : 0,42 (0,22-0,79), ce qui laissait espérer une efficacité encore supérieure en prévention du cancer du sein. Plusieurs essais de chimio-prévention sont actuellement en cours : l’essai IBIS 2, au Royaume-Uni, compare l’anastrozole à un placebo chez des femmes à risque élevé de cancer du sein, et l’essai MAP 3, aux États-Unis, compare l’aromasine à un placebo. Deux autres essais concernent plus spécifiquement les femmes génétiquement prédisposées : l’essai ApreS, en Italie, compare l’aromasine à un placebo, et l’essai LIBER devrait commencer prochainement en France, et comparera le létrozole à un placebo. L’une des questions centrales qui reste posée est celle de la définition du profil de risque des femmes susceptibles de se voir proposer un traitement préventif. Les femmes porteuses d’une mutation des gènes BRCA1 ou BRCA2, et celles chez qui des biopsies ont mis en évidence une HA ou un CLIS peuvent être clairement identifiées, que ce soit sur la base d’une enquête génétique, ou sur celle d’un examen anatomopathologique. Il est, en revanche, plus difficile de cerner les candidates potentielles à ces traitements préventifs parmi les femmes à risque familial plus modéré (lorsque les antécédents familiaux n’incitent pas à effectuer une enquête génétique) ou lorsqu’une mutation délétère n’a pu être identifiée dans la famille. Différents modèles statistiques sont actuellement à l’étude, pour définir, à partir d’une situation familiale donnée, la probabilité qu’une femme soit porteuse d’une prédisposition génétique. Par ailleurs, pour déterminer le niveau de risque de cancer du sein d’une femme en l’absence de contexte familial, d’autres équipes tentent actuellement, dans le même esprit que le modèle de Gail, de construire des modèles statistiques intégrant, outre les facteurs de risque hormonaux classiques, des facteurs d’individualisation plus récente, telle la densité mammographique. Bien sûr, tous ces modèles devront ensuite être validés dans les populations de femmes concernées. Il faudra enfin déterminer les seuils “de risque de cancer du sein” ou de “probabilité de prédisposition” à partir desquels la prescription d’un traitement préventif deviendra légitime. Ainsi, pouvons-nous conclure que dans le domaine de la chimioprévention du cancer du sein, des interrogations notables demeurent sur les composés utilisables, les femmes qui pourraient en bénéficier, la durée idéale de prescription, les effets à long terme, et surtout le rapport global des bénéfices et des risques de ces traitements. Ce dernier point sera capital, puisqu’il s’agit de réduire le risque de cancer du sein chez des femmes en bonne santé. N 3 questions à... 3 329