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La Lettre du Cancérologue - volume X - n° 4 - juillet-août 2001
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a prévalence des mutations d’un gène de prédisposi-
tion au cancer dans une population et leur péné-
trance, c’est-à-dire la probabilité d’apparition d’une
tumeur maligne à un âge donné pour les porteurs d’une muta-
tion, sont difficiles à évaluer précisément. Leur estimation est
influencée par le mode de sélection de la population, comme
nous allons l’illustrer ci-après pour le gène p53.
LIMITES DES CRITÈRES DE SÉLECTION DU SYNDROME DE
LI-FRAUMENI
En 1969, à partir d’un collectif de 648 enfants atteints d’un
sarcome des tissus mous, Li et Fraumeni ont décrit 4 familles
dans lesquelles on retrouvait un excès de différentes tumeurs
malignes développées à un âge jeune chez les apparentés (1).
En 1988, sur la base d’un suivi de 24 familles, une première
définition du syndrome de Li-Fraumeni (LFS) a été proposée
(2). Une famille répondant aux critères du LFS “classique”
devait comprendre 3 cas :
un patient atteint d’un sarcome avant l’âge de 45 ans ;
un apparenté du 1er degré avec un cancer avant l’âge
de 45 ans ;
un apparenté du 1er ou 2edegré avec un cancer avant l’âge de
45 ans ou un sarcome sans critère restrictif d’âge au moment
du diagnostic.
Un large éventail de tumeurs malignes survenaient dans ces
familles, avec principalement des sarcomes osseux, des sar-
comes des tissus mous, des cancers du sein, des tumeurs céré-
brales, des leucémies et des corticosurrénalomes chez des
sujets jeunes.
En 1990, la mise en évidence de mutations germinales du gène
p53 a permis la caractérisation moléculaire de ce syndrome
(3, 4). Pour le LFS “classique” tel qu’il est défini plus haut,
une mutation de p53 était retrouvée dans 50 à 70 % des
familles (5).
Cependant, les familles présentant les critères du LFS “clas-
sique” sont rares et ne recouvrent pas l’ensemble des patients
porteurs d’une mutation germinale de p53. D’autres études uti-
lisant des critères de sélection moins stricts, comme le syn-
drome de Li-Fraumeni-like (LFL) (6) ou le syndrome de Li-
Fraumeni incomplet (LFI) (7), ont montré des mutations dans
20 à 25 % des familles.
Les estimations de la sensibilité de l’identification des muta-
tions de p53 et de leur pénétrance sont valides pour la popula-
tion sélectionnée dans ces études, mais difficilement extrapo-
lables. Des données d’épidémiologie génétique provenant de
différentes populations moins sélectionnées sont nécessaires.
Une évaluation de la prévalence des mutations de p53 dans la
population générale est impossible en raison des problèmes de
mise en place d’une telle étude et de son coût. On détecterait
probablement moins d’une mutation de p53 pour 1 000 sujets,
et il serait impossible d’interpréter ces résultats en termes de
risque de développement d’une tumeur en dehors d’un
contexte clinique précis.
CRITÈRES DE SÉLECTION DES PATIENTS : NI TROP
STRICTS, NI TROP LARGES
Une étude française a rassemblé un collectif de 2 691 familles
d’enfants âgés de moins de 18 ans atteints d’un cancer et trai-
tés à l’Institut Gustave-Roussy (8). La sous-population dans
laquelle une recherche de mutations de p53 serait réalisée
devait obéir à des critères :
suffisamment stricts pour avoir une chance de détecter une
mutation (valeur prédictive positive des critères de sélection) ;
suffisamment larges pour manquer le moins possible de
mutations (sensibilité des critères de sélection).
Il a été choisi de sélectionner les familles des enfants traités
pour un cancer qui avaient au moins un apparenté du premier
ou du second degré, ou encore un cousin germain, atteint d’un
cancer avant l’âge de 45 ans. Les enfants sans histoire fami-
liale mais ayant présenté plusieurs tumeurs primitives étaient
également inclus. La recherche de mutations germinales de
p53 a pu se faire chez 268 cas index répondant à ces critères de
sélection. Dix-sept mutations (6,3 %) ont été identifiées. Parmi
celles-ci, on a retrouvé 4 néomutations, dont un enfant ayant
présenté plusieurs tumeurs primitives sans apparenté atteint et
3 enfants avec seulement un apparenté atteint. Cependant, pour
les 13 autres enfants, il était souvent retrouvé plusieurs appa-
rentés atteints de cancer.
Afin de préciser l’importance de la sélection des patients pour
la recherche des mutations de p53, on a calculé, pour différents
groupes définis (tableau I) :
la valeur prédictive positive des critères de sélection (c’est-à-
dire le pourcentage de sujets mutés pour p53 sur l’ensemble
des sujets d’un groupe) ;
la sensibilité des critères de sélection (c’est-à-dire le pour-
centage de mutations détectées dans un groupe donné sur
l’ensemble des mutations détectéesdans la population étudiée).
Syndrome de Li-Fraumeni : qui tester ?
C. Monnerat*, A. Chompret**
*Unité des marqueurs génétiques du cancer, Institut Gustave-Roussy.
**Département de médecine, Institut Gustave-Roussy, 39, rue Camille-
Desmoulins, 94805 Villejuif Cedex.
L
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Quatre critères familiaux ont été définis (très élargis, élargis,
stricts et très stricts) (9). Pour ces 4 niveaux de définition, une
stratification des enfants (les cas index) a été réalisée en fonc-
tion du type de tumeur qu’ils présentaient : soit tout type de
cancer, soit un cancer de type “spectre étroit” (un sarcome,
une tumeur cérébrale, un cancer du sein, un corticosurréna-
lome).
Le tableau I montre les variations de la valeur prédictive et de
la sensibilité de la recherche de mutations de p53 en fonction
des définitions (strictes ou élargies) appliquées (9). Lorsque
l’ensemble des enfants avec tout type de cancer était considéré,
le pourcentage de mutations décelées restait inférieur à 15 %,
sauf dans le groupe avec des critères familiaux très stricts.
En revanche, le rendement diagnostique était plus élevé chez
les enfants avec une tumeur appartenant au “spectre étroit”.
Pour la sensibilité, à l’inverse, les chiffres étaient élevés pour
les critères élargis, mais à peine de 43 à 53 % pour les critères
très stricts, ce qui signifie que, si l’on ne recherche une
mutation de p53 que chez ces patients très sélectionnés, on
manque la moitié des cas.
Pour le sous-groupe particulier d’enfants ayant présenté plu-
sieurs tumeurs primitives, 6 mutations chez 26 sujets ont été
identifiées. La valeur prédictive positive des critères familiaux
était plus élevée de 21 % si aucun critère n’était rempli à
100 % pour les critères très stricts. Cela signifie qu’un enfant
atteint de plusieurs tumeurs primitives du spectre étroit dans
une famille répondant aux critères de LFS est très certainement
porteur d’une mutation de p53.
À partir de l’échantillon des familles positives pour une
mutation de p53, le risque cumulé de développer un cancer
avant l’âge de 45 ans chez les porteurs de la mutation a été
estimé à 27 % pour les hommes et à 82 % pour les femmes.
Un risque très élevé de cancer du sein expliquait cette
différence de pénétrance entre les sexes. C’est pourquoi une
série de l’Institut Curie comprenant 116 patientes avec un dia-
gnostic de cancer du sein avant l’âge de 36 ans a également été
analysée. La rentabilité était très faible, avec seulement
3 mutations détectées (2,5 %). Sur les 21 familles ne compre-
nant que des cancers du sein chez les apparentées, aucune
mutation de p53 n’a été identifiée. Deux des trois mutations
ont été retrouvées dans des familles remplissant des critères
familiaux stricts identiques à ceux du LFS.
RECOMMANDATIONS DU GROUPE FRANÇAIS DU LFS
Sur la base de cette étude, le Groupe français du LFS (10)
a défini des critères raisonnables de recherche de mutations de
p53 (tableau II)(9). Selon ces critères, une mutation devrait
être retrouvée dans environ 20 % des cas (valeur prédictive
positive de 20 %), et environ 20 % des mutations de p53 sus-
ceptibles d’être identifiées à l’aide des critères élargis seraient
manquées (sensibilité de 80 %). Le cas particulier du cortico-
surrénalome, une tumeur très rare chez l’enfant, a été ajouté
aux critères, car une mutation de p53 est retrouvée dans 50 à
80 % des cas (11, 12).
IMPORTANCE DES TECHNIQUES DE LABORATOIRE
Dans cette étude, la recherche de mutations de p53 était
effectuée par un test fonctionnel chez la levure et/ou par une
détection des hétéroduplex par SSCP, suivi d’un séquençage
direct des formes anormales. Certaines mutations, comme les
réarrangements de grande taille, échappent à la détection par
ces techniques.
Définition des critères familiaux
Au moins un apparenté du 1er ou 2edegré avec :
tout type de cancer
un sarcome, une tumeur cérébrale, un cancer du sein, un carcinome des
glandes surrénales, une hémopathie maligne, un cancer gastrique,
un mélanome ou une tumeur germinale (spectre large)
un sarcome, une tumeur cérébrale, un cancer du sein, un corticosurrénalome
(spectre étroit)
le spectre étroit et un second apparenté du 1er ou 2edegré
avec un cancer avant 45 ans ou un sarcome à n’importe quel âge
Critères
Très élargis
Élargis
Stricts
Très stricts
Valeur prédictive positive
Enfant avec un cancer “type”
Tout cancer Spectre étroit
14/223 (6 %) 12/102 (12 %)
3/141 (9 %) 16/67 (16 %)
12/81 (15 %) 11/47 (23 %)
9/21 (43 %) 8/15 (53 %)
Sensibilité
Enfant avec un cancer “type”
Tout cancer Spectre étroit
14/15 (93 %) 12/15 (80 %)
13/15 (87 %) 11/15 (73 %)
12/15 (80 %) 11/15 (73 %)
9/15 (60 %) 8/15 (53 %)
Tableau I. Valeur prédictive positive et sensibilité de la recherche des mutations de p53 en fonction des critères de sélection (8).
Critères de sélection du Groupe français du LFS
1. Patient atteint d’une tumeur du type "spectre étroit " avant 36 ans
avec au moins un apparenté du 1er ou 2edegré
atteint d’une tumeur du type "spectre étroit" avant 46 ans
(sauf cancer du sein si le cas index a un cancer du sein).
2. Patient atteint de plusieurs cancers primitifs multiples
dont deux de ces tumeurs du type "spectre étroit"
(sauf les cancers du sein multiples)
dont une de ces tumeurs diagnostiquée avant l’âge de 36 ans.
3. Enfant atteint d’un corticosurrénalome
Tableau II. Les trois indications retenues par le Groupe français du
syndrome de Li-Fraumeni pour le diagnostic positif du LFS (10).
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On peut penser que le développement de techniques simples,
rapides et fiables permettra de tester un nombre plus grand
de sujets en élargissant les critères de sélection, mais la renta-
bilité de l’analyse s’en trouvera forcément diminuée.
LE CONSEIL GÉNÉTIQUE
En dehors des considérations précédentes, le LFS pose des
problèmes complexes sur le plan de la prise en charge
médicale et sur le plan éthique (10). Le large spectre de
tumeurs survenant tant dans l’enfance qu’à l’âge adulte limite
les possibilités de dépistage. Seul le dépistage du cancer du
sein dès l’âge de 20 ans par échographie (± mammographie)
paraît pour l’instant réalisable. À défaut d’un protocole de
dépistage systématique, une surveillance médicale annuelle
des cas index et des apparentés porteurs de la mutation
s’impose, afin d’assurer également un soutien psychologique.
Comme pour les autres maladies génétiques (chorée de
Huntington) pour lesquelles le bénéfice du diagnostic
présymptomatique reste incertain, il n’est pas éthique de
proposer une recherche de mutations chez les enfants à risque.
Toute démarche de diagnostic génétique doit être réalisée dans
le cadre d’une consultation spécialisée d’oncogénétique.
Au moins 3 consultations sont nécessaires :
avant la réalisation du test, pour expliquer les implications
d’une recherche d’une mutation constitutionnelle du gène p53
pour l’individu atteint et sa famille en termes de risque de
développer une tumeur ;
après le premier entretien, pour offrir un soutien psycholo-
gique et vérifier l’impact des informations reçues sur
le patient ;
pour donner les résultats, planifier la prise en charge et
rediscuter la possibilité d’une recherche de la mutation de p53
détectée chez les apparentés.
Le conseil génétique est réalisé dans le cadre d’une équipe plu-
ridisciplinaire pédiatrique associant oncogénéticiens,
oncologues, chirurgiens et psychologues. On discutera
l’opportunité de faire pratiquer le test en fonction de la
demande de la famille.
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