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d’ « après la fin du monde » qui collectionne désespérément un espace en voie de
disparition : une scène, un rideau, des meubles, une porte, une fenêtre. L’espace que
le théâtre contemporain remet en question, parce qu’il le doit, est clairement celui de
la demeure. L’obsession des intérieurs domestiques que l’on décèle au contraire dans
le théâtre de Pinter, interroge la demeure en lui donnant un visage, c’est-à-dire en lui
donnant la parole. Comme le fait remarquer Jean-Jacques Lecercle en étudiant le
rapport entre éthique et littérature : « Le mot grec ēthos, signifie la demeure, d’où la
coutume, d’où les mœurs, d’où le caractère, d’où la vie morale »2. La demeure et ses
objets ordinaires murmurent des paroles souffrantes derrière ses lèvres cousues,
parfois même le discours, comme celui de Bridget dans Moonlight, évoque le
souvenir insupportable de maisons brûlées. La souffrance va donc plus loin que celle
des personnages puisqu’elle concerne un concept – celui de « demeure »
qu’Emmanuel Lévinas développe en tant que tel dans Totalité et Infini 3 - qui
rassemble tous les hommes dans un seul visage. Ce qui est en question, c’est le sens
même du séjour de l’homme, ou ce qu’il en reste, sur Terre. La démarche n’est donc
pas photographique ou documentaire, car les images de violence endorment les sens
dans un dernier réflexe de protection plus qu’ils ne les éveillent. La violence de la
scène de Pinter frappe après coup, comme l’écho détonnant d’un appel au
secours qu’Elias Canetti résume ainsi : « Il n’existe aucune action, aucune pensée, à
part celle-ci : quand cessera-t-on d’assassiner ? »4. Le visage de la scène parle au
fond du silence, depuis les coulisses et les recoins obscurs du décor à peine éclairé. Le
visage que décrit Elias Canetti ressemble d’ailleurs à celui de Gloucester dans King
Lear, éborgné et injustement torturé, et que Lévinas érige en paradigme éthique ; la
phrase de Lear « I should even die with pity to see another thus »5 sert de modèle à
l’éthique lévinassienne qui envisage le sujet à partir de l’autre. Chez Lévinas, cette
citation devient un véritable slogan, elle apparaît notamment en épigraphe à l’avant-
propos de L’Humanisme de l’Autre Homme 6. Il s’agira donc, dans cette recherche, de
tenter une approche lévinassienne du visage de la scène dans le théâtre de Pinter et de
comprendre le sens éthique du drame qui part du public. En réalité, l’expression
« visage de la scène » constitue un paradoxe profane parce que la scène de théâtre est,
2 Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, L’Emprise des signes : Débat sur l’expérience
littéraire. Paris : Seuil, 2002. p235.
3 Lévinas, Totalité et Infini. pp162-190.
4 Canetti, Le Territoire de l’Homme. p25.
5 Shakespeare, King Lear. IV : 7, 53-54. p917.
6 Lévinas, L’Humanisme de l’Autre Homme. p7.