LE VISAGE DE LA SCÈNE L`Autre monde d`Harold Pinter et

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LE VISAGE DE LA SCÈNE
L’Autre monde d’Harold Pinter et Émmanuel Lévinas
2
Il m’a volé l’oreille gauche. Je lui ai arraché l’œil
droit. Il m’a escamoté quatorze dents. Je lui ai cousu
les lèvres. Il m’a rôti le derrière à point. Je lui ai
retroussé le cœur. Il a mangé mon foie. J’ai bu son
sang. – Guerre.
Elias Canetti, Le territoire de l’homme 1.
La scène du théâtre d’Harold Pinter présente souvent l’intérieur meublé d’une maison
au premier abord tout à fait ordinaire - lits, tables, et chaises organisent un espace
presque étonnant de réalisme, tandis que les portes et les fenêtres suggèrent qu’il
existe également un monde extérieur. Tout indique le confort et chasse l’inquiétude
claustrophobe d’un public assis dans le noir. Pourtant, cette transparence du décor,
sans fioriture esthétique ni anomalie architecturale, donne une impression de vide. Il
ne s’agit pas vraiment de minimalisme délibéré, mais d’une froideur ambiante qui
circule entre les meubles et accuse les distances entre les quatre coins de la scène.
Personne n’aimerait vivre dans une telle maison : ni celle de The Room, ni celle de
Landscape, ni celle d’Edward dans A Slight Ache ou celle d’Old Times dont les pièces
sont bizarrement symétriques. Malgré leur référence au réel, ces maisons semblent
s’éloigner et appartenir à d’autres espaces et d’autres temps que ceux du public. Plus
on les regarde de près, plus elles nous regardent de loin. Considéré dans son ensemble
d’ailleurs, le théâtre de Pinter ne dément pas ce malaise du décor puisque ces
maisons, ou ces « pièces », se répètent en série, comme dans une œuvre pop art, et
leur reproduction les déréalise au point de susciter une véritable hantise de la maison.
Dans ce vide spectral qui possède l’espace, les seuls objets qui paraissent avoir résisté
au néant ont en général quatre pieds : les tables, les chaises et les lits perdurent tandis
que les personnages, qui n’en ont que deux, sont parfois contraints de s’asseoir voire
de disparaître. Le décor revient de loin - après Beckett et la bombe atomique - et
cependant on ne peut l’atteindre, se l’approprier, s’y « voir ». Le décor pintérien ne
permet aucune identification, aucun reflet, il accuse au contraire son altérité et son
altération. Comment regarder ce décor qui se dérobe à toute prise et se refuse à être
identifié ou reconnu ? Sans compter que l’ambiguïté du discours aggrave la situation :
on ne sait plus si les objets qu’on croyait avoir reconnus, table, chaises, lits, fenêtres,
murs, sont bien ce qu’ils sont. Les fenêtres donnent sur un dehors nocturne ou bien
1
Canetti, Le Territoire de l’Homme : Réflexions 1942-1972. Paris : Albin Michel, 1978. p27.
3
une vision menaçante, les lits transformables mettent parfois le personnage dans une
situation inconfortable voire dangereuse, tandis que les chaises peuvent être musicales
et que sur les tables, on mange parfois son prochain. Concrètement, pour le
spectateur, rien de tout cela ne se passe - « nothing happens » ressassent les
personnages : le glacis réaliste fait l’effet hypnotique d’un loup sur le visage d’une
femme ou d’une pomme verte, comme dans les tableaux de René Magritte. Les
expressions du décor, qui s’évaporent comme la mémoire, ressemblent à celles d’un
mystérieux visage de sorcière. Seul un changement radical de perspective permet de
l’apercevoir ; le fameux Visage de Mae West de Salvador Dalì servira constamment
de paradigme pour appréhender l’espace scénique : de près, on se trouve dans un
salon cossu, des cadres ornent le mur au-dessus de la cheminée, et un sofa pulpeux
nous accueille sur ses coussins moelleux. De loin, à travers une lunette indiscrète et
surélevée, le décor miniaturisé du salon rassemble les traits d’un visage célèbre qui
saute aux yeux : les cadres deviennent des yeux langoureux, la cheminée un « nez »,
et le sofa rouge trahissait déjà l’ardeur des lèvres. Dans la lunette obscène, le visage
monstrueux du décor apparaît comme par magie ; le salon confortable n’était qu’un
leurre pour la perception, naïve et misérable, qui a toujours besoin de verres
correcteurs. Comme l’œuvre de Dalì, la scène de théâtre obéit à ce mécanisme
swiftien qui consiste à changer de perspective pour être enfin capable de « voir »
toutes les choses fantastiques que l’œil rate : lilliputiens, géants de Brobdingnag, l’île
volante des érudits de Laputa, et enfin les sages Houynhnhms. Physiquement, le décor
de Pinter n’a rien d’un visage, d’abord parce que le visage dont on parle ne se donne
pas directement dans la perception. La seule lunette qui permet de le comprendre,
c’est le langage philosophique ou théâtral : les didascalies et le discours des
personnages. Une fois qu’on a chaussé ces verres dépolis que sont les mots, on peut
contempler un visage, terrible et grimaçant comme celui que décrit Elias Canetti – les
lèvres cousues et les yeux tuméfiés, presque aveugles. On enlève vite nos lunettes. Il
en va ainsi de la violence sur la scène de Pinter ; comparé à d’autres théâtres, plus
explicitement engagés dans un combat socio-politique ou plus délibérément « In yer
face » (mais là il s’agit du visage du public), le théâtre de Pinter a paru conformiste
voire « traditionnel ». Le jugement de valeur qui s’attache à ces termes, malgré leur
part de vérité, classe souvent sans suite et à tort, un théâtre hautement subversif.
L’aspect conservateur de la scène concerne l’esthétique, comme on parle d’un
« conservateur » de musée par exemple – en ce sens, le théâtre de Pinter est un théâtre
4
d’ « après la fin du monde » qui collectionne désespérément un espace en voie de
disparition : une scène, un rideau, des meubles, une porte, une fenêtre. L’espace que
le théâtre contemporain remet en question, parce qu’il le doit, est clairement celui de
la demeure. L’obsession des intérieurs domestiques que l’on décèle au contraire dans
le théâtre de Pinter, interroge la demeure en lui donnant un visage, c’est-à-dire en lui
donnant la parole. Comme le fait remarquer Jean-Jacques Lecercle en étudiant le
rapport entre éthique et littérature : « Le mot grec ēthos, signifie la demeure, d’où la
coutume, d’où les mœurs, d’où le caractère, d’où la vie morale »2. La demeure et ses
objets ordinaires murmurent des paroles souffrantes derrière ses lèvres cousues,
parfois même le discours, comme celui de Bridget dans Moonlight, évoque le
souvenir insupportable de maisons brûlées. La souffrance va donc plus loin que celle
des personnages puisqu’elle concerne un concept – celui de « demeure »
qu’Emmanuel Lévinas développe en tant que tel dans Totalité et Infini
3
- qui
rassemble tous les hommes dans un seul visage. Ce qui est en question, c’est le sens
même du séjour de l’homme, ou ce qu’il en reste, sur Terre. La démarche n’est donc
pas photographique ou documentaire, car les images de violence endorment les sens
dans un dernier réflexe de protection plus qu’ils ne les éveillent. La violence de la
scène de Pinter frappe après coup, comme l’écho détonnant d’un appel au
secours qu’Elias Canetti résume ainsi : « Il n’existe aucune action, aucune pensée, à
part celle-ci : quand cessera-t-on d’assassiner ? »4. Le visage de la scène parle au
fond du silence, depuis les coulisses et les recoins obscurs du décor à peine éclairé. Le
visage que décrit Elias Canetti ressemble d’ailleurs à celui de Gloucester dans King
Lear, éborgné et injustement torturé, et que Lévinas érige en paradigme éthique ; la
phrase de Lear « I should even die with pity to see another thus »5 sert de modèle à
l’éthique lévinassienne qui envisage le sujet à partir de l’autre. Chez Lévinas, cette
citation devient un véritable slogan, elle apparaît notamment en épigraphe à l’avantpropos de L’Humanisme de l’Autre Homme 6. Il s’agira donc, dans cette recherche, de
tenter une approche lévinassienne du visage de la scène dans le théâtre de Pinter et de
comprendre le sens éthique du drame qui part du public. En réalité, l’expression
« visage de la scène » constitue un paradoxe profane parce que la scène de théâtre est,
2
Jean-Jacques Lecercle & Ronald Shusterman, L’Emprise des signes : Débat sur l’expérience
littéraire. Paris : Seuil, 2002. p235.
3
Lévinas, Totalité et Infini. pp162-190.
4
Canetti, Le Territoire de l’Homme. p25.
5
Shakespeare, King Lear. IV : 7, 53-54. p917.
6
Lévinas, L’Humanisme de l’Autre Homme. p7.
5
selon Lévinas, le domaine des apparences et de la magie, c’est-à-dire le domaine de
l’Etre, de la façade, et non de l’Autre ou visage. Arguer que le théâtre est le lieu d’un
« face-à-face », relève de l’hérésie – mais on peut peut-être appliquer au texte
lévinassien ce que celui-ci applique au texte biblique : « La profanation n’est pas la
négation du mystère, mais l’une des relations possibles avec lui »7. La référence
même à Lévinas empêche de traiter l’écriture comme un dogme ou une doxa. La
présente étude ne prétend pas construire une nouvelle herméneutique doctrinaire ou
systématique mais explorer le relief du texte de théâtre à travers une lunette extérieure
qui permettrait des changements intéressants de perspective. L’image de la lunette
grossissante de Swift apparaît d’ailleurs explicitement dans le texte de Pinter, en
particulier dans A Slight Ache et Celebration, et constitue un élément essentiel de
l’interprétation. La lunette montre sa propre écriture comme une Odyssée, comme un
voyage en mer, et rappelle à distance la recherche épique du sens chez Joyce et
Proust. Lévinas, quant à lui, parle de l’ « Epos » de l’écriture et de la métaphysique
comme d’une odyssée8. L’éthique lévinassienne s’oppose en effet à une vision
« pédagogique » de la morale, voire à la morale tout court, qu’il dit « naïve » distinction capitale. L’éthique devient l’épreuve douloureuse du face-à-face avec
autrui qui nous ordonne. La dimension épique redonne à ces épreuves un sens
insoutenable et « extraordinaire ». Ce que le serveur du restaurant dans Celebration
voit, ce sont avant tout des hommes et rien d’autre, hormis la surface de l’eau
chamarrée de lumière. L’objet du théâtre et de l’éthique est le même : non seulement
on voit des hommes mais on les approche. L’espace théâtral met le public et les
personnages dans une situation de proximité physique qui le distingue des autres
œuvres littéraires. La lunette grossit démesurément l’observation de l’homme au point
qu’elle en devienne parfois une espèce autre, étrangère – des ogres ou des nains.
Aussi paradoxale que l’expression « visage de la scène » puisse paraître en rapport
avec la philosophie de Lévinas, il semble qu’elle désigne une rencontre qui a bel et
bien lieu avec le public. Considérée séparément, nous sommes cependant d’accord
avec Lévinas pour dire que la scène est le lieu de la dévastation anonyme où
s’opposent des forces sorcières, autrement dit que la scène est la « guerre » et le
« mal ».
7
8
Lévinas, Le Temps et l’Autre. p79.
Lévinas, Totalité et Infini. p75.
6
L’hypothèse qu’on essaiera de démontrer dans cette recherche consiste à défendre
l’idée que la réalité figurée par la scène est éloignée non dans l’espace, mais dans le
temps ; la guerre qu’elle représente nous atteint toujours trop tard, comme la brillance
d’une étoile. La distance astronomique qui sépare le moi du public et l’autre de la
scène n’empêche pas cependant le regard, que le théâtre symbolise, de s’approcher
des étoiles. Il nous a semblé que cette séparation - la « plaie béante »9 qui selon Pinter
définit le théâtre de Shakespeare - est ce qui justement fait du théâtre une rencontre :
la perte de signification qui caractérise le rapport entre le moi et le toi dans le langage,
est une perte de « temps » ou « patience ». Une telle vision de la scène, à des annéeslumière de son public, proscrit toute approche didactique qui ferait intervenir le public
dans le jeu de la scène, et toute approche cathartique basée sur l’identification avec les
personnages. Elle ne permet pas non plus de considérer l’éthique seulement comme
un système de valeurs communes entre la scène et le public qui appartiendraient au
même monde, mais comme un face-à-face indiscret à travers une lunette, presque un
« viol ». Le Visage de Mae West de Dalì ressemble alors de plus en plus au tableau de
Magritte, Viol (1934), qui remplace les traits du visage de l’actrice par un corps de
femme nue ; le déplacement impossible des parties du corps féminins sur le visage
suggère une double nudité, celle du visage et celle du corps intime exposé au public.
Dans la définition du « face-à-face » qu’il élabore dans De l’existence à l’existant,
Lévinas part de l’idée de nudité de l’être comme retrait, comme un ailleurs ou un
envers, exposé par surprise au regard de l’autre : « comme si “le temps d’un sein nu
entre deux chemises” il était surpris. C’est pourquoi la relation avec la nudité est la
véritable expérience – si ce terme n’était pas impossible – de l’altérité d’autrui »10. Le
théâtre de Pinter qui commence presque toujours in medias res reproduit cette
irruption du regard du public qui surprend le visage de la scène nu comme un corps de
femme. Dans cette perspective, le « tu ne tueras point » devient l’objet d’une tentation
obscène et définit la vulnérabilité du visage à partir de ce viol en puissance. L’éthique
de Lévinas naît de la violence et de la guerre plus que de bons sentiments. On pourrait
ainsi définir l’éthique comme l’approche de l’autre dans la justice, la relation sociale
désintéressée c’est-à-dire « malgré soi », dont on est le témoin ou le martyr – Lévinas
dirait l’ « otage ». La justice n’est donc pas seulement le partage des biens, ni la
justesse ou l’équité, mais le respect de la vie d’autrui, la résistance à la tentation de
9
Pinter, « Note sur Shakespeare » in Autre voix : Prose, poésie, politique. Paris : Buchet-Chastel, p16.
Lévinas, De l’existence à l’existant. p60.
10
7
violence - la philosophie de Lévinas et le théâtre de Pinter se rejoignent d’ailleurs
dans la même dénonciation de la guerre. La relation sociale doit s’envisager comme
justice pour faire sens, mais il ne s’agit pas d’une prescription, simplement d’une
« optique » ; dans la préface de Totalité et Infini Lévinas écrit : « L’éthique est une
optique »11. La lunette swiftienne donne un sens éthique aux relations de Gulliver
avec les mondes inconnus qu’il explore dans les replis de la carte géographique. Le
face-à-face s’y raconte comme le voyage périlleux d’un Moi contraint, pour sa survie,
d’écouter et de comprendre l’autre ; il s’y éprouve aussi comme accueil et hospitalité,
et Swift montre bien que tout cela ne va pas de soi et combien on peut être seul parmi
les autres. La lunette de Pinter plonge dans l’abîme du temps plus que dans les recoins
de l’espace : les pièces de Pinter – en particulier Ashes to Ashes, Moonlight, Mountain
Language et Old Times – offrent à la mort un temps de parole à travers le public, elles
« dibboukisent » le public tout entier. Leurs lèvres cousues murmurent des
incantations et leurs yeux aveuglés par l’obscurité de la salle se mettent à voir des
images qui se « décollent »12. L’emprise tenace de l’esprit malin nous force à rester
assis et à patienter. La possession du public par l’esprit malin de la scène, sa tête de
mort, donne à penser la signification à l’envers : elle ne serait donc plus « emprise des
signes » mais « emprise de l’esprit sur les signes ». Pinter spiritualise à nouveau la
réalité désertée de l’absurde ; il peuple le désert de créatures des sables – Rose des
vents, messagers des syrtes – et les eaux du déluge de monstres marins – raies,
amibes, sirènes, Charybde ou Scylla. Le visage fantôme de la scène frappe un public
malade de « normopathie »13 et le réveille de son profond coma. En ouvrant la salle de
théâtre, on laisse entrer le dibbuk ; le théâtre de Pinter montre plus que jamais
l’essentielle passivité du spectateur et l’importance de l’obscurité qui accompagne
l’événement théâtral. La perspective éthique peut avoir des conséquences
scénographiques importantes ; le texte n’aurait pas le même relief sans les jeux de
clair obscur préétablis par le dramaturge par exemple, ou bien dans un théâtre rond.
La scénographie devrait également tenir compte de la saillance baroque du discours,
de l’animalisation des personnages sans briser l’apparence de réalisme. Au lieu de
présenter une mise en scène qui exorcise les dibbouks, il en faudrait une qui puisse les
faire mieux entendre – accentuer l’exotisme qui se superpose au décor, multiplier le
11
Lévinas, Totalité et Infini. p8.
Evelyne Grossman, La Défiguration. p33.
13
Grossman, p17.
12
8
jeu des voix, masquer les murs de la demeure. L’interprétation « poéthique » de cette
recherche a tenté de mettre l’accent sur le sens des expressions que le texte de théâtre
expose : chaque spectacle est une expression différente. Le théâtre modifie les
perspectives pour inviter au voyage, susciter le rêve de la langue qu’offre le texte.
L’enjeu de la perspective éthique est de montrer que l’on sort d’une pièce de théâtre
en ayant « vécu » une rencontre ; le temps semble s’être curieusement allongé.
Comparé à une lecture silencieuse, le théâtre magnifie l’emprise de la passion sur les
signes et éveille davantage le spectateur réfractaire à la littérature par le rêve.
Fondamentalement, les mots sont les mêmes, mais la lunette du théâtre trahit
l’ingérence d’un regard supplémentaire, celui de la mise en scène, qui accentue
l’importance de la relation sociale sur le texte. Au théâtre, les intermédiaires se
multiplient, le face-à-face entre Toi et Moi s’amplifie en public. Le terrain théâtral
était donc plus adapté à une recherche qui tentait de faire cas de l’impact de l’éthique
lévinassienne dans l’interprétation de la littérature.
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