SENAT
SEANCE DU 25 JUILLET 1962
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En second lieu, échapperont au droit de préemption les actes
passés entre parents et alliés jusqu'au quatrième degré ou par
les cohéritiers. Qui pourrait soutenir que l'intervention d'une
S. A. F. E. R. ne serait pas intolérable dans nos questions de
famille ?
Enfin, mes chers collègues, n'est-il pas raisonnable, lorsqu'il
s'agit d'exploitations d'une surface globale inférieure à la
surface minima prévue par le code rural, de laisser les transac-
tions s'effectuer normalement en faveur des salariés agricoles,
des fermiers, des métayers et des propriétaires voisins ?
Quand nous aurons dit que les terrains à bâtir et les terrains
destinés aux aménagements industriels sont également écartés
du champ d'application du droit de préemption, nous aurons,
je crois, énuméré tous les cas particuliers prévus dans ces
amendements.
Ceux qui protestent ont-ils vraiment pris connaissance de ces
exceptions et peuvent-ils avec raison affirmer qu'elles ne sont
ni justes ni valables ?
Enfin, nous constaterons que d'autres amendements ont
étendu à tous les agriculteurs âgés, cédant librement leurs
exploitations, le bénéfice du fond social alors que le texte
du Gouvernement ne le prévoyait qu'en faveur des seuls agri-
culteurs âgés cédant leurs exploitations aux S. A. F. E. R.
Il faut bien reconnaître que, dans sa forme, le texte de
l'Assemblée est meilleur, je m'en excuse, monsieur le ministre,
que le texte du Gouvernement.
M. André Monteil.
Ce n'est pas l'opinion de tout le monde !
M. Jacques Verneuil.
Avant de terminer, je voudrais, mon-
sieur le ministre, vous poser une question. Vous avez bien
réussi à Bruxelles dans des négociations difficiles. Vous venez
de nous faire voter la semaine dernière une loi sur l'ensei-
gnement agricole que nous attendions depuis bien longtemps.
Vous avez, nous le savons, sur les problèmes de commercia-
lisation d'excellentes idées. En bref, vous avez apporté beau-
coup de satisfaction au monde agricole. Alors comment se fait-il
que sur cette importante question des réformes de structures,
vous vous soyez engagé dans un texte aussi compliqué et qui
soulève tant d'objections ?
Nous comprenans mal, je dirai même que nous ne compre-
nons pas pourquoi vous n'avez pas eu recours, pour amorcer
cette réforme nécessaire, à des procédés plus simples et d'autre
part si connus que l'on se trouve gêné d'en parler à la
tribune du Sénat. Pourquoi, monsieur le ministre, n'avez-vous
pas envisagé d'apporter une aide directe à ceux qui veulent
structurer leur exploitation en leur permettant d'acquérir les
surfaces qui leur manquent avec des droits de mutation réduits ?
(Très
bien !) Pourquoi n'avez-vous pas envisagé des prêts à
long terme, disons trente ans, ou tout au moins allant jusqu'à
l'âge de la retraite comme cela se fait dans certains pays de la
Communauté, en faveur des agriculteurs véritables, j'entends en
faveur de ceux qui n'ont pas d'autre activité personnelle ou
familiale que l'agriculture ? Ces moyens simples, et je l'ai dit,
bien connus, auraient sans doute amorcé la réforme des struc-
tures plus aisément que les S. A. F. E. R. et n'auraient pas
soulevé d'objections.
Enfin, monsieur le ministre, permettez-moi de vous dire qu'une
exploitation même bien structurée, en tant que réalisant le
plein emploi de deux unités de travailleurs, peut en même
temps ne pas être viable et financièrement équilibrée. Les
rendements moyens d'un région, et peut-être faut-il y penser
pour les terres en friche et abandonnées que vous voulez
remettre en culture, ces rendements restent avec les prix les
deux facteurs indispensables de la prospérité d'une exploita-
tion agricole. Faute de prix convenables — et j'entends à la
fois prix des moyens de production et prix des moyens de
vente — tous les textes qui pourraient être pris ne seront
probablement qu'une très grande illusion. Vous voulez, mon-
sieur le ministre, et vous avez raison, étoffer les petites exploi-
tations, mais quelle que soit la réussite de votre action, vous ne
pourrez pas cependant éluder le problème des prix.
(Applaudis-
sements à gauche,
av,
centre et à droite.)
M. le président.
La parole est à M. Vallin.
M. Camille Vallin.
Mesdames, messieurs, le projet de loi
complémentaire à la loi d'orientation agricole soulève une
certaine passion dans les milieux paysans. Les dirigeants de la
Fédération des exploitants et ceux du Centre national des jeunes
agriculteurs demandent qu'il soit expurgé des amendements
adoptés par l'Assemblée nationale qui le rendraient, disent-ils,
inopérant.
On a semé beaucoup d'illusions à propos de ce projet dont
on voudrait faire croire qu'il est de nature à porter remède
aux maux dont souffre l'agriculture française. En vérité cette
loi est dangereuse, elle n'a pour but que de précipiter l'appli-
cation de la loi d'orientation agricole dont l'objectif essentiel
est de faire disparaître des centaines de milliers d'exploita-
tions familiales et de favoriser la concentration des terres.
Sans doute, on a abondamment expliqué aux paysans que la
loi d'orientation agricole avait pour but d'établir la parité
entre l'agriculture et les autres activités économiques, mais la
proclamation de la recherche de la parité n'est qu'une vague
déclaration d'intentions non suivie de mesures réelles, qu'un
voeu pieux destiné à tromper les petits et moyens paysans.
En agitant devant eux la carotte de la parité, on voudrait
paradoxalement les faire agir pour l'application d'une loi qui
les condamne à mort.
Depuis quelques années d'ailleurs, en vertu de la loi objec-
tive du système capitaliste qui pousse de plus en plus à la
concentration, à l'absorption des petits par les gros, de nom-
breuses exploitations familiales ont disparu.
Dans mon département, celui du Rhône, on comptait 22.500
exploitations en 1955. Il n'en reste plus que 17.244. Plus de
5.000 ont ainsi disparu en sept ans. Les paysans ainsi éliminés
à qui l'on racontait depuis des années que les communistes
voulaient prendre leurs terres peuvent constater aujourd'hui où
sont les expropriateurs !
Ces exploitations sont accaparées par de gros propriétaires
terriens, par des gens qui ne sont pas de la profession ou
par des colons venus d'Afrique du Nord.
Permettez-moi de citer deux exemples précis pris dans mon
département. Un gros minotier vient d'acquérir plusieurs grands
domaines d'une superficie respective de 50, 70 et 100 hectares.
Toutes les protestations auprès des autorités préfectorales ont
été impuissantes à empêcher ce cumul vraiment abusif.
Voici le second exemple : c'est celui d'un gros colon d'Algérie
qui joue d'ailleurs un rôle important à la direction de la fédé-
ration nationale des exploitants et qui a pu acheter dans le
Beaujolais le château d'Emeringes et une propriété de 65 hec-
tares, alors que la loi sir les cumuls n'autorisait que 30 hec-
tares dont 15 de vignes.
Mais le Gouvernement estime que la disparition des exploita-
tions familiales n'est pas encore assez rapide. Le but de la loi
d'orientation et de la loi complémentaire est d'accélérer ce pro-
cessus et, partant, la concentration des terres. Je sais bien qu'en
paroles, M. le ministre de l'agriculture est un adversaire résolu
de l'accaparement des terres. C'est ainsi qu'il déclarait à l'Assem-
blée nationale le 18 juillet dernier : « Nous assistons actuelle-
ment à un mouvement du sol qui échappe pratiquement de
plus en Plus à ceux qui le cultivent ou à ceux qui en ont besoin,
pour tomber dans les mains de ceux qui en possèdent suffisam-
ment ou qui ne les cultivent pas ou qui n'ont aucun lien avec
elle. J'ai employé à la tribune les termes d'accaparement et de
dépaysannisation. Je répète que le sol français est victime de
ce double phénomène contre lequel il faut lutter. »
M. le ministre a répété ces propos dans son discours d'hier
soir, en ajoutant que cette situation provoquait dans le monde
rural des révoltes à bien des égards légitimes.
Mes chers collègues, qui n'applaudirait à d'aussi fortes paroles ?
Vous me permettez cependant, monsieur le ministre, d'émettre
quelques doutes quant à la fermeté de vos intentions. Vous
dites que jusqu'à ce jour, le Gouvernement était sans moyens
contre les accaparements de terre et nue la loi complémentaire
va précisément lui donner ces moyens. Je voudrais d'abord
observer qu'au moment de la promulgation de l'ordonnance
du 27 décembre 1958 sur le cumul des exploitations agricoles,
le ministre de l'agriculture de l'époque n'avait pas manqué
d'affirmer qu'il en serait désormais fini avec les cumuls abu-
sifs. Pure démagogie si l'on se réfère aux résultats et aux affir-
mations actuelles de M. le ministre de l'agriculture ! Qui nous
dit, instruits précisément par l'expérience comme nous le som-
mes, qu'il n'en sera pas de même cette fois ? Le caractère vague
du nouveau texte, la faiblesse dérisoire des amendes infligées
aux contrevenants laissent craindre que ce texte ne soit pas
plus efficace que le précédent d'autant plus, mes chers col-
lègues, que la volonté du Gouvernement d'empêcher les cumuls
abusifs et l'accaparement des terres par d'autres gens que ceux
de la profession est fortement sujette à caution.
Toute la politique gouvernementale n'est-elle pas axée sur la
concentration capitaliste dans tous les domaines, y compris
dans le domaine agraire ? Au surplus, les ministres eux-
mêmes ne donnent-ils pas l'exemple ? Il y a déjà quelques
semaines, mes amis, M. Bardol devant le Sénat, puis il y a quel-
ques jours M. Waldeck Rochet devant l'Assemblée nationale,
ont dénoncé un accapareur de terres particulièrement vorace.
Vous le connaissez très bien, monsieur le ministre de l'agricul-
ture, puisqu'il siège à vos côtés sur les bancs du Gouverne-
ment. Ce ministre a pu accaparer en Loir-et-Cher, plus précisé-
ment à Authon, à l'automne 1961, six fermes d'une contenance
totale de 453 hectares. Comme déjà sa famille disposait dans
cette commune de 460 hectares, cela fait donc, sans compter
d'autres fermes situées dans les communes environnantes, 913 hec-
tares pour la famille de ce ministre qui me semble pourtant
n'avoir que de très lointains rapports avec la profession.