RAISON PUBLIQUE Éthique, politique et société Les valeurs morales en politique

publicité
RAISON PUBLIQUE
Éthique, politique et société
n° 6, avril 2007
Les valeurs morales en politique
raison pub.indb 1
28/02/07 19:46:02
RAISON PUBLIQUE
Délibération et gouvernance : l’illusion démocratique ?
RAISON PUBLIQUE [N° 1]
Vers une e-démocratie ?
RAISON PUBLIQUE [N° 2]
Un nouvel impérialisme ?
RAISON PUBLIQUE [N° 3]
Le socialisme a-t-il un avenir ?
RAISON PUBLIQUE [N° 4]
Les métamorphoses de la souveraineté
RAISON PUBLIQUE [N° 5]
Revue semestrielle publiée avec le concours de l’École doctorale « Concept et langage »
(Paris-Sorbonne), l’Équipe d’accueil « Rationalités contemporaines » (Paris-Sorbonne),
et du Comité universitaire d’information pédagogique (CUIP), organisateur du prix
Louis Cros (placé sous l’égide de l’Académie des sciences morales et politiques)
Les PUPS sont un service général de l’Université Paris-Sorbonne
© Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007
isbn : 978-2-84050-501-3
Maquette et réalisation : Compo-Méca s.a.r.l. (Mouguerre)
d’après le graphisme de Patrick Van Dieren
Responsable éditorial
Sophie Linon-Chipon
PUPS, Maison de la Recherche
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
28, rue Serpente
75006 Paris
[email protected]
www.presses-sorbonne.info
raison pub.indb 2
28/02/07 19:46:03
SOMMAIRE
5
Éthique du libéralisme (entretien conduit par Kora Andrieu) ............................
Ronald Dworkin
7
Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? ....................................
Jean-Cassien Billier
11
Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe ............................................
Sandra Laugier
29
Les « valeurs morales » contre les droits..............................................................
Ruwen Ogien
47
La vie privée des politiques................................................................................
Dennis Thompson
61
GRAND ANGLE ................................................................................................
73
Reconnus et bafoués par le droit international :
les droits de l’homme des pauvres du monde .....................................................
Thomas Pogge
75
QUESTIONS PRÉSENTES ...................................................................................
113
Sur l’éthique dans la récolte de fonds .................................................................
Axel Gosseries
115
3
raison publique n° 6 • pups • 2007
DOSSIER : LES VALEURS MORALES EN POLITIQUE ...............................................
Droits, États et théorie de la discussion ............................................................. 129
Klaus Günther
Plaidoyer pour la différence : l’idéal politique de l’égalité ................................... 147
Véronique Munoz-Dardé
raison pub.indb 3
28/02/07 19:46:03
CRITIQUES ....................................................................................................
175
La consommation au prisme de l’éthique, à propos de Gilles Lipovetsky,
Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation (2006) ..........
Hélène L’Heuillet
177
L’Estime. Le rôle de la réputation dans la stabilisation
des normes publiques, à propos de Geoffrey Brennan & Philip Pettit,
The Economy of Esteem (2004) ...................................................................... 183
Solange Chave
La Justification de l’Union européenne, à propos de Glyn Morgan,
The Idea of a European Superstate. Public Justification
and European Integration (2005) ...................................................................... 195
Justine Lacroix
4
Les nouveaux horizons de la dignité, à propos de Martha Nussbaum,
Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership (2006) ............ 199
Bernard Gagnon
Des usages politiques de la honte, à propos de Martha Nussbaum,
Hiding From Humanity. Disgust, Shame and the Law (2004) ........................... 205
Solange Chavel
raison pub.indb 4
28/02/07 19:46:04
Dossier
LES VALEURS MORALES EN POLITIQUE
raison pub.indb 5
raison publique n°6 • pups • 2007
Depuis quelques années, les « valeurs morales » ont fait un retour remarqué
dans la vie politique internationale et nationale. Tous les observateurs en
conviennent, certains pour s’en féliciter, d’autres pour le déplorer. Désaccord
que vient rendre plus aigu le fait que chacun est bien loin de mettre dans la
notion de « valeur morale » et dans la morale elle-même un même contenu.
Cette évolution doit retenir toute notre attention. On observe un besoin citoyen
de « moraliser » la vie publique. Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? On
constate un déplacement et une transformation des frontières entre vie privée
et vie publique des gouvernants. Qu’est-ce que cela signifie ? Aujourd’hui, les
candidats à diverses élections n’hésitent plus à revendiquer un discours sur des
valeurs morales. Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’évolution des sociétés
démocratiques et de la vie politique en France ?
5
28/02/07 19:46:04
raison pub.indb 6
28/02/07 19:46:04
ÉTHIQUE DU LIBÉRALISME
Entretien avec Ronald Dworkin
Pensez-vous que le libéralisme politique peut se présenter comme une théorie
politique attractive, comme une théorie du Bien parmi d’autres ? Ce perfectionnisme
moral et politique, n’est-il pas contraire à l’impératif de neutralité du libéralisme
politique ?
Comme je viens de l’expliquer, cette affirmation est trop tranchée.
Le libéralisme est mieux compris comme partant d’une doctrine compréhensive
sur ce qui constitue la vie bonne. Il part donc d’une doctrine compréhensive qui
pose les exigences de la responsabilité personnelle que je viens de décrire. Une
fois encore, j’ai essayé d’expliquer tout ceci dans le nouveau livre que je viens
de mentionner.
7
raison publique n°6 • pups • 2007
En France, on présente souvent le débat entre libéraux 1 et communautariens
comme un débat entre « procéduralistes » partisans d’une neutralité morale absolue
dans la sphère publique, et « substantialistes » affirmant au contraire la nécessité
d’une théorie collective du Bien et de valeurs morales diffusées dans la société. Cette
manière de présenter le débat vous paraît-elle pertinente et, si oui, où vous y situeriezvous ?
Ronald Dworkin : Il est vrai que c’est ainsi que la distinction est généralement
présentée. Mais je trouve cette opposition trop tranchée. Dans mon nouveau
livre, Is Democracy Possible Here 2, j’affirme que la distinction est mieux
comprise comme une différence dans la compréhension même des principes
de base qui constituent une vie bonne. Selon moi, le libéralisme n’est pas fondé
sur une neutralité ultime, mais sur l’assomption positive selon laquelle bien
vivre implique d’assumer la responsabilité de nos propres choix concernant ce
qu’est une vie bonne. Dès lors, une société politique qui accepte cette prémisse
fondamentale sera neutre parmi les idéaux personnels concrets de chacun.
1 Le terme « libéral » désigne ici, en un sens général et politique, une doctrine qui est attachée à
la protection des droits et libertés fondamentales de l’individu : liberté de conscience, liberté
d’expression, liberté de déplacement, etc.
2 Ndlr : Princeton University Press, août 2006.
raison pub.indb 7
28/02/07 19:46:04
Dans un récent article de la New York Review of Books (« Three Questions to
America », septembre 2006), vous vous opposez à une forme de conservatisme
qui confond ses propres valeurs avec celles que la société libérale doit incarner.
Or, dites-vous « dans une société réellement libre, le monde des valeurs et
des idées appartient à personne et à tout le monde ». Mais quelles sont ces
valeurs que les membres d’une société libérale pluraliste par nature possèdent
en commun ?
Ils peuvent avoir en commun la théorie éthique compréhensive que je viens
de décrire. Pour le dire de manière plus complète, cette théorie consiste en deux
principes. Le premier est un principe d’égalité : il est objectivement important
que toute vie humaine soit un succès plutôt qu’un échec. Le second est un
principe de liberté : chaque personne est ultimement responsable pour identifier
ce qu’exige le succès dans une vie particulière, c’est-à-dire pour la personne de
la vie de laquelle il s’agit.
8
Ces valeurs, sont-elles purement occidentales ? Ou bien peuvent-elles s’exporter,
comme le veulent les néo-conservateurs ?
Je ne pense absolument pas qu’elles soient universellement acceptées. Nous
savons qu’elles ne sont pas acceptées dans de nombreux endroits du monde.
Mais nous ne devrions pas non plus trop croire en une géographie morale.
Lors des conférences que j’ai données dans plusieurs universités chinoises, les
étudiants m’ont souvent affirmé que la différence entre valeurs « orientales » et
valeurs libérales était largement exagérée dans le monde occidental.
Dans une récente intervention, Léon Kass, qui a dirigé le Conseil de Bioéthique
du Président Bush, a affirmé que « depuis le 11 septembre, on sent une nette
intensification de la moralité des Américains ». Que pensez-vous d’une telle
constatation ? Que pensez vous de la teneur substantiellement morale du
discours politique du Président Bush, tant dans sa politique extérieure que dans
son opposition au financement de la recherche sur les cellules souches ?
Je ne suis pas d’accord avec Kass. On sent bien plutôt une intensification de la
peur et la volonté, du moins jusqu’à aujourd’hui, de corrompre nos valeurs à cause
de cette peur. Comme c’est souvent le cas, le discours moralisateur de Bush est la
rhétorique de quelqu’un à qui toute sensibilité morale fait sérieusement défaut.
Vous vous opposez, dans « Justice in Robes », à la conviction de Posner selon
laquelle les jugements politiques et les jugements moraux doivent être clairement
distingués. Quelle est selon vous la nature de ce lien entre jugements normatifs et
convictions politiques ?
Je ne crois pas que cela soit un compte rendu approprié de l’opinion de Posner
que j’ai critiqué. Il est sceptique quant à l’objectivité morale, tant personnelle que
raison pub.indb 8
28/02/07 19:46:05
politique. Il se décrit lui-même comme un pragmatique, c’est-à-dire qu’il pense
que les décisions politiques devraient toujours viser les meilleures conséquences.
Il pense qu’il évite ainsi tout engagement envers des valeurs morales, mais ce
n’est pas le cas puisque la définition même de ce qu’est une bonne conséquence
est déjà une question morale controversée.
Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Kora Andrieu
raison pub.indb 9
9
ronald dworkin Éthique du libéralisme
Vous écrivez dans le même ouvrage que « les convictions morales sont parfois – et
même souvent – pertinentes pour décider ce qu’est la loi » (p. 85). Cette idée semble
d’autant plus vraie que le langage de la constitution américaine, avec des expressions
comme « punition cruelle et inhabituelle », ou « procédure légale appropriée », est
explicitement moral.
Mais à quel type de convictions morales le juge doit-il faire appel dans son
interprétation de la constitution ? Cet anti-positivisme à l’égard de la loi, est-il
transposable dans des systèmes judiciaires non-jurisprudentiels comme celui de la
France ?
Ils devraient faire appel aux principes qui fournissent la meilleure justification
face au test de la Constitution et de l’histoire de ses interprétations précédentes.
Bien sûr, les personnes raisonnables ne tombent pas toutes d’accord quant aux
principes dont il s’agit. Un juge doit donc faire de son mieux pour répondre
à cette question morale controversée. Je ne connais pas suffisamment dans
le détail le système légal français pour répondre avec certitude à la seconde
question. Mais je serai bien étonné si le positivisme parvenait à fournir une
meilleure explication de la pratique légale dans le système français que dans le
système anglophone. Beaucoup de philosophes du droit Français m’ont assuré
du contraire.
28/02/07 19:46:05
raison pub.indb 10
28/02/07 19:46:05
LE POLITIQUE PEUT-IL SE PASSER
D’UNE CONCEPTION DU BIEN ?
Jean-Cassien Billier
raison pub.indb 11
11
raison publique n°6 • pups • 2007
Les sociétés démocratiques contemporaines sont pluralistes en fait et en
droit. Aucun des grands courants de la pensée politique démocratique récente,
des libéraux « téléologiques » (car leur télos est bien la promotion d’un État
libéral) aux républicains en passant pas les communautariens, n’a jamais songé à
remettre en question ce trait auquel on reconnaît une démocratie moderne. Cela
signifie que chacun, dans le respect des droits et libertés d’autrui, est libre de
choisir pour lui-même le type de vie qu’il souhaite mener. Il existe en revanche
une longue controverse entre eux sur la question de savoir si ce pluralisme
exige en retour la promotion d’un bien commun qui en serait la condition de
possibilité. À l’évidence, républicains et communautariens ne cessent d’insister
sur l’orientation de la politique vers le bien commun au risque de donner à cette
polarisation une importance telle que la diversité axiologique semble pouvoir
s’y dissoudre. C’est du moins l’inquiétude des libéraux. D’une façon toute aussi
flagrante, le thème récurrent de la « neutralité axiologique » de l’État qui habite
la pensée libérale fait l’objet des frayeurs républicaines et communautariennes,
qui n’y voient, au mieux, qu’une marque d’idéalisme, et, au pire, une aberration
intellectuelle.
L’une des objections les plus constantes qui sont faites au libéralisme politique
synthétise ces deux aspects : il confondrait par enthousiasme idéaliste l’idée
classique de tolérance, qui, elle, peut être une valeur, avec l’idée de neutralité,
qui ne pourrait en être une. De ce fait, il s’embourberait dans une incohérence
logique insurmontable : si tout ne semble pouvoir être toléré par l’État, c’est
donc que la neutralité de celui-ci est bien une chimère. Ainsi, l’État libéral se
définit à l’évidence largement autant par les modes de vie ou les conceptions
du bien qu’il exclut que par l’indéniable ampleur du nombre de ceux qu’il
accueille de façon « neutre ». Certes, l’argument semble porter, du moins
dans un premier temps. Un État libéral ne peut assurément accepter de façon
« neutre » l’existence sous sa protection d’individus ou de communautés
qui auraient pour but essentiel de faire renaître intégralement le nazisme de
ses cendres, de promouvoir énergiquement l’antisémitisme, le racisme, la
28/02/07 19:46:05
domination masculine ou l’homophobie. L’État libéral ne peut pas non plus
rester indifférent à des comportements individuels qui portent atteinte à l’idéal
d’une société désirant extirper autant que possible la domination des relations
interpersonnelles. Y a-t-il ici une incohérence logique susceptible de ruiner le
sens de la neutralité libérale ? À notre sens, non. À condition toutefois de ne
pas confondre la neutralité libérale avec un mystérieux et improbable néant
normatif. Et à condition d’accepter de comprendre toute l’originalité de la
position libérale qui est curieusement tout à la fois plus proche et plus éloignée
qu’on le croit généralement de la thèse républicaine ou néo-républicaine centrée
sur l’idée d’un bien commun. Pour le saisir, il peut être utile de commencer
par rappeler la teneur de sept thèses de bases du libéralisme politique et moral
ambitionnant l’idéal de « neutralité axiologique » de l’État.
12
LES SEPT THÈSES DE BASE DU LIBÉRALISME POLITIQUE ET MORAL
La thèse du pluralisme axiologique de fait des sociétés démocratiques
Les sociétés démocratiques contemporaines sont devenues infiniment trop
diverses pour qu’un bien commun puisse y exister sans risques. Il s’agit donc de
souligner le risque inhérent à la position d’un bien commun au sein d’une société
pluraliste de fait et qui entend l’être également de droit, et de partir de l’examen
de celui-ci pour penser les conditions d’un accord social. Le danger inhérent à
l’appel à un bien commun est de dériver très vite vers une pure et simple tyrannie
de la majorité et vers l’idée anti-libérale selon laquelle l’accord social doit étouffer
les désaccords axiologiques et culturels.
La thèse du désaccord moral
Le désaccord axiologique est une chance pour la liberté et il faut tout faire
pour le préserver comme notre plus inestimable richesse. En d’autres termes, le
libéralisme est la pensée et la pratique par excellence du désaccord moral. C’est là
le point essentiel, sur lequel Charles Larmore 1 a su recentrer l’identité profonde
du libéralisme politique et moral. Le libéralisme politique a donc un double
point de départ moral. D’un point de vue méta-éthique, il endosse la thèse
selon laquelle il ne peut y avoir de rationalité pratique sans désaccord premier.
D’un point de vue normatif, il soutient la thèse selon laquelle ce désaccord doit
simplement être organisé, puisque prétendre le supprimer serait ruineux pour
la morale elle-même.
1 Charles Larmore, « The Moral Basis of Political Liberalism », The Journal of Philosophy, 1999,
vol. 96, no 12, p. 600.
raison pub.indb 12
28/02/07 19:46:06
La thèse de la « neutralité bienveillante »
Ce qu’on appelle la « tolérance libérale » ne peut avoir qu’une signification
très précise, celle d’une « neutralité bienveillante » non à l’égard de telle ou telle
différence particulière mais à l’égard du désaccord moral lui-même. Le champ
d’application du concept est immense puisque, au-delà des différences
religieuses, il doit porter sur l’ensemble des conceptions du bien, des modes de
vie et des pratiques culturelles ou individuelles. Il importe d’accentuer ce trait :
la neutralité libérale doit s’appliquer à toute attitude, y compris à celle qui n’a
aucune justification religieuse ou philosophique.
La thèse de la neutralité axiologique
La thèse téléologique libérale
On présente en général le libéralisme comme une théorie purement
procédurale de la morale et du politique, ce qui est exact, du moins en ce qui
concerne la méthode adoptée pour parvenir à des principes de justice et à des
valeurs dites neutres. Mais il faut corriger ce qu’il peut y avoir de réducteur dans
cette formulation. En effet, il n’y a pas à opposer un « libéralisme téléologique »
à un « libéralisme procédural » : tout libéralisme est téléologique, puisque
tout libéralisme vise à l’évidence la promotion d’un système politique libéral.
Cette promotion est double : elle s’exerce d’une part vis-à-vis des systèmes
politiques anti-libéraux (à moins d’être auto-destructeur, le libéralisme se
conçoit évidemment lui-même comme un idéal politique et moral infiniment
plus juste que celui qui est promu par un perfectionnisme politique et moral
traditionnaliste ou fondamentaliste, et donc absolument supérieur à ce
raison pub.indb 13
13
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
Une grande partie de l’effort des libéraux récents et contemporains se
concentre donc sur la tentative de justifier de façon neutre la liberté, sans
adhérer de façon première à une conception du bien, sans promouvoir un
diagnostic ontologique sur ce qui serait le propre de l’être humain (l’autonomie,
par exemple, dans une perspective kanto-fichtéenne), sans même faire reposer
la liberté sur une théorie morale particulière. À cet égard, il faut souligner à
quel point le libéralisme moral récent est une position morale extrêmement
singulière qui repose sur l’ambition de suspendre les controverses entre les
théories morales à partir d’une exigence proprement politique. Bref, lorsqu’une
question fait l’objet d’un désaccord raisonnable, la seule règle politique ou
sociale acceptable par tous les citoyens consiste à laisser chacun d’eux décider
pour lui-même tant que sa liberté ne porte pas atteinte à celle des autres.
Le libéralisme soutient donc que l’État doit laisser les citoyens décider euxmêmes de leur conception du bien, se contentant de créer les conditions qui
permettront à chacun d’entre eux de la réaliser.
28/02/07 19:46:06
dernier), et d’autre part à l’égard d’autres options démocratiques, comme
celles qui sont défendues par les communautariens ou les républicains.
La thèse cohérentiste libérale
14
Le principe de cohérence libéral doit sans cesse amener à se poser la question du
perfectionnement du champ d’application de la neutralité axiologique de l’État.
La neutralité axiologique est donc ici un telos qui est visé. Le perfectionnement
constant dans la réalisation de la neutralité doit être appréhendé comme un
rapport particulier aux héritages normatifs dont la règle est l’examen critique
des « exceptions » jusqu’ici admises à l’idéal de neutralité. Or l’État libéral ne
devrait admettre a priori aucun « domaine d’exception » au sein de sa neutralité.
Dire que l’État libéral ne doit pas admettre a priori des exceptions ne signifie
pas qu’il doit libéraliser systématiquement toutes les activités humaines sans tenir
compte du contexte social. Cela signifie au contraire qu’il doit aborder sans
a priori moral négatif la dynamique de libéralisation, qui doit faire l’objet d’une
délibération publique régulière orientée par le principe de cohérence libéral et
par la prudence conséquentialiste.
La thèse conséquentialiste libérale
Le libéralisme politique doit toujours être conséquent non seulement avec luimême, mais aussi au regard des contraintes du réel, sous peine de verser dans un
libertarisme échevelé. Un « libéralisme conséquent » devrait considérer, à notre
sens, que la solidarité face à l’adversité est une obligation qui n’a rien d’anti-libérale.
Nombre de libéraux estiment d’ailleurs que la solidarité publique ne constitue en
rien une violation flagrante de la neutralité 2. Une société dépourvue d’assistance
mutuelle et de principe de solidarité semble vouée à l’échec, du moins à l’injustice
la plus épouvantable. En général, cette exigence de solidarité publique est connue
sous l’appellation d’exigence de justice et est présentée au nom du seul argument
cohérentiste. C’est en gros le type d’argumentation adopté par Rawls : il est
cohérent pour un libéralisme bien compris de s’interdire de mener des politiques qui
conserveraient ou, pire, engendreraient des classes d’individus si démunis qu’ils ne
pourraient en aucune façon poursuivre de façon minimale leurs intérêts. Il n’y a pas
de quoi se scandaliser en considérant que cette justice rawlsienne est une conception
du bien au sens classique, qui violerait automatiquement le règle de la neutralité
axiologique de l’État : comme le remarque à juste titre Daniel Weinstock 3, un État
qui entend respecter la distinction rawlsienne entre le juste et le bien réalise certaines
2 Michael Davis, « Harm and Retribution », Philosophy and Public Affairs, 1986, vol. 15, no 3,
p. 249.
3 Daniel Weinstock, « L’actualité du bien commun », Éthique publique, 2004, vol. 6, no 1, p. 120.
raison pub.indb 14
28/02/07 19:46:06
LES OBJECTIONS CONTRE L’IDÉAL DE NEUTRALITÉ AXIOLOGIQUE SONT-ELLES IMPARABLES ?
L’objection du « vide normatif »
La première objection devrait être nommée celle du « vide normatif ». Elle
consiste à dire qu’un État ambitionnant d’être neutre devrait faire l’aberrante
promotion d’un vide normatif, non au sens direct et simple de l’apologie d’une
absence de normes morales (personne n’a jamais envisagé un tel anarchisme
moral radical dans le camp libéral), mais en celui d’une conséquence inévitable
de l’idéal de neutralité. Un exemple simple de cette difficulté bien réelle peut être
découvert dans le traitement législatif des cas extrêmes de sado-masochisme.
L’une des affaires qui a défrayé récemment la chronique en la matière a eu
lieu en Belgique 4. Un magistrat, son épouse et un médecin se livraient en
compagnie de plusieurs autres personnes à des pratiques sado-masochistes si
violentes qu’elles étaient interdites dans les clubs spécialisés et qu’ils avaient dû
15
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
actions « que nous aurions intuitivement tendance » à incorporer au domaine du
« bien », alors qu’il faut saisir que la justice sociale qui exige une redistribution de
biens relève, selon le schéma rawlsien, de la rubrique du « juste ».
Cette conception du « juste » peut être assimilée à une position « neutre » et
« étroite » (parce qu’elle provient d’une procédure) mais forcément téléologique
(parce qu’elle considère que c’est la meilleure option politique) du bien.
La neutralité libérale ne signifie jamais que l’État doit être neutre à l’égard de toutes
les conceptions du bien. Or il serait effectivement paradoxal (c’est-à-dire illogique
et suicidaire) qu’il soit neutre à l’égard de sa propre conception dite étroite du
bien. Opter pour un libéralisme solidaire nous semble donc affaire de cohérence
interne (c’est là un argument plutôt rawlsien) et de conséquentialisme (c’est
cette fois un argument bien moins rawlsien) au sens où une forme d’impératif
hypothétique doit amener à considérer que si l’on veut la liberté, il faut la
solidarité. Le conséquentialisme libéral signifie également l’application de la règle
selon laquelle il n’y a jamais en politique de « neutralité de conséquence » mais,
au mieux, puisqu’il s’agit d’un idéal visé par le libéralisme anti-perfectionniste,
une « neutralité de justification » : mener une politique, c’est chercher à obtenir
des résultats tangibles. Simplement, le libéralisme refuse, comme chacun sait,
d’obtenir des résultats à n’importe quel prix, autrement dit en violant tout à la fois
l’intégrité des individus, le principe de cohérence qui implique une théorie et une
pratique de justice sociale et le principe de la neutralité de justification.
4 Muriel Fabre-Magnan, « Le Sadisme n’est pas un droit de l’homme (CEDH, 1re sect., 17 février
2005, K. A. et A. D. c/Belgique) », Paris, Recueil Dalloz, 2005, no 43, p. 2975.
raison pub.indb 15
28/02/07 19:46:07
16
raison pub.indb 16
louer des locaux et les faire aménager eux-mêmes pour satisfaire leurs désirs.
Le 30 septembre 1997, la Cour d’appel d’Anvers les reconnut coupables de
coups et blessures volontaires, et, en ce qui concerne le magistrat ayant fait
participer son épouse, d’incitation à la débauche et à la prostitution. La Cour se
référa à des enregistrements vidéo des séances sado-masochistes qui montraient
effectivement des violences extrêmes quoique non susceptibles de mettre la vie
en danger (le marquage au fer rouge, par exemple). Le pourvoi des accusés ayant
été rejeté par la Cour de cassation belge, ces derniers saisirent la Cour européenne
des droits de l’homme. Celle-ci fonda tout d’abord son raisonnement sur
l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui définit le
droit au respect de la vie privée, et considéra que l’orientation sexuelle et les
pratiques sexuelles en général relèvent bien de l’exercice de la vie privée.
L’ingérence de la justice belge dans la vie privée des accusés ne fut pas considérée
comme illégitime en tant que telle, puisqu’elle visait bien la protection des
droits et libertés d’autrui, et la protection de la santé. Mais ce but général et
légitime ne suffisait pas : restait à vérifier que la condamnation des requérants
était, comme le précisa la Cour européenne des droits de l’homme, « nécessaire
dans une société démocratique ». Or ce n’est le cas, poursuivit la Cour, que si la
condamnation se fonde sur un besoin social impérieux et si elle est proportionnée
au but recherché. C’est à ce stade de son raisonnement que la Cour européenne
des droits de l’homme introduisit un nouveau droit, déduit de l’article 8 de la
Convention et fondé jurisprudentiellement sur l’arrêt Pretty c/Royaume-Uni
du 29 avril 2002, le « droit à l’autonomie personnelle ». Le précédent évoqué
concernait le cas d’une femme paralysée et souffrant d’une maladie dégénérative
incurable qui avait demandé que son mari puisse l’assister à se suicider, requête
que la Cour avait cependant finalement rejetée.
Dans l’affaire des sado-masochistes belges, la Cour estima en revanche que
l’autonomie personnelle est un droit de décider pour soi-même, bref un droit à
l’autodétermination. Dans son arrêt, elle affirma que « le droit d’entretenir des
relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de
la notion d’autonomie personnelle », et ajouta que « la faculté pour chacun de
mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner
à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement et moralement
dommageable ou dangereuse pour sa personne. » Elle en parvint à la conclusion
selon laquelle « le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des
pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus ». Il y a dans
cette décision du 17 février 2005 un revirement spectaculaire de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme, qui estimait encore dans l’arrêt Laskey
du 19 février 1997 que l’État avait pour rôle d’intervenir pour limiter les pratiques
sexuelles librement consenties dès lors qu’il y a dommages corporels.
28/02/07 19:46:07
17
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
Ce retournement de la position de la Cour en matière de régulation des
pratiques sexuelles a suscité bien des critiques, notamment celle qui consiste
à dire que la notion d’autonomie personnelle est désormais invoquée non
plus pour sanctionner, mais au contraire pour justifier des atteintes aux droits
de l’homme 5. Beaucoup assureront qu’il y a ici un exemple frappant d’une
évolution libérale de la jurisprudence européenne, en général pour la déplorer.
Encore faut-il comprendre ce qu’il y a ici de libéral, et quelles sont les limites de
cet apparent retrait libéral sans conditions de l’État hors de la sphère de la vie
privée. Les esprits les plus critiques estiment que ce genre d’évolution juridique
démontre l’essence contradictoire du libéralisme, qui serait incapable de tout à
la fois prétendre garantir le premier de tous les droits, le droit à la sûreté, et donc
à la vie, et de sembler le nier en autorisant des atteintes à l’intégrité physique au
nom du consentement des agents.
Ces critiques ne proviennent pas seulement de l’opposition républicaine
ou conservatrice. On les trouve également dans les rangs du libéralisme dit
« perfectionniste ». William Galston est par exemple d’avis qu’un « État neutre »
ne pourrait même pas prendre position en faveur de la rationalité ou de la vie
humaine. Si c’était le cas, ce serait assurément inquiétant. Mais est-ce bien le
cas ?
Deux réponses libérales peuvent être apportées à l’objection de Galston.
La première est qu’une position libérale devrait effectivement suivre la leçon
récente de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de régulation
juridique de la sexualité, mais sur d’autres bases que ne le fait la Cour. Il faudrait,
en effet, éviter toute référence à l’« autonomie » des individus, qui ne peut
être que postulée et jamais démontrée (en dehors des cas limites, comme, par
exemple, l’enfance ou le handicap mental), et davantage se fonder sur le concept
juridico-moral de la tradition libéral anglo-américaine, celui des « crimes sans
victimes ». Il faudrait en outre distinguer nettement deux cas (lorsque toutefois
cette distinction est possible) : celui des « coups et blessures » consentis non
susceptibles d’entraîner la mort et celui des actes susceptibles d’entraîner la mort.
C’est là une limite claire, du moins à notre sens, qui est facilement justifiable
dans un cadre purement libéral : une société libérale peut parfaitement limiter
le droit au « suicide assisté », y compris motivé par la recherche bizarre mais
après tout légitime d’un plaisir sexuel, en raison même des trop nombreux
risques d’erreur d’appréciation des agents : qui pourra être certain que celui
qui affirme exiger qu’un partenaire mette en danger sa vie au nom d’un plaisir
sexuel momentané ne sera pas reconnaissant plus tard à son partenaire de ne
pas l’avoir fait ?
5 Muriel Fabre-Magnan, ibid., p. 2975.
raison pub.indb 17
28/02/07 19:46:07
18
Ce qui importe ici est finalement bien moins le risque vital (un libéral devrait
l’accepter pour un motard adulte, qui devrait avoir le droit d’augmenter son
risque vital en roulant sans casque au nom de sa préférence pour ce type de plaisir)
que l’exigence d’une participation active d’un tiers dans l’acte de mise en danger,
qui entraîne donc une responsabilité directe de ce tiers (par exemple : étouffer
quelqu’un au risque réel de le tuer pour satisfaire sa demande érotique).
La seconde réponse libérale est plus globale. Elle consiste à rétorquer que la
rationalité et la vie humaine sont garanties par une morale publique minimale
elle-même rationnelle (ne pas nuire aux droits fondamentaux d’autrui,
assurer un égal respect aux personnes et aux conceptions du bien, limiter les
interventions publiques destinées à réduire les libertés afin de les coordonner aux
seuls cas de préjudice avéré aux droits fondamentaux d’autrui). Une telle morale
publique minimale peut être conçue par des libéraux par l’exclusion de l’idée
de « conception du bien » de deux ensembles de valeurs considérées comme
« politiques », et pouvant donc être promues sans contradiction avec l’idéal de
neutralité. Le premier ensemble comprend les valeurs de liberté et d’égalité de
traitement sans lesquelles le libéralisme n’aurait pas de sens. Il ne pose donc pas
de problème particulier et emporte sans difficulté l’adhésion de tous les penseurs
libéraux. Le second ensemble est plus flou, puisqu’il peut se rapprocher dans
certains cas de la notion de « conception du bien ». Il comprend des valeurs
comme le respect d’autrui – ou le principe d’« equal respect », tel qu’il est défendu
par Charles Larmore, la décence, la responsabilité, la rationalité, la justice, ce qui
recoupe la valorisation par Rawls de certains biens premiers, ou encore le respect
de la vie humaine pointé par Galston 6. Les libéraux radicaux arguent également
du fait qu’une règle stricte de neutralité réalisée sous l’espèce de cette morale
publique minimale permettrait à l’État de disposer d’une ligne claire pour
trancher les inévitables conflits sans avoir à sonder en permanence la volonté
populaire afin de dégager des solutions de compromis. En réalité, cette « ligne
claire » ne l’est qu’à-demi : il semble impossible et non souhaitable d’éviter des
délibérations publiques régulières sur l’évolution des normes juridiques mettant
en avant le rôle central de la « raison publique » au sens rawlsien pour gérer la
nécessaire dynamique libérale de transformation des normes.
L’objection de la « contradiction pratique »
La seconde grande objection porte sur ce que nous pouvons désigner comme
une supposée « contradiction pratique » du libéralisme en tant qu’il est
précisément politique, et pas seulement moral. Elle consiste à opposer à l’idéal
de neutralité l’argument selon lequel il est impossible pour l’État de réellement
6 William Galston, Liberal Purposes, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 143-149.
raison pub.indb 18
28/02/07 19:46:07
L’objection de la « contradiction performative »
Troisième objection de taille, celle qui porte sur la question pour le moins
épineuse de la validité de la neutralité de justification. On peut la caractériser
comme une objection de « contradiction performative », puisqu’il s’agit de
pointer cette fois l’incapacité, pour les libéraux, de justifier et de définir d’une
façon elle-même neutre la neutralité qu’ils appellent de leurs voeux. Parvenir à
définir la neutralité est à l’évidence un enjeu majeur, puisque c’est la seule façon
permettant de distinguer des « valeurs morales neutres » des « valeurs morales
non-neutres » susceptibles de générer immédiatement une transformation
perfectionniste du libéralisme.
raison pub.indb 19
19
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
s’abstenir d’encourager ou de décourager des conceptions du bien. Or un État
non-minimal intervient forcément dans la société civile, et ses interventions, y
compris les plus mesurées, ne peuvent avoir pour conséquence que d’infléchir
sa propre neutralité.
Cet argument reçoit toutefois une réponse sous la forme d’une distinction
cruciale entre « neutralité de conséquence » et « neutralité de justification ».
La « neutralité de conséquence » est rejetée par la plupart des libéraux qui sont
bien conscients de l’impossibilité pour un État de ne pas affecter de façon
différenciée ses citoyens et par là de favoriser ou de défavoriser, ne serait-ce que
de façon minimale, leurs conceptions respectives du bien. La « neutralité de
justification » signifie, elle, que les interventions de l’État sont réputées neutres
si elles sont motivées par une justification qui, elle, doit être neutre à l’égard
des conceptions plurielles du bien présentes dans la société civile. Une telle
neutralité de justification permet donc de justifier les interventions de l’État,
et de tracer une frontière nette avec le libertarisme politique et moral qui les
interdit.
Le fait que l’État libéral intervienne pour exclure en nombre des modes de
vie ou des conceptions du bien, qui ne méritent pas d’ailleurs toujours cette
dernière appellation (du néo-nazisme à l’esclavagisme sexuel entretenu par des
organisations mafieuses de la prostitution, etc.), ne pose donc pas le moindre
problème : il suffit que ces exclusions aient été décidées au non d’une neutralité
de justification. On peut également ajouter ici que la neutralité de justification
ne signifie pas non plus un dos tourné aux traditions perfectionnistes présentes
dans la société civile : la délibération publique libérale doit au contraire écouter
ces dernières avec bienveillance avant qu’une décision soit prise en matière
d’éthique publique sur la base d’une procédure aussi neutre que possible, issue
du dialogue critique au sein de la raison publique. De ce point de vue, l’existence
de traditions plurielles dans la société civile est une condition de possibilité du
travail de la raison publique libérale.
28/02/07 19:46:08
20
Les avis des libéraux divergent cependant sur ce point. John Rawls suggère
par exemple qu’une valeur est neutre si elle est nécessaire à la réalisation de
toutes les conceptions du bien. Ronald Dworkin estime que seule la justice
elle-même est une valeur neutre 7. Charles Larmore propose enfin de renvoyer
la neutralité des valeurs au consensus social, les valeurs réputées neutres n’étant
autres que celles que la majorité, voire la totalité, des citoyens considère comme
neutres. En d’autres termes, la neutralité libérale ne semble pas exiger, répétonsle, que l’État demeure neutre à l’égard de toutes les conceptions du bien, mais
seulement à l’égard de celles qui sont controversées. Dans une telle perspective,
il devient possible de comprendre comment une conception étroite du bien
(sur des valeurs non controversées) assure un minimum de cohésion sans être
incompatible avec la méthode procédurale adoptée par le libéralisme.
Quelle peut bien être la fécondité de cette objection générale de « contradiction
performative » adressée au libéralisme anti-perfectionniste ou « neutraliste » ?
À notre sens, celle de montrer très clairement les trois grandes voies qui se
dessinent dans le continent libéral. En effet, sur la base de cette objection,
on peut soit (1) en conclure de façon relativiste que l’absence de justification
neutre de la neutralité implique que le libéralisme est une conception du bien
comme une autre, pas plus fondée que toutes les autres, et donc qu’il aurait tout
à gagner à se « fonder » sur un relativisme moral modéré ; soit (2) considérer
que le libéralisme étant précisément une conception du bien comme une
autre doit être défendu comme tel au prix d’une interprétation perfectionniste
modérée ; soit enfin (3) penser que l’anti-perfectionnisme demeure un idéal vers
lequel le libéralisme doit tendre en faisant de sa tension dynamique vers une
procédure aussi neutre que possible dans les délibérations de la raison publique
son cœur, mais dans l’esprit d’un dialogue bienveillant avec les conceptions
perfectionnistes et traditionnelles du bien présentes dans la société civile.
Il va de soi que c’est cette dernière option que nous défendons ici. La solution
que nous prônons ici est plus proche des propositions de Charles Larmore
que de celles de John Rawls. Il nous semble, en effet, que le libéralisme antiperfectionniste doit se concentrer sur un « noyau dur » formé par les principes
de non-nuisance et d’égal respect qui constitue un ensemble non négligeable
de « valeurs neutres » propres à animer un esprit d’identité et de civisme. Il faut
cependant apporter ici deux précisions cruciales à cette thèse. La première est
que la plasticité libérale, qui peut correspondre à des politiques différentes,
permet d’envisager des extensions plus ou moins fortes de ces thèses en direction
d’une politique de solidarité et d’assistance, quoique cette extension en tant
7 Ronald Dworkin, « Foundations of Liberal Equality », in G. B. Peterson (dir.), The Tanner Lectures
on Human Values XI, Salt Lake City, University of Utah Press, 1990, p. 3-119.
raison pub.indb 20
28/02/07 19:46:08
que telle soit toujours nécessaire au nom du principe de cohérence libérale.
La seconde est que ce noyau dur de principes substantiels ne constitue en rien
une réponse exhaustive et définitive à toutes les questions touchant les normes,
mais un guide d’évaluation pour le travail de la raison publique qui doit sans
cesse délibérer en s’enracinant dans les traditions et les valeurs présentes dans
la société civile, c’est-à-dire en dialoguant avec celles-ci à partir des « valeurs
neutres » que sont, notamment, les principes substantiels que nous avons
évoqués.
L’objection perfectionniste : néo-républicains et libéraux perfectionnistes
21
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
La dernière objection est assurément la synthèse et le point culminant de toutes
les précédentes : c’est l’objection perfectionniste, qui estime par définition que
l’anti-perfectionnisme est absurde ou voué à l’échec. Cette objection provient
de penseurs qui estiment qu’un accord consensuel sur des valeurs moralement
neutres n’aboutirait qu’à un consensus à peu près vide, surtout si le principe en
est l’unanimité : les sociétés libérales modernes étant précisément des sociétés
de très grande diversité d’opinions et de conceptions du bien, un consensus
neutre ne parviendrait qu’à se mettre d’accord sur des banalités 8. Une variante
importante de cette critique consiste à dire que le libéralisme doit assumer une
forme de perfectionnisme par conséquentialisme, en promouvant un corpus de
valeurs non-neutres sous l’espèce de vertus propres à animer un esprit civique.
William Galston pense à ce titre qu’un libéralisme conséquent ne peut
réellement se maintenir et se développer que si les sociétés libérales sont
constituées de citoyens ayant en commun un corpus de valeurs non-neutres.
L’État libéral doit donc promouvoir, selon lui, par le biais de ses institutions et
de l’éducation, des vertus propres à animer un esprit civique. Dans un esprit
fort proche, Stephen Macedo 9, suggère un amendement perfectionniste au
libéralisme en soutenant que pour qu’une société libérale existe, il faut non
seulement appliquer un principe neutre de tolérance envers les engagements
normatifs d’autrui, mais encore parvenir à sympathiser avec des engagements qui
nous sont étrangers, avec des styles de vie qui ne sont pas les nôtres.
Des critiques assurément plus vives encore sont celles qui proviennent des
penseurs républicains ou néo-républicains. Il suffit de songer ici à Pocock qui
renvoie le libéralisme vers l’univers des activités marchandes et des individus
égoïstement préoccupés par leurs droits là où le républicanisme proposerait une
8 Bernard Manin, « On Legitimacy and Political Deliberation », Political Theory, 1987, vol. 15,
no 3, p. 341.
9 Stephen Macedo, Liberal Virtues : Citizenship, Virtue, and Community, Oxford, Oxford
University Press, 1990 ; Diversity and Distrust : Civic Education in a Multicultural Democracy,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000.
raison pub.indb 21
28/02/07 19:46:08
22
raison pub.indb 22
vision plus riche pour la modernité en insistant sur le devoir d’engagement du
citoyen dans la vie publique qui assurerait le double perfectionnisme de l’homme
libre et du politique lui-même. Sous la plume de Skinner, le républicanisme a
des accents similaires lorsqu’il consiste à défendre l’idée selon laquelle la cité
court à sa perte si elle n’est pas fondée sur les vertus civiques des citoyens.
Il serait certes réducteur d’affirmer que le républicanisme moderne implique la
dissolution totale des conceptions du bien individuelle ou communautaires au
profit d’une commune allégeance à une unique conception du bien officiellement
républicaine. Il n’en demeure pas moins que l’insistance républicaine sur la
nécessité et la perfection intrinsèque d’un engagement des citoyens dans la vie
publique et sur la définition d’un corpus de vertus citoyennes heurte les libéraux.
Le néo-républicanisme de Pettit considère de son côté que le libéralisme fut
historiquement second après le républicanisme, et que ce dernier sut avant lui
défendre non seulement une conception positive de la liberté qui est sa marque
(celle de participer à l’autodétermination collective d’une communauté), mais
aussi une conception négative de la liberté définie par la garantie pour chaque
individu d’être libre de l’ingérence d’autrui dans la poursuite de son existence.
Le républicanisme tel qu’il est défendu par Pettit met de ce fait en avant la
non-domination, considérée comme fort différente du simple idéal libéral de la
liberté conçue comme non-ingérence. À ces diverses critiques, quelles peuvent
être les réponses d’un libéralisme anti-perfectionniste ?
En ce qui concerne la suggestion de Stephen Macedo, le libéralisme antiperfectionniste peut répondre en soutenant que le consensus sur une conception
étroite du bien devrait suffire à assurer cette confiance et cette « sympathie »
sociale. L’originalité du libéralisme réside, comme nous l’avons soutenu, dans
la promotion d’une sympathie à l’égard du désaccord moral lui-même, et non,
de façon quasi-obligatoire envers toutes les conceptions du bien et leurs acteurs
présents dans la société civile. Il est par ailleurs absurde et potentiellement
liberticide d’exiger une sympathie qui, dans bien des cas, est impossible :
personne ne doit, ni ne peut, être obligé de ressentir une sympathie à l’égard
de préférences ou de conceptions du bien qui lui resteront sans doute à jamais
étrangères. Ainsi, il n’est pas obligatoire de ressentir de la sympathie pour des
pratiques extrêmes de sado-masochisme, comme celles que nous avons évoquées,
pour le catholicisme charismatique ou pour le programme de Lutte ouvrière
pour considérer que ce sont là des préférences, d’ordres certes assez divers, mais
toutes parfaitement légitimes.
À l’égard du républicanisme et du néo-républicanisme, la position libérale antiperfectionniste est simple. Elle consiste à refuser l’humanisme civique, comme
l’a fait Rawls, et à rejeter l’idée que seules des valeurs non-neutres peuvent
faire prendre le ciment social. En revanche, le libéralisme, comme c’est le cas
28/02/07 19:46:09
23
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
dans la pensée de Rawls, peut parfaitement insister sur le bien intrinsèque que
constitue la communauté politique, et reconnaître une compatibilité partielle
avec le républicanisme classique, à condition de distinguer nettement ce dernier
de l’humanisme civique au sein duquel la participation à la chose politique est
présentée de façon perfectionniste comme la fin suprême de l’être humain.
Le libéralisme anti-perfectionniste peut-il en revanche intégrer la valeur de la
non-domination mise en avant par Pettit au titre d’une valeur neutre ? Sans doute
le peut-il, à condition d’y adjoindre toute une série d’amendements destinée à
en donner des contours nettement libéraux, car Pettit ne semble pas voir que
la non-domination telle qu’il la présente est un concept normatif 10. Il faudrait
notamment que cet idéal de non-domination ne porte en rien atteinte à la règle
morale du libre consentement. En ce sens, un individu qui estime qu’il est dominé
par sa religion, et qu’il consent à cette domination, doit voir sa liberté entièrement
préservée, même si elle est incompréhensible à autrui, même si elle n’est pas
susceptible d’entraîner une « sympathie » générale comme le désire Macedo 11.
En ce sens encore, la règle du libre consentement cette fois mutuel doit primer
sur la valeur de non-domination. Le problème récurrent est celui qui est posé par
les libertariens : consentir librement à être dominé, est-ce un acte admissible dans
une société libre ? En d’autres termes, est-ce un acte qui annule la domination ?
Les libéraux radicalement anti-perfectionnistes le soutiennent. Il est moins
certain que le républicanisme de Pettit l’admette, et ce, assez curieusement, pour
les mêmes raisons que celles qui motivent la réponse de certains libertariens :
une telle permission publique serait susceptible de promouvoir la domination
comme idéal, or cet idéal est incompatible avec celui d’une société libre. Mais
cette objection est-elle recevable ? On peut estimer qu’elle n’a pas de sens tant
qu’il s’agit d’une « domination » consentie, qui n’est plus à ce titre une réelle
domination. Sans compter qu’il faut s’interroger sur la question de savoir
pourquoi certaines formes de « domination consentie » sont en général acceptées
lorsqu’elles sont liées à la pratique d’une religion largement reconnue, et d’autres
ne le sont pas, ou moins, lorsqu’elles ont trait à la pratique d’une religion moins
largement reconnue ou encore à une pratique sexuelle. Le néo-républicanisme
de Pettit demeure donc assez éloigné du libéralisme anti-perfectionniste.
La réponse aux thèses de Williams Galston est plus complexe, en raison même
de la proximité réelle qui existe entre le « perfectionnisme libéral modéré »
défendu par ce dernier et l’« anti-perfectionnisme modéré » tel que nous
entendons le défendre.
10 John Christman, « Republicanism », Ethics, 1998, vol. 109, no 1, p. 202-206.
11 Stephen Macedo, « Liberal Civic Education and Religious Foundamentalism : The Case of God
v. John Rawls ? », Ethics, 1995, vol. 105, no 3, p. 468-496.
raison pub.indb 23
28/02/07 19:46:09
24
Il nous semble évident que l’anti-perfectionnisme modéré peut sympathiser
en bien des endroits avec les analyses et les thèses de Galston. Commençons par
les trois principales objections que l’on peut faire à ce dernier.
(1) On peut lui reprocher, en suivant une remarque de Jeremy Waldron 12,
de refuser de prendre en considération que si le libéralisme, en tant qu’il est
téléologique, peut effectivement être assimilé à une conception du bien du point
de vue de la compétition des conceptions morales et politiques en présence
dans le monde contemporain, ce qui fait toute la différence, c’est la question
de savoir comment une telle conception du bien a été adoptée et continue de
l’être : par une procédure, et non pas par l’affiliation à une tradition. C’est ce
qui en fait, pour les libéraux, une « juste » conception du « bien », qui ne peut
du coup être une conception du bien parmi d’autres. Faire du libéralisme une
conception du bien de plus, n’est-ce pas du coup commettre une double erreur,
déontologique et conséquentialiste ? Du point de vue « déontologique », il y
a ici une violation du principe historiquement fondateur du libéralisme, celui
de la tolérance, devenu principe de neutralité axiologique. Du point de vue
conséquentialiste, il y a ici une erreur d’appréciation, car il y a fort à parier qu’un
libéralisme devenu une conception du bien sectaire comme les autres n’exercera
plus le même attrait sur ses éventuels postulants.
(2) L’insistance de Galston sur la nécessité d’une éducation civique patriotique
est certes une réponse à l’accusation généralement portée contre le libéralisme,
soupçonné de dénouer le lien social et de ruiner l’aspiration à vivre ensemble.
Mais le civisme peut avoir un sens au cœur même d’un libéralisme qui demeure
anti-perfectionniste sans être pour autant inconséquent. En réalité, le projet
éducatif libéral de Galston entend être une réponse à une objection plus précise,
celle de Joseph Raz : le libéralisme serait incapable de se faire comprendre du
commun des mortels, et devrait donc affronter la question du civisme et de
l’éducation pour se réaliser 13. À tout ceci, on répondra qu’un libéralisme peut
parfaitement et surtout doit être anti-perfectionniste et conséquent. Mais
l’éducation au vivre ensemble doit bien plus se concentrer sur le sens et la portée
potentiellement considérable des valeurs dites neutres (c’est-à-dire, répétons-le,
faisant l’objet d’un accord par procédure et devenant non-controversées) que
sur la constitution d’un corpus de vertus et de valeurs dites non-neutres.
(3) La différence ultime, et la plus difficile à penser, entre le perfectionnisme
libéral modéré de Glaston (mais aussi avec le néo-républicanisme de
12 Jeremy Waldron, « Gaston on Rights », Ethics, 1983, vol. 93, no 2, p. 326.
13 Joseph Raz, « Facing Diversity : The Case of Epistemic Abstinence », Philosophy and Public
Affairs, 1990, vol. 19, no 2, p. 3-46 ; ce problème est également analysé par Colin Bird,
« Mutual Respect and Neutral Justification », Ethics, 1996, vol. 107, no 1, p. 62-96.
raison pub.indb 24
28/02/07 19:46:09
raison pub.indb 25
25
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
Pettit, qui se présente comme un conséquentialisme politique) et un antiperfectionnisme modéré parce que conséquentialiste tel que nous le défendons
tient évidemment au statut accordé au conséquentialisme dans une théorie
politique. L’anti-perfectionnisme libéral ne peut accepter qu’une dose modérée
de conséquentialisme, tout simplement parce qu’il ne peut jamais être
admissible de violer les droits des individus adultes au nom d’une politique de
bien commun qui n’a pas fait l’objet d’un accord non-controversé issu du travail
de la raison publique, cette dernière ayant, entre autres choses, la transparence
démocratique pour règle. Or l’insistance sur l’éducation du citoyen par l’État
mène facilement au-delà du principe de transparence libéral : il est admissible
par Galston que les institutions libérales puissent être inculquées par une forme
de « duperie », bref par le biais d’une implantation éducative sous l’égide d’une
élite libérale éclairée. Un tel conséquentialisme est troublant et jette une ombre
sur le libéralisme perfectionniste. L’anti-perfectionnisme libéral refuse de ce
point de vue de violer le principe rawlsien selon lequel le « juste » doit toujours
primer sur le « bien ».
Au final, il faut tenter d’établir le point de proximité de l’anti-perfectionnisme
modéré avec le perfectionnisme modéré. Il s’agit essentiellement de la préoccupation
partagée de pouvoir mener des politiques libérales réelles et de penser le sens
proprement libéral d’un bien commun. Mais ce bien commun, si l’on entend
demeurer anti-perfectionniste ne peut en aucun cas transcender les individus ni
faire que les entités collectives aient une autre importance qu’instrumentale au
service des intérêts des individus qui sont les seules sources de valeurs.
Les « biens sociaux premiers » définis par Rawls sont censés définir les contours
d’un tel bien commun qui n’est pas une conception du bien particulière mais la
condition de possibilité d’un pluralisme moral cohérent articulé avec une théorie
de la justice sociale. Ces « biens sociaux premiers » sont-ils réellement neutres ?
Cette question a fait l’objet de nombreuses discussions depuis la parution des
œuvres de Rawls. Il nous semble que cette question, qui n’est certes pas stérile,
pose cependant mal le problème, et ce pour deux raisons. La première est que
la neutralité axiologique libérale est un idéal qui doit être poursuivi de façon
dynamique, ce qui implique qu’il y ait une délibération sur la définition de
l’ensemble de ces « biens sociaux premiers ». La seconde est que, à la suite de
cette première réponse, le travail de la raison publique est essentiel. Or, c’est sur
ce point que le perfectionnement de la pensée de Rawls doit porter pour penser
une conception libérale anti-perfectionniste du bien.
On sait en effet que le désaccord moral qui est au cœur des démocraties
modernes et de la pensée libérale ne porte pas forcément, ou du moins pas
seulement, sur des oppositions franches entre des conceptions du bien : dans bien
des cas, ce désaccord porte sur la signification de pratiques (« la pornographie
28/02/07 19:46:09
26
est-elle dangereuse pour la condition féminine ? ») ou sur les conséquences
possibles de l’application d’un principe (« quel coût social pour la permission
donnée aux adultes de rouler à moto sans casque ? »).
La pratique du désaccord est de ce fait généralisée et souhaitable, non
seulement pour éviter de dériver vers un perfectionnisme politique liberticide
mais aussi pour se prémunir contre une application aveugle et inconséquente de
principes libéraux (« libéralisons la prostitution », sans tenir compte du contexte
social et sans préparer et accompagner une telle libéralisation de la moindre
politique sociale de grande envergure). Or la raison publique rawlsienne semble
manquer de précision en ce qui concerne les procédures exactes qui devraient
organiser ce travail de la délibération et paraît également accorder une confiance
excessive à l’hypothèse selon laquelle nos sociétés démocratiques seraient déjà
culturellement homogènes pour rendre possibles avec une relative facilité des
désaccords très raisonnables. Or, il nous paraît que c’est l’inverse qui doit guider
notre démarche : nos sociétés sont non seulement de plus en plus plurielles de
fait, mais encore de plus en plus tiraillées par des accès de « panique morale » 14
face à l’application cohérente de leurs propres principes, ceux-là mêmes sur
lesquels un accord non-controversé est en principe acquis.
Seule une morale substantielle minimale reposant sur deux principes (ne pas
nuire, assurer une considération égale) peut permettre de répondre à la difficulté
du travail délibératif de la raison publique, et par-là former une conception
anti-perfectionniste du bien, dont le principe de cohérence libéral exige qu’elle
soit articulée à une doctrine de la justice sociale. On peut donc être d’accord
avec Galston sur l’idée qu’il faut une certaine dose de bien substantiel pour
constituer une société juste, mais considérer que ce bien peut être « neutre » s’il
entend demeurer libéral et attractif en tant que tel.
Curieusement, ce sont les anti-perfectionnistes les plus radicaux qui pourraient
s’opposer ici à la thèse que nous entendons défendre. Ils pourraient en effet
arguer que le principe d’une « morale publique libérale minimale » viole la
pure neutralité idéale de l’État libéral. Il nous semble cependant que cette
objection a reçu dans notre propos une réponse : une telle morale minimale
interdit précisément qu’on objecte au libéralisme anti-perfectionniste son
caractère supposé contradictoire et intenable, puisqu’elle interdit de façon noncontroversée une longue série de comportements ou de conceptions du bien
qui sont incompatibles avec l’idéal de société juste d’une démocratie libérale.
Qu’il y ait un accord non-controversé sur une telle éthique minimale suppose
enfin que cette éthique ne soit pas conçue dans un ciel d’idées supérieur aux
constitutions, et indépendant de celles-ci.
14 Ruwen Ogien, La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.
raison pub.indb 26
28/02/07 19:46:10
À la différence de Ruwen Ogien, qui présente la justification de son « éthique
minimale » à partir d’arguments non-politiques et non-juridiques, alors même
qu’elle est paradoxalement avant tout une éthique publique, dans laquelle peut
se résorber, selon lui, l’éthique personnelle 15, il nous semble que l’éthique
minimale proprement libérale doit se découvrir dans un rapport herméneutique
à la culture et aux constitutions des démocraties libérales modernes. Le principe
de ne pas nuire à autrui et celui de garantir une égale considération aux individus
nous semble habiter cette culture et ces constitutions. Reste donc à clarifier par
la délibération publique le fait que nous soyons réellement d’accord aujourd’hui
pour les lire sans controverse comme des guides évaluatifs pour penser à partir
de notre culture et de nos constitutions les multiples sujets de nos controverses
publiques.
27
jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ?
15 Nous renvoyons ici à La Panique morale (op. cit.) et à son dernier ouvrage L’Éthique aujourd’hui
(Paris, Gallimard, 2007).
raison pub.indb 27
28/02/07 19:46:10
raison pub.indb 28
28/02/07 19:46:10
LE CARE : ENJEUX POLITIQUES
D’UNE ÉTHIQUE FÉMINISTE
Sandra Laugier
29
raison publique n°6 • pups • 2007
Les éthiques du care 1, en proposant de valoriser des valeurs morales d’abord
identifiées comme féminines – le soin, l’attention à autrui, la sollicitude – ont
contribué à modifier une conception dominante de l’éthique. Par là, elles ont
introduit des enjeux éthiques dans le politique, en fragilisant, par leur critique
des théories de la justice, le lien apparemment évident entre une éthique de
la justice et le libéralisme politique. Mais le point important est peut-être
révélé par les réticences mêmes que suscite l’éthique du care : les raisons des
objections théoriques, notamment en contexte français, aux éthiques du care
rejoint le fréquent rejet de la revendication (vite identifiée comme essentialiste)
d’une spécificité éthique féminine. Pourtant le care renvoie à une réalité bien
ordinaire : le fait que des gens s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent
au fonctionnement (ou au commerce) du monde. Les éthiques du care affirment
l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux
dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue,
quotidienne. Elles s’appuient sur une analyse des conditions historiques qui ont
favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins
ont été socialement et moralement dévalorisées 2. L’assignation des femmes à
la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations
hors du domaine moral et de la sphère publique, les réduisant au rang de
1 Nous préférons ici ne pas traduire le mot anglais care. Les traductions courantes (soin/
sollicitude), effacent selon nous l’agentivité propre du caring, que nous avons voulu mettre
en évidence, et le sens ordinaire, à la fois perceptif et pratique, du care : faire attention à, se
sentir concerné. La difficulté de traduire *care* est indissociable de la complexité du réseau de
vocabulaire de l’activité pratique prenant en charge les dimensions de proximité, de singularité
et d’engagement personnel constitutives de la relation de care, de l’attention aux autres, du
fait que d’autres importent et comptent : matter, count. Ce texte est issu d’un travail commun
et de nombreuses conversations privées et publiques avec Patricia Paperman, co-éditrice de
l’ouvrage Le souci des autres. Éthique et politique du care. C’est l’occasion pour moi de lui
exprimer ma gratitude.
2 Tronto J., Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care, Londres/New York,
Routledge, 1993.
raison pub.indb 29
28/02/07 19:46:11
30
sentiments privés dénués de portée morale et politique. Les perspectives du
care sont en ce sens porteuses d’une revendication fondamentale concernant
l’importance du care pour la vie humaine, des relations qui l’organisent et de la
position sociale et morale des care givers 3.
Reconnaître cela suppose de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité
sont des traits de la condition de tous. Cette sorte de réalisme « ordinaire » 4
est généralement absente des théories sociales et morales majoritaires qui ont
tendance à réduire les activités et les préoccupations du care à un souci des
faibles ou des victimes pour mères sacrificielles. La perspective du care est donc
indissociablement éthique et politique, elle élabore une analyse des relations
sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle
de l’éthique de la justice. En réplique à la « position originelle » décrite par
Rawls, la sorte particulière de réalisme prônée par la perspective du care aurait
tendance à mettre cette « condition originelle » – pour reprendre les termes
de Nel Noddings – de vulnérabilité en point d’ancrage de la pensée morale et
politique.
C’est donc bien la théorie de la justice telle qu’elle s’est développée dans la
seconde moitié du siècle dernier, et s’est installée en position dominante dans
le champ de la réflexion non seulement politique, mais morale, qui est dans la
mire des approches du care : non seulement, comme l’illustrent des controverses
fameuses entre partisans du care et de la justice, parce qu’elles mettent en cause
(avec les arguments devenus classiques des approches « genre ») l’universalité de la
conception de la justice illustrée par Rawls, mais aussi parce qu’elles transforment
la nature même du questionnement moral, et du concept de la justice.
LE GOÛT DU PARTICULIER
L’enjeu, par-delà les débats féministes et politiques ou peut-être à leur
pointe, est le rapport entre général et particulier. Le care propose de ramener
l’éthique au niveau du « sol raboteux de l’ordinaire » (Wittgenstein), de la vie
quotidienne. Il est réponse pratique à des besoins spécifiques qui sont toujours
ceux d’autres singuliers (qu’ils soient proches ou non), travail accompli tout
autant dans la sphère privée que dans le public, engagement à ne pas traiter
quiconque comme partie négligeable, sensibilité aux détails qui importent dans
les situations vécues. Quelle est la pertinence, l’importance du particulier, de la
3 Kittay E. F. & Feder E.K. (dir.), The Subject of Care. Feminist Perspectives on Dependency.
NewYork Oxford, Rowman and Littlefield, 2002.
4 Au sens realistic que propose C. Diamond, dans L’Esprit réaliste (1995), trad. E. Halais et
J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004.
raison pub.indb 30
28/02/07 19:46:11
raison pub.indb 31
31
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
sensibilité individuelle ? Qu’est-ce que le singulier peut revendiquer ? C’est en
redonnant sa voix (différente) au sensible individuel, à l’intime, que l’on peut
assurer l’entretien (conversation /conservation) d’un monde humain. Le sujet
du care est un sujet sensible en tant qu’il est affecté, pris dans un contexte de
relations, dans une forme de vie – qu’il est attentif, attentionné, que certaines
choses, situations, moments ou personnes comptent pour lui. Le centre de
gravité de l’éthique est déplacé, du « juste » à l’ « important ».
Prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine suppose de
reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents
de parcours qui n’arrivent qu’aux « autres » : « Les gens vulnérables n’ont rien
d’exceptionnel », pour reprendre le joli titre de Patricia Paperman. À contrecourant de l’idéal d’autonomie qui anime la plupart des théories morales, le
care nous rappelle que nous avons besoin d’autres pour satisfaire nos besoins
primordiaux. Ce rappel désagréable pourrait bien être à la source de la
méconnaissance du care, réduit à un souci des faibles ou des victimes pour mères
sacrificielles, ou à une version niaise ou condescendante de la charité. Il est alors
indissociable d’un certain mépris théorique pour les éthiques féministes, qui,
comme nous voulons le suggérer à la suite de Joan Tronto, est assis en fait dans
un mépris bien réel pour les activités liées au care.
La réflexion sur le care s’inscrit dans tournant particulariste de la pensée
morale : contre ce que Wittgenstein appelait dans le Cahier Bleu la « pulsion
de généralité », le désir d’énoncer des règles générales de pensée et d’action,
faire valoir en morale l’attention au(x) particulier(s), au détail ordinaire de la
vie humaine : c’est cette volonté descriptive qui modifie la morale : apprendre
à voir ce qui est important et non remarqué, justement parce que c’est sous nos
yeux. Émerge alors une éthique de la perception particulière des situations, des
moments, de « ce qui se passe » (what is going on), à la façon dont Goffman
définit l’objet de la sociologie et dont Hilary Putnam parle, renvoyant lui aussi
à Wittgenstein, d’une « éthique sans ontologie ». Il n’y a pas de concepts moraux
univoques qu’il ne resterait qu’à appliquer à la réalité, mais nos concepts moraux
dépendent, dans leur application même, de la narration ou de la description
que nous donnons de nos existences, de ce qui est important (matter) et de
ce qui compte pour nous. Cette capacité à percevoir l’importance des choses,
leur place dans notre vie ordinaire, n’est pas seulement affective : elle est aussi
capacité d’expression adéquate (ou, aussi bien, maladroite et embarrassante,
ratée). Au centre de l’éthique du care, il y a notre capacité (notre disposition)
à l’expression morale laquelle, comme l’ont montré de diverses manières
Stanley Cavell et Charles Taylor, s’enracine dans une forme de vie, au sens
(wittgensteinien) d’un agrégat à la fois naturel et social de formes d’expression
et de connexions à autrui.
28/02/07 19:46:11
32
C’est la forme de vie qui détermine la structure éthique de l’expression, laquelle
inversement la retravaille et lui donne forme. La relation à l’autre, le type d’intérêt
et de souci que nous avons des autres, l’importance que nous leur donnons, ne
prennent sens que dans la possibilité du dévoilement (volontaire ou involontaire)
du soi. Les analyses en termes de care s’inscrivent (d’où la difficulté à parler
de théories du care) dans un mouvement de critique de la théorie morale, qui
revendique un primat de la description des pratiques morales dans la réflexion
éthique, ce qui met en cause la méthodologie, voire le principe, de ce que G.E.M.
Anscombe appelait, dans un fameux article, « la philosophie morale moderne ».
Si, comme le rappelait Bernard Williams, « les théories éthiques sont des schémas
abstraits censés guider sur tel ou tel problème particulier le jugement de tout un
chacun » 5, elles visent (comme les théories de la justice) à concevoir et gérer le
particulier à partir de règles ou conceptions générales. Les éthiques pratiques du
care partent, au contraire, de problèmes moraux concrets, et voient comment
nous nous en sortons, non pas pour abstraire à partir de ces solutions particulières
(ce serait retomber dans la pulsion de généralité) mais pour percevoir la valeur
même du (dans le) particulier. Elles appellent une sorte d’ethnographie morale
qui laisserait leur place aux expressions propres des agents davantage qu’une
approche surplombante.
Concevoir la morale sur le modèle de la justice et de la légalité (et c’est une
tendance forte de la pensée morale) conduit à négliger des aspects parmi les plus
importants et difficiles de la vie morale – nos proximités, nos motivations, nos
relations – au profit de concepts éloignés de nos questionnements ordinaires –
l’obligation, la rationalité, le choix. Les qualités comme la gentleness, la
générosité ou l’amabilité semblent alors échapper aux capacités de description
ou d’appréciation des théories morales disponibles. Michael Stocker notait,
dans un article de 1976, que « la théorie éthique contemporaine en est venue à
promouvoir une vie morale mesquine et rabougrie » 6. La focalisation sur les
notions d’action rationnelle ou de choix moral (si féconde qu’elle soit) laisse de
côté une partie importante du questionnement moral ordinaire et des activités
morales. Il serait injuste de considérer que la réflexion morale contemporaine
néglige entièrement les caractères de ce genre. Mais le care vise à aller plus loin,
par exemple, qu’une éthique des vertus ou du développement/épanouissement
humain ; à valoriser le souci des autres, non contre le souci de soi, mais comme
base même d’un réel et réaliste souci de soi.
5 Williams B., « De la nécessité d’être sceptique », Magazine littéraire, Les nouvelles morales,
1998, no 361.
6 Stocker M., « The schizophrenia of modern ethical theories » (1976), in Crisp R. & Slote M. (dir.),
Virtue Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1997.
raison pub.indb 32
28/02/07 19:46:11
Lorsque Diamond affirme, dans son introduction à L’Esprit réaliste, que la
philosophie morale est majoritairement devenue « aveugle et insensible », elle
entend par-là : insensible à la spécificité humaine du questionnement moral, à
cette vie morale ordinaire enchevêtrée avec les autres. Il s’agit là d’une sensibilité
au dit et à l’expression qui est inhérente au care, de ces situations particulières où
l’on ne supporte pas telle ou telle attitude, tel vocabulaire, où face à quelqu’un,
on n’a plus envie d’argumenter, et on se demande : « Qu’est-ce que c’est que
cette personne, dans quel monde vit-elle, dans quelle vie notre discussion peutelle avoir lieu ? ». L’important n’est plus alors l’opposition entre sensibilité et
entendement, mais une sensibilité conceptuelle, comme des penseurs tels que
J. McDowell y travaillent par ailleurs 7. Ce sont plutôt le caractère proprement
sensible des concepts moraux, et le caractère perceptif de l’activité conceptuelle,
qui sont à l’œuvre dans l’approche du réel par le care.
CARE ET JUSTICE
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
Au départ, et notamment dans la discussion care/justice (devenue un topos
de la philosophie morale et politique américaine), il s’agissait de donner
expression à une approche, une voix nouvelle, jusqu’ici tenue à l’écart et
réduite au silence. Carol Gilligan 8 pointait, dans le modèle de développement
moral de Kohlberg 9, l’incapacité du langage de la justice à prendre en compte
comme moralement pertinents les expériences et les points de vue des femmes :
elle faisait l’hypothèse d’une « voix différente » d’une orientation morale qui
identifie et traite autrement les problèmes moraux que ne le fait le langage de la
justice. Cette orientation différente aurait une cohérence et une validité propre
que le langage du care permettrait de saisir.
C’est à cette tâche d’articulation et d’explicitation, d’expression, que se
consacrent les analyses en termes de care qui spécifient certaines des limites de
l’éthique de la justice. Ces limites sont tracées en termes d’expression : l’éthique
du care note l’ignorance d’une sensibilité classiquement attribuée aux femmes,
tout en marquant les difficultés conceptuelles et politiques d’une définition
d’une sensibilité féminine.
Un premier enjeu proprement politique, et pas seulement moral, du care est
l’introduction d’une dimension politique dans les relations familiales, dans le
privé – dans l’intime où la revendication d’égalité semble inadéquate, même au
sein du couple. Le care permet de prendre en compte la particularité des relations
33
7 McDowell J., Mind and World [1994], trad. C. Alsaleh, Vrin, Paris, 2007.
8 Gilligan C., Une si grande différence [1982], trad. A. Kwiatek, Paris, Flammarion, 1986.
9 Kohlberg L., The philosophy of moral development, San Francisco, Harper and Row, 1981.
raison pub.indb 33
28/02/07 19:46:12
34
qui se nouent entre proches à l’intérieur de la famille, de réexaminer l’univers
familial comme une arène dans laquelle les relations sont modelées par des
tensions entre sentiments de justice et d’amour. En considérant les conditions
sociales et affectives dans lesquelles se déploient les modalités concrètes du
souci des autres, la perspective du care ouvre vers une « micro-politique des
arrangements entre proches ». La famille, institution pivot de la distribution des
soins et du travail de la dépendance, constitue, comme le soutiennent Margalit 10
ou Cavell 11, le premier lieu pour penser le souci des autres. La perspective du
care conduit alors à explorer nos façons de traiter – en pratique et en théorie –
la démarcation entre les sphères des relations personnelles (relations familiales,
mais également amoureuses, amicales, affectives en général) et les sphères des
relations publiques dites impersonnelles.
La question n’est plus alors de choisir entre care et justice, mais de comprendre
comment on peut perdre ces deux dispositions. Suivons la suggestion de Gilligan
dans ses écrits récents : « L’erreur potentielle dans le raisonnement fondé sur
la justice se trouve dans son égocentrisme latent, la tendance à confondre sa
propre perspective avec un point de vue objectif ou la vérité, la tentation de
définir l’autre dans ses propres termes. L’erreur potentielle dans le raisonnement
fondé sur le care se trouve dans la tendance à oublier ses propres termes, à se
voir comme entièrement dévoué à autrui (selfless), à se définir dans les termes
des autres. » Il s’agit alors, au-delà du débat justice/care, que chacun trouve
sa voix, et qu’on entende celle de la justice comme celle du care en évitant
ces deux erreurs et mésententes, qui sont deux mauvaises perceptions : « celle
de la justice comme identification de l’humain au masculin, injuste dans son
omission des femmes, et celle du care comme oubli de soi, indifférent (uncaring)
dans son incapacité à représenter l’activité et l’agentivité du care » 12. Il faudrait
alors, pour légitimer l’approche care, revenir au sens ordinaire de la justice, à
la pratique du souci des autres, et de soi. Le care apparaîtrait alors comme une
des voies actuelles vers une véritable éthique, concrète et non normative. Il ne
s’agit pas de rendre compatibles, dans une sorte de demi-mesure moralisante,
la justice et la sensibilité, à introduire une dose de care dans la théorie de la
justice, ou à l’inverse une mesure de rationalité dans nos affects. De nombreux
travaux en éthique ont argumenté de façon convaincante en faveur de cette
compatibilité. Il s’agit plutôt, et plus radicalement, de voir la sensibilité comme
condition nécessaire de la justice.
10 Avishai. Margalit, Éthique du souvenir (2002), Paris, Flammarion, 2006.
11 Cavell S., À la recherche du bonheur [1981], trad. C. Fournier et S. Laugier Cahiers du cinéma,
1993.
12 Gilligan C., « Moral orientation and development » [1987], in Held V. (dir.) Justice and Care,
Boulder, Westview Press, 1995.
raison pub.indb 34
28/02/07 19:46:12
L’IMPORTANCE DE L’IMPORTANCE
Pour répondre à la question « qu’advient-il des objets quand ils sont filmés et
projetés ? » – de même qu’à celle-ci : « qu’advient-il à des personnes données, à
des lieux précis, à des sujets et à des motifs, quand ils sont filmés par tel ou tel
cinéaste ? » – il n’existe qu’une seule source de données, c’est-à-dire l’apparition
et la signification de ces objets, de ces personnes, que l’on trouvera en fait dans la
suite de films, ou de passages de films, qui comptent pour nous 14.
L’importance du cinéma, de tel ou tel moment d’un film, se trouve dans sa
façon de faire émerger ce qui est important, ce qui compte. Mais
35
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
La réflexion sur le care semble opposer une conception féminine et une
conception masculine de l’éthique, la première étant définie par l’attention, le
souci de l’autre, le sens de la responsabilité, des liens que nous avons à un ensemble
de personnes, de proches et la seconde étant définie par la justice, l’autonomie.
Nous n’insistons pas sur la difficulté qu’il y aurait alors à opposer une éthique
féminine et une éthique masculine, une éthique du care et une éthique de la justice,
au risque de la reproduction de préjugés que l’éthique du care (à première vue,
en tant qu’éthique féministe) visait précisément à combattre. On peut, comme
Tronto (on va le voir), intégrer le care à une approche éthique, sociale et politique
générale, qui ne soit pas réservée aux femmes, mais soit une aspiration pour tous
et permette ainsi une amélioration du concept de la justice, ou on peut redéfinir le
care et le juste en redéfinissant l’éthique, comme l’ont suggéré Patricia Paperman,
Nussbaum, Diamond, à partir du sensible, et de la perception morale.
La pulsion de généralité, philosophique, est « mépris du cas particulier »,
la perception morale est souci (care) du particulier. Iris Murdoch, disciple de
Wittgenstein, dans « Vision et choix en morale » 13, évoque l’importance de
l’attention en morale (une première façon d’exprimer le care : faire attention à,
être attentionné). Attention serait alors une traduction possible en français du
terme care et de son sens éthique : il faut prêter attention à ces détails de la vie
que nous négligeons (qui a nettoyé et rangé cette salle où nous sommes ? qui
s’occupe de mes enfants en ce moment ?)
Ce rapport du care à ce qui compte a été mis en évidence par Cavell à propos du
cinéma et des films qui comptent pour nous, et sont l’objet de notre attention et care :
… il lui appartient aussi d’aller contre cette tendance et, au lieu de cela, de
reconnaître cette réalité tragique de la vie humaine : l’importance de ces
13 Murdoch I., « Vision and Choice in Morality », in Murdoch I. & Conradi P.J. (dir.), Existentialists
and Mystics: Writings on Philosophy and Literature, Londres, Chatto and Windus, 1997.
14 Cavell S., Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. C. Fournier et É. Domenach, Paris, Bayard,
2003, p. 79.
raison pub.indb 35
28/02/07 19:46:12
moments ne nous est pas d’ordinaire donnée avec les moments pendant que
nous les vivons, si bien que cela peut demander le travail de toute une vie de
déterminer les carrefours importants d’une vie 15.
36
Le care se définirait à partir de cette attention spécifique à l’importance non
visible des choses et des moments, à la dissimulation inhérente de l’importance.
Cette fragilité du réel et de l’expérience pour parler comme Goffman 16, est
propre à l’expérience ordinaire, « structurellement vulnérable » parce que son
sens n’est jamais donné.
Redéfinir la morale à partir de l’importance, et de son lien à la vulnérabilité
structurelle de l’expérience pourrait définir l’éthique du care. La notion de care
est indissociable de tout un cluster de termes, qui constituent un jeu de langage
du particulier : attention, souci, importance, signifiance, compter. C’est bien
dans l’usage du langage (choix des mots, style d’expression et de conversation)
que se montre ouvertement ou s’élabore intimement la vision morale d’une
personne, sa texture d’être. Cette texture n’a guère à voir avec les choix et
arguments moraux mais encore une fois avec « ce qui importe » et exprime les
différences entre singuliers 17.
Nous ne pouvons pas voir l’intérêt moral de la littérature à moins de reconnaître
les gestes, les manières, les habitudes, les tours de langage, les tours de pensée, les
styles de visage, comme moralement expressifs – d’un individu ou d’un peuple. La
description intelligente de ces choses fait partie de la description intelligente, aiguisée,
de la vie, de ce qui importe, de ce qui fait la différence, dans les vies humaines 18.
La forme de vie s’avère, prise du point de vue de l’éthique, définie par la
perception – l’attention à des textures ou des motifs moraux (décrits par
Diamond et Nussbaum dans leurs essais consacrés à Henry James). Ces motifs
sont perçus comme « moralement expressifs ». La littérature est un lieu privilégié
de la perception morale, par la création d’un arrière-plan qui la rende possible,
qui fasse apparaître les différences importantes (signifiantes).
LA COMPÉTENCE MORALE
La définition de la compétence éthique en terme de perception affinée et
agissante (contre la capacité à juger, argumenter et choisir) est reprise par
15 Ibid., p. 29-30.
16 Goffman E., Les Cadres de l’expérience [1974], trad. I. Joseph, Paris, Minuit, 1991.
17 Voir pour cette conception générale de l’éthique Laugier S. (dir.), Éthique, littérature, vie
humaine, Paris, PUF, 2006.
18 Diamond, op. cit., p. 507.
raison pub.indb 36
28/02/07 19:46:13
Cette structure ne peut être mise en œuvre que sur le fond d’un arrière-plan
que nous ne pouvons jamais dominer complètement, car nous le remodelons
sans arrêt, sans dominer et sans pouvoir avoir de vue d’ensemble. (Taylor, 1997,
« Le langage et la nature humaine »)
La relation à l’autre, le type d’intérêt et de souci que nous avons des autres,
l’importance que nous leur donnons, n’existent que dans l’expression singulière
et publique.
Pour reconnaître réciproquement notre disposition à communiquer, présupposée
dans toutes nos activités expressives, nous devons être capables de nous « lire »
les uns les autres. Nos désirs doivent être manifestes pour les autres. C’est le
niveau naturel de l’expression, sur lequel repose l’expression véritable. (…) .
Mais il n’y aurait rien sur quoi s’appuyer si nos désirs n’étaient pas incarnés dans
l’espace public, dans ce que nous faisons et essayons de faire, dans l’arrière-plan
naturel du dévoilement de soi, que l’expression humaine travaille sans fin 21.
37
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
Nussbaum 19. Pour elle, la morale est affaire de perception et d’attention, et pas
d’argument. Une objection que l’on pourra faire à son approche est qu’alors on
revient à une opposition caricaturale entre le sentiment et la raison. Le roman
nous apprend à regarder la vie morale comme « la scène de l’aventure et de
l’improvisation », ce qui transforme l’idée que nous nous faisons de l’agency
morale, et nous rend visibles « les valeurs qui résident dans l’improvisation
morale » 20. Dans une telle approche, le care est à la racine de l’éthique au
lieu d’en être un élément subordonné ou marginal. L’apprentissage moral
définit l’éthique comme attention au réel et aux autres. Il est initiation à une
forme de vie et formation sensible par l’exemplarité. La morale et la politique
concernent alors notre capacité à lire et voir et apprécier l’expression morale.
Or cette capacité d’expression n’est pas purement affective, elle est conceptuelle
et langagière – c’est notre capacité à bien faire usage des mots, et à les utiliser
dans de nouveaux contextes, à répondre/réagir correctement.
La capacité d’expression morale, comme l’a dit Taylor, s’enracine dans une
forme de vie plastique, car vulnérable à nos bons et mauvais usages du langage.
C’est la forme de vie (au sens naturel, comme social) qui détermine la structure
(éthique) de l’expression, laquelle inversement la retravaille et lui donne
forme.
19 Nussbaum M., « La littérature comme philosophie morale », in Laugier S. (dir.), Éthique,
littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.
20 Diamond, op. cit., p. 316.
21 Taylor C., « L’action comme expression », in La Liberté des modernes, trad. Ph. de Lara, Paris,
PUF, 1997.
raison pub.indb 37
28/02/07 19:46:13
Ce qui est décrit sur un mode sceptique chez Cavell l’est sur un mode
plus « herméneutique » par Taylor, mais l’un et l’autre aboutissent à un
questionnement moral sur l’expression mutuelle, la constitution du style et
l’apprentissage de l’attention aux expressions d’autrui : « Les expressions
humaines, la silhouette humaine doivent, pour être saisies, être lues » (Cavell).
Cette lecture de l’expression, sensibilité au sens, qui rend possible de répondre,
est un produit de l’attention et du care.
L’AVERSION DU CONFORMISME
38
Il faut modifier et élargir notre sens de la rationalité à partir de la rationalité
éthique, sans pour autant rejeter toute forme d’argumentation, ni revenir à un
conformisme du fondement dans la pratique. La focalisation (due à l’influence
de Kant et Rawls) sur des notions morales comme le devoir ou le choix laisse de
côté l’essentiel du questionnement moral ordinaire, et a été insuffisante pour
penser les problèmes moraux ordinaires que pose le care. Comme le remarque
Diamond, une personne parfaitement rigoureuse, morale pourrait avoir
quelque chose de mesquin et de « peu généreux », et ce caractère peu aimable
(unlovable) au sens fort est quelque chose qui, au lieu d’être rangé parmi les
concepts psychologiques, vagues, non éthiques, pourrait faire partie intégrante
de la réflexion morale. Baier suggère qu’on s’intéresse à une qualité comme la
gentleness, qui ne peut être traitée qu’en termes à la fois descriptifs et normatifs,
et « résiste à l’analyse en termes de règles » 22, étant une réponse appropriée
à l’autre suivant les circonstances : elle nécessite une attitude expérimentale, la
sensibilité à une situation et la capacité à improviser, « passer à autre chose »
face à certaines réactions.
C’est le paradigme légaliste, selon Baier, qui pervertit la réflexion morale :
Ceux qui récusent les méthodes analytiques rejettent d’ordinaire non seulement
l’assimilation de la pensée philosophique à la computation mathématique, mais
aussi le paradigme légaliste, la tyrannie de l’argument 23.
Baier critique, comme Murdoch, l’idée que la philosophie morale se réduise à
des questions d’obligation et de choix – comme si un problème moral, en étant
formulable en ces termes, devenait ainsi traitable : elle reprend des observations
de I. Hacking 24 sur l’obsession de la philosophie morale par le modèle de la
théorie des jeux. Pour Baier, c’est là un syndrome masculin (a big boy’s game, and
22 Baier A., Postures of the Mind, Methuen, 1985, p. 219.
23 Ibid., p. 241.
24 Hacking I., « Winner take less », New York Review of Books, 1984, n° 31.
raison pub.indb 38
28/02/07 19:46:13
PERDRE SES CONCEPTS, RETROUVER L’EXPÉRIENCE
Diamond donne pour exemple un passage où Peter Singer se prononce en
faveur de la défense des animaux :
Ce que je veux dire par « stupide ou insensible ou délirant » peut être mis en
évidence par un seul mot, le mot « même » dans la citation : « Nous avons vu
39
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
a pretty silly one too). Certes, la vie morale ordinaire est parcourue de décisions.
Mais ce qui conduit à ces décisions est tout aussi bien un travail d’improvisation,
que de raisonnement ou d’application de principes.
On redoute parfois 25 que l’approche antithéorique et « ordinaire » aboutisse
à une nouvelle forme perverse de fonctionnarisation et de conservatisme :
on s’appuierait sur des coutumes, des traditions plutôt que sur des principes
argumentatifs. Murdoch a très bien argumenté contre cette neutralité
argumentative de la morale : l’idée même d’une neutralité est elle-même
libérale, et idéologiquement située dans le libéralisme.
La réponse – différente – de Cavell porte sur la difficulté à dire qui est ce
nous – quelle est notre coutume, notre tradition sur lesquelles on s’appuierait.
La question essentielle, pour ce qui concerne la morale, est peut-être celle
du point de départ, du donné. Ce rapport spécifique à « nos prétentions
ordinaires à la connaissance » – l’autorité morale ordinaire est, selon Cavell, un
élément essentiel pour définir la vie morale et la nature de notre accord moral.
Mon accord ou mon appartenance à telle ou telle forme de vie, sociale ou morale,
ne sont pas donnés. L’arrière-plan n’est pas a priori, il est modifiable par la
pratique elle-même. La forme de cette acceptation, les limites et échelles de notre
accord, ne sont pas connaissables a priori, « pas plus qu’on ne peut connaître a
priori l’étendue ou l’échelle d’un mot » 26, parce que l’usage du langage (moral)
est improvisation. Je n’ai pas donné mon accord à tout, à l’avance 27. Que le
langage moral me soit donné n’implique pas que je sache a priori comment
je vais m’entendre, m’accorder dans ce langage avec mes co-locuteurs, trouver le
ton juste pour répondre. Ce qui constitue l’accord de langage et l’accord moral,
c’est la possibilité toujours ouverte de la rupture, la menace du scepticisme, de
la perte de la voix morale. La vie morale doit être improvisée et instable.
25 Ogien R., « Qui a peur des théories morales ? », Magazine littéraire, 1998, n° 361 et, ibid.,
La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.
26 Cavell S., Une nouvelle Amérique encore inapprochable [1979], trad. S. Laugier, Combas,
L’Éclat, 1991.
27 C’est que ce point que Cavell fonde sa critique de Rawls ; voir Laugier S., « Communauté,
tradition, réaction », in Critique, « Individu et communauté », 1998 et, ibid., Laugier S.,
Une autre pensée politique américaine, Paris, Éd. Michel Houdiard, 2004.
raison pub.indb 39
28/02/07 19:46:14
que l’expérimentateur révèle un biais en faveur de sa propre espèce lorsqu’il
expérimente sur un non-humain dans un cas où il ne considérerait pas justifié
d’utiliser un être humain, même un être humain retardé » 28.
40
Ce qui ne va pas dans un tel argument n’est pas l’argument, mais l’usage de
cet effrayant mot « même » : l’absence de care. Lorsque Diamond affirme que la
philosophie morale est devenue aveugle et insensible, elle entend par là insensible
à la spécificité humaine du questionnement moral, et à la vie morale ordinaire.
Ce qui ne veut pas dire que la morale qu’elle veut promouvoir soit indifférente
aux situations exceptionnelles, qui de fait peuvent être des situations de choix,
mais plutôt, que le tragique des grandes décisions est en quelque sorte inhérent,
interne à l’ordinaire, que nos problèmes de tous les jours requièrent la même
attention et le même souci. C’est cette dimension de tragédie qui sépare une
pensée de l’éthique ordinaire des théories du consensus et la communauté, d’un
prétendu sens commun auquel on a aisément recours pour justifier des positions
conformistes. Ce qui importe, dans la perception morale, n’est pas l’accord et
l’harmonie, c’est la perception des contrastes, distances et différences, et leur
expression. Ce moment où il y a « perte des concepts », où ça ne marche plus.
Une sensibilité au monde conceptuel dans lequel se situent les remarques de
quelqu’un est un moment de la sensibilité humaine aux mots. (…) Je m’intéresse
maintenant à notre capacité de reconnaître le moment où les mots de quelqu’un
montrent, ou semblent montrer, une manière de quitter le monde conceptuel
commun.
Il n’y pas ici pour Diamond opposition entre sensibilité et entendement, mais
sensibilité à une forme de la vie conceptuelle. C’est ce qui explique les réactions
« sensibles » que nous avons à des idées. Il n’y a pas à séparer en éthique, comme le
fait parfois Nussbaum, et comme risquent de nous y conduire certaines formulations
du care, l’argument et le sentiment. C’est plutôt le caractère sensible des concepts et
le caractère perceptif de l’activité conceptuelle qui sont en œuvre : ils permettent la
vision claire des contrastes et distances conceptuels (par exemple lorsqu’on entend
parler quelqu’un et que sans qu’on puisse forcément donner des arguments contre
ce qu’il dit, on sait que ce qu’il dit ne va pas du tout.) Il faut, pour donner sa place
au care, lui donner la place maximale : considérer que la morale dans son ensemble
doit devenir sensible – une « sensibilité qui envelopperait la totalité de l’esprit ».
La question – celle de l’expression de l’expérience : quand et comment faire
confiance à son expérience, trouver la validité propre du particulier – dépasse
la question du genre, car c’est celle de notre vie ordinaire, à tous, hommes et
28 Diamond, op. cit., p. 33.
raison pub.indb 40
28/02/07 19:46:14
femmes. L’histoire du féminisme commence précisément par une expérience
d’inexpression, – dont les théories du care rendent compte concrètement, dans
leur ambition de mettre en valeur une dimension ignorée, non exprimée de
l’expérience. C’est le problème, au-delà du genre, qu’affronte le care et qu’il
permet d’exposer sans métaphysique. John Stuart Mill s’était préoccupé de cette
situation, où l’on n’a pas de voix pour se faire entendre, parce qu’on a perdu
contact avec sa propre expérience.
Ainsi l’esprit lui-même est courbé sous le joug : même dans ce que les gens font
pour leur plaisir, la conformité est la première chose qu’ils considèrent (…) au
point que leurs capacités humaines sont atrophiées et sans vie ; ils deviennent
incapables du moindre désir vif ou du moindre plaisir spontané, et ils manquent
en général d’opinions ou de sentiments de leur cru, ou vraiment leurs. Est-ce là,
oui ou non, la condition désirable de la nature humaine ? (On Liberty, III, § 6)
41
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
Il s’agit d’une situation qui n’est pas propre à la femme, et qui résume toute
situation de perte de l’expérience et du concept ensemble 29 – et motive le désir
de sortir de cette situation de perte de la voix, de reprendre possession de son
langage et de trouver un monde qui en soit le contexte adéquat.
Retrouver le contact avec l’expérience, et trouver une voix pour son expression :
c’est la visée première, perfectionniste et politique, de l’éthique. Il reste à articuler
cette expression subjective à l’attention au particulier qui est aussi au cœur du care,
et à définir ainsi une connaissance par le care. La connaissance morale, par exemple,
que nous donne l’œuvre littéraire (ou cinématographique), par l’éducation de la
sensibilité (sensitivité), n’est pas traductible en arguments, mais elle est pourtant
connaissance – d’où le titre ambigu de Nussbaum, « Love’s Knowledge » : non
la connaissance d’un objet général qui serait l’amour, mais la connaissance
particulière que nous donne la perception aiguisée de/par l’amour. Ainsi il n’y a
pas de contradiction entre sensitivité et connaissance, care et rationalité.
L’éthique est une attention aux autres, et à la façon dont ils sont pris (avec
nous) dans des connexions. Toute éthique est alors une éthique du care, du souci
des autres.
REVALORISER L’ATTENTION
Martha Nussbaum revendique la recherche d’un « équilibre perceptif » –
parallèle à l’équilibre réfléchi de Rawls – qui peut, comme la « vision morale »
qu’elle attribue de à Henry James, produire une alternative au raisonnement
29 Voir là-dessus, Renault E., L’Expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.
raison pub.indb 41
28/02/07 19:46:14
42
moral : « Le roman construit un modèle de style de raisonnement éthique
qui est lié au contexte sans être relativiste, et qui nous donne des impératifs
concrets susceptibles de devenir des universaux » 30. Nussbaum persiste
cependant à renvoyer à des principes moraux certes contextualisés, mais
universalisables à partir des cas concrets. Mais elle permet de comprendre
une exigence du care : par cette lecture « aimante et attentive », caring, nous
percevons les situations morales autrement, activement. Cela change notre
perception de la responsabilité de l’agent moral et de l’agentivité. L’attention
aux autres que propose la littérature ne nous donne pas de nouvelles certitudes
ou l’équivalent littéraire de théories, elle nous met en face, aux prises avec, une
incertitude, un déséquilibre perceptif. Diamond insiste, elle, sur l’idée que « la
délibération humaine est constamment une aventure de la personnalité, lancée
parmi des hasards terrifiants et des mystères effrayants ». En se focalisant
sur une conception étroite de l’éthique et de la perception, ce qu’on risque,
c’est de passer à côté de l’aventure – manquer une dimension de la morale, et
plus précisément au visage de la pensée morale, « ce à quoi ressemble la vie
morale » 31. On manque une dimension, un aspect de la morale par manque
d’attention, de care.
Gilligan note qu’une « restructuration de la perception morale » devait
permettre de « modifier le sens du langage moral, et la définition de l’action
morale » 32, mais aussi d’avoir une vision non « distordue » du care, où le care
ne serait pas une disparition ou diminution du soi. Le care, entendu comme
attention et perception, se différencie d’une sorte d’étouffement du soi par
la pure affectivité ou le dévouement, que pourraient suggérer les oppositions
care/justice, care/rationalité. Le care, en suggérant une attention nouvelle à des
détails inexplorés de la vie ou à des éléments qui sont négligés, nous confronte
à nos propres incapacités et inattentions, mais aussi et surtout à la façon dont
elles se traduisent ensuite en théorie. L’enjeu des éthiques du care s’avère
épistémologique en devenant politique : elles veulent mettre en évidence le
lien entre notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de
théorisation (ou, de façon plus directe, le rejet de la théorisation) de ces réalités
sociales « invisibilisées ».
On peut, dans cette perspective, reprendre certaines des critiques formulées
contre le care. Joan Tronto a suggéré que l’image du care dyadique (le face-àface amoureux ou maternel) à laquelle s’en tient Gilligan est trop étroite pour
donner à penser l’ensemble des activités sociales relevant du soin attentif des
30 Nussbaum, op. cit., p. 8.
31 Diamond, op. cit., p. 36
32 Gilligan C., « Moral orientation and development », op. cit., p. 43.
raison pub.indb 42
28/02/07 19:46:14
Comme type d’activité, le care exige une disposition morale et un type de
conduite morale. Nous pouvons exprimer quelques-unes de ces qualités
sous la forme d’un principe universaliste tel que : vous devez prendre soin
de ceux qui vous entourent ou de ceux qui appartiennent à votre société.
Cependant, pour que ces qualités s’incorporent à la conduite morale, il
faut que l’on s’engage dans des pratiques privées aussi bien que publiques
qui visent à les enseigner et à renforcer la sensibilité à la valeur des intérêts
43
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
autres. Elle considère que la mise en valeur philosophique du care doit moins
s’alimenter à une éthique particulariste et affectiviste qu’à un élargissement
du concept d’action. Cela contraint à renoncer peut-être à une partie de
l’éthique du care, l’idée d’une morale proprement féminine, et rejoindre
Tronto dans le sens d’une anthropologie neutralisée. La position de Gilligan
était indissociable d’une anthropologie sexuée : le rapport à soi et aux autres,
tel qu’il s’exprime dans le jugement moral, empruntait des directions opposées
pour l’homme et pour la femme. Mais selon Tronto, cette position conduirait
logiquement à une sorte de séparatisme des genres, à la fois anthropologique
et politique. Elle propose, contre l’anthropologie sexuée, une anthropologie
des besoins, afin de fonder la dignité sociale du care : non seulement certains
de nos besoins (et parmi les plus importants) appellent directement le care,
mais le care définit l’espace (politique) où l’écoute des besoins devient possible
en tant qu’attention véritable à autrui. Comme le note très pertinemment
Stéphane Haber 33, « ce serait finalement plutôt une anthropologie de la
vulnérabilité qu’appelle la reprise non-affectiviste du care. La personne est
vulnérable : c’est ce principe qui ouvre en définitive l’espace des besoins et de
leur prise en compte. »
On voit que seul le passage de l’éthique au politique permet de donner leur
puissance critique aux éthiques du care : en appelant une société où les care
givers auraient leur voix, leur pertinence, et où les tâches de care ne seraient pas
structurellement invisibles ou discrètes 34 elles mettent en évidence la difficulté
qu’il y a à penser ces réalités sociales. Ce lien entre éthique et politique du care
n’est pas le passage classique (déjà critiqué justement chez Rawls) d’une éthique
fondatrice à sa mise en œuvre pratique.
Comme le dit très bien Tronto, la valorisation du care passe par sa politisation.
L’affirmation éthique de l’importance et de la dignité du care ne peut aller sans
une réflexion politique portant sur l’allocation des ressources et de la répartition
sociale des tâches qu’il définit :
33 Cf. son article dans Paperman P. & Laugier S. (dir.), Le Souci des autres, éthiques et politiques
du care, Paris, EHESS « Raisons pratiques », 2005.
34 Voir Molinier, dans Paperman et Laugier, op. cit.
raison pub.indb 43
28/02/07 19:46:15
moraux dont elles sont porteuses. Pour qu’elle soit créée et poursuivie, une
éthique du care s’appuie ainsi sur l’impératif politique qui consiste à conférer
une valeur au care et à reconfigurer (reshape) les institutions en fonction de
cette valorisation 35.
44
Une véritable mise en œuvre politique de l’éthique du care, selon Stéphane
Haber, implique aussi bien l’intégration des pratiques liées au care dans les
agenda de la réflexion démocratique que l’empowerment des personnes
concernées – care givers et receivers.
On comprend mieux, en lisant les analyses de Tronto et de Haber, pourquoi
l’éthique du care est si difficile à faire entendre en France, malgré l’absence (ou
la récence) d’une domination théorique proprement américaine des théories de
la justice libérales. La reconnaissance de la pertinence théorique des éthiques
du care, la valorisation des affects dont on a vu l’importance pour corriger une
vision étroite de la justice passent forcément ici par une revalorisation pratique
des activités liées au care, et plus généralement par une modification conjointe
des programmes intellectuels, et politiques.
Pas d’éthique du care, donc, sans politique : Tronto a raison, mais il faut
peut-être aller jusqu’au bout de l’idée critique et radicale – féministe, en
fait – qui était à la source de l’éthique du care et des thèses de Gilligan, sur
lesquelles on a tant ironisé : que les éthiques dominantes libérales (masculines
si l’on veut… mais encore mieux parfois, notamment en France, défendues
par les femmes) 36, dans leur articulation au politique, sont le produit et
l’expression d’une pratique sociale qui dévalorise l’attitude et le travail de
care. Ce qui permet peut-être de commencer à comprendre pourquoi les
théories du care, comme beaucoup de théories féministes radicales, souffrent
d’une méconnaissance : c’est que contrairement à des approches affadies et
générales du « genre » (représentées par le succès récent de Butler en France),
une véritable éthique du care ne peut exister sans transformation sociale.
L’éthique du care donne à des questions concrètes et ordinaires – qui s’occupe
de quoi, et comment ? – la force et la pertinence nécessaires pour examiner
de façon critique nos jugements politiques et moraux. Ce n’est plus alors
seulement la conception de la justice qui est en question, mais peut-être
une tendance proprement intellectuelle à aggraver l’injustice en théorisant et
en justifiant un mépris des autres par une méconnaissance des théories qui
veulent s’en soucier.
35 J. Tronto, op. cit., p. 178.
36 Sur le féminisme à la française, voir Laugier S., Faut-il encore écouter les intellectuels ?, Paris,
Bayard, 2003.
raison pub.indb 44
28/02/07 19:46:15
RÉFÉRENCES
raison pub.indb 45
45
sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe
Baier A., « Le besoin de plus que de la justice », in Collin F. & Deutscher P. (dir.),
Repenser le politique. L’apport du féminisme, Paris, Campagne Première, 2004.
Baier A., « What do Women Want in a Moral Theory ? », in Moral Prejudices,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1995.
Cavell S., Une nouvelle Amérique encore inapprochable [1979], trad. S. Laugier, Combas,
L’Éclat, 1991.
Cavell S., À la recherche du bonheur [1981], trad. C. Fournier et S. Laugier Cahiers du
cinéma, 1993.
Cavell S., Les Voix de la Raison [1979], trad. S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil,
1996.
Cavell S., Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. C. Fournier et É. Domenach, Paris,
Bayard, 2003.
Diamond C., L’Esprit réaliste (1995), trad. E. Halais et J.-Y. Mondon, Paris, PUF,
2004.
Diamond C., « Différences et Distances », in Laugier S. (dir.), Éthique, littérature, vie
humaine, PUF, 2006.
Gautier C. & Laugier S. (dir.), L’Ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006.
Gilligan C., Une si grande différence [1982], trad. A. Kwiatek, Paris, Flammarion,
1986.
Gilligan C., « Moral orientation and development » [1987], in Held V. (dir.) Justice
and Care, Boulder, Westview Press, 1995.
Goffman E., Les Cadres de l’expérience [1974], trad. I. Joseph, Paris, Minuit, 1991.
Hacking I., « Winner take less », New York Review of Books, 1984, no 31.
Held V. (dir.), Justice and Care, Westview Press, Boulder, Col., 1995.
Jaffro L. & Laugier S. (dir.), « Retour du moralisme ? – les intellectuels et le
conformisme », Cités, 2001, no 5.
James H., La création littéraire [1934], trad. M.-F. Cachin, Paris, Denoël-Gauthier,
1980.
Kittay E. F. & Feder E.K. (dir.), The Subject of Care. Feminist Perspectives on
Dependency. NewYork Oxford, Rowman and Littlefield, 2002.
Kohlberg L., The Philosophy of Moral Development, San Francisco, Harper and Row,
1981.
Larrabee M.J. (dir.), An Ethic of Care. Feminist and interdisciplinary perspectives,
Londres/New York, Routledge, 1993.
Laugier S., « Communauté, tradition, réaction », in Critique, « Individu et
communauté », 1998.
Laugier S., « L’expérience et la voix des femmes », in Cités, « L’avenir politique du
féminisme », 2002, no 9.
Laugier S., Faut-il encore écouter les intellectuels ?, Paris, Bayard, 2003.
Laugier S., Une autre pensée politique américaine, Paris, Éd. Michel Houdiard, 2004
Laugier S. (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.
McDowell J., Mind and World [1994], trad. C. Alsaleh, Vrin, Paris, 2007.
28/02/07 19:46:15
46
raison pub.indb 46
Murdoch I., « Vision and Choice in Morality », in Murdoch I. & Conradi P. J. (dir.),
Existentialists and Mystics: Writings on Philosophy and Literature, Londres, Chatto and
Windus, 1997.
Nussbaum M., Love’s Knowledge, Essays on Philosophy and Literature, Oxfrod, Oxford
University Press, 1990.
Nussbaum M., « « La littérature comme philosophie morale », in Laugier S. (dir.),
Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.
Ogien R., « Qui a peur des théories morales ? », Magazine littéraire, 1998, no 361.
Ogien R., Le Réalisme moral, Paris, PUF, 1999.
Ogien R., La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.
Paperman P. & Laugier S. (dir.), Le Souci des autres, éthiques et politiques du care, Paris,
EHESS « Raisons pratiques », 2005.
Rawls J., Théorie de la justice [1971], trad. C. Audard, Paris, Le Seuil « Points », 1997.
Renault E., L’Expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.
Stocker M., « The schizophrenia of modern ethical theories » (1976), in Crisp R. &
Slote M. (dir.), Virtue Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1997.
Taylor C., « Le langage et la nature humaine » et « L’action comme expression », in
La Liberté des modernes, trad. Ph. de Lara, Paris, PUF, 1997.
Tronto J., Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care, Londres/
New York, Routledge, 1993.
Williams B., « De la nécessité d’être sceptique », Magazine littéraire, Les nouvelles
morales, 1998, no 361.
Wittgenstein L., Le Cahier bleu et le cahier brun [1958], trad. M. Goldberg et J. Sackur,
Paris, Gallimard, 1996.
Wittgenstein L., Recherches Philosophiques [1953], trad. F. Dastur et M. Élie, Paris,
Gallimard, 2004.
28/02/07 19:46:16
LES « VALEURS MORALES » CONTRE LES DROITS
Ruwen Ogien
47
raison publique n°6 • pups • 2007
Depuis quelque temps déjà, les grands partis politiques des sociétés
démocratiques occidentales, qu’ils soient conservateurs ou progressistes,
semblent tentés de redonner une place centrale à la défense des valeurs dites
« morales » : famille, patrie, mérite, ordre, discipline, autorité, etc. 1 De l’avis
de certains analystes, ce retour aux « valeurs morales » est surtout destiné à
récupérer un électorat dit « populaire », supposé « égaré » à l’extrême droite et
sensible à ces valeurs 2.
On peut se demander toutefois s’il n’exprime pas quelque chose de moins
opportuniste, de plus « idéologique », de plus inquiétant aussi pour les
démocraties. L’appel aux « valeurs morales » pourrait bien être l’expression
d’une remise en cause de la base éthique des sociétés démocratiques, c’està-dire de la priorité qui est normalement accordée, dans ces sociétés, aux
idées de droits, de consentement, de libertés individuelles. Telle est du moins
mon idée générale, qui reste encore assez spéculative, je le reconnais bien
volontiers.
Dans cet article, je proposerai une hypothèse plus limitée ou plus modérée si
on peut dire. Je soutiendrai que l’appel aux « valeurs » en général (« morales »
ou pas), même lorsqu’il est apparemment destiné à fonder ou justifier des
droits ou des libertés individuelles, peut aboutir paradoxalement au résultat
opposé : contester des droits durement acquis, fragiliser encore plus des libertés
individuelles toujours précaires et, de façon plus générale, remettre en cause la
place du consentement dans nos constructions morales et légales en matière de
sexualité entre autres. Je critiquerai d’abord l’idée que la sensibilité aux « valeurs
morales » permet d’expliquer correctement le vote dit « populaire ». Je contesterai
ensuite l’idée que l’appel aux « valeurs » en général (« morales » ou pas) pourrait
contribuer à fonder ou à justifier les droits et libertés individuelles. Ce n’est
qu’après avoir écarté ces deux idées que je proposerai quelques arguments en
faveur de mon hypothèse.
1 Joan Smith, « What about the left’s moral values ? », The Independant, 10 novembre 2004.
2 Voir références dans les notes suivantes.
raison pub.indb 47
28/02/07 19:46:16
QUE SIGNIFIE « VALEURS MORALES » ?
48
Pour de nombreux observateurs de la vie politique américaine, les « valeurs
morales » ont joué un rôle déterminant dans la réélection de Georges W. Bush en
novembre 2004 3. Une importante proportion d’électeurs (des ouvriers, des fermiers
pauvres, des employés sous payés, etc.) auraient voté pour le candidat républicain
au détriment de leurs intérêts matériels parce qu’ils approuvaient ses positions
« morales ». C’est-à-dire, en fait, ses engagements concrets contre le mariage gay,
l’homoparentalité, le clonage thérapeutique, l’avortement ou le contrôle des armes
à feu, au nom d’idées abstraites comme la sauvegarde de la « famille », ou le respect
de l’« ordre », de l’ « autorité », du « mérite », de la « vie », etc. 4
Certains démocrates en ont tiré la conclusion que, s’ils voulaient avoir des
chances de l’emporter un jour, il leur faudra répondre à ces attentes « morales »
de l’électorat. Ainsi, dans un commentaire dévastateur sur la campagne de John
Kerry, Bill Clinton soutint que les démocrates avaient été « fous » d’abandonner
le thème des « valeurs morales » aux républicains. Pour lui, les démocrates
avaient donné l’impression d’être des « aliens » venus d’une autre planète, parce
qu’ils n’avaient pas compris que, pour la plupart des Américains, ce qui compte
n’est ni la rationalité, ni les intérêts économiques 5.
Comme pour donner raison à la théorie de la « contagion des idées », ces
conclusions ont rapidement traversé l’Atlantique et les « valeurs morales »,
entendues dans ce sens un peu particulier, occupent désormais le devant de la
scène dans les campagnes électorales en Europe aussi 6.
L’idée de « valeur morale » telle qu’elle est exploitée dans ces combats politiques
présente deux aspects différents : explicatif et descriptif.
Explicatif
L’idée de « valeur morale » sert à contester les théories qui donnent à la
rationalité instrumentale un rôle crucial dans l’explication des comportements
humains en général et du comportement électoral en particulier.
DESCRIPTIF
L’idée de « valeur morale » a un contenu et c’est le même dans les deux
camps, conservateur et progressiste. Il n’y a pas d’un côté des « valeurs morales
3 Dans mon analyse du vote américain de novembre 2004, j’ai repris les éléments matériels
d’une étude publiée dans Libération le même mois sous le titre : « Élections américaines :
le vote moral à plat ».
4 Nicolas D. Kristof, « Living Poor, Voting Rich », The New York Times, 3 novembre 2004.
5 Financial Times, 6-7 novembre 2004.
6 Smith, op. cit.
raison pub.indb 48
28/02/07 19:46:16
Explicatif
Contrairement à ce qu’on pourrait penser en raison du battage médiatique
autour de ce thème, l’importance des « valeurs morales » comme raison de voter
pour l’un ou l’autre des candidats lors de la dernière élection présidentielle
américaine n’est pas apparue spontanément à l’esprit des électeurs.
Dans la plupart des sondages préélectoraux effectués par téléphone,
le questionnaire était « ouvert », comme on dit dans le jargon : les répondants
pouvaient choisir librement trois problèmes qui allaient, d’après eux, influencer
leur vote pour l’élection présidentielle. Spontanément, la plupart ont mentionné
l’Irak, l’économie, le terrorisme. Moins de 1 % ont cité des raisons qui pouvaient
être rangées dans la rubrique « valeurs morales ». Mais, dans un sondage effectué
à la sortie des bureaux de vote, les réponses faisant référence aux « valeurs
morales » sont passées de moins de 1 % à 22 % 7. Comment expliquer un bond
aussi spectaculaire ?
En fait, dans le sondage post-électoral, le questionnaire n’était plus ouvert.
L’expression « valeurs morales » figurait explicitement dans une liste rédigée
à l’avance de sept « problèmes » susceptibles d’avoir influencé leur décision :
impôts, éducation, Irak, terrorisme, économie/emploi, santé et valeurs
morales.
49
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
conservatrices » et de l’autre des « valeurs morales progressistes ». Ce qu’on
appelle « valeurs morales » dans ce débat, ce sont les « valeurs morales » telles
que les conservateurs les conçoivent traditionnellement : famille, patrie, vie,
mérite, ordre, autorité, etc. Ce sont ces « valeurs » que les démocrates aux
États-Unis envisagent d’intégrer dans leur programme d’une façon ou d’une
autre et non, par exemple, le plaisir, la liberté de faire ce qu’on veut de son corps
et de sa vie ou le dérèglement des sens ! C’est une concession intellectuelle
flagrante des progressistes aux conservateurs, mais ce n’est ni la première ni la
seule.
Cependant il est loin d’être évident que les « valeurs morales » ou autres jouent,
dans la motivation des comportements humains, un rôle plus déterminant
que la perception des rapports de force, la crainte des sanctions ou les intérêts
matériels, ni dans le cas particulier des élections présidentielles aux États-Unis
ni en général. Par ailleurs, il n’y a aucune bonne raison d’appeler « morales »
ces « valeurs » qui sont, en réalité, le nom de code de positions à caractère
idéologique ou religieux, lorsqu’elles ne sont pas ouvertement xénophobes ou
homophobes. Bref, l’appel aux « valeurs morales » est contestable des deux
points de vue, explicatif et descriptif. Voyons cela de plus près.
7 Gary Langer, « A Question of Values », The New York Times, 6 novembre.
raison pub.indb 49
28/02/07 19:46:17
50
Dans ces conditions, il est plausible que les « valeurs morales » aient joué le rôle
de réponse fourre-tout pour ceux qui avaient voté dans une certaine indécision,
ou pour des raisons qui n’apparaissaient pas dans la liste (la sympathie pour
Bush ou l’antipathie pour Kerry, le contrôle des armes à feu, etc.) ou pour des
raisons inavouables publiquement (racisme, fanatisme religieux, homophobie,
islamophobie, etc.).
En réalité, un électeur peut toujours dire qu’il vote pour des raisons ou
des « valeurs morales » quand il ne sait pas très bien quoi dire d’autre de plus
précis. C’est une formule creuse qui n’engage à rien 8. Pour quelle autre raison ou
valeur d’ailleurs pourrait-il voter ? Des raisons ou des valeurs « immorales » ? Quoi
qu’il en soit, on peut se poser des questions sur les présupposés de ces enquêtes.
Pourquoi faudrait-il faire l’hypothèse que l’électorat dit « populaire » est plus
sensible à des « valeurs morales » comme l’autorité, la famille, le mérite, qu’à ses
droits, ses libertés et ses intérêts matériels ? Pourquoi faudrait-il faire l’hypothèse
que les électeurs dit « populaires » sont idiots au point de préférer un discours
moraliste creux à un programme économique et social faisable qui leur serait
favorable, s’il est clair pour eux qu’une telle alternative existe concrètement ?
Observons que c’est une hypothèse qu’on ne fait pas pour les plus riches.
Personne ne semble supposer qu’ils vont facilement sacrifier leurs droits et leurs
intérêts matériels au nom de « valeurs morales ». C’est une hypothèse juste
bonne pour les pauvres, extrêmement condescendante en réalité.
De façon plus générale, l’idée que les « valeurs morales » expliquent
correctement le comportement humain est vraiment très loin de faire
l’unanimité parmi les spécialistes des sciences humaines et sociales. Certes,
les sociologues inspirés par Max Weber ou Talcott Parsons accordent une
grande importance à la notion de « valeur » (« morale » ou pas) dans leurs
explications. Mais d’autres, probablement aussi nombreux, n’ont que faire de
cette notion qu’ils jugent mystificatrice. Ils ne jurent que par la base matérielle,
la structure sociale et la distribution du pouvoir 9. Leur meilleur argument
contre l’explication de l’action humaine par les « valeurs » (« morales » ou pas)
est un constat empirique.
a) des personnes acceptant des « valeurs » identiques agissent de façon
différente lorsque leurs intérêts matériels divergent objectivement.
b) des personnes acceptant des « valeurs » différentes agissent de façon
identique lorsque leurs intérêts matériels convergent objectivement.
8 David Brooks, « Liberals Seek Solace in the “Moral Values” Myth », International Herald
Tribune, 8 novembre 2004 ; Charles Krauthammer, « “Moral Values” Myth », The Washington
Post, 12 novembre 2004.
9 C. Wright Mills, L’Imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1967.
raison pub.indb 50
28/02/07 19:46:17
De cela, ils tirent la conclusion que les « valeurs » ne sont que des ressources
parmi d’autres, dont les agents se servent lorsque c’est utile psychologiquement
ou socialement pour justifier publiquement une action ou pour la rationaliser à
leurs propres yeux. Dans les deux cas, l’appel aux « valeurs » (dites « morales » ou
pas) justifie l’action sans l’expliquer.
Comment l’explication du comportement par les « valeurs » (dites « morales »
ou pas), si contestée dans la pensée sociologique, a-t-elle pu devenir si centrale
dans les débats publics de ce début de xxie siècle ? Les historiens nous le diront
peut-être un jour, à leur façon détachée et ironique.
Descriptif
51
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
Dans l’analyse des élections présidentielles américaines de 2004, les
commentateurs qui ont choisi de privilégier l’explication de la défaite des
démocrates par leur absentéisme sur le terrain des « valeurs morales » (ou le
triomphe des républicains par la priorité accordée aux « valeurs morales »)
rejettent les objections méthodologiques et épistémologiques que je viens
d’évoquer 10.
Ils estiment par exemple que l’expression « valeurs morales » n’était
absolument pas ambiguë. Elle faisait référence à des problèmes très clairement
définis : le mariage gay, l’homoparentalité, la recherche sur les cellules souches
embryonnaires et l’avortement (certains ajoutent : le contrôle des armes à feu).
Ils ajoutent aussi que l’électorat qui a choisi de voter pour des raisons « morales »
était très clairement identifiable : pratiquant religieux, avant tout catholique et
chrétien évangélique.
Soit. Mais pourquoi dire alors que ces problèmes sont « moraux » et, surtout,
pourquoi dire que les « valeurs » en vertu desquelles ces électeurs rejettent le
mariage gay, la recherche sur les cellules souches embryonnaires et l’avortement
ou le contrôle des armes à feu, sont des valeurs « morales » ?
Il serait peut-être plus juste de dire que le mariage gay est un problème de
« société » et que les valeurs invoquées par ceux qui le rejettent sont religieuses
quand il ne s’agit pas de pure homophobie ou d’intolérance à l’égard de tout
ce qui leur paraît déviant sexuellement. Certes, il est plus honorable de dire
qu’on vote pour des « valeurs morales » que par fondamentalisme religieux,
par homophobie, ou parce que la chasse est un sport amusant (même si les
victimes ne partagent pas ce point de vue). Mais les experts électoraux ne sont
pas obligés de prendre ces déclarations pompeuses à la lettre.
10 « Poll Question Stirs Debate on the Meaning of “Values” », The New York Times,
6 novembre.
raison pub.indb 51
28/02/07 19:46:17
Au total, l’appel aux « valeurs morales » est contestable des points de vue
explicatif et descriptif. Mais il existe un troisième point de vue qui semble lui
donner un peu plus de consistance. C’est celui que j’appellerai « normatif ».
Dans cette perspective, l’appel aux « valeurs morales » ne sert pas à expliquer
les comportements et il n’a pas de contenu spécifique. Il a une fonction générale :
justifier ou fonder les droits et les libertés individuelles. C’est ainsi, par exemple,
que le rôle des valeurs était conçu dans le texte du traité constitutionnel de
l’Union européenne.
EST-IL NÉCESSAIRE DE JUSTIFIER LES DROITS PAR LES VALEURS ?
52
Le texte du traité constitutionnel de l’Union européenne a été contesté à
différents points de vue. Il a été finalement rejeté par le vote populaire dans deux
pays fondateurs. Mais il semble avoir fait l’unanimité sous un aspect au moins.
Pour ses défenseurs comme pour ses adversaires, l’affirmation de « valeurs
communes aux États membres » dès le second article de la première partie, et
dans le préambule de la seconde, qui contient la Charte des droits fondamentaux
de l’Union, était une bonne chose. Pour tous, elle contribuait à donner à
l’Europe une sorte d’identité sentimentale, au-delà des intérêts économiques
et des contraintes géographiques. 11 Certains ont regretté (et regrettent encore)
que le caractère « chrétien » de ces « valeurs communes » n’ait pas été reconnu.
D’autres ont déploré (et continuent de déplorer) le fait que la charte des droits
fondamentaux qui s’ouvre par cette affirmation de « valeurs communes »
n’apporte rien de nouveau par rapport aux traités et engagements précédents,
ou qu’elle ne soit pas juridiquement contraignante. D’autres, enfin, estiment
que ces valeurs sont ou bien trop universelles (n’importe quel État démocratique
sur la planète pourrait revendiquer le droit d’être « européen » si l’adhésion à
ces « valeurs » était un ticket d’entrée suffisant) ou bien pas assez (le traité est
ambigu : tantôt il parle de valeurs universelles, tantôt de « valeurs communes
aux États membres », sans se prononcer sur leur caractère universel ou pas).
Mais personne ne semble contester, même aujourd’hui, l’importance d’une
telle affirmation de « valeurs communes », originale en soi. C’est en effet la
première fois qu’on trouve formulée aussi nettement dans un traité européen
une telle « déclaration de valeurs ». Elle n’apparaît pas dans le traité de Rome
de 1957, et ne figure pas dans le préambule du traité de Maastricht, qui ne parle
que de « principes », en faisant référence à ceux de l’État de droit : démocratie,
droits de l’homme, etc. 12
11 Thomas Ferenczi, Le Monde, 28 janvier 2005.
12 Ferenczi, op. cit.
raison pub.indb 52
28/02/07 19:46:18
53
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
Certains commentateurs ont insisté sur le fait qu’il avait fallu un demi-siècle
pour que les valeurs soient ainsi mises au cœur de l’« aventure européenne »
et que naisse enfin l’« Europe des valeurs » 13. Ils ont salué cette évolution en
écrivant que, face à l’abomination nazie par exemple, l’énoncé de principes ne
suffit pas : il « faut mettre aussi en évidence ce qui les fonde, c’est-à-dire le socle
de valeurs qui unit la communauté européenne » 14. Ce dont il est question
évidemment ici c’est de valeurs « morales » ou « politiques » et non de valeurs
économiques ou esthétiques.
La vocation de ces commentaires n’était pas philosophique. La priorité
qu’ils donnaient au langage des valeurs « morales » ne tenait pas à des raisons
ontologiques ou épistémologiques, mais plutôt au fait qu’il leur paraissait être
plus affectif, moins sec ou froid que le langage des droits et des principes, plus
compréhensible, plus susceptible, à leurs yeux, de susciter l’enthousiasme
populaire pour cette construction politique. Cependant ces commentaires ne
sont pas dépourvus d’intérêt philosophique. Ils font une distinction entre ce
qui renvoie, dans le traité, aux objectifs ou aux idéaux qui sont supposés être les
finalités ultimes de toute l’entreprise (liberté, solidarité, dignité, etc.), et ce qui
est relatif aux règles, principes, droits, qui orientent ou contrôlent les actions
publiques (comme ceux qui interdisent la peine de mort ou la torture, ou qui
autorisent la grève, etc.) en vertu de ces fins.
Ils placent les premiers dans l’ordre des valeurs, et on peut ajouter que les
seconds pourraient être rangés, par opposition, dans l’ordre des normes.
Ils soutiennent que les valeurs peuvent, et même doivent, « justifier » ou
« fonder » les normes, sans quoi ces dernières seront vides, dépourvues de sens et
d’autorité. Ces affirmations, de plus en plus communes, posent des problèmes
philosophiques complexes.
Que signifie plus précisément « valeur » ? Que signifie plus précisément
« norme » ? Quels sont les traits les plus caractéristiques de ces deux
catégories ? Le respect de la dignité humaine est-il une valeur ou une norme ?
La démocratie est-elle une valeur ou une norme ? L’égalité est-elle une valeur
ou une norme ? Peut-on considérer que valeurs et normes sont seulement
deux façons de parler de la même chose ou doit-on plutôt supposer qu’il existe
entre elles une sorte de différence de nature ? Quelles relations convient-il
d’établir entre les valeurs et les normes s’il s’agit de notions profondément
différentes ?
13 ibid.
14 ibid. Ce ne fut pas l’avis de tous les analystes, bien sûr. Je partage le sentiment d’Habermas
qui dénonça « l’appel hystérique à la défense de nos “valeur”» (mais un peu tard !). Jürgen
Habermas, « Construire une Europe politique », trad. C. Bouchindhomme, Le Monde,
28 décembre 2006.
raison pub.indb 53
28/02/07 19:46:18
54
Et surtout : qu’est-ce qui soutient l’idée, si présente dans le traité constitutionnel
européen et ailleurs, que les droits et les libertés individuelles, les règles, les
principes, les normes en général doivent être fondés sur des valeurs, ou justifiés
par des valeurs, pour avoir un sens ou une autorité ?
Cette question se pose parce que la nécessité de justifier ou de fonder des normes
sur des valeurs ne va pas de soi. Est-il vraiment nécessaire de justifier par des
valeurs le droit de choisir ceux qui nous gouvernent, d’être jugé équitablement,
de nous exprimer librement, de ne pas voir niés nos besoins élémentaires du
point de vue du logement ou de la santé ? L’histoire de la lente reconnaissance
de ces droits, le fait qu’ils répondent à des intérêts jugés partout légitimes, même
s’ils sont loin d’être partout respectés, ne sont-ils pas des arguments suffisants
en leur faveur ? Bien sûr, pour revendiquer un droit, il faut qu’il ait une certaine
valeur à nos yeux et qu’il soit compatible avec d’autres droits, mais cela ne veut
pas dire qu’il doit être fondé sur une valeur ou justifié par une valeur.
Par ailleurs, même si nous pensons être parvenus à « fonder » nos normes (nos
droits, nos règles, nos principes etc.) sur des valeurs, la question des fondements
aura-t-elle vraiment reçu une réponse ? Les valeurs fondent nos droits et nos
principes ? Soit. Mais qu’est-ce qui fonde ces valeurs ? Sur quel socle reposentelles ? N’y a t-il pas un débat permanent sur la « valeur des valeurs » (pensez au
destin des valeurs « chasteté », « fidélité », « mérite », « discipline » « autorité »,
entre le xixe siècle et aujourd’hui) ?
Enfin, la question se pose de savoir sur quelles valeurs spécifiques, les normes
spécifiques pourraient être fondées. Ce n’est pas la moins difficile. Prenons la
justification que donne G.E. Moore à l’interdit moral « Tu ne tueras pas » :
« Si l’assassinat était une pratique générale, le sentiment d’insécurité ainsi causé
nous ferait perdre beaucoup de temps que l’on pourrait employer à de meilleures
réalisations » 15.
C’est une valeur, l’utilité générale, qui justifie la norme « Tu ne tueras pas ». Si
l’assassinat était permis, nous passerions trop de temps à défendre nos vies et nous
ne pourrions plus consacrer ce temps à d’autres choses plus nobles ou plus utiles.
On trouve d’autres justifications de la norme « Tu ne tueras pas » par des
valeurs. Toutes donnent la même impression d’étrangeté 16.
1. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que nous
attribuons à une mort prématurée qui prive une personne de bonheurs dont elle
aurait pu avoir l’expérience.
15 G. E. Moore, Principia Ethica (1903), trad. M. Gouverneur, revue par R. Ogien, Paris, PUF, 1998,
§ 95.
16 Tim Chapell, « Absolute and Particulars », in A. O’Hear, Modern Moral Philosophy, Cambridge,
Cambridge University Press, 2004, p. 110-111.
raison pub.indb 54
28/02/07 19:46:18
55
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
2. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que
nous attribuons au fait que l’intérêt qu’a une personne à continuer à vivre est
atteint.
3. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que nous
attribuons au fait de priver quelqu’un de tout ce qui lui permet de donner une
valeur à sa vie.
En fait, on pourrait dire que tous ces raisonnements sont inutiles et que
leur côté étrange pourrait nous donner des raisons de rejoindre le camp des
intuitionnistes à la David Ross 17. Pour un intuitionniste, la norme qui interdit
de tuer est une norme dont le caractère d’obligation morale est reconnu
immédiatement sans qu’une justification supplémentaire soit nécessaire.
De façon générale, et sans engagement envers l’intuitionnisme, on peut dire
que des normes comme « Tu ne tueras pas », « Tu ne porteras pas de fauxtémoignage », etc., sont plus stables que les valeurs qui sont censées les justifier.
C’est mon point de vue en fait.
À mon avis, même s’il est possible de justifier moralement des normes à partir
de valeurs, ce n’est pas la seule façon possible de les justifier, et même s’il est
possible de justifier moralement des normes à partir de valeurs, il ne faut pas
comprendre la relation entre normes et valeurs comme une relation « un à un »
entre une norme et une valeur bien spécifiée.
Ainsi, une norme peut être justifiée
a) en raison de sa compatibilité avec un ensemble de croyances centrales qui
ne sont pas nécessairement évaluatives ;
b) en raison de sa compatibilité avec d’autres normes ou principes moraux, et
de la plus grande cohérence d’ensemble à laquelle on aboutit si on l’adopte ;
c) par déférence envers les autorités dites « morales » (curé, instituteur,
médecin, etc.) ou les « modèles moraux » (comme Socrate ou Jésus) qui s’en
réclament ;
d) enfin, on peut essayer de la justifier en invoquant une pluralité de valeurs
morales positives : honnêteté, sincérité, justice ou négatives : mensonge,
injustice, etc., dans la mesure où il n’y a pas de lien conceptuel entre telle ou
telle norme particulière et telle ou telle valeur particulière. Je me permettrais de
présenter les choses de façon un peu plus générale qu’en invoquant l’absence
de lien conceptuel. Je dirais seulement qu’une norme telle que « Il ne faut pas
porter de faux témoignage » peut être jugée stable, être largement acceptée ou
reconnue comme une norme morale, alors que ses justifications en termes de
valeurs peuvent être variables ou inexistantes.
17 David Ross, The Right and the Good, (1930), Indianapolis, Hackett Publishing Company,
1988.
raison pub.indb 55
28/02/07 19:46:18
C’est de tout cela que peut suivre l’idée générale de la relative indépendance
des normes à l’égard des valeurs dans l’ordre des justifications 18. Même si
les droits sont considérés comme des normes plutôt que comme des valeurs,
ils n’ont nullement besoin de « valeurs » pour être « fondés » ou « justifiés ».
En adoptant ce point de vue, je ne fais rien d’autre que soutenir l’idée très
répandue qu’il existe des « droits fondamentaux », c’est-à-dire, dans mes termes,
des droits qui sont tellement élémentaires qu’il est inutile de chercher à les
« fonder » sur des valeurs, ou quoi que ce soit d’autre du même genre.
COMMENT LES VALEURS SERVENT À CONTESTER LES DROITS
56
Un autre ensemble d’interrogations, qui n’est pas secondaire en dépit
du fait qu’il est plutôt lié à notre actualité politique qu’à des considérations
philosophiques intemporelles, provient du constat, d’abord empirique, que,
dans le débat public présent, le langage des valeurs est utilisé non pas pour
fonder des droits ou les justifier mais pour les remettre en cause.
Durant la campagne présidentielle de 2004, le camp Bush a exploité en
permanence la valeur « famille » pour nier aux personnes de même sexe le
droit de se marier, la valeur « vie » pour contester le droit d’avorter, la valeur
« sécurité » pour brider les droits de défense de certains prisonniers, limiter la
liberté d’aller et venir, et ainsi de suite.
En déclarant à l’occasion de son discours d’investiture à la présidence de l’UMP
en janvier 2004, que le travail et la patrie étaient des « valeurs essentielles »
(la valeur de la famille allant probablement de soi), Nicolas Sarkozy a redonné,
intentionnellement ou pas, une dignité imméritée à un slogan dont on croyait
s’être définitivement débarrassé : « Travail, Famille, Patrie » 19. Or l’appel à ces
« valeurs morales », à l’époque où elles servaient de devise officielle au régime
de Vichy, était, il ne faut pas l’oublier, dirigé contre des droits : le droit de faire
grève ou de s’organiser, ceux de divorcer ou d’avorter et celui de s’opposer à la
politique du gouvernement, etc. 20 Je ne dis évidemment pas que M. Sarkozy
avait alors à l’esprit des projets aussi rétrogrades, bien que certaines de ses
déclarations sur le droit de grève pourraient le laisser supposer.
Mais que faut-il penser du rôle qu’il donne, dans son action politique, à cette
valeur « sécurité » au contenu si vague, si extensible ? N’est-elle pas dirigée
contre les droits concrets et légitimes des étrangers ou des enfants des cités ?
18 C’est celle que j’essaie de défendre de façon plus détaillée dans « L’indépendance des normes
à l’égard des valeurs », Actes du colloque Les défis d’Hilary Putnam, C. Chauviré (dir.), CNRS
éditions, à paraître.
19 Le Monde, 28 novembre 2004.
20 Marc Boninchi, Vichy et l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 2005.
raison pub.indb 56
28/02/07 19:46:19
57
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
C’est aussi au nom de « valeurs morales », comme la « dignité humaine »
ou la « nature humaine », que certains dirigeants politiques, stigmatisent,
criminalisent ou souhaitent criminaliser le suicide assisté même lorsqu’il est
clairement demandé par des malades incurables, les grossesses pour autrui même
sans compensations financières, la prostitution quelles que soient les conditions
dans lesquelles elle est exercée, les jeux sadomasochistes même lorsqu’ils sont le
fait d’adultes consentants, l’usage des certaines drogues même lorsqu’elles sont
dites « douces », etc.
C’est au nom de ces « valeurs morales » qu’ils veulent sanctionner ces « crimes
sans victimes » : « sans victimes » parce que personne ne subit de dommages
contre son gré dans ces actions ou relations. C’est au nom de la valeur « famille »
que les droits des homosexuels à se marier et à adopter des enfants continuent de
faire l’objet d’une reconnaissance officielle si peu enthousiaste 21. C’est au nom
de la valeur « famille » et des procédures lancées par les associations qui disent
la défendre, que la liberté de création et d’expression et aujourd’hui menacée,
que la censure ou l’autocensure s’installent 22.
Dans tous ces cas, l’appel à ces « valeurs morales » ne vise pas à élargir, renforcer,
protéger la liberté de chacun de faire ce qu’il veut de sa vie du moment qu’il
ne nuit pas aux autres, ou celle des personnes consentantes d’avoir les relations
qu’elles souhaitent en matière sexuelle par exemple, mais à les affaiblir, à les
remettre en cause.
Certes, il n’est pas nécessaire qu’il en soit toujours ainsi et que l’appel aux
« valeurs morales » n’ait pas d’autre fonction que celle de nier ou de contester
les droits défendus ou revendiqués par les plus progressistes. Les « valeurs » de
justice ou d’égalité sont invoquées pour soutenir les revendications au droit de
vote des étrangers ou, pour les personnes de même sexe, au droit de se marier.
Par ailleurs, on peut très bien mettre en avant des droits plutôt que des valeurs
pour nier d’autres droits (le droit de licencier pour contester le droit à la sécurité
de l’emploi et le droit des fœtus à la vie pour celui d’avorter).
21 On peut, certes, observer des changements d’attitude de ces dirigeants, à gauche en
particulier, mais ils donnent l’impression de n’être rien d’autre que des concessions à une
opinion publique, assez tolérante finalement. Il faut espérer aussi que ces changements
d’attitude poussifs ne sont pas dictés par la seule crainte de ne pas s’exposer aux sanctions
prévues par les nouvelles lois contre l’homophobie !
22 Témoin, entre autres, l’exposition « Présumés Innocents », organisée par le Musée d’Art
contemporain de Bordeaux en 2000, dont le directeur d’alors est mis en examen en 2006
après une procédure longue, coûteuse, rocambolesque (un artiste mort a été poursuivi) pour
« diffusion de message à caractère pornographique susceptible d’être vu par des mineurs »,
alors que les œuvres présentées ne sont pas plus « érotiques » ou « pornographiques »
que toutes sortes de peintures ou de sculptures antiques ou classiques, qu’on force les
« mineurs » à étudier.
raison pub.indb 57
28/02/07 19:46:19
58
Il reste que, dans le débat public présent, c’est dans ce sens qu’il est utilisé. Et ce
n’est peut-être pas tout à fait par hasard. Le pedigree conservateur du langage des
« valeurs morales » est bien connu, et la préférence donnée au langage des « valeurs
morales » sur celui des droits n’est pas le plus mauvais indice des engagements
politiques.
Pensez à la différence entre l’idée que le travail est une « valeur morale » et
l’idée qu’il existe un « droit » au travail et du travail. Les conservateurs ont
tendance à insister sur la « valeur morale » du travail (qu’ils opposent à la
« paresse », l’« assistanat », la « tendance à en faire le moins possible ») alors que
leurs progressistes insistent sur le « droit » au travail (pour justifier des politiques
interventionnistes de l’État sur le marché de l’emploi).
En fait, les deux idées sont indépendantes. On peut très bien revendiquer un droit
au travail et l’élargissement du droit du travail et rejeter la « valeur morale » du travail
entendue en ce sens paternaliste et condescendant 23. De façon plus générale, cette
distinction entre « être un droit » et « être une valeur » permet de donner un sens à
des revendications que les plus conservateurs ont tendance à rejeter. S’ils jugent que
les revendications des gays et des lesbiennes au droit de se marier sont incohérentes
(en leur reprochant d’être pour le droit de se marier, sans être pour le mariage), c’est
précisément parce qu’ils ignorent (ou font semblant d’ignorer), la différence entre
revendiquer le droit à quelque chose et dire que cette chose est une « valeur ».
En fait, on peut parfaitement nier que le mariage soit une « valeur » tout
en revendiquant le droit pour tout citoyen de se marier quelle que soit son
orientation sexuelle.
Au total, il existe des raisons philosophiques et historiques de préférer, dans les
sociétés démocratiques, le langage immanent, humain, des droits, des libertés
et du consentement au langage transcendant, quasi religieux, paternaliste, des
« valeurs morales ».
23 Lorsque je parle du « sens paternaliste du travail », je fais plus précisément référence à l’idée
défendue par certains politiques que ce n’est pas pour améliorer la vie matérielle de tous et
de chacun qu’il faut travailler mieux ou plus, mais parce que cela nous donne une excellente
occasion de montrer qu’on respecte les « valeurs morales » du travail, du mérite et de l’autorité.
Cette justification paternaliste adressée aux citoyens adultes des sociétés démocratiques
pourrait paraître ubuesque ou complètement surannée. C’est pourtant celle qui a été assez
récemment donnée. À la suite de l’« été meurtrier » 2003, où près de 15 000 personnes âgées
moururent dans des conditions désolantes, le gouvernement Raffarin décida de supprimer
un jour férié pour venir en aide à certaines catégories de la population supposées faibles ou
handicapées. Dès qu’on lui offrait une occasion de s’exprimer sur le sujet, le premier ministre
Raffarin clamait que son plan donnerait à chacun l’occasion de cultiver son sens de la solidarité
ou de la charité naturelle (« donner du temps, de leur cœur ») et, surtout, qu’il permettrait de
« réhabiliter la valeur travail ». Bref, il présentait la suppression du jour férié non pas comme
un effort extrêmement pénible demandé à ceux qui travaillent pour répondre à une urgence
sociale, mais comme un cours obligatoire de rattrapage moral pour adultes ayant fauté !
raison pub.indb 58
28/02/07 19:46:19
CONCLUSION
raison pub.indb 59
59
ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits
Comment expliquer ce retour, dans le débat public, du langage paternaliste
des « valeurs morales » ? C’est plutôt aux sociologues et aux historiens de se
prononcer.
Du point de vue de l’éthique normative, ce qu’on peut soutenir, c’est que
l’appel aux « valeurs morales » pourrait être superflu, si sa vocation est de
fonder ou justifier des droits et des libertés individuelles. On peut envisager la
possibilité qu’il y ait des droits et des libertés individuelles si « fondamentaux »
qu’il est inutile de chercher à les « fonder » sur des valeurs, ou quoi que ce soit
d’autre du même genre.
On peut même aller plus loin et montrer comment l’appel aux « valeurs
morales », même lorsqu’il est apparemment destiné à fonder ou justifier des
droits ou des libertés individuelles, peut aboutir paradoxalement au résultat
opposé : contester des droits durement acquis, fragiliser encore plus des libertés
individuelles toujours précaires et, de façon plus générale, remettre en cause la
place du consentement dans nos constructions morales et légales en matière de
sexualité entre autres.
Les plus pessimistes pourront en tirer la conclusion que telle est bien
la « fonction » cachée de l’appel aux « valeurs morales ». Il ne viserait pas à
élargir, renforcer, protéger la liberté de chacun de faire ce qu’il veut de sa vie
du moment qu’il ne nuit pas aux autres, ou celle des personnes consentantes
d’avoir les relations qu’elles souhaitent en matière sexuelle par exemple, mais à
les contester. C’est une hypothèse qu’on ne peut, hélas, pas écarter, dans l’État
présent du débat public.
28/02/07 19:46:20
raison pub.indb 60
28/02/07 19:46:20
LA VIE PRIVÉE DES POLITIQUES 1
Dennis F. Thompson
61
raison publique n°6 • pups • 2007
Si les responsables politiques veulent que leur vie privée reste privée, ils sont
mieux en France qu’aux États-Unis. C’est en tout cas ce qu’on a longtemps
cru. Aux États-Unis, étaler au grand jour la vie privée des présidents,
sénateurs, candidats et élus de tous bords, locaux ou nationaux, est monnaie
courante depuis plusieurs décennies et l’attention que le public a accordée
aux frasques sexuelles du Président Bill Clinton n’en est que l’épisode le
plus spectaculaire. Parler des relations sexuelles, des problèmes d’alcool, des
désordres familiaux, ou encore de la santé personnelle des politiques semble
de bonne guerre pour la presse américaine, et ce au moins depuis la révélation
de l’adultère de Gary Hart, candidat à l’élection présidentielle en 1987. Tout
au contraire, la vie privée des hommes politiques français a longtemps été
considérée comme un domaine interdit. Les aventures de Jacques Chirac
et de François Mitterrand n’ont pas été aussi largement scrutées, et n’ont
attiré que peu d’audience lorsqu’elles ont finalement été rendues publiques
(même si Mitterrand entretenait une seconde famille, en partie aux frais du
gouvernement).
Pendant de nombreuses années, la France et les États-Unis ont donc incarné
des paradigmes opposés dans la conception du rapport à la vie privée des
politiques. Les autres pays d’Europe se tenaient entre ces deux pôles, tout en
penchant plutôt, pour bon nombre d’entre eux, vers la conception française.
Mais depuis peu, la France et les autres pays d’Europe commencent à succomber
à ces forces qui façonnent le discours public aux États-Unis, et la polarisation
s’atténue 2. Les candidats dévoilent davantage leur vie privée à la presse. Nicolas
Sarkozy a fait étalage de ses problèmes conjugaux. La naissance des enfants
de Ségolène Royal, son mariage « libre », et même ses techniques pour lutter
1 Cet article s’inscrit dans le cadre de la réflexion menée dans « Private Life and Public Office »,
in Restoring Responsibility: Ethics in Government, Business and Healthcare, Cambridge
University Press, 2004.
2 Pour une étude et une comparaison utiles des tendances dans les démocraties américaines et
européennes, voir « Public Image, Private Life : The Mediation of Politicians around the Globe »,
dans le numéro spécial de Parliamentary Affairs, 2003, n° 57.
raison pub.indb 61
28/02/07 19:46:20
contre la cellulite ont donné matière à articles. L’érosion de la distinction entre
le privé et le public dans la sphère politique se confirme ainsi dans la plupart
des démocraties.
À cette tendance, on peut certainement imputer des causes variées : compétition
croissante des médias, personnalisation des campagnes politiques, développement
d’Internet, entre autres forces qui façonnent une démocratie dans la société
mondialisée. Et il est certain que cette tendance va persister, malgré les critiques
insistantes de certains commentateurs et la désapprobation occasionnelle de
certains citoyens. Il faut pourtant résister, autant que possible, à cette publicisation
croissante de la vie privée. On ne lui accorde qu’une trop grande légitimité, en
s’appuyant sur une conception erronée du véritable fondement de la vie privée des
politiques, et du critère qui peut justifier sa publicisation. Je vais montrer que si nous
devons résister à cette tendance, ce n’est pas pour protéger le droit à la vie privée des
politiques, mais bien pour préserver l’intégrité du processus démocratique.
62
LES DROITS DES RESPONSABLES POLITIQUES
Avoir une vie privée implique de pouvoir protéger les informations qu’un
individu peut vouloir contrôler : activités personnelles qui ne pourront pas,
sans notre consentement, être dévoilées, observées ou exposées à des ingérences.
On justifie généralement cette affirmation en invoquant le droit à la vie privée
que possède chaque citoyen. Comme tous les politiques, les fonctionnaires
possèdent à cet égard un certain droit de regard. Aucune démocratie ne devrait
faire du sacrifice de sa vie privée le prix à payer pour le service public, surtout
lorsque les conséquences de ce sacrifice peuvent être permanentes et peuvent
continuer à affecter l’individu bien après qu’il ait quitté son poste.
Bien que l’on estime souvent que la culture politique des États-Unis assure
une plus grande protection aux droits individuels que les autres démocraties,
ses normes et ses lois ne protègent que faiblement le droit à la vie privée des
politiques. Cette caractéristique est particulièrement frappante si on la compare
à la situation en France. En plus des normes culturelles et professionnelles
qui s’opposent à une publicisation de la vie privée, la loi française menace de
sanctions sévères toute violation de ce droit à la vie privée (les violations de
l’intimité de la vie privée sont encore plus sévèrement contrôlées que la vie privée
elle-même) 3. Contrairement à la jurisprudence américaine, la loi française
3 Helen Trouille, « Private Life and Public Image : Privacy Legislation in France », International and
Comparative Law Quaterly, 2000, n° 49, p. 199-208 ; Raymond Kuhn, « “Vive la Différence” ?
The Mediation of Politicians’ Public Images and Private Lives in France », Parliamentary Affairs,
2004, n° 57, p. 24-40.
raison pub.indb 62
28/02/07 19:46:20
raison pub.indb 63
63
dennis f. thompson La vie privée des politiques
ne distingue pas clairement entre le droit des personnages publics, comme
les responsables politiques ou les célébrités, et celui des citoyens ordinaires.
Les photos des personnalités publiques font elles aussi l’objet d’une protection
sous l’égide du « droit à l’image » : l’image est considérée comme une propriété
privée comme une autre.
On justifie également le droit à la vie privée des politiques en invoquant
les conséquences possibles qu’une exposition incontrôlée au public pourrait
avoir sur leur recrutement. Si la presse fouille en permanence la vie privée des
politiques, certains candidats valables s’en trouveront peut-être découragés.
La perspective d’exposer à l’attention du public ses finances personnelles
(et celles de sa famille), ou ses erreurs passées (même mineures) n’encourage pas
vraiment à s’engager dans une carrière publique. Cette justification a au moins
l’avantage de souligner l’un des effets du processus démocratique lui-même :
le risque d’écarter des personnalités talentueuses. Pourtant cette justification
s’appuie encore sur l’idée d’un droit individuel. Tant que nous n’aurons pas fixé
une limite claire au droit à la vie privée des politiques, nous ne pourrons pas
décider si un individu est ou n’est pas justifié à refuser d’entrer dans le service
public. Si quelqu’un refuse de servir parce qu’il revendique plus que ce à quoi
il a droit, on peut en effet douter que cette personne soit le type d’individu que
nous devrions vouloir voir assumer une fonction publique.
Pourtant, malgré ces plaintes contre le fardeau de la publicité, beaucoup
continuent à s’engager dans la carrière publique. La question n’est donc pas de
savoir si certains décident de ne pas se présenter à cause de la possibilité d’une
exposition au public, mais quelle sorte de personnes renonce à se présenter à
cause de cela. Il est possible que certains citoyens, admirables à tous égards,
et qui feraient d’excellents responsables politiques, refusent la charge. Mais
d’autres citoyens, bien moins admirables et qui ont beaucoup à cacher, pourront
refuser de s’engager par crainte de voir leurs transgressions passées (et présentes)
révélées au grand jour. Si ce dernier groupe d’individu est le plus nombreux (et si
le nombre de personnes compétentes qui acceptent de se présenter ne diminue
pas), nous pourrions donc penser que la perspective d’une exposition au public
peut avoir un effet positif sur le recrutement des politiques.
Néanmoins, fonder la vie privée sur le droit individuel n’est pas la bonne
méthode, en particulier si on ne distingue pas clairement entre responsables
politiques et citoyens ordinaires. C’est par choix que certains citoyens acceptent
des responsabilités publiques : on peut donc supposer qu’ils consentent à toutes
les limitations de leur vie privée, dont on peut raisonnablement croire qu’elles
sont nécessaires au bon fonctionnement du processus démocratique. La nature
de leurs droits devrait dépendre de la nature de ces limitations. Ce sont les
exigences du processus démocratique qui doivent déterminer les droits des
28/02/07 19:46:21
responsables politiques. En outre, donner aux politiques un droit substantiel
à la vie privée leur assurerait un trop grand pouvoir de contrôle sur le discours
public, et cela nuirait à la qualité du débat démocratique. Selon certains
commentateurs, la « familiarisation de la vie politique » et la « publicisation
du privé » a déjà contribué à « abrutir », en le nivelant par le bas, le débat
politique en France 4. Dans le journal qu’elle tenait lors de la campagne de
2002, la femme de Lionel Jospin, Sylviane Agacinski, regrette que l’obsession
des médias pour les épouses et les partenaires des candidats ait conduit à une
« trivialisation du débat politique » 5. D’autres ont souligné qu’elle y avait aussi
contribué à sa façon.
LES EXIGENCES DE LA RESPONSABILITÉ DÉMOCRATIQUE
64
L’erreur commune à toutes les justifications qui ne se fondent que sur le droit
des politiques est de ne pas suffisamment lier la protection de la vie privée aux
exigences du processus démocratique 6. Une fois admis que les responsables
politiques n’ont pas les mêmes droits que les citoyens ordinaires, l’argument en
faveur du droit à la vie privée n’est pas d’un grand secours pour déterminer les
limites à la publicisation de la vie des hommes politiques.
Toute justification adéquate de la vie privée doit donc se fonder sur une
conception des exigences du processus démocratique. Quelle que soit la
conception retenue dela démocratie, on peut en effet définir une exigence
minimale : l’exigence de responsabilité (accountability). Les citoyens doivent
pouvoir considérer les fonctionnaires comme responsables de leurs décisions et
de leurs actions politiques ; ils doivent par conséquent disposer des informations
qui leur permettent d’évaluer la compétence des politiques 7.
Cette exigence de responsabilité donne une raison indiscutable de relativiser
ou de diminuer le droit à la vie privée que les politiques devraient normalement
posséder. Cette exigence justifie certainement de rendre publics certains
comportements qui sont généralement considérés comme privés, notamment
des informations sur la santé physique ou mentale d’un homme politique qui
4 Kuhn, p. 34-35.
5 Ibid.
6 Bien que Thomas Nagel justifie en partie la vie privée des hommes politiques en faisant appel
aux droits individuels (la vie privée est nécessaire pour protéger contre « les invasions flagrantes
de la vie personnelle d’un individu »), il met également l’accent sur la nécessité de protéger la
sphère publique des « invasions immaîtrisables », et des « conflits et offenses incontrôlables »
(Concealment and Exposure, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 28-29).
7 Pour une analyse de ce principe dans son lien à la démocratie délibérative, voir Amy Gutmann &
Dennis Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Cambridge University Press,
1996, p. 128-164. Voir aussi la discussion sur la « publicité » p. 95-127.
raison pub.indb 64
28/02/07 19:46:21
65
dennis f. thompson La vie privée des politiques
sont susceptibles d’avoir des effets sur ses capacités, les finances des membres de
sa famille qui pourraient engendrer des conflits d’intérêts, et toute autre activité
qui pourrait influencer son comportement public.
L’exigence de la responsabilité a également une autre implication, souvent
passée inaperçue mais pas moins importante. Elle fournit également une raison
pour limiter la publicisation de la vie privée. Dès lors qu’elle ébranle la pratique
de la responsabilité démocratique, la publicisation de la vie privée n’est plus
justifiée. Comment la publicité peut-elle donc saper la responsabilité ? Le plus
souvent, elle agit selon une version politique de la loi de Gresham : le traitement
people de l’information 8 évince les vrais débats. (Le mécanisme en tant que tel
n’est pas tout à fait le même. Si la pipolisation est si puissante, ce n’est pas parce
que les gens mettent de côté les vrais débats en espérant pouvoir y revenir plus
tard, comme le pensait Gresham de la thésaurisation des devises les plus fortes.
Au contraire, le traitement people de l’information politique, attire en tant que
tel, les lecteurs et les téléspectateurs, même ceux qui, dans leurs bons moments,
affirment préférer les débats de qualité).
Dévoiler la vie privée d’un individu relève du traitement people de
l’information de deux façons distinctes. D’abord, il s’agit d’un type
d’information immédiatement captivant et généralement plus facile à
comprendre que les informations techniques concernant la qualification
d’un individu pour un poste quelconque. La plupart des gens estiment (et on
les comprend), qu’ils en savent plus sur le sexe que sur les taxations. En outre,
l’information elle-même est moins fiable parce qu’elle est généralement plus
difficile à vérifier et moins complète. Et même s’il arrive que les citoyens
en sachent plus sur la vie privée des politiques que sur la nature de leurs
actions publiques, ils ne sont pas pour autant à même de porter un jugement
clair sur les conséquences que ce comportement privé peut avoir sur les
décisions publiques. Ce type d’information n’est généralement pas facilement
disponible.
Ainsi, les révélations sur la vie privée tendent à dominer tout autre type
d’information et à appauvrir la qualité générale du débat public et de la
responsabilité démocratique. Informer les citoyens sur certains sujets leur rend
plus difficile de s’informer sur d’autres. Pour prendre un exemple flagrant : même
pendant les six premiers mois de sa vie publique, l’affaire Clinton-Lewinsky
a écrasé le traitement médiatique non seulement de nouvelles propositions
8 Ndlr : pour la traduction de l’expression « cheap talk » qu’utilise ici Dennis Thompson nous avons
retenu l’expression « traitement people de l’information » et, plus loin aussi, « pipolisation ».
Cela permet de mobiliser un usage qui est immédiatement singifiant en français, jusque dans
la relation qui s’établit ainsi avec une évolution de la vie politique française vécue comme étant
liée à l’influence de la culture politique américaine.
raison pub.indb 65
28/02/07 19:46:21
politiques sur la sécurité sociale, l’assurance maladie et le financement des
campagnes, mais également de la justification de la position des États-Unis en
Irak et de sa préparation d’une éventuelle action militaire 9.
Les journalistes assurent qu’ils ne font que répondre à la demande du public, et
effectivement, si l’on en juge parce que le public lit ou regarde, ils ont sans doute
raison. Mais le jugement bien pesé de la plupart des citoyens dans ce cas et d’autres
cas similaires est qu’ils n’ont pas besoin d’en savoir autant sur la vie sexuelle de
leurs représentants 10, et que la presse accorde trop d’attention à leur vie privée 11.
On peut tout à fait penser que le processus politique se passerait très bien de la
divulgation de ces questions, et même regretter d’en savoir personnellement autant
sur ces sujets, tout en continuant à lire avidement tout ce que la presse en dit.
LA PERTINENCE DE LA VIE PRIVÉE PAR RAPPORT AUX FONCTIONS PUBLIQUES
66
Le principe de responsabilité (accountability) démocratique autorise un
certain niveau de publicisation de la vie privée des politiques dès lors que
l’information est jugée nécessaire pour évaluer leur capacité, passée ou future,
9
Une analyse comparative du contenu de la couverture médiatique de l’affaire Gary Hart lors
de la campagne de 1988 et de celle de Bill Clinton en 1992 montre que ces affaires ont dominé
la couverture de la campagne de Hart, mais cette couverture « n’as pas totalement éclipsé »
le débat sur les positions de Clinton vis-à-vis de ces différents problèmes, notamment parce
que la presse d’alors « doutait plus sérieusement de l’accusateur, Genniger Flowers, et du
média, The Star » (J. G. Payne et K. Mercuri, « Private Life, Public Officials : The Challenge to
Mainstream Media, American Behavioral Scientist, 1993, no 37, p. 298).
10 Soixante-quatre pour cent des personnes interrogées dans un sondage de février 1998
affirment qu’il n’est pas important que le public soit informé « de la nature de la relation »
entre Clinton et Lewinsky. Distinguant la nature de la relation de son témoignage légal,
soixante et un pour cent affirment que ce qui compte, c’est de savoir si Clinton a encouragé
Lewinsky à mentir (J. Bennet & J. Elder, « Despite Intern, President Stays in Good Graces »,
New York Times, Février 1998, p. A1 et A16).
11 D’après un sondage national du Centre Roper de 1998, quatre-vingt pour cent des personnes
interrogées affirment que selon eux la couverture médiatique de l’affaire Lewinsky était
« excessive ». Soixante pour cent sont d’accord avec la proposition plus générale selon laquelle
les médias sont « allés trop loin dans la révélation des détails de la vie privée de Clinton », tandis
que seulement neuf pour cent estiment que les médias ne sont pas allés « assez loin » (Centre
Roper pour la Recherche et l’Analyse des Sondages, Clinton Lewinsky News Coverage, [mené du
39 janvier au 4 février, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université du Connecticut, 6 février
1998]). Bien avant ce scandale, soixante pour cent des interrogés en 1994 affirmait que les
médias accordaient trop d’attention à la vie privée de Clinton (Centre Roper, Princeton Survey
Research Associates, Newsweek, mené le 6 mai, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université
du Connecticut, mai 1994). Depuis les années 1980, on remarque un accroissement rapide et
plus substantiel du nombre de personnes qui affirment que « le regain d’attention accordé à la
vie privée des personnalités et des candidats public » est une « mauvaise chose » : de 39 pour
cent en 1989 à 47 pour cent en 1993 (Organisation Gallup, Gallup, Newsweek, enquête menée
le 1er et 2 juin 1989 ; le 9-10 mars 1993, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université du
Connecticut, juin 1989 et mars 1993).
raison pub.indb 66
28/02/07 19:46:22
probable, à assumer une fonction publique. C’est cela qui fonde le critère de la
« pertinence » : le comportement privé d’un individu peut être divulgué si l’on
estime qu’il peut avoir des conséquences sur sa performance publique. Pourtant,
on oublie souvent, en appliquant ce critère, que la pertinence est une question
de degrés. Il ne délimite pas une ligne franche et nette entre la vie publique
et la vie privée : si c’était le cas, tout comportement jugé pertinent pourrait
légitimement être divulgué dans les moindres détails et sans limitation. Mais
notre critère au contraire, correctement interprété, cherchera plutôt un équilibre
délicat entre le degré de pertinence et l’ampleur de la couverture médiatique.
L’idée apparaît plus clairement si l’on essaie de préciser selon quels critères
il faut décider de la publicisation de faits privés de la vie des politiques, même
si l’on suppose qu’ils sont effectivement pertinents. Ces critères sont autant
de conditions nécessaires et autant de questions auxquelles on doit répondre
positivement avant de pouvoir légitimement rendre public un comportement
qui serait autrement demeuré privé.
Ce critère implique deux interprétations différentes du caractère public d’un
comportement : dans quelle mesure ce comportement est-il déjà connu, et
jusqu’à quel point ce comportement requiert-il une réponse gouvernementale.
Ce n’est pas parce qu’un fait est connu de quelques journalistes et concitoyens
qu’il doit être rendu public. La fille de Mitterrand était connue de la plupart des
salles de rédaction de Paris depuis plusieurs dizaines d’années, mais l’information
n’a été divulguée qu’un an avant que Mitterrand ne quitte l’Élysée. Plus tard,
un rédacteur commenta ainsi ce silence : « Avec le recul, c’était une erreur,
parce que Mitterrand détournait au profit de sa fille d’importantes ressources
gouvernementales » 12. Vous remarquerez que la justification de ce rédacteur
n’invoque pas le fait que le comportement de Mitterrand était déjà connu, mais
seulement sa pertinence pour son travail.
De la même manière, le risque de voir un scoop publié dans un autre journal
(« si on ne le divulgue pas, quelqu’un d’autre le fera ») n’est pas une justification
suffisante. En effet, cette justification peut rendre légitime toute divulgation,
qu’elle soit déjà publique ou qu’elle soit en passe de le devenir. La presse la plus
respectable tente souvent d’éviter ce genre dilemme (violer la vie privée de
quelqu’un ou passer à côté d’un scoop) par une technique que l’on peut appeler
le méta-reportage : écrire sur la couverture médiatique de scandales privés par
un journal concurrent et moins respectable. Ainsi le New York Times 13 publia
dennis f. thompson La vie privée des politiques
À quel point ce comportement est-il public ?
67
12 Britta Sandberg, « A Taboo is Broken : French Politics Go Populist », Spiegel Online, 17 octobre 2006.
13 Manque la note
raison pub.indb 67
28/02/07 19:46:22
68
une colonne sur des rumeurs infondées publiées par le Daily News au sujet
de l’affaire Clinton-Lewinsky, et l’illustra par une petite reproduction de la
première page du Daily News. Pratique qui serait moins sujette à caution si la
presse respectable n’était pas si encline à faire des méta-reportages sur des affaires
à dimension sexuelle, plutôt que sur les erreurs de leurs collègues journalites.
Il ne fait aucun doute que certains comportements sexuels devraient être
davantage publicisés qu’ils ne le sont. Le harcèlement sexuel n’est pas une affaire
privée. Les comportements sexuels qui seraient normalement de caractère privé
deviennent un sujet légitime d’investigation et de reportage lorsqu’ils violent la
loi, ou ce qui devrait être la loi. Même si on peut louer la tolérance et la finesse
des Français sur ces questions, comparés aux Américains, leur attitude a aussi un
aspect plus sombre. Par rapport à la presse américaine, la presse française a moins
tendance à rendre publiques les affaires de harcèlement sexuel, et présente plus
souvent celles-ci comme des histoires d’abus de pouvoir personnel que comme
des exemples de discrimination qui affecte les carrières professionnelles 14.
Cette couverture médiatique française a également tendance à montrer moins
de sympathie envers la femme victime de l’affaire, décrivant souvent ce type
d’histoires comme celles de « plaignantes avides et intéressées ». D’après une
analyse récente, la capacité de séduction sexuelle d’un homme politique « loin
d’être un défaut » serait en France « presque un devoir civique […] Savoir jouer
le rôle du séducteur est sans aucun doute une qualité importante dans notre
vie politique » 15.
Le caractère public d’un comportement, dès lors, ne dépend pas seulement
du nombre de personnes qui en sont, de fait, informées. Cela dépend aussi,
dans une très large mesure, de la manière dont on présente ce comportement
au public.
Jusqu’où va le défaut de caractère ?
Un second critère pose que le comportement privé d’un individu doit
révéler un défaut qui a des conséquences sur sa fonction. Les citoyens ont
de bonnes raisons de vouloir être informés, par exemple, de la tendance à la
violence conjugale de celui qui est chargé d’appliquer la loi et de réglementer
leurs finances. Mais la référence au caractère doit être plus précise que dans
l’utilisation commune de l’argument du caractère, qui est trop générale et
indiscriminée. L’idée commune selon laquelle le comportement privé révèle
14 Abigail C. Saguy, What is Sexual Harassment ? From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley,
University of California Press, 2003.
15 Christophe Dubois & Christophe Deloire, Sexus Politicus, Albin Michel, 2006, cité par
Elaine Sciolino, « Sex and the Path to Power in France », New York Times, 16 octobre 2006.
raison pub.indb 68
28/02/07 19:46:22
69
dennis f. thompson La vie privée des politiques
des défauts de caractère qui auront nécessairement des effets sur le travail n’est
qu’une version psychologique de l’idée classique de l’unité des vertus. Cela
suppose qu’une personne qui maltraite sa femme aura tendance à maltraiter ses
collègues ; ou qu’une personne qui ne contrôle pas son tempérament violent ne
pourra pas résister à la tentation du mensonge.
Mais voilà bien un argument qui appelle la prudence ; parce beaucoup de gens,
et en particulier des politiques, sont tout à fait capables de compartimenter les
différents aspects de leurs vies, contrairement à ce que suggère l’idée d’unité
des vertus. Pour certains individus en effet, le comportement privé peut avoir
une certaine valeur cathartique qui leur permet de mieux se conduire en public.
Et inversement, la vertu privée n’est pas un gage de vertu publique. Il suffit
de rappeler que la plupart des complices du Watergate dans l’administration
Nixon menaient des vies privées irréprochables, et qu’il en allait de même pour
la quasi totalité de la centaine de responsables publics qui furent accusés ou
condamnés pour des agissements répréhensibles d’un point de vue éthique
durant les premières années de l’administration Reagan 16.
En ce qui concerne le caractère, nous devrions donc d’abord nous intéresser
d’abord aux vertus politiques – le respect pour la loi et la constitution, le sens de
l’équité, l’honnêteté dans les transactions officielles. Ces vertus politiques ne
sont pas nécessairement liées à des vertus personnelles. Et les vices auxquels la
presse semble s’intéresser le plus – les « péchés de la chair » – sont probablement
ceux qui sont le moins liés aux vices politiques.
Mais on considère parfois que le caractère est important pour une autre raison,
plus symbolique. Les personnalités publiques officielles nous représentent par
ce qu’elles sont autant que par ce qu’elles font. Nous avons donc besoin de
savoir si leur caractère correspond à la figure de leader moral que l’on veut les
voir incarner pour servir de modèle aux jeunes et de porte-parole vertueux pour
notre nation. Mais cette conception est bien trop exigeante, comme semblent
le penser la plupart des citoyens. S’ils cherchent des leaders qui incarnent
certaines vertus politiques (telles que l’honnêteté), la plupart n’attendent
pas que les politiques, même le président, observent pour leur vie privée des
standards moraux plus élevés que les citoyens ordinaires 17. La question n’est
16 G. Lardner Jr., « Conduct Unbecomming an Administration », Washington Post National
Weekly Edition, 3 janvier 1988, p. 31-32.
17 Près de 53 % des sondés dans un sondage national de 1998, au lendemain de la publication
de l’affaire Lewinsky, affirment que « lorsqu’on en vient à la vie personnelle d’un individu »,
le président devrait être soumis aux même critères que ceux qu’on s’applique à nous-mêmes,
alors que 44 % disent qu’il devrait être soumis à un standard plus élevé. Une majorité imposante
de 84 % affirme que « quelqu’un peut être un bon président même si il fait dans sa vie privée
des choses que l’on désapprouve » (Centre Roper, CBS Newx, New York Times, menée du 19 au
21 février, Public Opinion Online, Storrs, Conn., University of Connecticut, 23 février 1998).
raison pub.indb 69
28/02/07 19:46:22
pas de savoir s’il est plus souhaitable d’avoir pour leader quelqu’un qui serait
aussi vertueux dans sa vie privée que dans son action publique, mais de savoir
si cette exigence justifie que l’on sacrifie sa vie privée et que l’on pervertisse
le débat public pour faire de la probité dans la sphère privée un critère de
compétence.
La réaction du public est-elle légitime ?
70
raison pub.indb 70
Le comportement privé peut affecter les performances dans la fonction
non seulement en raison de ce que les politiques font eux-mêmes, mais
également du fait des réactions que pourront susciter chez les autres ces
comportements. Dans les premiers jours du scandale Clinton-Lewinsky, de
nombreuses personnes affirmèrent que, même si elles ne pensaient pas que
le comportement de Bill Clinton avait la moindre incidence sur son action
en tant que Président, l’idée selon laquelle d’autres individus, y compris des
dirigeants étrangers, pourraient avoir, en conséquence de cet agissement,
moins confiance en lui, rendait ce comportement professionnellement plus
pertinent.
Mais cet appel aux réactions supposées doit être manié avec précaution.
La réaction anticipée d’autres personnes ne devrait jamais constituer une raison
suffisante pour dévoiler publiquement ce qui autrement serait resté privé. Car
l’étape manquante de cette argumentation – le facteur qu’on passe le plus
souvent sous silence – est la présupposition selon laquelle le comportement privé
est moralement condamnable, et que par conséquent les réactions anticipées des
autres personnes sont moralement justifiées.
Cette étape est décisive. On le comprendra plus facilement en considérant
les cas de responsables politiques dont on révèle l’orientation sexuelle. L’idée
qu’un représentant conservateur ne serait pas réélu si les électeurs apprenaient
qu’il est gay n’est certainement pas une raison suffisante pour rendre publique
son orientation sexuelle. Exploiter les préjugés populaires pour obtenir un gain
politique n’est pas une pratique que les démocraties dignes de ce nom devraient
encourager. À l’inverse, la presse aurait dû révéler plus tôt le comportement du
représentant Mark Foley, qui fut obligé de démissionner en septembre 2006.
Pendant de nombreuses années, celui-ci avait en effet envoyé des courriers
électroniques et des messages contenant des allusions explicitement sexuelles
aux stagiaires adolescents qui travaillaient au Congrès, et l’on prétend même
qu’il lui est arrivé d’avoir des rapports sexuels avec d’anciens stagiaires. Foley
était Président du Comité de la Chambre pour les enfants disparus ou exploités,
qui a notamment instauré une nouvelle législation pour lutter contre les
agresseurs sexuels ainsi que des procédures plus strictes pour les traquer. Mais
si la révélation est justifiée dans ce genre de situation, ce n’est pas parce que les
28/02/07 19:46:23
hommes politiques méritent d’être punis pour leur hypocrisie, ni même parce
que l’hypocrisie est impardonnable en soi, c’est parce que leur hypocrisie sert
une cause moralement condamnable 18.
Lorsque nous évaluons la pertinence d’un cas aux réactions supposées, alors
nous ne pouvons pas ne pas porter de jugements moraux substantiels. Même
lorsqu’un journaliste choisit de révéler une affaire, en estimant qu’il appartient
aux citoyens de juger si le comportement en question est justifiable ou non,
il est en fait en train de juger lui-même que les réactions anticipées ne sont
pas suffisamment graves pour contrebalancer la valeur de l’information des
citoyens. Une fois que l’affaire est révélée, la décision est déjà prise. S’ils ne
se prononcent pas sur le caractère légitime des réactions qu’ils anticipent, les
journalistes (et plus généralement les citoyens), ne seront pas capables de faire la
différence entre dévoiler l’orientation sexuelle d’une personne et révéler qu’un
homme politique bat sa femme.
À quel point la révélation détourne-t-elle des vrais débats ?
dennis f. thompson La vie privée des politiques
Le dernier critère fait un lien entre le comportement privé et les autres
problèmes publics. Dans quelle mesure le fait d’être informé de ce
comportement aide-t-il ou empêche-t-il les citoyens de s’informer sur les
autres problèmes qui ont une réelle importance pour l’évaluation de la
action des responsables politiques ? Concentrons-nous ici sur les effets de
la loi de Gresham : la pipolisation évince-t-elle le débat de qualité ? Même
lorsque les vices privés ont certaines répercussions sur les devoirs publics,
les discussions sur la moralité des politiques ont une fâcheuse tendance à
s’attarder trop longuement sur leur comportement privé aux dépens d’autres
actions pourtant plus pertinentes pour leur charge. Lors des audiences pour
la confirmation à la Cour Suprême de Clarence Thomas, la presse, le public
et le Comité Judiciaire du Sénat ont accordé une plus vive attention à sa
relation avec Anita Hill qu’à ses compétences en droit. Les effets de la loi de
Gresham sont particulièrement dévastateurs lorsque – comme c’est ici le cas
– des décisions irréversibles doivent être prises très rapidement, si bien que
les distorsions ne peuvent pas être corrigées par la suite.
71
18 Si l’homme politique, de façon flagrante et sans aucun but public, ne montre aucune sensibilité
morale, invitant ainsi à l’observation publique d’un comportement privé qui choquera de
nombreuses personnes, la presse peut légitimement révéler un tel comportement, peu
importe s’il est ou non moralement condamnable en lui-même. Cet homme politique échoue
en effet à considérer la réaction raisonnable des citoyens. Les hommes politiques qui se
conduisent ainsi sont coupables d’une forme du vice traditionnel qui consiste à « susciter le
scandale » (Thomas d’Aquin, Question 43, « Scandale », in T. C. O’Brien, éd. et trad., Virtues
of Justice in the Human Community, Londres, Blackfriars, 1972, vol. 35, p. 109-137).
raison pub.indb 71
28/02/07 19:46:23
72
Les effets de loi de Gresham dépassent largement les cas particuliers comme
ceux de Clarence Thomas et de Bill Clinton. L’accumulation des cas, leur
nombre et leur mise en évidence croissants, contribuent à créer une couverture
médiatique qui fausse notre pratique commune de la délibération. Les normes
de la discussion – les considérations que l’on peut facilement identifier, les
distinctions que l’on a déjà faites, les raisons que l’on accepte sur-le-champ –
s’adaptent plus facilement aux controverses sur la vie privée qu’à celles sur la
vie publique. Plus les citoyens renforcent leur capacité de délibération sur les
détails aguicheurs de certains ébats sexuels (est-ce qu’il a vraiment placé sa main
à cet endroit ?), moins ils seront enclins à développer leur sens de la délibération
sur les nuances de la vie politique publique (doit-il soutenir cette réforme du
programme de l’aide sociale ?). La délibération démocratique est rabaissée, et
la responsabilité démocratique se voit ainsi érodée.
Rendre publique la vie privée des responsables politiques nuit au processus
démocratique parce que cela détourne l’attention des citoyens d’autres
questions politiques plus importantes. En décidant s’il faut ou non révéler
un comportement privé, ou si d’autres, que ce soit la presse ou les hommes
politiques eux-mêmes, ont eu raison de le faire, la question qu’il faut garder
à l’esprit doit toujours être : quels sont les effets sur la qualité du processus
démocratique ? Le comportement est-il de ceux dont les citoyens doivent
généralement avoir connaissance pour évaluer l’action de leurs représentants ?
Et si le comportement est pertinent en ce sens, le degré de publicité qui lui est
donné est-il proportionné à sa pertinence ? Les défauts de caractère révélés par
ce comportement sont-ils étroitement et significativement liés à la fonction
assumée (s’agit-il de vices politiques et non seulement personnels) ? Si une
réaction publique négative est l’une des raisons qui nous pousse à rendre public
ce comportement, cette réaction est-elle moralement justifiée ? La divulgation
de ce comportement risque-t-elle de détourner les citoyens de l’attention qu’ils
doivent accorder aux autres problèmes politiques, à propos desquels ils doivent
juger l’action de leurs gouvernants (est-on certain qu’il n’y aura pas d’effet
Gresham ?). Si les citoyens, les journalistes et les politiques eux-mêmes étaient
plus nombreux à se poser ces questions, et s’ils contenaient plus souvent leur goût
du scandale lorsqu’ils ne peuvent répondre positivement à l’une d’entre elles,
la qualité du débat démocratique s’en trouverait certainement améliorée. D’ici
là, les citoyens américains et, de plus en plus souvent, européens, continueront
à subir les caprices d’une version politique de la loi de Gresham.
Traduit de l’anglais par Kora Andrieu
raison pub.indb 72
28/02/07 19:46:23
Grand angle
raison pub.indb 73
73
raison publique n°6 • pups • 2007
Les chiffres sur l’extrême pauvreté dans le monde laissent toujours pantois.
Et l’indignation le dispute alors à un sentiment d’impuissance : devant une
situation aussi désespérante, la tentation est forte de refuser de lire plus avant.
Tout cela est si loin, dépasse tellement nos faibles moyens et, d’ailleurs, est-il si
sûr que nous en soyons vraiment responsables ? Le premier intérêt de l’article
de Pogge est d’abord de rappeler fermement ces responsabilités, et de démontrer
point par point l’incohérence de cette réponse à la Caïn : les règles du jeu
économique mondial entravent de manière systématique la lutte contre la
pauvreté, et ces règles sont dessinées, d’abord et avant tout, par les pays riches,
soutenues et cautionnées par leurs citoyens. Mais le second intérêt de l’article
est de ne pas entretenir un malaise impuissant ; il entend montrer au contraire
où se situent les leviers d’une action réaliste : parce que la pauvreté mondiale
est déterminée par des structures économiques et politiques internationales,
il est illusoire de vouloir lutter contre elle en modifiant le comportement des
acteurs individuels. La solution, pour Pogge, doit essentiellement passer par
une réforme des institutions mondiales. Les droits de l’homme sont-ils une
politique ? C’est en reconnaissant que la pauvreté mondiale est un problème
déterminé par des institutions que nous cautionnons politiquement qu’ils
peuvent en tout cas ne pas rester un vœu pieux.
28/02/07 19:46:24
raison pub.indb 74
28/02/07 19:46:24
RECONNUS ET BAFOUÉS PAR LE DROIT INTERNATIONAL :
LES DROITS DE L’HOMME DES PAUVRES DU MONDE
Thomas Pogge
DROITS DE L’HOMME ET DEVOIRS AFFÉRENTS
Les systèmes juridiques supranationaux, nationaux et subnationaux créent
différents types de droits de l’homme. Le contenu de ces droits, et des obligations
et contraintes légales qui leurs sont liées, dépend directement des corps législatifs,
exécutifs et judiciaires qui les établissent et les interprètent. Mais après la
Seconde Guerre mondiale s’est fait jour l’idée qu’il existe également des droits
de l’homme « moraux », c’est-à-dire des droits dont la validité est indépendante
de ces différentes institutions gouvernementales. En fait, la dépendance s’établit
alors plutôt dans le sens inverse : ce n’est que dans la mesure où elles respectent
ces droits moraux que les institutions peuvent prétendre à une légitimité, c’està-dire à la capacité de créer des obligations morales contraignantes et à l’autorité
morale nécessaire pour faire respecter lois et règlements.
Ces deux types de droits de l’homme peuvent coexister harmonieusement.
Quiconque accorde de l’importance aux droits de l’homme, au sens moral, aura
à cœur d’établir des lois qui facilitent leur réalisation. Et les avocats et les juges
peuvent reconnaître que les lois et règlements qu’ils interprètent et façonnent
visent à exprimer des droits de l’homme moraux préexistants. C’est ce que
raison pub.indb 75
75
raison publique n°6 • pups • 2007
Le droit international, dans ses codes et ses pratiques, reconnaît de nombreux
droits de l’homme. Ces droits sont censés garantir tous les êtres humains contre
les maux les plus graves qui peuvent leur être infligés par leurs compatriotes
ou par des étrangers. Pourtant, le droit international établit et maintient des
structures institutionnelles qui contribuent largement à la violation de ces droits.
Des éléments essentiels du droit international forment obstacle, de manière
systématique, aux aspirations des populations pauvres à un gouvernement
démocratique, aux droits civiques, à une indépendance économique minimale.
Le fonctionnement d’institutions internationales aussi importantes que l’OMC,
le FMI ou encore la Banque mondiale contribue de manière systématique à
entretenir l’extrême pauvreté.
28/02/07 19:46:24
76
raison pub.indb 76
signifie l’expression : « des droits de l’homme reconnus internationalement ».
Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH)
rappelle également que cette Déclaration proclame des droits de l’homme
moraux qui existent indépendamment d’elle. Il vaut la peine d’y insister, parce
que la distinction entre droits de l’homme légaux et moraux est rarement posée
de manière claire. Et on croit trop souvent que les droits de l’homme sont ce
que les gouvernements décident qu’ils sont. C’est peut-être vrai des droits de
l’homme légaux, mais non des droits de l’homme moraux. Les gouvernements
peuvent avoir leurs idées sur ce que les droits de l’homme moraux doivent
être – c’est d’ailleurs ces idées qu’expriment la DUDH et les autres conventions
et traités sur les droits de l’homme. Mais les gouvernements, quand bien même
ils se réuniraient tous pour parler d’une seule voix, ne peuvent pas décider de
l’existence de tels droits.
La reconnaissance des droits de l’homme, au sens moral, est d’une importance
capitale, parce qu’elle fournit un critère indépendant pour juger le droit
international existant. Le système juridique lui-même peut fournir un critère
d’évaluation plus limité : on peut chercher à déterminer s’il garantit dans les faits
les droits de l’homme qu’il reconnaît officiellement. Mais une telle évaluation,
purement interne, est à la merci d’un changement légal. Le potentiel critique
des droits de l’homme au sens légal peut être sapé par une modification du droit
– qu’il s’agisse d’une reformulation explicite ou d’un amendement (législation
« anti-terroriste »), d’une décision judiciaire qui rend la loi cohérente avec
les droits de l’homme en les édulcorant, ou de précédents qui modifient la
jurisprudence du droit international (comme la reconnaissance des occupations
préventives, ou du statut d’« ennemis combattants »). Parce qu’ils dépendent
de la solidité d’un raisonnement plutôt que de la bonne volonté des dirigeants,
les droits de l’homme moraux procurent un fondement plus solide pour une
évaluation critique, et c’est sur eux que je m’appuie. Je considère donc les droits
de l’homme et les devoirs afférents de manière suffisamment étroite pour être sûr
que les prémisses morales sur lesquelles je m’appuie seront largement acceptées.
Je ne prétends pas épuiser le contenu des droits de l’homme – je prétends
simplement établir les conditions minimales de leur application.
Je me concentre ici sur la situation des droits des plus pauvres du monde,
parce que c’est surtout eux qui souffrent actuellement de la violation des droits
de l’homme. Les droits socio-économiques, comme celui à « un niveau de vie
suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment
pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux » (DUDH,
§ 25), sont actuellement les droits les plus fréquemment violés, et de loin.
Leur violation systématique joue également un grand rôle dans le déficit
mondial de droits civiques et politiques, qui dépendent de la mise en place de
28/02/07 19:46:24
1 D’après les travaux de Chen et Ravallion (« How Have the World’s Poorest Fared since the Early
1980s ? », World Bank Research Observer, 2004, n° 9, p. 153), qui ont dirigé les évaluations
sur la pauvreté à la Banque mondiale pendant plus d’une décennie. Ces auteurs soulignent
également que 1,089 milliards d’êtres humains vivent avec moins de la moitié de cette somme
(c’est-à-dire 1 dollar par jour). Et il est probable que des défauts dans la méthodologie de
la Banque mondiale conduisent à sous-estimer le problème de la pauvreté dans le monde
(Reddy S. & Pogge T., « How Not to Count the Poor », in Anand S. & Stiglitz J. (dir.), Measuring
Global Poverty, Oxford, Oxford University Press, 2006).
2 L’organisation internationale du travail (OIT) affirme qu’« environ 250 millions d’enfants entre 5 et
14 ans travaillent dans les pays en voie de développement – 120 millions à plein temps, 130 millions
à temps partiel » (www.ilo.org/public/english/standards/ipec/simpoc/stats/4stt.htm). Parmi
eux, 170,5 millions font un travail dangereux et 8,4 millions travaillent dans les pires conditions
possibles : esclavage, travail forcé, recrutement forcé pour des conflits armés, prostitution ou
pornographie, production ou trafic de drogues illégales (ILO, 2002, p. 9, 11, 17 et 18).
raison pub.indb 77
77
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
la démocratie et de l’État de droit. Les personnes les plus pauvres – souvent
diminuées physiquement et mentalement à cause de la malnutrition, illettrées
par défaut de scolarisation, préoccupées avant tout par la survie de leur famille –
ne peuvent causer ni grand tort ni grand profit à ceux qui sont chargés de les
gouverner. Ces derniers ont donc bien moins d’incitations à prendre soin de
leurs intérêts que de ceux d’individus plus puissants (y compris les entreprises
et gouvernements étrangers, ou les touristes).
Dans cet article, l’expression de pauvres sera comprise de manière étroite :
ceux qui n’ont pas accès aux biens nécessaires à la survie minimale – nourriture
et eau potable, vêtement, logement, soins médicaux élémentaires et éducation.
Cette définition étroite de l’extrême pauvreté correspond à peu près au seuil
de deux dollars par jour fixé par la Banque mondiale. D’après ces critères,
un foyer américain est considéré comme « pauvre » si son revenu annuel par
personne se situe en dessous de 1043 $ (www.bls.gov/cpi/home.htm). Quelque
2,735 milliards d’êtres humains – soit 44 % de la population mondiale – se
situent ainsi officiellement sous ce seuil, et pour beaucoup bien en dessous 1.
Les effets de l’extrême pauvreté sont sidérants. On évalue à 831 millions le
nombre d’individus qui sont régulièrement malnourris, à 1 197 milliards ceux
qui n’ont pas accès à de l’eau potable, et à 2,747 milliards le nombre de ceux qui
n’ont pas accès à des soins élémentaires (PNUD, 2004). Environ 2 milliards de
personnes n’ont pas accès aux médicaments de base (www.fic.nih.gov/abouts/
summary.html). 1 milliard n’a pas de logement convenable et 2 milliards n’ont
pas l’électricité (PNUD, 1998). 876 millions d’adultes sont illettrés (www.uis.
unesco.org) et 250 millions d’enfants entre 5 et 14 ans travaillent hors de leur
foyer – souvent dans des conditions dures et cruelles : comme soldats, prostitués,
domestiques, ou dans l’agriculture, le bâtiment, le textile, la production de
tapis 2. À peu près un tiers des décès dans le monde, c’est-à-dire 18 millions
par an, sont liés à la pauvreté et seraient facilement prévenus par une meilleure
28/02/07 19:46:25
78
alimentation, l’accès à l’eau potable, des packs de réhydratation, vaccins,
antibiotiques et autres médicaments, tous peu coûteux 3. Les gens de couleur,
les femmes et les très jeunes sont largement surreprésentés dans la population
pauvre et souffrent le plus de ces effets de la pauvreté 4.
L’importance pour la survie de certains biens élémentaires ne fait pas
question ; mais l’existence de droits économiques et sociaux est controversée,
tout particulièrement aux États-Unis, lesquels n’ont jamais ratifié le Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Une partie de
la polémique tient à ce que l’on suppose à tort qu’un droit à ne pas vivre dans
la pauvreté entraînerait des devoirs positifs. L’idée que les droits de l’homme
imposeraient de tels devoirs positifs d’aider et de protéger tout être humain
susceptible de souffrir de privations sévères, est largement rejetée par les ÉtatsUnis et d’autres pays riches. Mais ce qu’on refuse, en l’occurrence, ce n’est
pas un type particulier de droits, mais un type de devoirs : les devoirs positifs.
Ceux qui refusent l’idée que les étrangers très pauvres peuvent légitimement, en
vertu des droits de l’homme, exiger une aide économique refusent également
l’idée qu’ils puissent légitimement, en vertu de ces mêmes droits de l’homme,
exiger quelque aide et protection que ce soit – contre le génocide, l’esclavage, la
torture, la tyrannie, ou la persécution religieuse. Ce qui est refusé, ce n’est pas
les droits de l’homme en tant que tels, ni même une catégorie particulière de
droits. Ce sont les devoirs imposés par les droits de l’homme, et donc tout type
de droits qui entraîne des devoirs positifs.
Certains rejettent avec passion ces devoirs imposés par les droits de l’homme ;
d’autres les défendent avec une égale ferveur ; pour ma part, je vais laisser cette
question de côté, sans prendre parti. Pour que ma démonstration puisse recueillir
le plus large assentiment possible, je vais entendre les droits de l’homme de
manière étroite, comme s’ils n’imposaient que des devoirs négatifs. De cette
façon, mon argument sera recevable par ceux qui rejettent l’idée de devoirs
positifs imposés par les droits de l’homme, parce qu’ils acceptent néanmoins
3 En 2002, il y a eu à peu près 57 millions de décès. Les principales causes directement
liées à la pauvreté représentaient : 1,798 millions pour la diarrhée, 0,485 millions pour la
malnutrition, 2,462 millions pour les conditions d’accouchement et 0,510 millions pour les
suites de l’accouchement, 1,124 millions pour les maladies infantiles (principalement la
rougeole), 1,566 millions pour la tuberculose, 1,272 millions pour la malaria, 0,173 millions
pour la méningite, 0,157 millions pour l’hépatite, 0,129 millions pour les maladies tropicales,
3,963 millions pour les maladies respiratoires (surtout la pneumonie), 2,777 millions pour
le sida et 0,180 millions pour les autres maladies sexuellement transmissibles (OMS, 2004,
p. 120-125).
4 Les enfants de moins de cinq ans forment environ 60 % des morts annuelles liées à la pauvreté,
soit 10,6 millions (UNICEF, 2005, couverture intérieure). La surreprésentation féminine est
établie dans les documents de l’UNIFEM (2001), du PNUD (2003, p. 310-330), et de l’UNRISD
(2005).
raison pub.indb 78
28/02/07 19:46:25
5 Je précise « sans fournir de compensation », pour exclure des gens comme Oskar Schindler
(tel que le décrit le film de Spielberg). Par ses activités industrielles et ses impôts, Schindler
participait au maintien des institutions et politiques du régime nazi. Mais cela lui permettait
de compenser largement ces contributions par la protection des victimes. Sa conduite servait
les devoirs négatifs de respect des droits des victimes du Troisième Reich – tout aussi bien que
s’il avait fui l’Allemagne. En fait, de cette façon, Schindler a bien plus aidé les victimes qu’il
n’aurait pu le faire en émigrant.
raison pub.indb 79
79
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
l’idée de devoirs négatifs contraignants tels que : ne pas torturer, ne pas violer,
ne pas détruire les récoltes et les réserves de nourriture nécessaires à la survie.
Mon argument pourra bien sûr être reçu également par ceux qui admettent
de tels devoirs positifs : si je ne m’appuie pas sur eux, je ne les nie pas pour
autant.
Les devoirs négatifs prennent deux formes : interactionnelle et institutionnelle.
Le droit à ne pas être torturé est violé par les bourreaux, mais aussi par ceux
qui contribuent à instituer un système tel que des êtres humains puissent être
soumis à la torture. Cette dernière catégorie concerne les fonctionnaires et les
politiques qui autorisent ou ordonnent la torture. Mais elle concerne également
le citoyen ordinaire qui contribue, sans fournir de compensation, à la stabilité
de ces institutions sociales qui donnent lieu à la violation, pourtant évitable, de
droits humains. Par exemple, parce qu’ils ont soutenu un régime foncièrement
injuste, beaucoup d’Allemands ont facilité les violations des droits de l’homme
auquel il a donné lieu. Ils ont participé à un crime collectif et ont violé les droits
des victimes, même s’ils n’ont pas tué ou torturé en personne 5.
Même les conservateurs et les libertariens, qui refusent généralement l’idée
d’un droit de subsistance, doivent reconnaître comme des violations aux droits
de l’homme certains systèmes institutionnels qui, de manière prévisible, et
évitable, produisent une pauvreté qui met la vie en danger – le système féodal
de la France de l’Ancien Régime, ou de la Russie tsariste, par exemple, ou bien
encore la politique économique de Staline des années 1930 à 1933, qui a fait
mourir de faim 7 à 10 millions de paysans, principalement en Ukraine, territoire
qu’il tenait pour hostile à son régime.
Je vais à présent laisser de côté la question des devoirs négatifs de type
interactionnel et considérer uniquement les devoirs négatifs institutionnels liés
aux droits de l’homme. Je soutiens que la majeure partie du déficit de droits
de l’homme dans le monde relève actuellement de facteurs institutionnels : les
arrangements institutionnels nationaux de beaucoup de pays dits « en voie de
développement », dont les élites économiques et politiques sont responsables
au premier chef ; mais aussi les arrangements institutionnels internationaux,
qui relèvent de la responsabilité des gouvernements et des citoyens des pays
riches. En ce qui concerne ce second point, je soutiens que les arrangements
28/02/07 19:46:25
80
internationaux actuels tels qu’ils sont exprimés dans le droit international sont
une violation collective des droits de l’homme, d’importance gigantesque,
perpétrée au premier chef par les individus les plus riches.
Le fondement moral de mon argument a été formulé avec concision il y a plus
de cinquante ans :
« Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan
international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente
Déclaration puissent y trouver plein effet » (DUDH, § 28, § 22).
Ma lecture de cet article repose sur quatre hypothèses interprétatives fort
simples :
(1) Les différents systèmes institutionnels qui ne satisfont pas à l’article 28
peuvent être classés selon qu’ils s’approchent plus ou moins d’une réalisation
complète des droits de l’homme : tout système social devrait être structuré de
manière à réaliser les droits de l’homme de manière aussi complète que possible.
(2) La capacité d’un système institutionnel donné à réaliser les droits de
l’homme se mesure par la manière dont ces droits sont en général – ou seraient
en général – réalisés.
(3) Un système institutionnel réalise un droit dans la mesure où (si et seulement
si) ce droit est rempli pour les individus qui vivent dans ce système.
(4) Un droit est rempli pour un individu donné si et seulement si cet individu
jouit d’un accès sûr à l’objet de ce droit.
D’après ces quatre hypothèses, l’article 28 signifie que la qualité morale, ou
la justice, d’un ordre institutionnel donné dépend d’abord de sa capacité à
assurer à tous ses participants un accès sûr aux objets des droits de l’homme :
tout ordre institutionnel doit être évalué et réformé d’abord en fonction de ses
conséquences relatives pour la réalisation des droits de l’homme 6. Un ordre
institutionnel viole les droits de l’homme s’il donne lieu, de manière prévisible,
à un déficit substantiel et évitable de droits.
COMMENT L’ORDRE MONDIAL ACTUEL ENGENDRE UNE PAUVRETÉ EXTRÊME ET MASSIVE 7
Chaque jour, 50 000 personnes, surtout des femmes, des enfants, et des gens
de couleur, meurent de faim, de diarrhée, pneumonie, tuberculose, malaria,
6 « Conséquences relatives » parce qu’il s’agit d’un jugement comparatif pour estimer si les
droits de l’homme sont mieux ou moins bien servis dans un ordre donné ou dans d’autres
ordres alternatifs possibles.
7 La seconde partie de cet essai est tirée d’un texte plus développé : « Severe Poverty as a Human
Right », paru dans Pogge T., Freedom from Poverty as a Human Right : Who Owes What to the
Very Poor, Oxford, Oxford University Press, 2005. Je remercie l’UNESCO de m’avoir autorisé à
reprendre ce texte.
raison pub.indb 80
28/02/07 19:46:26
La thèse de la pauvreté intérieure
Certains nient que des modifications apportées aux institutions mondiales
puissent avoir des effets significatifs sur l’évolution de l’extrême pauvreté dans
le monde : celle-ci s’expliquerait par des facteurs exclusivement nationaux ou
locaux. John Rawls fournit un exemple paradigmatique de cette argumentation.
Il soutient que, lorsque les sociétés n’arrivent pas à se développer, « la difficulté
est le plus souvent constituée par la nature de la culture politique publique et
des traditions religieuses et philosophiques qui sous-tendent ces institutions.
Les grands maux sociaux dans les sociétés pauvres sont généralement un
pouvoir oppresseur et des élites corrompues » 8. Il ajoute que « les causes de
la richesse d’un peuple et les formes qu’elle prend dépendent de sa culture
politique et des traditions religieuses, philosophiques et morales qui soustendent la structure de base de ses institutions politiques et sociales, ainsi
que du zèle et des talents coopératifs de ses membres, soutenus par des vertus
politiques… la culture politique d’une société revêt une importance cruciale…
Cruciale également est la politique de natalité du pays » 9. Par conséquent,
81
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
rougeole, suites de l’accouchement, et autres causes liées à la pauvreté. Ce quota
de morts quotidien atteint celui du tsunami de décembre 2004 chaque semaine,
et rejoint, en trois ans, le nombre total des morts de la Seconde Guerre mondiale,
camps de concentration et goulag compris.
Je crois que l’essentiel de ce chiffre, et le problème de la pauvreté plus largement,
peut être évité au prix de modifications minimes à l’ordre international, qui ne
diminueraient que très peu le revenu des plus riches. Les gouvernements des pays
riches y mettent leur veto, en défendant brutalement leurs intérêts propres, ceux
de leurs entreprises et de leurs citoyens : ils ont mis sur pied et maintiennent un
ordre institutionnel mondial qui, continuellement, et de manière complètement
prévisible, engendre un large excès de pauvreté et de morts prématurées.
Il y a trois façons de contester cette accusation. On peut nier que quelque
modification apportée à l’ordre mondial puisse avoir un résultat significatif sur
l’évolution de la pauvreté dans le monde. Si cette première stratégie échoue,
on peut prétendre que l’ordre existant est optimal, ou quasi optimal, en ce qui
concerne la lutte contre la pauvreté. Si cette deuxième stratégie échoue à son tour,
on peut affirmer que l’ordre actuel, quoique sous-optimal, n’est pourtant pas la
cause de l’extrême pauvreté, mais échoue simplement à réduire une pauvreté qui
dépend d’autres facteurs. Je commence par discuter ces trois stratégies.
8 Rawls J., Le Droit des gens [1993], trad. B. Guillarme, Paris, Éditions Esprit, 1996, p. 86.
9 Rawls J., Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique [1999], trad. B. Guillarme,
Paris, Éditions La Découverte, 2006.
raison pub.indb 81
28/02/07 19:46:26
82
raison pub.indb 82
Rawls affirme que notre responsabilité morale en ce qui concerne l’extrême
pauvreté à l’étranger se limite à un « devoir d’assistance » (ibid.).
Il n’est pas inutile de rappeler que le niveau de développement social,
économique et culturel actuel des différents peuples est le résultat d’une histoire.
Et cette histoire comprend l’esclavage, le colonialisme, le génocide. Même si
ces crimes énormes appartiennent désormais au passé, ils ont laissé en héritage
des inégalités considérables, qui seraient inacceptables, même si chaque peuple
était désormais maître de son propre développement. On répond souvent que le
colonialisme appartient à une histoire trop ancienne pour expliquer la pauvreté
et les inégalités actuelles. Pourtant, en 1960, au moment où l’Afrique s’est libérée
du joug colonial européen, le rapport des revenus par tête était de 30 pour 1.
Même si l’Afrique avait connu une croissance régulière d’un point supérieure
à celle de l’Europe, ce ratio serait toujours de 19 pour 1 à l’heure actuelle. À ce
rythme, l’Afrique ne rattraperait l’Europe qu’au début du xxive siècle.
Une situation d’inégalité économique aussi flagrante a également pour
conséquence évidente une inégalité dans la compétence et dans le pouvoir
de négociation dont Africains et Européens disposent pour déterminer les
termes de leurs rapports. Des relations fondées sur un tel contexte d’inégalités
vont, selon toute vraisemblance, profiter au plus fort et accentuer l’inégalité
économique de départ. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi l’inégalité
du revenu par tête a en réalité augmenté pour atteindre un rapport de 40 pour
1 : depuis la décolonisation, la croissance annuelle moyenne du revenu par tête a
été inférieure de 0,7 % en Afrique par rapport à l’Europe. De manière tout à fait
étonnante, Rawls semble considérer qu’une telle inégalité économique établie
est moralement acceptable, pourvu qu’elle ait sa source dans les choix antérieurs
faits librement par chaque peuple. Mais cette justification est sans pertinence
pour le monde qui est le nôtre : l’avantage économique considérable dont nous
jouissons est marqué de manière indélébile par la manière dont il s’est creusé au
cours d’un unique processus historique qui a saccagé les sociétés et les cultures
de quatre continents.
Mais si on laisse de côté l’héritage des crimes du passé, ne peut-on pas dire
que, en ce qui concerne la période post-coloniale, marquée par une croissance
impressionnante du revenu par tête, les causes de la persistance de l’extrême
pauvreté, et donc les clés de son éradication, se trouvent bien entre les mains
des pays pauvres ?
Cette opinion peut sembler séduisante au regard des scénarios de
développement radicalement divergents qu’ont connus les anciennes colonies
au cours des quarante dernières années. Certaines ont connu un développement
économique remarquable et une diminution spectaculaire de la pauvreté,
tandis que d’autres ont vu la pauvreté s’aggraver et le revenu par tête décroître.
28/02/07 19:46:26
L’ordre mondial actuel vu par Pangloss
Une fois acceptée l’idée que la forme que nous donnons à l’économie
internationale a des conséquences sur l’évolution de la pauvreté dans le monde,
il devient intéressant d’essayer d’évaluer l’ordre existant en fonction de ses
conséquences sur l’extrême pauvreté. On entend souvent dire à ce propos que
nous vivons dans le meilleur des mondes possibles : l’ordre mondial actuel serait
optimal ou quasi optimal en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté.
Il existe un contre-argument simple, en quatre étapes. Premièrement,
éradiquer la pauvreté n’est pas le seul but qui anime ceux qui donnent forme aux
institutions mondiales. Ils sont également sensibles aux intérêts de leur propre
gouvernement et à ceux de leurs compatriotes. Deuxièmement, au moins en ce
qui concerne les négociateurs issus des pays les plus riches, ces intérêts coïncident
rarement – et c’est un euphémisme – avec les moyens nécessaires à l’éradication
de la pauvreté. Lorsqu’il s’agit de négocier les caractéristiques de l’ordre mondial,
les décisions qui bénéficient aux gouvernements, entreprises, citoyens des pays
les plus riches sont rarement les plus à même d’éradiquer la pauvreté dans les
raison pub.indb 83
83
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Des trajectoires nationales aussi divergentes n’indiquent-elles pas clairement
que leurs causes se trouvent dans des facteurs purement nationaux ? N’est-il pas
clair que la persistance de l’extrême pauvreté est due à des facteurs locaux ?
Quelque courant et accepté qu’il soit, ce raisonnement est pourtant fallacieux.
Lorsque les trajectoires économiques nationales divergent, il doit effectivement
exister des facteurs locaux pour rendre compte de cette évolution. Mais il ne
s’ensuit pas que les facteurs internationaux ne jouent aucun rôle pour expliquer
cette divergence. Et il s’ensuit encore moins que ces facteurs internationaux ne
jouent aucun rôle pour expliquer comment l’incidence globale de l’extrême
pauvreté évolue au cours du temps.
Exposer le sophisme n’est pas encore régler la question. Les divergences
flagrantes de l’évolution de la pauvreté dans différents pays ne prouvent pas que
des facteurs institutionnels internationaux ne jouent pas un rôle considérable.
Mais qu’en est-il dans les faits ? Dans le monde contemporain, les échanges
économiques internationaux et même intranationaux sont modelés en
profondeur par un système élaboré de traités et de conventions sur le commerce,
les investissements, les prêts, les licences, les copyrights, les marques, la double
taxation, les règles du travail, la protection de l’environnement, l’usage des
ressources maritimes, etc. Ces différents aspects de l’ordre institutionnel mondial
actuel traduisent des choix bien précis parmi un large éventail de possibilités.
Et il n’est pas pensable que ces différentes manières d’organiser l’économie
mondiale aient pu produire la même évolution d’ensemble et la même
répartition géographique de la pauvreté dans le monde. Nous y reviendrons.
28/02/07 19:46:26
84
pays en voie de développement. Troisièmement, lorsqu’un tel conflit d’intérêts
surgit, les négociateurs des pays riches donnent généralement la priorité (et c’est
ce qu’on leur demande) aux intérêts des gouvernements, entreprises et citoyens
de leur pays d’origine plutôt qu’à ceux des pauvres du monde. Quatrièmement,
les pays riches jouissent d’un considérable avantage en termes de pouvoir de
négociation. Ils représentent 15,5 % de la population mondiale, mais 80,4 % de
sa richesse (Banque mondiale, 2005) et peuvent mettre à très haut prix l’accès à
leurs gigantesques marchés. Cet avantage dans la négociation permet aux pays
riches d’adopter les mesures qui satisfont leurs intérêts plutôt que les exigences
de la lutte contre la pauvreté. Ces quatre étapes conduisent à une conclusion
évidente : on doit s’attendre à ce que la construction du système international
reflète les intérêts des gouvernements, entreprises et citoyens des pays riches
bien plus que les exigences de la lutte contre la pauvreté dans le monde, dans la
mesure où ces deux buts sont en conflit l’un avec l’autre.
Tout indique que ce contre-argument est bel et bien fondé : les règles du jeu
sont en faveur des pays riches et leur permettent de continuer à protéger leurs
marchés au moyen de quotas, tarifs douaniers, taxes anti-dumping, crédits à
l’exportation et aides financières aux producteurs locaux, que les pays pauvres
ne sont pas autorisés à ou n’ont pas les moyens de mettre en place 10. On peut
également songer aux règlements de l’OMC concernant l’investissement
international ou le droit régissant la propriété intellectuelle 11.
10 Dans un discours récent, « Cutting Agricultural Subsidies » (globalenvision.org/
library/6/309), le chef économiste de la Banque mondiale Nick Stern révèle qu’en 2002,
les pays riches ont dépensé environ 300 milliards de dollars en aides à l’exportation pour
les seuls produits agricoles, soit six fois le montant de l’aide au développement. Il affirme
que les vaches reçoivent des subventions annuelles à hauteur de 2 700 dollars au Japon et
900 dollars en Europe – ce qui est bien supérieur au revenu annuel de bien des êtres humains.
Il cite également les actions protectionnistes anti-dumping, l’application bureaucratique des
critères de sécurité et d’hygiène, les tarifs et les quotas sur le textile comme autant de barrières
aux exportations des pays en voie de développement : « Chaque emploi dans le secteur du
textile dans un pays industrialisé, protégé par ces barrières, coûte environ 35 emplois dans ce
secteur dans les pays pauvres ». Stern critique en particulier les tarifs douaniers progressifs
– des taxes moins élevées sur les matières brutes, mais qui augmentent rapidement à
chaque étape de production et de valeur ajoutée – pour leurs conséquences dramatiques
sur l’industrie et l’emploi dans les pays en voie de développement : cela contraint le Ghana et
la Côte d’Ivoire à n’exporter que des graines de cacao brutes, l’Ouganda et le Kenya à exporter
des grains de café crus, le Mali et le Burkina Faso à exporter le coton brut. Il estime qu’une
élimination totale des subventions pour la protection et la production agricoles dans les pays
riches se traduirait par une augmentation des exportations agro-alimentaires en provenance
des pays moins riches de 24 %, et par une augmentation du revenu annuel total de ces pays
d’environ 60 milliards de dollars (sachant que les trois-quart des pauvres du monde vivent
dans des zones agricoles).
11 L’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liée au commerce a été signé en 1995. Pour
une discussion de son contenu et de ses conséquences, cf. PNUD, 2001, chapitre 5 ; Correa C.,
raison pub.indb 84
28/02/07 19:46:27
Intellectual Property Rights, the WTO and Developing Countries : The TRIPs Agreement
and Policy Options, Londres, Zed Books, 2000 ; Juma C., « Intellectual Property Rights and
Globalization. Implications for Developing Countries », Science, Technology and Innovation
Discussion Paper n° 4, Harvard Center for International Development, 1994 ; Watal J.,
« Access to Essential Medicines in Developing Countries: Does the WTO TRIPS Agreement
Hinder It ? », Science, Technology and Innovation Discussion Paper n° 8, Harvard Center for
International Development, 2002 ; Pogge T., « Human Rights and Global Health: A Research
Program », in Barry C. & Pogge T. (dir.), Global Institutions and Responsibilities, special issue
of Metaphilosophy, 2005, n° 36, vol. 1-2, p. 182-209 et www.cptech.org/ip.
12 J’utilise ici les inégalités de revenu pour fonder mon argument. Et pourtant, les inégalités de
richesse sont, bien sûr, bien plus grandes encore (cf. PNUD, 1999 ; PNUD, 1998), parce que les
personnes riches sont le plus souvent en possession de biens qui valent plus que leur revenu
annuel, à l’inverse des personnes pauvres.
13 De nombreux économistes prétendent que cette comparaison est trompeuse, et qu’il
vaudrait mieux l’établir en termes de parité de pouvoir d’achat : dans ce cas, le « véritable »
rapport entre les quintiles ne serait « que » de 13 pour 1. Cependant, les taux du marché
des changes demeurent la mesure la plus pertinente pour estimer le pouvoir de négociation
des différents pays. Les taux du marché des changes sont également la bonne mesure pour
estimer l’aspect évitable de la pauvreté (l’idée que seulement 1 % des revenus nationaux des
pays riches suffirait à élever le revenu national des pays pauvres de 66 %). En ce qui concerne
la comparaison des niveaux de vie, les taux du marché des changes sont effectivement
inadéquats. Mais les comparaisons de pouvoir d’achat posent également problème pour
l’évaluation des très bas revenus parce que le schéma général de consommation des
personnes extrêmement pauvres diffère énormément du schéma général de consommation
sur lequel les parités de pouvoir d’achat sont établies. En utilisant ce critère, on prétend
que les pauvres ne sont pas si mal lotis, parce que les services sont meilleur marché là où
ils vivent. Mais ce coût peu élevé du travail ne leur profite pas en tant que consommateurs,
parce qu’ils doivent concentrer leur maigre revenu sur les biens de première nécessité. Voir
Reddy & Pogge, op. cit., pour des détails.
raison pub.indb 85
85
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Ces règles asymétriques contribuent à augmenter la part de la croissance
mondiale qui revient aux pays riches et à diminuer celle qui revient aux pays
pauvres, par rapport à la situation qui prévaudrait avec des règles symétriques
de concurrence libre et ouverte. Les asymétries de la réglementation permettent
aux pays riches de renforcer encore plus leur supériorité 12. L’inégalité s’est
creusée : le rapport entre le revenu du cinquième des habitants vivant dans les
pays les plus riches de la planète et le cinquième vivant dans les pays les plus
pauvres était de 30 pour 1 en 1960, de 60 pour 1 en 1990, et de 74 pour 1 en
1997. Par le passé, la différence de revenu entre les pays les plus riches et les
pays les moins riches est passée de 3 pour 2 en 1820, à 7 pour 1 en 1870 puis à 11
pour 1 en 1913 (PNUD, 1999). Pour 2003, il semble que ce rapport soit de 66
pour 1 (d’après mon calcul à partir des données de la base World Development
Indicators).
Ces comparaisons entre les revenus nationaux moyens sont établies à
partir des taux du marché des changes 13. La tendance générale n’est pas plus
encourageante en ce qui concerne le revenu des foyers à travers le monde en
termes de pouvoir d’achat : pendant les cinq premières années de la période
28/02/07 19:46:27
86
actuelle de mondialisation, « l’inégalité dans le monde a augmenté (…) pour
passer d’un coefficient Gini de 62,8 en 1988 à un coefficient de 66 en 1993. Cela
représente une augmentation de 0,6 points Gini par an. C’est une augmentation
extrêmement rapide, plus rapide que celles qu’ont connues les États-Unis et la
Grande-Bretagne pendant la même période. (…) Les 5 % les plus pauvres du
monde se sont appauvris entre 1988 et 1993 de ¼ [ !], tandis que le quintile
le plus riche s’enrichissait. Il a gagné 12 % en valeur réelle, c’est-à-dire qu’il a
augmenté deux fois plus que le revenu mondial (5,7 %) » 14. Les indicateurs
généraux sur la pauvreté et la malnutrition le confirment 15, les pauvres du
monde ne profitent pas équitablement de la croissance mondiale.
Ces éléments suffisent à invalider le point de vue de Pangloss : l’ordre mondial
actuel n’est pas optimal pour l’éradication de la pauvreté, très loin de là. Cet objectif
serait bien mieux servi si l’on accordait une aide financière aux pays pauvres
plutôt que de les contraindre à embaucher des experts de premier plan pour les
aider à présenter leurs intérêts dans les négociations de l’OMC, à présenter des
représentants au siège genevois de l’OMC, à plaider des causes devant l’OMC,
et à se débattre dans l’océan de réglementations dont on exige la mise en place.
On lutterait bien plus efficacement contre la pauvreté en allégeant les contraintes
à l’exportation : le déficit de 700 milliards de dollars dû au protectionnisme des
pays riches (UNCTAD, 1999) représente à peu près 10 % du PIB additionné de
tous les pays en voie de développement. On lutterait plus efficacement contre la
pauvreté si le Traité de l’OIT comprenait un salaire minimum, des limitations
minimales des horaires de travail, des restrictions sur les conditions de travail qui
permettraient de limiter la « course vers le bas » à laquelle se livrent les pays pauvres
pour attirer les investisseurs étrangers en leur offrant une force de travail corvéable
à merci. On lutterait plus efficacement contre la pauvreté si la Convention sur le
droit de la mer garantissait aux pays pauvres une part de la valeur des ressources
maritimes recueillies 16 et si les pays riches étaient contraints de payer pour les
externalités négatives qu’ils imposent aux pays pauvres : la pollution que nous
avons engendrée pendant des décennies et ses effets sur l’environnement et le
climat, l’épuisement rapide des ressources naturelles, la contribution de nos
touristes sexuels à la propagation de l’épidémie de sida en Asie et pour la violence
que causent notre demande en drogue et notre lutte contre la drogue.
14 Milanovic B., « True World Income Distribution, 1988 and 1993: First Calculation Based on
Household Surveys Alone », The Economic Journal, 2002, n° 112, vol. 1, p. 88.
15 Le PNUD rapporte chaque année le nombre de personnes malnourries, qui s’est fixé autour
de 800 millions. Pour la période 1987-2001, Chen et Ravallion (2004, p. 153) rapportent une
baisse de 7 % dans la population vivant avec moins de 1 dollar par jour, mais une augmentation
de 10,4 % de la population vivant avec moins de 2 dollars par jour.
16 Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., p. 125-126.
raison pub.indb 86
28/02/07 19:46:27
On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Mais je crois qu’il est déjà
suffisamment clair qu’on pourrait apporter des modifications à l’ordre mondial
existant, à même de diminuer considérablement l’extrême pauvreté, pour la
ramener bien en deçà des chiffres actuels. L’ordre mondial est tout sauf optimal
en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté.
L’ordre mondial n’est-il pas simplement moins bon qu’il ne pourrait être ?
raison pub.indb 87
87
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Les deux premiers arguments avancés sont manifestement intenables : qu’en
est-il du troisième ? Peut-on dire que les institutions mondiales, assurément
sous-optimales en termes de réduction de la pauvreté, ne causent cependant
aucun tort aux pauvres du monde et ne violent pas les droits de l’homme ?
Qu’en est-il de cette position ?
Il est particulièrement important de répondre à cette objection si, comme je le
fais ici, on ne prend l’idée de droits de l’homme que dans le sens étroit : c’est-àdire en ne considérant comme violation des droits de l’homme que les actions
positives qui violent un devoir négatif. En s’appuyant sur cette acception étroite,
les pays qui imposent l’ordre mondial actuel pourraient proposer l’argument
suivant : il est vrai que l’extrême pauvreté est plus importante avec l’ordre
actuel qu’elle pourrait l’être avec un autre système, qui améliorerait l’accès des
pauvres du monde aux médicaments et vaccins, à l’éducation élémentaire, aux
repas scolaires, à l’eau potable et aux systèmes d’irrigation, aux logements, aux
centrales et réseaux électriques, aux banques et au microcrédit, à la route, au
rail et aux réseaux de communication, aux possibilités d’exportations vers le
monde développé. Mais il ne s’ensuit pas que l’ordre mondial existant cause
cette pauvreté supplémentaire ou ce supplément de décès liés à la pauvreté,
qu’il blesse ou tue qui que ce soit, qu’il viole les droits de l’homme. Simplement,
cet ordre ne profite pas à ces personnes, ne protège pas la vie humaine autant
qu’il le pourrait. Et on pourrait dire la même chose de notre décision d’imposer
l’ordre mondial actuel plutôt qu’un autre, qui réduirait la pauvreté : cette
décision ne cause nullement un supplément de pauvreté ou de décès, il ne viole
pas les droits de l’homme en blessant ou tuant des gens. Simplement, il ne
bénéfice pas à certains individus et n’évite pas certains décès. Collectivement ou
individuellement, nous ne faisons simplement pas tout ce que nous pourrions
pour réaliser les droits de l’homme.
Ce type d’argumentation en appelle à la distinction entre acte et omission.
Il a pour but de diminuer l’importance morale de la décision des pays riches
d’imposer l’ordre mondial actuel plutôt qu’un autre, qui pourrait diminuer
la pauvreté, en y voyant une simple omission. Pourtant, les pays concernés
sont incontestablement actifs lorsqu’ils formulent les règles économiques qui
leur conviennent, luttent pour leur adoption, et pour leur mise en place. C’est
28/02/07 19:46:28
88
un fait indiscutable. L’argument ne peut donc être efficace que s’il applique
la distinction acte/omission à un autre niveau : non pas dans le rapport des
gouvernements aux règles édictées, mais dans le lien entre ces règles et l’extrême
pauvreté. L’idée étant que les règles qui gouvernent l’économie mondiale ne sont
pas les causes directes de cette pauvreté supplémentaire, qui blesse et tue, mais
négligent simplement de prévenir l’extrême pauvreté, de protéger les individus
contre ces maux.
La distinction entre actes et omissions est déjà problématique lorsqu’on
l’applique à la conduite des agents individuels ou collectifs. L’appliquer aux
institutions et aux règles sociales semble d’abord déroutant. Lorsqu’un système
engendre plus de décès prématurés qu’un autre, pourtant également faisable,
on est autorisé à dire qu’il y a un excès de décès dans le système existant. Mais
comment distinguer parmi ces décès ceux que le système cause positivement
(qu’il produit) et ceux qu’il néglige simplement de prévenir (qu’il laisse arriver) ?
Trois idées pourraient soutenir cet argument.
Le recours à des comparaisons de niveaux de pauvreté
La « mondialisation » nuit-elle ou profite-t-elle aux pauvres du monde ? Cette
question d’apparence purement empirique joue un rôle capital dans les débats
sur l’ordre mondial actuel, et en particulier, sur les traités de l’OMC, ou sur le
rôle du FMI, de la Banque mondiale, du G7/G8 et de l’OCDE. Nuisance et
profit sont des notions relatives : il s’agit de savoir si les individus s’en trouvent
mieux ou moins bien. Mais quel est le standard implicite auquel est confronté
l’État actuel des pauvres dans le monde ? Quel est le destin en comparaison
duquel ils se trouvent mieux ou moins bien lotis, et qui permet de dire si la
mondialisation leur profite ou leur nuit ?
Dans la plupart des cas, il semble qu’on demande simplement si le nombre
de personnes en situation d’extrême pauvreté a augmenté ou diminué depuis le
début de la période de mondialisation à la fin des années 80. Question brûlante,
assortie de nombreux prix de recherche récompensant tout économiste
soutenant de manière crédible l’idée d’une diminution de la pauvreté.
Question pourtant totalement dépourvue de pertinence s’il s’agit d’évaluer
moralement ce processus de mondialisation, tel qu’il est incarné par la structure
de l’OMC que les gouvernements occidentaux ont imposée au monde.
La question morale consiste à déterminer si, en imposant un ordre mondial
qui laisse persister une pauvreté extrême et des décès dus à la pauvreté, les
gouvernements violent les droits de l’homme des pauvres. Cette accusation est
totalement indépendante de l’augmentation ou de la diminution de la pauvreté.
Si par exemple on cherche à savoir si des sociétés esclavagistes violent les droits
de ceux qui subissent l’esclavage, ou si les Nazis ont violé les droits de ceux qu’ils
raison pub.indb 88
28/02/07 19:46:28
89
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
ont emprisonnés et tués dans les camps de concentration, l’accusation ne sera
pas moins lourde si on montre que le pourcentage de personnes concernées
a diminué au fil des années. Il est évident que les mots de « nuisance » ou
de « bénéfice » peuvent être employés en référence à un État antérieur de la
situation. Mais dans le cas qui nous occupe un tel critère purement historique
n’a aucune pertinence. Même si la pauvreté mondiale avait bel et bien décliné
durant les quinze dernières années (mais la note 12 rappelle que ce n’est pas le cas),
on ne pourrait pas en conclure pour autant que l’ordre mondial actuel bénéficie
aux pauvres, dans un sens moralement significatif. Tirer cette conclusion, ce
serait contourner la question, en décrétant simplement que la situation d’il y a
quinze ans fournit le point de comparaison pertinent. Il n’y aurait aucun sens
à dire que les Nazis n’ont pas violé les droits de leurs victimes sous prétexte que
leur nombre diminuait : de même, il n’y a aucun sens à dire que l’ordre mondial
actuel ne nuit pas aux pauvres, à supposer que leur nombre diminue 17.
Ces comparaisons diachroniques ne permettent pas de trancher la question.
Il n’en va guère mieux des comparaisons qui s’appuient sur un scénario
historique. Quand bien même il serait vrai que l’ordre actuel imposé par
l’OMC n’engendre pas autant de pauvreté que l’ordre antérieur (GATT), on
ne pourrait pas en conclure que l’ordre actuel bénéficie aux pauvres. Tirer cette
conclusion, ce serait de nouveau contourner la question en décrétant que la
situation établie par les règles du GATT est le bon critère de comparaison.
Avec un pareil raisonnement, on serait autorisé à dire que la junte du général
en chef Than Shwe profite aux Birmans parce qu’ils s’en trouvent mieux que
sous la junte du général Ne Win. Ou encore que le système des lois Jim Crow
(www.nps.gov/malu/documents/jim_crow_laws.htm) n’a pas causé de tort aux
Afro-Américains dans les États du sud parce qu’ils s’en trouvaient mieux qu’au
temps de l’esclavage.
On présente parfois ces comparaisons hypothétiques en prenant pour point
de référence un État historique bien antérieur. Ainsi, on entend souvent
dire que les Africains ne connaissent pas un sort pire que s’ils n’avaient eu
aucun contact avec l’extérieur. On peut évidemment se demander sur quoi se
fondent de telles extrapolations à partir d’une période si éloignée dans le temps.
Mais là encore, la question se pose de la signification morale de cette fiction
historique de l’isolement mutuel : si l’histoire mondiale s’étaient déroulée sans
les épisodes de la colonisation et de l’esclavage, alors il y aurait peut-être des
riches en Europe et des très pauvres en Afrique. Mais il s’agirait d’individus et
de populations totalement différentes de ceux qui vivent actuellement, et qui
17 Pogge T., « Severe Poverty as a Violation of Negative Duties », Ethics and International Affairs,
2005, n° 19, vol. 1, p. 55-58.
raison pub.indb 89
28/02/07 19:46:28
90
sont profondément marqués et modelés par la rencontre bien involontaire de
leur continent avec les envahisseurs européens. On ne peut donc absolument
pas dire aux Africains qui meurent de faim qu’ils mourraient de faim de toute
façon et que nous serions riches même si la colonisation n’avait pas eu lieu. Sans
ces crimes n’existerait pas la situation actuelle d’inégalité où ces personnes en
particulier sont extrêmement riches et ces autres extrêmement pauvres.
Le même type de remarque permet d’écarter des comparaisons avec un point
de référence fictif, comme lorsqu’on affirme qu’encore plus de personnes
vivraient et mourraient dans des conditions misérables si le monde était
demeuré dans un quelconque État de nature plutôt que de devenir ce que
nous en avons fait. Mais il y a bien des manières de décrire l’« État de nature » :
et rien n’est moins clair que de savoir laquelle, parmi toutes les descriptions
qu’on en peut trouver, est la plus significative pour ce type d’évaluation morale.
Et je doute fort qu’aucun État de nature puisse jamais atteindre le quota
record de notre civilisation mondialisée avec 18 millions de décès prématurés
liés à la pauvreté chaque année 18. S’il n’y a pas d’État de nature qui réponde
à ce critère, alors on ne peut pas dire que l’ordre mondial actuel bénéfice
aux pauvres en ramenant l’extrême pauvreté en dessous du niveau qu’elle
atteindrait dans l’État de nature. Il resterait de toute façon à montrer pourquoi
le fait que certaines personnes sont maltraitées actuellement peut être atténué
par l’idée que la situation serait pire dans l’État de nature. Un tel argument ne
permettrait-il pas de dire que ce qu’un individu ou un groupe fait à un autre ne
compte comme un mal que s’il le réduit à une situation pire que celle de l’État
de nature ? Si nous ne causons aucun tort aux 2,735 milliards de personnes que
nous maintenons dans l’extrême pauvreté, alors l’esclavage n’a causé aucun tort
aux esclaves, s’ils ne se trouvent pas moins bien que dans un État de nature
judicieusement choisi.
Ce type de comparaison ne permet donc pas de nier que l’ordre mondial
actuel viole les droits de ceux qu’il contribue à appauvrir – et le raisonnement
vaut pour quelque ordre institutionnel que ce soit. Dans les premières
décennies de l’histoire des États-Unis, les hommes ont mis en place un système
institutionnel largement défavorable aux femmes. Cet ordre violait les droits
de femmes : et on ne peut réfuter cette accusation en comparant leur sort à
celui des femmes sous le gouvernement anglais, ou dans un quelconque État
de nature. La seule question pertinente est de savoir si ces institutions ont
causé ou non aux femmes des torts qui auraient aisément pu être évités par
un autre système 19.
18 Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., p. 136-139.
19 Pogge T., « Human Rights and Global Health: A Research Program », op. cit., p. 61.
raison pub.indb 90
28/02/07 19:46:29
Le recours au consentement des pauvres
91
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Un autre moyen de contester l’idée que l’ordre mondial actuel cause du
tort aux pauvres et nie leurs droits est d’en appeler au principe volenti non
fit injuria : il n’y pas d’injustice là où il y a consentement. Un individu qui
fait du mal à un autre ne lui cause pas de tort au sens moral, si ce dernier a
consenti au préalable à ce traitement, que ce soit pour de l’argent, ou pour en
tirer un plaisir masochiste. De même, un ordre social qui laisse persister une
extrême pauvreté ne causerait pas de tort aux pauvres s’ils ont au préalable
donné leur consentement à l’établissement de cet ordre. Et ce consentement, ils
l’ont évidemment donné ! La participation à l’OMC est entièrement volontaire.
Puisque les pauvres ont signé les lois qui ont cours, on ne peut dire qu’elles leur
causent du tort.
Argumentation qui est totalement mise en pièces par quatre considérations
indépendantes les unes des autres. Tout d’abord, un tel recours au consentement
ne peut lever l’accusation de violation des droits de l’homme que si les droits en
question sont aliénables, et plus précisément, s’il est possible d’y renoncer par
consentement. Mais, dans la compréhension courante des droits de l’homme,
aussi bien au sens légal que moral, on ne peut pas y renoncer de la sorte : aucun
individu ne peut renoncer à son droit à la liberté personnelle, à la participation
politique, à la liberté d’expression, au droit de ne pas être torturé. Les individus
peuvent bien promettre, en se liant par un engagement religieux par exemple,
de se servir les uns les autres, de ne pas exercer leur droit de vote, ou de garder
le silence. Mais partout où on l’on respecte les droits de l’homme, de telles
promesses ne peuvent recevoir nulle traduction légale et ne suffisent donc pas à
aliéner le droit en question. Plusieurs considérations encouragent à considérer
les droits de l’homme de cette manière : un individu change au cours du temps
et son moi futur a tout intérêt à pouvoir se libérer des jougs considérables que
son moi passé a pu autoriser. En outre, à supposer qu’il soit ainsi possible de
lier son « moi » futur, les conséquences pour le « moi » présent risquent bien
d’être redoutables. En effet, cela pourrait pousser ceux qui en tireraient profit
à manipuler condition actuelle pour me mettre dans une situation telle que je
ne puisse m’en tirer qu’en acceptant l’esclavage, par exemple 20. Enfin, ceux
qui abandonnent leurs droits imposent une charge considérable aux tiers qui
seront confrontés plus ou moins directement à la détresse d’individus réduits
en esclavage, torturés, mourants de faim.
Deuxièmement, quand bien même on accorderait que les droits de l’homme
aux biens de première nécessité sont aliénables, le recours au consentement
ne peut nullement justifier la pauvreté des enfants, qui sont largement
20 Pogge T., Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 49-50.
raison pub.indb 91
28/02/07 19:46:29
92
raison pub.indb 92
surreprésentés dans la population pauvre (cf. 2e note, p. XXXX). Sur les
18 millions de décès annuels liés à la pauvreté, 10,6 concernent des enfants de
moins de cinq ans (note 4). Peut-on décemment prétendre que ces petits enfants
ont donné leur consentement à l’ordre mondial – ou que qui ce soit est autorisé
à consentir pour eux à ce destin tragique ? Dans la mesure où l’ordre mondial
actuel est largement sous-optimal au regard de la pauvreté infantile, on ne peut
pas nier qu’il viole les droits de l’homme par un quelconque recours à l’idée de
consentement.
Troisièmement, bien des pays qui comptent de nombreux pauvres n’étaient
et ne sont pas réellement démocratiques. L’entrée du Nigeria à l’OMC, par
exemple, le 1er janvier 1995, est le fait du dictateur militaire Sani Abacha. Celle
de la Birmanie, le même jour, est due à la fameuse junte SLORC (Conseil
d’État pour la restauration de la loi et l’ordre). Celle de l’Indonésie, le même
jour encore, à l’usurpateur criminel Suharto. Celle du Zimbabwe, le 5 mars
1995, au violent Robert Mugabe. Et celle du Zaïre (rebaptisé Congo entretemps), le 27 mars 1997, au dictateur exécré Mobutu Sese Seko. Ces gouvernants
ont donné leur consentement – vraisemblablement pour d’excellentes raisons
prudentielles. Mais leur capacité à assujettir par la force une population donnet-elle à ces criminels le droit de consentir au nom de ceux qu’ils oppriment ?
Cela nous autorise-t-il à considérer la signature des gouvernants comme le
consentement de la population ? En quelque sens que l’on prenne l’idée de
consentement, la réponse est non. On ne peut pas rejeter la plainte de ceux
qui souffrent de la pauvreté en recourant au consentement préalable de leur
gouvernant quand celui-ci n’a aucune légitimité.
Quatrièmement, même si les pauvres ont bel et bien donné leur consentement,
au terme d’un processus démocratique digne de ce nom, à un ordre mondial
donné, la portée de ce consentement initial est largement affaiblie lorsque ce
consentement est contraint. Peut-on véritablement justifier la saisie de tous
vos biens sur le fondement de votre consentement, quand celui-ci était votre
seul moyen d’échapper à la noyade après un accident de bateau ? Assurément,
mieux vaut être sans le sou que mort, et en ce sens, votre consentement était
raisonnable. Mais il est considérablement affecté par le fait que vous n’aviez pas
d’autre option acceptable.
La justification que procure un consentement donné dans des circonstances
catastrophiques est d’autant plus faible que la catastrophe elle-même est
partiellement imputable à ceux précisément dont le consentement doit justifier
la conduite. Si votre accident de bateau est causé par votre sauveur potentiel,
votre consentement à lui donner vos biens en sera d’autant plus douteux. Les
pays pauvres n’ont pas d’autre moyen de développement que le commerce.
Le régime actuel de l’OMC ne leur accorde pas des conditions commerciales
28/02/07 19:46:29
21 La discussion sur la « norme émergente de gouvernance démocratique » (in Marks S.,
The Riddle of all Constitutions: International Law, Democracy, and the Critique of Ideology,
Oxford, Oxford University Press, 2000) suit une ligne parallèle à la mienne à trois égards :
l’idée que les populations des pays pauvres consentent parfois aux conditions qui leur
sont imposées joue un rôle idéologique important dans les pays riches. Une gouvernance
démocratique véritable dans les pays pauvres ne peut pas justifier ces conditions. Et pourtant,
le progrès vers ces régimes démocratiques est désirable. La section suivante défend l’idée
supplémentaire que le droit international actuel, établi dans l’intérêt des pays riches, exerce
une influence contre la gouvernance démocratique des pays pauvres.
22 Au milieu du XIXe siècle, la Grande Bretagne et d’autres puissances occidentales ont mené une
série de « guerres de l’opium » contre la Chine. La première invasion date de 1839, lorsque les
autorités chinoises de Canton (Guangzhou) ont confisqué et brûlé l’opium introduit illégalement
par les commerçants étrangers (www.druglibrary.org/schaeffer/heroin/opiwar1.htm).
raison pub.indb 93
93
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
équitables ; mais s’ils ne signaient pas, ces conditions seraient pires encore.
La question de savoir s’il faut ou non signer les traités de l’OMC ne se pose
que dans un contexte où l’alternative de ne pas signer s’avère extrêmement
coûteuse. Par exemple, les particuliers et les entreprises des pays en voie de
développement ne peuvent pas offrir librement produits et services aux
habitants des pays riches. Cette règle autorise les pays riches à extorquer un
prix pour tout secteur de leur marché qu’ils sont disposés à ouvrir. Une partie
du prix est constituée par le respect des droits de propriété intellectuelle des
entreprises des pays riches. Les gouvernements des pays pauvres doivent payer
des redevances à ces entreprises, ce qui fait s’envoler le prix des médicaments
pour leur population. Il y a peut-être un sens pour les pays pauvres à accepter
de payer ce prix, étant donné le contexte catastrophique. Mais la catastrophe est
le produit d’une règle imposée unilatéralement par les pays riches, sans aucun
consentement des pauvres 21.
On peut considérer que cette règle est si évidente et naturelle que les catastrophes
qu’elle peut engendrer ne sont pas imputables à ceux qui l’imposent : chaque
pays a évidemment le droit de restreindre l’accès à son territoire et à ses marchés
comme bon lui semble, indépendamment des conséquences économiques que
cela entraîne pour les étrangers. Et pourtant, il n’y a pas si longtemps de cela,
les pays riches proclamaient que ce qui était naturel et évident était exactement
l’inverse : lorsqu’ils ont défendu âprement leur droit à vendre de l’opium en
Chine, par exemple 22. Et le prétendu droit des États-Unis, du Canada, de
l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à exclure les étrangers de leur territoire et
de leurs marchés est encore ébranlé par leur propre histoire nationale.
À cet égard, on peut mentionner un autre raisonnement fallacieux
fréquemment avancé en faveur du statu quo. Comme le montrent des études
empiriques sophistiquées, les pays pauvres qui adoptent les nouvelles règles
mondiales réussiraient mieux, économiquement parlant, que les autres. Ce
qui, dit-on, montrerait que les nouvelles règles profitent aux pauvres. Pour
28/02/07 19:46:29
94
voir l’erreur, on peut examiner le raisonnement suivant. Supposons que des
recherches empiriques aient montré que, dans les années 40, les petits pays
d’Europe qui collaboraient avec les fascistes obtenaient de meilleurs résultats
que les autres. Cela permettrait-il de déduire que cette alliance fasciste était
bonne pour les petits pays d’Europe ? Bien sûr que non. En tirant cette
conclusion, on confondrait en fait deux questions : d’abord, étant donnée la
domination fasciste en Europe, la collaboration est-elle meilleure ou non pour
les petits pays ? Deuxièmement, la domination fasciste en Europe est-elle en
elle-même meilleure pour les petits pays qu’une domination hypothétique par
des démocraties parlementaires ? Aussi évidente que soit l’erreur dans ce cas,
le raisonnement parallèle est pourtant constamment invoqué dans les débats
actuels sur la mondialisation, où l’on confond trop souvent deux questions bien
différentes : d’abord, étant donnée la domination des pays riches, de leurs règles
et de leurs institutions (OMC, FMI, Banque mondiale, OCDE, G7) est-il
meilleur pour un pays pauvre de coopérer ou non ? Deuxièmement, est-ce que
la domination des pays riches en elle-même est un bien pour les pays pauvres,
plutôt que, par exemple, l’abolition des contraintes protectionnistes ?
Le recours à la responsabilité des institutions et des élites des pays pauvres
Une autre manière de nier que l’ordre mondial actuel nuit aux pauvres se fonde
encore une fois sur les grandes disparités de réussite économique des différents
pays en voie de développement. Certains succès remarqués – les Tigres d’Asie et
la Chine notamment – donnent la preuve que des pays pauvres peuvent bel et
bien éradiquer le fléau de l’extrême pauvreté, dans le système international tel
qu’il est. Les pauvres qui vivent dans des pays où l’extrême pauvreté ne décline
pas ne peuvent donc s’en prendre qu’à leurs propres institutions et leur propre
gouvernement.
L’erreur consiste à inférer de la partie au tout. Que quelques individus nés
dans la pauvreté deviennent millionnaires ne permet pas de conclure que tous
pourraient connaître le même sort 23. Tout simplement parce que les chemins
qui mènent à la richesse sont rares. Ils ne sont pas rigidement délimités, bien
sûr, mais même un pays riche ne pourrait assurer un taux de croissance tel que
chacun puisse devenir millionnaire (en supposant fixes le taux de la monnaie et
le revenu réel dont jouissent les millionnaires). Le même raisonnement prévaut
pour les pays en voie de développement. Les Tigres d’Asie (Hong Kong, Taiwan,
Singapour et la Corée du Sud) ont atteint des taux de croissance impressionnants
et ont considérablement réduit la pauvreté. Ils l’ont fait grâce à la mise en place,
soutenue par l’État, d’industries qui produisent des biens de consommation de
23 Cohen G.A., History, Labour, and Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 262-263.
raison pub.indb 94
28/02/07 19:46:30
24 Autre élément favorable : l’empressement des États-Unis à établir de saines économies
capitalistes comme contrepoids à l’influence soviétique régionale, ce qui a permis aux Tigres
d’accéder librement au marché américain tout en maintenant des tarifs protectionnistes
élevés pour défendre les leurs.
raison pub.indb 95
95
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
masse de faible niveau technologique. Le succès de ces entreprises dépend en
grande partie de leur capacité à exploiter leur avantage considérable en termes de
coûts salariaux pour battre leurs concurrents des pays développés, et à s’appuyer
sur un meilleur soutien de l’État et une force de travail mieux formée pour
battre leurs concurrents des autres pays en voie de développement 24. La mise
en place de telles industries a considérablement profité aux Tigres d’Asie. Mais si
beaucoup d’autres pays avaient adopté cette même stratégie de développement,
la concurrence qu’ils se seraient livrée l’aurait rendue bien moins profitable.
Au cours des vingt dernières années, c’est la Chine qui a donné le plus bel
exemple de succès, avec une croissance impressionnante des exportations et
du revenu par tête. C’est donc souvent l’exemple de la Chine qu’on invoque
pour montrer que les lois actuelles du commerce international sont favorables
aux pays pauvres et permettent l’éradication de la pauvreté. Cet argument
reproduit la même erreur d’inférence de la partie au tout. Ceux qui, dans les
pays émergents, font de l’exportation doivent lutter contre le protectionnisme
des pays riches (8e note, p. XXXXX). Grâce à sa capacité hors du commun à
produire des produits de qualité à bas prix et en masse, la Chine s’est fort bien
tirée de cette compétition. Mais ce succès a eu des conséquences catastrophiques
dans d’autres pays en voie de développement en réduisant la part de marché
des exportateurs et les prix à l’exportation. L’économie mondiale actuelle est
fort loin d’être un jeu à somme nulle, où le gain d’un joueur correspond à la
perte d’un autre. Pourtant, les résultats sont largement interdépendants. On ne
peut donc pas conclure que les institutions mondiales actuelles, quoique sousoptimales pour les pays pauvres, leur sont pourtant suffisamment favorables
pour leur permettre de faire aussi bien que les Tigres d’Asie ou la Chine.
Pourtant, les pays pauvres ne pourraient-ils pas obtenir de meilleurs résultats,
avec l’ordre qui est le nôtre ? L’ordre mondial actuel ne doit-il pas être acquitté
d’un excès de pauvreté, qui pourrait être évité si les élites politiques des pays
pauvres étaient moins corrompues et incompétentes ?
Supposons que les deux types de facteurs pertinents – l’ordre institutionnel
international et les régimes et politiques économiques des pays où l’extrême
pauvreté persiste – soient symétriquement reliés : les deux facteurs sont
nécessaires pour que persiste l’extrême pauvreté à travers le monde. Dans ce
cas, si nous prétendons que les facteurs internationaux doivent être absous parce
qu’une modification des facteurs locaux suffirait à éradiquer la pauvreté, on
28/02/07 19:46:30
96
pourrait soutenir symétriquement que les facteurs locaux doivent être absous
parce qu’une modification des facteurs internationaux suffirait à cette même
éradication. Ces deux facteurs étant ainsi innocentés, leur action conjointe
serait placée au-dessus de toute critique morale.
Un exemple rendra manifeste le caractère absurde d’un tel raisonnement.
Supposons que deux tribus vivent en amont d’une rivière, dont un peuple en aval
dépend pour sa survie ; mais les tribus en amont y déversent des polluants. Chacun
des polluants pris séparément ne cause qu’un dommage minime ; mélangés, ils
forment un poison mortel qui tue beaucoup de monde en aval. Chacune des deux
tribus en amont peut rejeter la responsabilité sur l’autre, en montrant que ce tort
considérable ne se produirait jamais si l’autre tribu arrêtait son activité polluante.
Une telle ligne de défense est irrecevable. Les deux tribus de l’amont doivent cesser
les activités qui sont à la source du tort qu’elles causent ensemble. Elles peuvent
coopérer pour venir à bout de cette tâche. Mais si elles n’y arrivent pas, elles ont
toutes deux le devoir d’arrêter leur activité et chacune est pleinement responsable
des maux qui n’arriveraient pas si les polluants n’étaient pas relâchés 25.
La persistance de l’extrême pauvreté dans le monde a bien des traits en
commun avec les maux soufferts par le peuple situé en aval de la rivière. Il est
vrai – comme s’empressent de le souligner les défenseurs des pays riches et de
leur projet de mondialisation – que l’essentiel de l’extrême pauvreté pourrait
être éradiquée, en dépit de l’iniquité de l’ordre international actuel, si les élites et
les gouvernements nationaux des pays pauvres s’engageaient réellement dans des
pratiques de bonne gouvernance et de lutte contre la pauvreté. Il est également
vrai – comme le soulignent à l’envi les défenseurs des gouvernements et des élites
des pays pauvres – que l’essentiel de la pauvreté mondiale serait évitée, malgré
les régimes corrompus et oppressifs qui détiennent le pouvoir dans bien des
pays pauvres, si l’ordre international était conçu dans ce but. Cette accusation
réciproque sert les deux parties en convainquant bien des citoyens dans les pays
riches et pauvres qu’eux-mêmes et leurs gouvernements sont innocents de la
catastrophe de la pauvreté mondiale. Mais s’il est vrai que chacun a de bonnes
raisons d’accuser l’autre, aucun ne peut légitimement s’acquitter soi-même.
Comme les deux tribus de l’amont, chaque partie est pleinement responsable de
la contribution marginale qu’elle apporte aux maux qu’elles causent ensemble.
L’effet « multiplicateur » des facteurs causaux ne diminue pas, mais augmente
tout au contraire la responsabilité. De la même façon, deux criminels, dont
chacun apporte sa contribution à un homicide, sont tous deux légalement et
moralement responsables d’une seule et même mort.
25 Pogge T., « Severe Poverty as a Violation of Negative Duties », op. cit., p. 63-64.
raison pub.indb 96
28/02/07 19:46:30
26 La convention a pris effet en février 1999 et a été largement ratifiée depuis (www.ocde.org/
home).
27 Aux États-Unis, le Congrès d’après l’affaire du Watergate a cherché à éviter la corruption
des fonctionnaires étrangers avec le Foreign Corrupt Practices Act de 1977, après qu’on ait
découvert que l’entreprise Lockheed avait payé un pot de vin de 2 millions de dollards à
Kakuei Tanaka, premier ministre du puissant et démocratique Japon : il ne s’agissait pas d’une
petite somme payée à un petit fonctionnaire d’un petit pays du tiers-monde. Ne voulant pas
handicaper ses entreprises par rapport à leurs concurrents étrangers, les États-Unis ont
vigoureusement soutenu la Convention, tout comme l’ONG Transparency International qui a
contribué à gagner un large soutien dans les pays de l’OCDE.
raison pub.indb 97
97
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Cela suffit à établir la responsabilité des citoyens et des gouvernements des
pays riches : ils sont responsables de l’extrême pauvreté d’individus qui ne
seraient pas pauvres si leurs pays étaient mieux gouvernés.
Pourtant, à postuler ainsi une symétrie entre les deux ensembles de facteurs
pertinents, on obtient une réponse trop simple, qui ne montre pas entièrement
la responsabilité des pays riches et de leur façon de concevoir la mondialisation.
Car il y a une asymétrie notable. Tandis que les arrangements institutionnels
locaux et les politiques nationales des pays pauvres n’ont qu’un très faible
impact sur l’ordre mondial, l’inverse n’est pas vrai. Certes, les institutions et les
politiques sociales de nombreux pays pauvres sont loin d’être optimales en termes
d’éradication de la pauvreté. Mais des améliorations significatives de ces facteurs
sont très improbables aussi longtemps que les arrangements internationaux
restent ce qu’ils sont. L’ordre mondial exerce une influence pernicieuse sur la
pauvreté mondiale non seulement de manière directe, comme nous l’avons déjà
montré, mais également indirectement, parce qu’elle influence les institutions
et les politiques nationales des pays en voie de développement. L’oppression
et la corruption, qui dominent dans tant de pays pauvres actuellement, sont
eux-mêmes produits et soutenus par les caractéristiques essentielles de l’ordre
international actuel.
Ce n’est qu’en 1999, par exemple, que les pays développés se sont finalement
mis d’accord pour contrôler la corruption des fonctionnaires étrangers par les
grandes entreprises, en adoptant la Convention de l’OCDE de lutte contre
la corruption d’agents publics étrangers dans des transactions commerciales
internationales 26. Jusque-là, la plupart des pays développés ne se contentaient
pas d’autoriser leurs entreprises à corrompre les fonctionnaires étrangers, mais
leur permettaient même de déduire les pots-de-vin de leurs revenus imposables,
ce qui procurait une incitation fiscale et un soutien moral à la pratique de la
corruption des fonctionnaires des pays pauvres 27. Non seulement ces pratiques
corrompent les fonctionnaires de ces pays, mais elles ont une conséquence sur le
type de personne disposée à se présenter aux charges publiques. Les pays en voie
de développement en ont énormément souffert, notamment dans l’attribution
28/02/07 19:46:31
98
des contrats publics. Ces pertes sont en partie la compensation des pots de vin :
ceux qui les paient doivent augmenter leurs prix pour se rembourser. Des pertes
supplémentaires surviennent quand ceux qui corrompent peuvent se permettre
de ne pas être compétitifs, parce qu’ils savent que le succès de leur offre dépend
du montant du pot-de-vin plus que de la qualité de leur service. Des pertes
plus importantes encore surviennent du fait que des fonctionnaires préoccupés
par les pots de vin se préoccupent fort peu de la qualité ou même de l’utilité
des biens et des services qu’ils achètent pour leur pays. Une grande partie de
ce que les pays pauvres ont importé dans les décennies précédentes leur a été
fort peu utile – voire nuisible, en causant des dommages à l’environnement,
ou en stimulant la violence (la corruption fonctionne particulièrement bien
pour les ventes d’armes). Il semble à première vue que la nouvelle Convention
soit inefficace pour réduire la corruption des entreprises multinationales 28.
Même si elle était efficace, il serait difficile d’éliminer cette néfaste culture de
corruption qui est actuellement solidement installée dans bien des pays en voie
de développement, grâce à l’intense pratique de pots-de-vin qui a nourri leurs
premières années.
La question de la corruption n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste.
Les élites économiques et politiques des pays pauvres interagissent d’un
côté avec leurs subordonnés, de l’autre avec les entreprises et gouvernements
étrangers. Ces deux groupes sont en décalage complet en termes de richesse
et de pouvoir. Les premiers sont pour la plupart peu éduqués, accaparés par
une lutte continuelle pour joindre les deux bouts. Les seconds, pour leur
part, disposent d’une palette bien plus large de récompenses et de sanctions.
On peut s’attendre à ce que des politiques, tout naturellement intéressés par
leur propre succès économique et politique, aient tendance à favoriser plutôt
les intérêts des entreprises et pays étrangers que les intérêts conflictuels de leurs
compatriotes démunis. Et tel est bien le cas : bon nombre de gouvernements
des pays pauvres accèdent au pouvoir ou s’y maintiennent uniquement grâce au
soutien étranger. Nombres de responsables politiques ou de fonctionnaires des
pays pauvres, incités ou corrompus par des étrangers, travaillent directement
contre les intérêts de leur propre peuple : pour le développement du tourisme
sexuel (en tolérant et tirant profit de l’exploitation des enfants et des femmes),
pour l’importation aux frais de l’État de produits dépassés, inutiles, ou hors de
prix, pour l’autorisation d’importer des produits, déchets et usines dangereux,
contre la législation qui protège les employés ou l’environnement, etc.
28 « Il existe une multitude de lois pour réduire la corruption des entreprises. Mais les grandes
multinationales continuent de les contourner fort aisément » : c’est ainsi que la situation est
résumée dans « The Short Arm of the Law » (The Economist, 2 mars 2002, p. 63).
raison pub.indb 98
28/02/07 19:46:31
29 Tel que le définit Wesley Hohfeld (Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial
Reasoning [1913, 1917], New Haven, Yale University Press, 1964), un pouvoir implique la
capacité, légalement reconnue, de modifier la répartition des droits libertés, des droits
créances et les devoirs. Avoir un ou des pouvoirs, en ce sens, n’est pas la même chose
que « détenir le pouvoir » (c’est-à-dire, disposer de la force physique ou des moyens de
coercition).
raison pub.indb 99
99
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Une telle disparité dans les incitations n’existerait pas si les pays pauvres
étaient plus démocratiques et permettaient à leur population de jouer un rôle
politique véritable. Pourquoi donc tant de ces pays sont-il si éloignés d’un
fonctionnement démocratique ? Cette question amène à considérer d’autres
aspects importants de l’ordre mondial actuel.
Il est notamment tout à fait frappant de voir que tout groupe contrôlant la
majeure partie des forces de coercition sur un territoire donné est reconnu, au
niveau international, comme le gouvernement légitime de ce territoire et de ce
peuple – indépendamment de la manière dont ce groupe a pris le pouvoir, de la
façon dont il l’exerce et du soutien qu’il reçoit ou non de la population sur laquelle
il règne. Qu’un tel groupe qui exerce le pouvoir effectif reçoive une caution
internationale ne signifie pas simplement que nous négocions avec lui. Cela
signifie que nous considérons que ce groupe agit au nom du peuple qu’il dirige
et, plus important encore, que nous lui donnons le droit de disposer librement des
ressources naturelles du pays (droit de souveraineté permanente sur les ressources
naturelles), et de contracter librement des emprunts au nom du pays.
La souveraineté sur les ressources que nous accordons à un groupe au pouvoir
est bien plus que la reconnaissance de son contrôle effectif des ressources
naturelles du pays en question. Ce privilège comprend le pouvoir 29 légal
de transférer la propriété de ses ressources. Une entreprise qui a acheté des
ressources aux Saoudiens, à Suharto, à Mobutu ou Sani Abacha, peut dès
lors être – et est effectivement – reconnue partout dans le monde comme le
propriétaire légitime de ces ressources. C’est un trait tout à fait caractéristique
de notre ordre mondial. Un groupe qui réussit à venir à bout des gardiens et
se rend maître d’un entrepôt peut bien donner des marchandises à d’autres, et
accepter de l’argent en échange. Mais l’acheteur devient seulement le possesseur,
non le propriétaire légitime, du butin. Comparons cette situation à un groupe
qui réussit à vaincre un gouvernement élu et prend le contrôle d’un pays. Il peut
à son tour céder les ressources naturelles du pays contre de l’argent. Mais dans
ce cas, l’acheteur n’acquiert pas uniquement la possession, mais bien tous les
droits et libertés de la propriété ; des droits qui sont protégés et respectés par les
gouvernements et les polices de tous les pays étrangers. La souveraineté sur les
ressources naturelles correspond ainsi au pouvoir légal de conférer entièrement
de pleins droits de propriété sur les ressources d’un pays.
28/02/07 19:46:31
100
Ce droit a des effets désastreux sur des pays pauvres, mais riches en ressources,
où le secteur des matières premières constitue une grande part de l’économie
nationale. Quiconque réussit à prendre le pouvoir dans ces pays, de quelque
manière que ce soit, peut se maintenir en place, même en dépit d’une large
opposition populaire, parce qu’il peut acheter les armes et les mercenaires dont
il a besoin avec les revenus qu’il tire de l’exportation des ressources naturelles
et des emprunts, gagés sur les ventes futures de matières premières. Cette
souveraineté sur les ressources incite fortement les habitants à acquérir et exercer
le pouvoir de manière violente, et engendre des tentatives de coups d’État et des
guerres civiles. Il incite en outre les étrangers à corrompre les fonctionnaires de
ces pays qui, quelle que soit la manière dont ils dirigent le pays, auront toujours
des ressources à vendre et de l’argent à dépenser.
Le Nigeria est un bon exemple de cette situation. Il produit environ deux
millions de barils de pétrole par jour, ce qui, selon le prix du pétrole, revient à
10 à 20 milliards de dollars par an, voire plus, soit entre un quart et la moitié
du PNB. Celui qui contrôle cette source de revenus peut s’offrir suffisamment
d’armes et de soldats pour se maintenir au pouvoir en dépit de l’opinion
publique. Et aussi longtemps qu’il y réussit, ses coffres continuent de s’emplir,
et lui permettent d’affermir son pouvoir et de mener grand train. Avec une
incitation pareille, il n’est pas surprenant qu’au cours des 35 dernières années, le
Nigeria ait été gouverné pendant 28 ans par des dictateurs militaires qui ont pris
le pouvoir et l’ont conservé par la force 30. Et il n’est pas surprenant non plus
que même un président élu échoue à arrêter la corruption : Olusegun Obasanjo
sait parfaitement que, s’il essaie de dépenser les revenus du pétrole pour le seul
profit du peuple nigérian, les officiers pourraient – grâce à cette souveraineté sur
les ressources – reprendre facilement leur avantage coutumier 31. Avec une telle
menace au-dessus de lui, le président le mieux intentionné ne pourrait mettre
fin au détournement des revenus du pétrole et se maintenir au pouvoir.
Cette incitation engendrée par la souveraineté sur les ressources explique ce fait
apparemment paradoxal relevé depuis longtemps par les économistes : il existe
une corrélation négative entre la richesse en matières premières (relativement
30 Cf. « Going on down », The Economist, 8 juin 1996, p. 46-48. Une édition plus récente déclare :
« les revenus du pétrole [sont] payés directement au gouvernement, au plus haut niveau (…).
La tête de l’État détient le pouvoir suprême et contrôle toutes les liquidités. Il ne dépend de
personne et de rien d’autre que du pétrole. Népotisme et corruption se propagent depuis le
sommet » (The Economist, 12 décembre 1998, p. 19). Voir également www.eia.doe.gov/emeu/
cabs/nigeria.html.
31 Parce qu’Obasanjo était président du Comité Consultatif de Transparency International
(cf. note 17), son élection début 1999 a fait naître de grands espoirs. Espoirs déçus. Le Nigeria
figure toujours en tête du Corruption Perception Index publié par Transparency International
(www.transparency.org/cpi/2004/cpi2004).
raison pub.indb 100
28/02/07 19:46:31
32 Cette « malédiction des ressources » ou « maladie hollandaise » affecte de nombreux pays en
voie de développement : en dépit de grandes richesses naturelles, ils ne connaissent qu’une
faible croissance et une faible réduction de la pauvreté depuis les dernières décennies (PNUD,
2004; PNUD, 2003).
33 « Tous les États pétroliers ou les pays qui dépendent des matières premières en Afrique échouent
à mettre en place de véritables réformes politiques. (…) à l’exception de l’Afrique du Sud, la
transition démocratique n’a été couronnée de succès que dans les pays pauvres en ressources »
(Lam R. & Wantchekon L., « Dictatorships as a Political Dutch Disease », Working Paper 795,
Yale University, 1999), p. 31). « L’analyse comparative confirme nos intuitions théoriques. Une
augmentation d’un point dans la taille du secteur des ressources naturelles [en % relativement
au PNB] s’accompagne d’une chute d’un demi point dans les chances de survie des régimes
démocratiques » (ibid., p. 35). Voir également Wantchekon L., « Why do Resource Dependent
Countries Have Authoritarian Governments ? », Working Paper, Yale University, 1999.
34 Parce qu’ils peuvent offrir des gages, les gouvernants de pays en voie de développement
riches en ressources naturelles jouissent d’une plus grande liberté que leurs pairs pour
augmenter le revenu tiré de la vente des ressources tout en imposant un service de la dette
considérable à leurs habitants (PNUD, 2004). Est-il besoin de rappeler qu’une très faible
partie des fonds empruntés a été consacrée à des investissements productifs, par exemple à
raison pub.indb 101
101
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
au PIB) et les performances économiques 32. Une analyse régressive menée
par deux économistes de Yale permet de confirmer cette explication : le lien
causal entre la richesse en ressources et les faibles performances économiques
est médiatisé par des chances de démocratisation réduites 33. Dans la mesure
où ils considèrent l’ordre mondial comme une donnée, les deux auteurs ne
montrent pas comment le lien causal qu’ils analysent dépend lui-même des
règles mondiales qui assurent la souveraineté sur les ressources à n’importe quel
groupe au pouvoir, indépendamment de son illégitimité locale.
Le droit d’emprunter accordé au groupe dirigeant signifie le pouvoir
d’imposer des obligations légales, valides au niveau international, sur le pays
dans son entier. Tout gouvernement qui refuse d’honorer les dettes contractées
par le gouvernement précédent, quelque corrompu, brutal, antidémocratique,
anticonstitutionnel, répressif et impopulaire qu’il ait été, sera sévèrement
puni par les banques et les gouvernements étrangers. Au mieux, il perdra son
propre droit d’emprunt en étant exclu des marchés financiers internationaux.
De tels refus sont donc extrêmement rares, puisque les gouvernements, même
nouvellement élus au prix d’une rupture radicale avec le passé, sont contraints
de payer les dettes de leurs peu recommandables prédécesseurs.
Ce droit d’emprunt apporte trois importantes contributions à l’emprise des
élites corrompues et oppressives dans le monde en voie de développement.
D’abord, ce privilège facilite les emprunts par des gouvernants prodigues qui
peuvent emprunter plus d’argent et à plus bas prix que si eux seuls, et non le pays
entier, étaient obligés de rembourser. De la sorte, le droit d’emprunter aide ces
gouvernants à se maintenir au pouvoir même contre une opposition populaire
quasi générale 34. Deuxièmement, ce droit d’emprunt international impose aux
28/02/07 19:46:32
102
successeurs démocratiques les dettes souvent considérables de leurs prédécesseurs
corrompus. Cela mine la capacité de ces gouvernements à mettre en place des
réformes structurelles et d’autres programmes politiques, détruit leurs chances
de succès et les rend moins stables qu’ils ne pourraient être. (Petite consolation :
les putschistes sont également affaiblis par les dettes de leurs prédécesseurs
démocratiques). Troisièmement, le droit d’emprunt international renforce les
incitations aux coups d’État : quiconque réussit à prendre le contrôle des moyens
de coercition conquiert en prime le droit d’emprunt international 35.
Ces droits internationaux sur les ressources et sur l’emprunt sont complétés
par le droit de passer des traités internationaux, qui reconnaît à tout personne
ou tout groupe qui maîtrise effectivement un pays la possibilité de passer des
traités contraignants au nom de sa population, et le privilège international sur
les armes, qui reconnaît à ces personnes et ces groupes la possibilité d’employer
l’argent de l’État pour importer les armes nécessaires pour son maintien au
pouvoir. Tout comme l’ancienne tolérance officielle de la corruption des
fonctionnaires des pays pauvres, ces privilèges sont tout à fait caractéristiques
d’un ordre mondial qui profite aux gouvernements, entreprises et citoyens des
pays riches et aux élites politico-militaires des pays pauvres aux dépens de la
très grande majorité des citoyens ordinaires de ces pays. Même si l’ordre global
actuel n’interdit pas totalement à certains pays pauvres d’atteindre une véritable
démocratie et la croissance économique, certains de ses traits caractéristiques
contribuent grandement à l’échec des autres sur ces deux plans. Elles expliquent
tout particulièrement l’incapacité et le manque de volonté des dirigeants de ces
pays pour lutter efficacement contre la pauvreté. Elles expliquent également que
l’inégalité dans le monde augmente si rapidement que la croissance économique
mondiale substantielle connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a
pas réduit la pauvreté ni la malnutrition (cf. note 12) – malgré un substantiel
progrès technologique et la croissance économique, malgré l’annonce d’une
forte diminution de la pauvreté en Chine 36, malgré les « dividendes de
l’éducation ou aux infrastructures, qui permettraient d’augmenter la croissance économique
et les impôts, et de rembourser les intérêts et les dettes ? La plus grande partie est confisquée
pour usage personnel, ou dépensée en frais de « sécurité intérieure » et militaire.
35 Dans Democracy in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, Crawford
discute ce caractère antidémocratique de ces droits internationaux sur les ressources et
l’emprunt, en se concentrant sur la Tinoco Arbitration, c’est-à-dire sur le deuxième des trois
problèmes que j’ai soulignés. Sa discussion des raisons pour et contre le respect du « critère de
domination effective » ne relève pas le rôle important que joue ce critère pour inciter et installer
durablement un pouvoir gouvernemental acquis et exercé de manière antidémocratique.
36 Le nombre de Chinois vivant avec moins de 1 dollar par jour a décliné de 31 %, soit 97 millions,
et le nombre de Chinois vivant avec moins de 2 dollars par jour de 19 % soit 137 millions, entre
1987 et 2001 (Chen & Ravallion, op. cit., p. 153).
raison pub.indb 102
28/02/07 19:46:32
la paix » 37 d’après la Guerre froide, malgré une diminution des prix réels de
l’alimentation de 32 % depuis 1985 38, malgré l’aide officielle au développement
et malgré les efforts des organisations internationales humanitaires et de
développement.
***
37 Grâce à la fin de la Guerre froide, les dépenses militaires dans le monde sont passées de
4,7 % des PNB totaux de 1985 à 2,9 % en 1996 (PNUD, 1998), et à 2,8 % – soit environ
956 milliards de dollars – en 2003 (Stockholm International Peace Research Institute). Si les
dépenses militaires mondiales étaient toujours à leur ancien niveau de 4,7 %, elles auraient
de 665 milliards plus élevées en 2003 (4,7 % d’un PNB total de 34 491 milliards de dollars).
38 Le World Bank Food Index est passé de 139,3 en 1980 à 100 en 1990 puis à 90,1 en 2002.
Ces statistiques sont publiées par le World Bank’s Development Prospects Group.
Cf. www.worldbank.org/prospects/gep2004/appendix2.pdf, p. 277.
39 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., chapitre 6, pour une suggestion de
modification des droits internationaux sur les ressources et l’emprunt.
raison pub.indb 103
103
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Depuis la fin de la Guerre froide, 270 millions de personnes sont mortes
prématurément des conséquences de la pauvreté, et 18 millions viennent
chaque année s’y ajouter. De bien plus grands nombres doivent vivre dans des
conditions qui mettent leur vie en constant danger, et leur rendent difficile
de faire entendre leurs intérêts et de survivre décemment eux-mêmes et leurs
familles. Cette catastrophe s’est déroulée, et continue de se dérouler, sous la
houlette d’un ordre mondial conçu pour profiter aux pays les plus riches, à
leurs gouvernements, leurs entreprises, leurs citoyens, et aux élites politiques
et militaires des pays pauvres. Il existe d’autres manières de concevoir l’ordre
international, d’autres voies réalistes pour la mondialisation, qui permettraient
d’éviter cette catastrophe dans sa plus grande part. Dès maintenant, l’extrême
pauvreté pourrait être grandement atténuée par quelques mesures faisables qui
modifieraient les éléments les plus nocifs de l’ordre mondial, ou en atténueraient
les conséquences désastreuses.
Prenons par exemple la souveraineté inconditionnelle sur les ressources. Elle
profite aux pays riches parce qu’elle leur donne accès à une offre plus large, moins
chère et plus stable de ressources naturelles étrangères ; parce que nous pouvons
acquérir les droits de propriété de quiconque se trouve exercer le pouvoir sans égard
pour l’approbation de la population de son pays. La souveraineté sur les ressources
et le droit d’emprunt international profitent également à un putschiste ou un
tyran dans les pays pauvres, puisqu’elles leur garantissent les fonds nécessaires
à leur maintien au pouvoir, même contre la volonté de la majorité de leurs
compatriotes. Ces droits sont donc un désastre absolu pour les pauvres du monde,
qui se trouvent dépossédés par des accords régissant le prêt et les ressources, sur
lesquels ils n’ont pas leur mot à dire, et dont ils ne tirent aucun profit 39.
28/02/07 19:46:32
104
Cet exemple illustre l’injustice indiscutable des institutions internationales
actuelles. Il montre également que cette injustice ne consiste pas à verser aux
pauvres une aide insuffisante. S’il y a encore tant de pauvreté, un tel besoin
d’assistance, c’est uniquement parce que les pauvres sont systématiquement
appauvris par les arrangements institutionnels actuels, et cela depuis fort
longtemps. L’éradication de l’extrême pauvreté dans des délais moralement
décents impliquerait des coûts pour les pays riches (note 34). Mais accepter
ces coûts n’est pas faire preuve de charité magnanime : c’est accorder une juste
compensation pour des maux infligés par des arrangements internationaux
injustes, dont les citoyens des pays riches ont largement profité 40.
Étant donné que l’ordre institutionnel mondial actuel s’accompagne,
de manière tout à fait prévisible, de conséquences pourtant évitables sur
l’extrême pauvreté, son maintien sans compensation est le signe d’une
violation persistante des droits de l’homme – sans nul doute la plus large
violation jamais commise dans l’histoire humaine. Ce n’est pas la violation la
plus grave, à mon sens, parce que ceux qui la commettent n’ont pas l’intention
de tuer et faire souffrir. Ils agissent avec une indifférence voulue pour les maux
considérables qu’ils causent en cherchant à atteindre leurs propres fins, en
réussissant très largement à tromper le monde (et parfois eux-mêmes) sur les
conséquences réelles de leur conduite. Mais il s’agit bel et bien de la violation
la plus étendue.
Assurément, ce n’est pas la première fois que des actions humaines produisent
une pauvreté de masse. Les institutions coloniales britanniques sont tenues
responsables d’un million de morts durant la famine irlandaise de 1846-1849, et
de trois millions de morts pendant la grande famine du Bengale en 1943-1944.
En Chine, dans les années 1959 à 1962, 30 millions de morts, liées à la pauvreté,
sont dues à la politique du Grand Bond en avant dans laquelle s’obstinait
Mao Tse-Tung, même lorsque ses effets catastrophiques étaient devenus
patents. Mais ces catastrophes historiques ont duré bien moins longtemps et
n’ont jamais atteint le chiffre actuel et permanent de 18 millions de morts liées
à la pauvreté chaque année.
Continuer à soutenir cet ordre mondial sans le modifier est une violation
massive des droits aux nécessités de base – une violation dont les gouvernements
et l’électorat des pays les plus puissants porte la plus lourde responsabilité.
Cette accusation ne peut pas être discutée en recourant à des comparaisons,
au consentement des pauvres eux-mêmes, ou à d’autres facteurs causaux que
l’ordre mondial échouerait simplement à contrecarrer.
40 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, chapitre 8 pour une proposition de
compensation sous la forme d’un « Global Resource Dividend ».
raison pub.indb 104
28/02/07 19:46:33
LA PROMESSE D’UNE RÉFORME INSTITUTIONNELLE MONDIALE
raison pub.indb 105
105
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Les droits de l’homme imposent un devoir négatif : nous ne devons pas
contribuer à la mise en place d’un ordre international qui engendre, de manière
prévisible, un déficit de droits sans nous efforcer de le compenser et d’en corriger
les effets pour ceux qui en sont les victimes. Il existe un devoir négatif de ne
pas rompre une promesse ou un contrat, de ne pas faire usage de la propriété
d’autrui, dans une situation d’urgence, sans lui offrir de compensation ; de
même, ce devoir institutionnel négatif peut avoir pour conséquence des devoirs
positifs : nous sommes tenus de compenser les torts causés. Cette compensation
peut se traduire comme une offre de protection, peut-être par le biais d’ONG
comme Oxfam, ou bien prendre la forme d’une réforme institutionnelle.
Je voudrais ici souligner l’importance de cette dernière possibilité.
Dans le monde contemporain, les règles qui régissent les transactions
économiques – au niveau national et international – sont les facteurs les plus
déterminants de l’impact de l’extrême pauvreté et du déficit de droits de
l’homme en général. Les plus déterminants en raison de leur impact considérable
sur la distribution économique à l’intérieur de la juridiction à laquelle elles
s’appliquent. Ainsi, même des variations relativement faibles de la législation
nationale concernant le taux d’imposition, les relations de travail, la sécurité
sociale ou l’accès aux soins et à l’éducation, peuvent avoir sur la pauvreté une
influence bien plus considérable qu’un changement, même important, dans les
habitudes des consommateurs ou dans les politiques d’une grande entreprise.
Cela vaut aussi bien pour l’ordre international. De petits changements dans
les règles du commerce international, le prêt, l’investissement, l’usage des
ressources ou la propriété intellectuelle peuvent avoir un impact énorme sur les
conséquences dramatiques de l’extrême pauvreté.
Les règles gouvernant les transactions internationales sont le facteur le plus
déterminant pour l’évolution de l’extrême pauvreté dans le monde pour une
autre raison : elles sont extrêmement visibles. Bien sûr, tout comme la conduite
des agents individuels ou collectifs, les changements dans les règles peuvent
avoir des effets imprévus et imprévisibles. Mais il est bien plus facile de corriger
des règles. Évaluer les conséquences des modifications apportée à une règle
juridique précise est chose relativement aisée : il est possible d’estimer de quelle
manière une augmentation du salaire minimum, par exemple, va affecter le
taux de chômage et le revenu par tête du quintile inférieur. (Évidemment,
l’économie tout entière ne dépend pas du salaire minimum, et l’exercice est
complexe et imprécis. Il est pourtant faisable, et est de fait pratiqué dans de
nombreux pays). Il est en revanche plus difficile d’estimer les conséquences d’un
changement du comportement des agents individuels et collectifs. On ne peut
procéder à cette évaluation que pour les personnes directement affectées – par
28/02/07 19:46:33
106
exemple, les employés d’une entreprise ou les habitants d’une ville dans laquelle
une institution d’aide au développement met sur pied un projet. Mais une
estimation aussi limitée ignore les effets indirects sur les autres personnes, voire
sur les générations à venir.
Une dernière raison de l’importance prépondérante des règles qui gouvernent
les transactions internationales est que des règles moralement satisfaisantes sont
beaucoup plus faciles à maintenir qu’une conduite moralement satisfaisante.
Les agents individuels et collectifs prennent toujours leurs décisions dans un
contexte de fortes pressions contraires : non pas seulement leur intérêt propre,
mais également du fait de la situation de concurrence ou de considérations
d’équité. Songeons à deux entreprises en concurrence directe : chacune estime
qu’elle ne peut pas se permettre de négliger des opportunités immorales pour ses
consommateurs ou ses employés, parce que cette contrainte unilatérale la mettrait
dans une situation de concurrence inéquitable vis-à-vis de son concurrent moins
scrupuleux. Au niveau national, ce type de problème peut être résolu par des
changements dans des lois qui exigent des entreprises, sous peine de pénalités
conséquentes, d’observer certains critères vis-à-vis de leurs consommateurs ou
de leurs employés. Les entreprises sont souvent disposées à soutenir de telles lois
(pour améliorer leur image, éventuellement) même si elles ne sont pas prêtes à
risquer leur situation en adoptant unilatéralement des pratiques plus morales.
Les mêmes considérations valent sur la scène internationale, où entreprises
et gouvernements sont en compétition économique. Nul ne veut être laissé
en arrière dans cette compétition, ni s’infliger un handicap unilatéral par des
contraintes et des efforts moraux : en ce sens, il n’est pas étonnant (même si
cela reste révoltant) que les individus, les entreprises et les gouvernements aient
été si réticents à prendre des mesures véritables pour éradiquer la pauvreté 41.
Il est tout à fait possible que les gouvernements et les entreprises des pays riches
acceptent volontiers d’en faire plus en se pliant à des règlements communs,
qui les délivreraient de la crainte de subir un avantage injuste et de perdre du
41 Leur effort actuel se monte à 12,7 milliards de dollars chaque année – 0,05 % du PNB des
pays riches – dont 7 milliards viennent des particuliers et des entreprises (UNDP, 2003,
p. 290) et 5,7 milliards des gouvernements, pour des services sociaux élémentaires
(http://millenniumindicators.un.org/unsd/mi.mi_series_results.asp?rowId=592). L’aide
au développement officielle atteint un montant douze fois plus élevé, mais la plus grande
partie est dépensée au bénéfice d’agents susceptibles de rendre des services en retour,
comme l’affirmait sans ambages cette déclaration récemment retirée du site Internet de
l’USAID : « Le principal bénéficiaire du programme de développement américain a toujours
été les États-Unis. Près de 80 % des contrats de l’USAID vont directement à des entreprises
américaines. Les programmes de développement ont permis de créer des marchés importants
pour les produits agro-alimentaires et pour l’exportation industrielle américaine, ce qui se
traduit par des centaines de milliers d’emplois pour les Américains ».
raison pub.indb 106
28/02/07 19:46:33
42 Au Sommet mondial de l’alimentation de Rome, organisée par la FAO en novembre 1996,
les 186 gouvernements participants se sont mis d’accord pour « proclamer notre volonté
politique et notre engagement commun et national de parvenir à la sécurité alimentaire
pour tous, et de déployer un effort constant afin d’éradiquer la faim dans tous les pays, et,
dans l’immédiat, de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d’ici à 2015
au plus tard » (Déclaration de Rome, je souligne). La Déclaration du Millénaire proclamée
en septembre 2000 affirme que les États décident « de réduire de moitié, d’ici à 2015, la
proportion de la population mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et celle
des personnes qui souffrent de la faim » (je souligne). Tandis que la formulation ancienne
visait à diminuer de 50 % le nombre de pauvres entre 1996 et 2015, la nouvelle – tirant parti
de l’augmentation de 45 % de la population des pays en voie de développement prévue pour
1990-2015 et d’une importante réduction de la pauvreté en Chine entre 1990 et 2000 – vise
seulement une réduction de 19 % entre 2000 et 2015. Voir Pogge, 2004 pour une analyse plus
complète.
43 Cf. UNDP, 2002, p. 202. Les États-Unis ont initié cette baisse, en réduisant l’aide au
développement de 0,21 à 0,1 % du PNB, pendant une période prospère et marquée par
de considérables excédents budgétaires (ibid.). Après l’invasion de l’Afghanistan et de
l’Irak, l’aide au développement croît de nouveau, en partie par des dépenses destinés
à ces pays et aux États voisins (le Pakistan du général Musharraf est actuellement le plus
gros bénéficiaire de l’aide au développement). Pour 2003, l’aide au développement doit
représenter 0,15 % pour les États-Unis et 0,25 % pour l’ensemble des pays riches (www.
ocde.org/dataoecd/19/52/34352584.pdf ).
raison pub.indb 107
107
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
terrain par rapport à leurs concurrents. Des efforts réussis à l’échelle nationale
donnent un exemple de cette réforme structurelle plutôt que d’effort moral
individuel.
L’idée n’est pas neuve. Les gouvernements se sont montrés très réticents
à adopter des mesures de réduction de la pauvreté, même en commun.
La promesse solennelle de diviser par deux la pauvreté dans le monde d’ici
2015 a été réitérée – dans des formulations ingénieusement nuancées 42 – mais
cherche toujours sa traduction dans les faits. L’aide officielle au développement
proposée par les pays riches, qui était censée atteindre 1 %, puis 0,7 % des PNB
totaux, s’est effondrée dans les années 90, passant de 0,33 % en 1990 à 0,22 %
en 2000 43.
Cet élément historique décourageant suggère que l’amélioration de l’ordre
institutionnel mondial est chose difficile à amorcer et à développer. Mais cela
n’affaiblit pas mon hypothèse : de tels changements structurels restent plus
faciles à amorcer et bien plus faciles à développer qu’une amélioration unilatérale
de la conduite des agents individuels et collectifs. Nous savons à présent quelle
somme les individus, entreprises et gouvernements des pays riches sont disposés
à dégager pour lutter contre la pauvreté : environ 12,7 milliards de dollars par
an (voir note 31, p. XXXX). Somme ridiculement petite comparée aux torts
causés aux pauvres par les injustices criantes de l’ordre mondial actuel (voir la
partie 2 ci-dessus). C’est également ridicule comparé à la somme que requerrait
un progrès substantiel : la somme nécessaire dans les premières années pour une
28/02/07 19:46:34
108
lutte sérieuse contre la pauvreté s’élève à 300 milliards de dollars par an 44. Il est
irréaliste d’espérer que nous pourrons multiplier par 27 les fonds disponibles par
un simple changement d’intention des agents concernés : les individus riches,
les plus grosses entreprises et les gouvernements des pays développés. Il est
plus réaliste – même si cela reste encore passablement irréaliste – d’atteindre
un véritable progrès sur le front de la lutte contre la pauvreté par des réformes
institutionnelles qui rendraient l’ordre mondial moins pesant pour les pauvres.
S’ils acceptent de telles réformes, les pays riches supporteront une partie des coûts
d’opportunité pour rendre le commerce international, le prêt, l’investissement
et les régimes de propriété intellectuelle plus justes pour les pauvres du monde,
ainsi que des coûts pour compenser les maux causés – par exemple, en aidant
à financer des programmes d’accès à des soins élémentaires, à des programmes
de vaccination, à l’éducation primaire, à des réseaux et usines électriques, aux
banques et au microcrédit, aux routes, rails, réseaux de communication divers là
où ils font encore défaut. Pour qu’un tel programme de réforme puisse recueillir
le soutien des habitants et des gouvernements des pays riches, il doit répartir
ces coûts de manière équitable, de manière fiable et transparente, pour ne pas
désavantager certaines positions de concurrence.
La voie de la réforme institutionnelle est bien plus réaliste et durable pour
trois raisons évidentes. D’abord, les coûts que chaque citoyen des pays riches
s’impose en soutenant ces réformes structurelles sont infimes par rapport à la
contribution qu’elles permettent d’apporter dans la lutte contre la pauvreté.
La réforme diminue le niveau de vie de votre foyer de 900 dollars par an,
mettons, ce qui permet d’améliorer de 300 dollars le niveau de vie annuel de
millions de foyers pauvres. En comparaison, un don unilatéral du même montant
diminue le revenu annuel de votre foyer de 900 dollars mais permet d’améliorer
de 300 dollars le revenu annuel de seulement trois foyers pauvres. Au vu de
ces résultats, des agents rationnels concernés par la lutte contre la pauvreté
sont amenés à soutenir les réformes structurelles plutôt que de maintenir un
système de donations 45. Deuxièmement, des réformes structurelles assurent
aux citoyens que les coûts sont équitablement répartis entre les plus riches,
comme il vient d’être rappelé. Troisièmement, une fois mise en place, la réforme
44 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, chapitre 8 : je fonde ce chiffre approximatif
sur les besoins nécessaires pour atteindre les deux dollars par jour fixés par la Banque
mondiale. Il est sidérant de remarquer que 300 milliards de dollars ne représentent que
0,87 % du produit mondial ou 1,08 % des PNB cumulés des pays riches (Banque mondiale,
2005, p. 257) – c’est-à-dire beaucoup moins que le budget américain annuel de la défense
(environ 400 milliards de dollars) ou les « dividendes de la paix » dont les pays occidentaux
bénéficient depuis la fin de la guerre froide (environ 527 milliards de dollars, cf. note 27).
45 C’est à une discussion avec Derek Parfit que je dois d’avoir saisi toute l’importance de ce
point.
raison pub.indb 108
28/02/07 19:46:34
Traduit de l’anglais par Solange Chavel
RÉFÉRENCES
Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 2005, Paris, Eska,
2005.
Chen S. & Ravallion M., « How Have the World’s Poorest Fared since the Early
1980s ? », World Bank Research Observer, 2004, no 9, p. 141-69. Disponible également
sur le site : wbro.oupjournals.org/cgi/content/abstract/19/2/141.
Cohen G.A., History, Labour, and Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1988.
Correa C., Intellectual Property Rights, the WTO and Developing Countries:
The TRIPs Agreement and Policy Options, Londres, Zed Books, 2000.
Crawford J., Democracy in International Law, Cambridge, Cambridge University
Press, 1994.
Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale, 1996, www.fao.org/
docrep/003/w3613f/w3613f00.htm.
Déclaration du millénaire, Résolution 55/2 de l’Assemblée générale, 2000, www.un.org/
french/millenaire/ares552f.htm.
Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée et proclamée par l’Assemblée
Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948, résolution 217 A (III).
Hohfeld W.N., Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning [1913,
1917], New Haven, Yale University Press, 1964.
raison pub.indb 109
109
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
structurelle n’a pas besoin d’être répétée, année après année, au prix de décisions
personnelles pénibles. Avoir à se préoccuper continuellement de la pauvreté
conduit à la lassitude, l’aversion, même au mépris. Cela exige des citoyens des
pays riches qu’ils se rallient encore et encore à la cause, tout en sachant fort bien
que d’autres personnes dans la même situation qu’eux n’y participent que peu
ou pas du tout, que leur propre contribution est purement volontaire et que,
quel que soit le montant de leurs dons ils pourraient, pour quelques dollars
de plus, sauver d’autres enfants de la famine et de la maladie. De nos jours,
cette lassitude, cette aversion, ce mépris, sont des attitudes répandues parmi les
citoyens et les gouvernants des pays riches à l’égard de l’« aide » qu’ils fournissent
et de leurs bénéficiaires.
Pour toutes ces raisons, je crois que l’immense déficit en droits qui prévaut de
nos jours, tout particulièrement parmi les plus pauvres dans le monde, doit être
combattu par des efforts de réforme institutionnelle au niveau international (et
national). Des réformes relativement faibles, et dont les conséquences seront
minimes sur les pays riches, suffiraient à éliminer la plus grande part de ce
déficit en droits, dont l’ampleur fait de ces réformes notre devoir moral le plus
important et le plus urgent.
28/02/07 19:46:34
110
raison pub.indb 110
Juma C., « Intellectual Property Rights and Globalization. Implications for Developing
Countries », Science, Technology and Innovation Discussion Paper N° 4, Harvard
Center for International Development, www2.cid.harvard.edu/ cidbiotech/dp/
discuss4.pdf, 1994.
Lam R. & Wantchekon L., « Dictatorships as a Political Dutch Disease », Working
Paper 795, Yale University, www.nyarko.com/wantche1.pdf, 1999.
Marks S., The Riddle of all Constitutions: International Law, Democracy, and the
Critique of Ideology, Oxford, Oxford University Press, 2000.
Milanovic B., « True World Income Distribution, 1988 and 1993: First Calculation
Based on Household Surveys Alone », The Economic Journal, 2002, n o 112,
vol. 1, p. 51-92. Disponible également sur le site : www.blackwellpublishers.co.uk/
specialarticles/ecoj50673.pdf.
OIT (Organisation internationale du travail), « Un avenir sans travail des enfants »,
www.ilo.org/public/french/standards/decl/intro, 2002.
OMS (Organisation Mondiale de la Santé), Rapport sur la santé dans le monde 2004,
Genève, WHO Publications, 2004. Disponible également sur le site : www.who.
int/whr/2004/fr.
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptée par la
résolution 2200A (XXI) de l’Assemblée générale du 16 décembre 1966, www.unhchr.
ch/french/html/menu3/b/a_cescr_fr.htm.
PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement), Rapport mondial sur
le développement humain 1998, De Boeck, 1998.
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1999, De Boeck, 1999.
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2001, De Boeck, 2001.
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2002, De Boeck, 2002
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2003, De Boeck, 2003.
Disponible également sur le site : hdr.undp. org/reports/global/2003/francais.
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2004, De Boeck, 2004.
Disponible également sur le site : hdr.undp. org/reports/global/2004/francais.
Pogge T., Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989.
Pogge T., World Poverty and Human Rights: Cosmopolitan Responsibilities and
Reforms, Cambridge, Polity Press, 2002.
Pogge T., « The First UN Millennium Development Goal: A Cause for Celebration ? »,
Journal of Human Development, 2004, no 5, vol. 3, p. 377-97.
Pogge T., « Human Rights and Global Health: A Research Program », in
Barry C. & Pogge T. (dir.), Global Institutions and Responsibilities, special issue of
Metaphilosophy, 2005, no 36, vol. 1-2, p. 182-209. En cours de réimpression comme
anthologie, Oxford, Blackwell Publishers.
Pogge T., « Severe Poverty as a Violation of Negative Duties », Ethics and International
Affairs, 2005, no 19, vol. 1, p. 55-84.
Rawls J., Le Droit des gens [1993], trad. B. Guillarme, Paris, Éditions Esprit, 1996.
Rawls J., Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique [1999],
trad. B. Guillarme, Paris, Éditions La Découverte, 2006.
28/02/07 19:46:34
raison pub.indb 111
111
thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme…
Reddy S. & Pogge T., « How Not to Count the Poor », in Anand S. & Stiglitz J.
(dir.), Measuring Global Poverty, Oxford, Oxford University Press, 2006. Disponible
également surle site : www.socialanalysis.org.
UNCTAD (United Nations Conference on Trade and Development), Trade and
Development Report 1999, New York, UN Publications, 1999. Disponible également
sur le site : r0.unctad.org/en/pub/ps1tdr99.htm.
UNICEF (United Nations Children’s Fund), La Situation des enfants dans le monde
2005, New York, UNICEF, 2005. Disponible également sur le site : www.unicef.
org/french/sowc05.
UNIFEM (United Nations Development Fund for Women), Eradicating Women’s
Poverty, www.unifem.undp. org/ec_pov.htm, 2001.
UNRISD (United Nations Research Institute for Social Development), Gender Equality:
Striving for Justice in an Unequal World, Genève, UNRISD/UN Publications, 2005.
Disponible également sur le site : www.unrisd.org.
Wantchekon L., « Why do Resource Dependent Countries Have Authoritarian
Governments ? », Working Paper, Yale University, 1999. Disponible sur le site : www.
yale.edu/ leitner/pdf/1999-11.pdf.
Watal J., « Access to Essential Medicines in Developing Countries: Does the WTO
TRIPS Agreement Hinder It ? », Science, Technology and Innovation Discussion
Paper no 8, Harvard Center for International Development, 2002. Disponible sur le
site : www2.cid.harvard.edu/ cidbiotech/dp/discussion8.pdf.
28/02/07 19:46:35
raison pub.indb 112
28/02/07 19:46:35
Questions présentes
raison pub.indb 113
28/02/07 19:46:35
raison pub.indb 114
28/02/07 19:46:35
SUR L’ÉTHIQUE DANS LA RÉCOLTE DE FONDS 1
Axel Gosseries
AJUSTER LES MOYENS AUX FINS ?
Les associations ne sont ni des États ni des entreprises. Elles poursuivent
des fins moins généralistes que les États. On pourrait affirmer aussi que l’État
est en quelque sorte l’entité de dernier ressort chargée d’accomplir les tâches
d’intérêt collectif n’ayant pas été réalisées par le secteur associatif. Inversement,
les associations peuvent être vues en partie comme des organes décentralisés de
l’État qui les finance via subsides et exemptions fiscales en cas de dons. Quant
à la comparaison avec les entreprises, il est certes souvent abusif de considérer
la finalité de ces dernières comme exclusivement lucrative, même pour celles
115
raison publique n°6 • pups • 2007
La question de l’éthique dans la récolte de fonds en milieu associatif nous
invite à revisiter le thème très ancien de l’odeur de l’argent, une histoire – un
peu nauséabonde d’ailleurs, les amateurs de textile parmi nous le savent – qui
remonte au fameux « non olet » de l’empereur romain Vespasien, au premier
siècle après Jésus-Christ. Se préoccuper d’éthique de la récolte de fonds exige
aussi automatiquement que l’on s’intéresse à l’usage de ces fonds, puisque ce
dernier entretient des relations diverses avec les moyens d’une telle récolte,
leur efficacité et leur légitimité. En me penchant sur cette problématique, je
voudrais m’arrêter à quatre questions particulières, qui me semblent à la fois
importantes en elles-mêmes et emblématiques de la problématique générale.
Les deux premières renverront plutôt à un examen de certaines de nos intuitions
éthiques spontanées, portant sur la récolte proprement dite. Les deux dernières
relèveront d’un registre plus institutionnel, traitant de façon un peu plus
indirecte de la récolte de fonds.
1 Ce texte est issu de réflexions initialement présentées au congrès du 10e anniversaire de
l’Association pour une Ethique dans la Récolte de Fonds (AERF, Bruxelles), le 17 octobre 2006.
Merci à Y. De Cordt, L. Deutsch S. Dumitru, D. Dumont, G. Pleyers, H. Pourtois, M. Soublin,
E. Todts, L. Wenar, un lecteur de l’AERF et un autre de Raison Publique pour des commentaires
et suggestions sur une version antérieure de ce texte. L’auteur garde bien entendu l’entière
responsabilité de toutes les imperfections criantes qui subsistent dans ce texte.
raison pub.indb 115
28/02/07 19:46:36
qui ne sont pas explicitement des « sociétés à finalité sociale ». Il est tout aussi
trompeur de penser que les membres des associations sans but lucratif sont
toujours mus par des motivations exclusivement désintéressées. Acceptons
cependant ici l’idée que de nombreuses associations sont effectivement
orientées primordialement vers la réalisation d’objectifs particuliers participant
à la vision qu’ont leurs membres de l’intérêt général. Et intéressons-nous
donc aux ONG qui telles Oxfam, Amnesty International ou Handicap
International visent clairement des objectifs « nobles », « désintéressés » ou
« altruistes ».
116
Il nous faut alors nous poser la question qui suit. Si une association a un
objectif plus « altruiste » qu’une entreprise (ce n’est bien sûr pas toujours le
cas, mais acceptons l’idée ici), est-ce une bonne raison pour se permettre d’être
éthiquement moins exigeante sur ses sources de financement (position PLUSMOINS), est-ce au contraire une raison d’être encore plus exigeante sur le plan
moral quant aux moyens utilisés pour récolter ces fonds et quant à leur origine
(position PLUS-PLUS), ou est-ce un fait qui n’a aucune pertinence en termes
d’éthique du financement (position FIXE ou NEUTRE) ? Partons d’une de
ces trois réponses possibles, formulée dans la citation suivante qui concernait
l’envoi de courriels non sollicités :
« (…) si on peut comprendre que des entreprises commerciales, qui n’ont d’autre
finalité que de faire de l’argent, s’adonnent à ces pratiques de communication,
c’est par contre inacceptable dans le chef d’organismes dont l’ambition est le
respect de la dignité humaine. Personne n’a le droit de s’adresser en ces termes à
n’importe qui, de bombarder quiconque de messages intempestifs ou de mener
des campagnes aussi ciblées. D’une certaine manière, ces associations sont
doublement condamnables. Parce qu’elles utilisent des procédés contraires à
l’éthique d’une part, et parce que les moyens qu’elles utilisent sont en opposition
avec les fins qu’elles poursuivent d’autre part » 2.
La position défendue dans cette citation correspond clairement à la position
PLUS-PLUS. Plus les fins sont nobles, plus les exigences quant aux moyens sont
grandes aussi. Je voudrais montrer que si cette position est « stratégiquement »
judicieuse, elle n’est par contre pas nécessairement éthiquement requise. Je pense
qu’elle est jugée adéquate par de nombreuses personnes. Mais il me semble qu’il
est erroné de la justifier au nom de règles éthiques inconditionnelles. Pour le
comprendre, partons d’une analogie balnéaire.
2 Michel Dupuis, « les associations sans scrupules sont doublement condamnables » (entretien
avec L. Raphaël), La Libre(Belgique), 8/3/2005.
raison pub.indb 116
28/02/07 19:46:36
Imaginons que vous ayez la possibilité d’emprunter sans la demander une
bouée gonflable déposée sur la plage, soit pour aller vous baigner vous-même,
soit pour permettre à un de vos enfants d’aller faire une petite baignade, soit
pour sauver l’enfant de quelqu’un d’autre qui est en train de se noyer 3. Il est
probable que beaucoup d’entre nous – adeptes d’un samaritanisme à la Robin
des bois – défendent ce troisième acte tout en ayant des doutes – plus ou moins
sérieux – sur la moralité des deux premiers. Si tel est le cas, c’est bien à la
position PLUS-MOINS qu’ils adhèrent, et non à celle défendue dans la citation
ci-dessus, ni à celle d’une inflexibilité de l’évaluation de la moralité des moyens
quelles que soient les fins poursuivies (position FIXE). Bien sûr, la position
fixe est celle qui paraîtra à d’aucuns la plus « confortable » ou la plus « sûre ».
Il n’existe aucune raison de penser cependant que la simplicité des principes
éthiques, voire leur généralité, soit toujours garante de justice. Et elle ne permet
nullement de rendre compte de l’intuition présente dans la citation, ainsi que de
celle partagée par nombre d’entre nous dans notre exemple balnéaire.
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
Le recours dans la citation reprise ci-dessus à la notion de « dignité humaine » 4
nous invite par ailleurs à croiser cette approche avec une seconde dimension
pertinente pour l’articulation moyens-fins. Si l’on recourt à un système moral
de type « mono-valeur », par exemple en analysant tout acte sous l’angle de
sa conformité avec la dignité humaine, alors le débat relatif à l’acceptabilité
morale d’un moyen déterminé va diviser les inconditionnalistes d’une part et les
maximisateurs d’autre part. Pour les premiers, une action qui viole la dignité
humaine ne sera dans aucun cas admise. Pour les seconds, elle peut être admise
comme un moindre mal si elle est nécessaire par ailleurs à une maximisation du
respect de la dignité humaine. Ainsi, si – ce qui est rarement le cas – tromper
un donateur potentiel en ne lui exposant qu’une partie de la vérité est la seule et
unique manière d’obtenir plus de fonds pour sauver bien plus de vies humaines
encore, un maximisateur reconnaîtra certes que ce mensonge est contraire au
respect de la dignité du donateur potentiel, tout en étant acceptable, voire
requis, au nom de l’idée de maximisation du respect de la dignité humaine de
l’ensemble des personnes potentiellement concernées 5. L’idée de « moyens en
117
3 Pour un texte classique recourrant, sur un autre thème, à l’analogie de la noyade : Peter Singer,
1972. « Famine, Affluence and Morality », Philosophy and Public Affairs, vol. 1 : 229-243.
4 Le Code éthique de l’AERF précise par exemple en ce qui concerne les messages se référant à
la personne humaine qu’ils « ne peuvent (…) attenter à la dignité humaine » (art. 4 – 2.2).
5 Le Code éthique de l’AERF précise à cet égard que « les messages ne peuvent comporter
aucune inexactitude, ambiguïté, exagération, etc., de nature à tromper le public sur le but réel
de l’association, son organisation, ses modalités et résultats de son action ou l’utilisation des
fonds, produits ou prestations sollicités » (art. 4 – 1.1).
raison pub.indb 117
28/02/07 19:46:36
opposition avec les fins » mobilisée dans la citation reprise plus haut n’a dès lors
de sens que si ces fins et moyens sont analysés à l’aune d’une seule valeur – ce
qui n’est pas nécessairement le cas comme nous le verrons – et si cette valeur est
abordée sous un angle inconditionnaliste plutôt que maximisateur.
118
Il est intéressant de comparer une telle approche « mono-valeur » à une
approche « multi-valeurs ». Pour reprendre notre exemple, la question du
mensonge par omission ou par représentation imparfaite de la réalité peut être
alors analysée comme un conflit, non pas entre deux manières d’appréhender
une même valeur (inconditionnaliste ou maximisatrice) mais entre deux valeurs
différentes, en l’occurrence l’idée selon laquelle il est inacceptable de mentir
(ou d’emprunter un bien dont on n’est pas propriétaire dans notre exemple
balnéaire), et celle selon laquelle il est inacceptable de laisser mourir des êtres
humains que l’on pourrait aider. En cas d’analyse « multi-valeurs » le débat va
se jouer à la fois sur le contenu des valeurs, et sur leur priorité respective. Et l’on
peut supposer qu’après réflexion, beaucoup d’entre nous conviendront que
l’emprunt non consenti, ou l’obtention d’un don sur base d’une information
trop partielle, s’ils s’avèrent absolument nécessaires – ce qui n’est en pratique
pas souvent le cas, insistons-y –, devraient être considérés comme moralement
acceptables si la finalité poursuivie est de sauver des vies humaines. Il serait en
effet tout aussi problématique d’affirmer que le mensonge doit être évité à tout
prix, que de penser que la vie n’a pas de prix.
Ceci m’amène à défendre la position annoncée plus haut. Il m’apparaît
que la position PLUS-MOINS sera éthiquement la plus convaincante
dans bien des cas, que l’on adopte d’ailleurs une analyse intra- ou intervaleurs, mobilisant respectivement une position maximisatrice et une
vision accordant une primauté à la valeur visée en l’espèce par les fins par
rapport à celle supposée contraindre les moyens spécifiques envisagés pour
y parvenir. Ainsi, du point de vue de l’éthique dans la récolte de fonds,
certains éléments des chartes éthiques généralement invoquées doivent être
pris avec des pincettes sur le plan strictement éthique. Cependant – et ceci
constitue la seconde composante de cette position – il est par contre tout
à fait justifié sur le plan stratégique, et donc aussi indirectement sur le plan
éthique, de s’en tenir à une position PLUS-PLUS. En somme, si mentir peut
être juste dans certains cas au vu du « coût d’opportunité » en termes de vies
humaines qui auraient pu être sauvées – ce qui n’équivaut donc nullement à
un « tous les moyens sont bons pour atteindre n’importe quelle fin » –, c’est
en même temps stratégiquement pertinent de renoncer au mensonge, au vu
de la préservation de la capacité à long terme d’une association, et du secteur
raison pub.indb 118
28/02/07 19:46:37
associatif en général, à lever des fonds pour sauver des vies humaines, pour
contribuer à libérer des personnes injustement incarcérées et pour toute
autre finalité socialement importante.
L’idée ici n’est pas qu’une règle d’interdiction du mensonge engendrera en
général des politiques justes, même si dans certains cas – relativement rares certes
– le mensonge s’imposerait comme l’action la plus morale. Il ne s’agit donc pas
d’appliquer ici un raisonnement analogue à celui des approches maximisatrices
dites « de la règle » (tel l’utilitarisme du même nom). Ce qui motive notre
position, ce sont plutôt deux raisons propres au contexte associatif.
Ceci nous conduit à la seconde considération, propre elle aussi au secteur
associatif. Ce dernier, étant donné ses fins, inspire facilement confiance.
Le risque est donc grand que même s’ils sont particulièrement « regardants »
sur les moyens dans l’absolu, les donateurs ne se donnent finalement pas la
peine dans la pratique de vérifier si les moyens déployés sont justes. Si préserver
la confiance est vital (en raison de la nature volontaire des dons), protéger les
donateurs potentiels contre l’excès de confiance (alimenté par une focalisation
sur les fins particulièrement nobles des associations dont il est question ici) est
tout aussi essentiel. Des règles morales strictes, même si elles ne se justifient pas
toujours en théorie, seraient donc justifiées d’une part en raison d’un risque de
contre productivité à long terme et d’autre part pour compenser un manque
probable de vigilance dans le chef des donateurs. Pour comparer un donateur
et un actionnaire, on peut supposer à la fois que le donateur standard sera
moralement plus exigeant (et donc aussi beaucoup plus réactif ) en cas de
pratique moralement problématique, et qu’il sera probablement aussi moins
vigilant en général que l’actionnaire, à la fois en raison de présupposés – parfois
infirmés – sur les motivations des acteurs de l’associatif et peut-être aussi car
il n’aurait pas d’intérêt direct de l’être, s’agissant d’un don dont il n’attendrait
rien en retour pour lui-même. Donner à une œuvre sociale est souvent fait les
yeux fermés, même si en cas de découverte de comportements moralement
raison pub.indb 119
119
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
D’une part, ceux qui donnent le font de manière volontaire. Et les donateurs
qui le font ont généralement un profil plutôt exigeant sur le plan moral. S’ils
sont exigeants sur le plan des fins, ils auront aussi tendance à l’être sur le plan
des moyens. Et le risque est dès lors grand que si des pratiques, justifiables
après examen détaillé mais jugées par la moralité commune comme immorales,
sont révélées, cela implique une perte de confiance envers les associations
concernées, et donc moins de dons à terme. La confiance est d’ailleurs d’autant
plus importante pour l’associatif que les dons sont totalement volontaires.
28/02/07 19:46:37
problématiques, la réaction des donateurs potentiels risque de n’en être que
plus dure. Faut-il donc ajuster les moyens aux fins ? Oui, à la hausse, mais
pour des raisons plus contingentes que principielles, des raisons qui ne sont
qu’indirectement éthique, et plutôt d’ordre prudentiel ou stratégique à long
terme 6.
CHOQUER OU CULPABILISER LES DONATEURS POTENTIELS : UN PROBLÈME ?
Une autre préoccupation possible concerne le recours à des textes ou images
qui jouent de façon éventuellement problématique, sur les sentiments des
personnes. Le code éthique de l’AERF précise ainsi que
120
« (…) L’utilisation d’éventuelles images de détresse humaine ne peut heurter
les sentiments des donateurs, et doit se limiter à illustrer des faits observés et
vérifiables (…) ».
L’objectif des pratiques publicitaires d’une ONG est bien sûr d’informer
l’ensemble d’une population sur une situation qu’elle estime problématique.
Mais il est aussi de faire en sorte que des bénévoles et donateurs potentiels
se mobilisent et agissent pour changer une telle situation. Il faut donc faire
savoir, mais aussi faire bouger. Il importe donc que l’on s’intéresse à ce qui est
susceptible de motiver une action, et de motiver en particulier des dons d’argent.
Cela fait longtemps que l’on se pose la question de savoir si une croyance est
suffisante pour motiver une action, ou s’il faut en plus un désir pour le faire.
La motivation à agir moralement est une affaire complexe. Si l’on voit quelqu’un
en train de se noyer, l’on peut vouloir l’aider pour diverses raisons :
– par pure adhésion à un système de règles morales, même en l’absence totale
de sentiments envers cette personne. La violation d’une telle règle serait perçue
comme source de culpabilité.
– par désir de venir en aide à une telle personne (par exemple en étant motivé
par des formes d’amour, d’amitié, de pitié, etc.)
– par peur que si l’on se trouvait soi-même dans cette situation, l’on ne soit pas
aidé (c’est ce que vise en partie l’approche en termes de voile d’ignorance).
6 Signalons une raison supplémentaire – propre à l’associatif – d’introduire des règles éthiques.
Il s’agit du fait qu’en raison de sa nature spécialisée, et orientée vers une fin particulière, une
association pourrait perdre de vue l’intérêt général, en ce compris la nécessité de respecter
dans le cadre de la poursuite de cet objectif un ensemble de contraintes tout aussi essentielles
du point de vue de l’accomplissement de l’intérêt général. Ici, ce ne sont pas les questions
d’exigence particulièrement forte des donateurs ou d’excès de confiance susceptible de
se retourner en forte défiance qui motivent cette focalisation sur des règles, c’est plutôt le
caractère focalisé, spécialisé de l’association, qui risque de lui faire perdre de vue d’autres
dimensions essentielles.
raison pub.indb 120
28/02/07 19:46:37
– par peur d’être jugé par autrui comme quelqu’un d’immoral, ce qui peut
s’ajouter au premier motif 7.
À nouveau, il nous semble que le problème principal des publicités choquantes
n’est pas que toute publicité de ce type soit moralement problématique. C’est
plutôt que le recours à la provocation risque fort d’amener à l’escalade et donc
à l’inefficacité. En effet, ce serait à nouveau pour une raison stratégique, plutôt
qu’éthique que le fait de choquer poserait problème. Pourquoi ? Parce que
choquer, c’est attirer l’attention d’une manière particulière en vue de conduire
à réagir. Or, l’attention étant une ressource rare, si choquer était efficace, cela
amènerait d’autres ONG concurrentes à recourir à la même technique, ce qui
risque de la banaliser et de ne plus attirer l’attention du tout. Ceci pourrait
donc rendre toute publicité choquante inefficace, voire conduire les donateurs
potentiels à devenir plus insensibles encore aux détresses concernées. Ainsi,
choquer dans un nombre limité de cas peut être éthiquement acceptable voire
requis. Par contre, la banalisation des messages choquants rendrait ceux-ci
inefficaces voire contre-productifs.
121
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
À cet égard, deux types de stratégies risquent de poser problème à certains :
celles qui visent à choquer et celles qui ont pour objectif de faire naître un
sentiment de culpabilité. Partons des campagnes « choquantes ». Poser une
affirmation choquante n’est pas nécessairement problématique sur le plan
éthique. Il y a des situations qu’il est difficile d’édulcorer au point qu’elles ne
soient plus choquantes. C’est le cas des grandes famines ou des massacres de
masse. Montrer de tels faits choquera en principe. Mais l’on voit mal en quoi
le fait pour une ONG de montrer de tels faits serait en principe problématique
sur le plan éthique, pour autant que les images ou les messages utilisés ne soient
pas dégradants pour les personnes représentées. Dans les mondes ségrégés dans
lesquels nous vivons il est souvent indispensable de choquer pour faire sortir les
personnes de leur routine et les amener à adopter une perspective différente sur
le monde qui les entoure. Car l’inertie de nos perceptions courantes est forte.
Que penser par ailleurs des messages culpabilisants ? Culpabiliser, c’est faire
en sorte que les personnes se sentent coupables de quelque chose. Face à une
situation de détresse, l’on peut vivre un sentiment de culpabilité pour au
moins deux raisons. On peut soit se sentir causalement coupable du problème
lui-même (ex : être actionnaire d’un constructeur de mines anti-personnel).
7 Voy. par exemple le slogan de www.DayForDarfur.org: « Une fois tous les corps enterrés au
Darfour, comment l’histoire va-t-elle nous juger ? » (in Le Monde, 13 octobre 2006, p. 13).
raison pub.indb 121
28/02/07 19:46:37
122
On peut se sentir coupable de la persistance de ce problème, en raison d’un
manque d’intervention de notre part, donc par abstention (ex : ne pas aider
financièrement les victimes d’une catastrophe naturelle qui n’avaient aucun
accès à l’assurance). On trouve des stratégies des deux ordres dans la littérature.
Pour illustrer la première, quelqu’un comme Thomas Pogge par exemple va
tenter de montrer que ce sont les institutions économiques internationales que
nous avons nous-mêmes contribué à mettre en place à travers l’action de nos
gouvernements démocratiques qui sont à l’origine d’une partie de la pauvreté
mondiale 8. Et c’est en raison d’une telle responsabilité causale que nous serions
tenus d’intervenir. Il peut apparaître à première vue très différent de se sentir
causalement coupable et de se sentir coupable en raison d’une abstention ex post
à l’égard de personnes qui n’ont nullement choisi de vivre leur détresse plutôt
que notre opulence. Est-il moralement problématique de culpabiliser (c’està-dire de se faire sentir coupables) les donateurs potentiels dans les cas où soit
elles sont causalement responsables d’un problème, soit la justice exige qu’elles
viennent en aide à ces personnes en détresse ? Nous ne le pensons pas. Lorsque
l’existence d’une faute morale (par action ou abstention) peut être défendue
sur base d’une théorie de la justice suffisamment cohérente, culpabiliser les
gens n’est en rien différent de leur offrir des lunettes si elles ont des problèmes
de vue.
L’on pourrait considérer une telle position comme excessive dans les cas où
nous ne serions pas causalement responsables (par action) de la situation des
personnes auxquelles il s’agit de venir en aide. Une telle critique surévalue
néanmoins l’importance morale à accorder à la responsabilité causale. Prenons
deux hypothèses. Dans le premier cas, j’ai poussé un enfant à l’eau et il est en
train de se noyer. Je suis donc causalement responsable de sa situation. Dans le
second cas, l’enfant est tombé à l’eau tout seul par accident et il est en train de
se noyer. Le fait générateur de mon obligation ne peut cette fois être recherché
dans un acte fautif de ma part. Si l’on considère que dans les deux cas, nous
sommes tenus de sauver l’enfant, il apparaît que nous serons coupables dans les
deux cas si nous restons inactifs face à une telle noyade. Il est donc légitime de
nous culpabiliser dans ces deux cas, c’est-à-dire de nous aider à percevoir que
nous sommes coupables (d’où l’analogie des lunettes). Bien sûr, dans le second
cas, je ne serai coupable d’aucune poussée fautive. Par contre, dans les deux cas,
je risquerai d’être coupable d’une abstention fautive si je ne fais rien pour sauver
8 Th. Pogge, 2002. World Poverty and Human Rights. Cosmopolitan Responsibilities and
Reforms, Cambridge : Polity Press, 296 p. Pour une critique de cet argument : Ph. Van Parijs,
2006. « Global Distributive Justice » (tapuscrit, à paraître)
raison pub.indb 122
28/02/07 19:46:38
En somme, le sentiment de culpabilité est certes désagréable. Mais s’il est à la
fois justifié sur le plan normatif et utile à réduire les souffrances plus grandes
encore des donataires de l’aide, nous ne voyons pas pourquoi, sur le plan des
principes, il faudrait exclure des actions mettant le doigt sur nos obligations de
justice et sur la culpabilité liée au fait de ne pas les respecter.
VERS UNE TRANSPARENCE SALARIALE POUR LES PROFESSIONNELS DE L’ASSOCIATIF ?
Parmi les questions à se poser par rapport à l’usage des fonds récoltés, il y a la
question du juste salaire. Elle n’est pas propre à l’associatif. Une fois que l’on
porte son regard sur les entreprises privées, le débat relatif au salaire des patrons
est omniprésent. Un tel salaire peut être jugé injustement élevé en particulier si
l’on le compare à celui d’un travailleur moyen dans la même entreprise. Dans
l’associatif, la fixation du salaire des professionnels doit tenir compte de trois
particularités. Il y a d’abord le fait que – contrairement à des actionnaires – les
donateurs se serrent la ceinture sans rien attendre en retour. Il y a ensuite le fait
que les professionnels travaillent au contact de nombreux bénévoles – qui sont
en réalité des donateurs de temps. Les donateurs d’argent et de temps nourriront
donc des attentes particulières à l’égard des professionnels de l’associatif,
raison pub.indb 123
123
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
l’enfant de la noyade. Qu’est-ce qui génèrera mon obligation dans le second
cas ? Le simple fait qu’une personne souffre d’une circonstance pire que la
mienne et que laisser subsister un tel écart de circonstances serait incompatible
avec l’idée que chaque être humain a une valeur fondamentale égale à celle
de son voisin. Ajoutons d’ailleurs que même lorsqu’on parle de responsabilité
causale (à savoir d’une obligation d’agir qui serait justifiée par la nécessité de
corriger une action fautive préalable dans le chef du même auteur), cela se fait
sur fond d’une théorie générale de la justice. Par exemple, dans un contexte de
compétition juste, lorsqu’un des compétiteurs remporte le marché escompté,
il n’est pas nécessairement tenu de compenser les compétiteurs évincés même s’il
a clairement dégradé leur situation par rapport à un monde où ce compétiteur
gagnant serait absent. Affirmer donc qu’en cas de responsabilité causale, c’est
l’acte initial de la personne comme tel (pousser l’enfant, ou soumissionner
pour un marché et l’emporter) qui génère l’obligation de réparer est abusif.
Ceci signifie donc non seulement que la responsabilité causale n’est pas la seule
source possible de nos obligations de justice. Cela signifie surtout que l’acte
dommageable ne donnera lieu à réparation que si une théorie générale de la
justice le qualifie de fautif. Il faut donc remettre en cause à la fois le caractère
exclusif et la nature spécifique de la responsabilité causale comme source
d’obligations de justice.
28/02/07 19:46:38
souhaitant probablement qu’eux aussi se serrent un peu la ceinture. Il y a enfin le
fait que, dans le cas spécifique de l’humanitaire, un professionnel va se retrouver
en contact direct avec des bénéficiaires particulièrement démunis, ce qui rendra
l’écart de leur condition matérielle respective particulièrement criant.
124
Il me paraît nécessaire de faire à cet égard deux remarques. Si un médecin
résidant dans un pays développé intervient au Darfour pour une ONG afin de
sauver des vies humaines, il ne me semble pas qu’il faille déterminer le niveau
juste de son salaire différemment de celui d’un médecin de campagne ou d’un
médecin spécialiste resté au pays, au contact de patients en moyenne bien plus
favorisés. Que nous soyons tous tenus d’en faire plus pour les civils du Darfour
et d’ailleurs est une chose. Mais qu’un médecin expatrié ait une plus grande
obligation de se serrer la ceinture qu’un médecin qui ne voyagerait pas n’en
découle nullement. La même chose vaut à mon sens par rapport à la relation
entre les donateurs (d’argent et/ou de temps) et les professionnels de l’associatif.
En somme, un professionnel de l’associatif n’a pas à notre sens pas d’obligations
plus importantes envers les plus démunis que le reste de la société, même s’il
est en contact immédiat avec ces personnes démunies, ou avec des donateurs
particulièrement généreux. On pourrait en effet avoir le sentiment que si le
donateur fait un effort, le professionnel devrait le faire aussi (burden-sharing),
de même par exemple qu’on pourrait exiger que dans le commerce équitable,
chacun des types d’acteurs de la chaîne commerciale y aille de sa contribution
à l’effort d’équité. Que vous ayez le courage d’être un acteur de première ligne
ou que vous soyez entouré de gens particulièrement généreux n’accroît pas pour
autant vos obligations morales par rapport à celle d’une personne quelconque
prise aléatoirement dans la même société. Ceci laisse bien sûr ouverte la question
de savoir si nos sociétés dans leur ensemble sont à la hauteur de ce qu’exige la
justice envers les plus défavorisés. Une illustration de ce point est celle qui
consisterait à affirmer que le patron d’une entreprise à but lucratif serait en droit
de gagner bien plus que celui d’une ONG parce que la finalité de son entreprise
serait par définition le profit. Une telle affirmation est bien sûr irrecevable pour
une théorie de la justice puisqu’elle implique qu’il suffirait de se définir des fins
amorales pour échapper à toute exigence morale.
Ceci nous conduit à un second point. Il est indubitable que plus l’élasticité
productivité-revenu est limitée, plus il est possible pour les associations de
pratiquer une modération salariale qui se fasse au profit d’un bénéfice plus
grand encore pour les destinataires de l’association, en particulier quand il s’agit
d’humanitaire. La difficulté est bien sûr que les théories de la justice elles-mêmes
sont loin de nous fournir une théorie satisfaisante du salaire juste (différente
raison pub.indb 124
28/02/07 19:46:38
RENDRE DES COMPTES … À QUI ?
Un quatrième débat intéressant concerne l’identification des personnes
à qui il importerait de rendre des comptes sur l’utilisation des fonds dans
une association sans but lucratif. Une réflexion complète sur cette question
nécessiterait une comparaison fine avec la situation que connaissent les États et
les entreprises privées. À première vue, trois spécificités de l’associatif méritent
notre attention.
La première catégorie intéressante est celle des donateurs non-membres et
des bénévoles. Dans un État démocratique, le contribuable est généralement
aussi citoyen. Il est titulaire à ce titre du droit de vote dont le poids est d’ailleurs
indépendant du montant de ses contributions. Et dans une entreprise, si
on laisse de côté les actions sans droit de vote, l’actionnaire peut participer
à l’assemblée générale des actionnaires et y voter à hauteur du pourcentage
représenté par ses actions. Mais si les associations sans but lucratif ont aussi
une assemblée de membres, il arrive fréquemment qu’il y ait un recouvrement
très imparfait de ses membres et de ses donateurs, en raison de la présence
de donateurs non-membres, ces derniers étant dès lors sans voix alors que
dans certains cas, ils représentent un pourcentage significatif des ressources
annuelles d’une association. De même, on voit se développer la pratique de
raison pub.indb 125
125
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
par exemple d’une référence au salaire d’équilibre en compétition parfaite).
Il est alors tentant d’en appeler à une plus grande transparence salariale, dans
l’espoir que là où les théories de la justice ont du mal, les donateurs eux-mêmes
sauront se positionner sur cette question du salaire juste pour les professionnels
des associations qu’ils financent ou dans lesquels ils investissent du temps.
Pourtant, l’idée de transparence salariale doit être envisagée avec prudence, pour
deux raisons. D’abord, dans bien des cas, elle est inefficace si les destinataires
de cette transparence sont relativement indifférents au niveau de salaire des
professionnels en question. Ensuite, cette transparence peut en réalité susciter
une escalade salariale plutôt qu’une modération. En effet, si un professionnel
de l’humanitaire se rend compte qu’une autre ONG que la sienne paie mieux
ses managers ou ses médecins, il pourra être tenté de la rejoindre, ce qui
poussera son ONG d’origine, si elle souhaite le garder, à augmenter son salaire.
La transparence ne rend en effet l’information disponible pas qu’aux bénévoles
et donataires, mais aussi aux professionnels de l’associatif. La transparence peut
dès lors être inefficace, si elle ne donne lieu qu’à de l’indifférence de la part des
bénévoles et donateurs, et contre-productive si elle ne fait qu’offrir un levier en
plus aux plus avides.
28/02/07 19:46:39
dons à faibles montants, notamment dans le chef d’étudiants. La difficulté
propre à ces donateurs non-membres est qu’ils apportent généralement de
très petits montants (souvent en cash) et sont extrêmement nombreux. Une
telle dispersion des donateurs rend particulièrement difficile la mise en place
d’institutions permettant de leur donner une voix, au-delà de la possibilité qui
leur est toujours offerte de poursuivre ou non leurs dons en cas de désaccord
avec les choix posés par les ONG concernées. Notons cependant l’expérience
d’un syndicat des donateurs aux Pays-Bas. Quant aux bénévoles, à savoir des
personnes qui donnent du temps, ils sont dans certains cas plus facilement
identifiables et aussi souvent membres de l’association concernée. Mais ce n’est
pas nécessairement le cas. Il importe qu’ils puissent aussi intervenir qualitate
qua 9.
126
Une seconde spécificité est liée aux différences existant entre les bénéficiaires
potentiels de l’action associative – et singulièrement humanitaire – d’une
part, et les clients d’entreprises ou les citoyens ou résidents d’un État. Dans
une ONG humanitaire par exemple, l’on se trouve bien souvent face à une
situation où une partie significative de ceux qui contribuent (les donateurs et
bénévoles) ne reçoivent rien en retour, et où les bénéficiaires de l’aide reçoivent
sans rien donner en retour (mis à part de la reconnaissance, ce qui n’est certes
pas négligeable). Si l’on se penche sur les États, le résident ou le citoyen qui
bénéficie des services publics est aussi souvent un contribuable. Et dans les
entreprises, tant l’actionnaire (qui reçoit ses dividendes) que le client (qui
consomme les produits) contribuent chacun par une contribution financière.
Dans les États, l’on rend des comptes aux citoyens, et dans les entreprises aux
actionnaires (et parfois aux travailleurs). Par contre, l’on dispose rarement
d’assemblées générales de clients dans le cas des entreprises, ni d’assemblées
générales de bénéficiaires dans les ONG. Donc, ces derniers se trouvent
souvent dans une situation analogue à celle des clients dans les entreprises.
Avec deux différences malgré tout. L’une est que les personnes aidées par
les ONG n’ont généralement pas le choix de leur ONG, alors que dans des
marchés minimalement concurrentiels, les clients sont en mesure de changer
de fournisseur de produits en cas de désaccord avec la politique d’entreprise
adoptée. L’autre est que puisque le client paie, la menace qu’il cesse d’acheter
un produit constitue pour lui un pouvoir que le bénéficiaire de l’aide n’a pas
– même si les ONG ont besoin de bénéficiaires pour pouvoir continuer à
justifier leur existence.
9 Sur la situation en droit belge sur ce point : D. Dumont & P. Claes, 2006. Le nouveau statut des
bénévoles, Bruxelles : Larcier (coll. « Les dossiers du journal des tribunaux »), pp. 80-83.
raison pub.indb 126
28/02/07 19:46:39
La situation spécifique des bénéficiaires d’aide pose en réalité des difficultés
particulières. La première est de nature plus institutionnelle et la seconde
d’ordre normatif. Première difficulté : dans bien des cas – et contrairement
à l’hypothèse que nous venons d’envisager – , une consultation un tant soit
peu délibérative des bénéficiaires de l’aide pourrait amener une association
à réévaluer ses objectifs si les demandes s’avèrent justifiées. Disposons-nous
d’exemples de telles consultations ? Pas directement à notre connaissance
dans le monde des ONG. Par contre, les modèles de participation des groupes
d’utilisateurs d’une ressource comme l’eau au Brésil pourraient certainement
servir de source d’inspiration à cet égard 10.
127
axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds
Seconde difficulté est normative. Imaginons des donateurs parfaitement
informés sur la réalité quotidienne de l’existence des bénéficiaires visés. Quid
alors si des donateurs souhaitent financer la constructions de puits pour l’eau
potable alors que les bénéficiaires potentiels préfèreraient utiliser les fonds
pour la construction d’un lieu de culte, quitte à boire une eau un peu plus
polluée (santé du corps v. paix des âmes) ? Quid d’un ensemble de donateurs et
donatrices du nord qui verraient en l’émancipation des femmes – en ce compris
la lutte contre l’excision – une priorité, mais ne seraient pas nécessairement
suivis par les sociétés qu’ils souhaitent aider ? Se profilent respectivement la
question du paternalisme (lorsque l’on traite de la définition de la vie bonne) et
celle des limites de la tolérance (lorsque l’on fait face à des questions de société
juste). Dans quelle mesure faire droit à l’analyse de donateurs – par hypothèse
bien informés des réalités locales – alors que les donataires ont une perception
totalement différente de ce qui améliorerait effectivement leur existence ?
Ces questions du paternalisme et de la tolérance prennent d’ailleurs ici une
couleur différente des cas habituels. Si l’on se limite au paternalisme, il s’agit
en effet non pas pour des individus de faire usage de leur pouvoir coercitif,
comme c’est le cas pour la ceinture obligatoire ou l’enseignement obligatoire
à programme collectivement défini. Il s’agit au contraire de conditionner leur
aide à des bénéficiaires potentiels à l’acceptation par ces derniers d’une vision
de la vie bonne qu’ils n’auraient pas choisis s’ils avaient été seuls. L’espace nous
manque pour traiter en détail de cette question. Mais il est évident que rendre
des comptes aux donataires potentiels, c’est s’exposer à devoir argumenter
sur les questions du paternalisme et/ou de la tolérance lorsque donateurs et
donataires ont des perceptions différentes de ce qui fait une vie réussie et une
société juste.
10 Ch. Brannstrom, 2004. « Decentralizing Water Resource Management in Brazil », European
Journal of Development Research, vol. 16(1) : 214-234.
raison pub.indb 127
28/02/07 19:46:39
Notons enfin une troisième spécificité des ONG : elles bénéficient de la part
des États d’exemptions fiscales en matière de donations ainsi que de subsides
parfois extrêmement importants. Il est dès lors essentiel qu’elles rendent des
comptes aux citoyens des États dans lesquels elles opèrent, et ce en répondant
aux exigences des administrations des États concernés.
CONCLUSION
Réinsistons sur deux points. Le premier, c’est que nous prenons souvent pour
des exigences éthiques fortes ce qui n’est souvent qu’une exigence résultant
d’une préoccupation strictement stratégique, qui ne serait qu’indirectement
éthique. Or, il est essentiel, quand nous nous fixons des règles, de savoir ce
qui les justifie. Cela seul nous permettra éventuellement d’y déroger ou de les
changer dans des hypothèses où le contexte l’exigerait.
128
Le second point, est que l’examen des parties prenantes des associations
permet d’identifier des spécificités telles que la situation des donateurs non
membres, celle des bénévoles et celle des bénéficiaires. Ces catégories d’acteurs
rendent les associations assez différentes des États et des entreprises à but
lucratif. De nouveau, il est essentiel d’identifier à la fois quelle est la nature
de ces différences et pourquoi elles revêtiraient une importance quelconque
pour les questions éthiques posées. Nous avons tenté d’en pointer deux,
d’une part au regard de la question salariale, et d’autre part en ce qui concerne
l’exigence d’ « accountability ». Mais il est clair qu’une fois repensée la forme
institutionnelle des ONG au regard de ces types particuliers de parties prenantes,
l’on ne manquera pas de retomber sur des questions plus substantielles, telles
que « qu’est-ce qu’un salaire juste ? » ou « les donateurs doivent-ils renoncer à
tout paternalisme ? ».
raison pub.indb 128
28/02/07 19:46:39
DROITS, ÉTAT ET THÉORIE DE LA DISCUSSION 1
Klaus Günther
129
raison publique n°6 • pups • 2007
La théorie discursive du Droit se distingue des autres théories connues de
l’État de droit, comme celles défendues par les traditions libérale et républicaine
par exemple, essentiellement par le fait qu’elle introduit l’élément du discours
rationnel. Rappelons brièvement l’idée centrale de cet élément, selon laquelle
une norme n’est valable que lorsqu’elle peut être acceptée par toutes les parties
concernées en tant que participants à une discussion rationnelle 2.
Bien entendu, l’État de droit démocratique n’est pas une réalisation immédiate
de ce principe de la discussion. Il résulte plutôt d’un entrecroisement de ce
principe et de la forme du droit. Cette forme du droit contient déjà le droit
subjectif à la liberté d’action. Cet entrecroisement du principe de la discussion
et de la forme du droit induit un système de droits qui se compose, en plus des
droits essentiels et subjectifs à la liberté d’action, des garanties constitutionnelles
se rapportant à la participation politique et à l’intégration sociale. À travers le
droit à la participation politique, une procédure démocratique et délibérative
est institutionnalisée, procédure qui concrétise le système d’abord abstrait de
droits de l’homme et droits fondamentaux.
Cette conception de l’État de droit démocratique, fondée sur la théorie
discursive, a soulevé, surtout du côté libéral, une série d’objections auxquelles
je répondrai par la suite. Je profiterai de la réfutation de ces objections pour
clarifier la conception en question. Je me réfèrerai essentiellement à trois
objections : (1) La théorie discursive du droit ne pourrait pas maintenir la thèse
du caractère co-originaire des droits de l’homme et de la souveraineté populaire.
(2) La théorie discursive du droit ne pourrait pas fonder le caractère présumé
raisonnable des décisions prises par voie démocratique et délibérative, car il y
aurait, entre la raison et la décision, comme entre la raison et la procédure, un
hiatus indépassable. (3) La théorie discursive du droit ne pourrait ni fonder,
ni garantir dans une mesure suffisante un droit fondamental dans le monde
1 Ce texte a été présenté lors d’une rencontre organisée par l’Institut Goethe de Tunis et la Faculté
des Sciences humaines et de Sociales sur le thème : l’École habermassienne du droit.
2 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 123.
raison pub.indb 129
28/02/07 19:46:40
moderne, le droit subjectif à la liberté négative. Dans la perspective de la théorie
discursive, ce droit serait au mieux un mal nécessaire, à tout le moins une
condition fonctionnelle aux discussions démocratiques.
DROITS DE L’HOMME ET SOUVERAINETÉ POPULAIRE
130
raison pub.indb 130
Dans la conception de la théorie discursive du principe de souveraineté populaire
réapparaît, quoique cependant d’une manière plus aiguë, un problème déjà soulevé
par Kant et Rousseau. Lorsque le peuple souverain, appliquant la procédure
discursive, délibère et décide de la validité du droit, n’est-t-il pas à craindre qu’il
pourrait également se placer au-dessus des droits de l’homme ? Depuis Jean Bodin,
la souveraineté politique est chargée du pouvoir législatif, qui, lui, ne peut être
limité par aucune instance supérieure. De ce pouvoir absolu résulte une tension à
l’égard des droits de l’homme, dont la fonction première est de protéger l’individu
contre le pouvoir politique. Le pouvoir absolu du législateur souverain doit être lié
à ce qui est permis par les droits de l’homme. Mais si cela signifie inversement que
les droits de l’homme jouissent d’une priorité normative sur la législation politique,
alors la législation ne serait plus souveraine. Si dans la conception de la théorie
de la discussion cette tension devient plus aiguë, c’est parce que la démocratie
délibérative se porte garante de la légitimité stricte du droit. On pourrait alors faire
jouer la légitimité en soi existante des droits de l’homme contre une législation
délibérative, génératrice de légitimité. Cette relation de tension se transforme en
conflit de politique constitutionnelle partout où a été institutionnalisé, à côté du
pouvoir législatif démocratique, un tribunal chargé de vérifier la conformité des
actes législatifs à la constitution, et notamment aux droits fondamentaux et droits
de l’homme, dont celle-ci se porte garante.
L’allégation selon laquelle les droits de l’homme mettraient une limite au pouvoir
législatif souverain du peuple, est une des positions centrales du libéralisme.
Elle prend racine dans la crainte, remontant à l’antiquité, d’une domination
démocratique de la minorité par la majorité. Comme l’expérience historique
nous l’enseigne, cette crainte n’est nullement sans fondement. Elle prend forme
surtout lorsque, pour des raisons économiques ou culturelles, il existe dans une
communauté juridique des majorités et des minorités structurelles. Dans ce cas,
la séparation entre majorité et minorité serait insurmontable. Chaque décision
majoritaire et démocratique confirmerait et accentuerait cette séparation.
La majorité pourrait décider des lois démocratiques par lesquelles elle serait
elle-même avantagée et la minorité désavantagée. Dans ces cas, il est important
que ceux qui font partie de la minorité disposent, en tant qu’individus, au
moins des droits de l’homme, lesquels ne peuvent être mis en cause ou vidés de
leur sens par la majorité.
28/02/07 19:46:40
131
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
Il est bien évident que si on comprend les droits de l’homme comme une
limite infranchissable et donc avant tout comme une limitation de la législation
démocratique, un autre problème se pose. Les codifications connues des droits
de l’homme jouissent d’une qualité que Napoléon disait être celle d’une
bonne constitution : Elles doivent être brèves et obscures. Leur brièveté fait
apparaître leur caractère évident et établit un lien étroit avec des intuitions
morales fondamentales, qui se nourrissent le plus souvent d’expériences
historiques négatives. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme, qui sert de
préambule à la Déclaration de l’Indépendance américaine de 1776, prétend
ne reprendre que des vérités « évidentes par elles-mêmes » (“we hold these
truths to be self evident...”). Dans le préambule de la « Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen » de 1789 en France, il est question de « principes
simples et incontestables ». Le droit de l’homme à la liberté tire son évidence de
l’expérience négative d’arrestations arbitraires et sans garanties légales (habeas
corpus), de la coercition État ique à l’encontre d’une confession religieuse non
tolérée et des interventions État iques arbitraires dans l’activité économique,
qui est d’ordre privé et autonome ; le droit de l’homme à la propriété tire son
évidence de l’expérience négative de la saisie et de l’expropriation arbitraires.
D’un autre côté, le prix de cette évidence, qui se nourrit de l’expérience passée
de l’injustice, est, cependant, une indétermination notoire des droits de l’homme
par rapport aux cas d’application présents et à venir. Ceci est dû avant tout à leur
abstraction, au moins à trois égards : à l’égard du cercle de destinataires (contre
qui sont dirigés les différents droits de l’homme ?), à l’égard de l’objet (quels droits
en particulier sont impliqués par le droit général et commun à la liberté ?) et à
l’égard des limites (comment le droit général et commun à la liberté se comportet-il à l’égard des autres droits de l’homme ?) 3. Compte tenu des multiples
conflits et problèmes qui se posent dans une société moderne et complexe, avec
une pluralité de modes de vie, un système social et une répartition du travail
fonctionnellement différenciés, on ne peut s’attendre à ce que l’évidence morale,
tirée d’expériences négatives du passé, suffise pour tirer des droits de l’homme
une réponse concrète et univoque aux conflits actuels. Les droits de l’homme ne
sont donc pas fixés une fois pour toutes, mais nécessitent une interprétation, une
concrétisation et un perfectionnement constants.
On arrive au même résultat lorsqu’on prend connaissance du fait que les droits
de l’homme n’existent pas dans une pureté idéale, mais toujours dans une forme
concrète, codifiée et positive. En tant que tels ils sont le résultat d’une procédure
3 Robert Alexy, L’institutionnalisation des droits de l’homme dans l’État constitutionnel
démocratique (en allemand), in: Stefan Gosepath u. Georg Lohmann (éd.), Philosophie des
droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 244-264 (253 sq.).
raison pub.indb 131
28/02/07 19:46:40
132
formelle qui s’achève en règle générale par une décision majoritaire. D’une
part, ils apparaissent dans les codifications de droits de l’homme, comme la
Déclaration générale des droits de l’homme des Nations Unies de 1948, les deux
pactes des droits de l’homme des Nations Unies de 1966, ou de la Convention
Européenne des Droits de l’Homme de 1950. D’autre part, ils figurent dans
les constitutions nationales et État iques, sous forme de droits fondamentaux.
En tant que résultats d’un processus historique de décision particulier, les
droits de l’homme se réfèrent toujours à une communauté particulière, avec ses
expériences et son horizon d’attente propres 4. Ces actes de « positivation » sont
en outre soumis aux contraintes d’un savoir fini et d’un temps limité. Même avec
tous les efforts possibles, un législateur ne pourra jamais rassembler toutes les
informations nécessaires à sa décision, ni tenir compte de manière adéquate de
toutes les informations disponibles, pour écarter jusqu’à la dernière incertitude.
En outre, l’horizon des connaissances à l’égard de l’avenir est toujours limité.
Ainsi, chaque décision doit être prise dans l’incertitude. Le législateur ne
peut pas non plus attendre éternellement pour prendre sa décision : un droit
positif est nécessaire pour réagir à des conflits actuels – retarder la décision
jusqu’au moment, impossible à atteindre de toutes les manières, où tout le
savoir nécessaire serait disponible, trahirait la justice de la même manière qu’une
décision rapide, entachée du risque de l’incertitude.
Cependant cette limitation n’est pas seulement fondée sur le principe de
finitude et de faillibilité auquel tout notre savoir théorique et pratique est
soumis. En raison de cette limitation, nous pouvons toujours échouer dans
notre connaissance du monde objectif comme du monde social, et apprendre
de nos échecs. À la différence du monde des lois physiques et des données
objectives, notre monde social et pratique est marqué par le fait que nous
pouvons le modifier fondamentalement. Ceci apparaît clairement dans le
fait que des hommes mettent à profit une prévision concernant leurs actions
futures, pour modifier leurs projets d’action, et falsifier la prévision même de
leurs actions (une circonstance qui, à la bourse p. ex., voue à l’échec toute
prévision concernant l’évolution des cours) 5. Alors que la connaissance des
sciences physiques se rapporte à un monde objectif préexistant, les objets auquel
s’applique la connaissance morale et à la pratique sont forgés par les hommes
eux-mêmes. À titre d’illustration, un exemple extrêmement simplifié : les
conflits sociaux et les problèmes de coordination d’une société agraire ne sont
4 Albrecht Wellmer, « Droits de l’homme et démocratie » (en allemand), in: Stefan Gospath u.
Georg Lohmann (éd.), Philosophie des droits de l’homme, Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 265291.
5 Comme l’a montré Karl Popper, cette capacité propre à l’homme contredit les philosophies de
l’histoire. Voir Karl Popper, La misère de l’historicisme, Plon, Paris, 1956, p. 10.
raison pub.indb 132
28/02/07 19:46:40
133
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
pas de même nature que ceux d’une société industrialisée et capitaliste, alors
que la loi physique de la gravitation reste inchangée, tant que les constantes
élémentaires de la nature ne se modifient pas 6. Le monde moral et pratique
est par essence de nature historique, et l’avenir est en principe ouvert pour les
hommes, dans la mesure où c’est à travers leurs actions qu’ils doivent modeler
leur avenir et qu’ils peuvent le modifier. Si les hommes pouvaient prévoir leur
avenir de la même manière qu’ils peuvent anticiper des événements naturels à
l’aide des lois de la nature, alors il ne leur serait pas nécessaire de réguler leur
comportement avec des normes, mais ils pourraient se limiter à des influences
causales réciproques, fondées sur les lois naturelles. C’est une des raisons qui font
que les hommes sont libres à l’égard de leurs actions futures, dans le cadre, bien
sûr, des lois de causalité naturelle. Dans des conditions identiques, ils auraient
pu agir autrement que ce qu’ils avaient effectivement fait, s’ils avaient pris des
décisions différentes. C’est essentiellement cette circonstance qui explique
pourquoi la meilleure tentative, dans des conditions approchant de l’idéal, de
fonder les droits de l’homme de manière discursive, peut seulement conduire à
des décisions qui ne peuvent prétendre qu’à une validité provisoire 7. Ainsi, des
normes morales fondées nécessitent également un discours d’application, alors
que cette double étape n’existe pas pour les lois naturelles 8.
Parallèlement pourtant, les droits de l’homme dépassent dans leur prétention
de validité toute communauté historique particulière, tout comme ils dépassent
la compréhension qu’une communauté a d’elle-même, telle qu’elle résulte de
sa situation de vie actuelle et de l’interprétation de son passé et de son avenir.
Comme le montre l’histoire des droits de l’homme jusqu’à nos jours, le groupe
des détenteurs de ces droits a été successivement élargi (un exemple connu :
l’extension des droits, initialement destinés aux hommes, aux femmes). En ce
sens, les droits de l’homme fonctionnent comme des « clés » pour les personnes
qui jusque là étaient exclues et traitées de façon inégalitaire. Par ailleurs,
l’histoire des droits de l’homme jusqu’à nos jours montre que ces derniers ont
eu successivement affaire à un nombre croissant de cas de traitement inégal, et
qu’ils ont soumis cette pratique existante de traitement inégal à une exigence
de justification. En raison de leur caractère abstrait et indéterminé, les droits de
6 Bien entendu, nous pouvons nous tromper dans notre connaissance théorique de la nature et
donc échouer face à elle ; cet échec est néanmoins d’une autre nature que la compréhension
du caractère injuste d’une norme morale et pratique.
7 Klaus Günther, « Un concept normatif de la cohérence pour une théorie de l’argumentation
juridique » (en allemand), in: Rechtstheorie 20 (1989), p. 163ff. (182); Jürgen Habermas,
De l’éthique de la discussion, Éditions du Cerf, 1992 ; Idem., « Justesse ou Vérité », in Vérité et
justification, Gallimard, 2001.
8 Cf. Klaus Günther, Le sens pour la pertinence (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1988.
raison pub.indb 133
28/02/07 19:46:41
134
l’homme doivent être concrétisés et rester toujours liés, dans leur forme positive
à l’expérience et à l’horizon d’attente d’une communauté historiquement située.
En même temps, leur dynamique interne démontre qu’ils prétendent à une
validité qui dépasse l’incontournable « provincialité » temporelle, concrète et
sociale. Si ces observations sont exactes, l’argument libéral selon lequel les droits
de l’homme devraient limiter la souveraineté du législateur démocratique,
s’avère problématique, au moins de ce point de vue : Il laisse sans réponse la
question de savoir quelle instance doit être habilitée à décider, – et en fonction
de quels critères – , si un législateur a épuisé correctement les potentialités des
droits de l’homme et s’il les a interprétés d’une manière adéquate.
Cette question peut trouver une réponse de deux côtés : du côté des droits de
l’homme et du côté de la démocratie. En tant que droits universels, les droits
de l’homme ont une structure auto-référentielle. S’ils sont valables pour tous les
hommes, c’est-à-dire pour tout un chacun, il est impossible alors qu’un homme
puisse accorder ces droits à tous les autres et qu’il décide de leur contenu. À la
différence d’autres droits positifs et subjectifs qui peuvent être attribués et
également retirés par une instance autorisée, les droits de l’homme sont dans
leur origine strictement horizontaux. Les droits de l’homme ne peuvent être
donnés et accordés que mutuellement par tous les hommes 9. Seuls les hommes
eux-mêmes peuvent décider de leur contenu et de leur étendue. Car il est dans
l’esprit des droits de l’homme que les hommes s’accordent à eux-mêmes le droit
à l’autodétermination, et ceci avant tout en ce qui concerne l’interprétation et
la création des droits de l’homme 10. Ce faisant ils sont néanmoins soumis
aux restrictions et réserves mentionnées ci-dessus et qui s’appliquent à tout
savoir moral et pratique. Maintenant on peut penser – et c’est ainsi que
Thomas Hobbes a conçu le Léviathan – que la stricte horizontalité des droits
de l’homme se limite à leur origine. Dans ce cas, les hommes s’accordent une
seule fois mutuellement les droits de l’homme et confient leur création et leur
concrétisation ultérieures à une instance législative ou juridictionnelle. Ces
droits rentrent ensuite dans une relation verticale avec cette instance. Celle-ci
interprète les droits de l’homme originellement abstraits, leur donne une forme
positive et les fait évoluer en fonction de nouveaux cas d’application. Mais
alors, l’autonomie serait de nouveau perdue. L’alternative consiste à intégrer la
stricte horizontalité elle-même dans la suite du processus de concrétisation des
9
Klaus Günther, « Le droit rationnel – Après le moment manqué de sa réalisation » (en
allemand), in: Kritische Justiz 25 (1992), p. 178 sqq. (p. 188).
10 Historiquement, ce n’est pas tant le contenu des droits de l’homme que le pouvoir « autooctroyé » et généralisé des hommes de décréter des droits qui a suscité l’opposition des
conservateurs et des églises chrétiennes, lesquelles craignaient l’usurpation d’une position
semblable à celle de Dieu et donc une répétition du péché originel.
raison pub.indb 134
28/02/07 19:46:41
135
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
droits de l’homme. Dès lors ce sont les hommes eux-mêmes qui décident – en
dernière instance- de la concrétisation : « La connexion irrévocable entre les
droits de l’homme et la souveraineté populaire réside alors dans le fait que seuls
les bénéficiaires des droits eux-mêmes peuvent décider du contenu de leurs
droits » 11.
Inversement, la dépendance de la démocratie vis-à-vis des droits de l’homme
apparaît moins clairement. Il existait historiquement et il existe certainement
encore aujourd’hui des formes de démocratie qui nient une relation avec les
droits de l’homme et qui donc, soit limitent la démocratie par les droits de
l’homme, soit sacrifient les droits de l’homme d’une minorité à une démocratie
majoritaire et populiste. Le premier cas découle d’une conception libérale
de la démocratie, selon laquelle celle-ci n’est qu’un agrégat de préférences
individuelles débouchant sur des décisions majoritaires changeantes, dont il
convient de protéger les droits de l’homme des minorités concernées. Dans le
deuxième cas, la démocratie ne représente rien d’autre que l’ethos homogène
d’une communauté particulière qui discrimine et exclut des minorités à travers
ses décisions majoritaires. Dans les deux cas, on passe à côté du but de la
démocratie. Elle n’est ni un processus destiné à la simple addition de préférences
individuelles, ni un organe à travers lequel un ethos collectif s’exprime et
s’accomplit.
Seule la théorie de la discussion, dans sa conception délibérative de la démocratie,
permet de relier cette dernière de façon productive aux droits de l’homme. C’est
ce lien aux droits de l’homme qui rend possible l’institutionnalisation juridique
de la démocratie, et ce de manière à ouvrir la voie à la fois à « l’inclusivité » et
à l’ouverture du processus démocratique. C’est uniquement sous la condition
des droits de l’homme que chaque personne a le même poids et que chacun a le
même droit de prendre position à travers le «oui » ou le « non ». Inversement,
chacun a le même droit d’exiger que chaque décision politique soit justifiée
devant lui. Seuls les droits de l’homme garantissent la participation politique
volontaire et «l’inclusivité » du processus démocratique. Habermas exprime ceci
dans le principe « D » selon lequel seules sont valides les normes, auxquelles
toutes les personnes éventuellement concernées peuvent acquiescer en tant que
participants à un discours rationnel 12. Le caractère discursif de la démocratie
délibérative soumet en outre les préférences individuelles de chaque citoyen à un
processus de révision mutuelle, car aucun intérêt d’un particulier ne peut être
11 Ingeborg Maus, « Droits de l’homme comme normes conférant un pouvoir à la politique
internationale, ou la cohésion détruite entre droits de l’homme et démocratie »), in: Hauke
Brunkhorst et coll. (éd.), Le droit aux droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main,
1999, p. 276-292 (287).
12 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 123.
raison pub.indb 135
28/02/07 19:46:41
obligatoire pour tous les autres, sans avoir été soupesé, à la lumière d’arguments
et de contre arguments, par tous les autres. Le processus de la simple addition de
préférences individuelles, en revanche, bute sur les difficultés connues relatives
à la mesure des quantités et qualités subjectives. Wellmer a défini la relation
entre droits de l’homme et démocratie comme suit : « Si, d’un côté, le discours
démocratique est soumis aux droits de l’homme, ce n’est, d’un autre côté,
qu’en son sein qu’ils sont constamment réalisés, c’est-à-dire continuellement
interprétés et appliqués ; il ne peut y avoir aucune instance au-dessus et en
dehors de ce discours qui puisse décider en dernier lieu quelle serait la bonne
interprétation et concrétisation de ces droits fondamentaux » 13.
DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE : PROCÉDURE OU SUBSTANCE ?
136
Si l’interprétation et la mise en forme des droits de l’homme est l’affaire du
processus démocratique, la légitimité du résultat dépend alors de la manière
dont se déroule ce processus. Mais est-ce que des procédures délibératives
et démocratiques peuvent garantir une légitimité suffisante ? N’y a-t-il pas
suffisamment d’expériences historiques qui démontrent qu’une conviction
substantielle peut contredire un résultat obtenu conformément à la procédure ?
N’y a-t-il pas des vérités au-delà du discours qui ne devraient pas être révisées
par ce dernier, même s’il est aussi rationnel que possible ? Derrière ces questions
se cachent au moins deux objections contre la théorie discursive du droit 14 : la
tension entre la rationalité discursive et la décision (a) ainsi que la tension entre
le discours rationnel et la motivation rationnelle (b).
(a) Les procédures débouchent sur une décision plus ou moins arbitraire. Mais
est-ce que la « justesse » doit dépendre d’une décision ? Il y aurait alors un hiatus
entre ce qui a réellement trouvé approbation et ce qui mérite approbation. Ce qui
mérite approbation serait alors indépendant de ce qui, à l’issue d’une procédure,
a réellement été approuvé. Cette objection dissimule en fait les caractéristiques
discursives particulières de la procédure. Une décision d’approbation doit être
13 Albrecht Wellmer, « Hannah Arendt et la révolution »), in: Hauke Brunkhorst et coll. (éd.),
Le droit aux droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1999, p. 125-156
(146); idem, « Conditions d’une culture démocratique »( en allemand), in idem., Finales :
La modernité inconciliable (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 54-80 (60 sqq.).
14 Dans ce qui suit, je me réfère à une discussion orale entre Jürgen Habermas et Ronald Dworkin,
qui a eu lieu en 1994 lors d’un colloque d’auteurs au centre de recherche interdisciplinaire
à Bielefeld et dont quelques extraits ont été repris dans : Ronald Dworkin, Jürgen Habermas
et Klaus Günther, « le droit régit-il la politique ? »), In: Ulrich Boehm (éd.), Philosophie
aujourd’hui (en allemand), Francfort/New York 1997, p. 150-173. Sur ce point voir aussi
la réponse de Habermas aux objections de Bernhard Peters, in: Habermas, L’intégration
républicaine, Fayard, p. 322 sq.
raison pub.indb 136
28/02/07 19:46:42
raison pub.indb 137
137
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
précédée d’un examen public qui inclut les arguments échangés de tous les
côtés. Ces caractéristiques de la discussion fondent le caractère rationnel de la
procédure. Une décision qui s’y appuie n’est alors plus arbitraire ou hasardeuse,
mais rationnellement motivée. La volonté d’approbation est alors déterminée
par une conviction rationnelle et non pas par l’arbitraire ou le hasard.
L’approbation ne serait pas non plus le résultat du simple agrégat de préférences
individuelles. La procédure permet au contraire d’obliger la volonté grâce à la
prise en compte des meilleurs arguments – capacité que nous présupposons dans
la vie quotidienne, lors de chaque promesse. L’approbation rationnellement
motivée n’est donc pas seulement l’articulation de choix arbitraires, mais le
produit d’une interpénétration entre volonté et raison. Dès lors, l’approbation
n’est plus à distinguer de la raison, mais elle peut être évaluée (et critiquée) à
l’aune de la raison, car elle élève elle-même une prétention à la rationalité.
(b) La deuxième objection a plus de poids. Si l’approbation rationnellement
motivée se distingue de l’arbitraire grâce à la saisie des meilleurs arguments, il reste
à savoir si la qualité des arguments en tant que « meilleurs arguments » découle
de la procédure ou si elle renvoie à une instance extérieure à la procédure. Dans
ce dernier cas, il nous faudrait sortir de la procédure pour découvrir une vérité
qui en est indépendante et qui détermine la qualité du meilleur argument.
Nous pourrons peut-être trouver plus rapidement de meilleurs arguments
dans une démarche argumentative, mais il ne s’agirait là que d’une condition
instrumentale pour la découverte d’arguments, et non pas pour leur qualité et
leur validité – ce qui fait de quelque chose un meilleur argument ne serait pas
déterminé par le fait qu’il soit le résultat d’une procédure. Dans le premier cas
au contraire, de meilleurs arguments pourraient être remplacés simplement par
une procédure. Il suffirait que quelque chose soit le résultat d’une procédure
pour lui attribuer la qualité de meilleur argument.
Procédures et arguments ne sont pas interchangeables, mais ils ne s’excluent
pas non plus. Dans la plupart des conflits pratiques entre droit et morale,
il n’existe guère d’arguments « fatals » (« knock down arguments »), des vérités
absolues donc, que chacun reconnaîtrait immédiatement, mais uniquement, et
dans le meilleur des cas, des arguments décisifs. Par ailleurs, nous élevons une
prétention à la justesse normative, que ce soit celle d’une vérité morale ou de
la justice. Nous considérons que notre jugement normatif doit exprimer plus
qu’une opinion privée ou la tentative de manipuler d’autres personnes. Cette
prétention est constitutive de notre pratique normative. Nous ne pourrions
pas vivre sans elle, mais nous savons en même temps, que nous ne disposons
pas d’arguments infaillibles qui nous permettent de la satisfaire dans chaque
cas particulier. Compte tenu de ce dilemme, comment peut-on produire au
moins de bons et meilleurs arguments, à défaut de produire les meilleurs ?
28/02/07 19:46:42
138
L’issue résiderait en une sorte de « temporalisation », de dynamisation ou
procéduralisation de la relation entre argument et prétention normative. Celle-ci
serait une incitation électrisante pour la génération de meilleurs arguments.
Cette incitation électrisante transparaît surtout dans la discussion, laquelle
contraint les participants à ne jamais se fier aux premiers arguments susceptibles
d’être acceptés, en vue d’atteindre toute la vérité. En effet, les arguments doivent
être exposés continuellement à la critique publique et illimitée. Ainsi seulement
il est possible de corriger de mauvais arguments et de les transformer, dans
un processus de révision continue, en bons et même en meilleurs arguments.
De cette manière, nous ne satisfaisons pas la prétention à la vérité ou à la justice,
mais nous pouvons supposer que les arguments qui ont résisté provisoirement
à la critique publique, soient plus sûrs et plus raisonnables que ceux qui n’y
ont pas résisté. Dans ce sens, la discussion est une sorte de « pont » permettant
la médiation entre la prétention à la vérité, transcendant en permanence
notre pratique quotidienne, et notre capacité limitée d’argumentation et de
compréhension.
Un État de droit démocratique avec des procédures délibératives pour former
l’opinion et la volonté publiques représente précisément la démarche qui,
comme nous l’avons montré précédemment, « temporalise » et dynamise la
relation entre substance et procédure. À travers le principe de la publicité de
la discussion politique, il rend possible des processus sociaux d’apprentissage,
c’est-à-dire la soumission des décisions politiques à un examen et à une révision
permanents 15.
LIBERTÉ COMMUNICATIONNELLE ET LIBERTÉ NÉGATIVE
Un autre problème qui découle du postulat du caractère pareillement
originaire des droits de l’homme et de la souveraineté populaire, réside dans le
fait que cette dernière risque de rendre tout à fait relative la liberté négative de
l’individu. Par liberté négative, on entend habituellement la liberté individuelle
d’action. Celle-ci implique surtout la liberté de faire ou de ne pas faire ce que
l’individu souhaite selon son bon vouloir, – donc, dans un sens élémentaire,
l’absence d’obstacles extérieurs, qui pourraient empêcher l’accomplissement de
la volonté 16. Par « volonté », on entend ici ce que Kant désignait par le terme de
« libre arbitre », la capacité donc, de former des intentions, indépendamment
des raisons qui les motivent. Dans un sens positif, la liberté négative désigne la
15 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 195.
16 Thomas Hobbes, Leviathan, Chapitre 14 ; David Hume, Enquête sur l’entendement humain,
Première partie, section 8.
raison pub.indb 138
28/02/07 19:46:42
139
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
capacité de former des intérêts propres et de choisir, selon son propre jugement,
les moyens appropriés à leur réalisation. Dans un sens plus large, la liberté
négative implique la liberté de décider soi-même, comment on souhaite mener
sa vie, quels biens on juge précieux et comment on souhaite les obtenir, – ou
selon la formulation de John Stuart Mill : « The only freedom that deserves the
name is that of pursuing our own good in our own way » 17. La liberté positive au
contraire se réfère à la formation de la volonté elle-même, donc à nature et la
forme du processus présidant à son émergence 18. Ainsi, selon Rousseau, seule
est libre la volonté qui coïncide avec la volonté générale.
En tant que droit de chacun, en tant que droit subjectif donc, la liberté négative
est continuellement soumise à une condition : On ne peut prétendre au droit à
la liberté négative que dans la mesure où on ne nuit pas au même droit d’autrui
à la liberté négative. Sous cette forme, le droit de liberté négative ou libre
arbitre, est au moins depuis le siècle des lumières l’un des droits de l’homme
les plus importants. Dans la Déclaration de l’Indépendance américaine de
1776, il est considéré comme le droit inaliénable de chacun de tendre vers le
bonheur « pursuit of happiness », alors que dans la Déclaration des droits de
l’homme de 1789, il est défini comme étant le droit de faire tout ce qui ne nuit
pas à autrui 19. Ce qui était historiquement visé, c’était avant tout le droit
de choisir et de pratiquer sa religion, de former son opinion et de l’exprimer
publiquement, ainsi que le droit à la liberté économique. C’est principalement
ce dernier qui a fait du droit de liberté négative un élément constitutif des
sociétés modernes. Il fait référence à la capacité de chacun d’agir en fonction
de ses intérêts propres, de former et de poursuivre des préférences subjectives,
indépendamment de leur valeur objective et indépendamment des préférences
d’autrui. Dès lors, il s’agit du droit de chacun, de faire les choix qui, dans des
circonstances données, correspondent le mieux à ses besoins. Si l’on se réfère à
des biens économiques, cela signifie que chacun peut maximiser son profit, dans
les conditions du revenu disponible et des prix donnés. Ce modèle de conduite
du homo oeconomicus constitue un élément central de l’économie de marché
moderne, et se trouve garanti par le droit à la liberté négative, – essentiellement
sous la forme de la liberté d’acquérir des biens et de conclure des contrats 20.
17 John Stuart Mill, De la liberté (en anglais).
18 Cf. Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988.
19 Déclaration des droits de l’homme de 1789, sect. IV : « La liberté consiste à pouvoir faire tout
ce qui ne nuit pas à autrui. »
20 Je me réfère ici au travail exhaustif de Horst Eidenmüller, Efficience comme principe du droit –
possibilités et limites d’une analyse économique du droit (en allemand), Tübingen 1998, ainsi
qu’à la reconstitution critique de Jens Beckert, Les limites du marché – le fondement social de
l’efficience économique (en allemand), Francfort-sur-le-Main/New York 1997.
raison pub.indb 139
28/02/07 19:46:43
140
Ce droit risque-t-il d’être relativisé et limité, si l’autonomie politique du
citoyen décide de l’étendue qui doit lui être accordée ? 21 Certes, la théorie
discursive affirme que les droits de l’homme, – et donc le droit à la liberté
négative – et la souveraineté populaire sont pareillement originaires, et que le
droit à la liberté négative devient, à travers la forme juridique même, l’un des
éléments essentiels et constitutifs de la démocratie. C’est pour cette raison,
d’ailleurs, que le processus logique circulaire, qui génère le système des droits,
débute avec le droit de chacun à la plus grande liberté subjective d’action
possible 22. Toutefois, ce droit ne se trouve-t-il pas de nouveau relativisé, du
moins à l’égard du droit à la participation démocratique et surtout compte
tenu des devoirs communicationnels qui y sont liés ? Je voudrais répondre
négativement à cette objection en suivant les trois moments suivants :
(a) Nous avons déjà mentionné la condition selon laquelle la liberté négative
n’est possible qu’en tant que droit identique de tout un chacun. Le droit à la
liberté négative ne peut se concevoir ni comme droit singulier d’un individu,
ni comme droit illimité de chacun. Si une seule personne avait à l’égard de
toutes les autres, le droit de faire ou de ne pas faire ce qu’elle a décidé selon
son bon vouloir, alors toutes les autres n’auraient que le devoir de ne pas l’en
empêcher ; le droit à la liberté serait alors l’équivalent du droit d’un individu
de transformer tous les autres en esclaves. Si, au contraire, chacun pouvait faire
valoir à l’égard de chacun un droit de liberté illimité, ce droit s’autodétruirait,
comme l’a démontré Thomas Hobbes dans son concept expérimental de l’État
de nature. En tant que droit, il ne peut s’agir que d’un droit identique pour
tous. Il est soumis à la double condition de la généralité et de la réciprocité.
Une personne ne peut toujours donc qu’affirmer à l’égard de tous qu’autant
de liberté négative que tous autres peuvent affirmer à son égard. Mais aucun
titulaire de droits ne peut décider de manière paternaliste pour tous les autres,
quels droits de liberté négative il s’agit de distribuer équitablement, ni quelle
sera leur étendue. Lorsqu’il s’agit de déterminer un droit ou de l’appliquer et
de le faire valoir, chaque titulaire de droits est forcément juge et partie, c’està-dire qu’il ne peut s’empêcher, même avec la meilleure volonté du monde, de
distribuer de façon partiale et de se procurer des avantages. Le droit de l’individu
à la liberté ne peut donc exister qu’en tant que « loi générale », à l’instar de la
manière dont Kant a défini le principe du droit.
Si le droit à la liberté négative dépend alors d’une loi générale, se pose ensuite la
question de savoir comment cette loi doit prendre forme et comment il convient
de l’appliquer dans le cas de certaines libertés d’action. Une lecture discursive de
21 Cette objection est soulevée entre autres par John Rawls.
22 Jürgen. Habermas, Droit et démocratie, p. 139.
raison pub.indb 140
28/02/07 19:46:43
141
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
la loi générale offre deux possibilités : D’un côté, elle met en relief le caractère
égalitaire et distributif du droit de liberté : « Seul le recours au principe discursif
démontre que c’est à chacun que revient le droit à la plus grande part possible de
libertés d’action subjectives et identiques » 23. D’un autre côté, elle fait apparaître
que la loi générale, qui rend seulement possible l’autonomie privée, doit prendre
sa source dans l’autonomie politique des sujets concernés eux-mêmes. Seule la
procédure délibérative et démocratique est capable d’exprimer l’idée selon laquelle
toute personne concernée par la distribution des droits doit également posséder
le droit de participer à l’établissement normatif des règles de distribution. C’est
pourquoi, il n’est pas seulement dans l’intérêt de chacun, mais également dans
l’intérêt bien compris de chacun de participer au moins une fois à une discussion
sur la distribution des droits subjectifs de liberté et de s’ouvrir ainsi aux conditions
d’une compréhension intersubjective. Ainsi la démocratie délibérative fait partie
elle-même des conditions constitutives du droit à la liberté négative.
(b) La deuxième dépendance réside dans le fait que la liberté d’action
subjective constitue une condition nécessaire pour que la démocratie puisse
opérer de manière délibérative et remplir ainsi les conditions d’une discussion
rationnelle. Ceci inclut la disposition de fournir des arguments et la capacité
d’en exiger, mais plus encore, la disposition et la capacité de comprendre le
bien-fondé d’un argument et de fonder l’approbation d’une norme sur cette
compréhension 24. C’est en cela que réside d’une part cette liberté, qui est
surtout la condition de la rationalité, donc du processus intellectuel du choix et
de la décision rationnelle entre différentes alternatives, ainsi que de l’évaluation
des arguments. Par ailleurs, une approbation fondée sur des arguments est ellemême liée à la liberté, sans laquelle la « contrainte non coercitive du meilleur
argument » serait impensable. La contrainte rationnelle du meilleur argument
est d’une autre nature que la contrainte coercitive d’une menace de violence.
Cette dernière plie ma volonté, alors que la première s’adresse à ma volonté et
l’incite par des arguments à s’autodéterminer et donc, à devenir libre.
(c) Cependant, c’est justement à cause de cette dépendance du discours à
l’égard de la liberté négative que Wellmer a insisté sur l’existence concomitante
d’une relation de tension durable et impossible à annuler. Les droits de liberté
négative sont « en un certain sens même des droits contre les exigences d’une
rationalité commune » 25. Cela désigne en même temps les conditions « dans
23 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 141.
24 Pour ce rapport interne entre rationalité et liberté voir Albrecht Wellmer, « modèles de liberté
dans le monde moderne » (en allemand), in Finales : La modernité inconciliable, Francfortsur-le-Main, 1993, p. 39.
25 Albrecht Wellmer, « modèles de liberté dans le monde moderne » (en allemand), in idem,
Finales : La modernité inconciliable, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 43.
raison pub.indb 141
28/02/07 19:46:43
142
lesquelles les individus ont le droit de n’être pas complètement rationnels, dans
le sens de commun de rationalité », voire également « d’agir de manière égoïste,
folle, excentrique, irresponsable, provocatrice, obsessionnelle, autodestructrice,
monomaniaque, etc. » 26. Sous cette condition seulement, « leur rationalité
commune peut devenir leur propre performance, leur œuvre propre, et leur
liberté commune peut devenir la manifestation de leur liberté individuelle » 27.
Cette relation de tension peut être poussée à l’extrême, de manière à ce que le
droit à la liberté négative signifie la possibilité de se soustraire aux obligations
qui découlent de la participation à la discussion, de mettre fin à la discussion
ou même de ne jamais accepter d’y participer. « L’autonomie privée reste
importante, tant que le sujet du droit n’est pas tenu de se justifier, ni de fournir les
motifs publiquement acceptables de ses projets d’action. Les libertés subjectives
d’action autorisent de mettre fin unilatéralement à l’agir communicationnel
et de dénier les obligations illocutoires ; elles fondent une sphère strictement
privée, capable de se libérer de la charge, mutuellement accordée et imposée,
de la liberté communicationnelle » 28. Wellmer a déduit de cette relation de
tension que le droit à la liberté négative ne peut être justifié par la théorie de
la discussion et que, sur ce point, « liberté et raison ne coïncident pas dans la
modernité » 29.
Ceci pourrait cependant avoir des conséquences problématiques pour « la
thèse du caractère pareillement originaire ». Le droit à la liberté négative n’aurait
d’abord qu’une valeur instrumentale ou fonctionnelle pour l’autonomie
politique des citoyens, dans la mesure où celle-ci participe aux conditions
juridiques constitutives d’une démocratie délibérative. Ceci remet en question
l’affirmation de Habermas, selon laquelle les droits de liberté négative ne se
réduisent pas à la fonction instrumentale qu’ils peuvent avoir dans le cadre de
l’exercice des droits politiques des citoyens 30. Par ailleurs, le droit à la liberté
négative serait relativisé par rapport aux droits de participation politique ;
du moins, il ne serait accepté que dans la mesure où il ne perturbe pas le
fonctionnement de la procédure démocratique ; il faudrait donc le limiter et en
26 Ibid., p. 39.
27 Ibid.
28 Klaus Günther, « La liberté de prise de position en tant que droit politique fondamental
(en allemand) », in Peter Koller et al. (éd.), Fondement théorique de la politique du droit (en
allemand) supplément au numéro 51 des Archiv fûr Rechts-und Sozialphilosophie, 1991 ;
Habermas, Droit et démocratie, p. 137.
29 Albrecht Wellmer, « modèles de liberté dans le monde moderne » (en allemand), in : idem,
Finales : La modernité inconciliable, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 15-53 (48 et 49).
30 Jürgen Habermas, « L’État de droit démocratique – la réunion paradoxale de principes
contradictoires ? », in Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, p. 139 ; idem.
L’Intégration républicaine, p. 282.
raison pub.indb 142
28/02/07 19:46:43
143
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
minimiser l’étendue 31. Ceci remet toutefois en question la «valeur intrinsèque »
de ces droits de liberté, affirmée par Habermas 32. Il reste pour le moins possible
de douter que l’aspect de la liberté négative, qui s’oppose à la discussion, puisse
être fondé du point de vue de la théorie de la discussion 33.
On peut néanmoins faire valoir que le droit de se soustraire unilatéralement
aux obligations de la rationalité communicationnelle représente en même temps
une condition constitutive de ces obligations. Seul celui qui peut en principe
rejeter des arguments, peut aussi se les approprier. Pour devenir opérationnels,
les arguments doivent pouvoir s’appuyer sur ce processus d’appropriation,
ce qui constitue un moment de liberté inaliénable. Des arguments peuvent
en effet entraîner des actions, mais pas de la même manière que le font des
causes naturelles, car leur effet causal nécessite la médiation de ce processus
d’appropriation individuelle. C’est ici qu’interviennent les phénomènes
d’imputation individuelle, soulignés par Wellmer. Si le contexte où il est question
d’arguments implique toujours des personnes, alors il faut tenir compte de cette
caractéristique se rapportant aux personnes. Dans cette mesure, le rapport entre
rationalité discursive et liberté négative est plus étroit que ne le laissent supposer
les doutes précédemment évoqués.
La deuxième objection que l’on peut faire valoir contre ces doutes, se fonde
sur les contextes différents dans lesquels le droit à la liberté négative a une
valeur intrinsèque. Habermas lui-même a introduit le droit subjectif à la liberté
négative en tant qu’élément nécessaire à la forme du droit. Parlant de cette forme
du droit, il précise qu’elle n’est « tout simplement pas, en effet, un principe
qu’on puisse fonder que ce soit dans une perspective épistémologique ou dans
une perspective normative » 34.
Elle ne s’explique au contraire que de façon fonctionnelle, à partir de sa relation
de complémentarité à l’égard de la morale rationnelle du monde moderne 35.
Devenue abstraite, la morale rationnelle, telle qu’elle s’exprime de manière
exemplaire dans la morale kantienne de l’impératif catégorique, paie un prix
pour la validité universelle du principe formel de la morale. Ce prix réside dans
le fait que la morale se présente désormais comme cognitivement indéterminée,
qu’elle ne contient donc plus des normes concrètes d’action. En outre, elle fait
31 Armin Engländer, La Discussion en tant que source de droit ? (en allemand), Tübingen 2002,
p. 103 et 107.
32 Jürgen Habermas, « L’État de droit démocratique – la réunion paradoxale de principes
contradictoires ? », in Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, p. 177.
33 En s’appuyant sur une théorie de l’intérêt subjectif et rationel, Armin Engländer souligne avec
force cette contradiction.
34 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 128.
35 Ibid.
raison pub.indb 143
28/02/07 19:46:44
144
abstraction des conditions motivant son observation, c’est-à-dire qu’elle ne
veille pas à l’établissement d’un lien entre la motivation morale et sa réalisation
dans l’action individuelle. Enfin, la morale rationnelle ne peut plus non plus
assumer les tâches organisationnelles visant un respect général et constant des
préceptes moraux. Le droit moderne est en mesure de combler ce déficit, mais
en payant un prix complémentaire : Il renonce à l’évaluation morale en tant
que condition à l’observation des normes, – le droit se contente de motifs
hétéronomes. Sa fonction se limite donc à assurer l’observation extérieure de ses
normes, et ce au moyen de la contrainte. Ce faisant, il offre en même temps une
sphère de liberté permettant à chaque individu d’organiser sa vie d’une manière
autonome. Avec le moment de la contrainte, le droit fournit un « complément
à la morale, destiné à stabiliser les attentes » et s’avère « constitutif d’un certain
type d’interactions, détaché du souci moral » 36. Ce que la loi n’interdit pas, ne
peut être entravé par un droit de contrainte, même si la morale peut l’interdire.
Le droit à la liberté négative résulte d’un long processus historique, riche
en conflits, au cours duquel la religion chrétienne a progressivement perdu
d’importance en tant que facteur d’intégration de la morale, de l’éthique et du
droit. L’univers moyenâgeux de l’Occident chrétien englobait le droit et l’État
ainsi que le mode de vie individuel et les rapports des hommes entre eux. Dans
la mesure où cet univers se désagrège et se sécularise, la morale se replie sur les
règles formelles et procédurales de la morale rationnelle, abstraite. Le droit et la
morale n’offrent plus des directives susceptibles d’éclairer les individus dans le
choix de leurs objectifs et la manière de conduire leur vie. Cette tâche incombe
alors à l’individu ; lui, seul, est responsable de son bonheur. Ce changement
se mesure de façon paradigmatique, à la transformation sémantique de la
désignation de comportements : ce qui était stigmatisé autrefois de «cupidité »
n’est plus aujourd’hui que calcul intéressé et rationnel 37.
Ce processus conduit à l’éradication du moralisme des affaires privées. Ce qu’est
« une vie bonne » ne peut plus être identifié objectivement, – chacun est libre
de choisir sa propre conception de la vie bonne. Ceci implique la poursuite
d’objectifs propres, le souci de sa personne et la recherche du bonheur individuel.
Il en découle un aspect important de la liberté négative : le refus de toute tutelle
exercée par autrui sur le mode de vie individuel, notamment lorsqu’elle émane
de l’État ou d’une communauté politique particulière. Ceci est dû, d’une part, à
une composante cognitive de la «vie bonne» : l’individu lui-même est le mieux
placé pour savoir ce qui est bon pour lui, c’est-à-dire ce qu’est une vie réussie et
non ratée. L’éradication du moralisme de l’éthique est due aussi, d’autre part, à
36 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 136.
37 Albert O. Hirschmann, Passions et intérêts (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1980.
raison pub.indb 144
28/02/07 19:46:44
145
klaus günther Droits, État et théorie de la discussion
une raison morale. Des questions relevant du choix individuel d’objectifs et de
modes de vie ne touchent pas le contexte des exigences morales, tant qu’elles
n’empiètent pas sur l’identité éthique d’autres personnes et ne les mettent pas sous
tutelle. La morale entre en scène seulement lorsque les exigences, pareillement
fondées, d’autres personnes sont visées. Le domaine dans lequel je donne une
forme à ma propre vie, sans empiéter sur le droit de tous les autres à donner une
forme à leur vie, de manière autonome, n’est pas affecté par le fait que la morale
soit devenue une morale rationnelle et abstraite. Mais ceci signifie inversement,
comme l’a montré Rainer Forst, que la morale n’est pas autorisée à intervenir
dans ce domaine, qu’il est moralement obligatoire de protéger les sphères privées
des individus afin qu’ils donnent une forme à leur vie, d’une manière autonome.
Les droits négatifs sont donc également des «droits à une liberté, qui ne peut être
limitée par des normes qui sont à justifier selon les principes de la réciprocité et
de l’universalité, – ce qui veut dire qu’elle doit être protégée par celles-ci » 38.
Les droits négatifs garantissent ainsi également une protection contre une fausse
moralisation d’identités éthiques. Les droits subjectifs de liberté remplissent alors
la fonction d’une « coquille de protection pour les conceptions éthiques du bien.
Les droits subjectifs fournissent au sujet éthique, en tant que membre d’une
communauté, un espace de liberté pour son évolution ainsi que la possibilité
formelle de soumettre son identité à un examen critique » 39.
Le droit de se soustraire d’une manière unilatérale aux obligations
communicationnelles est tout à fait compréhensible dans les cas où l’on porte
atteinte à l’identité éthique de l’individu. C’est seulement lorsque mes exigences
éthiques entrent en conflit avec celles d’autres personnes, lorsque je brise leur coquille
protectrice, pour leur imposer mes convictions concernant une vie bonne, que la
discussion morale ou la législation délibérative et démocratique devient nécessaire.
Cependant, je dispose toujours, pour les raisons évoquées ci-dessus, du droit
subjectif de rejeter ces obligations. Encore faut-il, toutefois, en payer un prix : dans la
mesure où je décide de me désengager durablement des obligations de la rationalité
discursive et de la discussion morale, il faut que je paie mon désengagement en
renonçant à l’action sociale en général ; il me reste uniquement la possibilité d’avoir
un rapport exclusivement instrumental et stratégique avec autrui. Si je refuse la
participation au processus démocratique, je pourrai être juridiquement contraint de
ne pas entraver le même droit de liberté des autres. Le droit ne sera alors pour moi
qu’un ordre de contrainte, échappant à tout fondement.
Traduit de l’allemand par Ridha Chennoufi
38 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 133.
39 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 51.
raison pub.indb 145
28/02/07 19:46:44
raison pub.indb 146
28/02/07 19:46:45
PLAIDOYER POUR LA DIFFÉRENCE.
L’IDÉAL POLITIQUE DE L’ÉGALITÉ
Véronique Munoz-Dardé
147
raison publique n°6 • pups • 2007
1. L’égalité représente pour beaucoup d’entre nous un idéal politique attirant,
une des caractéristiques d’une société juste. Par le biais des institutions
politiques, les autres expriment des revendications dont nous reconnaissons
l’importance et la légitimité : et il faut constater qu’elles ont souvent trouvé
leur expression dans le vocabulaire de l’égalitarisme. Mais qu’est-ce que nous
valorisons exactement à travers cette idée ? Mon intention est ici de discuter
quelques-unes des réponses possibles à cette question.
Une des réponses possibles est que les besoins, c’est-à-dire ces biens
indispensables à l’épanouissement d’un individu 1, sont la notion essentielle
pour traiter des questions de justice politique, et qu’ils permettent d’expliquer
l’importance de l’idéal politique d’égalité. Mais bien des philosophes
contemporains doutent de la pertinence de cette approche. Par exemple,
des égalitaristes récents ont souligné que la préoccupation essentielle d’un
État juste doit être l’égalité comme valeur. Ces philosophes qui soulignent
l’importance de l’égalité et de l’équité insistent souvent sur le fait qu’il s’agit
de choses que nous valorisons ou que nous devrions valoriser comme telles ;
la question est donc de savoir si l’égalité ou l’équité ont ou non une valeur
intrinsèque pour nos vies.
Rien ne permet de dire a priori qu’une personne qui s’intéresse d’abord aux
besoins des autres ne soutiendra pas des politiques de distribution égalitaires.
De plus, les revendications politiques d’égalité sont d’ordinaire articulées à un
souci pour les besoins des individus et pour les réponses collectives qu’on peut
y apporter. Pourtant, en théorie politique, les revendications égalitaristes ont
mis l’accent sur ce qui doit valoir essentiellement, sur qui a une valeur en soi.
Certains égalitaristes soutiennent que la spécificité de leur position n’est pas un
souci général pour les autres et leurs besoins, mais plutôt un souci d’égalité ou
d’équité en soi.
1 Voir la section 5 pour une discussion plus approfondie de cette notion.
raison pub.indb 147
28/02/07 19:46:45
148
Appelons égalitarisme intrinsèque cette thèse selon laquelle une société
juste doit être organisée de manière à défendre et promouvoir ces valeurs 2.
Je considère qu’une position théorique se distingue de l’égalitarisme intrinsèque
si elle refuse de considérer l’égalité ou l’équité comme des valeurs en soi, qui
suffiraient à justifier des politiques redistributives.
La pomme de discorde entre les égalitaristes intrinsèques et leurs critiques n’est
donc pas les politiques distributives qu’ils défendent, mais bien la confiance
accordée à la valeur même de l’égalité. C’est un aspect souvent ignoré dans les
discussions sur la justice distributive. On croit souvent qu’un trait distinctif de
l’égalitarisme intrinsèque est qu’il conduit à des redistributions plus généreuses
que les autres conceptions de la justice. On suggère en particulier qu’une
position qui partirait d’un intérêt pour les besoins, même compris comme
les besoins essentiels à l’épanouissement, accorderait moins aux défavorisés ;
elle ne leur accorderait que le strict minimum, ce qui échouerait à les rendre
véritablement égaux aux autres membres de la société.
On ne peut pourtant pas adhérer à ce type d’argument, pour deux raisons
au moins. D’abord, certains égalitaristes intrinsèques mettent des limites à la
redistribution : en disant par exemple que les inégalités qui sont les conséquences
d’un choix responsable ne doivent pas être prises en considération. Ensuite, aussi
bien les égalitaristes intrinsèques que ceux qui adoptent une conception en termes
de biens premiers rawlsiens, par exemple, peuvent défendre une distribution
égalitaire : simplement, ils ne le font pas pour les mêmes raisons 3.
Si donc l’égalitarisme intrinsèque rejette ces autres conceptions de la justice
distributive, c’est qu’elle a en vue autre chose qu’une distribution généreuse ou
égale. Quelle est donc précisément sa préoccupation ? Pour répondre à cette
question, les égalitaristes intrinsèques disent que nous avons jusqu’à présent négligé
une chose essentielle : il y aurait toujours quelque chose à redire aux inégalités
d’une société (utopique) qui satisferait à tous les besoins et garantirait tous les
droits politiques et juridiques. (Plus précisément : il y aurait quelque chose à
redire aux inégalités imméritées d’une telle société). Si on leur demande de préciser
2 Pour les égalitaristes intrinsèques, l’égalité peut avoir une valeur instrumentale, et servir
d’autres buts politiques ou sociaux ; mais elle est également une valeur qui doit être promue
pour elle-même. C’est ce que soutiennent G. A. Cohen, ou encore Larry Temkin (qui qualifie sa
propre position d’égalitarisme non-instrumental). Thomas Nagel semble parfois également
adhérer à cette idée (voir section 2 ci-dessous). Bien sûr, certains égalitaristes intrinsèques
peuvent concevoir leur propre position de telle sorte qu’ils ne mettent pas l’accent sur l’égalité –
et ils n’approuveraient pas forcément ma manière de présenter leur position. Les défenseurs
de « l’égalité des chances » peuvent ou non endosser un égalitarisme intrinsèque ; mais ce
débat concerne davantage l’idée de responsabilité et de choix que la valeur intrinsèque de
l’égalité.
3 La section 4 développera cette idée.
raison pub.indb 148
28/02/07 19:46:45
149
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
la valeur morale de l’égalité ainsi conçue (n’est-ce pas, après tout, un étrange ajout
métaphysique, qu’on greffe sur d’autres valeurs plus courantes ?), les égalitaristes
intrinsèques invoquent souvent l’équité. Ils demandent avec indignation : « N’estil pas inique que certains soient plus mal lotis que d’autres, sans qu’il en aille de
leur faute ? Est-ce que l’iniquité n’est pas un mal ? » 4. Réponse qui ne réussit qu’à
déplacer la question : pourquoi l’équité est-elle importante en elle-même ?
Si l’égalité exige de nous davantage que l’adoption, toutes choses égales par ailleurs,
de politiques égalitaires, alors la discussion avec les autres positions concerne les
idéaux et les valeurs que nous cherchons à promouvoir. Il faut réussir à comprendre
ce qu’il y aurait à redire à une société qui connaîtrait des inégalités, mais rempliraient
tous les besoins nécessaires à une vie épanouie. Faire référence à l’équité ne fait que
repousser le problème : pourquoi devrions-nous valoriser l’équité comme telle ?
Lorsqu’il suggère que l’égalité et l’équité ont une valeur politique autonome et
impersonnelle, l’égalitarisme intrinsèque semble opposer ces valeurs à la poursuite
des buts personnels. Mon but dans cet article, est d’exposer et de critiquer cette
position, et de montrer que nous pouvons donner sens à nos idéaux politiques sans
postuler d’autres valeurs que celles que supposent nos engagements personnels.
Je vais donc argumenter contre l’égalitarisme intrinsèque, mais pas contre
l’égalitarisme en général, et défendre un point de vue qui s’attache aux besoins.
Je soutiens notamment qu’un égalitarisme qui considère l’égalité comme une
valeur en soi adopte une théorie de la valeur qui retient les éléments les plus
contestables de l’utilitarisme (et notamment son conséquentialisme), tout en
négligeant la force intuitive de l’utilitarisme. À l’inverse, les approches qui
s’intéressent aux besoins permettent d’expliquer la force des revendications
politiques d’égalité sans avoir à présupposer de telles valeurs.
L’égalitarisme est divers, et tous les égalitaristes ne partagent pas les
engagements des égalitaristes intrinsèques. On peut considérer l’égalité comme
un idéal politique séduisant, qui est partie prenante d’une société juste, en
adoptant une approche fondée sur les besoins. Il n’y a aucune raison d’occulter
ce fait historique : certaines des revendications importantes et légitimes que les
autres ont sur nous, à travers les institutions politiques, ont traditionnellement
trouvé leur expression dans le langage de l’égalitarisme. Mais cela ne détermine
pas quelle compréhension philosophique de l’égalitarisme il convient d’adopter.
Mon but ici est donc d’essayer de comprendre ce que nous valorisons, ou
devrions valoriser, à travers l’idéal politique de l’égalitarisme. Il n’est pas de
demander si nous devrions ou non poursuivre un tel idéal ; tout au contraire :
il s’agit de trouver une expression plausible de cet idéal politique.
4 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », in Clayton M. &
Williams A. (dir.), The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002, p. 155, je souligne.
raison pub.indb 149
28/02/07 19:46:45
150
L’égalitarisme, au sens large, est simplement l’engagement politique en faveur
de l’égalité, quelle que soit la valeur qui fonde cet engagement. En m’opposant à
l’égalitarisme intrinsèque, je veux ici esquisser une conception de l’égalitarisme
qui adopte l’idéal politique d’égalité, mais refuse d’accorder à l’égalité une valeur
en soi. Cela permet de ne pas avoir à recourir à d’autres valeurs que celles qui
animent nos vies personnelles. Il faut bien reconnaître que des conflits peuvent
surgir – et surgissent effectivement – entre l’égalité et la poursuite individuelle
de la vie bonne ; mais il ne s’agit pas là d’une rupture profonde entre nos valeurs,
entre des valeurs personnelles et des valeurs impersonnelles.
Voici comment je veux procéder. Je rappelle les liens soulignés par Thomas
Nagel entre l’égalitarisme et l’utilitarisme, avant de montrer les différentes
doctrines éthiques et métaphysiques adoptées par ces deux positions :
ce sera l’occasion de montrer les points communs, mais également de
souligner quelques différences importantes. La différence essentielle est
que les égalitaristes substituent à la valeur impersonnelle du bien-être
la valeur intrinsèque de l’égalité, dans un schéma qui demeure largement
conséquentialiste ; et je soutiens que cette substitution n’est pas bienvenue.
Celui qui l’effectue se trouve contraint d’encourager l’égalisation comme telle,
sans que le recours à l’idée d’« équité » permette de justifier suffisamment ce
geste. À mon sens, plutôt que de mimer la théorie utilitariste de la valeur,
les égalitaristes seraient mieux inspirés de reprendre l’héritage politique de
l’utilitarisme, son souci de trouver une réponse aux besoins des individus, et
de limiter les revendications égoïstes sur les ressources communes. Je conclurai
en remarquant que cet élément politique, commun à la tradition égalitariste
et à l’utilitarisme, peut être distingué de la théorie de la valeur propre au
conséquentialisme.
Ma thèse principale est que cette distinction permet de donner à
l’égalitarisme une formulation individualiste plutôt que conséquentialiste,
et, pour emprunter une expression rawlsienne, politique plutôt que
métaphysique 5. Les besoins doivent trouver une réponse institutionnelle :
nous devons façonner des institutions politiques qui permettent à chacun de
jouir en sécurité d’une vie digne d’être vécue. Mais l’attrait d’une telle société
n’a pas besoin d’être expliqué en recourant à d’autres valeurs que celles qui
expliquent la poursuite de nos buts individuels ; nous n’avons pas à recourir
à des valeurs impersonnelles.
Mais venons-en d’abord aux égalitaristes intrinsèques et à l’utilitarisme.
5 J’utilise le terme métaphysique comme la marque d’un engagement en faveur d’une certaine
métaphysique de la valeur qui accorde une valeur intrinsèque, et non pas simplement
instrumentale, à l’égalité.
raison pub.indb 150
28/02/07 19:46:46
6 Nagel T., « Égalité », in Questions mortelles (1979), trad. P. Engel et C. Engel-Tiercelin, Paris,
PUF, 1983, p. 139.
7 Rawls J., Théorie de la justice [1971], trad. C. Audard, Paris, Seuil « Points », 1997, section 5.
Rawls considère également que l’utilitarisme « confond impersonalité et impartialité »
(section 30). Cette deuxième critique a moins retenu l’attention que la remarque souvent
citée sur la diversité des personnes. Je reviendrai sur cette distinction entre impartialité et
impersonalité dans la section 3.
raison pub.indb 151
151
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
2. Je ne suis pas la première à attirer l’attention sur les liens qui existent entre
égalitarisme et utilitarisme. Dans son chapitre sur l’égalité, Nagel note en
passant la similitude qui existe entre la position qui a sa préférence, l’égalitarisme
intrinsèque, et un certain point de vue sur la théorie morale, l’utilitarisme,
ou plus précisément, le conséquentialisme utilitariste. Ces deux conceptions,
selon lui, ont en commun « [de s’appliquer] d’abord à l’évaluation des résultats
plutôt que de ses actions » 6. Cette similitude entre utilitarisme et égalitarisme
intrinsèque n’est pas toujours reconnue par les autres égalitaristes intrinsèques.
C’est peut-être, superficiellement, parce que l’utilitarisme n’a pas bonne presse,
et que personne ne tient à être vu en sa compagnie. Mais je pense qu’il y a une
autre raison plus plausible et plus fondamentale qui explique pourquoi ce point
commun est souvent passé inaperçu.
Nagel rapproche l’égalitarisme et l’utilitarisme parce qu’ils partagent un
même point de vue conséquentialiste : ils soutiennent que le caractère bon
ou mauvais des actions (ou des politiques publiques) dépend de leur capacité
à assurer de bons ou mauvais résultats, à promouvoir une situation générale
bonne ou mauvaise. Mais le rejet que suscite actuellement l’utilitarisme ne tient
pas à cet aspect conséquentialiste, à l’idée simple (mais controversée) que les
situations peuvent être classées comme bonnes ou moins bonnes, et qu’il existe
toujours une raison et même un devoir de promouvoir une meilleure situation.
Les critiques de l’utilitarisme y voient une théorie de la justice distributive
imparfaite : ils soulignent, à l’instar de Rawls, que « la pluralité des personnes
n’est pas vraiment prise au sérieux par l’utilitarisme » et que l’utilitarisme
« échoue à prendre en compte la diversité des individus » 7. Ce sont donc les
conséquences contre-intuitives d’un utilitarisme pur qui retiennent l’attention,
plutôt que les raisons positives qu’il y aurait de l’adopter, ou les manières d’y
échapper.
Il semble donc possible, à première vue, de contester ces conclusions politiques
inacceptables de l’utilitarisme sans avoir à abandonner l’idée séduisante selon
laquelle la moralité (ou plus exactement la rationalité) exige que nous choisissions
l’action ou la politique sociale qui conduira à la meilleure situation possible.
Comme je vais le montrer (en prenant ici mes distances avec Philippa Foot),
28/02/07 19:46:46
152
raison pub.indb 152
il est difficile de nier l’attrait de cette façon de penser, à moins de contester la
possibilité même d’établir une hiérarchie sensée entre les différentes situations
possibles, de la pire à la meilleure.
Sitôt distingués ces deux aspects de l’utilitarisme, il devient plus facile de
voir comment on peut contester l’un tout en adoptant tacitement l’autre.
Et l’on peut comprendre que le conséquentialisme constitutif de bien des
théories contemporaines se trouve ainsi soustrait à la vue. (Encore une fois : par
conséquentialisme, j’entends ici l’idée que la moralité exige que nous cherchions à
atteindre le meilleur résultat possible. Le but principal que visent nos actions est
donc constitué par les propriétés que présentent les différents États du monde.)
Si l’on pense que ce classement des différentes situations est une manière
convaincante de formuler les exigences de la moralité, tout en reconnaissant
les difficultés inhérentes aux principes politiques et distributifs utilitaristes,
il est tentant de laisser intact le fondement conséquentialiste, et de régler les
problèmes politiques posés par l’utilitarisme pur en y ajoutant des contraintes
individualistes. La théorie reste donc foncièrement conséquentialiste, tout en
se démarquant de l’utilitarisme. C’est à mon sens ce qui explique pourquoi
les défenseurs contemporains de la valeur morale de l’égalité, qui tendent à
penser que, toutes choses égales par ailleurs, la meilleure action ou la meilleure
politique est celle qui nous conduit le plus près possible d’un résultat où l’égalité
prévaut, refusent pourtant de se considérer comme des « conséquentialistes »,
ou discutent les ressemblances formelles de leur théorie avec le raisonnement
conséquentialiste.
Essayons de préciser un peu l’allure de ce conséquentialisme égalitariste,
agrémenté de contraintes individualistes. Un égalitarisme conséquentialiste
« sans contrainte » consisterait à penser que la bonne action, la bonne politique
sociale, est celle qui nous conduit le plus près d’une situation valant pour ellemême, l’égalité. Mais cette position est aussitôt amendée, si le théoricien est
sensible aux problèmes évidents qu’elle soulève, pour faire droit au respect
de l’agentivité individuelle. Les égalitaristes intrinsèques soulignent ainsi que
l’égalité ne doit pas être considérée comme l’unique valeur intrinsèque : d’autres
valeurs entrent en conflit avec l’égalité (c’est typiquement ce qu’on soutient
à propos de la liberté). On arrive donc à cette formulation plus précise : la
bonne action, la bonne politique sociale, est celle qui, des différentes possibilités
réalisables, et en tenant compte des restrictions nécessaires au respect d’autres
valeurs comme la liberté, nous amène le plus près possible d’une situation dans
laquelle les individus sont les plus égaux possible.
G. A. Cohen, l’un des principaux défenseurs de la pensée égalitariste
contemporaine, décrit ainsi sa propre attitude théorique :
28/02/07 19:46:46
153
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
« Il y a quelque chose dont la justice exige que les individus reçoivent des
parts égales, non pas indépendamment de, mais dans la mesure où cela est
compatible avec le respect de valeurs concurrentes ; j’examine les réponses que
de nombreux auteurs qui partagent ce point de vue égalitariste apportent à la
question de savoir sous quel aspect et dans quelle mesure les individus doivent
être rendus plus égaux, lorsque le prix à payer pour cette amélioration, c’est-àdire le sacrifice d’autres valeurs, n’est pas intolérable. (…) Une revendication
sur l’equalisandum précise ce qui doit être égalisé, c’est-à-dire sous quel aspect
les individus doivent être rendus égaux. Une revendication nuancée ou un
equalisandum faible consiste à dire que les individus doivent être rendus les plus
égaux possibles, mais en tenant compte des limites qu’impose le respect d’autres
valeurs (…). [M]a proposition est une proposition faible (…) » 8.
C’est l’expression typique d’un égalitarisme intrinsèque avec contraintes, qui
cherche (i) à déterminer selon quels critères il est bon que les individus soient
égaux ; (ii) à équilibrer les exigences de cette valeur avec d’autres valeurs qui doivent
également être défendues. De la même façon, Nagel s’attache à déterminer quel
serait le niveau de bien-être général que permettrait d’atteindre une combinaison
adéquate de valeurs : « Si l’égalité est en soi bonne, alors sa réalisation vaut peutêtre bien une certaine dose d’inefficacité et de perte de liberté » 9.
Je considère donc que la conception qui prévaut chez les égalitaristes consiste
à promouvoir l’égalité comme valeur, tout en négociant un compromis avec
les autres valeurs. Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, je ne crois pas que
cela soit la seule ni la meilleure manière de concevoir l’égalitarisme comme
doctrine politique. Avant de poursuivre, je conclus cette section en indiquant
deux manières possibles de mettre en question cette conception de la valeur
morale de l’égalité.
(i) On considère fréquemment la liberté et l’égalité comme deux valeurs
distinctes et conflictuelles ; mais ce n’est pas la seule manière possible de
concevoir leur articulation. Toute une tradition considère la liberté comme une
préoccupation cruciale, qui doit être défendue au moyen de l’égalité politique.
De ce point de vue, l’égalité n’a d’autre valeur qu’instrumentale.
(ii) Dans la mesure où l’on considère l’égalité comme une valeur morale
fondamentale et intrinsèque, elle n’a rien de spécifiquement politique. Il existe
là aussi un idéal concurrent, fort ancien et spécifiquement politique de l’égalité,
qui ne s’appuie pas sur la considération d’un quelconque résultat, mais qui
correspond au respect des revendications légitimes que les autres peuvent
exprimer par le biais des institutions politiques.
8 Cohen G.A., « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, 1989, n° 99, vol. 4, p. 906 sqq.
9 Nagel T., « Égalité », op. cit., p. 129.
raison pub.indb 153
28/02/07 19:46:47
Il existe donc à mon sens deux conceptions rivales de l’égalité : la première
qui relève d’un conséquentialisme « avec contraintes » ; la deuxième qui est une
conception plus spécifiquement politique. Mais pour réussir à distinguer plus
nettement ces deux courants au sein de l’égalitarisme, il nous faut comprendre
plus précisément ce qui conduit l’égalitarisme au conséquentialisme. C’est
l’objet de la section suivante.
154
raison pub.indb 154
3. Comme nous l’avons vu, les défenseurs actuels de l’égalitarisme considèrent
que la bonne action, la bonne politique sociale, est celle qui, de toutes celles
qui s’offrent à nous, et concessions faites aux exigences des autres valeurs, nous
conduit à la situation dans laquelle les individus sont les plus égaux qu’il est
possible. Cette position repose sur deux présupposés théoriques, à savoir : (i) la
valeur intrinsèque de l’égalité et (ii) l’acceptation de certains traits formels du
conséquentialisme. Deux éléments auxquels peut se joindre un troisième : un
point de vue « maximisateur » sur la morale. L’élément à maximiser étant en
l’occurrence le degré d’égalité entre les individus.
Il faut souligner les caractéristiques qui font de l’utilitarisme une doctrine
particulière à la fois au niveau éthique et métaphysique : (i) le postulat de la valeur
intrinsèque du bien-être et (ii) son engagement en faveur du conséquentialisme.
C’est-à-dire que le bien, l’utilité ou le bien-être agrégés doivent précisément
être l’objet de notre souci moral. Le critère qui nous permet d’établir des
comparaisons et des classements entre les différentes situations possibles est le
bien-être total. Le bien-être est alors considéré comme une valeur impersonnelle,
qui caractérise le résultat total obtenu, par contraste avec une conception du
bien-être des individus particuliers, qui s’intéresse à ce qui est bon pour un
individu donné.
Les philosophes politiques ont eu tendance à mettre l’accent sur les
conséquences contre-intuitives issues d’un utilitarisme pur. Ils ont donc essayé
de mettre des limites à ce qu’il est possible de faire subir à un individu au nom
du bien social. Mais l’adoption d’un cadre déontologique (afin que les droits
individuels fondamentaux ne soient pas violés au nom du bien du plus grand
nombre) laisse intacte l’idée qu’il existe quelque chose de tel que la « bonté »
intrinsèque d’une situation, qui puisse être promue par des actions individuelles
ou des politiques publiques.
Des anti-conséquentialistes comme Foot ont adopté une stratégie radicalement
différente : le fait même qu’il y ait lieu de protéger les individus contre
cette poursuite incessante du bien-être total devrait éveiller nos soupçons.
Les conséquences contre-intuitives de ce point de vue sont à leurs yeux les
symptômes d’une erreur plus fondamentale : il faut se séparer plus nettement et
plus radicalement du cadre de pensée conséquentialiste. Foot, et d’autres, ont
28/02/07 19:46:47
(a) nous accordons de la valeur aux bonnes choses : faire de la balançoire ; le
porridge ; les couchers de soleil en automne, etc.
(b) une situation qui permet la réalisation d’un tel bien est, dans cette mesure,
une bonne situation ;
(c) une situation qui comprend plus de biens de cette sorte est, à cet égard,
une meilleure situation ;
(d) parmi toutes les situations qui s’offrent à nous, nous devons promouvoir
les meilleures.
155
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
ainsi mis en cause la pertinence même de l’idée de classement des différentes
situations possibles, de la pire à la meilleure, selon une perspective impartiale (la
perspective d’une fin commune supposée). « Le conséquentialisme, écrit Foot,
vient de l’idée que la moralité est un outil qui permet d’atteindre une certaine
fin commune. Mais pourquoi devrions-nous accepter cette conception de la
moralité et de la manière d’en juger ? Pourquoi n’y verrions-nous pas plutôt un
postulat conséquentialiste, qui ne nous semble incontestable que parce qu’il
constitue le point de vue actuellement dominant en philosophie morale ? »
Elle nous invite alors à nous demander qui est censé avoir cette fin, et conclut
de manière provocatrice : « Peut-être n’y a-t-il nulle part dans les fondements
de l’éthique de telle fin commune : peut-être ne pouvons-nous trouver que des
fins personnelles et des compromis rationnels entre les acteurs » 10.
Les utilitaristes postulent l’existence d’une valeur (le bien-être général, par
opposition au bien-être d’un individu), dont nous avons selon Foot toutes
les raisons de douter. Il est bien sûr possible de concevoir l’égalitarisme
indépendamment de cette conception du bien-être comme propriété des états
de chose généraux. Mais cette propension à classer les résultats des actions
comme meilleurs ou pires, qui est l’aspect spécifiquement conséquentialiste de
l’utilitarisme, est partie prenante de l’égalitarisme intrinsèque.
On pourrait bien sûr s’étonner de la critique de Foot : « qu’y a-t-il de si mal
à viser des situations bonnes ? » Que peut-on objecter à l’idée qu’il existe des
situations bonnes, meilleurs, ou pires ? Il est évident que nous recherchons des
biens ; l’adjectif bien peut s’appliquer à une large variété d’objets. Pourquoi
serait-il plus gênant de parler de bonnes situations que de bonnes chaussures,
ou de bonnes manières ?
Ce n’est pas le lieu de présenter un commentaire détaillé de la position de
Foot. Mais sa critique nous permet de souligner l’aspect problématique de
la conception conséquentialiste de ce qui fait la « bonté » d’une situation.
Le conséquentialiste nous engage donc à adopter le raisonnement suivant :
10 Foot P., « Utilitarianism and the Virtues » (1985), in Moral Dilemmas, Oxford, Clarendon Press,
2002, p. 59-77.
raison pub.indb 155
28/02/07 19:46:47
156
Il faut remarquer que reconnaître qu’une situation comporte un bien au
sens de (a) ne permet pas encore de dire que nous devons, moralement ou
rationnellement, préférer ce résultat à tout autre. Mais (d) ne fait plus de
différence entre dire qu’une chose est bonne, ou meilleure qu’une autre, et dire
que nous devons la préférer. Où s’est fait le passage ?
(d) suggère que le but que nous visons joue également un rôle pour évaluer
le résultat de l’action ; il devient une mesure de la justesse de notre acte.
La « bonté » joue alors un nouveau rôle dans notre conception de la valeur et
du raisonnement pratique. Le conséquentialiste et son critique sont d’accord
sur le fait que nous recherchons tout un ensemble de choses bonnes. Mais ce
qui fait problème, c’est de montrer que la « bonté » d’une situation procure
une raison particulière d’agir. Cette conception de la bonté n’est en rien
semblable à la manière dont nous parlons de bonnes chaussures ou de bonnes
manières : le résultat du raisonnement pratique devient alors un élément de
décision supplémentaire. Autrement dit : cette conception de ce qu’est une
bonne situation implique une conception conséquentialiste de l’évaluation des
actions.
Ainsi, l’égalitariste intrinsèque considère la valeur de l’égalité comme une
propriété des situations : une situation incarnera l’égalité (ainsi conçue)
seulement si les individus sont dans une certaine relation les uns vis-à-vis
des autres. Pour l’égalitariste intrinsèque, l’égalité n’est pas simplement une
propriété des individus ou des biens (à la différence du bien-être). Le point
crucial tient à ce que la valeur de l’égalité vient jouer un rôle nouveau dans le
raisonnement pratique. La question devient : est-ce que l’égalitariste intrinsèque
pense que l’égalité d’une situation donnée doit servir à évaluer nos possibilités
d’actions, tout comme l’utilitariste pense que le bien-être doit le faire ? Je pense
que la meilleure manière de répondre à cette question est de se situer dans
un contexte qui semble faire du conséquentialisme un élément inévitable de
notre conception de la valeur. Je pense en particulier à l’attrait qu’exerce une
conception maximisatrice de la rationalité.
Une manière d’aborder la question est de s’intéresser à l’idée de maximisation
du bien. Pour certains, dire qu’une action – ou qu’une politique publique –
est bonne ou dire qu’elle est mauvaise ne met pas en œuvre le même type de
jugement. Pour Scanlon, par exemple, est mauvais tout ce qui serait désavoué par
un principe que toute personne disposée à trouver des principes de législation
devrait raisonnablement accepter 11. De ce point de vue, le caractère mauvais
a un statut déterminé qui ne peut pas être atteint par la « bonté » : il n’y a pas
11 Scanlon T.M., « Rights, Goals, and Fairness », in Hampshire S. (dir.), Public and Private
Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
raison pub.indb 156
28/02/07 19:46:47
157
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
nécessairement quelque chose de tel que la bonne action à accomplir. Après
tout, il peut exister d’innombrables actions possibles, qui seraient toutes une
réponse à la question « que dois-je faire ? », et qui seraient toutes bonnes au sens
où il n’y aurait rien de mal à les faire. Quelqu’un qui délibère sur ce qu’il doit
faire ne s’arrête pas à l’idée que l’action n’est pas mauvaise ; il recherche une
raison plus précise d’agir – lire un roman pendant une heure, ou aller faire une
petite promenade peuvent très bien être des façons innocentes d’agir, mais il
reste à faire un choix entre ces deux possibilités. Et à ce stade de la délibération,
on peut supposer qu’il n’y a pas une seule réponse précise : lire le roman ou
aller marcher peuvent être toutes deux des activités parfaitement décentes et
raisonnables. Dans ce cas, et en ce sens, il n’y aurait rien qui soit la bonne chose
à faire.
Mais il y a quelque chose de très séduisant dans une conception qui se
concentre sur le bien, sur ce que vous avez le plus grand nombre de raisons de
faire : la bonne action, ou la bonne politique publique, tout bien considéré. (Ici,
« tout bien considéré » veut dire : compte tenu des dommages et des bénéfices
que les individus vont en retirer.) Et ce point de vue s’articule à une conception
maximisatrice. Toutes choses égales par ailleurs, si vous pouvez faire un peu de
bien, plutôt que pas du tout, alors la moralité, et même la rationalité, exigent
que vous agissiez de cette manière qui maximise le bien. Je pense qu’une grande
partie de l’attrait du raisonnement conséquentialiste vient de cette conception
de la rationalité pratique comme maximisation. Ce deuxième aspect est
totalement indépendant de l’idée de bien-être : il ne s’intéresse pas à la fin du
raisonnement pratique, mais à sa forme. Et si on l’adopte, il semble rendre le
conséquentialisme inévitable. On peut donc penser que c’est à cela que sont
sensibles ceux des égalitaristes intrinsèques qui ne sont pas utilitaristes 12.
Nous pouvons désormais voir plus clairement le lien qui existe entre l’égalitarisme
intrinsèque et le conséquentialisme. Nous avons vu que l’égalité intrinsèque
n’est pas une propriété que pourraient posséder des individus ou des groupes
d’individus. Mais pour autant, ce n’est pas parce que c’est une propriété des
situations qu’elle joue le même rôle que le bien dans la théorie conséquentialiste.
En effet, si l’on admet l’idée d’une pluralité de valeurs, on peut penser que l’égalité
est seulement une des considérations qu’il convient de prendre en compte.
De fait, les égalitaristes intrinsèques voient dans l’égalité une parmi plusieurs
considérations qui permettent de considérer une action comme bonne, et non pas
un critère absolu. Il est possible d’affirmer la valeur de l’égalité tout en rejetant le
conséquentialisme, si l’on adopte une pluralité de valeurs. Mais en réalité, ce n’est
12 Ce qui ne veut pas dire que la tendance à maximiser conduit inévitablement au
conséquentialisme.
raison pub.indb 157
28/02/07 19:46:48
158
raison pub.indb 158
pas la position adoptée par les égalitaristes intrinsèques : ils ne voient en effet dans
les valeurs autres que des contraintes marginales. Ils suggèrent que l’égalité est le
critère qui doit nous permettre de mesurer le succès d’une politique publique. Ce
n’est pas parce qu’un théoricien désigne une propriété particulière d’une situation
comme une valeur qu’il adopte pour autant une position conséquentialiste. Mais
de fait, les égalitaristes intrinsèques vont plus loin, et considèrent que l’égalité joue
le même rôle dans l’évaluation que le bien-être pour les utilitaristes. Les situations
sont meilleures ou pires selon qu’elles se rapprochent plus ou moins d’un idéal
d’égalité parfaite, compte tenu des contraintes marginales.
J’ai souligné jusqu’à présent les caractères communs de l’utilitarisme et de
certaines formes d’égalitarisme intrinsèque : leur attrait commun pour le
conséquentialisme et/ou pour une conception « maximisatrice ». Mais il existe
une différence de taille, qui tient à leur théorie de la valeur. Leur point de
désaccord est la valeur qu’ils cherchent à promouvoir, et qui fournit le critère de
comparaison des états de choses.
Pour recommander certaines politiques publiques, l’utilitarisme part d’un souci
spécifiquement politique : les souffrances et privations concrètes des individus.
Le point de vue proprement politique de l’utilitarisme, en un mot, est le suivant :
quelque chose a une influence directe sur nous, à savoir les besoins auxquels il
faut satisfaire par des institutions politiques attentives au bien-être des individus.
En conséquence, l’utilitarisme soulignera la vertu propre de la bienveillance,
l’exigence de ne pas se montrer égoïste dans son usage des ressources communes
et l’importance de trouver une manière d’arbitrer au mieux entre les besoins des
individus. C’est là le cœur de l’héritage politique de l’utilitarisme : son insistance
sur les principes de distribution et les politiques sociales qui permettent de
répondre aux besoins d’autrui, dans un contexte de rareté des ressources.
Qualifier de politique cet aspect de l’utilitarisme est un moyen de souligner
comment, à l’origine, l’utilitarisme a pu être un mouvement social qui a
incité les gens, dans un contexte social particulier de ressources limitées, à
être attentif aux revendications des autres, à rechercher une théorie capable de
donner des réponses à ces revendications. De nombreuses thèses utilitaristes
prennent sens si l’on y lit un espoir de mieux satisfaire ces besoins par le biais des
institutions politiques. Cela explique de façon fort plausible l’énorme impact
que l’utilitarisme radical des premiers temps a eu sur la pensée politique.
Cela suggère également qu’on peut expliquer comment les gens peuvent être
incités à entreprendre une action politique par certains messages politiques, sans
nécessairement adhérer à une conception morale particulière. Si l’on considère
l’histoire des écrits utilitaristes, on peut être tenté de distinguer l’image politique
de l’utilitarisme, qui a recueilli un large soutien, de la philosophie utilitariste à
proprement parler. Même si celle-ci est le seul exposé cohérent des revendications
28/02/07 19:46:48
4. J’ai montré dans la section précédente que l’égalitarisme intrinsèque
contemporain doit accepter deux thèses contestables : la valeur morale de
l’égalité, et différents aspects formels du conséquentialisme. Elles conduisent
à l’idée d’un classement des situations, de la pire à la meilleure, en fonction
de l’égalité dont les individus jouissent. Nous avons vu ensuite d’importantes
similitudes formelles avec l’utilitarisme, mais également une différence de taille :
le bien-être est remplacé par l’égalité. Plus précisément : on peut penser que la
valeur impersonnelle du bien-être total peut être dérivée de notre conception
du bien pour chaque individu, de la manière dont les choses peuvent avoir une
valeur pour les individus ; mais nous ne pouvons pas comprendre l’égalité de la
même façon. On ne peut la concevoir que comme un État qui vaut pour luimême, comme l’a déjà relevé Tim Scanlon :
« Au-delà de toute considération instrumentale, l’équité et l’égalité figurent
souvent dans le raisonnement moral comme des valeurs en soi. En ce sens, elles
diffèrent des fins promues par les théories utilitaristes classiques, parce que leur
valeur ne consiste pas en ce qu’elles sont des biens pour les individus particuliers :
équité et égalité ne signifient pas que le sort particulier des individus est amélioré.
Ce sont plutôt des caractères particulièrement désirables des états de choses ou
des institutions sociales » 13.
159
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
portées par les utilitaristes, elle ne permet sans doute pas d’expliquer l’impulsion
politique initiale. On peut donc distinguer l’héritage politique de l’utilitarisme
de ses conséquences philosophiques : cet héritage consiste dans l’insistance sur
des principes de redistribution et de politique publique qui permettent de faire
droit aux revendications d’autrui, dans un contexte de ressources limitées.
Cette revendication politique est également présente dans la longue tradition
de l’égalitarisme. Une manière de formuler la thèse générale de cet article serait
de dire que cet élément spécifiquement politique, partagé par l’égalitarisme
et l’utilitarisme, peut être distingué de leurs théories éthiques particulières, et
notamment de la théorie de la valeur propre au conséquentialisme. Mais les
égalitaristes intrinsèques ne choisissent pas cette voie. Ils retiennent les aspects
formels conséquentialistes de l’utilitarisme, en substituant à la valeur impersonnelle
de bien-être (qui traduit un souci immédiat pour le bien-être des autres) la valeur de
l’égalité. Ce qui consiste à substituer à une valeur immédiatement compréhensible
(nous ressentons tous l’attrait de la bienveillance) quelque chose de beaucoup
plus mystérieux. Il me semble donc que cette rupture n’est pas particulièrement
bienvenue. C’est ce que je vais examiner maintenant.
13 Scanlon T. M., « Rights, Goals, and Fairness », op. cit.
raison pub.indb 159
28/02/07 19:46:48
160
Dans ce texte, comme plus tard dans « Diversity of Objections to Inequality »,
la position de Scanlon consiste à dire que la promotion de l’égalité intrinsèque
serait moins urgente si d’autres exigences humanitaires et émancipatrices (à
l’égard desquelles l’égalité a une valeur instrumentale) étaient satisfaites.
Scanlon note rapidement la difficulté de toute argumentation en faveur de la
valeur intrinsèque de l’utilitarisme, mais trouve également difficile de défendre
l’égalité politique sur le seul fondement de sa valeur instrumentale : « soutenir
que l’équité et l’égalité sont valables en elles-mêmes, admet-il, est évidemment
une chose plus difficile ». Pourtant : « peut-être toute défense de ces valeurs
peut-elle se ramener à des arguments instrumentaux, mais je ne vois pas
actuellement comment » 14.
Cette idée d’un classement des situations en fonction de l’égalité des individus
est étrange pour une autre raison encore. L’égalitarisme intrinsèque n’est pas
seulement difficile à exprimer précisément : il y a, à la réflexion, quelque chose
de vraiment étrange à vouloir le rendre indépendant de tout bien individuel.
Bien sûr, on ne pourra jamais convaincre à coup sûr quelqu’un qui se montre
sceptique à l’égard d’une valeur donnée : apprécier une valeur ne dépend pas
uniquement d’une argumentation bien menée. Pourtant, pour de nombreuses
valeurs, on peut en donner une illustration en montrant que certains individus
en font un but de leurs vies personnelles, et que cela rend ces vies intelligibles.
Dans le cas du bien-être, il n’est pas difficile de voir quelle valeur personnelle il
peut revêtir ; il est compréhensible de s’engager pour promouvoir le bien-être des
individus. Comme Foot le remarque, le bien-être en ce sens doit être distingué
de la valeur que les utilitaristes attachent au bien-être. Pourtant, on peut donner
sens à l’idée utilitariste de bien-être par analogie avec l’idée du bien-être pour
la personne. Et c’est là que se fait jour le contraste avec l’égalité : l’égalité ne
peut tout simplement pas être poursuivie par un individu isolé. Si l’égalité
est une valeur, c’est une valeur à laquelle nous nous engageons socialement, à
travers nos institutions politiques et sociales. L’égalitariste intrinsèque doit nous
montrer pourquoi cela peut faire sens de poursuivre l’égalité comme une valeur,
en montrant comment nos institutions peuvent y être sensibles. Ce qui semble
nous reconduire directement au point débattu : est-il possible de comprendre
nos idéaux politiques et nos politiques publiques en fonction d’une égalité
comprise comme valeur en soi ?
Ce que cette volonté de classer les situations en fonction de l’égalité des
individus a de bizarre a souvent été mis en lumière avec l’objection familière du
« nivelage par le bas ». Il y a des cas où la seule manière d’atteindre l’égalité est
14 Scanlon T. M., « The Diversity of Objections to Inequality » (1977), in Clayton M. &
Williams A. (dir.), The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002, p. 57.
raison pub.indb 160
28/02/07 19:46:49
15 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », op. cit., p. 155 ; légèrement
reformulé dans Temkin L., Inequality, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 282 –
la différence étant que la personne délicate qui demande des éclaircissements est désormais
qualifiée d’anti-égalitariste.
16 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », op. cit., p. 129-130.
raison pub.indb 161
161
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
d’abaisser tout le monde, de sorte que personne ne soit mieux loti qu’un autre.
Les égalitaristes intrinsèques ont une réponse à cette objection. Je cite les phrases
fameuses de Temkin :
« L’égalitariste soutient que l’égalité vaut en elle-même, même s’il n’existe
personne à qui elle profite. (…) Mais, demandera avec incrédulité l’antiégalitariste, est-ce que je pense véritablement qu’un monde où il n’y a que
quelques aveugles est en un certain sens pire qu’un monde où tout le monde
l’est ? Oui. Est-ce que cela signifie qu’il vaudrait mieux que tout le monde soit
aveugle ? Non. L’égalité n’est pas la seule chose qui importe. Mais elle a une
certaine importance néanmoins. » 15
Certains pensent que la reconnaissance d’une pluralité de valeurs suffit pour
échapper à l’incohérence. « L’égalité a de l’importance ; mais ce n’est pas la seule
chose qui importe », répètent-ils gravement. Mais, si la force de la rhétorique
ne suffit pas à faire taire les objections, on pourrait bien demander pourquoi
cela pourrait avoir quelque importance que ce soit qu’une situation soit plus
égale qu’une autre. Là où l’utilitariste fait appel à une valeur qui a quelque
force de persuasion, le bien-être des individus, l’égalitariste intrinsèque invoque
quelque chose de bien plus mystérieux : la valeur intrinsèque d’une situation
dans laquelle les individus sont égaux (et ce, même si cette égalité est obtenue en
privant certains individus d’un bien dont ils jouissaient auparavant).
Comme je l’ai noté en commençant, l’explication est souvent faite en termes
d’équité. L’égalité importe, dit-on, parce que l’équité importe. Pour citer de
nouveau Temkin :
« Les tenants de la valeur non-instrumentale de l’égalité s’intéressent à
l’égalité elle-même. Plus précisément, selon moi, ils s’intéressent aux inégalités
imméritées, involontaires, qu’ils considèrent comme mauvaises, contestables,
parce qu’injustes. Ainsi, l’égalitariste pense qu’il est mauvais ou contestable,
dans une certaine mesure – parce qu’injuste – que certains soient moins bien lotis
que d’autres, sans qu’il en aille de leur faute ou d’un choix » 16.
Aussi séduisante que puisse sembler cette défense, elle nous laisse en réalité
encore plus perplexes. Non seulement il n’est pas évident de comprendre
pourquoi l’équité pourrait valoir en elle-même (l’explication ne fait que repousser
le problème d’un cran), mais le recours même à l’équité n’a rien d’évident
en soi. Dans quelle mesure peut-on à bon droit invoquer des considérations
d’équité ?
28/02/07 19:46:49
162
L’équité est une vertu importante, et certaines situations exigent qu’un agent
se conduise de manière équitable. L’équité ainsi conçue est la vertu propre aux
actions d’un agent : c’est une valeur procédurale relative aux actes et aux décisions.
Mais si l’équité peut être une exigence morale portant sur le comportement
d’un agent dans une situation particulière, elle ne peut pas constituer un but
d’action en soi, une situation à promouvoir pour elle-même (mis à part la
fin consistant à promouvoir le comportement équitable des agents). Et il y a
d’ailleurs quelque chose d’étonnant à concevoir la justice comme le devoir de
réparer des inégalités qui sont « iniques », si l’on ne peut pas désigner l’agent ou
la procédure responsable de leur réalisation comme « inique ».
Certains, à l’instar de Rawls, recommandent de déduire les principes d’une
juste distribution d’une situation d’équité initiale dans laquelle les parties
contractantes ne peuvent introduire de biais arbitraire. (Cela rejoint l’idée
rousseauiste selon laquelle il faut nous abstraire des inégalités causées par
l’homme, que nous tendons à considérer comme « naturelles », et partir d’un
État de nature dont elles sont absentes). Mais c’est toujours considérer l’équité
comme une vertu procédurale. Ce serait une erreur que de croire que cette
démarche nous conduit à considérer l’équité comme le résultat ou la situation
à atteindre, et à penser que la justice est l’équité. (Il me semble faux de croire,
comme on le fait si souvent, que Rawls soutient cette position : « l’expression
de “justice comme équité” (…) transmet l’idée que les principes de la justice
sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable.
Mais cette expression ne signifie pas que les concepts de justice et d’équité
soient identiques, pas plus que, par exemple, l’expression “la poésie comme
métaphore” ne signifie que poésie et métaphore soient identiques » 17.
Cela étant, l’idée qu’il est mauvais, parce qu’inique, que certains soient plus
mal lotis que d’autres, sans qu’il y ait faute de leur part, garde une grance force
intuitive. Mais est-ce vraiment l’équité qui nous touche dans ce cas ? Je pense
qu’on peut donner une autre explication. Considérons l’exemple suivant :
Une petite communauté, incroyablement prospère, permet à chacun de ses
membres d’avoir plus que de quoi vivre extrêmement bien, non seulement de
satisfaire à ses besoins, mais de tirer profit des possibilités qui lui sont offertes
et de faire usage des talents qu’il choisit de développer. Il y a pourtant des
différences de richesse, entre ceux qui ont plus qu’assez, et ceux qui ont plusieurs
fois plus qu’assez. Cette distribution inégale est le fait d’un pur hasard plutôt
que d’un choix ou d’un effort individuel.
Voilà un type de distribution que les égalitaristes intrinsèques qualifieront
d’« inique », parce qu’il existe des inégalités, et qu’elles ne résultent ni du
17 Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 39.
raison pub.indb 162
28/02/07 19:46:49
163
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
choix personnel ni du mérite. Pourtant, l’attrait intuitif que l’équité présente
pour nous qui vivons dans un monde où certains besoins essentiels ne sont
pas remplis, serait bien moindre dans ce pays de Cocagne. Il y aurait comme
une forme de fétichisme à s’attacher à des considérations d’égalité dans ce cas.
Et qualifier de « mauvaise » l’attitude de ceux qui, ayant plus que les autres, ne
se sentent pourtant pas tenus de redistribuer leurs biens aux moins fortunés,
relèverait d’une forme de moralisme bizarre : même les moins bien lotis seraient
très riches, puisqu’ils ont largement plus qu’assez.
L’exemple suggère que l’équité n’importe véritablement que dans des
conditions de rareté. Ce qui expliquerait l’idée commune, mais au premier
abord surprenante, que les inégalités dont souffrent les plus pauvres importent
fondamentalement, mais uniquement lorsque « il n’y a ni faute ni choix de
leur part ». Le raisonnement sous-jacent semble être le suivant. Lorsque, dans
une communauté donnée, certains besoins particuliers ne sont pas satisfaits,
il serait égoïste de la part des plus riches de ne pas consacrer une part de leurs
ressources à ceux dont le bien-être s’en trouve affecté. Étant donné les situations
de rareté relative qui sont celles des sociétés humaines, les ressources communes
consacrées à ce but ne permettront pas de satisfaire tous les besoins existants.
Il faut donc trouver une procédure équitable pour attribuer les ressources.
Notamment, il semblerait inique que quelqu’un demande une part de ces
ressources rares (c’est-à-dire en prive d’autres) s’il peut s’en passer 18.
Si ce raisonnement est juste, ce qui importe réellement n’est ni l’égalité
ni l’équité, mais les besoins individuels. L’équité retrouve sa place de vertu
procédurale pour des agents institutionnels responsables de l’attribution des
biens. Il faut donc se garder d’embrasser une position égalitariste intrinsèque.
Devons-nous pour autant abandonner totalement l’égalitarisme comme
doctrine politique, et rejeter l’idéal politique d’égalité ? Comme je l’ai déjà
indiqué, je ne le pense pas. Il y a un sens à dire de quelqu’un qu’il est égalitariste
au sens politique, s’il est motivé simplement par des valeurs qui nous semblent
intelligibles à l’échelle personnelle – notamment le bien-être et les besoins des
autres, qui nous incitent à la bienveillance. Si une telle position est « égalitariste »,
ce n’est pas en vertu des valeurs particulières sur lesquelles elle se fonde, mais
en vertu des politiques publiques qu’elle défend – des politiques publiques qui
ont pour effet d’égaliser les conditions, qui conduisent à une redistribution
plus égale. Il faut donc voir comment les institutions politiques peuvent être
orientées vers l’égalité sans donner un rôle à l’égalité en tant que valeur en soi.
18 Pour plus de détails sur cette question, voir Munoz-Dardé V., « The Distribution of Numbers
and the Comprehensiveness of Reasons », Proceedings of the Aristotelian Society, 2005,
supplementary volume 79, p. 207-233.
raison pub.indb 163
28/02/07 19:46:49
Cela nous conduit de nouveau à l’opposition implicite entre les égalitaristes
intrinsèques et l’approche que je défends, fondée sur les besoins. Je m’attache
maintenant plus en détail à cette position fondée sur les besoins, sur ce qu’il est
raisonnable pour les individus d’exiger et de refuser.
164
5. Ma principale critique à l’égard des égalitaristes intrinsèques, jusqu’à
présent, est qu’ils ont introduit une innovation métaphysique inutile. Si l’on fait
de l’égalité une valeur impersonnelle, la portée politique de l’exigence d’égalité
se détourne des revendications individuelles, qui ont initialement donné leur
poids à l’égalitarisme politique. En revanche, une perspective contractualiste
peut prendre en considération ce point de vue individualiste, en reconnaissant
les revendications que les autres peuvent nous présenter, et en proposant une
réponse appropriée. Au début de l’article, j’ai parlé à cet égard de revendications
portant sur les besoins ; la tradition politique qui met l’accent sur l’égalité
souligne la nécessité de donner à chacun selon ses besoins. Mais pourquoi
l’adoption d’une perspective individualiste devrait-elle nous conduire à nous
intéresser aux besoins des individus ? Il faut en dire un peu plus sur la manière
de concevoir les besoins, et les distinguer des désirs et préférences.
Une bonne manière de commencer peut être de considérer notre attitude à
l’égard de ceux que nous aimons. Comment prenons-nous en considération les
besoins et les désirs de notre entourage ? Une manière courante de concevoir la
rationalité individuelle est de supposer que la délibération pratique se concentre
en premier lieu sur les désirs de l’individu, ou sur les fins qu’il s’est données.
De ce point de vue, les préférences des autres n’entrent en ligne de compte que
s’ils sont des moyens ou des obstacles pour parvenir à nos fins. Bien entendu,
cette description de la rationalité pratique ne conviendra pas à ceux qui doutent
qu’on puisse fonder la moralité sur l’intérêt propre, sans devenir sceptique
sur l’existence et la force motivationnelle des raisons elles-mêmes. Mais pour
douter de cette description, il suffit de penser à la manière dont les projets de
ceux qui nous sont chers peuvent directement valoir pour nous : les raisons
qui gouvernent notre délibération pratique dépassent le champ de nos intérêts
strictement personnels 19.
Si votre enfant a besoin d’une nouvelle paire de chaussures, ce besoin entre
directement en ligne de compte lorsque vous décidez à quoi consacrer le
budget de la semaine. Ce serait donner une description trompeuse que de dire
que le besoin de votre enfant n’est qu’une facette contingente de votre désir
de leur faire plaisir, ou du devoir que vous avez envers votre enfant ou votre
19 Pour une discussion de l’amour et du raisonnement pratique, voir Frankfurt H., Les Raisons
de l’amour [2004], trad. D. Dubroca et A. Pavia, Belval, Circé, 2006.
raison pub.indb 164
28/02/07 19:46:50
20 « Dire qu’un [être] a besoin de [tel ou tel] environnement ne veut pas dire, par exemple, que
vous désirez qu’il ait cet environnement, mais qu’il ne pourra pas s’épanouir sans cela »
(Anscombe G. E. M., 1958, p. 7). Voir également Wiggins D., Needs, Values, Truth : Essays in
the Philosophy of Value, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 1-59 et 319 sq. ainsi que « An Idea
we Cannot do Without: What difference Will it Make (Eg. To Moral, Political and Environmental
Philosophy) to Recognize and Put to Use a Substantial Conception of Need? », in Reader S.
(dir.), The Philosophy of Needs, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 25-50, ou
encore Foot P., Moral Dilemmas, Oxford, Clarendon Press, 2002.
21 Wiggins D., « An Idea we Cannot do Without », op. cit., p. 31.
raison pub.indb 165
165
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
gouvernement, ou envers vos propres parents. C’est le type de relation que
vous avez en tant que parent qui fait que l’intérêt de vos proches est également
votre intérêt.
C’est dans ce contexte que le contraste entre besoins et caprices devient
essentiel. Si votre enfant désire passionnément avoir la dernière Barbie, cela ne
vous donne pas en soi une bonne raison de vous précipiter au magasin. Les désirs
et caprices de votre enfant ne vous affectent qu’indirectement, à travers un souci
plus général pour son bien-être. (Bien entendu, on peut dire à juste titre qu’une
partie du bien-être de tout être humain dépend de la satisfaction de certains
caprices). En revanche, si c’est une paire de chaussures, ou un dictionnaire qui
lui manquent, cela peut vous conduire à chercher à satisfaire immédiatement
ces besoins.
L’idée de besoins tire donc dans deux directions différentes. D’un côté, les
besoins d’un individu sont des traits objectifs. Comme le souligne Wiggins à la
suite d’Anscombe, les besoins d’une personne sont ces choses qui lui permettent
de mener une vie épanouie 20. C’est le problème du sens que prend le verbe
« devoir » dans notre raisonnement pratique, ou plus généralement lorsque
nous évoquons nos besoins. Si je me tiens devant le distributeur de confiseries
sur le quai du métro, je peux très bien vous dire que j’ai « besoin » de cinquante
centimes. En réponse à cette demande implicite, il se peut que m’offriez la
pièce désirée. Mais vous pouvez tout aussi bien me répondre que je n’en ai nul
besoin, parce que le chocolat n’est pas bon pour la santé. L’idée de besoin, dans
cet exemple, a un sens clair : les cinquante centimes sont un moyen nécessaire
pour atteindre un but dont je considère qu’il est hors de question. À moins que
vous ne contestiez le statut de cette fin en ne coopérant pas. C’est-à-dire que je
peux dire, de manière tout à fait justifiée « j’ai besoin de cinquante centimes »,
sans qu’il soit vrai pour autant que j’aie un besoin, au sens pertinent. Le statut
objectif et absolu des besoins, dans le sens qui nous intéresse, ne concerne pas
uniquement les moyens nécessaires à la réalisation de n’importe quelle fin que
l’agent se propose ; il ne concerne que les moyens nécessaires à ce que sa propre
vie exige. Et il y a certains biens sans lesquels un individu serait « gravement
diminué ou (…) vivrait une vie profondément altérée » 21.
28/02/07 19:46:50
166
Mais qu’est-ce qui peut être considéré à juste titre comme les besoins d’un
individu ? Une conception étroite peut nous amener à penser en termes simplement
biologiques. Quels sont les biens nécessaires à la survie d’un organisme humain ?
De l’air, une alimentation appropriée, de l’eau, une chaleur convenable, un certain
confort. Mais cette conception étriquée ignore un aspect important des êtres
humains : étant donné le genre d’être qu’ils sont, les hommes vivent ensemble, au
sein d’organisations sociales complexes, et partagent une culture. L’environnement
dans lequel vit un être humain n’est pas seulement l’environnement physique
dont il tire son alimentation et les biens nécessaires à la survie, mais également
l’environnement social qui permet une vie en commun. Comme l’a bien montré
Rousseau, cela signifie non seulement que l’homme donne forme à la culture
au sein de laquelle il vit, mais que la culture forme l’homme en retour ; on ne
peut pas espérer comprendre ce dont un homme a besoin pour s’épanouir si
l’on ne comprend pas de quelle manière il est façonné par ce qu’il a initialement
constitué. Ce qui introduit un élément qui a troublé certains auteurs : certains
de nos besoins sont contingents, et ne peuvent s’expliquer que relativement à la
culture au sein de laquelle nous vivons 22.
D’un autre côté, la notion de besoin a une signification psychologique : le
besoin pèse sur la décision et l’action d’une manière que le simple désir ou la
pure préférence ne peuvent pas imiter. Dire que l’enfant que j’aime a un besoin
agit comme une contrainte sur les choix que je vais faire : ce n’est pas seulement
une considération parmi toutes celles que je vais peser et comparer. Ces besoins
de mes proches ont une place centrale dans mon action, incommensurable avec
d’autres intérêts.
Cela rend compte du rôle que jouent les besoins dans la psychologie morale.
Quand nous observons les éléments qui composent la conception qu’un
individu se fait de la vie bonne – parce que cet individu n’est pas isolé, mais est
entouré de ceux qu’il aime – nous devons constater qu’elle prend largement
compte des besoins de ces proches. Mais cela ne donne encore rien qui soit
directement pertinent pour la théorie politique : les personnes dont nous
devons nous préoccuper si nous entendons former un État juste sont beaucoup
plus nombreuses que les quelques individus que nous aimons en particulier.
L’instigation de traiter tous les hommes comme des frères, et d’aimer son
prochain comme soi-même est en partie une exhortation à considérer le monde
en général de la même manière que les personnes qui dépendent de moi, dont
les revendications ont une prise directe sur moi. Apprendre à aimer toute
22 C’est une des principales difficultés soulevées par James Griffin dans sa discussion sur les
besoins objectifs (Griffin J., Well-being : its meaning, measurement, and moral importance,
Oxford, Oxford University Press, 1986). Je reviens sur ses objections à la fin de la section.
raison pub.indb 166
28/02/07 19:46:51
raison pub.indb 167
167
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
l’humanité peut être une manière d’éviter une partialité excessive. Même si
certains auteurs semblent parfois adopter cette ligne de pensée, la prendre tout
à fait au sérieux semble au mieux irréaliste, et au pire impersonnel, puisqu’elle
ne permet plus à l’affection que nous portons à nos propres enfants ou à ceux
que nous aimons de jouer un rôle particulier dans notre délibération.
Une manière plus plausible de développer cette idée consiste à reconnaître un rôle
important à l’idée de bienveillance, dont Foot souligne qu’elle est au fondement de
l’attrait intuitif exercé par l’utilitarisme. Lorsque nous nous montrons bienveillants,
les besoins des étrangers nous affectent au même titre que les besoins de ceux que
nous aimons. Concevoir la bienveillance comme devoir imparfait signifie alors
que, pour posséder cette vertu, il n’est pas nécessaire de donner une manifestation
particulière de bienveillance; ce n’est pas une vertu qui exige la maximisation. Au
contraire, on se montre bienveillant de la manière appropriée lorsqu’on répond
adéquatement aux situations qui appellent notre générosité.
Mais l’un des intérêts des institutions politiques est justement de nous
permettre de satisfaire certaines fins communes plus adéquatement que nous ne
pourrions le faire seul, ou en nous associant au coup par coup. Les institutions
sont en un sens l’incarnation de notre bienveillance, tout comme l’incarnation
de notre prudence. Lorsque nous avons besoin d’être protégés des autres ou
de nous-mêmes, il peut être intéressant de faire intervenir nos institutions ; et
lorsque nous voulons que ces institutions agissent en notre nom, il faut qu’elles
manifestent notre bienveillance et notre attention aux besoins des autres.
Parler de besoins, à cet égard, ne consiste pas à rejeter, mais à bien à compléter le
contractualisme (les politiques publiques légitimes sont celles que personne ne peut
raisonnablement refuser). En effet, comment expliciter la conception de ce qui est
« raisonnable » ? Nous ne pouvons pas simplement nous en tenir aux intérêts d’un
seul individu. Que vous préfériez les Smarties ou chewing gums aux fruits ne vous
donne pas une raison suffisante de vous opposer à un vote majoritaire en faveur
des chewing gums contre les Smarties, dans une situation d’alternative stricte. Mais
si une chose est véritablement essentielle à la vie d’un individu, elle lui donne une
raison incontestable de s’opposer à une politique particulière.
Cela ne signifie pas que les seules politiques acceptables sont celles qui satisfont
tous les besoins urgents, en leur donnant une priorité absolue. L’idée sousjacente semble être qu’avant de pouvoir entreprendre quoique ce soit de valable
en soi, il nous faut satisfaire aux nécessités de la vie. Si les besoins ont un rôle
aussi important, il semble avisé d’en dresser une liste limitée, et de leur donner
priorité. Pour reprendre l’image de James Griffin, les besoins représenteraient
le « pain sec » de la vie, et les autres intérêts seraient la « confiture ». Cette
conception économe des besoins est séduisante, mais, comme le souligne
Griffin, elle soulève certaines difficultés.
28/02/07 19:46:51
168
« Un groupe d’universitaires pourraient, en toute connaissance de cause,
préférer un agrandissement de leur bibliothèque plutôt qu’un équipement
sportif destiné à améliorer leur santé. Agrandir la bibliothèque n’est pas de
la simple “confiture” à leurs yeux. Tout au contraire, si leur consentement est
suffisamment bien informé, cela signifie que la bibliothèque a une plus grande
valeur à leurs yeux. Et il semblerait très étrange de dire que les besoins créent
des obligations que les désirs ne créent pas, ou qu’ils créent des obligations plus
puissantes, et que nous avons donc une obligation de donner aux universitaires
ce à quoi ils accordent une moindre valeur. Tenir compte des besoins implique
de considérer comme de purs désirs bien des valeurs importantes – en tant que
valeurs, elles peuvent être bien plus importantes que le besoin, et dans un sens
moralement pertinent. »
L’exemple de Griffin est parlant ; mais il ne doit pas nous amener à abandonner
tout à fait ce calcul des besoins. Dans l’exemple de Griffin, on considère qu’il y
a un ensemble réduit de besoins élémentaires, et que par conséquent l’intérêt
des universitaires pour la connaissance ne peut pas être considérée comme un
« besoin ». Griffin suppose en outre que, puisque tous les désirs ne sont pas
supplantés par les besoins, c’est que ceux-ci ne sont pas l’aspect essentiel du bienêtre. Plus précisément Griffin semble postuler (i) qu’il y a un ensemble réduit de
besoins élémentaires ; (ii) qu’une description objective exige de répartir les besoins
de manière uniforme pour les différentes personnes – c’est-à-dire le fait que les
individus ont des fins différentes montre que les besoins élémentaires ne peuvent
pas être associés à ces fins ; (iii) que les besoins ne peuvent peser de manière
distincte sur notre raisonnement pratique que s’ils sont prédominants.
Mais chacun de ces postulats est discutable. Il est évident que, dans le contexte
précis, l’intérêt des universitaires pour le savoir peut être compris comme un
véritable besoin. (Et il censé que des gens troquent ce que Griffin suppose être
des besoins plus élémentaires pour d’autres choses qu’ils considèrent comme plus
importantes). C’est ce que montre bien un exemple voisin proposé par Joseph
Raz pour illustrer ce qu’il appelle les « besoins personnels » (qu’il distingue des
« purs besoins de survie ») :
Les besoins personnels ne sont pas nécessairement des besoins de survie. Ils
représentent ce qui est nécessaire pour mener une vie digne d’être vécue. Ils
sont nécessaires pour mener la vie qu’on a ou qu’on a projetée. Les pianistes de
concert peuvent perdre la vie particulière qui est la leur s’ils perdent leurs doigts.
Un choix dans lequel le pianiste n’a qu’une seule possibilité d’éviter de perdre
ses doigts est gouverné par des besoins personnels, et cela même si le pianiste est
capable de refaire sa vie comme consultant financier 23.
23 Raz J., Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986. p. 153.
raison pub.indb 168
28/02/07 19:46:51
169
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
Les besoins ne sont pas seulement ce qui est nécessaire à la survie ; et pour
cette même raison, ils ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les besoins
seraient invariants si la réponse appropriée au rôle des besoins était de donner
à chaque individu le bien X, si X est un besoin. Mais nous n’avons pas besoin
d’une conception aussi réduite pour discuter des politiques publiques. L’enjeu
est bien désigné par Raz : il concerne ce qui est nécessaire pour mener une
vie digne d’être vécue 24. La notion d’une vie épanouie ou digne d’être vécue
indique que par chaque individu, un choix est possible entre plusieurs vies,
et que dans certains cas certaines choses seront des besoins et dans d’autres
pas. Les besoins peuvent donc varier selon les gens, et relativement à la société
dans laquelle on vit : ils sont en ce sens contingents. Leur statut absolu ou
irrévocable ne signifie pas qu’ils soient invariants (comme Griffin semble le
penser).
Pour résumer : les besoins sont ces choses sans lesquelles une vie est
profondément diminuée. Cela ne se limite pas à ce qu’on appelle parfois les
« besoins primaires », c’est-à-dire ce qui est indispensable à la simple survie.
Il n’y a pas de liste fixe et élémentaire qui vaudrait davantage que n’importe
quelle autre valeur. Le caractère absolu et objectif des besoins vient de ce qu’ils
sont ces moyens nécessaires pour mener la vie que j’ai choisie. Les êtres humains
ont un certain nombre de besoins pour pouvoir vivre bien en commun, et
entreprendre des projets qu’ils estiment valables. Le simple goût que quelqu’un
a pour quelque chose n’est pas une bonne raison de s’opposer à une politique
donnée, mais chacun peut légitimement se plaindre d’une politique qui ignore
ses besoins.
Dans une section précédente, j’ai dit qu’on pouvait considérer quelqu’un
comme un égalitariste au sens politique, s’il est motivé par la reconnaissance
des besoins des autres, qui appellent notre bienveillance. Appeler cette vue
« égalitariste », ce n’est pas se concentrer sur les valeurs particulières sur
lesquelles cette position est fondée, mais c’est promouvoir des politiques
publiques qui sont plus égalitaires que celles qui prévalent actuellement. Cela
n’a de sens que si on peut montrer que l’égalité peut avoir un sens pour les
institutions politiques sans qu’il faille pour autant accorder un sens à l’égalité
comme valeur.
Avant d’esquisser quelques conclusions en ce sens, je veux revenir un peu
plus longuement sur les questions des valeurs, principes et politiques de
redistribution.
24 Pour la manière dont les « besoins » influencent la manière dont le bien-être est pris en
compte en théorie politique, voir les commentaires de Raz sur cet exemple du pianiste (Raz,
1986, p. 376-377).
raison pub.indb 169
28/02/07 19:46:51
170
6. J’ai distingué plus haut différentes caractéristiques de l’utilitarisme.
Notamment, j’ai distingué la métaphysique de la valeur implicite dans l’idée
de comparaison des états de choses (en fonction de leur capacité à assurer le
bien-être commun), et l’exigence politique plus immédiate, fondée dans le souci
du bien-être d’autrui. Nous venons de voir que ce souci pour les besoins des
autres peut rendre compte de l’intérêt de l’égalitarisme contemporain pour
l’idée d’« équité ». Est-il possible de fonder un égalitarisme politique sur ce
souci essentiel ? Peut-il alors échapper aux conséquences contre-intuitives dans
lesquelles tombe l’utilitarisme ? Je montrerai en conclusion comment on peut
l’envisager. Mais je tiens d’abord à dissiper un malentendu.
On peut être tenté de croire que la distinction entre différentes positions
théoriques réside dans les politiques de distribution qu’elles impliquent.
Les égalitaristes pourraient donc prétendre que les principes et valeurs défendus
par les autres perspectives théoriques conduisent à des distributions moins
strictement égalitaires. Une société égalitariste se caractériserait par l’aptitude
des individus à donner plus aux autres, à être plus sensibles à leurs besoins,
parce que leurs actions sont davantage marquées par un ethos égalitariste.
Je pense que c’est là une erreur. Il suffit pour le voir d’observer quelles sont
les politiques publiques que défendent les égalitaristes intrinsèques et leurs
opposants 25. Considérons par exemple la position récente de Frankfurt contre
la valeur morale de l’égalité et en faveur de l’idée de satisfaction des besoins
(sufficiency) 26. Il soutient en effet que « si chacun avait suffisamment, il serait
moralement indifférent que certains aient plus ou moins que d’autres » 27.
Une des principales objections contre la position de Frankfurt, me semblet-il, tient à une mauvaise compréhension de son argument, qu’on considère
comme une défense de la mise en place d’une sorte de « filet de sécurité » pour
satisfaire les besoins élémentaires. Mais Frankfurt souligne lui-même que son
intérêt pour la « satisfaction des besoins » : « n’a rien à voir avec le simple fait
d’avoir assez pour survivre, pour mener une vie simplement tolérable » 28, que
par « suffisamment », il entend « suffisamment pour une vie bonne, et pas (…)
25 Sur cette question des politiques publiques défendues par les égalitaristes, voir l’analyse
par Samuel Scheffler de la fortune croissante de l’idée d’égalité des chances au moment
où les États-providences ont réduit la part de redistribution (Scheffler S., Boundaries and
Allegiances: Problems of Justice and Responsibility in Liberal Thought, Oxford University
Press, 2003).
26 Pour une discussion très éclairante de l’idée d’égalité, qui partage certains traits communs
avec la position de Frankfurt, voir Raz, op. cit.
27 Frankfurt H., « Equality as a Moral Ideal », in The Importance of What We Care About,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 134-135.
28 Ibid., p. 152.
raison pub.indb 170
28/02/07 19:46:52
29 Frankfurt H., « Equality and Respect », in Necessity, Volition and Love, Cambridge, Cambridge
University Press, 1999, p. 146.
30 Frankfurt H., « Equality as a Moral Ideal », op. cit., p. 135.
31 Dans le deuxième article qu’il a consacré aux idées d’égalité et de respect, Frankfurt va
encore plus loin dans le sens égalitariste : il souligne qu’une personne peut à bon droit être
offensée par un traitement inégalitaire, même si « il reconnaît qu’il jouit de toutes choses
en suffisance » (Frankfurt, 1999, p. 150). L’inégalité de statut pourrait être condamnable en
elle-même, même si les besoins sont remplis, dès lors qu’un individu est responsable de
cette différence de statut et qu’il n’a pas distribué les avantages et les désavantages de
manière à traiter chacun avec respect (c’est-à-dire impartialement et sans arbitraire). Mais
pour Frankfurt, la revendication d’égalité reste dérivée : elle est fondée dans les notions
morales plus fondamentales que sont le respect et l’impartialité.
raison pub.indb 171
171
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
seulement pour survivre » 29, et que cette considération pour la satisfaction des
besoins peut également conduire à préférer une distribution égale, parce qu’« il
peut se trouver que la manière la plus réaliste d’atteindre la satisfaction des besoins
soit la recherche de l’égalité » 30. Il se peut donc que Frankfurt et les égalitaristes
intrinsèques défendent exactement la même ligne de politique sociale, en faveur
d’une distribution égale. Mais ils le feraient pour des raisons différentes 31.
Ceux qui accusent Frankfurt de ne pas être suffisamment égalitariste peuvent
également lui reprocher de pouvoir, en restant cohérent avec ses principes, défendre
dans certains cas une distribution inégale. Cependant, un instant de réflexion suffit
à montrer que cette critique ne tient pas non plus : comme notre discussion de
l’objection du nivelage par le bas l’a montré, même le plus acharné des égalitaristes
intrinsèques ne défendrait pas une politique d’égale distribution dans toutes les
circonstances (sinon, il nous exhorterait toujours à niveler par le bas).
Les égalitaristes intrinsèques semblent donc se trouver face à un dilemme :
s’ils sont égalitaristes parce qu’ils attachent une valeur intrinsèque à l’égalité, ils
sont contraints de promouvoir le nivellement par le bas. Mais s’ils refusent de
prendre position sur la question, alors ils n’ont plus lieu de dire que Frankfurt
et les autres théoriciens qui partent de l’idée de besoins ne sont pas de véritables
égalitaristes. Les égalitaristes intrinsèques se sortent de ce mauvais pas en disant
que l’égalitarisme consiste à être motivé par des considérations d’égalité, mais
aussi par d’autres valeurs. Mais cela revient alors à dire que l’égalité exige de
nous plus que ce que lui accorde Frankfurt. Il doit y avoir quelque chose d’autre
que des politiques publiques destinées à satisfaire les besoins élémentaires –
politiques dont Frankfurt admet, comme on l’a vu, qu’elles puissent passer
par une recherche d’égalité. Mais en quoi consiste précisément cette « autre
chose » : c’est là ce qui n’est pas clair. C’est bien ce que souligne cette question
de « nivelage par le bas » : le problème n’est pas simplement de savoir s’il existe
des valeurs qui nous empêchent de niveler par le bas. Le véritable est de montrer
pourquoi il y aurait une quelconque valeur à vouloir procéder à ce nivelage.
28/02/07 19:46:52
172
Il existe donc manifestement une confusion dans le débat égalitariste entre les
principes et les politiques sociales. Il faut choisir : est-on un égalitariste parce
que l’on défend une politique égalitariste de distribution dans le monde existant,
ou bien y a-t-il plutôt un ensemble différent de principes qui justifient une politique
de distribution égalitariste dans toutes les circonstances possibles ? L’égalitarisme
intrinsèque semble choisir la deuxième option : un engagement en faveur de
l’égalité per se, indépendamment des circonstances. Mais la justification de ce
choix conduit à une métaphysique de la valeur contestable, et semble confondre
distribution équitable de ressources rares dans le monde existant et « équité »,
en tant que résultat désirable en soi. En posant la question dans ces termes, les
égalitaristes intrinsèques nous offrent l’alternative peu plaisante d’être qualifiés
d’« anti-égalitaristes » ou d’accepter des politiques de nivelage par le bas (une
manière d’atteindre l’égalité qui mériterait la description de Hume : « quelques
spécieuses que soient ces idées d’égalité parfaite, elles semblent surtout, au
fond, impraticables ; et quand bien même elles ne le seraient pas, elles seraient
extrêmement pernicieuses pour la société humaine » 32).
C’est curieusement la même alternative peu séduisante que nous proposent les
critiques de l’égalitarisme intrinsèque comme Frankfurt : ils ne voient pas l’intérêt
de montrer qu’on peut être motivé par des soucis égalitaristes tout en mettant
en doute les fondements de l’égalitarisme intrinsèque. C’est-à-dire que les deux
parties dans ce débat sur la métaphysique de la valeur ont choisi d’associer le terme
« égalitarisme » avec une attitude discutable au sein de l’éthique proprement dite.
Avec le résultat regrettable que personne n’a cherché à relier ce débat philosophique
avec les incitations qui ont effectivement tourné les gens vers l’action politique,
lorsqu’ils ont été touchés par le discours et l’idée d’égalité. Et pourtant, il faut
comprendre ce qui attire les gens dans l’idée d’égalité, lorsque celle-ci les conduit
à entreprendre une action politique, et comment cette motivation peut avoir du
sens, indépendamment de toute controverse éthique.
Je crois que cela nous donne les moyens de résoudre le problème que nous
avions posé au départ. Les égalitaristes intrinsèques, les partisans de l’idée de
satisfaction des besoins comme Frankfurt, et les égalitaristes libéraux classiques
peuvent se trouver défendre exactement les mêmes types de politiques
redistributives. Toutes ces positions permettent également de défendre l’égalité
distributive pour d’autres raisons que la simple possession de biens, par exemple
pour améliorer ce que Rawls désigne comme les bases sociales du respect de soi.
(C’est que certains entendent par l’égalité de statut). Mais dans ce cas, la défense
de l’égalité est purement dérivée ; elle se fonde sur l’attention pour les besoins
et le respect des personnes, pas dans la valeur de l’égalité en soi.
32 Hume D., Enquête sur les principes de la morale, section 3, partie 2, § 26.
raison pub.indb 172
28/02/07 19:46:52
Traduit de l’anglais par Solange Chavel
raison pub.indb 173
173
véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité
Là où les égalitaristes se trompent, selon moi, c’est en supposant d’abord
que nous devrions valoriser l’égalité pour elle-même, ensuite que c’est à cette
aune que se mesurerait la légitimité des institutions. Mais ce qui devrait nous
inciter à promouvoir des distributions égales, ce sont ces intérêts qui motivent
chaque individu dans sa quête d’une vie bonne : il s’agit de reconnaître les
revendications que les autres peuvent légitimement nous adresser. De ce point
de vue, nos institutions n’ont à se préoccuper d’aucune autre valeur.
Les égalitaristes intrinsèques semblent croire que si l’égalité n’a pas de valeur
intrinsèque, alors elle ne peut pas avoir de valeur du tout. Dans ce contexte,
la question « pourquoi valoriser l’égalité ? » est devenue « quelle forme de
conséquentialisme devons-nous défendre ? ». Là où on aurait dû trouver les
échos de débats politiques sur les revendications et les limites de l’égalité,
on trouve à la place un débat purement théorique sur l’existence de certains
types de valeurs. Le résultat effectif semble plutôt contre-productif : l’idéal
politique d’égalité semble moins attirant, la possibilité de répandre largement
un ethos égalitaire moins probable.
En un mot, ma proposition est la suivante. Une forme proprement politique
d’égalitarisme, qui est plus économe dans son recours aux « valeurs » qui
justifient ses principes, peut engendrer des politiques sociales distributives
égalitaristes dans le monde actuel (et dans d’autres mondes semblables).
On peut alors concevoir l’égalité comme un idéal qui s’appuie sur une éthique
individualiste plutôt que des considérations conséquentialistes (c’est-à-dire,
fondée sur notre intérêt pour les autres, plutôt que comme une valeur purement
conséquentialiste qui doit être limitée par notre respect pour les individus).
En concevant l’égalité de cette façon, il apparaît que son intérêt est politique
au premier chef. Il nous faut penser l’égalité comme un souci politique et pas
métaphysique. En nous engageant en faveur de l’égalité, nous n’avons pas besoin
d’introduire une valeur supplémentaire, dont la nature et le statut seraient l’objet
de controverses éthiques. Mais, sur le fondement d’autres valeurs parfaitement
intelligibles, nous pouvons être touchés par une exigence d’égalité entre des
individus qui partagent une situation de rareté et un même besoin de biens.
L’égalitarisme s’enracine dans notre souci des besoins des autres ; les valeurs qui
le fondent sont celles qui ont de l’importance du point de vue d’un individu.
28/02/07 19:46:53
raison pub.indb 174
28/02/07 19:46:53
Critiques
raison pub.indb 175
28/02/07 19:46:53
raison pub.indb 176
28/02/07 19:46:53
LA CONSOMMATION AU PRISME DE L’ÉTHIQUE
Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société
d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, 377 p., 21 euros.
177
raison publique n°6 • pups • 2007
Les années 1970 ont largement été marquées par la dénonciation de la société
de consommation. L’ouvrage La Société de consommation, paru en 1970, fait
connaître Jean Baudrillard, qui reprend l’inspiration de celui dont il fut
l’assistant, Henri Lefebvre, qui, dès 1947, dans Critique de la vie quotidienne,
avait développé l’idée que nous étions entrés dans un nouveau stade du
capitalisme, moins orienté vers la production industrielle des machines que
vers celle des objets quotidiens dont la nouveauté et l’abondance surprennent
plus encore que n’étonnaient naguère les prouesses du machinisme. Dans ces
dernières années, est apparu le thème de l’« hypermodernité », et avec lui, celui
de l’hyperconsommation 1.
Il n’est pas question, pour Gilles Lipovetsky, de contester ce qui est de l’ordre
du constat. Nous sommes effectivement parvenus, selon lui, à un troisième stade
de la société de consommation, moins centré sur l’objet que, paradoxalement,
sur le sujet lui-même. L’objet a perdu de sa prestance. Il n’est plus l’objet absolu,
porteur de nouvelles « mythologies » 2, mais est devenu relatif à la jouissance
que l’on peut en tirer et mesuré à l’aune du désir qu’il est capable d’animer en
nous : « nous sommes passés d’une économie axée sur l’offre à une économie
axée sur la demande » et « la société d’hyperconsommation coïncide avec un
État de l’économie marqué par la centralité du consommateur ».
L’auteur s’efforce pourtant de restituer la logique interne du développement
de la société de consommation. Ce processus n’est rien d’autre que le progrès
de l’individualisme. Si, au xviiie siècle, il avait semblé à des philosophes
comme Montesquieu ou Kant, qu’au-delà de l’échange des choses, le
commerce développait les relations des hommes entre eux et la relation aux
autres, la consommation, qui apparaît dans les années 1880, consacre dans un
premier temps la relation de l’individu avec les objets. Dès le début, elle est
d’ailleurs anthropomorphique. L’invention de la consommation est en effet
consubstantielle de celle des marques, et de l’accès de l’objet au nom propre.
Il y a de grands noms de la consommation, comme il y a des grands noms
de l’histoire (Coca-Cola, Kodak etc). La deuxième phase de la société de
consommation, qui commence après la reconstruction des économies de l’après
1 Nicole Aubert (dir.), L’Individu hypermoderne, Paris, Érès, 2004.
2 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957.
raison pub.indb 177
28/02/07 19:46:53
178
raison pub.indb 178
seconde guerre mondiale, parachève ce qui était en germe au premier stade :
le rêve présenté dans les vitrines et sur les plaquettes publicitaires se réalise.
L’objet convoité est désormais possédé. On achète, massivement, une voiture,
une télévision, un lave-linge. Si « la phase I » correspondait à l’invention des
grands magasins, encore destinés à une élite, « la phase II » voit s’ouvrir les
supermarchés. Pour la première fois dans l’histoire l’abondance paraît à portée
de tous. L’objet technique entre dans la maison, et avec lui l’idéal du confort
domestique. La frénésie de la consommation a des effets sur la sphère morale,
comme si l’allègement des contraintes quotidiennes se traduisait par un nouvel
affranchissement des obligations traditionnelles, et par une nouvelle étape de
l’individualisme. La phase III radicalise cette tendance vers une consommation
toujours plus individualisée, émotionnelle et chargée d’une « nouvelle fonction
identitaire », moins axée sur la famille, et davantage sur le « soi » (téléphones
portables, micro-ordinateurs, ipods, etc.). Le supermarché ne suffit plus à
cette consommation centrée sur le rapport à soi. On préfère désormais l’achat
facilité, rapide, et adapté au profil de chacun. La logique consumériste gagne
les domaines qui en étaient les plus éloignés : le couple, la culture ou la religion.
Cette nouvelle idéologie de la consommation a en effet intégré les valeurs
spirituelles, le souci de soi, et le soin de son âme. Qu’on ne s’y trompe pas
cependant, cette mutation n’est pas une rupture ni une sortie du matérialisme,
mais une hyperbole du matérialisme.
Mais la description ne saurait suffire. Si le chant du progrès paraîtrait
aujourd’hui naïf et dérisoire, la dénonciation comporte le défaut majeur
d’occulter l’implication et la responsabilité du consommateur. Cette possibilité
est d’autant plus interdite au stade de l’hyperconsommation, le « stade III », où
le consommateur n’est plus tant le jouet passif d’une publicité manipulatrice
qu’un individu averti, informé, et exigeant. La dénonciation fait l’impasse sur
notre jouissance consumériste. Une prétendue position d’extériorité entretient
la méconnaissance sur notre attachement à la consommation. Bernard
Mandeville déjà, dans la Fable des abeilles, doutait de la sincérité du rêve d’un
âge d’or frugal et solitaire. C’est donc une démarche tocquevillienne qui est
ici préférée car elle prend acte des jouissances auxquelles nous ne serions pas
capables de renoncer.
C’est donc en la reliant à la question du bonheur que Gilles Lipovetsky
poursuit l’analyse de la société de consommation, car après l’étude de son
fonctionnement, il en vient à la plus ample partie de l’ouvrage : l’étude de « son
impact sur les existences ». C’est la question du bonheur qui permet de faire la
synthèse des diverses approches de la question et de proposer une thématique
nouvelle. La consommation ne saurait se réduire à une approche sociologique,
mais comporte une dimension morale et métaphysique, qui requiert, pour être
28/02/07 19:46:54
raison pub.indb 179
179
raison publique n°6 Critiques
justement saisie, non des discours déclinistes annonçant l’apocalypse, mais
une conscience critique qui ne fasse pas l’impasse sur les défauts et les failles.
C’est donc à décrire les tensions et les paradoxes de ce bonheur que s’emploie
Gilles Lipovetsky.
Les choses sont en effet bien étranges. Si nous ne consommons pas, nous
sommes malheureux et frustrés, mais étrangement, la consommation malgré
tous les efforts des producteurs pour « coller » à la demande ne procure ni gaieté
ni, a fortiori, joie de vivre. Quel dieu convoquer pour saisir le mélange de plaisir
et de blessure existentiels qui tisse la vie du consommateur hypermoderne ?
La première figure semble celle de Pénia. Vouée à Poros, la société
d’hyperconsommation renvoie l’individu à son irréductible pauvreté.
L’expérience de la consommation est indissociable de la celle de la déception.
Encore faut-il, selon Gilles Lipovetsky, comprendre l’objet de l’insatisfaction
provoquée. De manière inédite, la plainte porte moins sur les choses que sur
ce qui échappait jusqu’alors au consumérisme : école, médecine et hôpital,
programmes de télévision et surtout vie professionnelle et vie affective.
Le parti pris des choses s’efface, dans l’hyperconsommation, au profit de l’idéal
d’accomplissement de soi qui rend vaines les anciennes satisfactions du travail
bien fait ou de la stabilité familiale, ouvrant la brèche de « la difficulté d’être ».
La pauvreté réelle n’est en que plus violente, puisqu’elle n’est plus seulement
privation de biens ; elle ne porte plus seulement sur l’avoir, mais atteint l’être.
On peut aussi remarquer que loin de s’unir à Poros, « Pénia se marie désormais
avec Hermès », et que le bonheur se conjugue essentiellement aujourd’hui, pour
le pire mais aussi pour le meilleur, avec la mobilité et le changement incessant.
D’où, selon l’auteur, une impropriété des thèmes dyonisiaques. L’époque n’est
pas consacrée à Dyonisos. Les petits bonheurs l’emportent sur les grandes orgies.
Le bonheur se conjugue essentiellement avec le repos, et les grandes sensations
sont, à quelques exceptions adolescentes et grandes parades urbaines près, plutôt
recherchées par la médiation du spectacle. L’évolution du design est à cet égard
significative : loin de l’esthétique du Bauhaus, on prise aujourd’hui, pour son
intérieur, une ambiance accueillante et réconfortante, portant la marque de sa
personnalité et renvoyant l’image d’une sensualité modérée. Le culte du bienêtre nous mène en effet à une nouvelle tempérance. L’hyperconsommateur est
dur avec les extrémistes de la jouissance. Surtout, il a peur – peur de tomber
malade, peur d’être traumatisé au moindre accident de l’existence, peur d’être
contaminé : « il est omniphobe » et « Narcisse a triomphé de Dyonisos ».
La société d’hyperconsommation voue-t-elle pour autant un culte à
Superman ? Certes, le culte de la performance est à son comble, mais en tant
qu’hyperconsommateur, l’individu moderne consomme plutôt du loisir et se
désintéresse du travail. La grande passion hypermoderne se nomme vacances et
28/02/07 19:46:54
180
raison pub.indb 180
week-end. Même dans le sport, ce qui est visé est moins l’exploit que le mieuxêtre. Au nombre des paradoxes du bonheur à l’ère de l’hyperconsommation réside
d’ailleurs le fait que l’individu rêve d’un corps parfait mais se relâche, grossit
et s’amollit. De même, si la vie sexuelle laisse aussi place à la consommation
(viagra, sex toys), c’est moins en vue de la performance que de la recherche du
bien-être psychique et de la crainte de la blessure que ferait subir la défaillance
et l’absence de jouissance sexuelles.
Reste pour ultime figure celle de Némésis. Est-ce l’envie qui taraude l’individu
hypermoderne ? Certes, le moi qui jouit de sa transparence affichée dans les
tous les shows-réalités garde son secret inavouable et son bonheur n’éteint pas
son ressentiment. Au demeurant, ce sont aux métamorphoses de l’envie qu’est
sensible Gilles Lipovetsky. Aujourd’hui, il est bien vu d’afficher son bonheur
sans crainte le mauvais œil, comme c’était le cas dans de nombreuses sociétés
traditionnelles. Là encore, l’envie porte sur l’être (célébrité, beauté par exemple)
plus que sur l’avoir : il s’agit d’être « plus », non d’avoir « plus ». Surtout
l’envie est encore lien à l’autre, qui recule au profit de l’indifférence, à mesure
que progresse l’individualisme. Le plus frappant, dans le fonctionnement
de l’hyperconsommateur, réside en effet dans l’abandon de l’ancienne
problématique du luxe de laquelle la consommation « de stade II » semblait
encore tributaire. Du xviiie siècle aux années 1960, ce qui est en jeu dans
l’acquisition des objets réside en effet principalement dans le regard de l’autre.
Signe de prestige ou marque d’appartenance à une classe sociale, l’objet de luxe
et de consommation suscitait l’envie. Le snobisme est encore sémiologique.
Mais l’hyperconsommateur, lui, brouille les frontières de classe et s’affranchit
de la comparaison sociale. Certes, le commerce des objets de luxe est toujours
florissant, mais ce qui est nouveau, c’est que les réseaux de rabais et de solde se
multiplient pour mettre le coûteux à un prix seulement élevé, donnant ainsi
à l’hyperconsommateur le sentiment de la débrouille, et la conviction de « se
réapproprier ses propres plaisirs ».
L’analyse du bonheur paradoxal de la société d’hyperconsommation doit
cependant éviter le topos de la désillusion. Il s’agit bien plutôt d’isoler l’idéal
du bonheur qui fait figure de nouvelle utopie. Celui-ci prend nom d’harmonie.
Cette ancienne figure de l’ordre connaît une nouvelle jeunesse. L’illusion
consiste à croire que peut y parvenir en faisant l’économie de la discipline
ascétique, qui constitue le seul moyen rationnel de parvenir à cette forme de
maîtrise de soi. Par là-même, c’est bien à une demande de magie que l’on assiste :
« l’hyperconsommateur est devenu un demandeur de remèdes miracles fondés
sur la toute-puissance de la conscience ».
La critique de cet idéal du bonheur ne nous invite pas à faire table rase de
la société de consommation. La dénonciation de l’idéal libéral dissimule mal
28/02/07 19:46:54
181
raison publique n°6 Critiques
l’aspiration autoritaire et uniformisante qui inspire les diatribes contre l’échange
marchand. La sortie des paradoxes de l’hypermodernité ne peut provenir d’une
unification forcée, mais au contraire d’une diversification nouvelle de fins
individuelles, déjà sensible dans les contre-pouvoirs qui s’affirment dans la
société de consommation : la passion du travail chasse l’envie de consommer,
la critique ébranle l’harmonie, le désir de création étouffe la médiocrité du
bien-être.
On peut s’étonner, à la lecture de l’ouvrage de Gilles Lipovetsky, d’être parfois
promené de l’inquiétude à la prise de conscience d’une réalité nuancée et complexe.
L’auteur tente en effet d’éviter tous les pièges, en ne procurant ni béatitude ni
angoisse, et en ne souscrivant ni à la critique marxiste ou frankfortienne de
Lefebvre, Baudrillard ou Marcuse, ni à celle des néo-conservateurs américains,
comme Bloom ou Bell. Toutefois, ce souci de la juste mesure frise parfois de
son côté aussi la table rase. Si le thème de l’aliénation à la consommation paraît
aujourd’hui désuet, faut-il en rejeter entièrement la pertinence ? On peut ne pas
apprécier leur auteur et remarquer que certaines analyses de Baudrillard sur la
fatigue nouvelle des sujets dans les sociétés postindustrielles n’ont pas perdu de
leur acuité 3. De même, la critique venue de la psychanalyse n’est pas prise au
compte par Gilles Lipovetsky au prétexte que celle-ci participerait de l’idéal du
mieux-être, alors même qu’elle conduit à renoncer aux illusions d’un bonheur
conçu comme harmonie et maîtrise.
L’essentiel demeure cependant l’originalité du tableau de mœurs ainsi écrit.
Avec ce livre, la question consommation entre dans la sphère de la philosophie
morale, alors qu’elle relevait plutôt de la pensée politique ou de la psychologie.
Grâce à lui sont rendues lisibles et reconnaissables les évolutions les plus récentes
de l’individualisme contemporain. Le consommateur moderne a trouvé son
miroir.
Hélène L’Heuillet
3 Jean Baudrillard La Société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970,
réed, Gallimard « Idées », p. 291 sqq.
raison pub.indb 181
28/02/07 19:46:55
raison pub.indb 182
28/02/07 19:46:55
L’ESTIME. LE RÔLE DE LA RÉPUTATION DANS LA STABILISATION
DES NORMES PUBLIQUES
Geoffrey Brennan & Philip Pettit, The Economy of Esteem. An Essay on
Civil and Political Society, Oxford, Oxford University Press, 2004.
raison pub.indb Sec1:183
183
raison publique n°6 Critiques
La notion de sens moral revient à l’honneur, relue non plus comme une
faculté de l’individu isolé, mais au contraire comme un sens commun, façonné
par la pratique, l’apprentissage, les interactions. Décrire le sens moral comme
sens commun peut être une invitation à voir sous un nouveau jour l’émergence
et la stabilisation des normes sociales. D’un point de vue descriptif, est-ce que
l’idée de sens moral présente un intérêt explicatif, quand nous cherchons à
décrire le fonctionnement des normes sociales ? D’un point de vue normatif,
est-ce que le recours à l’idée de sens moral a des conséquences sur la manière
dont nous concevons la mise en place des institutions et des normes ?
Le travail de Philip Pettit, à cet égard, développe une thèse très nette :
l’émergence et la stabilisation des normes sociales dépend directement, selon
lui, du fait que nous sommes particulièrement sensibles à la réputation – ce
qu’il appelle l’esteem. Toutes choses égales par ailleurs, nous avons tendance
à agir de manière à améliorer l’opinion que les autres ont de nous. Et c’est
un élément qui, selon Pettit, doit nous permettre à la fois de mieux décrire
la manière dont fonctionnent les comportements sociaux des acteurs ; et
nous guider lorsque nous cherchons à mettre en place des normes sociales.
Dire que nous sommes sensibles à la réputation, à l’estime, c’est dire que
nous avons tendance à nous conformer au sens moral commun. Autrement
dit, à la question : pourquoi les normes sociales sont-elles stables, Pettit
propose la réponse – partielle – suivante : parce que nous sommes sensibles
à notre réputation, que nous sommes enclins à tenir compte d’un sens moral
partagé.
Je vais d’abord présenter ce que Pettit appelle le « marché de l’esteem »,
l’économie de la réputation et qui fonctionne, selon lui, comme une « main
intangible » ; ensuite montrer les conséquences que Pettit en tire pour la
manière dont nous pouvons mettre en place des institutions sociales qui tirent
profit de ce mécanisme de main intangible ; enfin indiquer ce qui me semble
être une difficulté des analyses de Pettit, à savoir la manière dont cette recherche
de réputation est interprétée dans le sens positif d’une émulation, alors qu’on
pourrait en faire une lecture beaucoup moins riante en termes de conformisme
ou loi d’opinion.
28/02/07 19:46:55
COMMENT SE STABILISENT LES NORMES SOCIALES : L’IDÉE D’UNE « ÉCONOMIE DE L’ESTEEM »
Expliquer l’émergence et la stabilisation des normes : les limites du modèle de l’homo
œconomicus
184
Le point de départ de Philip Pettit est le suivant : lorsqu’on essaie de rendre
compte de la stabilisation des normes sociales, lorsqu’on essaie d’expliquer pour
quelles raisons les acteurs s’y conforment – ou du moins pourquoi les acteurs
se conforment à certaines normes sociales qui finissent par se stabiliser – le
modèle de l’explication par l’intérêt ne suffit pas. Pettit part donc d’une critique
des insuffisances du modèle de l’homo œconomicus pour rendre compte des
normes sociales. Pour reprendre très rapidement son propos, outre les critiques
habituelles (problème du free rider, qui custodet custodies, problème de la mise
en place initiale des normes c’est-à-dire du passage de l’anomie à la norme, etc.),
il souligne deux limites du modèle.
D’abord, le modèle est souvent faux factuellement : il y a bien des cas où
manifestement nous respectons une norme sans être directement motivés par un
intérêt égoïste bien compris. Ensuite, et c’est en fait l’élément le plus gênant aux
yeux de Pettit, cela peut conduire à instaurer des institutions qui seront contreproductives, c’est-à-dire qui contribueront plutôt à décourager les tendances
spontanées des agents à agir d’une manière socialement profitable.
Lorsque Hume suggère d’imaginer les institutions sociales comme si nous
devions avoir affaire à une société de malfrats, on pourrait croire à première
vue qu’il s’agit d’une hypothèse innocente : qui peut le plus peut le moins ; des
individus généreux ne seront pas gênés par une société régie par de telles règles,
et inversement les malfrats verront qu’il est de leur intérêt de se conformer à
ces règles. Autrement dit, il semble à première vue que le bénéfice soit complet
à procéder à partir de cette hypothèse, même si elle est fausse parce qu’elle
minimise nos tendances à la coopération.
Or l’argument de Pettit consiste justement à montrer que cette supposition
par le bas est tout sauf innocente, et qu’elle a des conséquences perverses : si l’on
façonne les institutions pour l’usage de malfrats, on risque fort de transformer
des individus auparavant moyennement altruistes en malfrats 1.
Pour reprendre l’argument de Pettit en une phrase : expliquer l’émergence et la
stabilisation des normes par le recours à un modèle d’agent qui tend à maximiser
son intérêt égoïste est non seulement faux descriptivement mais dangereux
1 Pettit analyse par exemple le cas d’une usine où l’on décide de mettre en place un pointage
horaire pour améliorer la production : « en mettant en place des pénalités de retard trop
lourdes, on risque fort de transformer des ouvriers consciencieux en individus obnubilés par
l’horloge » (Pettit P., Rules, Reasons, and Norms, New York, Oxford University Press, 2002,
p. 277).
raison pub.indb Sec1:184
28/02/07 19:46:55
pratiquement. Autrement dit c’est un modèle qui laisse de côté des éléments
qui ne sont pas contingents mais au contraire essentiels au fonctionnement de
l’objet qu’il cherche à décrire. À concevoir les institutions pour une société de
malfrats, on tend à transformer les citoyens en malfrats.
Trois économies : pouvoir, richesse et réputation ; la remise à l’honneur d’une idée oubliée
raison pub.indb Sec1:185
185
raison publique n°6 Critiques
À partir de ce constat critique, Pettit propose simplement de remettre
à l’honneur une explication de la motivation des agents qui a ses lettres de
noblesse, mais qui est passée au second plan : la motivation par la recherche de
la réputation. Quand on se rapporte aux pensées passées, c’est presque un lieu
commun que d’affirmer que les individus recherchent trois types de biens : le
pouvoir, la richesse et la réputation ou l’honneur. De ce point de vue, Pettit ne
prétend pas faire preuve d’une originalité flagrante – il reconnaît notamment
volontiers sa dette à l’égard de Smith – mais mettre en lumière un facteur de
l’analyse qu’on en est peu à peu venu à négliger. En effet, si la manière dont les
individus se répartissent entre eux le pouvoir et la richesse – ou plus largement
tous les biens économiques – a été largement étudiée, le marché de l’honneur
n’a pas été l’objet d’une telle attention. Au contraire, pour Pettit, ce marché de
l’esteem existe bel et bien : il y a, au sens strict, une économie de la réputation.
Et ce type de motivation par la recherche de réputation est particulièrement
important lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi certaines normes sociales se
stabilisent.
Pettit s’est donc efforcé d’étudier, parallèlement au marché des richesses ou
du pouvoir, ce marché particulier où s’échange la réputation : le livre écrit en
commun avec l’économiste Geoffrey Brennan, The Economy of Esteem, est
le résultat de cette étude. Je reprends simplement les trois éléments qui me
semblent importants ici :
(a) d’abord, les individus recherchent la réputation parce qu’elle leur procure
une forme de bien non négligeable, à savoir qu’elle facilite les interactions.
Au même titre que la « confiance », c’est une sorte de catalyseurs des relations
sociales, ou d’huile qui facile le jeu des rouages ;
(b) ensuite, la variable principale du marché de la réputation est la publicité :
plus il y a de spectateurs de mon action, plus les effets de la réputation seront
grands ;
(c) enfin, et c’est particulièrement important : la réputation est quelque
chose qu’il est sensé de rechercher, en s’appuyant sur ce que nos spectateurs
considèrent comme louable, appréciable, digne d’éloge, etc. Mais on ne peut
l’obtenir que si on ne donne pas l’impression de la rechercher directement.
On n’obtient pas la réputation si elle est notre but avoué ; en revanche, on
obtient une bonne réputation si on fait une action qui se trouve être estimée
28/02/07 19:46:56
socialement. Avec cette remarque, on touche en fait du doigt le problème que
j’évoquerai pour finir : cette recherche de la réputation va-t-elle dans le sens
d’une émulation ou du conformisme ? Est-ce que ces règles de l’économie de
la réputation poussent les acteurs à des formes de comportements hypocrites,
ou est-ce qu’elles contribuent au contraire à les faire adhérer sincèrement à
certaines valeurs ? Je laisse la question ouverte pour l’instant.
Le recours à la manière dont se répartit la réputation a pour Pettit un intérêt
théorique assuré : postuler ce type de motivation chez les agents permet de
prédire leur comportement, d’expliquer comment certaines normes sociales se
stabilisent, de rendre compte des valeurs ou des normes présentes dans telle ou
telle société. Mais, plus important encore : ce modèle de l’économie de l’esteem
a pour Pettit une fécondité pratique.
186
LES CONSÉQUENCES PRATIQUES : TIRER PROFIT DE LA MAIN INTANGIBLE
La structure du marché de la réputation : sa sensibilité à la publicité
Pettit exploite alors une analogie entre le mécanisme de la « main invisible »
dans l’économie des richesses et ce qu’il va appeler le mécanisme de la « main
intangible » qui règle la répartition de la réputation. Comme dans le cas de la
main invisible, les actions particulières des agents finissent par dessiner une
structure cohérente et organisée ; le « intangible » signifie ici que le type de
motivation des acteurs n’est pas un bien matériel (richesses ou argent), mais
bien une attitude des autres acteurs. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de mettre
en place et de faire respecter certaines normes ou certaines institutions, il n’y a
donc pas deux leviers (la force d’un côté, l’intérêt de l’autre), mais trois leviers :
il faut ajouter la recherche de réputation.
Cette main intangible peut fonctionner d’une manière qui renforce la
cohésion sociale, ou au contraire qui la mine ; selon les institutions existantes
ou la structure des normes sociales en présence, la main intangible peut avoir
des effets pervers ou bénéfiques. L’idée de Pettit est donc de voir dans quelles
situations la main intangible peut jouer pour le meilleur. Et notamment,
comment peut-elle fonctionner de manière à encourager les responsables
politiques, les professeurs, les ouvriers d’une chaîne, etc., à remplir au mieux
la tâche qui leur est assignée ? La principale variable à laquelle est sensible la
main intangible, selon Pettit et Brennan, est la variable de la publicité. Plus une
action est connue d’un large nombre, plus son acteur va se montrer sensible aux
réactions d’estime ou de mesestime qu’il fait naître. Une première conséquence
est donc que, toutes choses égales par ailleurs, la publicité tend à favoriser des
comportements jugés conformes aux normes reçues. L’exemple canonique a
raison pub.indb Sec1:186
28/02/07 19:46:56
cet égard est celui des responsables politiques : la publicité de leurs paroles
et de leurs actes semble les conduire presque mécaniquement à adopter un
comportement plus conforme à la moralité reçue. Le raisonnement peut faire
penser ici aux analyses de Habermas sur la notion d’espace public : le postulat
étant que l’espace public peut jouer comme un mécanisme naturel d’éviction
de conduites réprouvées, particulièrement en politique.
Aparté métaphysique : réputation et sens commun
187
raison publique n°6 Critiques
Mais il faut ici faire un détour pour montrer qu’il ne s’agit pas, avec cette idée
de réputation, de jouer simplement un présupposé anthropologique contre un
autre. Il ne s’agit pas simplement pour Pettit de faire le pari – somme toute
difficile à prouver – que les hommes sont plutôt plus sensibles à la réputation qu’à
l’intérêt, par exemple. En fait, cette idée que la sensibilité à la réputation est un
motif puissant de nos actions est intimement articulée à une thèse différente sur
la nature de la pensée. L’idée est que notre faculté de penser est essentiellement
dépendante de l’interaction. Pas de pensée si pas de communauté. L’argument
de Pettit, développé dans The Common Mind 2 et dans plusieurs autres articles,
peut se laisser ressaisir comme suit – j’en fais ici un résumé très rapide à partir
de l’analyse faite dans l’article « Defining and defending social holism » 3 :
(1) Être capable de penser implique d’être capable d’utiliser volontairement
des signes pour représenter la façon dont les choses sont, selon ce que croit
le sujet.
(2) Pour représenter volontairement une propriété – ou une autre entité –
celui qui pense doit être capable d’identifier cette propriété et de la voir
comme quelque chose qu’il peut tenter, de manière faillible, de prendre
en compte.
(3) Ainsi la capacité de penser requiert-elle que celui qui pense ait au mieux
un critère, qu’il sait faillible, pour déterminer si oui ou non la propriété est
présente dans un cas donné.
(4) Les êtres humains utilisent une disposition prédicative socialement
partagée comme critère d’identification.
(5) Le holisme social ainsi soutenu est une propriété profonde des penseurs
humains, et pas une propriété superficielle et que l’on puisse changer.
Il explique comment les êtres humains en conversation peuvent prétendre
savoir – et savoir immédiatement, non pas de manière dérivée – ce qu’ils
ont chacun en tête quand ils utilisent certains mots.
2 Pettit P., The Common Mind. An Essay on Psychology, Society, and Politics, New York, Oxford
University Press, 1993.
3 Pettit P., « Defining and defending social holism » [1998], in Penser en société, Paris, PUF, 2004.
raison pub.indb Sec1:187
28/02/07 19:46:56
188
Ce qui vaut ici pour la pensée en général vaut naturellement pour tous les
jugements de type moral, toutes les valeurs que nous recevons comme bonnes et
comme guides potentiels de nos actions. Les valeurs qui orientent notre action,
les critères grâce auxquels nous jugeons une action donnée, selon Pettit, sont
également reçues et développées selon cette structure d’un esprit commun. Notre
sensibilité à la réputation, autrement dit, n’est pas le reflet de notre nature, qui
nous rendrait particulièrement orgueilleux, vains, sensibles à la bonne opinion,
etc. Notre sensibilité à la réputation est bien plutôt le reflet de notre dépendance
mutuelle pour n’importe quel jugement. Nous avons besoin, pour les jugements
épistémiques aussi bien que pour les jugements de valeurs, de la caution collective
pour être sûrs de notre fait. Rechercher la réputation, ce n’est donc pas tant céder
à une tendance naturelle à l’amour-propre, que chercher une forme d’assurance
dans les actions que nous menons : avoir bonne réputation, c’est avoir le sentiment
qu’on est en résonance avec un certain nombre de valeurs estimées, et donc que nos
interactions s’en trouveront facilitées. La réputation est recherchée, aux yeux de
Pettit, parce qu’elle nous donne l’assurance que nos interactions et la poursuite de
nos projets avec nos semblables s’en trouveront facilitées.
Cette idée d’un marché de l’esteem est donc liée à l’idée que l’exercice de la
pensée en général dépend de la communauté.
Un mécanisme à exploiter
La main intangible se présente alors non pas seulement comme une théorie
explicative, qui nous permettrait de rendre compte du comportement des agents,
et éventuellement de le prédire, mais comme un mécanisme à exploiter lorsque
nous essayons de modifier les institutions existantes, ou d’en mettre en place de
nouvelles. Pettit oppose ainsi deux manières de concevoir la mise en place des
institutions : (a) ce qu’il appelle la motivating strategy qui fait fond sur le caractère
égoïste et intéressé des acteurs ; (b) la managing strategy qui considère au contraire
que nous ne sommes pas des malfrats égoïstes mais que nous sommes accessibles à
des considérations normatives communes. L’idée est non pas de pallier le manque
de motivation morale du malfrat – comme dans la motivating strategy – mais de
préserver la tendance spontanée et normale des individus à respecter grosso modo les
normes sociales établies et un comportement coopératif. L’idée est de prendre appui
sur l’émergence spontanée de normes inhérente à cette recherche de réputation.
ENTRE ÉMULATION ET CONFORMISME : FÉCONDITÉ ET DANGERS DE LA MAIN INTANGIBLE
C’est un fait que nous sommes sensibles à la réputation, et que la bonne
opinion de nos semblables fait partie de nos motivations à agir ; il s’agit pour
Pettit d’exploiter ce mécanisme lorsque nous mettons en place des institutions.
raison pub.indb Sec1:188
28/02/07 19:46:57
Mais dans quelle mesure la réputation, c’est-à-dire le fait de prendre pour acquis,
de se reposer sur le sens moral commun, reçu et pratiqué par une communauté,
peut-elle être un bon guide lorsqu’il s’agit de mettre en place des institutions qu’on
veut non seulement efficaces mais également, dans la mesure du possible, justes ?
En posant cette question, je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que
l’émergence des normes à partir de ces pratiques communes et de cette recherche
de la réputation est à la fois quelque chose qui paraît assez juste, descriptivement
fécond, mais en même temps quelque chose de potentiellement redoutable.
À quoi sommes-nous sensibles quand nous sommes sensibles à la réputation ?
189
raison publique n°6 Critiques
En effet, à quoi sommes-nous sensibles quand nous sommes sensibles à la
réputation ? La description de Pettit, nous l’avons dit, est nuancée : il ne s’agit
pas de dire que nous sommes simplement des animaux fâcheusement enclins au
péché d’orgueil. Autrement dit, Pettit reprend bien le lieu commun des moralistes
qui fait de l’homme un animal qui recherche la bonne opinion de ses semblables,
mais sans la condamnation morale qui a souvent pu lui être liée. Nous recherchons
la réputation, nous dit Pettit, et il n’y a rien là de particulièrement condamnable
en soi. C’est simplement le reflet de notre condition de dépendance à l’égard
des autres : dépendance à la fois cognitive et pratique. J’ai besoin des autres à la
fois pour cautionner ce que je crois savoir, pour cautionner mes jugements et
évaluations ; j’ai également besoin des autres pour agir, et dans ce cas j’ai besoin
qu’ils puissent me faire confiance, et avoir suffisamment bonne opinion de moi
pour accepter d’interagir avec moi. Lorsque nous sommes sensibles à la réputation,
nous ne sommes pas particulièrement orgueilleux, nous sommes simplement
sensibles à notre dépendance mutuelle.
Mais être sensible à la réputation, rechercher la réputation, c’est donc assumer
en son nom propre les valeurs reconnues par un certain groupe. Pettit remarque
au fil des analyses de The Economy of Esteem que le comportement induit par
la recherche d’estime varie évidemment en fonction des spectateurs qu’on se
donne pour juge : sont-ils sensibles à l’honneur, à l’honnêteté, à l’habileté
technique ? Autrement dit, rechercher la réputation, c’est cautionner les valeurs
d’un groupe, que ce soit sincèrement, en y adhérant en personne de toute son
âme, ou alors de manière purement instrumentale. Mais au fond, authenticité
ou hypocrisie ici ne changent pas grand-chose à l’affaire : le comportement
qu’on adopte n’en est pas moins guidé par ces valeurs collectives reconnues.
La confusion entre justice, morale et mœurs : le retour à l’idée de loi d’opinion
S’appuyer alors sur ce type de motivation pour façonner les institutions,
n’est-ce pas alors reconduire une confusion que la tradition libérale depuis le
xviie siècle a justement cherché à débrouiller : une confusion, pour le dire trop
raison pub.indb Sec1:189
28/02/07 19:46:57
190
rapidement, entre justice, morale et mœurs. On peut ici faire un détour par un
passage de Locke particulièrement éclairant. Dans l’Enquête sur l’entendement
humain, au chapitre 28 du livre II, Locke distingue les trois types de lois qui, à
son sens, régissent et expliquent le comportement humain 4. Et si ces trois lois
régissent le comportement des hommes, c’est dans la mesure précisément où elles
sont assorties de sanctions qui forment une motivation sérieuse pour l’individu :
la loi divine est cautionnée par des sanctions dans l’au-delà ; la loi politique
est cautionnée ici-bas par les sanctions de la justice politique ; enfin la loi de
réputation ou d’opinion, n’est pas sanctionnée par la force, mais simplement
par la bonne ou la mauvaise réputation que nous accordent nos semblables. Ce
qui appelle ce détour par cette analyse de l’Enquête sur l’entendement humain,
c’est que Pettit souligne lui aussi que la main intangible de la réputation est avant
tout rapportée au fonctionnement de la société civile, par opposition au marché
ou à la justice. Et Locke prend acte de la puissance qu’à sur nous cette opinion
publique : il souligne à quel point il est difficile pour qui que ce soit de supporter
l’opprobre. Dans le paragraphe 12 du chapitre cité, il fait même de la recherche de
réputation un principe fondamental d’explication du comportement humain :
Celui qui imagine que l’éloge et le blâme ne motivent pas fortement les
gens à s’adapter aux opinions et aux règles de leur société, paraît peu au fait
de la nature et de l’histoire de l’humanité ; pour la plupart, les hommes se
dirigent principalement, voire uniquement, d’après cette loi de la coutume : ils
pratiquent ainsi ce qui ménage leur réputation dans leur société, sans s’occuper
des lois de Dieu ou du gouvernant.
Ceci posé, on peut donc préciser quel est l’objet particulier de la loi d’opinion :
non pas la droiture des actes aux yeux de Dieu, ni leur conformité à la justice
telle qu’elle est exprimée par la loi, mais les mœurs, la conformité du mode de vie
à l’ordre commun. Autrement dit, il semble que ce que sanctionne avant tout
la loi d’opinion, c’est le conformisme. Celui qui va être couvert d’opprobre est
moins le malfrat que l’excentrique, celui qui décide de vivre à sa guise.
En faisant ce détour par Locke, je voudrais donc simplement souligner ce
point : il ne s’agit pas de nier l’importance effective de la réputation comme
motivation. L’idée que nous sommes des animaux qui recherchons la bonne
opinion de nos semblables, et que la recherche de la réputation est un moteur
puissant de nos actes, est tout à fait crédible. Mais toute la question est de savoir
s’il est possible de passer si aisément du fait au droit. Il semble que la réputation
sanctionne bien plus le conformisme plus que la droiture : et il peut y avoir de
bonnes raisons de refuser de donner un blanc-seing au bon sens moral.
4 Locke J., Enquête sur l’entendement humain, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001.
raison pub.indb Sec1:190
28/02/07 19:46:57
L’ambiguïté de la publicité : émulation ou conformisme. Un cas d’application :
la question du reintegrative shaming proposé par Braithwaite et sa discussion par Nussbaum
Pour donner un peu de corps à une discussion qui est restée trop abstraite
jusqu’à présent, je voudrais terminer par l’analyse d’un exemple qui met en
lumière les conséquences de la thèse de Pettit dans le champ de la justice
pénale. Pettit suggère à ce propos qu’on devrait s’appuyer moins sur la justice
et la punition légale, et davantage sur des incitations qui reposent sur notre
sensibilité à la réputation. Toute la réflexion qu’il a menée sur la justice, la
peine, le crime, etc. en compagnie notamment de John Braithwaite, est une
excellente pierre de touche concrète pour cette question. En effet, la thèse de
Pettit l’amène à soutenir que le fait de traduire immédiatement en justice,
pour de petits crimes, a des effets contre productifs : elle tend à criminaliser
immédiatement les individus, à faire passer dans la catégorie du crime ou du
délit relevant de la justice pénale des actes que nous aurions tout intérêt à traiter,
au moins en première instance, par une recherche amiable de consensus. Jusque
là, l’analyse est séduisante. Mais chez Braithwaite notamment, cela conduit à
soutenir la possibilité d’instituer ce qu’il appelle un reintegrative shaming : des
punitions qui consistent à « faire honte » au coupable 5. La peine n’est donc
191
raison publique n°6 Critiques
On peut penser ici tout simplement à l’objection qu’un Mill, dans De la
Liberté, par exemple, fait à ce type de confiance à la loi de la réputation, en lui
opposant la réalité détestable d’une tyrannie de la conformité, qui mine en son
sein toute tentative de vie non conforme. Pettit suggère qu’il faut s’appuyer sur
notre propension à rechercher la réputation pour ne pas transformer les citoyens
en malfrats ; on pourrait avoir envie de répondre que le remède est peut-être aussi
dangereux que le mal, puisqu’il risque de rendre difficile l’expression d’opinions
non conformes. Pettit, bien sûr, a une réponse à cette objection qu’il a prévue.
Elle consiste à dire d’abord tout simplement que nous ne vivons pas dans la
société victorienne dont Mill se défie ; ensuite à souligner qu’une des valeurs
fondamentales de notre culture commune est précisément le libéralisme au sens
de l’acceptation de la pluralité des modes de vie et des systèmes de valeurs. Et que
par conséquent, l’excentrique ne sera pas plus stigmatisé que le conformiste, mais
qu’en revanche l’intolérant sera mis au ban. Si cela peut sembler excessivement
optimiste, c’est précisément parce que cela tend à négliger la très grande force
de motivation qu’est la réputation. C’est justement parce que notre propension
à rechercher la bonne opinion auprès des autres est une pente naturelle et
extrêmement attirante qu’il peut y avoir de bonnes raisons de ne pas l’encourager
encore, sous peine d’étouffer toute prise de position divergente.
5 Braithwaite J., Crime, Shame and Reintegration, New York, Cambridge University Press, 1989.
raison pub.indb Sec1:191
28/02/07 19:46:57
192
pas une amende, un emprisonnement, mais l’opprobre publique. Et, soutient
Braithwaite, cela a des vertus civiques, d’éducation, de réintégration. On joue
sur cette corde sensible à l’extrême qu’est notre sensibilité à la réputation pour
essayer de réguler notre comportement.
Ce qui soulève la question cruciale de savoir dans quelle mesure on peut
effectivement s’appuyer sur des valeurs socialement reçues, sur un sens moral
commun, pour juger des actes de nos semblables. Dans quelle mesure les
sentiments moraux communs à un groupe donnés, la « norme » en matière de
réaction morale à un comportement, est-elle un guide fiable lorsqu’il s’agit de
juger des actes d’un individu ?
Et on peut ici rappeler la force de la position défendue par Martha Nussbaum
dans Hiding from Humanity, 6 en remarquant qu’en l’occurrence, tous les
sentiments moraux ne se valent pas, et ne sont pas des guides aussi fiables les uns
que les autres à propos de la moralité publique. Si on peut à bon droit s’appuyer
sur la peur ou la colère, la honte ou le dégoût sont des guides bien moins sûrs.
La honte ou le dégoût sont des sentiments moraux beaucoup plus sensibles
précisément à des contingences personnelles ou culturelles que la peur ou la
colère. Leur donner une caution juridique, s’appuyer sur elles pour justifier
certains comportements peut effectivement s’avérer extrêmement efficace ;
efficace mais dangereux et injustifié. Cela consisterait précisément à laisser libre
cours à la loi de l’opinion aux dépens d’une défense libérale de la pluralité des
conceptions de la vie bonne. Les shaming punishments forment donc un cas
d’application de la thèse que propose Pettit, dont il y a tout lieu de se méfier :
une chose est de dire que la justice s’applique nécessairement en contexte, une
autre est de dire qu’elle doit et peut s’appuyer sur la moralité commune pour
« faire honte » aux criminels d’un comportement déviant. La loi de l’opinion
s’en charge de toute façon ; ne serait-il pas plutôt le rôle de la loi et de la justice
que de garantir contre ses excès probables ?
CONCLUSION
Ainsi, la « réputation » dont Pettit souligne, à juste titre me semble-t-il,
l’importance pratique dans l’émergence et la stabilisation des normes sociales
n’en est pas moins un instrument à double tranchant. Elle peut en effet se
concevoir aussi bien dans le sens éminemment positif de l’émulation que
dans le sens beaucoup plus effrayant d’un conformisme potentiel. Émulation,
dans le sens où effectivement, la publicité de mes actes, le fait d’être exposé
6 Nussbaum M., Hiding from Humanity : Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton
University Press, 2004.
raison pub.indb Sec1:192
28/02/07 19:46:58
Solange Chavel
raison pub.indb Sec1:193
193
raison publique n°6 Critiques
au regard et au jugement d’autrui est en effet une motivation puissante pour
adopter un comportement louable. L’exigence que l’on peut avoir à l’égard
de soi-même est ici puissamment épaulée par le jugement d’autrui. Mais si je
souligne le risque de conformisme, c’est justement parce que je suis tout à fait
convaincue par les thèses de Pettit sur le sens commun, ou plus précisément sur
la constitution collective de notre pensée. C’est justement parce que les thèses
de Pettit sur la constitution commune de la pensée sont fortes et convaincantes
que la possibilité de résister à cette forme de pression collective qu’est un sens
moral commun est extrêmement difficile. C’est parce le conformisme est une
tendance forte qu’on peut douter de la nécessité de le renforcer encore dans
les institutions. Celles-ci ont déjà fort à faire à maintenir la balance égale entre
différentes conceptions du bien. Pour que le sens commun fonctionne dans le
sens de l’émulation, la publicité ne semble être ni une condition suffisante, ni
une garantie. Pour reprendre les termes qu’emploie Mill, il est peut-être plus
facile de nos jours d’être « excentrique » que dans une société victorienne, mais
ce n’est toujours pas chose aisée.
28/02/07 19:46:58
raison pub.indb Sec1:194
28/02/07 19:46:58
LA JUSTIFICATION DE L’UNION EUROPÉENNE
Glyn Morgan, The Idea of a European Superstate. Public Justification
and European Integration, Princeton, Princeton University Press, 2005.
raison pub.indb Sec2:195
195
raison publique n°6 Critiques
La théorie politique contemporaine ne s’est saisie que récemment de l’objet
européen. Jusqu’au traité de Maastricht (1992), les politologues se sont
essentiellement consacrés à expliquer les mécanismes concrets de l’intégration
européenne, sans aborder les questions normatives qu’elle soulevait. Depuis
les débats publics suscités par la ratification de ce traité, en revanche, les
publications théoriques relatives à la nature de l’Union européenne se sont
multipliées. Pour autant, la plupart de ces contributions se sont focalisées sur
les conditions de légitimité politique de l’ensemble européen – que celle-ci
soit considérée comme instrumentale (l’Europe est légitime si elle est utile
et efficace), téléologique (l’Europe est légitime si elle poursuit des objectifs
souhaitables) ou procédurale (l’Europe est légitime si elle répond aux principes
de participation et de consensus).
Tout l’intérêt de l’ouvrage du britannique Glyn Morgan, professeur à l’université
Harvard, est précisément de s’éloigner de la question de la « légitimité » au profit
de celle de la « justification ». En d’autres termes, plutôt que de s’interroger
sans fin sur un nouvel agencement institutionnel, les partisans de l’intégration
européenne devraient prêter davantage attention à la question soulevée par
les eurosceptiques : en quoi le procès d’intégration européenne est-il justifié ?
La notion de « justification publique » signifie ici que l’argument en faveur
de telle ou telle forme politique de l’Europe devrait être construit de façon à
satisfaire aux trois critères de publicité (il doit en appeler à des raisons que tous
les Européens raisonnables puissent accepter), d’accessibilité (il doit pouvoir
être compris de tous) et de « suffisance » (il s’agit de montrer que le choix de
telle forme politique est effectivement le seul moyen d’atteindre les biens qui
justifient son existence). Ce dernier critère permet à l’auteur de distinguer
entre les arguments de type « faible » qui se limitent à établir la compatibilité
entre deux objets (exemple : les jurys d’assises sont compatibles avec la liberté
politique) et les arguments de type « fort » qui établissent l’interdépendance
nécessaire de deux objets (exemple : l’État de droit est la condition de la liberté
politique).
Or, la plupart des arguments avancés en faveur de la construction européenne
sont de type « faible » car ils ne font guère qu’établir la compatibilité entre une
Europe intégrée et le respect de certaines valeurs telles que la paix, la démocratie
ou la prospérité. C’est ainsi qu’on voit nombre de théoriciens investir une énergie
28/02/07 19:46:58
196
considérable à montrer qu’une Europe fédérale pourrait être démocratique.
Peu d’entre eux remarquent qu’il ne s’agit là que d’une justification de type
« faible » dans la mesure où la démocratie est déjà relativement bien établie
au niveau national. Dans la même veine, Morgan s’attache à démonter les
arguments de Jürgen Habermas selon lesquels la construction européenne
serait le seul moyen de sauver les acquis de l’État social. Déjà peu convaincants
d’un point de vue économique, les arguments du philosophe allemand seraient
également viciés d’un point de vue normatif. Faute de réussir à justifier le procès
d’intégration européenne par un petit nombre de principes abstraits que tous
les Européens auraient de bonnes raisons d’accepter, la pensée d’Habermas ne
viserait qu’à offrir une protection constitutionnelle à un modèle idéologique
particulier – celui qui prévalait dans la République Fédérale d’Allemagne avant
sa réunification.
Pour autant, le « nationalisme social-démocrate » d’un David Miller ou
d’un Claus Offe n’est pas davantage épargné. On connaît les craintes de ces
auteurs selon lesquels, en l’absence d’un sentiment d’appartenance qui puisse
nourrir la solidarité citoyenne, la construction européenne conduirait à un
démantèlement progressif de l’État social et un retour à un simple État de
droit. À nouveau, Morgan pointe la faiblesse d’un argument qui ne fait guère
qu’établir que l’État social et l’État nation sont mutuellement compatibles et
non pas qu’ils sont mutuellement nécessaires. « La solidarité qui s’enracine dans
une identité nationale commune est une des voies possibles vers le Sozialstaat,
mais la considération de son propre intérêt en est une autre et l’adhésion à des
principes de justice abstraits encore une autre » (p. 68). Exemples convaincants
à l’appui, Morgan souligne l’absence d’éléments empiriques qui permettraient
de corroborer cette idée – pourtant répandue – d’un lien nécessaire entre une
identité nationale forte et une protection sociale ambitieuse. Loin d’avoir
l’importance que lui confèrent ces sociaux-démocrates, la nationalité n’est
qu’un élément, et pas des plus décisifs, parmi bien d’autres tels que la force
des syndicats, la nature du système politique ou encore le degré d’ouverture de
l’économie.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas, pour Morgan, justifier la construction
européenne au nom d’une vision partisane du rôle de l’État dans l’économie.
Une Constitution n’a pas à incarner une conception substantielle de la société –
que celle-ci soit libertarienne ou sociale-démocrate. C’est pourquoi les critères
démocratiques de justification doivent se limiter à assurer l’égalité morale
des individus, la sécurité personnelle, la liberté (personnelle et politique) et
la prospérité matérielle. Précisément, c’est par sa contribution potentielle à la
sécurité que la construction européenne se laisse le plus aisément justifier. Le
plaidoyer en faveur d’une Europe maître de son destin géopolitique s’appuie
raison pub.indb Sec2:196
28/02/07 19:46:59
raison pub.indb Sec2:197
197
raison publique n°6 Critiques
ici sur deux constats. Un constat relatif au coût croissant de l’unipolarité
américaine, tout d’abord – unipolarité qui conduit à une multiplication
des circonstances où les tentatives de la puissance dominante pour garantir
sa propre sécurité menacent celle des individus situés hors de ses frontières.
Un constat relatif à l’impossibilité de maintenir le statu quo actuel, ensuite –
dans la mesure où l’auteur fait sien le diagnostic de l’historien Tony Judt
selon lequel tant les intérêts que les valeurs des États-Unis et de l’Europe sont
appelés à évoluer de façon de plus en plus divergente. C’est sur cet impératif de
sécurité – entendu au sens large par la capacité à se soustraire à l’arbitraire d’un
« autre » – que Morgan fonde sa défense d’un « super État » européen et rompt
par là de façon spectaculaire avec la conception aujourd’hui dominante dans les
études théoriques européennes – celle des « post-souverainistes » selon laquelle
l’Union européenne incarnerait un modèle politique inédit où l’autorité devrait
se disperser entre différents niveaux en fonction des politiques concernées.
Il convient d’être conséquent, en effet, et de reconnaître que la formule de Tony
Blair (pour qui l’Union européenne devrait être « une superpuissance » mais pas
« un super État ») n’est pas crédible. Même s’il n’y a pas de lien nécessaire entre
souveraineté interne et externe, tant l’histoire que la sociologie suggèrent que les
États dépourvus d’une pleine autorité sur leur territoire ont du mal à se prémunir
des tentatives de subordination externe – comme l’illustrent abondamment
les difficultés de la Confédération formée initialement par les treize colonies
américaines avant l’adoption de la Constitution de Philadelphie. En d’autres
termes, si l’Europe veut réellement assumer ses ambitions de superpuissance,
elle doit réorganiser ses institutions domestiques de façon à pouvoir prendre
des décisions rapidement.
Il serait aisé de taxer Morgan de naïveté – surtout depuis le double « non »
français et néerlandais du printemps 2005 à la Constitution européenne.
Ce serait oublier que, pour un théoricien du politique, les jugements prédictifs
et normatifs n’ont pas forcément à coïncider. Balayer les options défendues par
l’auteur au nom du réalisme politique serait manquer le fait qu’il ne s’agit pas
tant, pour lui, de déterminer si l’Union européenne est un « super État » que
d’établir s’il existe de bonnes raisons d’estimer, d’un point de vue normatif,
qu’elle devrait en devenir un. À cet égard, l’ouvrage de Morgan constitue un
remarquable exercice de théorie politique appliquée, aussi rafraîchissant par
sa façon de balayer nombre d’idées reçues que stimulant par les distinctions
conceptuelles qu’il force à opérer. Reste qu’au terme de l’ouvrage, on a du mal à
se défaire du sentiment que si la critique est aisée, l’arrêt est difficile. Autrement
dit : autant Morgan est convaincant quand il détricote un à un les arguments
des autres, autant ses arguments positifs qui font de la « sécurité » la justification
ultime de la construction européenne laissent quelque peu sur la faim. On songe,
28/02/07 19:46:59
notamment, à l’invite faite au lecteur d’imaginer que l’Europe soit confrontée
simultanément à une « attaque terroriste massive » et au refus des États-Unis
d’intervenir. Ici, l’ouvrage souffre des développements récents de l’actualité
irakienne qui peinent à apporter la preuve que le modèle de l’État fédéral serait
forcément le plus à même d’assurer la sécurité individuelle de ses citoyens à
l’échelle du globe. On peut également reprocher à l’auteur une sous-estimation
systématique des appartenances nationales. Même si on le rejoint aisément
dans son refus de conférer à celles-ci toute valeur normative en soi, il paraît
quelque peu expéditif de les écarter d’un revers de main en les assimilant à une
simple « préférence » dénuée de toute valeur publique (p. 120). C’est d’ailleurs
cette oblitération systématique du phénomène national qui conduit Morgan
à comparer – confusion aussi fréquente qu’égarante – la coopération actuelle
entre vingt-sept États nations aux tentatives d’union de la fin du xviiie siècle
entre treize colonies de langue anglaise.
198
Justine Lacroix
raison pub.indb Sec2:198
28/02/07 19:46:59
LES NOUVEAUX HORIZONS DE LA DIGNITÉ
Martha C. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species
Membership, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University
Press, 2006.
1
199
raison publique n°6 Critiques
Cet ouvrage remarquable de Martha Nussbaum s’inscrit dans la droite
ligne d’une philosophie pratique appliquée : soulever les difficultés des
principes de justice dans leur application aux problèmes concrets que pose
l’action individuelle ou sociale. Dans Women and Human Development 1, la
philosophe avait critiqué les faiblesses de l’utilitarisme sur les questions de la
famille et de la religion. Ici, ce sont les théories libérales du contrat qui sont
revues à la loupe dans les réponses qu’elles offrent aux enjeux de la dignité des
personnes invalides et du respect de la diversité des modes de vie (humains et
non humains). La philosophe s’inscrit dans la tradition libérale et se reconnaît
certaines affinités avec les perspectives kantiennes non contractuelles. Ce qu’elle
défend majestueusement dans son livre, c’est l’égale dignité de toute personne
humaine. Les fins de la justice s’assurent que cette dignité s’incarne dans les
pratiques et institutions de coopération sociale, et le rôle de la théorie politique
est de donner la structure formelle et la justification des principes qui la
concrétisent socialement.
Le contractualisme ne répond pas de manière satisfaisante à trois enjeux criants
de justice : la dignité des personnes handicapées, une justice transnationale et les
considérations sur la dignité des animaux « non humains », précise Nussbaum.
La difficulté est d’ordre théorique : les postulats de la théorie se fondent sur
les limites étroites de la rationalité idéalisée d’un sujet moral, doté de capacités
et de pouvoirs intellectuels pour être un partenaire du contrat. Ces théories
assimilent les agents moraux qui sont à l’origine du contrat avec ceux qui en
sont les destinataires, laissant à leur marge ceux et celles qui par leur handicap,
leur nature (l’espèce) ou leur infortune sont inaptes à participer au contrat, mais
qui n’en sont pas moins des êtres dignes de respect (p. 17). Selon Nussbaum,
le contractualisme les considère au mieux de manière dérivée, sous la tutelle
des contractants, mais ils sont ainsi exclus de la communauté des destinataires
directs des principes de justice et, de ce fait, les exigences de dignité qu’impose
leur condition par exemple, le fait de devoir bénéficier d’un éducateur spécialisé
ou de soins spécifiques pour assumer les actions normales d’une « citoyenneté
active ») apparaissent comme des créances et non comme des droits légitimes.
Women and Human Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
raison pub.indb Sec2:199
28/02/07 19:47:00
200
Sur le fond, la critique n’apparaît pas nouvelle ; elle fait écho aux arguments
antérieurs qui ont montré les limites inhérentes au libéralisme dans ses
facultés à réaliser concrètement ses idéaux alors que, dans les faits, leur
application ne concernait qu’un nombre limité de privilégiés (les bourgeois
propriétaires, les mâles, les « normaux »). Mais Nussbaum précise que
l’insuffisance actuelle du libéralisme contractualiste ne relève pas d’obstacles
culturels ou idéologiques extérieurs à la théorie (patriarcat, capitalisme,
obscurantisme), mais qu’elle est endogène à la théorie. Premièrement, une
conception de la dignité humaine qui idéalise les pouvoirs rationnels de
l’humain (perspective kantienne) au détriment de ses autres facultés et,
deuxièmement, l’idée que l’avantage mutuel des parties (ce que j’obtiens
par le contrat est plus que ce que je peux obtenir seul) soit l’unique source
des motivations à la coopération sociale (perspective humienne). Or, l’une
ou l’autre des perspectives exclut les invalides, les pauvres et les animaux du
cercle des sujets premiers de justice ; leur handicap, leur infortune ou leur
nature limite leur participation à l’élaboration du contrat et leur insertion
dans le jeu des avantages mutuels.
La démonstration rigoureuse de Nussbaum confronte ouvertement les
théories du contrat – pour l’essentiel, John Rawls et sa conception mixte
du contractualisme (à la fois kantienne et humienne) – avec l’approche par
les capacités défendue par l’auteur. Les deux théories partagent une source
commune – la dignité et le respect de la personne – ; elles se différencient
néanmoins dans leurs principes et leur application. Au procéduralisme de
Rawls qui pose qu’une position est juste si les règles qui ont mené à son
élaboration sont conformes aux principes de la justice (ce qui la rend
particulièrement aveugle aux spécificités des vies en marge de la normalité),
la philosophe oppose une approche par les résultats qui portent sur les
réalisations concrètes, socialement incarnées, des principes de la justice.
L’approche repose sur dix « capacités », conditions minimales et libertés de
base, qui doivent être socialement garanties pour qu’un individu puisse s’engager
dans des activités humaines dignes de respect (p. 76-78) :
– La vie : être en mesure de mener une vie d’une durée normale, non
interrompue par une mort prématurée
– La santé physique : alimentation, soins…
– L’intégrité physique : liberté de mouvement, protection contre le harcèlement
et le viol…
– Les sens, l’imagination, la pensée : accès à l’éducation, la liberté de
conscience…
– Les émotions : être capable d’attachement envers d’autres personnes, d’aimer
ceux qui prennent soin de nous…
raison pub.indb Sec2:200
28/02/07 19:47:00
raison pub.indb Sec2:201
201
raison publique n°6 Critiques
– La raison pratique : adopter une conception du bien et s’engager dans une
réflexion critique sur les choix de mode de vie…
– Les affiliations : pouvoir s’engager dans des formes variées d’affiliation et la
protection contre les humiliations…
– Les autres espèces : vivre en considérant la présence d’autres espèces animales
et végétales…
– Le jeu : être capable de s’engager dans des activités récréatives…
– Le contrôle sur son environnement : droit politique et considérations
matérielles (propriété)…
Cette approche, selon Nussbaum, élargit la conception de la dignité de la
personne humaine, qui ne se limite pas à ses capacités en raison pratique, mais
considère, en lien avec Aristote, l’être humain comme un animal politique
doté d’un corps et d’un esprit et, en lien avec (le jeune) Marx, reconnaît la
diversité des activités dans lesquelles peut s’engager une vie humaine (p. 88).
Elles contiennent aussi une déclinaison en termes de droits (libertés formelles)
et en considérations matérielles (libertés réelles). D’autre part, l’altruisme, la
bienveillance, l’interdépendance (vivre avec et pour les autres) sont considérés
d’emblée comme entrant dans la définition de la dignité et, aux fins de sécuriser
ces dix capacités, dans celle de la justice.
Sur cette base, la dignité ne s’arrête pas aux frontières de la raison ni d’ailleurs
à celles des nations ou de l’espèce. L’approche par les capacités insiste sur les
fondements biologiques et physiques de la liberté humaine, et elle reconnaît un
large éventail de types d’être qui peuvent être libres (p. 88). Si une vie humaine
digne de respect se définit en lien avec les dix capacités, alors la justice et le
principe d’égale dignité veulent que ces capacités soient accessibles à tout être
humain – l’absence d’une seule d’entre elles constitue un déni de justice. Dans
le cas où un individu se voit privé de la possibilité d’exercer une des capacités
pour une quelconque raison, c’est aussi un « devoir » des institutions sociales
(nationales et cosmopolites), dans la mesure du possible (c’est-à-dire s’il ne
met pas en danger l’exercice d’autres capacités), d’en assurer la présence, ce qui
peut se traduire par une aide matérielle (éducation, santé, alimentation, etc.).
L’importance accordée aux résultats, et non aux procédures, s’accompagne d’un
droit d’intervention – soins, aides internationales, etc. – pour garantir l’offre
des capacités à tout être humain, ce que je peux identifier ici comme étant une
insistance sur les libertés réelles et effectives dans la lignée des travaux d’Armatya
Sen et non uniquement sur les libertés formelles.
Dans le cas d’invalidités occasionnelles ou permanentes, ce devoir peut
conduire les institutions sociales à se substituer à l’individu pour exercer le
fonctionnement de certaines capacités si sa dignité est en cause. L’intégrité
et le soin du corps pour les personnes trop invalidées (malades, personnes en
28/02/07 19:47:00
202
hospice, handicapés physiques ou mentaux) pour les assumer elles-mêmes
deviennent des responsabilités des institutions de coopération sociale, ce
qui concrètement peut se traduire par des politiques de soutien à ceux qui se
trouvent naturellement en charge des handicapés ou par des politiques sociales
adaptées. La justice transnationale découle d’une logique similaire, accordant
« aux citoyens du monde » un devoir d’intervention dans la politique intérieure
d’un État qui ne peut (ou ne veut) offrir ces capacités. Ainsi, parce que la
dignité se définit en lien avec les capacités considérées comme conditions à la
réalisation d’une vie (humaine ou animale) digne de respect, tout être sensible
qui peut prétendre (totalement ou partiellement) à ces capacités doit se les voir
attribuées et garanties, sans qu’il n’ait à les réclamer comme droit individuel,
puisqu’il revient aux institutions sociales de garantir le principe de l’égale
dignité des personnes humaines et de garantir l’offre – et, dans certains cas, le
fonctionnement – des capacités qui définissent cette dignité.
Ce devoir des institutions sociales quant à la garantie des dix capacités découle
de la nature politique de la personne humaine qui crée un lien d’interdépendance
entre un individu et ses semblables, et dans ses relations au reste du monde
animal, selon l’aristotélisme avancé par l’auteur. Dès l’ouverture, la philosophe
annonçait la nécessité d’une nouvelle conception de la personne humaine audelà de la raison magnifiée du contractualisme, ouvrant ainsi une « tension
ontologique » entre une conception libérale de l’être humain comme être
indépendant et autonome et une conception aristotélicienne de l’humain
comme animal politique (p. 99). Ainsi, ce qui fait d’une personne invalide un
sujet humain de justice au plein sens du terme, malgré (ou plutôt « avec ») ses
différences, c’est son attachement à la communauté humaine au travers des
liens sensibles (altruisme, amour…) qui se créent entre lui et sa communauté
d’appartenance ; la raison pratique n’est pas le seul critère d’une vie humaine digne
de respect (p. 155-156). En franchissant ainsi les frontières du contractualisme,
Nussbaum élargit la dignité et les devoirs des institutions sociales (nationales et
internationales) aux enjeux de l’intégration politique des personnes handicapées
et de la reconnaissance du travail de ceux qui en prennent soin. Elle ouvre
ainsi une réflexion des plus pertinentes sur les capacités des théories libérales
de rendre compte véritablement de la diversité, non de manière dérivée (par
attribution ou fiducie), mais ouvertement en considérant chaque source de vie
sensible comme étant digne de respect.
Si les deux premières parties concernant les enjeux des personnes invalides
et une justice transnationale exposent avec justesse la critique à l’endroit
de Rawls et les points de vue de l’approche par les capacités, la troisième
partie sur le droit des animaux contient cependant quelques zones d’ombre
que l’auteure n’éclaire pas suffisamment. Au plan théorique, est-il possible
raison pub.indb Sec2:202
28/02/07 19:47:00
raison pub.indb Sec2:203
203
raison publique n°6 Critiques
d’élargir la « conception politique » de la justice aux animaux ? L’argument
de Nussbaum est que les capacités, du moins en partie, ne sont pas propres
à l’être humain, mais sont communes à une vie dotée de sensibilité (la santé,
le jeu, l’intégrité physique, le contrôle matériel sur son environnement…),
et rien ne limite leur extension aux autres espèces animales, en considérant
néanmoins les contraintes inhérentes à leur espèce et aux types d’activités dans
lesquelles ces vies peuvent s’engager (p. 347). On pourrait prolonger, ce que ne
fait pas Nussbaum, que ces capacités peuvent s’étendre à la nature de manière
générale : toute vie a droit à sa dignité selon ses capacités. L’auteure précise,
dans ces derniers chapitres, le holisme méthodologique à l’arrière-plan de sa
philosophie morale : l’intelligence humaine étant dans un continuum avec
les autres formes d’intelligence qui composent notre univers, la dignité n’est
pas son exclusivité ; elle apparaît davantage comme un don accordé à toute
vie animale (p. 356-361). Toutefois, l’énumération des capacités attribuables
à une espèce ne serait être une mesure de la dignité; elle n’est qu’une mesure
de ce qui est nécessaire à une vie pour se réaliser (il serait politiquement
dangereux d’aller dans l’autre sens en ce qui concerne les personnes invalides).
La philosophe, qui dit ne pas suivre Aristote dans sa hiérarchie des âmes et des
créatures, introduit néanmoins, comme mesure de l’action humaine envers
les autres créatures, notre empathie envers celles-ci (p. 352), variable selon le
degré d’intelligence et de sensibilité attribuable à ces animaux – celui d’un
insecte ou d’un singe. Mais cela ne revient-il pas à donner aux humains le rôle
de gardien ou de bon berger sur l’ensemble des créatures, alors que le propos
de la théorie est de faire des animaux des sujets premiers de justice ?
Cette difficulté peut mieux s’illustrer par l’exemple. Au plan pratique, s’il
s’agit uniquement d’assumer un rôle de bienveillance envers les animaux
(protection des aires naturelles, les soins aux animaux domestiques,
l’interdiction de la maltraitance, des modes d’élevage « respectueux » des
animaux), dans le respect d’une des dix capacités humaines (relation aux
espèces), on y trouvera les bases d’une justification de ces actions et le
fondement d’une éthique de la responsabilité consciente des effets de nos
actions sur autrui, le monde animal et la nature. Nous demeurons, ainsi,
essentiellement dans les cadres d’une justice « faite pour les humains » qui
considère les animaux de manière dérivée et non comme des sujets premiers
de justice, ce qui est insuffisant, selon Nussbaum, pour répondre aux enjeux
de la dignité animale et aux devoirs positifs qu’elle entraîne (p. 374-375).
D’ailleurs, pour la philosophe, il semble envisageable d’élargir la justice aux
relations entre les espèces animales non humaines. La lutte à mort entre les
animaux (entre le lion et la gazelle) entraîne des enjeux de justice (p. 399),
puisque tout être sensible a droit à une durée de vie normale, sans risquer
28/02/07 19:47:01
204
une mort prématurée (p. 393). La prédation et le caractère carnivore sont
moralement condamnables (chez l’humain comme chez l’animal) et ne sont
tolérables que si leur privation entraîne une souffrance intolérable (entraînant
la mort) à l’animal qui en est privé (sans parler du mal qui est fait à celui qui
la subit). À moins d’enfermer tous les animaux dans des jardins zoologiques,
il semble particulièrement ardu d’étendre la justice aux relations entre les
espèces non humaines. Mais l’argument de Nussbaum est plutôt de doter les
animaux d’une quasi-personnalité morale et d’en faire des sujets premiers de
justice ; elle reconnaît toutefois qu’il est difficile de tracer les frontières qui
limitent, en ce sens, les devoirs positifs des institutions sociales envers les
animaux…
Malheureusement, Nussbaum laisse en friche ces considérations dans les
derniers chapitres de son ouvrage, et si l’on reconnaît la portée de sa réflexion
sur la nécessité d’ouvrir les frontières de la justice – particulièrement sur les
enjeux des personnes invalides –, certains s’interrogeront, a contrario, sur les
conséquences de la quasi-absence de frontières de la justice dans l’approche
défendue par l’auteure : quelles sont les limites du politique ? Malgré
cette réserve, soulignons la portée de cet ouvrage sur l’enjeu de la dignité
humaine. Prendre soin d’autrui ne relève pas uniquement du bénévolat ou
de l’abnégation de soi, mais est une réponse aux exigences de dignité et un
exercice de l’activité humaine qui se traduit comme acte de justice (p. 160).
Ce n’est pas sans signification que ce regard soit celui d’« une » philosophe,
comme il n’est pas indifférent que la très grande majorité des professionnels
ou naturels soient des femmes. À l’arrière-plan de la critique de Martha
Nussbaum se pose l’enjeu de la reconnaissance politique des actes de soin
et de bienveillance relégués majoritairement aux femmes. L’approche par
les capacités brise aussi, sous certains aspects, les frontières entre le privé
et le public au nom de l’égale dignité de toutes les personnes humaines. Le
lecteur trouvera ainsi dans ce livre une réflexion riche et complexe sur les
applications des théories politiques contemporaines, mais aussi un regard
lucide et sensible sur les conditions humaines et nos rapports au reste du
monde.
Bernard Gagnon
raison pub.indb Sec2:204
28/02/07 19:47:01
DES USAGES POLITIQUES DE LA HONTE
Martha Nussbaum, Hiding From Humanity. Disgust, Shame, and the
Law, Princeton, Princeton University Press, 2004.
LE CONTENU COGNITIF DES ÉMOTIONS
205
raison publique n°6 Critiques
« En Floride, les conducteurs convaincus de conduite en État d’ivresse doivent
poser sur leur véhicule des autocollants avertissant “Convicted of D.U.I” » 1.
L’exemple nous introduit au cœur du problème : dans quelle mesure une société
libérale, fondée sur l’idée de l’égal respect pour la dignité de ses membres, peut-elle
faire usage d’une émotion comme la honte dans ses décisions de justice ? Y a-t-il
lieu de promouvoir, pour le plus grand bien public, ces formes de punitions par
la honte ? De même, le dégoût provoqué par certains actes ou comportements
peut-il justifier certains interdits – comme c’est le cas pour la pornographie – ou
valoir comme circonstance atténuante de certains crimes ? L’enjeu de Hiding
from Humanity est de taille : sur le cas particulier de la honte et du dégoût,
il s’agit d’examiner la place que les émotions peuvent jouer dans le raisonnement
pratique public ; en même temps, les principes libéraux de respect des droits sont
directement mis à l’épreuve d’une réalité, qui n’est pas faite de sujets abstraitement
autonomes, mais d’individus vulnérables, physiquement et affectivement. L’enjeu
de l’ouvrage, tel que le décrit Nussbaum est donc, en un sens, de comprendre Mill
mieux qu’il ne s’est compris lui-même : de proposer une défense des principes
libéraux à la lumière d’une théorie plus riche des émotions.
L’analyse de Nussbaum, qui se concentre ici spécifiquement sur les émotions de
honte et de dégoût, s’inscrit dans une thèse plus large sur les émotions, développée
notamment dans le remarquable Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotion.
Si la question se pose de manière si problématique de la place qu’une société libérale
doit donner aux émotions dans ses jugements publics, c’est qu’effectivement, aux
yeux de Nussbaum, elle ne peut faire tout simplement l’économie de celles-ci.
Pour deux raisons : parce que les émotions ont un contenu cognitif ; et parce que
ce contenu cognitif est un guide indispensable pour que l’idée même d’un tort, et
d’une garantie des citoyens contre ces torts, puisse avoir un sens.
Que les émotions aient un contenu cognitif, Martha Nussbaum l’affirme en
reprenant pour l’élaborer l’idée aristotélicienne qu’une colère peut être bonne
ou mauvaise, appropriée ou hors de propos. Les émotions sont des réactions de
1 « Driving under the influence (of alcohol or drugs) », Hiding from Humanity, Princeton,
Princeton University Press, p. 1.
raison pub.indb Sec3:205
28/02/07 19:47:01
206
l’individu à un certain État du monde auquel il est sensible : mais elles reposent
sur un jugement de fait. Elles sont autant de « réponses intelligentes à la perception
de valeurs » 2. Elles nous indiquent quels sont les biens ou les personnes qui ont
du prix aux yeux de l’individu, mais qui sont partiellement hors de sa portée, donc
potentiellement vulnérables, soumis au caprice d’autrui. « Nous devons considérer
que les émotions sont partie prenante du système du raisonnement éthique. Nous
ne pouvons pas les ignorer, dès lors que nous reconnaissons qu’elles impliquent
des jugements qui peuvent être vrais ou faux, qui peuvent être de bons ou mauvais
guides pour le choix éthique » 3. Partie prenante du « raisonnement éthique »,
mais sans qu’il faille considérer pour autant qu’elles ne relèvent justement que du
« privé », sans avoir leur place dans l’espace des raisons légitimes publiquement.
Car sans une sensibilité particulière à cette vulnérabilité des individus, sans
une compréhension fine de ce qui a du prix à leurs yeux, l’idée même de
« défense des droits » est tout simplement vide de sens. À cet égard, certaines
émotions, et au premier chef la compassion, avec l’idée d’une attention aux
émotions particulières que les individus sont fondés à ressentir, sont partie
prenantes du raisonnement juridique libéral : la compassion est non seulement
utile mais nécessaire pour appréhender « la signification humaine que peuvent
revêtir différents types de catastrophes » 4. Pour attribuer des circonstances
atténuantes, pour comprendre la légitimité d’une offense ressentie, les émotions
sont un guide indispensable.
Mais ce contenu cognitif des émotions n’est précisément qu’un guide, pas
un critère absolu. Il indique une vulnérabilité, une sensibilité, sans indiquer
encore si elle est fondée ou non. Si les émotions en général sont des guides
indispensables du raisonnement pratique, toutes ne sont donc pas des guides
fiables au même titre. « Toutes les émotions ne se ressemblent pas. Voilà un
autre intérêt de notre théorie cognitive des émotions : elle nous permet de voir
en quoi réside cette différence » 5. C’est ici qu’il faut passer d’un discours sur
les émotions à une distinction fine entre les différents types d’émotions.
PEUR ET COLÈRE, HAINE ET DÉGOÛT : QUELLES ÉMOTIONS ONT DROIT DE CITÉ ?
Pourquoi la peur et la colère seraient-elles, comme le soutient Nussbaum,
des guides plus fiables pour le droit que la haine et le dégoût ? Pourquoi, après
tout, ne pas admettre, conformément aux thèses de Lord Devlin, que le dégoût
2
3
4
5
Upheavals of Thought, Oxford, Cambridge University Press, 2002, p. 1.
Ibid.
op. cit., partie II, chapitre 8 « Compassion and Public Life », p. 453.
Ibid.
raison pub.indb Sec3:206
28/02/07 19:47:01
ressenti par « l’homme de l’autobus de Clapham », l’homme représentatif des
standards moraux d’une société, ne puisse pas être un guide légitime pour
bannir certains actes qui, sans causer d’autre tort à autrui, sont pourtant
dérangeants ? Pourquoi ne pas considérer que la honte est un bon moyen,
voir le meilleur moyen, de consolider chez les citoyens le respect pour le droit,
l’horreur pour la cruauté ? L’essentiel de l’ouvrage de Nussbaum est consacré
à proposer une théorie de l’origine et de l’objet propre de ces émotions. De
quoi a-t-on honte précisément ? Que vise le dégoût ? Quels peuvent être leurs
usages légaux ?
Le dégoût et la rhétorique de l’exclusion
207
raison publique n°6 Critiques
Quel est l’objet cognitif spécifique du dégoût ? Il ne suffit pas, pour rejeter
la pertinence du recours à cette émotion dans le discours juridique public, de
constater que certains dégoûts sont irrationnels et déplacés : on peut en dire
autant de certaines colères ou de certaines peur, sans que cela invalide l’intérêt du
recours à ces émotions pour le raisonnement pratique en général. Y a-t-il donc
lieu de dire que le dégoût aurait un contenu cognitif spécifique et serait seul
à pouvoir nous indiquer certains éléments pertinents ? C’est ce que semblent
penser les différents auteurs que Nussbaum discute au cours de ces passages,
qui soutiennent que le recours au dégoût peut justifier par exemple, d’accorder
les circonstances atténuantes pour un crime 6, ou au contraire condamner
plus lourdement un crime considéré comme particulièrement « horrible et
inhumain », ou encore pénaliser des actes qui ne relèvent pourtant que de
la conduite privée des agents. Une partie de la discussion – celle notamment
qui a cours autour de la question de l’obscénité – concerne donc la possibilité
d’aller au-delà du principe libéral formulé par Mill interdisant de pénaliser
tous les actes qui ne causent pas de tort à autrui, mais concernent uniquement
l’individu. Si cette défense du recours au dégoût est souvent le fait de penseurs
conservateurs, qui s’appuient volontiers sur une rhétorique de la peur de la
dissolution sociale 7, Nussbaum discute également des positions comme celle
de Kahan, qui propose de faire un usage progressiste du dégoût : selon lui, le
dégoût a un rôle spécifique à jouer dans le jugement, parce qu’il indique une
sensibilité particulière à la cruauté. L’idée commune à toutes ces positions,
6 Nussbaum cite plusieurs cas de meurtriers d’homosexuels qui ont avancé ce type d’argument
pour obtenir les circonstances atténuantes, parfois avec succès.
7 Nussbaum discute, par exemple, le cas d’un spécialiste de bioéthique, chargé par le président
Bush de diriger un comité sur la question de la recherche sur les cellules souches et le clonage,
et qui suggère de s’appuyer sur la « sagesse inhérente au sentiment de répugnance », qui
serait l’unique critère disponible pour « défendre ce qui fait le cœur de notre humanité »,
cf. Hiding from Humanity, op. cit., p. 72-73 et 79-83.
raison pub.indb Sec3:207
28/02/07 19:47:02
208
au-delà de leurs différences importantes, est donc que le dégoût fournit un
critère pour reconnaître le mal, et le pénaliser, même lorsqu’il s’agit d’actes qui
regardent uniquement la conduite privée de l’individu.
Que penser de ce contenu cognitif du dégoût ? Quel est l’objet qu’il désigne
en particulier ? L’intérêt de la discussion de Nussbaum est ici de proposer une
manière fine de distinguer entre dégoût, peur et indignation. Elle soutient de
manière convaincante, que le dégoût repose avant tout sur un rapport à notre corps
comme potentiellement vulnérable, et surtout potentiellement « contaminable »
par l’objet qui provoque le dégoût. Le dégoût a à voir avec une perception des
limites du corps et de ce qui peut en ternir la pureté. Le dégoût n’est pas la peur,
dans la mesure où il repose sur une perception beaucoup plus intuitive et moins
fiable de ce qui peut effectivement mettre en danger le corps. Mais le dégoût
n’est pas non plus l’indignation : celle-ci se dirige contre un type d’acte que nous
condamnons ; celui-là est orienté vers un type de personne que nous ne voulons
pas être. Quand l’indignation va susciter la condamnation d’un acte particulier,
le dégoût, suggère Nussbaum, conduit au rejet beaucoup plus problématique
de la personne comme telle.
On en vient alors à ce qu’il y a sans doute de plus dérangeant dans le recours à
l’émotion de dégoût pour une société libérale et pluraliste, c’est-à-dire aux usages
du dégoût. Nussbaum souligne que le dégoût est associé à une rhétorique de
l’exclusion et de la séparation : le discours raciste, le discours homophobe sont
des exemples typiques d’une pensée qui distingue entre « nous » – les purs – et
les autres, objets du dégoût, source d’impureté potentielle. Le dégoût conduit à
dire « ceci est autre », « ceci est monstrueux » ; ce qui oriente effectivement vers
un type de jugement tout à fait différent de « ceci est condamnable, mais est
effectivement une possibilité humaine ». La thèse de Nussbaum rappelle ici celle
que soutenait Hannah Arendt sur l’idée de banalité du mal : désigner un crime
comme monstrueux est une manière de se protéger contre l’idée dérangeante
qu’il est une possibilité humaine que je partage avec le criminel. Contre
Kahan, le jugement d’un crime comme spécifiquement cruel ou odieux parce
qu’il provoque en nous le dégoût nous place selon Nussbaum sur une pente
terriblement glissante, et pas sur la voie d’une réintégration possible : « même
lorsqu’un homicide semble pire qu’un autre parce qu’il est particulièrement
dégoûtant, on doit se méfier de cette réaction de dégoût, qui est un moyen de
nier notre propre capacité au mal » 8. Considérer un criminel avec dégoût,
à ce titre, c’est faire déborder le jugement de l’acte sur la personne, à qui l’on
retire également le statut d’agent moral. Le dégoût est une forme de protection
contre des aspects de notre humanité qui nous dérangent : vulnérabilité du
8 Ibid., p. 75.
raison pub.indb Sec3:208
28/02/07 19:47:02
corps, possibilité du mal. En ce sens, elle est une émotion dont l’apport pour
la décision juridique est particulièrement douteux : réactions dont une société
pluraliste et soucieuse d’une protection des droits de ses membres a toute les
raisons de se méfier parce qu’elles « incarnent une aspiration à être un type d’être
que nous ne sommes pas, et parce que, en cherchant à satisfaire cette aspiration,
elles prennent les autres pour cible » 9.
Faire honte aux citoyens ?
209
raison publique n°6 Critiques
Les trois chapitres de l’ouvrage consacrés spécifiquement à la honte sont
également l’occasion d’une analyse passionnante, en ce qu’elle prend justement
pleinement en compte le fait de notre sensibilité à la honte et à la réputation. En ce
sens, le recours à la honte et la promotion de certains « shaming punishments »,
qui est d’abord le fait aux États-Unis d’auteurs de tendance conservatrice, est
également proposée, dans une perspective toute différente, par des auteurs
libéraux comme Kahan, qui y voient la possibilité d’une réintégration de
l’individu, tout à fait compatible avec l’idée d’un respect des droits, de la dignité
et du pluralisme. L’idée sous-jacente est de constater l’immense efficace pratique
de la honte. Elle est quelque chose à quoi nous sommes de facto extrêmement
sensibles. On peut rappeler à cet égard des travaux récents de Philip Pettit et
Geoffrey Brennan, qui se sont précisément intéressés à l’immense rôle que joue
dans la structuration de la vie sociale la recherche de l’estime 10 : nous sommes
des animaux sensibles à la réputation que nous avons auprès de nos semblables,
et il est à ce titre tout à fait envisageable de faire jouer cette sensibilité pour la
mise en place de normes sociales. En un sens, ces travaux explorent la force
de cette « loi d’opinion » dont Locke soulignait, dans l’Essai sur l’entendement
humain, l’indéniable efficace pratique : « celui qui imagine que l’éloge et le
blâme ne motivent pas fortement les gens à s’adapter aux opinions et aux règles
de leur société, paraît peu au fait de la nature et de l’histoire de l’humanité ; pour
la plupart, les hommes se dirigent principalement, voire uniquement, d’après
cette loi de la coutume : ils pratiquent ainsi ce qui ménage leur réputation dans
leur société, sans s’occuper des lois de Dieu ou du gouvernant » 11. Si le fait est
indéniable, la question qui se présente est de savoir si la législation d’une société
libérale peut et doit y trouver un appui, ou s’il y a lieu au contraire de se méfier
d’un recours à la honte, et d’insister sur l’effort qu’une société libérale doit faire
tout au contraire pour protéger ses membres contre la honte ?
9 Ibid., p. 75.
10 Brennan G. & Pettit P., The Economy of Esteem. An Essay on Civil and Political Society,
New York, Oxford University Press, 2004.
11 Locke J., Essai sur l’entendement humain, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001, livre II, chapitre
28, § 12.
raison pub.indb Sec3:209
28/02/07 19:47:02
210
C’est de nouveau dans une analyse fine de la genèse de l’émotion de la honte
et de son objet spécifique que Nussbaum cherche les éléments de réponse. Elle
fait alors largement usage des théories de Donald Winnicott pour souligner
que ce qu’elle désigne comme la « honte primitive » trouve sa source dans une
aspiration enfantine à la toute-puisssance dont il plus que douteux qu’elle puisse
constituer un bon guide pour une législation libérale. La honte est une manière
« pour les êtres humains de négocier les tensions inhérentes à leur humanité –
c’est-à-dire à la conscience d’être des êtres à la fois finis et caractérisés par des
exigences et des attentes exorbitantes » 12. La honte primitive est la réaction
au constant de mon impuissance, de mon incomplétude. C’est l’aspect
narcissique d’un certain type de honte qui est ici souligné, et son caractère
indéniablement ambivalent. Pourtant toutes les hontes ressenties ne relèvent
pas de ce type « narcissique » : il y a au contraire des situations où la honte
semble bien être la réaction morale appropriée, et où la simple culpabilité
semblerait justement une réaction trop faible. Nussbaum prend pour exemple
de ce type de honte morale la réaction que suscite la lecture du livre de Barbara
Ehrenreich, Nickel and Dimed sur les « working poors » aux États-Unis : il
ne cherche pas seulement à montrer que tel comportement précis est injuste,
mais plutôt un ensemble de comportements, d’habitudes, de législations, qui
entretiennent certains citoyens dans des situations de pauvreté inextricables. Là
où la culpabilité désigne un acte, la honte est orientée vers un comportement
en général, un ensemble d’habitudes. Ce type de honte, ressenti légitimement
à la lecture du livre, a en commun avec la « honte primitive » de me mettre
en cause dans mon entier, en tant que personne, plutôt que de se diriger sur
une action ponctuelle. Mais, sous un autre aspect, elle est aux antipodes de
la honte « narcissique » que décrivait précédemment Nussbaum : loin de
reposer sur un fantasme déçu de toute puissance, c’est une honte qui repose
sur l’idée que nous n’avons justement pas assez pris en compte la vulnérabilité
même commune à tout être humain. « La stratégie du livre d’Ehrenreich est
justement de produire ce sens d’une humanité partagée » 13. Toute la question
est de savoir si ce type de honte, justifiable sur le plan privé, peut être transposé
à l’échelon public : si l’on peut accepter de se laisser « faire honte » à la lecture
d’un livre, ou à l’écoute d’un proche, est-ce le rôle de la loi, et donc du public,
de renforcer ce type de réaction ? Nussbaum indique nettement la similarité
de la thèse qu’elle défend alors avec celles de Mill : c’est bien plutôt la tyrannie
de la majorité, la possibilité de la stigmatisation d’un groupe qui est à redouter
dans un tel usage public de la honte. « À l’instant où la loi commence à faire
12 Hiding from Humanity, op. cit., p. 173-174.
13 Ibid., p. 213.
raison pub.indb Sec3:210
28/02/07 19:47:03
honte aux citoyens, il y a tout lieu de redouter que s’ensuivent dégradation
et humiliation » 14.
Car l’analyse de la honte proposée ici fait également un usage intéressant des
théories de Goffman sur le handicap et la vie sociale. La honte repose souvent
sur la désignation, douteuse, d’une distinction entre normalité et anormalité,
groupe sain et handicap. Or le handicap, a bien des égards, est construit à partir
d’une certaine représentation de ce qu’une société se fait de la normalité : elle
aménage l’espace public d’une manière qui le rend utilisable pour un certain
type de personnes, mais qui en exclut d’autres. Nous trouvons normal de ne pas
construire des escaliers que seuls les géants de Brobdingnag pourraient monter,
mais pas nécessairement d’aménager la rue pour les malvoyants : le lien que
Goffman souligne entre handicap et stigmatisation est ici repris par Nussbaum
dans le cadre d’une interrogation sur ce qu’une société libérale doit au contraire
mettre en place pour garantir ses membres contre la honte.
211
« Créer une société libérale n’est pas une simple question d’engagement en
faveur du respect mutuel. Les choses seraient aussi simples si la psychologie
humaine l’était, si d’autres forces ne tiraient pas en permanence dans un sens
contraire au respect mutuel. Mais l’analyse du dégoût et de la honte – assurément
partielle – nous montre que les êtres humains ont des relations problématiques
à leur mortalité et à leur animalité, et que cette relation problématique n’est
pas seulement cause de tension intérieure, mais également d’agression tournée
vers les autres. Si les idéaux de respect et de réciprocité doivent avoir quelque
chance de prévaloir, nous devons contenir les forces du narcissisme et de la
misanthropie qui sont si souvent inhérentes à ces émotions » 15.
Le grand intérêt de l’analyse de Nussbaum est ici de proposer une articulation
entre ces thèses sur le rôle des émotions dans la vie publique et la théorie
politique qui défend les principes libéraux dont nous voulons qu’ils structurent
nos sociétés. Selon ses propres termes, son but est ainsi de défendre les principes
milliens de respect du pluralisme et de garantie contre la tyrannie de la majorité
par un autre chemin. Et ce chemin prend la forme, comme on a pu le voir,
d’une mise en exergue du concept de vulnérabilité : nous sommes des êtres à la
fois exigeants et vulnérables, tant physiquement qu’affectivement. À ce titre,
Nussbaum en vient à souligner l’aspect problématique de l’image du citoyen sur
laquelle fait fond la théorie libérale du contrat social. Le citoyen qu’il convient
raison publique n°6 Critiques
LIBÉRALISME POLITIQUE ET VULNÉRABILITÉ
14 Ibid., p. 242.
15 Ibid., p. 322.
raison pub.indb Sec3:211
28/02/07 19:47:03
212
de protéger est typiquement un individu autonome, indépendant, en pleine
possession de ses moyens, capable d’assurer une contribution productive à la
société. On passe donc sous silence, ce faisant, ces périodes entières de toute vie
humaine que sont l’enfance, la maladie, la vieillesse, où les droits du citoyen
requièrent justement une protection d’autant plus grande qu’il se trouve dans
une situation de vulnérabilité patente. Notre dignité, comme le souligne
également Nussbaum, est la dignité d’un « type d’animal particulier », doté
d’un corps, de besoins, et de failles, et pas d’un sujet abstraitement autonome.
A fortiori, le cas du handicap, de l’anormalité, de quelque manière qu’elle soit
construite socialement, n’intervient au mieux qu’en un second temps dans les
théories contractualistes : et il y a là assurément un problème non résolu pour
une théorie libérale.
À travers ces analyses de la honte et du dégoût, et du rôle problématique
qui peut leur être assigné dans notre droit, Nussbaum est ainsi amenée à une
défense des principes libéraux qui implique de prendre en compte les conditions
de la dignité, d’une manière beaucoup plus large et concrète que ce qu’ont pu
proposer les théories libérales classiques. Réexamen des présupposés du contrat
social auquel est consacré l’ouvrage suivant de Nussbaum, Frontiers of Justice,
recensé ici même par Bernard Gagnon.
raison pub.indb Sec3:212
28/02/07 19:47:03
ONT CONTRIBUÉ À CE NUMÉRO
Jean-Cassien Billier est professeur agrégé de philosophie à l’Université ParisSorbonne. Ses travaux portent sur des questions d’éthique et de philosophie
politique.
Solange Chavel est ancienne élève de l’École normale, agrégée de philosophie,
doctorante en philosophie à l’Université Picardie-Jules Verne, à Amiens.
Axel Gosseries est chercheur au FNRS et à l’UCL (Chaire Hoover d’éthique
économique et sociale). Ses travaux portent sur les théories de la justice
intergénérationnelle (voir Penser la justice entre les générations. De l’affaire
Perruche à la réforme des retraites, Paris, Aubier Flammarion, 2004), les questions
relatives à l’éthique des entreprises ou encore le commerce équitable.
Klaus Günther est chercheur à l’Institut für Sozialforschung de Francfort.
Après des travaux sur le droit pénal et la légitimation des peines, il s’intéresse
actuellement à la question de l’attribution de la responsabilité personnelle
en politique et dans le droit.
213
raison publique n°6 Critiques
Ronald Dworkin. Professeur à la New York University School of Law, spécialiste
de philosophie du droit, il est l’auteur de nombreux ouvrages (entre autres :
Prendre les droits au sérieux [1977], Paris, PUF, 1995 ; Sovereign Virtue,
Harvard University Press, 2000) qui approndissent la théorie libérale de la
justice. Il vient de publier Is Democracy Possible Here ? : Principles for a New
Political Debate (Princeton University Press, 2006).
Justine Lacroix est docteur en science politique de l’Université libre de Bruxelles
et chargée de cours au département de science politique de l’ULB. Ses
dernières publications : L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des
nationalismes ? (Paris, Éditions du Cerf, 2004) et Communautarisme versus
libéralisme : quel modèle d’intégration politique ? (Bruxelles, Éditions de
l’Université libre de Bruxelles, coll. « Philosophie et société », 2003).
Sandra Laugier est professeur à l’université d’Amiens, auteur de travaux sur la
philosophie du langage anglo-saxonne (notamment sur Wittgenstein, Quine
et Austin) et la philosophie américaine contemporaine (Stanley Cavell), elle
s’intéresse actuellement à la philosophie morale, et en particulier l’éthique
du care (voir l’ouvrage dirigé avec Patricia Paperman, Le Souci des autres,
EHESS, 2005) et les rapports entre philosophie morale et littérature (voir
l’ouvrage collectif Éthique, littérature, vie humaine, PUF, 2006).
raison pub.indb 213
28/02/07 19:47:03
Hélène L’Heuillet est maître de conférences en philosophie à l’Université
de Paris-Sorbonne. Elle vient de faire paraître La Psychanalyse est un
humanisme (Grasset, 2006).
Véronique Munoz-Dardé est professeur de philosophie politique à University
College, à Londres. Ses travaux concernent notamment le raisonnement
pratique, l’idéal politique d’égalité et la justice distributive.
Ruwen Ogien, philosophe et directeur de recherches au CNRS. Ses travaux
portent sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales.
Parmi ses ouvrages récents, on peut citer notamment Penser la pornographie
(Paris, PUF, 2003), La Panique morale (Paris, Grasset, 2004) ou encore la
direction avec Jean-Cassien Billier du numéro de la revue Comprendre sur
« La Sexualité » (Paris, PUF, 2005).
214
Thomas Pogge est professeur de science politique à l’université Columbia à
New York. Depuis Realizing Rawls (Ithaca, Cornell University Press, 1989),
il s’intéresse à la manière dont la théorie rawlsienne de la justice peut être
appliquée à l’échelon international pour formuler une théorie de la justice
globale (voir notamment World Poverty and Human Rights, Cambridge,
Polity Press, 2002).
Dennis Thompson. Professeur à l’université de Harvard, il travaille sur les
rapports entre philosophie politique et éthique, à travers les questions
de la responsabilité et de la justice des procédures publiques. Il a publié
récemment Restoring Responsibility : Ethics in Government, Business, and
Healthcare (Cambridge University Press, 2004) et, en commun avec Amy
Gutman, Why Deliberative Democracy ? (Princeton University Press,
2004).
raison pub.indb 214
28/02/07 19:47:04
BULLETIN D’ABONNEMENT
Institution : ..................................................................................................
ou
Nom :...........................................................................................................
Prénom : ......................................................................................................
Adresse : .......................................................................................................
Ville : ...........................................................................................................
Pays : ............................................................................................................
Code Postal : ................................................................................................
Abonnement à Raison publique pour 12 mois (2 numéros)
– Institutions et particuliers (France et DOM TOM) :
26 euros (frais de port inclus)
– Institutions et particuliers (Étranger) :
30 euros (frais de port inclus)
– Étudiant (joindre photocopie de la carté étudiant) :
23 euros (frais de port inclus)
Année 2007 (deux numéros : 6 et 7)
Année 2008 (deux numéros : 8 et 9)
Achat au numéro
n° 4
n° 6
n° 7
n° 8
n° 5
soit un total de ……. x 14 = ……. euros
n° 9
n° 10
à 14 euros
Date : …………………………..
Renvoyer ce document dûment rempli, accompagné de votre règlement par
chèque à l’ordre de Raison publique, à l’adresse suivante :
Raison publique
Abonnement
4, impasse VialaF-37000 – Tours
Le formulaire d’abonnement est actuellement téléchargeable sur le site de la revue :
http://www.raison-publique.fr
raison pub.indb 215
28/02/07 19:47:04
raison pub.indb 216
28/02/07 19:47:04
Téléchargement