RAISON PUBLIQUE Éthique, politique et société n° 6, avril 2007 Les valeurs morales en politique raison pub.indb 1 28/02/07 19:46:02 RAISON PUBLIQUE Délibération et gouvernance : l’illusion démocratique ? RAISON PUBLIQUE [N° 1] Vers une e-démocratie ? RAISON PUBLIQUE [N° 2] Un nouvel impérialisme ? RAISON PUBLIQUE [N° 3] Le socialisme a-t-il un avenir ? RAISON PUBLIQUE [N° 4] Les métamorphoses de la souveraineté RAISON PUBLIQUE [N° 5] Revue semestrielle publiée avec le concours de l’École doctorale « Concept et langage » (Paris-Sorbonne), l’Équipe d’accueil « Rationalités contemporaines » (Paris-Sorbonne), et du Comité universitaire d’information pédagogique (CUIP), organisateur du prix Louis Cros (placé sous l’égide de l’Académie des sciences morales et politiques) Les PUPS sont un service général de l’Université Paris-Sorbonne © Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2007 isbn : 978-2-84050-501-3 Maquette et réalisation : Compo-Méca s.a.r.l. (Mouguerre) d’après le graphisme de Patrick Van Dieren Responsable éditorial Sophie Linon-Chipon PUPS, Maison de la Recherche Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 28, rue Serpente 75006 Paris [email protected] www.presses-sorbonne.info raison pub.indb 2 28/02/07 19:46:03 SOMMAIRE 5 Éthique du libéralisme (entretien conduit par Kora Andrieu) ............................ Ronald Dworkin 7 Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? .................................... Jean-Cassien Billier 11 Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe ............................................ Sandra Laugier 29 Les « valeurs morales » contre les droits.............................................................. Ruwen Ogien 47 La vie privée des politiques................................................................................ Dennis Thompson 61 GRAND ANGLE ................................................................................................ 73 Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme des pauvres du monde ..................................................... Thomas Pogge 75 QUESTIONS PRÉSENTES ................................................................................... 113 Sur l’éthique dans la récolte de fonds ................................................................. Axel Gosseries 115 3 raison publique n° 6 • pups • 2007 DOSSIER : LES VALEURS MORALES EN POLITIQUE ............................................... Droits, États et théorie de la discussion ............................................................. 129 Klaus Günther Plaidoyer pour la différence : l’idéal politique de l’égalité ................................... 147 Véronique Munoz-Dardé raison pub.indb 3 28/02/07 19:46:03 CRITIQUES .................................................................................................... 175 La consommation au prisme de l’éthique, à propos de Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation (2006) .......... Hélène L’Heuillet 177 L’Estime. Le rôle de la réputation dans la stabilisation des normes publiques, à propos de Geoffrey Brennan & Philip Pettit, The Economy of Esteem (2004) ...................................................................... 183 Solange Chave La Justification de l’Union européenne, à propos de Glyn Morgan, The Idea of a European Superstate. Public Justification and European Integration (2005) ...................................................................... 195 Justine Lacroix 4 Les nouveaux horizons de la dignité, à propos de Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership (2006) ............ 199 Bernard Gagnon Des usages politiques de la honte, à propos de Martha Nussbaum, Hiding From Humanity. Disgust, Shame and the Law (2004) ........................... 205 Solange Chavel raison pub.indb 4 28/02/07 19:46:04 Dossier LES VALEURS MORALES EN POLITIQUE raison pub.indb 5 raison publique n°6 • pups • 2007 Depuis quelques années, les « valeurs morales » ont fait un retour remarqué dans la vie politique internationale et nationale. Tous les observateurs en conviennent, certains pour s’en féliciter, d’autres pour le déplorer. Désaccord que vient rendre plus aigu le fait que chacun est bien loin de mettre dans la notion de « valeur morale » et dans la morale elle-même un même contenu. Cette évolution doit retenir toute notre attention. On observe un besoin citoyen de « moraliser » la vie publique. Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? On constate un déplacement et une transformation des frontières entre vie privée et vie publique des gouvernants. Qu’est-ce que cela signifie ? Aujourd’hui, les candidats à diverses élections n’hésitent plus à revendiquer un discours sur des valeurs morales. Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’évolution des sociétés démocratiques et de la vie politique en France ? 5 28/02/07 19:46:04 raison pub.indb 6 28/02/07 19:46:04 ÉTHIQUE DU LIBÉRALISME Entretien avec Ronald Dworkin Pensez-vous que le libéralisme politique peut se présenter comme une théorie politique attractive, comme une théorie du Bien parmi d’autres ? Ce perfectionnisme moral et politique, n’est-il pas contraire à l’impératif de neutralité du libéralisme politique ? Comme je viens de l’expliquer, cette affirmation est trop tranchée. Le libéralisme est mieux compris comme partant d’une doctrine compréhensive sur ce qui constitue la vie bonne. Il part donc d’une doctrine compréhensive qui pose les exigences de la responsabilité personnelle que je viens de décrire. Une fois encore, j’ai essayé d’expliquer tout ceci dans le nouveau livre que je viens de mentionner. 7 raison publique n°6 • pups • 2007 En France, on présente souvent le débat entre libéraux 1 et communautariens comme un débat entre « procéduralistes » partisans d’une neutralité morale absolue dans la sphère publique, et « substantialistes » affirmant au contraire la nécessité d’une théorie collective du Bien et de valeurs morales diffusées dans la société. Cette manière de présenter le débat vous paraît-elle pertinente et, si oui, où vous y situeriezvous ? Ronald Dworkin : Il est vrai que c’est ainsi que la distinction est généralement présentée. Mais je trouve cette opposition trop tranchée. Dans mon nouveau livre, Is Democracy Possible Here 2, j’affirme que la distinction est mieux comprise comme une différence dans la compréhension même des principes de base qui constituent une vie bonne. Selon moi, le libéralisme n’est pas fondé sur une neutralité ultime, mais sur l’assomption positive selon laquelle bien vivre implique d’assumer la responsabilité de nos propres choix concernant ce qu’est une vie bonne. Dès lors, une société politique qui accepte cette prémisse fondamentale sera neutre parmi les idéaux personnels concrets de chacun. 1 Le terme « libéral » désigne ici, en un sens général et politique, une doctrine qui est attachée à la protection des droits et libertés fondamentales de l’individu : liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de déplacement, etc. 2 Ndlr : Princeton University Press, août 2006. raison pub.indb 7 28/02/07 19:46:04 Dans un récent article de la New York Review of Books (« Three Questions to America », septembre 2006), vous vous opposez à une forme de conservatisme qui confond ses propres valeurs avec celles que la société libérale doit incarner. Or, dites-vous « dans une société réellement libre, le monde des valeurs et des idées appartient à personne et à tout le monde ». Mais quelles sont ces valeurs que les membres d’une société libérale pluraliste par nature possèdent en commun ? Ils peuvent avoir en commun la théorie éthique compréhensive que je viens de décrire. Pour le dire de manière plus complète, cette théorie consiste en deux principes. Le premier est un principe d’égalité : il est objectivement important que toute vie humaine soit un succès plutôt qu’un échec. Le second est un principe de liberté : chaque personne est ultimement responsable pour identifier ce qu’exige le succès dans une vie particulière, c’est-à-dire pour la personne de la vie de laquelle il s’agit. 8 Ces valeurs, sont-elles purement occidentales ? Ou bien peuvent-elles s’exporter, comme le veulent les néo-conservateurs ? Je ne pense absolument pas qu’elles soient universellement acceptées. Nous savons qu’elles ne sont pas acceptées dans de nombreux endroits du monde. Mais nous ne devrions pas non plus trop croire en une géographie morale. Lors des conférences que j’ai données dans plusieurs universités chinoises, les étudiants m’ont souvent affirmé que la différence entre valeurs « orientales » et valeurs libérales était largement exagérée dans le monde occidental. Dans une récente intervention, Léon Kass, qui a dirigé le Conseil de Bioéthique du Président Bush, a affirmé que « depuis le 11 septembre, on sent une nette intensification de la moralité des Américains ». Que pensez-vous d’une telle constatation ? Que pensez vous de la teneur substantiellement morale du discours politique du Président Bush, tant dans sa politique extérieure que dans son opposition au financement de la recherche sur les cellules souches ? Je ne suis pas d’accord avec Kass. On sent bien plutôt une intensification de la peur et la volonté, du moins jusqu’à aujourd’hui, de corrompre nos valeurs à cause de cette peur. Comme c’est souvent le cas, le discours moralisateur de Bush est la rhétorique de quelqu’un à qui toute sensibilité morale fait sérieusement défaut. Vous vous opposez, dans « Justice in Robes », à la conviction de Posner selon laquelle les jugements politiques et les jugements moraux doivent être clairement distingués. Quelle est selon vous la nature de ce lien entre jugements normatifs et convictions politiques ? Je ne crois pas que cela soit un compte rendu approprié de l’opinion de Posner que j’ai critiqué. Il est sceptique quant à l’objectivité morale, tant personnelle que raison pub.indb 8 28/02/07 19:46:05 politique. Il se décrit lui-même comme un pragmatique, c’est-à-dire qu’il pense que les décisions politiques devraient toujours viser les meilleures conséquences. Il pense qu’il évite ainsi tout engagement envers des valeurs morales, mais ce n’est pas le cas puisque la définition même de ce qu’est une bonne conséquence est déjà une question morale controversée. Entretien réalisé et traduit de l’anglais par Kora Andrieu raison pub.indb 9 9 ronald dworkin Éthique du libéralisme Vous écrivez dans le même ouvrage que « les convictions morales sont parfois – et même souvent – pertinentes pour décider ce qu’est la loi » (p. 85). Cette idée semble d’autant plus vraie que le langage de la constitution américaine, avec des expressions comme « punition cruelle et inhabituelle », ou « procédure légale appropriée », est explicitement moral. Mais à quel type de convictions morales le juge doit-il faire appel dans son interprétation de la constitution ? Cet anti-positivisme à l’égard de la loi, est-il transposable dans des systèmes judiciaires non-jurisprudentiels comme celui de la France ? Ils devraient faire appel aux principes qui fournissent la meilleure justification face au test de la Constitution et de l’histoire de ses interprétations précédentes. Bien sûr, les personnes raisonnables ne tombent pas toutes d’accord quant aux principes dont il s’agit. Un juge doit donc faire de son mieux pour répondre à cette question morale controversée. Je ne connais pas suffisamment dans le détail le système légal français pour répondre avec certitude à la seconde question. Mais je serai bien étonné si le positivisme parvenait à fournir une meilleure explication de la pratique légale dans le système français que dans le système anglophone. Beaucoup de philosophes du droit Français m’ont assuré du contraire. 28/02/07 19:46:05 raison pub.indb 10 28/02/07 19:46:05 LE POLITIQUE PEUT-IL SE PASSER D’UNE CONCEPTION DU BIEN ? Jean-Cassien Billier raison pub.indb 11 11 raison publique n°6 • pups • 2007 Les sociétés démocratiques contemporaines sont pluralistes en fait et en droit. Aucun des grands courants de la pensée politique démocratique récente, des libéraux « téléologiques » (car leur télos est bien la promotion d’un État libéral) aux républicains en passant pas les communautariens, n’a jamais songé à remettre en question ce trait auquel on reconnaît une démocratie moderne. Cela signifie que chacun, dans le respect des droits et libertés d’autrui, est libre de choisir pour lui-même le type de vie qu’il souhaite mener. Il existe en revanche une longue controverse entre eux sur la question de savoir si ce pluralisme exige en retour la promotion d’un bien commun qui en serait la condition de possibilité. À l’évidence, républicains et communautariens ne cessent d’insister sur l’orientation de la politique vers le bien commun au risque de donner à cette polarisation une importance telle que la diversité axiologique semble pouvoir s’y dissoudre. C’est du moins l’inquiétude des libéraux. D’une façon toute aussi flagrante, le thème récurrent de la « neutralité axiologique » de l’État qui habite la pensée libérale fait l’objet des frayeurs républicaines et communautariennes, qui n’y voient, au mieux, qu’une marque d’idéalisme, et, au pire, une aberration intellectuelle. L’une des objections les plus constantes qui sont faites au libéralisme politique synthétise ces deux aspects : il confondrait par enthousiasme idéaliste l’idée classique de tolérance, qui, elle, peut être une valeur, avec l’idée de neutralité, qui ne pourrait en être une. De ce fait, il s’embourberait dans une incohérence logique insurmontable : si tout ne semble pouvoir être toléré par l’État, c’est donc que la neutralité de celui-ci est bien une chimère. Ainsi, l’État libéral se définit à l’évidence largement autant par les modes de vie ou les conceptions du bien qu’il exclut que par l’indéniable ampleur du nombre de ceux qu’il accueille de façon « neutre ». Certes, l’argument semble porter, du moins dans un premier temps. Un État libéral ne peut assurément accepter de façon « neutre » l’existence sous sa protection d’individus ou de communautés qui auraient pour but essentiel de faire renaître intégralement le nazisme de ses cendres, de promouvoir énergiquement l’antisémitisme, le racisme, la 28/02/07 19:46:05 domination masculine ou l’homophobie. L’État libéral ne peut pas non plus rester indifférent à des comportements individuels qui portent atteinte à l’idéal d’une société désirant extirper autant que possible la domination des relations interpersonnelles. Y a-t-il ici une incohérence logique susceptible de ruiner le sens de la neutralité libérale ? À notre sens, non. À condition toutefois de ne pas confondre la neutralité libérale avec un mystérieux et improbable néant normatif. Et à condition d’accepter de comprendre toute l’originalité de la position libérale qui est curieusement tout à la fois plus proche et plus éloignée qu’on le croit généralement de la thèse républicaine ou néo-républicaine centrée sur l’idée d’un bien commun. Pour le saisir, il peut être utile de commencer par rappeler la teneur de sept thèses de bases du libéralisme politique et moral ambitionnant l’idéal de « neutralité axiologique » de l’État. 12 LES SEPT THÈSES DE BASE DU LIBÉRALISME POLITIQUE ET MORAL La thèse du pluralisme axiologique de fait des sociétés démocratiques Les sociétés démocratiques contemporaines sont devenues infiniment trop diverses pour qu’un bien commun puisse y exister sans risques. Il s’agit donc de souligner le risque inhérent à la position d’un bien commun au sein d’une société pluraliste de fait et qui entend l’être également de droit, et de partir de l’examen de celui-ci pour penser les conditions d’un accord social. Le danger inhérent à l’appel à un bien commun est de dériver très vite vers une pure et simple tyrannie de la majorité et vers l’idée anti-libérale selon laquelle l’accord social doit étouffer les désaccords axiologiques et culturels. La thèse du désaccord moral Le désaccord axiologique est une chance pour la liberté et il faut tout faire pour le préserver comme notre plus inestimable richesse. En d’autres termes, le libéralisme est la pensée et la pratique par excellence du désaccord moral. C’est là le point essentiel, sur lequel Charles Larmore 1 a su recentrer l’identité profonde du libéralisme politique et moral. Le libéralisme politique a donc un double point de départ moral. D’un point de vue méta-éthique, il endosse la thèse selon laquelle il ne peut y avoir de rationalité pratique sans désaccord premier. D’un point de vue normatif, il soutient la thèse selon laquelle ce désaccord doit simplement être organisé, puisque prétendre le supprimer serait ruineux pour la morale elle-même. 1 Charles Larmore, « The Moral Basis of Political Liberalism », The Journal of Philosophy, 1999, vol. 96, no 12, p. 600. raison pub.indb 12 28/02/07 19:46:06 La thèse de la « neutralité bienveillante » Ce qu’on appelle la « tolérance libérale » ne peut avoir qu’une signification très précise, celle d’une « neutralité bienveillante » non à l’égard de telle ou telle différence particulière mais à l’égard du désaccord moral lui-même. Le champ d’application du concept est immense puisque, au-delà des différences religieuses, il doit porter sur l’ensemble des conceptions du bien, des modes de vie et des pratiques culturelles ou individuelles. Il importe d’accentuer ce trait : la neutralité libérale doit s’appliquer à toute attitude, y compris à celle qui n’a aucune justification religieuse ou philosophique. La thèse de la neutralité axiologique La thèse téléologique libérale On présente en général le libéralisme comme une théorie purement procédurale de la morale et du politique, ce qui est exact, du moins en ce qui concerne la méthode adoptée pour parvenir à des principes de justice et à des valeurs dites neutres. Mais il faut corriger ce qu’il peut y avoir de réducteur dans cette formulation. En effet, il n’y a pas à opposer un « libéralisme téléologique » à un « libéralisme procédural » : tout libéralisme est téléologique, puisque tout libéralisme vise à l’évidence la promotion d’un système politique libéral. Cette promotion est double : elle s’exerce d’une part vis-à-vis des systèmes politiques anti-libéraux (à moins d’être auto-destructeur, le libéralisme se conçoit évidemment lui-même comme un idéal politique et moral infiniment plus juste que celui qui est promu par un perfectionnisme politique et moral traditionnaliste ou fondamentaliste, et donc absolument supérieur à ce raison pub.indb 13 13 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? Une grande partie de l’effort des libéraux récents et contemporains se concentre donc sur la tentative de justifier de façon neutre la liberté, sans adhérer de façon première à une conception du bien, sans promouvoir un diagnostic ontologique sur ce qui serait le propre de l’être humain (l’autonomie, par exemple, dans une perspective kanto-fichtéenne), sans même faire reposer la liberté sur une théorie morale particulière. À cet égard, il faut souligner à quel point le libéralisme moral récent est une position morale extrêmement singulière qui repose sur l’ambition de suspendre les controverses entre les théories morales à partir d’une exigence proprement politique. Bref, lorsqu’une question fait l’objet d’un désaccord raisonnable, la seule règle politique ou sociale acceptable par tous les citoyens consiste à laisser chacun d’eux décider pour lui-même tant que sa liberté ne porte pas atteinte à celle des autres. Le libéralisme soutient donc que l’État doit laisser les citoyens décider euxmêmes de leur conception du bien, se contentant de créer les conditions qui permettront à chacun d’entre eux de la réaliser. 28/02/07 19:46:06 dernier), et d’autre part à l’égard d’autres options démocratiques, comme celles qui sont défendues par les communautariens ou les républicains. La thèse cohérentiste libérale 14 Le principe de cohérence libéral doit sans cesse amener à se poser la question du perfectionnement du champ d’application de la neutralité axiologique de l’État. La neutralité axiologique est donc ici un telos qui est visé. Le perfectionnement constant dans la réalisation de la neutralité doit être appréhendé comme un rapport particulier aux héritages normatifs dont la règle est l’examen critique des « exceptions » jusqu’ici admises à l’idéal de neutralité. Or l’État libéral ne devrait admettre a priori aucun « domaine d’exception » au sein de sa neutralité. Dire que l’État libéral ne doit pas admettre a priori des exceptions ne signifie pas qu’il doit libéraliser systématiquement toutes les activités humaines sans tenir compte du contexte social. Cela signifie au contraire qu’il doit aborder sans a priori moral négatif la dynamique de libéralisation, qui doit faire l’objet d’une délibération publique régulière orientée par le principe de cohérence libéral et par la prudence conséquentialiste. La thèse conséquentialiste libérale Le libéralisme politique doit toujours être conséquent non seulement avec luimême, mais aussi au regard des contraintes du réel, sous peine de verser dans un libertarisme échevelé. Un « libéralisme conséquent » devrait considérer, à notre sens, que la solidarité face à l’adversité est une obligation qui n’a rien d’anti-libérale. Nombre de libéraux estiment d’ailleurs que la solidarité publique ne constitue en rien une violation flagrante de la neutralité 2. Une société dépourvue d’assistance mutuelle et de principe de solidarité semble vouée à l’échec, du moins à l’injustice la plus épouvantable. En général, cette exigence de solidarité publique est connue sous l’appellation d’exigence de justice et est présentée au nom du seul argument cohérentiste. C’est en gros le type d’argumentation adopté par Rawls : il est cohérent pour un libéralisme bien compris de s’interdire de mener des politiques qui conserveraient ou, pire, engendreraient des classes d’individus si démunis qu’ils ne pourraient en aucune façon poursuivre de façon minimale leurs intérêts. Il n’y a pas de quoi se scandaliser en considérant que cette justice rawlsienne est une conception du bien au sens classique, qui violerait automatiquement le règle de la neutralité axiologique de l’État : comme le remarque à juste titre Daniel Weinstock 3, un État qui entend respecter la distinction rawlsienne entre le juste et le bien réalise certaines 2 Michael Davis, « Harm and Retribution », Philosophy and Public Affairs, 1986, vol. 15, no 3, p. 249. 3 Daniel Weinstock, « L’actualité du bien commun », Éthique publique, 2004, vol. 6, no 1, p. 120. raison pub.indb 14 28/02/07 19:46:06 LES OBJECTIONS CONTRE L’IDÉAL DE NEUTRALITÉ AXIOLOGIQUE SONT-ELLES IMPARABLES ? L’objection du « vide normatif » La première objection devrait être nommée celle du « vide normatif ». Elle consiste à dire qu’un État ambitionnant d’être neutre devrait faire l’aberrante promotion d’un vide normatif, non au sens direct et simple de l’apologie d’une absence de normes morales (personne n’a jamais envisagé un tel anarchisme moral radical dans le camp libéral), mais en celui d’une conséquence inévitable de l’idéal de neutralité. Un exemple simple de cette difficulté bien réelle peut être découvert dans le traitement législatif des cas extrêmes de sado-masochisme. L’une des affaires qui a défrayé récemment la chronique en la matière a eu lieu en Belgique 4. Un magistrat, son épouse et un médecin se livraient en compagnie de plusieurs autres personnes à des pratiques sado-masochistes si violentes qu’elles étaient interdites dans les clubs spécialisés et qu’ils avaient dû 15 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? actions « que nous aurions intuitivement tendance » à incorporer au domaine du « bien », alors qu’il faut saisir que la justice sociale qui exige une redistribution de biens relève, selon le schéma rawlsien, de la rubrique du « juste ». Cette conception du « juste » peut être assimilée à une position « neutre » et « étroite » (parce qu’elle provient d’une procédure) mais forcément téléologique (parce qu’elle considère que c’est la meilleure option politique) du bien. La neutralité libérale ne signifie jamais que l’État doit être neutre à l’égard de toutes les conceptions du bien. Or il serait effectivement paradoxal (c’est-à-dire illogique et suicidaire) qu’il soit neutre à l’égard de sa propre conception dite étroite du bien. Opter pour un libéralisme solidaire nous semble donc affaire de cohérence interne (c’est là un argument plutôt rawlsien) et de conséquentialisme (c’est cette fois un argument bien moins rawlsien) au sens où une forme d’impératif hypothétique doit amener à considérer que si l’on veut la liberté, il faut la solidarité. Le conséquentialisme libéral signifie également l’application de la règle selon laquelle il n’y a jamais en politique de « neutralité de conséquence » mais, au mieux, puisqu’il s’agit d’un idéal visé par le libéralisme anti-perfectionniste, une « neutralité de justification » : mener une politique, c’est chercher à obtenir des résultats tangibles. Simplement, le libéralisme refuse, comme chacun sait, d’obtenir des résultats à n’importe quel prix, autrement dit en violant tout à la fois l’intégrité des individus, le principe de cohérence qui implique une théorie et une pratique de justice sociale et le principe de la neutralité de justification. 4 Muriel Fabre-Magnan, « Le Sadisme n’est pas un droit de l’homme (CEDH, 1re sect., 17 février 2005, K. A. et A. D. c/Belgique) », Paris, Recueil Dalloz, 2005, no 43, p. 2975. raison pub.indb 15 28/02/07 19:46:07 16 raison pub.indb 16 louer des locaux et les faire aménager eux-mêmes pour satisfaire leurs désirs. Le 30 septembre 1997, la Cour d’appel d’Anvers les reconnut coupables de coups et blessures volontaires, et, en ce qui concerne le magistrat ayant fait participer son épouse, d’incitation à la débauche et à la prostitution. La Cour se référa à des enregistrements vidéo des séances sado-masochistes qui montraient effectivement des violences extrêmes quoique non susceptibles de mettre la vie en danger (le marquage au fer rouge, par exemple). Le pourvoi des accusés ayant été rejeté par la Cour de cassation belge, ces derniers saisirent la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci fonda tout d’abord son raisonnement sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui définit le droit au respect de la vie privée, et considéra que l’orientation sexuelle et les pratiques sexuelles en général relèvent bien de l’exercice de la vie privée. L’ingérence de la justice belge dans la vie privée des accusés ne fut pas considérée comme illégitime en tant que telle, puisqu’elle visait bien la protection des droits et libertés d’autrui, et la protection de la santé. Mais ce but général et légitime ne suffisait pas : restait à vérifier que la condamnation des requérants était, comme le précisa la Cour européenne des droits de l’homme, « nécessaire dans une société démocratique ». Or ce n’est le cas, poursuivit la Cour, que si la condamnation se fonde sur un besoin social impérieux et si elle est proportionnée au but recherché. C’est à ce stade de son raisonnement que la Cour européenne des droits de l’homme introduisit un nouveau droit, déduit de l’article 8 de la Convention et fondé jurisprudentiellement sur l’arrêt Pretty c/Royaume-Uni du 29 avril 2002, le « droit à l’autonomie personnelle ». Le précédent évoqué concernait le cas d’une femme paralysée et souffrant d’une maladie dégénérative incurable qui avait demandé que son mari puisse l’assister à se suicider, requête que la Cour avait cependant finalement rejetée. Dans l’affaire des sado-masochistes belges, la Cour estima en revanche que l’autonomie personnelle est un droit de décider pour soi-même, bref un droit à l’autodétermination. Dans son arrêt, elle affirma que « le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle », et ajouta que « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement et moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne. » Elle en parvint à la conclusion selon laquelle « le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus ». Il y a dans cette décision du 17 février 2005 un revirement spectaculaire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui estimait encore dans l’arrêt Laskey du 19 février 1997 que l’État avait pour rôle d’intervenir pour limiter les pratiques sexuelles librement consenties dès lors qu’il y a dommages corporels. 28/02/07 19:46:07 17 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? Ce retournement de la position de la Cour en matière de régulation des pratiques sexuelles a suscité bien des critiques, notamment celle qui consiste à dire que la notion d’autonomie personnelle est désormais invoquée non plus pour sanctionner, mais au contraire pour justifier des atteintes aux droits de l’homme 5. Beaucoup assureront qu’il y a ici un exemple frappant d’une évolution libérale de la jurisprudence européenne, en général pour la déplorer. Encore faut-il comprendre ce qu’il y a ici de libéral, et quelles sont les limites de cet apparent retrait libéral sans conditions de l’État hors de la sphère de la vie privée. Les esprits les plus critiques estiment que ce genre d’évolution juridique démontre l’essence contradictoire du libéralisme, qui serait incapable de tout à la fois prétendre garantir le premier de tous les droits, le droit à la sûreté, et donc à la vie, et de sembler le nier en autorisant des atteintes à l’intégrité physique au nom du consentement des agents. Ces critiques ne proviennent pas seulement de l’opposition républicaine ou conservatrice. On les trouve également dans les rangs du libéralisme dit « perfectionniste ». William Galston est par exemple d’avis qu’un « État neutre » ne pourrait même pas prendre position en faveur de la rationalité ou de la vie humaine. Si c’était le cas, ce serait assurément inquiétant. Mais est-ce bien le cas ? Deux réponses libérales peuvent être apportées à l’objection de Galston. La première est qu’une position libérale devrait effectivement suivre la leçon récente de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de régulation juridique de la sexualité, mais sur d’autres bases que ne le fait la Cour. Il faudrait, en effet, éviter toute référence à l’« autonomie » des individus, qui ne peut être que postulée et jamais démontrée (en dehors des cas limites, comme, par exemple, l’enfance ou le handicap mental), et davantage se fonder sur le concept juridico-moral de la tradition libéral anglo-américaine, celui des « crimes sans victimes ». Il faudrait en outre distinguer nettement deux cas (lorsque toutefois cette distinction est possible) : celui des « coups et blessures » consentis non susceptibles d’entraîner la mort et celui des actes susceptibles d’entraîner la mort. C’est là une limite claire, du moins à notre sens, qui est facilement justifiable dans un cadre purement libéral : une société libérale peut parfaitement limiter le droit au « suicide assisté », y compris motivé par la recherche bizarre mais après tout légitime d’un plaisir sexuel, en raison même des trop nombreux risques d’erreur d’appréciation des agents : qui pourra être certain que celui qui affirme exiger qu’un partenaire mette en danger sa vie au nom d’un plaisir sexuel momentané ne sera pas reconnaissant plus tard à son partenaire de ne pas l’avoir fait ? 5 Muriel Fabre-Magnan, ibid., p. 2975. raison pub.indb 17 28/02/07 19:46:07 18 Ce qui importe ici est finalement bien moins le risque vital (un libéral devrait l’accepter pour un motard adulte, qui devrait avoir le droit d’augmenter son risque vital en roulant sans casque au nom de sa préférence pour ce type de plaisir) que l’exigence d’une participation active d’un tiers dans l’acte de mise en danger, qui entraîne donc une responsabilité directe de ce tiers (par exemple : étouffer quelqu’un au risque réel de le tuer pour satisfaire sa demande érotique). La seconde réponse libérale est plus globale. Elle consiste à rétorquer que la rationalité et la vie humaine sont garanties par une morale publique minimale elle-même rationnelle (ne pas nuire aux droits fondamentaux d’autrui, assurer un égal respect aux personnes et aux conceptions du bien, limiter les interventions publiques destinées à réduire les libertés afin de les coordonner aux seuls cas de préjudice avéré aux droits fondamentaux d’autrui). Une telle morale publique minimale peut être conçue par des libéraux par l’exclusion de l’idée de « conception du bien » de deux ensembles de valeurs considérées comme « politiques », et pouvant donc être promues sans contradiction avec l’idéal de neutralité. Le premier ensemble comprend les valeurs de liberté et d’égalité de traitement sans lesquelles le libéralisme n’aurait pas de sens. Il ne pose donc pas de problème particulier et emporte sans difficulté l’adhésion de tous les penseurs libéraux. Le second ensemble est plus flou, puisqu’il peut se rapprocher dans certains cas de la notion de « conception du bien ». Il comprend des valeurs comme le respect d’autrui – ou le principe d’« equal respect », tel qu’il est défendu par Charles Larmore, la décence, la responsabilité, la rationalité, la justice, ce qui recoupe la valorisation par Rawls de certains biens premiers, ou encore le respect de la vie humaine pointé par Galston 6. Les libéraux radicaux arguent également du fait qu’une règle stricte de neutralité réalisée sous l’espèce de cette morale publique minimale permettrait à l’État de disposer d’une ligne claire pour trancher les inévitables conflits sans avoir à sonder en permanence la volonté populaire afin de dégager des solutions de compromis. En réalité, cette « ligne claire » ne l’est qu’à-demi : il semble impossible et non souhaitable d’éviter des délibérations publiques régulières sur l’évolution des normes juridiques mettant en avant le rôle central de la « raison publique » au sens rawlsien pour gérer la nécessaire dynamique libérale de transformation des normes. L’objection de la « contradiction pratique » La seconde grande objection porte sur ce que nous pouvons désigner comme une supposée « contradiction pratique » du libéralisme en tant qu’il est précisément politique, et pas seulement moral. Elle consiste à opposer à l’idéal de neutralité l’argument selon lequel il est impossible pour l’État de réellement 6 William Galston, Liberal Purposes, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 143-149. raison pub.indb 18 28/02/07 19:46:07 L’objection de la « contradiction performative » Troisième objection de taille, celle qui porte sur la question pour le moins épineuse de la validité de la neutralité de justification. On peut la caractériser comme une objection de « contradiction performative », puisqu’il s’agit de pointer cette fois l’incapacité, pour les libéraux, de justifier et de définir d’une façon elle-même neutre la neutralité qu’ils appellent de leurs voeux. Parvenir à définir la neutralité est à l’évidence un enjeu majeur, puisque c’est la seule façon permettant de distinguer des « valeurs morales neutres » des « valeurs morales non-neutres » susceptibles de générer immédiatement une transformation perfectionniste du libéralisme. raison pub.indb 19 19 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? s’abstenir d’encourager ou de décourager des conceptions du bien. Or un État non-minimal intervient forcément dans la société civile, et ses interventions, y compris les plus mesurées, ne peuvent avoir pour conséquence que d’infléchir sa propre neutralité. Cet argument reçoit toutefois une réponse sous la forme d’une distinction cruciale entre « neutralité de conséquence » et « neutralité de justification ». La « neutralité de conséquence » est rejetée par la plupart des libéraux qui sont bien conscients de l’impossibilité pour un État de ne pas affecter de façon différenciée ses citoyens et par là de favoriser ou de défavoriser, ne serait-ce que de façon minimale, leurs conceptions respectives du bien. La « neutralité de justification » signifie, elle, que les interventions de l’État sont réputées neutres si elles sont motivées par une justification qui, elle, doit être neutre à l’égard des conceptions plurielles du bien présentes dans la société civile. Une telle neutralité de justification permet donc de justifier les interventions de l’État, et de tracer une frontière nette avec le libertarisme politique et moral qui les interdit. Le fait que l’État libéral intervienne pour exclure en nombre des modes de vie ou des conceptions du bien, qui ne méritent pas d’ailleurs toujours cette dernière appellation (du néo-nazisme à l’esclavagisme sexuel entretenu par des organisations mafieuses de la prostitution, etc.), ne pose donc pas le moindre problème : il suffit que ces exclusions aient été décidées au non d’une neutralité de justification. On peut également ajouter ici que la neutralité de justification ne signifie pas non plus un dos tourné aux traditions perfectionnistes présentes dans la société civile : la délibération publique libérale doit au contraire écouter ces dernières avec bienveillance avant qu’une décision soit prise en matière d’éthique publique sur la base d’une procédure aussi neutre que possible, issue du dialogue critique au sein de la raison publique. De ce point de vue, l’existence de traditions plurielles dans la société civile est une condition de possibilité du travail de la raison publique libérale. 28/02/07 19:46:08 20 Les avis des libéraux divergent cependant sur ce point. John Rawls suggère par exemple qu’une valeur est neutre si elle est nécessaire à la réalisation de toutes les conceptions du bien. Ronald Dworkin estime que seule la justice elle-même est une valeur neutre 7. Charles Larmore propose enfin de renvoyer la neutralité des valeurs au consensus social, les valeurs réputées neutres n’étant autres que celles que la majorité, voire la totalité, des citoyens considère comme neutres. En d’autres termes, la neutralité libérale ne semble pas exiger, répétonsle, que l’État demeure neutre à l’égard de toutes les conceptions du bien, mais seulement à l’égard de celles qui sont controversées. Dans une telle perspective, il devient possible de comprendre comment une conception étroite du bien (sur des valeurs non controversées) assure un minimum de cohésion sans être incompatible avec la méthode procédurale adoptée par le libéralisme. Quelle peut bien être la fécondité de cette objection générale de « contradiction performative » adressée au libéralisme anti-perfectionniste ou « neutraliste » ? À notre sens, celle de montrer très clairement les trois grandes voies qui se dessinent dans le continent libéral. En effet, sur la base de cette objection, on peut soit (1) en conclure de façon relativiste que l’absence de justification neutre de la neutralité implique que le libéralisme est une conception du bien comme une autre, pas plus fondée que toutes les autres, et donc qu’il aurait tout à gagner à se « fonder » sur un relativisme moral modéré ; soit (2) considérer que le libéralisme étant précisément une conception du bien comme une autre doit être défendu comme tel au prix d’une interprétation perfectionniste modérée ; soit enfin (3) penser que l’anti-perfectionnisme demeure un idéal vers lequel le libéralisme doit tendre en faisant de sa tension dynamique vers une procédure aussi neutre que possible dans les délibérations de la raison publique son cœur, mais dans l’esprit d’un dialogue bienveillant avec les conceptions perfectionnistes et traditionnelles du bien présentes dans la société civile. Il va de soi que c’est cette dernière option que nous défendons ici. La solution que nous prônons ici est plus proche des propositions de Charles Larmore que de celles de John Rawls. Il nous semble, en effet, que le libéralisme antiperfectionniste doit se concentrer sur un « noyau dur » formé par les principes de non-nuisance et d’égal respect qui constitue un ensemble non négligeable de « valeurs neutres » propres à animer un esprit d’identité et de civisme. Il faut cependant apporter ici deux précisions cruciales à cette thèse. La première est que la plasticité libérale, qui peut correspondre à des politiques différentes, permet d’envisager des extensions plus ou moins fortes de ces thèses en direction d’une politique de solidarité et d’assistance, quoique cette extension en tant 7 Ronald Dworkin, « Foundations of Liberal Equality », in G. B. Peterson (dir.), The Tanner Lectures on Human Values XI, Salt Lake City, University of Utah Press, 1990, p. 3-119. raison pub.indb 20 28/02/07 19:46:08 que telle soit toujours nécessaire au nom du principe de cohérence libérale. La seconde est que ce noyau dur de principes substantiels ne constitue en rien une réponse exhaustive et définitive à toutes les questions touchant les normes, mais un guide d’évaluation pour le travail de la raison publique qui doit sans cesse délibérer en s’enracinant dans les traditions et les valeurs présentes dans la société civile, c’est-à-dire en dialoguant avec celles-ci à partir des « valeurs neutres » que sont, notamment, les principes substantiels que nous avons évoqués. L’objection perfectionniste : néo-républicains et libéraux perfectionnistes 21 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? La dernière objection est assurément la synthèse et le point culminant de toutes les précédentes : c’est l’objection perfectionniste, qui estime par définition que l’anti-perfectionnisme est absurde ou voué à l’échec. Cette objection provient de penseurs qui estiment qu’un accord consensuel sur des valeurs moralement neutres n’aboutirait qu’à un consensus à peu près vide, surtout si le principe en est l’unanimité : les sociétés libérales modernes étant précisément des sociétés de très grande diversité d’opinions et de conceptions du bien, un consensus neutre ne parviendrait qu’à se mettre d’accord sur des banalités 8. Une variante importante de cette critique consiste à dire que le libéralisme doit assumer une forme de perfectionnisme par conséquentialisme, en promouvant un corpus de valeurs non-neutres sous l’espèce de vertus propres à animer un esprit civique. William Galston pense à ce titre qu’un libéralisme conséquent ne peut réellement se maintenir et se développer que si les sociétés libérales sont constituées de citoyens ayant en commun un corpus de valeurs non-neutres. L’État libéral doit donc promouvoir, selon lui, par le biais de ses institutions et de l’éducation, des vertus propres à animer un esprit civique. Dans un esprit fort proche, Stephen Macedo 9, suggère un amendement perfectionniste au libéralisme en soutenant que pour qu’une société libérale existe, il faut non seulement appliquer un principe neutre de tolérance envers les engagements normatifs d’autrui, mais encore parvenir à sympathiser avec des engagements qui nous sont étrangers, avec des styles de vie qui ne sont pas les nôtres. Des critiques assurément plus vives encore sont celles qui proviennent des penseurs républicains ou néo-républicains. Il suffit de songer ici à Pocock qui renvoie le libéralisme vers l’univers des activités marchandes et des individus égoïstement préoccupés par leurs droits là où le républicanisme proposerait une 8 Bernard Manin, « On Legitimacy and Political Deliberation », Political Theory, 1987, vol. 15, no 3, p. 341. 9 Stephen Macedo, Liberal Virtues : Citizenship, Virtue, and Community, Oxford, Oxford University Press, 1990 ; Diversity and Distrust : Civic Education in a Multicultural Democracy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2000. raison pub.indb 21 28/02/07 19:46:08 22 raison pub.indb 22 vision plus riche pour la modernité en insistant sur le devoir d’engagement du citoyen dans la vie publique qui assurerait le double perfectionnisme de l’homme libre et du politique lui-même. Sous la plume de Skinner, le républicanisme a des accents similaires lorsqu’il consiste à défendre l’idée selon laquelle la cité court à sa perte si elle n’est pas fondée sur les vertus civiques des citoyens. Il serait certes réducteur d’affirmer que le républicanisme moderne implique la dissolution totale des conceptions du bien individuelle ou communautaires au profit d’une commune allégeance à une unique conception du bien officiellement républicaine. Il n’en demeure pas moins que l’insistance républicaine sur la nécessité et la perfection intrinsèque d’un engagement des citoyens dans la vie publique et sur la définition d’un corpus de vertus citoyennes heurte les libéraux. Le néo-républicanisme de Pettit considère de son côté que le libéralisme fut historiquement second après le républicanisme, et que ce dernier sut avant lui défendre non seulement une conception positive de la liberté qui est sa marque (celle de participer à l’autodétermination collective d’une communauté), mais aussi une conception négative de la liberté définie par la garantie pour chaque individu d’être libre de l’ingérence d’autrui dans la poursuite de son existence. Le républicanisme tel qu’il est défendu par Pettit met de ce fait en avant la non-domination, considérée comme fort différente du simple idéal libéral de la liberté conçue comme non-ingérence. À ces diverses critiques, quelles peuvent être les réponses d’un libéralisme anti-perfectionniste ? En ce qui concerne la suggestion de Stephen Macedo, le libéralisme antiperfectionniste peut répondre en soutenant que le consensus sur une conception étroite du bien devrait suffire à assurer cette confiance et cette « sympathie » sociale. L’originalité du libéralisme réside, comme nous l’avons soutenu, dans la promotion d’une sympathie à l’égard du désaccord moral lui-même, et non, de façon quasi-obligatoire envers toutes les conceptions du bien et leurs acteurs présents dans la société civile. Il est par ailleurs absurde et potentiellement liberticide d’exiger une sympathie qui, dans bien des cas, est impossible : personne ne doit, ni ne peut, être obligé de ressentir une sympathie à l’égard de préférences ou de conceptions du bien qui lui resteront sans doute à jamais étrangères. Ainsi, il n’est pas obligatoire de ressentir de la sympathie pour des pratiques extrêmes de sado-masochisme, comme celles que nous avons évoquées, pour le catholicisme charismatique ou pour le programme de Lutte ouvrière pour considérer que ce sont là des préférences, d’ordres certes assez divers, mais toutes parfaitement légitimes. À l’égard du républicanisme et du néo-républicanisme, la position libérale antiperfectionniste est simple. Elle consiste à refuser l’humanisme civique, comme l’a fait Rawls, et à rejeter l’idée que seules des valeurs non-neutres peuvent faire prendre le ciment social. En revanche, le libéralisme, comme c’est le cas 28/02/07 19:46:09 23 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? dans la pensée de Rawls, peut parfaitement insister sur le bien intrinsèque que constitue la communauté politique, et reconnaître une compatibilité partielle avec le républicanisme classique, à condition de distinguer nettement ce dernier de l’humanisme civique au sein duquel la participation à la chose politique est présentée de façon perfectionniste comme la fin suprême de l’être humain. Le libéralisme anti-perfectionniste peut-il en revanche intégrer la valeur de la non-domination mise en avant par Pettit au titre d’une valeur neutre ? Sans doute le peut-il, à condition d’y adjoindre toute une série d’amendements destinée à en donner des contours nettement libéraux, car Pettit ne semble pas voir que la non-domination telle qu’il la présente est un concept normatif 10. Il faudrait notamment que cet idéal de non-domination ne porte en rien atteinte à la règle morale du libre consentement. En ce sens, un individu qui estime qu’il est dominé par sa religion, et qu’il consent à cette domination, doit voir sa liberté entièrement préservée, même si elle est incompréhensible à autrui, même si elle n’est pas susceptible d’entraîner une « sympathie » générale comme le désire Macedo 11. En ce sens encore, la règle du libre consentement cette fois mutuel doit primer sur la valeur de non-domination. Le problème récurrent est celui qui est posé par les libertariens : consentir librement à être dominé, est-ce un acte admissible dans une société libre ? En d’autres termes, est-ce un acte qui annule la domination ? Les libéraux radicalement anti-perfectionnistes le soutiennent. Il est moins certain que le républicanisme de Pettit l’admette, et ce, assez curieusement, pour les mêmes raisons que celles qui motivent la réponse de certains libertariens : une telle permission publique serait susceptible de promouvoir la domination comme idéal, or cet idéal est incompatible avec celui d’une société libre. Mais cette objection est-elle recevable ? On peut estimer qu’elle n’a pas de sens tant qu’il s’agit d’une « domination » consentie, qui n’est plus à ce titre une réelle domination. Sans compter qu’il faut s’interroger sur la question de savoir pourquoi certaines formes de « domination consentie » sont en général acceptées lorsqu’elles sont liées à la pratique d’une religion largement reconnue, et d’autres ne le sont pas, ou moins, lorsqu’elles ont trait à la pratique d’une religion moins largement reconnue ou encore à une pratique sexuelle. Le néo-républicanisme de Pettit demeure donc assez éloigné du libéralisme anti-perfectionniste. La réponse aux thèses de Williams Galston est plus complexe, en raison même de la proximité réelle qui existe entre le « perfectionnisme libéral modéré » défendu par ce dernier et l’« anti-perfectionnisme modéré » tel que nous entendons le défendre. 10 John Christman, « Republicanism », Ethics, 1998, vol. 109, no 1, p. 202-206. 11 Stephen Macedo, « Liberal Civic Education and Religious Foundamentalism : The Case of God v. John Rawls ? », Ethics, 1995, vol. 105, no 3, p. 468-496. raison pub.indb 23 28/02/07 19:46:09 24 Il nous semble évident que l’anti-perfectionnisme modéré peut sympathiser en bien des endroits avec les analyses et les thèses de Galston. Commençons par les trois principales objections que l’on peut faire à ce dernier. (1) On peut lui reprocher, en suivant une remarque de Jeremy Waldron 12, de refuser de prendre en considération que si le libéralisme, en tant qu’il est téléologique, peut effectivement être assimilé à une conception du bien du point de vue de la compétition des conceptions morales et politiques en présence dans le monde contemporain, ce qui fait toute la différence, c’est la question de savoir comment une telle conception du bien a été adoptée et continue de l’être : par une procédure, et non pas par l’affiliation à une tradition. C’est ce qui en fait, pour les libéraux, une « juste » conception du « bien », qui ne peut du coup être une conception du bien parmi d’autres. Faire du libéralisme une conception du bien de plus, n’est-ce pas du coup commettre une double erreur, déontologique et conséquentialiste ? Du point de vue « déontologique », il y a ici une violation du principe historiquement fondateur du libéralisme, celui de la tolérance, devenu principe de neutralité axiologique. Du point de vue conséquentialiste, il y a ici une erreur d’appréciation, car il y a fort à parier qu’un libéralisme devenu une conception du bien sectaire comme les autres n’exercera plus le même attrait sur ses éventuels postulants. (2) L’insistance de Galston sur la nécessité d’une éducation civique patriotique est certes une réponse à l’accusation généralement portée contre le libéralisme, soupçonné de dénouer le lien social et de ruiner l’aspiration à vivre ensemble. Mais le civisme peut avoir un sens au cœur même d’un libéralisme qui demeure anti-perfectionniste sans être pour autant inconséquent. En réalité, le projet éducatif libéral de Galston entend être une réponse à une objection plus précise, celle de Joseph Raz : le libéralisme serait incapable de se faire comprendre du commun des mortels, et devrait donc affronter la question du civisme et de l’éducation pour se réaliser 13. À tout ceci, on répondra qu’un libéralisme peut parfaitement et surtout doit être anti-perfectionniste et conséquent. Mais l’éducation au vivre ensemble doit bien plus se concentrer sur le sens et la portée potentiellement considérable des valeurs dites neutres (c’est-à-dire, répétons-le, faisant l’objet d’un accord par procédure et devenant non-controversées) que sur la constitution d’un corpus de vertus et de valeurs dites non-neutres. (3) La différence ultime, et la plus difficile à penser, entre le perfectionnisme libéral modéré de Glaston (mais aussi avec le néo-républicanisme de 12 Jeremy Waldron, « Gaston on Rights », Ethics, 1983, vol. 93, no 2, p. 326. 13 Joseph Raz, « Facing Diversity : The Case of Epistemic Abstinence », Philosophy and Public Affairs, 1990, vol. 19, no 2, p. 3-46 ; ce problème est également analysé par Colin Bird, « Mutual Respect and Neutral Justification », Ethics, 1996, vol. 107, no 1, p. 62-96. raison pub.indb 24 28/02/07 19:46:09 raison pub.indb 25 25 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? Pettit, qui se présente comme un conséquentialisme politique) et un antiperfectionnisme modéré parce que conséquentialiste tel que nous le défendons tient évidemment au statut accordé au conséquentialisme dans une théorie politique. L’anti-perfectionnisme libéral ne peut accepter qu’une dose modérée de conséquentialisme, tout simplement parce qu’il ne peut jamais être admissible de violer les droits des individus adultes au nom d’une politique de bien commun qui n’a pas fait l’objet d’un accord non-controversé issu du travail de la raison publique, cette dernière ayant, entre autres choses, la transparence démocratique pour règle. Or l’insistance sur l’éducation du citoyen par l’État mène facilement au-delà du principe de transparence libéral : il est admissible par Galston que les institutions libérales puissent être inculquées par une forme de « duperie », bref par le biais d’une implantation éducative sous l’égide d’une élite libérale éclairée. Un tel conséquentialisme est troublant et jette une ombre sur le libéralisme perfectionniste. L’anti-perfectionnisme libéral refuse de ce point de vue de violer le principe rawlsien selon lequel le « juste » doit toujours primer sur le « bien ». Au final, il faut tenter d’établir le point de proximité de l’anti-perfectionnisme modéré avec le perfectionnisme modéré. Il s’agit essentiellement de la préoccupation partagée de pouvoir mener des politiques libérales réelles et de penser le sens proprement libéral d’un bien commun. Mais ce bien commun, si l’on entend demeurer anti-perfectionniste ne peut en aucun cas transcender les individus ni faire que les entités collectives aient une autre importance qu’instrumentale au service des intérêts des individus qui sont les seules sources de valeurs. Les « biens sociaux premiers » définis par Rawls sont censés définir les contours d’un tel bien commun qui n’est pas une conception du bien particulière mais la condition de possibilité d’un pluralisme moral cohérent articulé avec une théorie de la justice sociale. Ces « biens sociaux premiers » sont-ils réellement neutres ? Cette question a fait l’objet de nombreuses discussions depuis la parution des œuvres de Rawls. Il nous semble que cette question, qui n’est certes pas stérile, pose cependant mal le problème, et ce pour deux raisons. La première est que la neutralité axiologique libérale est un idéal qui doit être poursuivi de façon dynamique, ce qui implique qu’il y ait une délibération sur la définition de l’ensemble de ces « biens sociaux premiers ». La seconde est que, à la suite de cette première réponse, le travail de la raison publique est essentiel. Or, c’est sur ce point que le perfectionnement de la pensée de Rawls doit porter pour penser une conception libérale anti-perfectionniste du bien. On sait en effet que le désaccord moral qui est au cœur des démocraties modernes et de la pensée libérale ne porte pas forcément, ou du moins pas seulement, sur des oppositions franches entre des conceptions du bien : dans bien des cas, ce désaccord porte sur la signification de pratiques (« la pornographie 28/02/07 19:46:09 26 est-elle dangereuse pour la condition féminine ? ») ou sur les conséquences possibles de l’application d’un principe (« quel coût social pour la permission donnée aux adultes de rouler à moto sans casque ? »). La pratique du désaccord est de ce fait généralisée et souhaitable, non seulement pour éviter de dériver vers un perfectionnisme politique liberticide mais aussi pour se prémunir contre une application aveugle et inconséquente de principes libéraux (« libéralisons la prostitution », sans tenir compte du contexte social et sans préparer et accompagner une telle libéralisation de la moindre politique sociale de grande envergure). Or la raison publique rawlsienne semble manquer de précision en ce qui concerne les procédures exactes qui devraient organiser ce travail de la délibération et paraît également accorder une confiance excessive à l’hypothèse selon laquelle nos sociétés démocratiques seraient déjà culturellement homogènes pour rendre possibles avec une relative facilité des désaccords très raisonnables. Or, il nous paraît que c’est l’inverse qui doit guider notre démarche : nos sociétés sont non seulement de plus en plus plurielles de fait, mais encore de plus en plus tiraillées par des accès de « panique morale » 14 face à l’application cohérente de leurs propres principes, ceux-là mêmes sur lesquels un accord non-controversé est en principe acquis. Seule une morale substantielle minimale reposant sur deux principes (ne pas nuire, assurer une considération égale) peut permettre de répondre à la difficulté du travail délibératif de la raison publique, et par-là former une conception anti-perfectionniste du bien, dont le principe de cohérence libéral exige qu’elle soit articulée à une doctrine de la justice sociale. On peut donc être d’accord avec Galston sur l’idée qu’il faut une certaine dose de bien substantiel pour constituer une société juste, mais considérer que ce bien peut être « neutre » s’il entend demeurer libéral et attractif en tant que tel. Curieusement, ce sont les anti-perfectionnistes les plus radicaux qui pourraient s’opposer ici à la thèse que nous entendons défendre. Ils pourraient en effet arguer que le principe d’une « morale publique libérale minimale » viole la pure neutralité idéale de l’État libéral. Il nous semble cependant que cette objection a reçu dans notre propos une réponse : une telle morale minimale interdit précisément qu’on objecte au libéralisme anti-perfectionniste son caractère supposé contradictoire et intenable, puisqu’elle interdit de façon noncontroversée une longue série de comportements ou de conceptions du bien qui sont incompatibles avec l’idéal de société juste d’une démocratie libérale. Qu’il y ait un accord non-controversé sur une telle éthique minimale suppose enfin que cette éthique ne soit pas conçue dans un ciel d’idées supérieur aux constitutions, et indépendant de celles-ci. 14 Ruwen Ogien, La Panique morale, Paris, Grasset, 2004. raison pub.indb 26 28/02/07 19:46:10 À la différence de Ruwen Ogien, qui présente la justification de son « éthique minimale » à partir d’arguments non-politiques et non-juridiques, alors même qu’elle est paradoxalement avant tout une éthique publique, dans laquelle peut se résorber, selon lui, l’éthique personnelle 15, il nous semble que l’éthique minimale proprement libérale doit se découvrir dans un rapport herméneutique à la culture et aux constitutions des démocraties libérales modernes. Le principe de ne pas nuire à autrui et celui de garantir une égale considération aux individus nous semble habiter cette culture et ces constitutions. Reste donc à clarifier par la délibération publique le fait que nous soyons réellement d’accord aujourd’hui pour les lire sans controverse comme des guides évaluatifs pour penser à partir de notre culture et de nos constitutions les multiples sujets de nos controverses publiques. 27 jean-cassien billier Le politique peut-il se passer d’une conception du Bien ? 15 Nous renvoyons ici à La Panique morale (op. cit.) et à son dernier ouvrage L’Éthique aujourd’hui (Paris, Gallimard, 2007). raison pub.indb 27 28/02/07 19:46:10 raison pub.indb 28 28/02/07 19:46:10 LE CARE : ENJEUX POLITIQUES D’UNE ÉTHIQUE FÉMINISTE Sandra Laugier 29 raison publique n°6 • pups • 2007 Les éthiques du care 1, en proposant de valoriser des valeurs morales d’abord identifiées comme féminines – le soin, l’attention à autrui, la sollicitude – ont contribué à modifier une conception dominante de l’éthique. Par là, elles ont introduit des enjeux éthiques dans le politique, en fragilisant, par leur critique des théories de la justice, le lien apparemment évident entre une éthique de la justice et le libéralisme politique. Mais le point important est peut-être révélé par les réticences mêmes que suscite l’éthique du care : les raisons des objections théoriques, notamment en contexte français, aux éthiques du care rejoint le fréquent rejet de la revendication (vite identifiée comme essentialiste) d’une spécificité éthique féminine. Pourtant le care renvoie à une réalité bien ordinaire : le fait que des gens s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement (ou au commerce) du monde. Les éthiques du care affirment l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne. Elles s’appuient sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées 2. L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors du domaine moral et de la sphère publique, les réduisant au rang de 1 Nous préférons ici ne pas traduire le mot anglais care. Les traductions courantes (soin/ sollicitude), effacent selon nous l’agentivité propre du caring, que nous avons voulu mettre en évidence, et le sens ordinaire, à la fois perceptif et pratique, du care : faire attention à, se sentir concerné. La difficulté de traduire *care* est indissociable de la complexité du réseau de vocabulaire de l’activité pratique prenant en charge les dimensions de proximité, de singularité et d’engagement personnel constitutives de la relation de care, de l’attention aux autres, du fait que d’autres importent et comptent : matter, count. Ce texte est issu d’un travail commun et de nombreuses conversations privées et publiques avec Patricia Paperman, co-éditrice de l’ouvrage Le souci des autres. Éthique et politique du care. C’est l’occasion pour moi de lui exprimer ma gratitude. 2 Tronto J., Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care, Londres/New York, Routledge, 1993. raison pub.indb 29 28/02/07 19:46:11 30 sentiments privés dénués de portée morale et politique. Les perspectives du care sont en ce sens porteuses d’une revendication fondamentale concernant l’importance du care pour la vie humaine, des relations qui l’organisent et de la position sociale et morale des care givers 3. Reconnaître cela suppose de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont des traits de la condition de tous. Cette sorte de réalisme « ordinaire » 4 est généralement absente des théories sociales et morales majoritaires qui ont tendance à réduire les activités et les préoccupations du care à un souci des faibles ou des victimes pour mères sacrificielles. La perspective du care est donc indissociablement éthique et politique, elle élabore une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle de l’éthique de la justice. En réplique à la « position originelle » décrite par Rawls, la sorte particulière de réalisme prônée par la perspective du care aurait tendance à mettre cette « condition originelle » – pour reprendre les termes de Nel Noddings – de vulnérabilité en point d’ancrage de la pensée morale et politique. C’est donc bien la théorie de la justice telle qu’elle s’est développée dans la seconde moitié du siècle dernier, et s’est installée en position dominante dans le champ de la réflexion non seulement politique, mais morale, qui est dans la mire des approches du care : non seulement, comme l’illustrent des controverses fameuses entre partisans du care et de la justice, parce qu’elles mettent en cause (avec les arguments devenus classiques des approches « genre ») l’universalité de la conception de la justice illustrée par Rawls, mais aussi parce qu’elles transforment la nature même du questionnement moral, et du concept de la justice. LE GOÛT DU PARTICULIER L’enjeu, par-delà les débats féministes et politiques ou peut-être à leur pointe, est le rapport entre général et particulier. Le care propose de ramener l’éthique au niveau du « sol raboteux de l’ordinaire » (Wittgenstein), de la vie quotidienne. Il est réponse pratique à des besoins spécifiques qui sont toujours ceux d’autres singuliers (qu’ils soient proches ou non), travail accompli tout autant dans la sphère privée que dans le public, engagement à ne pas traiter quiconque comme partie négligeable, sensibilité aux détails qui importent dans les situations vécues. Quelle est la pertinence, l’importance du particulier, de la 3 Kittay E. F. & Feder E.K. (dir.), The Subject of Care. Feminist Perspectives on Dependency. NewYork Oxford, Rowman and Littlefield, 2002. 4 Au sens realistic que propose C. Diamond, dans L’Esprit réaliste (1995), trad. E. Halais et J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004. raison pub.indb 30 28/02/07 19:46:11 raison pub.indb 31 31 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe sensibilité individuelle ? Qu’est-ce que le singulier peut revendiquer ? C’est en redonnant sa voix (différente) au sensible individuel, à l’intime, que l’on peut assurer l’entretien (conversation /conservation) d’un monde humain. Le sujet du care est un sujet sensible en tant qu’il est affecté, pris dans un contexte de relations, dans une forme de vie – qu’il est attentif, attentionné, que certaines choses, situations, moments ou personnes comptent pour lui. Le centre de gravité de l’éthique est déplacé, du « juste » à l’ « important ». Prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine suppose de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux « autres » : « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », pour reprendre le joli titre de Patricia Paperman. À contrecourant de l’idéal d’autonomie qui anime la plupart des théories morales, le care nous rappelle que nous avons besoin d’autres pour satisfaire nos besoins primordiaux. Ce rappel désagréable pourrait bien être à la source de la méconnaissance du care, réduit à un souci des faibles ou des victimes pour mères sacrificielles, ou à une version niaise ou condescendante de la charité. Il est alors indissociable d’un certain mépris théorique pour les éthiques féministes, qui, comme nous voulons le suggérer à la suite de Joan Tronto, est assis en fait dans un mépris bien réel pour les activités liées au care. La réflexion sur le care s’inscrit dans tournant particulariste de la pensée morale : contre ce que Wittgenstein appelait dans le Cahier Bleu la « pulsion de généralité », le désir d’énoncer des règles générales de pensée et d’action, faire valoir en morale l’attention au(x) particulier(s), au détail ordinaire de la vie humaine : c’est cette volonté descriptive qui modifie la morale : apprendre à voir ce qui est important et non remarqué, justement parce que c’est sous nos yeux. Émerge alors une éthique de la perception particulière des situations, des moments, de « ce qui se passe » (what is going on), à la façon dont Goffman définit l’objet de la sociologie et dont Hilary Putnam parle, renvoyant lui aussi à Wittgenstein, d’une « éthique sans ontologie ». Il n’y a pas de concepts moraux univoques qu’il ne resterait qu’à appliquer à la réalité, mais nos concepts moraux dépendent, dans leur application même, de la narration ou de la description que nous donnons de nos existences, de ce qui est important (matter) et de ce qui compte pour nous. Cette capacité à percevoir l’importance des choses, leur place dans notre vie ordinaire, n’est pas seulement affective : elle est aussi capacité d’expression adéquate (ou, aussi bien, maladroite et embarrassante, ratée). Au centre de l’éthique du care, il y a notre capacité (notre disposition) à l’expression morale laquelle, comme l’ont montré de diverses manières Stanley Cavell et Charles Taylor, s’enracine dans une forme de vie, au sens (wittgensteinien) d’un agrégat à la fois naturel et social de formes d’expression et de connexions à autrui. 28/02/07 19:46:11 32 C’est la forme de vie qui détermine la structure éthique de l’expression, laquelle inversement la retravaille et lui donne forme. La relation à l’autre, le type d’intérêt et de souci que nous avons des autres, l’importance que nous leur donnons, ne prennent sens que dans la possibilité du dévoilement (volontaire ou involontaire) du soi. Les analyses en termes de care s’inscrivent (d’où la difficulté à parler de théories du care) dans un mouvement de critique de la théorie morale, qui revendique un primat de la description des pratiques morales dans la réflexion éthique, ce qui met en cause la méthodologie, voire le principe, de ce que G.E.M. Anscombe appelait, dans un fameux article, « la philosophie morale moderne ». Si, comme le rappelait Bernard Williams, « les théories éthiques sont des schémas abstraits censés guider sur tel ou tel problème particulier le jugement de tout un chacun » 5, elles visent (comme les théories de la justice) à concevoir et gérer le particulier à partir de règles ou conceptions générales. Les éthiques pratiques du care partent, au contraire, de problèmes moraux concrets, et voient comment nous nous en sortons, non pas pour abstraire à partir de ces solutions particulières (ce serait retomber dans la pulsion de généralité) mais pour percevoir la valeur même du (dans le) particulier. Elles appellent une sorte d’ethnographie morale qui laisserait leur place aux expressions propres des agents davantage qu’une approche surplombante. Concevoir la morale sur le modèle de la justice et de la légalité (et c’est une tendance forte de la pensée morale) conduit à négliger des aspects parmi les plus importants et difficiles de la vie morale – nos proximités, nos motivations, nos relations – au profit de concepts éloignés de nos questionnements ordinaires – l’obligation, la rationalité, le choix. Les qualités comme la gentleness, la générosité ou l’amabilité semblent alors échapper aux capacités de description ou d’appréciation des théories morales disponibles. Michael Stocker notait, dans un article de 1976, que « la théorie éthique contemporaine en est venue à promouvoir une vie morale mesquine et rabougrie » 6. La focalisation sur les notions d’action rationnelle ou de choix moral (si féconde qu’elle soit) laisse de côté une partie importante du questionnement moral ordinaire et des activités morales. Il serait injuste de considérer que la réflexion morale contemporaine néglige entièrement les caractères de ce genre. Mais le care vise à aller plus loin, par exemple, qu’une éthique des vertus ou du développement/épanouissement humain ; à valoriser le souci des autres, non contre le souci de soi, mais comme base même d’un réel et réaliste souci de soi. 5 Williams B., « De la nécessité d’être sceptique », Magazine littéraire, Les nouvelles morales, 1998, no 361. 6 Stocker M., « The schizophrenia of modern ethical theories » (1976), in Crisp R. & Slote M. (dir.), Virtue Ethics, Oxford, Oxford University Press, 1997. raison pub.indb 32 28/02/07 19:46:11 Lorsque Diamond affirme, dans son introduction à L’Esprit réaliste, que la philosophie morale est majoritairement devenue « aveugle et insensible », elle entend par-là : insensible à la spécificité humaine du questionnement moral, à cette vie morale ordinaire enchevêtrée avec les autres. Il s’agit là d’une sensibilité au dit et à l’expression qui est inhérente au care, de ces situations particulières où l’on ne supporte pas telle ou telle attitude, tel vocabulaire, où face à quelqu’un, on n’a plus envie d’argumenter, et on se demande : « Qu’est-ce que c’est que cette personne, dans quel monde vit-elle, dans quelle vie notre discussion peutelle avoir lieu ? ». L’important n’est plus alors l’opposition entre sensibilité et entendement, mais une sensibilité conceptuelle, comme des penseurs tels que J. McDowell y travaillent par ailleurs 7. Ce sont plutôt le caractère proprement sensible des concepts moraux, et le caractère perceptif de l’activité conceptuelle, qui sont à l’œuvre dans l’approche du réel par le care. CARE ET JUSTICE sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe Au départ, et notamment dans la discussion care/justice (devenue un topos de la philosophie morale et politique américaine), il s’agissait de donner expression à une approche, une voix nouvelle, jusqu’ici tenue à l’écart et réduite au silence. Carol Gilligan 8 pointait, dans le modèle de développement moral de Kohlberg 9, l’incapacité du langage de la justice à prendre en compte comme moralement pertinents les expériences et les points de vue des femmes : elle faisait l’hypothèse d’une « voix différente » d’une orientation morale qui identifie et traite autrement les problèmes moraux que ne le fait le langage de la justice. Cette orientation différente aurait une cohérence et une validité propre que le langage du care permettrait de saisir. C’est à cette tâche d’articulation et d’explicitation, d’expression, que se consacrent les analyses en termes de care qui spécifient certaines des limites de l’éthique de la justice. Ces limites sont tracées en termes d’expression : l’éthique du care note l’ignorance d’une sensibilité classiquement attribuée aux femmes, tout en marquant les difficultés conceptuelles et politiques d’une définition d’une sensibilité féminine. Un premier enjeu proprement politique, et pas seulement moral, du care est l’introduction d’une dimension politique dans les relations familiales, dans le privé – dans l’intime où la revendication d’égalité semble inadéquate, même au sein du couple. Le care permet de prendre en compte la particularité des relations 33 7 McDowell J., Mind and World [1994], trad. C. Alsaleh, Vrin, Paris, 2007. 8 Gilligan C., Une si grande différence [1982], trad. A. Kwiatek, Paris, Flammarion, 1986. 9 Kohlberg L., The philosophy of moral development, San Francisco, Harper and Row, 1981. raison pub.indb 33 28/02/07 19:46:12 34 qui se nouent entre proches à l’intérieur de la famille, de réexaminer l’univers familial comme une arène dans laquelle les relations sont modelées par des tensions entre sentiments de justice et d’amour. En considérant les conditions sociales et affectives dans lesquelles se déploient les modalités concrètes du souci des autres, la perspective du care ouvre vers une « micro-politique des arrangements entre proches ». La famille, institution pivot de la distribution des soins et du travail de la dépendance, constitue, comme le soutiennent Margalit 10 ou Cavell 11, le premier lieu pour penser le souci des autres. La perspective du care conduit alors à explorer nos façons de traiter – en pratique et en théorie – la démarcation entre les sphères des relations personnelles (relations familiales, mais également amoureuses, amicales, affectives en général) et les sphères des relations publiques dites impersonnelles. La question n’est plus alors de choisir entre care et justice, mais de comprendre comment on peut perdre ces deux dispositions. Suivons la suggestion de Gilligan dans ses écrits récents : « L’erreur potentielle dans le raisonnement fondé sur la justice se trouve dans son égocentrisme latent, la tendance à confondre sa propre perspective avec un point de vue objectif ou la vérité, la tentation de définir l’autre dans ses propres termes. L’erreur potentielle dans le raisonnement fondé sur le care se trouve dans la tendance à oublier ses propres termes, à se voir comme entièrement dévoué à autrui (selfless), à se définir dans les termes des autres. » Il s’agit alors, au-delà du débat justice/care, que chacun trouve sa voix, et qu’on entende celle de la justice comme celle du care en évitant ces deux erreurs et mésententes, qui sont deux mauvaises perceptions : « celle de la justice comme identification de l’humain au masculin, injuste dans son omission des femmes, et celle du care comme oubli de soi, indifférent (uncaring) dans son incapacité à représenter l’activité et l’agentivité du care » 12. Il faudrait alors, pour légitimer l’approche care, revenir au sens ordinaire de la justice, à la pratique du souci des autres, et de soi. Le care apparaîtrait alors comme une des voies actuelles vers une véritable éthique, concrète et non normative. Il ne s’agit pas de rendre compatibles, dans une sorte de demi-mesure moralisante, la justice et la sensibilité, à introduire une dose de care dans la théorie de la justice, ou à l’inverse une mesure de rationalité dans nos affects. De nombreux travaux en éthique ont argumenté de façon convaincante en faveur de cette compatibilité. Il s’agit plutôt, et plus radicalement, de voir la sensibilité comme condition nécessaire de la justice. 10 Avishai. Margalit, Éthique du souvenir (2002), Paris, Flammarion, 2006. 11 Cavell S., À la recherche du bonheur [1981], trad. C. Fournier et S. Laugier Cahiers du cinéma, 1993. 12 Gilligan C., « Moral orientation and development » [1987], in Held V. (dir.) Justice and Care, Boulder, Westview Press, 1995. raison pub.indb 34 28/02/07 19:46:12 L’IMPORTANCE DE L’IMPORTANCE Pour répondre à la question « qu’advient-il des objets quand ils sont filmés et projetés ? » – de même qu’à celle-ci : « qu’advient-il à des personnes données, à des lieux précis, à des sujets et à des motifs, quand ils sont filmés par tel ou tel cinéaste ? » – il n’existe qu’une seule source de données, c’est-à-dire l’apparition et la signification de ces objets, de ces personnes, que l’on trouvera en fait dans la suite de films, ou de passages de films, qui comptent pour nous 14. L’importance du cinéma, de tel ou tel moment d’un film, se trouve dans sa façon de faire émerger ce qui est important, ce qui compte. Mais 35 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe La réflexion sur le care semble opposer une conception féminine et une conception masculine de l’éthique, la première étant définie par l’attention, le souci de l’autre, le sens de la responsabilité, des liens que nous avons à un ensemble de personnes, de proches et la seconde étant définie par la justice, l’autonomie. Nous n’insistons pas sur la difficulté qu’il y aurait alors à opposer une éthique féminine et une éthique masculine, une éthique du care et une éthique de la justice, au risque de la reproduction de préjugés que l’éthique du care (à première vue, en tant qu’éthique féministe) visait précisément à combattre. On peut, comme Tronto (on va le voir), intégrer le care à une approche éthique, sociale et politique générale, qui ne soit pas réservée aux femmes, mais soit une aspiration pour tous et permette ainsi une amélioration du concept de la justice, ou on peut redéfinir le care et le juste en redéfinissant l’éthique, comme l’ont suggéré Patricia Paperman, Nussbaum, Diamond, à partir du sensible, et de la perception morale. La pulsion de généralité, philosophique, est « mépris du cas particulier », la perception morale est souci (care) du particulier. Iris Murdoch, disciple de Wittgenstein, dans « Vision et choix en morale » 13, évoque l’importance de l’attention en morale (une première façon d’exprimer le care : faire attention à, être attentionné). Attention serait alors une traduction possible en français du terme care et de son sens éthique : il faut prêter attention à ces détails de la vie que nous négligeons (qui a nettoyé et rangé cette salle où nous sommes ? qui s’occupe de mes enfants en ce moment ?) Ce rapport du care à ce qui compte a été mis en évidence par Cavell à propos du cinéma et des films qui comptent pour nous, et sont l’objet de notre attention et care : … il lui appartient aussi d’aller contre cette tendance et, au lieu de cela, de reconnaître cette réalité tragique de la vie humaine : l’importance de ces 13 Murdoch I., « Vision and Choice in Morality », in Murdoch I. & Conradi P.J. (dir.), Existentialists and Mystics: Writings on Philosophy and Literature, Londres, Chatto and Windus, 1997. 14 Cavell S., Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. C. Fournier et É. Domenach, Paris, Bayard, 2003, p. 79. raison pub.indb 35 28/02/07 19:46:12 moments ne nous est pas d’ordinaire donnée avec les moments pendant que nous les vivons, si bien que cela peut demander le travail de toute une vie de déterminer les carrefours importants d’une vie 15. 36 Le care se définirait à partir de cette attention spécifique à l’importance non visible des choses et des moments, à la dissimulation inhérente de l’importance. Cette fragilité du réel et de l’expérience pour parler comme Goffman 16, est propre à l’expérience ordinaire, « structurellement vulnérable » parce que son sens n’est jamais donné. Redéfinir la morale à partir de l’importance, et de son lien à la vulnérabilité structurelle de l’expérience pourrait définir l’éthique du care. La notion de care est indissociable de tout un cluster de termes, qui constituent un jeu de langage du particulier : attention, souci, importance, signifiance, compter. C’est bien dans l’usage du langage (choix des mots, style d’expression et de conversation) que se montre ouvertement ou s’élabore intimement la vision morale d’une personne, sa texture d’être. Cette texture n’a guère à voir avec les choix et arguments moraux mais encore une fois avec « ce qui importe » et exprime les différences entre singuliers 17. Nous ne pouvons pas voir l’intérêt moral de la littérature à moins de reconnaître les gestes, les manières, les habitudes, les tours de langage, les tours de pensée, les styles de visage, comme moralement expressifs – d’un individu ou d’un peuple. La description intelligente de ces choses fait partie de la description intelligente, aiguisée, de la vie, de ce qui importe, de ce qui fait la différence, dans les vies humaines 18. La forme de vie s’avère, prise du point de vue de l’éthique, définie par la perception – l’attention à des textures ou des motifs moraux (décrits par Diamond et Nussbaum dans leurs essais consacrés à Henry James). Ces motifs sont perçus comme « moralement expressifs ». La littérature est un lieu privilégié de la perception morale, par la création d’un arrière-plan qui la rende possible, qui fasse apparaître les différences importantes (signifiantes). LA COMPÉTENCE MORALE La définition de la compétence éthique en terme de perception affinée et agissante (contre la capacité à juger, argumenter et choisir) est reprise par 15 Ibid., p. 29-30. 16 Goffman E., Les Cadres de l’expérience [1974], trad. I. Joseph, Paris, Minuit, 1991. 17 Voir pour cette conception générale de l’éthique Laugier S. (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006. 18 Diamond, op. cit., p. 507. raison pub.indb 36 28/02/07 19:46:13 Cette structure ne peut être mise en œuvre que sur le fond d’un arrière-plan que nous ne pouvons jamais dominer complètement, car nous le remodelons sans arrêt, sans dominer et sans pouvoir avoir de vue d’ensemble. (Taylor, 1997, « Le langage et la nature humaine ») La relation à l’autre, le type d’intérêt et de souci que nous avons des autres, l’importance que nous leur donnons, n’existent que dans l’expression singulière et publique. Pour reconnaître réciproquement notre disposition à communiquer, présupposée dans toutes nos activités expressives, nous devons être capables de nous « lire » les uns les autres. Nos désirs doivent être manifestes pour les autres. C’est le niveau naturel de l’expression, sur lequel repose l’expression véritable. (…) . Mais il n’y aurait rien sur quoi s’appuyer si nos désirs n’étaient pas incarnés dans l’espace public, dans ce que nous faisons et essayons de faire, dans l’arrière-plan naturel du dévoilement de soi, que l’expression humaine travaille sans fin 21. 37 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe Nussbaum 19. Pour elle, la morale est affaire de perception et d’attention, et pas d’argument. Une objection que l’on pourra faire à son approche est qu’alors on revient à une opposition caricaturale entre le sentiment et la raison. Le roman nous apprend à regarder la vie morale comme « la scène de l’aventure et de l’improvisation », ce qui transforme l’idée que nous nous faisons de l’agency morale, et nous rend visibles « les valeurs qui résident dans l’improvisation morale » 20. Dans une telle approche, le care est à la racine de l’éthique au lieu d’en être un élément subordonné ou marginal. L’apprentissage moral définit l’éthique comme attention au réel et aux autres. Il est initiation à une forme de vie et formation sensible par l’exemplarité. La morale et la politique concernent alors notre capacité à lire et voir et apprécier l’expression morale. Or cette capacité d’expression n’est pas purement affective, elle est conceptuelle et langagière – c’est notre capacité à bien faire usage des mots, et à les utiliser dans de nouveaux contextes, à répondre/réagir correctement. La capacité d’expression morale, comme l’a dit Taylor, s’enracine dans une forme de vie plastique, car vulnérable à nos bons et mauvais usages du langage. C’est la forme de vie (au sens naturel, comme social) qui détermine la structure (éthique) de l’expression, laquelle inversement la retravaille et lui donne forme. 19 Nussbaum M., « La littérature comme philosophie morale », in Laugier S. (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006. 20 Diamond, op. cit., p. 316. 21 Taylor C., « L’action comme expression », in La Liberté des modernes, trad. Ph. de Lara, Paris, PUF, 1997. raison pub.indb 37 28/02/07 19:46:13 Ce qui est décrit sur un mode sceptique chez Cavell l’est sur un mode plus « herméneutique » par Taylor, mais l’un et l’autre aboutissent à un questionnement moral sur l’expression mutuelle, la constitution du style et l’apprentissage de l’attention aux expressions d’autrui : « Les expressions humaines, la silhouette humaine doivent, pour être saisies, être lues » (Cavell). Cette lecture de l’expression, sensibilité au sens, qui rend possible de répondre, est un produit de l’attention et du care. L’AVERSION DU CONFORMISME 38 Il faut modifier et élargir notre sens de la rationalité à partir de la rationalité éthique, sans pour autant rejeter toute forme d’argumentation, ni revenir à un conformisme du fondement dans la pratique. La focalisation (due à l’influence de Kant et Rawls) sur des notions morales comme le devoir ou le choix laisse de côté l’essentiel du questionnement moral ordinaire, et a été insuffisante pour penser les problèmes moraux ordinaires que pose le care. Comme le remarque Diamond, une personne parfaitement rigoureuse, morale pourrait avoir quelque chose de mesquin et de « peu généreux », et ce caractère peu aimable (unlovable) au sens fort est quelque chose qui, au lieu d’être rangé parmi les concepts psychologiques, vagues, non éthiques, pourrait faire partie intégrante de la réflexion morale. Baier suggère qu’on s’intéresse à une qualité comme la gentleness, qui ne peut être traitée qu’en termes à la fois descriptifs et normatifs, et « résiste à l’analyse en termes de règles » 22, étant une réponse appropriée à l’autre suivant les circonstances : elle nécessite une attitude expérimentale, la sensibilité à une situation et la capacité à improviser, « passer à autre chose » face à certaines réactions. C’est le paradigme légaliste, selon Baier, qui pervertit la réflexion morale : Ceux qui récusent les méthodes analytiques rejettent d’ordinaire non seulement l’assimilation de la pensée philosophique à la computation mathématique, mais aussi le paradigme légaliste, la tyrannie de l’argument 23. Baier critique, comme Murdoch, l’idée que la philosophie morale se réduise à des questions d’obligation et de choix – comme si un problème moral, en étant formulable en ces termes, devenait ainsi traitable : elle reprend des observations de I. Hacking 24 sur l’obsession de la philosophie morale par le modèle de la théorie des jeux. Pour Baier, c’est là un syndrome masculin (a big boy’s game, and 22 Baier A., Postures of the Mind, Methuen, 1985, p. 219. 23 Ibid., p. 241. 24 Hacking I., « Winner take less », New York Review of Books, 1984, n° 31. raison pub.indb 38 28/02/07 19:46:13 PERDRE SES CONCEPTS, RETROUVER L’EXPÉRIENCE Diamond donne pour exemple un passage où Peter Singer se prononce en faveur de la défense des animaux : Ce que je veux dire par « stupide ou insensible ou délirant » peut être mis en évidence par un seul mot, le mot « même » dans la citation : « Nous avons vu 39 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe a pretty silly one too). Certes, la vie morale ordinaire est parcourue de décisions. Mais ce qui conduit à ces décisions est tout aussi bien un travail d’improvisation, que de raisonnement ou d’application de principes. On redoute parfois 25 que l’approche antithéorique et « ordinaire » aboutisse à une nouvelle forme perverse de fonctionnarisation et de conservatisme : on s’appuierait sur des coutumes, des traditions plutôt que sur des principes argumentatifs. Murdoch a très bien argumenté contre cette neutralité argumentative de la morale : l’idée même d’une neutralité est elle-même libérale, et idéologiquement située dans le libéralisme. La réponse – différente – de Cavell porte sur la difficulté à dire qui est ce nous – quelle est notre coutume, notre tradition sur lesquelles on s’appuierait. La question essentielle, pour ce qui concerne la morale, est peut-être celle du point de départ, du donné. Ce rapport spécifique à « nos prétentions ordinaires à la connaissance » – l’autorité morale ordinaire est, selon Cavell, un élément essentiel pour définir la vie morale et la nature de notre accord moral. Mon accord ou mon appartenance à telle ou telle forme de vie, sociale ou morale, ne sont pas donnés. L’arrière-plan n’est pas a priori, il est modifiable par la pratique elle-même. La forme de cette acceptation, les limites et échelles de notre accord, ne sont pas connaissables a priori, « pas plus qu’on ne peut connaître a priori l’étendue ou l’échelle d’un mot » 26, parce que l’usage du langage (moral) est improvisation. Je n’ai pas donné mon accord à tout, à l’avance 27. Que le langage moral me soit donné n’implique pas que je sache a priori comment je vais m’entendre, m’accorder dans ce langage avec mes co-locuteurs, trouver le ton juste pour répondre. Ce qui constitue l’accord de langage et l’accord moral, c’est la possibilité toujours ouverte de la rupture, la menace du scepticisme, de la perte de la voix morale. La vie morale doit être improvisée et instable. 25 Ogien R., « Qui a peur des théories morales ? », Magazine littéraire, 1998, n° 361 et, ibid., La Panique morale, Paris, Grasset, 2004. 26 Cavell S., Une nouvelle Amérique encore inapprochable [1979], trad. S. Laugier, Combas, L’Éclat, 1991. 27 C’est que ce point que Cavell fonde sa critique de Rawls ; voir Laugier S., « Communauté, tradition, réaction », in Critique, « Individu et communauté », 1998 et, ibid., Laugier S., Une autre pensée politique américaine, Paris, Éd. Michel Houdiard, 2004. raison pub.indb 39 28/02/07 19:46:14 que l’expérimentateur révèle un biais en faveur de sa propre espèce lorsqu’il expérimente sur un non-humain dans un cas où il ne considérerait pas justifié d’utiliser un être humain, même un être humain retardé » 28. 40 Ce qui ne va pas dans un tel argument n’est pas l’argument, mais l’usage de cet effrayant mot « même » : l’absence de care. Lorsque Diamond affirme que la philosophie morale est devenue aveugle et insensible, elle entend par là insensible à la spécificité humaine du questionnement moral, et à la vie morale ordinaire. Ce qui ne veut pas dire que la morale qu’elle veut promouvoir soit indifférente aux situations exceptionnelles, qui de fait peuvent être des situations de choix, mais plutôt, que le tragique des grandes décisions est en quelque sorte inhérent, interne à l’ordinaire, que nos problèmes de tous les jours requièrent la même attention et le même souci. C’est cette dimension de tragédie qui sépare une pensée de l’éthique ordinaire des théories du consensus et la communauté, d’un prétendu sens commun auquel on a aisément recours pour justifier des positions conformistes. Ce qui importe, dans la perception morale, n’est pas l’accord et l’harmonie, c’est la perception des contrastes, distances et différences, et leur expression. Ce moment où il y a « perte des concepts », où ça ne marche plus. Une sensibilité au monde conceptuel dans lequel se situent les remarques de quelqu’un est un moment de la sensibilité humaine aux mots. (…) Je m’intéresse maintenant à notre capacité de reconnaître le moment où les mots de quelqu’un montrent, ou semblent montrer, une manière de quitter le monde conceptuel commun. Il n’y pas ici pour Diamond opposition entre sensibilité et entendement, mais sensibilité à une forme de la vie conceptuelle. C’est ce qui explique les réactions « sensibles » que nous avons à des idées. Il n’y a pas à séparer en éthique, comme le fait parfois Nussbaum, et comme risquent de nous y conduire certaines formulations du care, l’argument et le sentiment. C’est plutôt le caractère sensible des concepts et le caractère perceptif de l’activité conceptuelle qui sont en œuvre : ils permettent la vision claire des contrastes et distances conceptuels (par exemple lorsqu’on entend parler quelqu’un et que sans qu’on puisse forcément donner des arguments contre ce qu’il dit, on sait que ce qu’il dit ne va pas du tout.) Il faut, pour donner sa place au care, lui donner la place maximale : considérer que la morale dans son ensemble doit devenir sensible – une « sensibilité qui envelopperait la totalité de l’esprit ». La question – celle de l’expression de l’expérience : quand et comment faire confiance à son expérience, trouver la validité propre du particulier – dépasse la question du genre, car c’est celle de notre vie ordinaire, à tous, hommes et 28 Diamond, op. cit., p. 33. raison pub.indb 40 28/02/07 19:46:14 femmes. L’histoire du féminisme commence précisément par une expérience d’inexpression, – dont les théories du care rendent compte concrètement, dans leur ambition de mettre en valeur une dimension ignorée, non exprimée de l’expérience. C’est le problème, au-delà du genre, qu’affronte le care et qu’il permet d’exposer sans métaphysique. John Stuart Mill s’était préoccupé de cette situation, où l’on n’a pas de voix pour se faire entendre, parce qu’on a perdu contact avec sa propre expérience. Ainsi l’esprit lui-même est courbé sous le joug : même dans ce que les gens font pour leur plaisir, la conformité est la première chose qu’ils considèrent (…) au point que leurs capacités humaines sont atrophiées et sans vie ; ils deviennent incapables du moindre désir vif ou du moindre plaisir spontané, et ils manquent en général d’opinions ou de sentiments de leur cru, ou vraiment leurs. Est-ce là, oui ou non, la condition désirable de la nature humaine ? (On Liberty, III, § 6) 41 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe Il s’agit d’une situation qui n’est pas propre à la femme, et qui résume toute situation de perte de l’expérience et du concept ensemble 29 – et motive le désir de sortir de cette situation de perte de la voix, de reprendre possession de son langage et de trouver un monde qui en soit le contexte adéquat. Retrouver le contact avec l’expérience, et trouver une voix pour son expression : c’est la visée première, perfectionniste et politique, de l’éthique. Il reste à articuler cette expression subjective à l’attention au particulier qui est aussi au cœur du care, et à définir ainsi une connaissance par le care. La connaissance morale, par exemple, que nous donne l’œuvre littéraire (ou cinématographique), par l’éducation de la sensibilité (sensitivité), n’est pas traductible en arguments, mais elle est pourtant connaissance – d’où le titre ambigu de Nussbaum, « Love’s Knowledge » : non la connaissance d’un objet général qui serait l’amour, mais la connaissance particulière que nous donne la perception aiguisée de/par l’amour. Ainsi il n’y a pas de contradiction entre sensitivité et connaissance, care et rationalité. L’éthique est une attention aux autres, et à la façon dont ils sont pris (avec nous) dans des connexions. Toute éthique est alors une éthique du care, du souci des autres. REVALORISER L’ATTENTION Martha Nussbaum revendique la recherche d’un « équilibre perceptif » – parallèle à l’équilibre réfléchi de Rawls – qui peut, comme la « vision morale » qu’elle attribue de à Henry James, produire une alternative au raisonnement 29 Voir là-dessus, Renault E., L’Expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004. raison pub.indb 41 28/02/07 19:46:14 42 moral : « Le roman construit un modèle de style de raisonnement éthique qui est lié au contexte sans être relativiste, et qui nous donne des impératifs concrets susceptibles de devenir des universaux » 30. Nussbaum persiste cependant à renvoyer à des principes moraux certes contextualisés, mais universalisables à partir des cas concrets. Mais elle permet de comprendre une exigence du care : par cette lecture « aimante et attentive », caring, nous percevons les situations morales autrement, activement. Cela change notre perception de la responsabilité de l’agent moral et de l’agentivité. L’attention aux autres que propose la littérature ne nous donne pas de nouvelles certitudes ou l’équivalent littéraire de théories, elle nous met en face, aux prises avec, une incertitude, un déséquilibre perceptif. Diamond insiste, elle, sur l’idée que « la délibération humaine est constamment une aventure de la personnalité, lancée parmi des hasards terrifiants et des mystères effrayants ». En se focalisant sur une conception étroite de l’éthique et de la perception, ce qu’on risque, c’est de passer à côté de l’aventure – manquer une dimension de la morale, et plus précisément au visage de la pensée morale, « ce à quoi ressemble la vie morale » 31. On manque une dimension, un aspect de la morale par manque d’attention, de care. Gilligan note qu’une « restructuration de la perception morale » devait permettre de « modifier le sens du langage moral, et la définition de l’action morale » 32, mais aussi d’avoir une vision non « distordue » du care, où le care ne serait pas une disparition ou diminution du soi. Le care, entendu comme attention et perception, se différencie d’une sorte d’étouffement du soi par la pure affectivité ou le dévouement, que pourraient suggérer les oppositions care/justice, care/rationalité. Le care, en suggérant une attention nouvelle à des détails inexplorés de la vie ou à des éléments qui sont négligés, nous confronte à nos propres incapacités et inattentions, mais aussi et surtout à la façon dont elles se traduisent ensuite en théorie. L’enjeu des éthiques du care s’avère épistémologique en devenant politique : elles veulent mettre en évidence le lien entre notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de théorisation (ou, de façon plus directe, le rejet de la théorisation) de ces réalités sociales « invisibilisées ». On peut, dans cette perspective, reprendre certaines des critiques formulées contre le care. Joan Tronto a suggéré que l’image du care dyadique (le face-àface amoureux ou maternel) à laquelle s’en tient Gilligan est trop étroite pour donner à penser l’ensemble des activités sociales relevant du soin attentif des 30 Nussbaum, op. cit., p. 8. 31 Diamond, op. cit., p. 36 32 Gilligan C., « Moral orientation and development », op. cit., p. 43. raison pub.indb 42 28/02/07 19:46:14 Comme type d’activité, le care exige une disposition morale et un type de conduite morale. Nous pouvons exprimer quelques-unes de ces qualités sous la forme d’un principe universaliste tel que : vous devez prendre soin de ceux qui vous entourent ou de ceux qui appartiennent à votre société. Cependant, pour que ces qualités s’incorporent à la conduite morale, il faut que l’on s’engage dans des pratiques privées aussi bien que publiques qui visent à les enseigner et à renforcer la sensibilité à la valeur des intérêts 43 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe autres. Elle considère que la mise en valeur philosophique du care doit moins s’alimenter à une éthique particulariste et affectiviste qu’à un élargissement du concept d’action. Cela contraint à renoncer peut-être à une partie de l’éthique du care, l’idée d’une morale proprement féminine, et rejoindre Tronto dans le sens d’une anthropologie neutralisée. La position de Gilligan était indissociable d’une anthropologie sexuée : le rapport à soi et aux autres, tel qu’il s’exprime dans le jugement moral, empruntait des directions opposées pour l’homme et pour la femme. Mais selon Tronto, cette position conduirait logiquement à une sorte de séparatisme des genres, à la fois anthropologique et politique. Elle propose, contre l’anthropologie sexuée, une anthropologie des besoins, afin de fonder la dignité sociale du care : non seulement certains de nos besoins (et parmi les plus importants) appellent directement le care, mais le care définit l’espace (politique) où l’écoute des besoins devient possible en tant qu’attention véritable à autrui. Comme le note très pertinemment Stéphane Haber 33, « ce serait finalement plutôt une anthropologie de la vulnérabilité qu’appelle la reprise non-affectiviste du care. La personne est vulnérable : c’est ce principe qui ouvre en définitive l’espace des besoins et de leur prise en compte. » On voit que seul le passage de l’éthique au politique permet de donner leur puissance critique aux éthiques du care : en appelant une société où les care givers auraient leur voix, leur pertinence, et où les tâches de care ne seraient pas structurellement invisibles ou discrètes 34 elles mettent en évidence la difficulté qu’il y a à penser ces réalités sociales. Ce lien entre éthique et politique du care n’est pas le passage classique (déjà critiqué justement chez Rawls) d’une éthique fondatrice à sa mise en œuvre pratique. Comme le dit très bien Tronto, la valorisation du care passe par sa politisation. L’affirmation éthique de l’importance et de la dignité du care ne peut aller sans une réflexion politique portant sur l’allocation des ressources et de la répartition sociale des tâches qu’il définit : 33 Cf. son article dans Paperman P. & Laugier S. (dir.), Le Souci des autres, éthiques et politiques du care, Paris, EHESS « Raisons pratiques », 2005. 34 Voir Molinier, dans Paperman et Laugier, op. cit. raison pub.indb 43 28/02/07 19:46:15 moraux dont elles sont porteuses. Pour qu’elle soit créée et poursuivie, une éthique du care s’appuie ainsi sur l’impératif politique qui consiste à conférer une valeur au care et à reconfigurer (reshape) les institutions en fonction de cette valorisation 35. 44 Une véritable mise en œuvre politique de l’éthique du care, selon Stéphane Haber, implique aussi bien l’intégration des pratiques liées au care dans les agenda de la réflexion démocratique que l’empowerment des personnes concernées – care givers et receivers. On comprend mieux, en lisant les analyses de Tronto et de Haber, pourquoi l’éthique du care est si difficile à faire entendre en France, malgré l’absence (ou la récence) d’une domination théorique proprement américaine des théories de la justice libérales. La reconnaissance de la pertinence théorique des éthiques du care, la valorisation des affects dont on a vu l’importance pour corriger une vision étroite de la justice passent forcément ici par une revalorisation pratique des activités liées au care, et plus généralement par une modification conjointe des programmes intellectuels, et politiques. Pas d’éthique du care, donc, sans politique : Tronto a raison, mais il faut peut-être aller jusqu’au bout de l’idée critique et radicale – féministe, en fait – qui était à la source de l’éthique du care et des thèses de Gilligan, sur lesquelles on a tant ironisé : que les éthiques dominantes libérales (masculines si l’on veut… mais encore mieux parfois, notamment en France, défendues par les femmes) 36, dans leur articulation au politique, sont le produit et l’expression d’une pratique sociale qui dévalorise l’attitude et le travail de care. Ce qui permet peut-être de commencer à comprendre pourquoi les théories du care, comme beaucoup de théories féministes radicales, souffrent d’une méconnaissance : c’est que contrairement à des approches affadies et générales du « genre » (représentées par le succès récent de Butler en France), une véritable éthique du care ne peut exister sans transformation sociale. L’éthique du care donne à des questions concrètes et ordinaires – qui s’occupe de quoi, et comment ? – la force et la pertinence nécessaires pour examiner de façon critique nos jugements politiques et moraux. Ce n’est plus alors seulement la conception de la justice qui est en question, mais peut-être une tendance proprement intellectuelle à aggraver l’injustice en théorisant et en justifiant un mépris des autres par une méconnaissance des théories qui veulent s’en soucier. 35 J. Tronto, op. cit., p. 178. 36 Sur le féminisme à la française, voir Laugier S., Faut-il encore écouter les intellectuels ?, Paris, Bayard, 2003. raison pub.indb 44 28/02/07 19:46:15 RÉFÉRENCES raison pub.indb 45 45 sandra laugier Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe Baier A., « Le besoin de plus que de la justice », in Collin F. & Deutscher P. (dir.), Repenser le politique. L’apport du féminisme, Paris, Campagne Première, 2004. Baier A., « What do Women Want in a Moral Theory ? », in Moral Prejudices, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1995. Cavell S., Une nouvelle Amérique encore inapprochable [1979], trad. S. Laugier, Combas, L’Éclat, 1991. Cavell S., À la recherche du bonheur [1981], trad. C. Fournier et S. Laugier Cahiers du cinéma, 1993. Cavell S., Les Voix de la Raison [1979], trad. S. Laugier et N. Balso, Paris, Le Seuil, 1996. Cavell S., Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, trad. C. Fournier et É. Domenach, Paris, Bayard, 2003. 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L’appel aux « valeurs morales » pourrait bien être l’expression d’une remise en cause de la base éthique des sociétés démocratiques, c’està-dire de la priorité qui est normalement accordée, dans ces sociétés, aux idées de droits, de consentement, de libertés individuelles. Telle est du moins mon idée générale, qui reste encore assez spéculative, je le reconnais bien volontiers. Dans cet article, je proposerai une hypothèse plus limitée ou plus modérée si on peut dire. Je soutiendrai que l’appel aux « valeurs » en général (« morales » ou pas), même lorsqu’il est apparemment destiné à fonder ou justifier des droits ou des libertés individuelles, peut aboutir paradoxalement au résultat opposé : contester des droits durement acquis, fragiliser encore plus des libertés individuelles toujours précaires et, de façon plus générale, remettre en cause la place du consentement dans nos constructions morales et légales en matière de sexualité entre autres. Je critiquerai d’abord l’idée que la sensibilité aux « valeurs morales » permet d’expliquer correctement le vote dit « populaire ». Je contesterai ensuite l’idée que l’appel aux « valeurs » en général (« morales » ou pas) pourrait contribuer à fonder ou à justifier les droits et libertés individuelles. Ce n’est qu’après avoir écarté ces deux idées que je proposerai quelques arguments en faveur de mon hypothèse. 1 Joan Smith, « What about the left’s moral values ? », The Independant, 10 novembre 2004. 2 Voir références dans les notes suivantes. raison pub.indb 47 28/02/07 19:46:16 QUE SIGNIFIE « VALEURS MORALES » ? 48 Pour de nombreux observateurs de la vie politique américaine, les « valeurs morales » ont joué un rôle déterminant dans la réélection de Georges W. Bush en novembre 2004 3. Une importante proportion d’électeurs (des ouvriers, des fermiers pauvres, des employés sous payés, etc.) auraient voté pour le candidat républicain au détriment de leurs intérêts matériels parce qu’ils approuvaient ses positions « morales ». C’est-à-dire, en fait, ses engagements concrets contre le mariage gay, l’homoparentalité, le clonage thérapeutique, l’avortement ou le contrôle des armes à feu, au nom d’idées abstraites comme la sauvegarde de la « famille », ou le respect de l’« ordre », de l’ « autorité », du « mérite », de la « vie », etc. 4 Certains démocrates en ont tiré la conclusion que, s’ils voulaient avoir des chances de l’emporter un jour, il leur faudra répondre à ces attentes « morales » de l’électorat. Ainsi, dans un commentaire dévastateur sur la campagne de John Kerry, Bill Clinton soutint que les démocrates avaient été « fous » d’abandonner le thème des « valeurs morales » aux républicains. Pour lui, les démocrates avaient donné l’impression d’être des « aliens » venus d’une autre planète, parce qu’ils n’avaient pas compris que, pour la plupart des Américains, ce qui compte n’est ni la rationalité, ni les intérêts économiques 5. Comme pour donner raison à la théorie de la « contagion des idées », ces conclusions ont rapidement traversé l’Atlantique et les « valeurs morales », entendues dans ce sens un peu particulier, occupent désormais le devant de la scène dans les campagnes électorales en Europe aussi 6. L’idée de « valeur morale » telle qu’elle est exploitée dans ces combats politiques présente deux aspects différents : explicatif et descriptif. Explicatif L’idée de « valeur morale » sert à contester les théories qui donnent à la rationalité instrumentale un rôle crucial dans l’explication des comportements humains en général et du comportement électoral en particulier. DESCRIPTIF L’idée de « valeur morale » a un contenu et c’est le même dans les deux camps, conservateur et progressiste. Il n’y a pas d’un côté des « valeurs morales 3 Dans mon analyse du vote américain de novembre 2004, j’ai repris les éléments matériels d’une étude publiée dans Libération le même mois sous le titre : « Élections américaines : le vote moral à plat ». 4 Nicolas D. Kristof, « Living Poor, Voting Rich », The New York Times, 3 novembre 2004. 5 Financial Times, 6-7 novembre 2004. 6 Smith, op. cit. raison pub.indb 48 28/02/07 19:46:16 Explicatif Contrairement à ce qu’on pourrait penser en raison du battage médiatique autour de ce thème, l’importance des « valeurs morales » comme raison de voter pour l’un ou l’autre des candidats lors de la dernière élection présidentielle américaine n’est pas apparue spontanément à l’esprit des électeurs. Dans la plupart des sondages préélectoraux effectués par téléphone, le questionnaire était « ouvert », comme on dit dans le jargon : les répondants pouvaient choisir librement trois problèmes qui allaient, d’après eux, influencer leur vote pour l’élection présidentielle. Spontanément, la plupart ont mentionné l’Irak, l’économie, le terrorisme. Moins de 1 % ont cité des raisons qui pouvaient être rangées dans la rubrique « valeurs morales ». Mais, dans un sondage effectué à la sortie des bureaux de vote, les réponses faisant référence aux « valeurs morales » sont passées de moins de 1 % à 22 % 7. Comment expliquer un bond aussi spectaculaire ? En fait, dans le sondage post-électoral, le questionnaire n’était plus ouvert. L’expression « valeurs morales » figurait explicitement dans une liste rédigée à l’avance de sept « problèmes » susceptibles d’avoir influencé leur décision : impôts, éducation, Irak, terrorisme, économie/emploi, santé et valeurs morales. 49 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits conservatrices » et de l’autre des « valeurs morales progressistes ». Ce qu’on appelle « valeurs morales » dans ce débat, ce sont les « valeurs morales » telles que les conservateurs les conçoivent traditionnellement : famille, patrie, vie, mérite, ordre, autorité, etc. Ce sont ces « valeurs » que les démocrates aux États-Unis envisagent d’intégrer dans leur programme d’une façon ou d’une autre et non, par exemple, le plaisir, la liberté de faire ce qu’on veut de son corps et de sa vie ou le dérèglement des sens ! C’est une concession intellectuelle flagrante des progressistes aux conservateurs, mais ce n’est ni la première ni la seule. Cependant il est loin d’être évident que les « valeurs morales » ou autres jouent, dans la motivation des comportements humains, un rôle plus déterminant que la perception des rapports de force, la crainte des sanctions ou les intérêts matériels, ni dans le cas particulier des élections présidentielles aux États-Unis ni en général. Par ailleurs, il n’y a aucune bonne raison d’appeler « morales » ces « valeurs » qui sont, en réalité, le nom de code de positions à caractère idéologique ou religieux, lorsqu’elles ne sont pas ouvertement xénophobes ou homophobes. Bref, l’appel aux « valeurs morales » est contestable des deux points de vue, explicatif et descriptif. Voyons cela de plus près. 7 Gary Langer, « A Question of Values », The New York Times, 6 novembre. raison pub.indb 49 28/02/07 19:46:17 50 Dans ces conditions, il est plausible que les « valeurs morales » aient joué le rôle de réponse fourre-tout pour ceux qui avaient voté dans une certaine indécision, ou pour des raisons qui n’apparaissaient pas dans la liste (la sympathie pour Bush ou l’antipathie pour Kerry, le contrôle des armes à feu, etc.) ou pour des raisons inavouables publiquement (racisme, fanatisme religieux, homophobie, islamophobie, etc.). En réalité, un électeur peut toujours dire qu’il vote pour des raisons ou des « valeurs morales » quand il ne sait pas très bien quoi dire d’autre de plus précis. C’est une formule creuse qui n’engage à rien 8. Pour quelle autre raison ou valeur d’ailleurs pourrait-il voter ? Des raisons ou des valeurs « immorales » ? Quoi qu’il en soit, on peut se poser des questions sur les présupposés de ces enquêtes. Pourquoi faudrait-il faire l’hypothèse que l’électorat dit « populaire » est plus sensible à des « valeurs morales » comme l’autorité, la famille, le mérite, qu’à ses droits, ses libertés et ses intérêts matériels ? Pourquoi faudrait-il faire l’hypothèse que les électeurs dit « populaires » sont idiots au point de préférer un discours moraliste creux à un programme économique et social faisable qui leur serait favorable, s’il est clair pour eux qu’une telle alternative existe concrètement ? Observons que c’est une hypothèse qu’on ne fait pas pour les plus riches. Personne ne semble supposer qu’ils vont facilement sacrifier leurs droits et leurs intérêts matériels au nom de « valeurs morales ». C’est une hypothèse juste bonne pour les pauvres, extrêmement condescendante en réalité. De façon plus générale, l’idée que les « valeurs morales » expliquent correctement le comportement humain est vraiment très loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes des sciences humaines et sociales. Certes, les sociologues inspirés par Max Weber ou Talcott Parsons accordent une grande importance à la notion de « valeur » (« morale » ou pas) dans leurs explications. Mais d’autres, probablement aussi nombreux, n’ont que faire de cette notion qu’ils jugent mystificatrice. Ils ne jurent que par la base matérielle, la structure sociale et la distribution du pouvoir 9. Leur meilleur argument contre l’explication de l’action humaine par les « valeurs » (« morales » ou pas) est un constat empirique. a) des personnes acceptant des « valeurs » identiques agissent de façon différente lorsque leurs intérêts matériels divergent objectivement. b) des personnes acceptant des « valeurs » différentes agissent de façon identique lorsque leurs intérêts matériels convergent objectivement. 8 David Brooks, « Liberals Seek Solace in the “Moral Values” Myth », International Herald Tribune, 8 novembre 2004 ; Charles Krauthammer, « “Moral Values” Myth », The Washington Post, 12 novembre 2004. 9 C. Wright Mills, L’Imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1967. raison pub.indb 50 28/02/07 19:46:17 De cela, ils tirent la conclusion que les « valeurs » ne sont que des ressources parmi d’autres, dont les agents se servent lorsque c’est utile psychologiquement ou socialement pour justifier publiquement une action ou pour la rationaliser à leurs propres yeux. Dans les deux cas, l’appel aux « valeurs » (dites « morales » ou pas) justifie l’action sans l’expliquer. Comment l’explication du comportement par les « valeurs » (dites « morales » ou pas), si contestée dans la pensée sociologique, a-t-elle pu devenir si centrale dans les débats publics de ce début de xxie siècle ? Les historiens nous le diront peut-être un jour, à leur façon détachée et ironique. Descriptif 51 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits Dans l’analyse des élections présidentielles américaines de 2004, les commentateurs qui ont choisi de privilégier l’explication de la défaite des démocrates par leur absentéisme sur le terrain des « valeurs morales » (ou le triomphe des républicains par la priorité accordée aux « valeurs morales ») rejettent les objections méthodologiques et épistémologiques que je viens d’évoquer 10. Ils estiment par exemple que l’expression « valeurs morales » n’était absolument pas ambiguë. Elle faisait référence à des problèmes très clairement définis : le mariage gay, l’homoparentalité, la recherche sur les cellules souches embryonnaires et l’avortement (certains ajoutent : le contrôle des armes à feu). Ils ajoutent aussi que l’électorat qui a choisi de voter pour des raisons « morales » était très clairement identifiable : pratiquant religieux, avant tout catholique et chrétien évangélique. Soit. Mais pourquoi dire alors que ces problèmes sont « moraux » et, surtout, pourquoi dire que les « valeurs » en vertu desquelles ces électeurs rejettent le mariage gay, la recherche sur les cellules souches embryonnaires et l’avortement ou le contrôle des armes à feu, sont des valeurs « morales » ? Il serait peut-être plus juste de dire que le mariage gay est un problème de « société » et que les valeurs invoquées par ceux qui le rejettent sont religieuses quand il ne s’agit pas de pure homophobie ou d’intolérance à l’égard de tout ce qui leur paraît déviant sexuellement. Certes, il est plus honorable de dire qu’on vote pour des « valeurs morales » que par fondamentalisme religieux, par homophobie, ou parce que la chasse est un sport amusant (même si les victimes ne partagent pas ce point de vue). Mais les experts électoraux ne sont pas obligés de prendre ces déclarations pompeuses à la lettre. 10 « Poll Question Stirs Debate on the Meaning of “Values” », The New York Times, 6 novembre. raison pub.indb 51 28/02/07 19:46:17 Au total, l’appel aux « valeurs morales » est contestable des points de vue explicatif et descriptif. Mais il existe un troisième point de vue qui semble lui donner un peu plus de consistance. C’est celui que j’appellerai « normatif ». Dans cette perspective, l’appel aux « valeurs morales » ne sert pas à expliquer les comportements et il n’a pas de contenu spécifique. Il a une fonction générale : justifier ou fonder les droits et les libertés individuelles. C’est ainsi, par exemple, que le rôle des valeurs était conçu dans le texte du traité constitutionnel de l’Union européenne. EST-IL NÉCESSAIRE DE JUSTIFIER LES DROITS PAR LES VALEURS ? 52 Le texte du traité constitutionnel de l’Union européenne a été contesté à différents points de vue. Il a été finalement rejeté par le vote populaire dans deux pays fondateurs. Mais il semble avoir fait l’unanimité sous un aspect au moins. Pour ses défenseurs comme pour ses adversaires, l’affirmation de « valeurs communes aux États membres » dès le second article de la première partie, et dans le préambule de la seconde, qui contient la Charte des droits fondamentaux de l’Union, était une bonne chose. Pour tous, elle contribuait à donner à l’Europe une sorte d’identité sentimentale, au-delà des intérêts économiques et des contraintes géographiques. 11 Certains ont regretté (et regrettent encore) que le caractère « chrétien » de ces « valeurs communes » n’ait pas été reconnu. D’autres ont déploré (et continuent de déplorer) le fait que la charte des droits fondamentaux qui s’ouvre par cette affirmation de « valeurs communes » n’apporte rien de nouveau par rapport aux traités et engagements précédents, ou qu’elle ne soit pas juridiquement contraignante. D’autres, enfin, estiment que ces valeurs sont ou bien trop universelles (n’importe quel État démocratique sur la planète pourrait revendiquer le droit d’être « européen » si l’adhésion à ces « valeurs » était un ticket d’entrée suffisant) ou bien pas assez (le traité est ambigu : tantôt il parle de valeurs universelles, tantôt de « valeurs communes aux États membres », sans se prononcer sur leur caractère universel ou pas). Mais personne ne semble contester, même aujourd’hui, l’importance d’une telle affirmation de « valeurs communes », originale en soi. C’est en effet la première fois qu’on trouve formulée aussi nettement dans un traité européen une telle « déclaration de valeurs ». Elle n’apparaît pas dans le traité de Rome de 1957, et ne figure pas dans le préambule du traité de Maastricht, qui ne parle que de « principes », en faisant référence à ceux de l’État de droit : démocratie, droits de l’homme, etc. 12 11 Thomas Ferenczi, Le Monde, 28 janvier 2005. 12 Ferenczi, op. cit. raison pub.indb 52 28/02/07 19:46:18 53 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits Certains commentateurs ont insisté sur le fait qu’il avait fallu un demi-siècle pour que les valeurs soient ainsi mises au cœur de l’« aventure européenne » et que naisse enfin l’« Europe des valeurs » 13. Ils ont salué cette évolution en écrivant que, face à l’abomination nazie par exemple, l’énoncé de principes ne suffit pas : il « faut mettre aussi en évidence ce qui les fonde, c’est-à-dire le socle de valeurs qui unit la communauté européenne » 14. Ce dont il est question évidemment ici c’est de valeurs « morales » ou « politiques » et non de valeurs économiques ou esthétiques. La vocation de ces commentaires n’était pas philosophique. La priorité qu’ils donnaient au langage des valeurs « morales » ne tenait pas à des raisons ontologiques ou épistémologiques, mais plutôt au fait qu’il leur paraissait être plus affectif, moins sec ou froid que le langage des droits et des principes, plus compréhensible, plus susceptible, à leurs yeux, de susciter l’enthousiasme populaire pour cette construction politique. Cependant ces commentaires ne sont pas dépourvus d’intérêt philosophique. Ils font une distinction entre ce qui renvoie, dans le traité, aux objectifs ou aux idéaux qui sont supposés être les finalités ultimes de toute l’entreprise (liberté, solidarité, dignité, etc.), et ce qui est relatif aux règles, principes, droits, qui orientent ou contrôlent les actions publiques (comme ceux qui interdisent la peine de mort ou la torture, ou qui autorisent la grève, etc.) en vertu de ces fins. Ils placent les premiers dans l’ordre des valeurs, et on peut ajouter que les seconds pourraient être rangés, par opposition, dans l’ordre des normes. Ils soutiennent que les valeurs peuvent, et même doivent, « justifier » ou « fonder » les normes, sans quoi ces dernières seront vides, dépourvues de sens et d’autorité. Ces affirmations, de plus en plus communes, posent des problèmes philosophiques complexes. Que signifie plus précisément « valeur » ? Que signifie plus précisément « norme » ? Quels sont les traits les plus caractéristiques de ces deux catégories ? Le respect de la dignité humaine est-il une valeur ou une norme ? La démocratie est-elle une valeur ou une norme ? L’égalité est-elle une valeur ou une norme ? Peut-on considérer que valeurs et normes sont seulement deux façons de parler de la même chose ou doit-on plutôt supposer qu’il existe entre elles une sorte de différence de nature ? Quelles relations convient-il d’établir entre les valeurs et les normes s’il s’agit de notions profondément différentes ? 13 ibid. 14 ibid. Ce ne fut pas l’avis de tous les analystes, bien sûr. Je partage le sentiment d’Habermas qui dénonça « l’appel hystérique à la défense de nos “valeur”» (mais un peu tard !). Jürgen Habermas, « Construire une Europe politique », trad. C. Bouchindhomme, Le Monde, 28 décembre 2006. raison pub.indb 53 28/02/07 19:46:18 54 Et surtout : qu’est-ce qui soutient l’idée, si présente dans le traité constitutionnel européen et ailleurs, que les droits et les libertés individuelles, les règles, les principes, les normes en général doivent être fondés sur des valeurs, ou justifiés par des valeurs, pour avoir un sens ou une autorité ? Cette question se pose parce que la nécessité de justifier ou de fonder des normes sur des valeurs ne va pas de soi. Est-il vraiment nécessaire de justifier par des valeurs le droit de choisir ceux qui nous gouvernent, d’être jugé équitablement, de nous exprimer librement, de ne pas voir niés nos besoins élémentaires du point de vue du logement ou de la santé ? L’histoire de la lente reconnaissance de ces droits, le fait qu’ils répondent à des intérêts jugés partout légitimes, même s’ils sont loin d’être partout respectés, ne sont-ils pas des arguments suffisants en leur faveur ? Bien sûr, pour revendiquer un droit, il faut qu’il ait une certaine valeur à nos yeux et qu’il soit compatible avec d’autres droits, mais cela ne veut pas dire qu’il doit être fondé sur une valeur ou justifié par une valeur. Par ailleurs, même si nous pensons être parvenus à « fonder » nos normes (nos droits, nos règles, nos principes etc.) sur des valeurs, la question des fondements aura-t-elle vraiment reçu une réponse ? Les valeurs fondent nos droits et nos principes ? Soit. Mais qu’est-ce qui fonde ces valeurs ? Sur quel socle reposentelles ? N’y a t-il pas un débat permanent sur la « valeur des valeurs » (pensez au destin des valeurs « chasteté », « fidélité », « mérite », « discipline » « autorité », entre le xixe siècle et aujourd’hui) ? Enfin, la question se pose de savoir sur quelles valeurs spécifiques, les normes spécifiques pourraient être fondées. Ce n’est pas la moins difficile. Prenons la justification que donne G.E. Moore à l’interdit moral « Tu ne tueras pas » : « Si l’assassinat était une pratique générale, le sentiment d’insécurité ainsi causé nous ferait perdre beaucoup de temps que l’on pourrait employer à de meilleures réalisations » 15. C’est une valeur, l’utilité générale, qui justifie la norme « Tu ne tueras pas ». Si l’assassinat était permis, nous passerions trop de temps à défendre nos vies et nous ne pourrions plus consacrer ce temps à d’autres choses plus nobles ou plus utiles. On trouve d’autres justifications de la norme « Tu ne tueras pas » par des valeurs. Toutes donnent la même impression d’étrangeté 16. 1. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que nous attribuons à une mort prématurée qui prive une personne de bonheurs dont elle aurait pu avoir l’expérience. 15 G. E. Moore, Principia Ethica (1903), trad. M. Gouverneur, revue par R. Ogien, Paris, PUF, 1998, § 95. 16 Tim Chapell, « Absolute and Particulars », in A. O’Hear, Modern Moral Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 110-111. raison pub.indb 54 28/02/07 19:46:18 55 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits 2. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que nous attribuons au fait que l’intérêt qu’a une personne à continuer à vivre est atteint. 3. Ce qui justifie la norme qui interdit de tuer, c’est la valeur négative que nous attribuons au fait de priver quelqu’un de tout ce qui lui permet de donner une valeur à sa vie. En fait, on pourrait dire que tous ces raisonnements sont inutiles et que leur côté étrange pourrait nous donner des raisons de rejoindre le camp des intuitionnistes à la David Ross 17. Pour un intuitionniste, la norme qui interdit de tuer est une norme dont le caractère d’obligation morale est reconnu immédiatement sans qu’une justification supplémentaire soit nécessaire. De façon générale, et sans engagement envers l’intuitionnisme, on peut dire que des normes comme « Tu ne tueras pas », « Tu ne porteras pas de fauxtémoignage », etc., sont plus stables que les valeurs qui sont censées les justifier. C’est mon point de vue en fait. À mon avis, même s’il est possible de justifier moralement des normes à partir de valeurs, ce n’est pas la seule façon possible de les justifier, et même s’il est possible de justifier moralement des normes à partir de valeurs, il ne faut pas comprendre la relation entre normes et valeurs comme une relation « un à un » entre une norme et une valeur bien spécifiée. Ainsi, une norme peut être justifiée a) en raison de sa compatibilité avec un ensemble de croyances centrales qui ne sont pas nécessairement évaluatives ; b) en raison de sa compatibilité avec d’autres normes ou principes moraux, et de la plus grande cohérence d’ensemble à laquelle on aboutit si on l’adopte ; c) par déférence envers les autorités dites « morales » (curé, instituteur, médecin, etc.) ou les « modèles moraux » (comme Socrate ou Jésus) qui s’en réclament ; d) enfin, on peut essayer de la justifier en invoquant une pluralité de valeurs morales positives : honnêteté, sincérité, justice ou négatives : mensonge, injustice, etc., dans la mesure où il n’y a pas de lien conceptuel entre telle ou telle norme particulière et telle ou telle valeur particulière. Je me permettrais de présenter les choses de façon un peu plus générale qu’en invoquant l’absence de lien conceptuel. Je dirais seulement qu’une norme telle que « Il ne faut pas porter de faux témoignage » peut être jugée stable, être largement acceptée ou reconnue comme une norme morale, alors que ses justifications en termes de valeurs peuvent être variables ou inexistantes. 17 David Ross, The Right and the Good, (1930), Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1988. raison pub.indb 55 28/02/07 19:46:18 C’est de tout cela que peut suivre l’idée générale de la relative indépendance des normes à l’égard des valeurs dans l’ordre des justifications 18. Même si les droits sont considérés comme des normes plutôt que comme des valeurs, ils n’ont nullement besoin de « valeurs » pour être « fondés » ou « justifiés ». En adoptant ce point de vue, je ne fais rien d’autre que soutenir l’idée très répandue qu’il existe des « droits fondamentaux », c’est-à-dire, dans mes termes, des droits qui sont tellement élémentaires qu’il est inutile de chercher à les « fonder » sur des valeurs, ou quoi que ce soit d’autre du même genre. COMMENT LES VALEURS SERVENT À CONTESTER LES DROITS 56 Un autre ensemble d’interrogations, qui n’est pas secondaire en dépit du fait qu’il est plutôt lié à notre actualité politique qu’à des considérations philosophiques intemporelles, provient du constat, d’abord empirique, que, dans le débat public présent, le langage des valeurs est utilisé non pas pour fonder des droits ou les justifier mais pour les remettre en cause. Durant la campagne présidentielle de 2004, le camp Bush a exploité en permanence la valeur « famille » pour nier aux personnes de même sexe le droit de se marier, la valeur « vie » pour contester le droit d’avorter, la valeur « sécurité » pour brider les droits de défense de certains prisonniers, limiter la liberté d’aller et venir, et ainsi de suite. En déclarant à l’occasion de son discours d’investiture à la présidence de l’UMP en janvier 2004, que le travail et la patrie étaient des « valeurs essentielles » (la valeur de la famille allant probablement de soi), Nicolas Sarkozy a redonné, intentionnellement ou pas, une dignité imméritée à un slogan dont on croyait s’être définitivement débarrassé : « Travail, Famille, Patrie » 19. Or l’appel à ces « valeurs morales », à l’époque où elles servaient de devise officielle au régime de Vichy, était, il ne faut pas l’oublier, dirigé contre des droits : le droit de faire grève ou de s’organiser, ceux de divorcer ou d’avorter et celui de s’opposer à la politique du gouvernement, etc. 20 Je ne dis évidemment pas que M. Sarkozy avait alors à l’esprit des projets aussi rétrogrades, bien que certaines de ses déclarations sur le droit de grève pourraient le laisser supposer. Mais que faut-il penser du rôle qu’il donne, dans son action politique, à cette valeur « sécurité » au contenu si vague, si extensible ? N’est-elle pas dirigée contre les droits concrets et légitimes des étrangers ou des enfants des cités ? 18 C’est celle que j’essaie de défendre de façon plus détaillée dans « L’indépendance des normes à l’égard des valeurs », Actes du colloque Les défis d’Hilary Putnam, C. Chauviré (dir.), CNRS éditions, à paraître. 19 Le Monde, 28 novembre 2004. 20 Marc Boninchi, Vichy et l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 2005. raison pub.indb 56 28/02/07 19:46:19 57 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits C’est aussi au nom de « valeurs morales », comme la « dignité humaine » ou la « nature humaine », que certains dirigeants politiques, stigmatisent, criminalisent ou souhaitent criminaliser le suicide assisté même lorsqu’il est clairement demandé par des malades incurables, les grossesses pour autrui même sans compensations financières, la prostitution quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est exercée, les jeux sadomasochistes même lorsqu’ils sont le fait d’adultes consentants, l’usage des certaines drogues même lorsqu’elles sont dites « douces », etc. C’est au nom de ces « valeurs morales » qu’ils veulent sanctionner ces « crimes sans victimes » : « sans victimes » parce que personne ne subit de dommages contre son gré dans ces actions ou relations. C’est au nom de la valeur « famille » que les droits des homosexuels à se marier et à adopter des enfants continuent de faire l’objet d’une reconnaissance officielle si peu enthousiaste 21. C’est au nom de la valeur « famille » et des procédures lancées par les associations qui disent la défendre, que la liberté de création et d’expression et aujourd’hui menacée, que la censure ou l’autocensure s’installent 22. Dans tous ces cas, l’appel à ces « valeurs morales » ne vise pas à élargir, renforcer, protéger la liberté de chacun de faire ce qu’il veut de sa vie du moment qu’il ne nuit pas aux autres, ou celle des personnes consentantes d’avoir les relations qu’elles souhaitent en matière sexuelle par exemple, mais à les affaiblir, à les remettre en cause. Certes, il n’est pas nécessaire qu’il en soit toujours ainsi et que l’appel aux « valeurs morales » n’ait pas d’autre fonction que celle de nier ou de contester les droits défendus ou revendiqués par les plus progressistes. Les « valeurs » de justice ou d’égalité sont invoquées pour soutenir les revendications au droit de vote des étrangers ou, pour les personnes de même sexe, au droit de se marier. Par ailleurs, on peut très bien mettre en avant des droits plutôt que des valeurs pour nier d’autres droits (le droit de licencier pour contester le droit à la sécurité de l’emploi et le droit des fœtus à la vie pour celui d’avorter). 21 On peut, certes, observer des changements d’attitude de ces dirigeants, à gauche en particulier, mais ils donnent l’impression de n’être rien d’autre que des concessions à une opinion publique, assez tolérante finalement. Il faut espérer aussi que ces changements d’attitude poussifs ne sont pas dictés par la seule crainte de ne pas s’exposer aux sanctions prévues par les nouvelles lois contre l’homophobie ! 22 Témoin, entre autres, l’exposition « Présumés Innocents », organisée par le Musée d’Art contemporain de Bordeaux en 2000, dont le directeur d’alors est mis en examen en 2006 après une procédure longue, coûteuse, rocambolesque (un artiste mort a été poursuivi) pour « diffusion de message à caractère pornographique susceptible d’être vu par des mineurs », alors que les œuvres présentées ne sont pas plus « érotiques » ou « pornographiques » que toutes sortes de peintures ou de sculptures antiques ou classiques, qu’on force les « mineurs » à étudier. raison pub.indb 57 28/02/07 19:46:19 58 Il reste que, dans le débat public présent, c’est dans ce sens qu’il est utilisé. Et ce n’est peut-être pas tout à fait par hasard. Le pedigree conservateur du langage des « valeurs morales » est bien connu, et la préférence donnée au langage des « valeurs morales » sur celui des droits n’est pas le plus mauvais indice des engagements politiques. Pensez à la différence entre l’idée que le travail est une « valeur morale » et l’idée qu’il existe un « droit » au travail et du travail. Les conservateurs ont tendance à insister sur la « valeur morale » du travail (qu’ils opposent à la « paresse », l’« assistanat », la « tendance à en faire le moins possible ») alors que leurs progressistes insistent sur le « droit » au travail (pour justifier des politiques interventionnistes de l’État sur le marché de l’emploi). En fait, les deux idées sont indépendantes. On peut très bien revendiquer un droit au travail et l’élargissement du droit du travail et rejeter la « valeur morale » du travail entendue en ce sens paternaliste et condescendant 23. De façon plus générale, cette distinction entre « être un droit » et « être une valeur » permet de donner un sens à des revendications que les plus conservateurs ont tendance à rejeter. S’ils jugent que les revendications des gays et des lesbiennes au droit de se marier sont incohérentes (en leur reprochant d’être pour le droit de se marier, sans être pour le mariage), c’est précisément parce qu’ils ignorent (ou font semblant d’ignorer), la différence entre revendiquer le droit à quelque chose et dire que cette chose est une « valeur ». En fait, on peut parfaitement nier que le mariage soit une « valeur » tout en revendiquant le droit pour tout citoyen de se marier quelle que soit son orientation sexuelle. Au total, il existe des raisons philosophiques et historiques de préférer, dans les sociétés démocratiques, le langage immanent, humain, des droits, des libertés et du consentement au langage transcendant, quasi religieux, paternaliste, des « valeurs morales ». 23 Lorsque je parle du « sens paternaliste du travail », je fais plus précisément référence à l’idée défendue par certains politiques que ce n’est pas pour améliorer la vie matérielle de tous et de chacun qu’il faut travailler mieux ou plus, mais parce que cela nous donne une excellente occasion de montrer qu’on respecte les « valeurs morales » du travail, du mérite et de l’autorité. Cette justification paternaliste adressée aux citoyens adultes des sociétés démocratiques pourrait paraître ubuesque ou complètement surannée. C’est pourtant celle qui a été assez récemment donnée. À la suite de l’« été meurtrier » 2003, où près de 15 000 personnes âgées moururent dans des conditions désolantes, le gouvernement Raffarin décida de supprimer un jour férié pour venir en aide à certaines catégories de la population supposées faibles ou handicapées. Dès qu’on lui offrait une occasion de s’exprimer sur le sujet, le premier ministre Raffarin clamait que son plan donnerait à chacun l’occasion de cultiver son sens de la solidarité ou de la charité naturelle (« donner du temps, de leur cœur ») et, surtout, qu’il permettrait de « réhabiliter la valeur travail ». Bref, il présentait la suppression du jour férié non pas comme un effort extrêmement pénible demandé à ceux qui travaillent pour répondre à une urgence sociale, mais comme un cours obligatoire de rattrapage moral pour adultes ayant fauté ! raison pub.indb 58 28/02/07 19:46:19 CONCLUSION raison pub.indb 59 59 ruwen ogien Les « valeurs morales » contre les droits Comment expliquer ce retour, dans le débat public, du langage paternaliste des « valeurs morales » ? C’est plutôt aux sociologues et aux historiens de se prononcer. Du point de vue de l’éthique normative, ce qu’on peut soutenir, c’est que l’appel aux « valeurs morales » pourrait être superflu, si sa vocation est de fonder ou justifier des droits et des libertés individuelles. On peut envisager la possibilité qu’il y ait des droits et des libertés individuelles si « fondamentaux » qu’il est inutile de chercher à les « fonder » sur des valeurs, ou quoi que ce soit d’autre du même genre. On peut même aller plus loin et montrer comment l’appel aux « valeurs morales », même lorsqu’il est apparemment destiné à fonder ou justifier des droits ou des libertés individuelles, peut aboutir paradoxalement au résultat opposé : contester des droits durement acquis, fragiliser encore plus des libertés individuelles toujours précaires et, de façon plus générale, remettre en cause la place du consentement dans nos constructions morales et légales en matière de sexualité entre autres. Les plus pessimistes pourront en tirer la conclusion que telle est bien la « fonction » cachée de l’appel aux « valeurs morales ». Il ne viserait pas à élargir, renforcer, protéger la liberté de chacun de faire ce qu’il veut de sa vie du moment qu’il ne nuit pas aux autres, ou celle des personnes consentantes d’avoir les relations qu’elles souhaitent en matière sexuelle par exemple, mais à les contester. C’est une hypothèse qu’on ne peut, hélas, pas écarter, dans l’État présent du débat public. 28/02/07 19:46:20 raison pub.indb 60 28/02/07 19:46:20 LA VIE PRIVÉE DES POLITIQUES 1 Dennis F. Thompson 61 raison publique n°6 • pups • 2007 Si les responsables politiques veulent que leur vie privée reste privée, ils sont mieux en France qu’aux États-Unis. C’est en tout cas ce qu’on a longtemps cru. Aux États-Unis, étaler au grand jour la vie privée des présidents, sénateurs, candidats et élus de tous bords, locaux ou nationaux, est monnaie courante depuis plusieurs décennies et l’attention que le public a accordée aux frasques sexuelles du Président Bill Clinton n’en est que l’épisode le plus spectaculaire. Parler des relations sexuelles, des problèmes d’alcool, des désordres familiaux, ou encore de la santé personnelle des politiques semble de bonne guerre pour la presse américaine, et ce au moins depuis la révélation de l’adultère de Gary Hart, candidat à l’élection présidentielle en 1987. Tout au contraire, la vie privée des hommes politiques français a longtemps été considérée comme un domaine interdit. Les aventures de Jacques Chirac et de François Mitterrand n’ont pas été aussi largement scrutées, et n’ont attiré que peu d’audience lorsqu’elles ont finalement été rendues publiques (même si Mitterrand entretenait une seconde famille, en partie aux frais du gouvernement). Pendant de nombreuses années, la France et les États-Unis ont donc incarné des paradigmes opposés dans la conception du rapport à la vie privée des politiques. Les autres pays d’Europe se tenaient entre ces deux pôles, tout en penchant plutôt, pour bon nombre d’entre eux, vers la conception française. Mais depuis peu, la France et les autres pays d’Europe commencent à succomber à ces forces qui façonnent le discours public aux États-Unis, et la polarisation s’atténue 2. Les candidats dévoilent davantage leur vie privée à la presse. Nicolas Sarkozy a fait étalage de ses problèmes conjugaux. La naissance des enfants de Ségolène Royal, son mariage « libre », et même ses techniques pour lutter 1 Cet article s’inscrit dans le cadre de la réflexion menée dans « Private Life and Public Office », in Restoring Responsibility: Ethics in Government, Business and Healthcare, Cambridge University Press, 2004. 2 Pour une étude et une comparaison utiles des tendances dans les démocraties américaines et européennes, voir « Public Image, Private Life : The Mediation of Politicians around the Globe », dans le numéro spécial de Parliamentary Affairs, 2003, n° 57. raison pub.indb 61 28/02/07 19:46:20 contre la cellulite ont donné matière à articles. L’érosion de la distinction entre le privé et le public dans la sphère politique se confirme ainsi dans la plupart des démocraties. À cette tendance, on peut certainement imputer des causes variées : compétition croissante des médias, personnalisation des campagnes politiques, développement d’Internet, entre autres forces qui façonnent une démocratie dans la société mondialisée. Et il est certain que cette tendance va persister, malgré les critiques insistantes de certains commentateurs et la désapprobation occasionnelle de certains citoyens. Il faut pourtant résister, autant que possible, à cette publicisation croissante de la vie privée. On ne lui accorde qu’une trop grande légitimité, en s’appuyant sur une conception erronée du véritable fondement de la vie privée des politiques, et du critère qui peut justifier sa publicisation. Je vais montrer que si nous devons résister à cette tendance, ce n’est pas pour protéger le droit à la vie privée des politiques, mais bien pour préserver l’intégrité du processus démocratique. 62 LES DROITS DES RESPONSABLES POLITIQUES Avoir une vie privée implique de pouvoir protéger les informations qu’un individu peut vouloir contrôler : activités personnelles qui ne pourront pas, sans notre consentement, être dévoilées, observées ou exposées à des ingérences. On justifie généralement cette affirmation en invoquant le droit à la vie privée que possède chaque citoyen. Comme tous les politiques, les fonctionnaires possèdent à cet égard un certain droit de regard. Aucune démocratie ne devrait faire du sacrifice de sa vie privée le prix à payer pour le service public, surtout lorsque les conséquences de ce sacrifice peuvent être permanentes et peuvent continuer à affecter l’individu bien après qu’il ait quitté son poste. Bien que l’on estime souvent que la culture politique des États-Unis assure une plus grande protection aux droits individuels que les autres démocraties, ses normes et ses lois ne protègent que faiblement le droit à la vie privée des politiques. Cette caractéristique est particulièrement frappante si on la compare à la situation en France. En plus des normes culturelles et professionnelles qui s’opposent à une publicisation de la vie privée, la loi française menace de sanctions sévères toute violation de ce droit à la vie privée (les violations de l’intimité de la vie privée sont encore plus sévèrement contrôlées que la vie privée elle-même) 3. Contrairement à la jurisprudence américaine, la loi française 3 Helen Trouille, « Private Life and Public Image : Privacy Legislation in France », International and Comparative Law Quaterly, 2000, n° 49, p. 199-208 ; Raymond Kuhn, « “Vive la Différence” ? The Mediation of Politicians’ Public Images and Private Lives in France », Parliamentary Affairs, 2004, n° 57, p. 24-40. raison pub.indb 62 28/02/07 19:46:20 raison pub.indb 63 63 dennis f. thompson La vie privée des politiques ne distingue pas clairement entre le droit des personnages publics, comme les responsables politiques ou les célébrités, et celui des citoyens ordinaires. Les photos des personnalités publiques font elles aussi l’objet d’une protection sous l’égide du « droit à l’image » : l’image est considérée comme une propriété privée comme une autre. On justifie également le droit à la vie privée des politiques en invoquant les conséquences possibles qu’une exposition incontrôlée au public pourrait avoir sur leur recrutement. Si la presse fouille en permanence la vie privée des politiques, certains candidats valables s’en trouveront peut-être découragés. La perspective d’exposer à l’attention du public ses finances personnelles (et celles de sa famille), ou ses erreurs passées (même mineures) n’encourage pas vraiment à s’engager dans une carrière publique. Cette justification a au moins l’avantage de souligner l’un des effets du processus démocratique lui-même : le risque d’écarter des personnalités talentueuses. Pourtant cette justification s’appuie encore sur l’idée d’un droit individuel. Tant que nous n’aurons pas fixé une limite claire au droit à la vie privée des politiques, nous ne pourrons pas décider si un individu est ou n’est pas justifié à refuser d’entrer dans le service public. Si quelqu’un refuse de servir parce qu’il revendique plus que ce à quoi il a droit, on peut en effet douter que cette personne soit le type d’individu que nous devrions vouloir voir assumer une fonction publique. Pourtant, malgré ces plaintes contre le fardeau de la publicité, beaucoup continuent à s’engager dans la carrière publique. La question n’est donc pas de savoir si certains décident de ne pas se présenter à cause de la possibilité d’une exposition au public, mais quelle sorte de personnes renonce à se présenter à cause de cela. Il est possible que certains citoyens, admirables à tous égards, et qui feraient d’excellents responsables politiques, refusent la charge. Mais d’autres citoyens, bien moins admirables et qui ont beaucoup à cacher, pourront refuser de s’engager par crainte de voir leurs transgressions passées (et présentes) révélées au grand jour. Si ce dernier groupe d’individu est le plus nombreux (et si le nombre de personnes compétentes qui acceptent de se présenter ne diminue pas), nous pourrions donc penser que la perspective d’une exposition au public peut avoir un effet positif sur le recrutement des politiques. Néanmoins, fonder la vie privée sur le droit individuel n’est pas la bonne méthode, en particulier si on ne distingue pas clairement entre responsables politiques et citoyens ordinaires. C’est par choix que certains citoyens acceptent des responsabilités publiques : on peut donc supposer qu’ils consentent à toutes les limitations de leur vie privée, dont on peut raisonnablement croire qu’elles sont nécessaires au bon fonctionnement du processus démocratique. La nature de leurs droits devrait dépendre de la nature de ces limitations. Ce sont les exigences du processus démocratique qui doivent déterminer les droits des 28/02/07 19:46:21 responsables politiques. En outre, donner aux politiques un droit substantiel à la vie privée leur assurerait un trop grand pouvoir de contrôle sur le discours public, et cela nuirait à la qualité du débat démocratique. Selon certains commentateurs, la « familiarisation de la vie politique » et la « publicisation du privé » a déjà contribué à « abrutir », en le nivelant par le bas, le débat politique en France 4. Dans le journal qu’elle tenait lors de la campagne de 2002, la femme de Lionel Jospin, Sylviane Agacinski, regrette que l’obsession des médias pour les épouses et les partenaires des candidats ait conduit à une « trivialisation du débat politique » 5. D’autres ont souligné qu’elle y avait aussi contribué à sa façon. LES EXIGENCES DE LA RESPONSABILITÉ DÉMOCRATIQUE 64 L’erreur commune à toutes les justifications qui ne se fondent que sur le droit des politiques est de ne pas suffisamment lier la protection de la vie privée aux exigences du processus démocratique 6. Une fois admis que les responsables politiques n’ont pas les mêmes droits que les citoyens ordinaires, l’argument en faveur du droit à la vie privée n’est pas d’un grand secours pour déterminer les limites à la publicisation de la vie des hommes politiques. Toute justification adéquate de la vie privée doit donc se fonder sur une conception des exigences du processus démocratique. Quelle que soit la conception retenue dela démocratie, on peut en effet définir une exigence minimale : l’exigence de responsabilité (accountability). Les citoyens doivent pouvoir considérer les fonctionnaires comme responsables de leurs décisions et de leurs actions politiques ; ils doivent par conséquent disposer des informations qui leur permettent d’évaluer la compétence des politiques 7. Cette exigence de responsabilité donne une raison indiscutable de relativiser ou de diminuer le droit à la vie privée que les politiques devraient normalement posséder. Cette exigence justifie certainement de rendre publics certains comportements qui sont généralement considérés comme privés, notamment des informations sur la santé physique ou mentale d’un homme politique qui 4 Kuhn, p. 34-35. 5 Ibid. 6 Bien que Thomas Nagel justifie en partie la vie privée des hommes politiques en faisant appel aux droits individuels (la vie privée est nécessaire pour protéger contre « les invasions flagrantes de la vie personnelle d’un individu »), il met également l’accent sur la nécessité de protéger la sphère publique des « invasions immaîtrisables », et des « conflits et offenses incontrôlables » (Concealment and Exposure, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 28-29). 7 Pour une analyse de ce principe dans son lien à la démocratie délibérative, voir Amy Gutmann & Dennis Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 128-164. Voir aussi la discussion sur la « publicité » p. 95-127. raison pub.indb 64 28/02/07 19:46:21 65 dennis f. thompson La vie privée des politiques sont susceptibles d’avoir des effets sur ses capacités, les finances des membres de sa famille qui pourraient engendrer des conflits d’intérêts, et toute autre activité qui pourrait influencer son comportement public. L’exigence de la responsabilité a également une autre implication, souvent passée inaperçue mais pas moins importante. Elle fournit également une raison pour limiter la publicisation de la vie privée. Dès lors qu’elle ébranle la pratique de la responsabilité démocratique, la publicisation de la vie privée n’est plus justifiée. Comment la publicité peut-elle donc saper la responsabilité ? Le plus souvent, elle agit selon une version politique de la loi de Gresham : le traitement people de l’information 8 évince les vrais débats. (Le mécanisme en tant que tel n’est pas tout à fait le même. Si la pipolisation est si puissante, ce n’est pas parce que les gens mettent de côté les vrais débats en espérant pouvoir y revenir plus tard, comme le pensait Gresham de la thésaurisation des devises les plus fortes. Au contraire, le traitement people de l’information politique, attire en tant que tel, les lecteurs et les téléspectateurs, même ceux qui, dans leurs bons moments, affirment préférer les débats de qualité). Dévoiler la vie privée d’un individu relève du traitement people de l’information de deux façons distinctes. D’abord, il s’agit d’un type d’information immédiatement captivant et généralement plus facile à comprendre que les informations techniques concernant la qualification d’un individu pour un poste quelconque. La plupart des gens estiment (et on les comprend), qu’ils en savent plus sur le sexe que sur les taxations. En outre, l’information elle-même est moins fiable parce qu’elle est généralement plus difficile à vérifier et moins complète. Et même s’il arrive que les citoyens en sachent plus sur la vie privée des politiques que sur la nature de leurs actions publiques, ils ne sont pas pour autant à même de porter un jugement clair sur les conséquences que ce comportement privé peut avoir sur les décisions publiques. Ce type d’information n’est généralement pas facilement disponible. Ainsi, les révélations sur la vie privée tendent à dominer tout autre type d’information et à appauvrir la qualité générale du débat public et de la responsabilité démocratique. Informer les citoyens sur certains sujets leur rend plus difficile de s’informer sur d’autres. Pour prendre un exemple flagrant : même pendant les six premiers mois de sa vie publique, l’affaire Clinton-Lewinsky a écrasé le traitement médiatique non seulement de nouvelles propositions 8 Ndlr : pour la traduction de l’expression « cheap talk » qu’utilise ici Dennis Thompson nous avons retenu l’expression « traitement people de l’information » et, plus loin aussi, « pipolisation ». Cela permet de mobiliser un usage qui est immédiatement singifiant en français, jusque dans la relation qui s’établit ainsi avec une évolution de la vie politique française vécue comme étant liée à l’influence de la culture politique américaine. raison pub.indb 65 28/02/07 19:46:21 politiques sur la sécurité sociale, l’assurance maladie et le financement des campagnes, mais également de la justification de la position des États-Unis en Irak et de sa préparation d’une éventuelle action militaire 9. Les journalistes assurent qu’ils ne font que répondre à la demande du public, et effectivement, si l’on en juge parce que le public lit ou regarde, ils ont sans doute raison. Mais le jugement bien pesé de la plupart des citoyens dans ce cas et d’autres cas similaires est qu’ils n’ont pas besoin d’en savoir autant sur la vie sexuelle de leurs représentants 10, et que la presse accorde trop d’attention à leur vie privée 11. On peut tout à fait penser que le processus politique se passerait très bien de la divulgation de ces questions, et même regretter d’en savoir personnellement autant sur ces sujets, tout en continuant à lire avidement tout ce que la presse en dit. LA PERTINENCE DE LA VIE PRIVÉE PAR RAPPORT AUX FONCTIONS PUBLIQUES 66 Le principe de responsabilité (accountability) démocratique autorise un certain niveau de publicisation de la vie privée des politiques dès lors que l’information est jugée nécessaire pour évaluer leur capacité, passée ou future, 9 Une analyse comparative du contenu de la couverture médiatique de l’affaire Gary Hart lors de la campagne de 1988 et de celle de Bill Clinton en 1992 montre que ces affaires ont dominé la couverture de la campagne de Hart, mais cette couverture « n’as pas totalement éclipsé » le débat sur les positions de Clinton vis-à-vis de ces différents problèmes, notamment parce que la presse d’alors « doutait plus sérieusement de l’accusateur, Genniger Flowers, et du média, The Star » (J. G. Payne et K. Mercuri, « Private Life, Public Officials : The Challenge to Mainstream Media, American Behavioral Scientist, 1993, no 37, p. 298). 10 Soixante-quatre pour cent des personnes interrogées dans un sondage de février 1998 affirment qu’il n’est pas important que le public soit informé « de la nature de la relation » entre Clinton et Lewinsky. Distinguant la nature de la relation de son témoignage légal, soixante et un pour cent affirment que ce qui compte, c’est de savoir si Clinton a encouragé Lewinsky à mentir (J. Bennet & J. Elder, « Despite Intern, President Stays in Good Graces », New York Times, Février 1998, p. A1 et A16). 11 D’après un sondage national du Centre Roper de 1998, quatre-vingt pour cent des personnes interrogées affirment que selon eux la couverture médiatique de l’affaire Lewinsky était « excessive ». Soixante pour cent sont d’accord avec la proposition plus générale selon laquelle les médias sont « allés trop loin dans la révélation des détails de la vie privée de Clinton », tandis que seulement neuf pour cent estiment que les médias ne sont pas allés « assez loin » (Centre Roper pour la Recherche et l’Analyse des Sondages, Clinton Lewinsky News Coverage, [mené du 39 janvier au 4 février, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université du Connecticut, 6 février 1998]). Bien avant ce scandale, soixante pour cent des interrogés en 1994 affirmait que les médias accordaient trop d’attention à la vie privée de Clinton (Centre Roper, Princeton Survey Research Associates, Newsweek, mené le 6 mai, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université du Connecticut, mai 1994). Depuis les années 1980, on remarque un accroissement rapide et plus substantiel du nombre de personnes qui affirment que « le regain d’attention accordé à la vie privée des personnalités et des candidats public » est une « mauvaise chose » : de 39 pour cent en 1989 à 47 pour cent en 1993 (Organisation Gallup, Gallup, Newsweek, enquête menée le 1er et 2 juin 1989 ; le 9-10 mars 1993, Public Opinion Online, Storrs, Conn., Université du Connecticut, juin 1989 et mars 1993). raison pub.indb 66 28/02/07 19:46:22 probable, à assumer une fonction publique. C’est cela qui fonde le critère de la « pertinence » : le comportement privé d’un individu peut être divulgué si l’on estime qu’il peut avoir des conséquences sur sa performance publique. Pourtant, on oublie souvent, en appliquant ce critère, que la pertinence est une question de degrés. Il ne délimite pas une ligne franche et nette entre la vie publique et la vie privée : si c’était le cas, tout comportement jugé pertinent pourrait légitimement être divulgué dans les moindres détails et sans limitation. Mais notre critère au contraire, correctement interprété, cherchera plutôt un équilibre délicat entre le degré de pertinence et l’ampleur de la couverture médiatique. L’idée apparaît plus clairement si l’on essaie de préciser selon quels critères il faut décider de la publicisation de faits privés de la vie des politiques, même si l’on suppose qu’ils sont effectivement pertinents. Ces critères sont autant de conditions nécessaires et autant de questions auxquelles on doit répondre positivement avant de pouvoir légitimement rendre public un comportement qui serait autrement demeuré privé. Ce critère implique deux interprétations différentes du caractère public d’un comportement : dans quelle mesure ce comportement est-il déjà connu, et jusqu’à quel point ce comportement requiert-il une réponse gouvernementale. Ce n’est pas parce qu’un fait est connu de quelques journalistes et concitoyens qu’il doit être rendu public. La fille de Mitterrand était connue de la plupart des salles de rédaction de Paris depuis plusieurs dizaines d’années, mais l’information n’a été divulguée qu’un an avant que Mitterrand ne quitte l’Élysée. Plus tard, un rédacteur commenta ainsi ce silence : « Avec le recul, c’était une erreur, parce que Mitterrand détournait au profit de sa fille d’importantes ressources gouvernementales » 12. Vous remarquerez que la justification de ce rédacteur n’invoque pas le fait que le comportement de Mitterrand était déjà connu, mais seulement sa pertinence pour son travail. De la même manière, le risque de voir un scoop publié dans un autre journal (« si on ne le divulgue pas, quelqu’un d’autre le fera ») n’est pas une justification suffisante. En effet, cette justification peut rendre légitime toute divulgation, qu’elle soit déjà publique ou qu’elle soit en passe de le devenir. La presse la plus respectable tente souvent d’éviter ce genre dilemme (violer la vie privée de quelqu’un ou passer à côté d’un scoop) par une technique que l’on peut appeler le méta-reportage : écrire sur la couverture médiatique de scandales privés par un journal concurrent et moins respectable. Ainsi le New York Times 13 publia dennis f. thompson La vie privée des politiques À quel point ce comportement est-il public ? 67 12 Britta Sandberg, « A Taboo is Broken : French Politics Go Populist », Spiegel Online, 17 octobre 2006. 13 Manque la note raison pub.indb 67 28/02/07 19:46:22 68 une colonne sur des rumeurs infondées publiées par le Daily News au sujet de l’affaire Clinton-Lewinsky, et l’illustra par une petite reproduction de la première page du Daily News. Pratique qui serait moins sujette à caution si la presse respectable n’était pas si encline à faire des méta-reportages sur des affaires à dimension sexuelle, plutôt que sur les erreurs de leurs collègues journalites. Il ne fait aucun doute que certains comportements sexuels devraient être davantage publicisés qu’ils ne le sont. Le harcèlement sexuel n’est pas une affaire privée. Les comportements sexuels qui seraient normalement de caractère privé deviennent un sujet légitime d’investigation et de reportage lorsqu’ils violent la loi, ou ce qui devrait être la loi. Même si on peut louer la tolérance et la finesse des Français sur ces questions, comparés aux Américains, leur attitude a aussi un aspect plus sombre. Par rapport à la presse américaine, la presse française a moins tendance à rendre publiques les affaires de harcèlement sexuel, et présente plus souvent celles-ci comme des histoires d’abus de pouvoir personnel que comme des exemples de discrimination qui affecte les carrières professionnelles 14. Cette couverture médiatique française a également tendance à montrer moins de sympathie envers la femme victime de l’affaire, décrivant souvent ce type d’histoires comme celles de « plaignantes avides et intéressées ». D’après une analyse récente, la capacité de séduction sexuelle d’un homme politique « loin d’être un défaut » serait en France « presque un devoir civique […] Savoir jouer le rôle du séducteur est sans aucun doute une qualité importante dans notre vie politique » 15. Le caractère public d’un comportement, dès lors, ne dépend pas seulement du nombre de personnes qui en sont, de fait, informées. Cela dépend aussi, dans une très large mesure, de la manière dont on présente ce comportement au public. Jusqu’où va le défaut de caractère ? Un second critère pose que le comportement privé d’un individu doit révéler un défaut qui a des conséquences sur sa fonction. Les citoyens ont de bonnes raisons de vouloir être informés, par exemple, de la tendance à la violence conjugale de celui qui est chargé d’appliquer la loi et de réglementer leurs finances. Mais la référence au caractère doit être plus précise que dans l’utilisation commune de l’argument du caractère, qui est trop générale et indiscriminée. L’idée commune selon laquelle le comportement privé révèle 14 Abigail C. Saguy, What is Sexual Harassment ? From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley, University of California Press, 2003. 15 Christophe Dubois & Christophe Deloire, Sexus Politicus, Albin Michel, 2006, cité par Elaine Sciolino, « Sex and the Path to Power in France », New York Times, 16 octobre 2006. raison pub.indb 68 28/02/07 19:46:22 69 dennis f. thompson La vie privée des politiques des défauts de caractère qui auront nécessairement des effets sur le travail n’est qu’une version psychologique de l’idée classique de l’unité des vertus. Cela suppose qu’une personne qui maltraite sa femme aura tendance à maltraiter ses collègues ; ou qu’une personne qui ne contrôle pas son tempérament violent ne pourra pas résister à la tentation du mensonge. Mais voilà bien un argument qui appelle la prudence ; parce beaucoup de gens, et en particulier des politiques, sont tout à fait capables de compartimenter les différents aspects de leurs vies, contrairement à ce que suggère l’idée d’unité des vertus. Pour certains individus en effet, le comportement privé peut avoir une certaine valeur cathartique qui leur permet de mieux se conduire en public. Et inversement, la vertu privée n’est pas un gage de vertu publique. Il suffit de rappeler que la plupart des complices du Watergate dans l’administration Nixon menaient des vies privées irréprochables, et qu’il en allait de même pour la quasi totalité de la centaine de responsables publics qui furent accusés ou condamnés pour des agissements répréhensibles d’un point de vue éthique durant les premières années de l’administration Reagan 16. En ce qui concerne le caractère, nous devrions donc d’abord nous intéresser d’abord aux vertus politiques – le respect pour la loi et la constitution, le sens de l’équité, l’honnêteté dans les transactions officielles. Ces vertus politiques ne sont pas nécessairement liées à des vertus personnelles. Et les vices auxquels la presse semble s’intéresser le plus – les « péchés de la chair » – sont probablement ceux qui sont le moins liés aux vices politiques. Mais on considère parfois que le caractère est important pour une autre raison, plus symbolique. Les personnalités publiques officielles nous représentent par ce qu’elles sont autant que par ce qu’elles font. Nous avons donc besoin de savoir si leur caractère correspond à la figure de leader moral que l’on veut les voir incarner pour servir de modèle aux jeunes et de porte-parole vertueux pour notre nation. Mais cette conception est bien trop exigeante, comme semblent le penser la plupart des citoyens. S’ils cherchent des leaders qui incarnent certaines vertus politiques (telles que l’honnêteté), la plupart n’attendent pas que les politiques, même le président, observent pour leur vie privée des standards moraux plus élevés que les citoyens ordinaires 17. La question n’est 16 G. Lardner Jr., « Conduct Unbecomming an Administration », Washington Post National Weekly Edition, 3 janvier 1988, p. 31-32. 17 Près de 53 % des sondés dans un sondage national de 1998, au lendemain de la publication de l’affaire Lewinsky, affirment que « lorsqu’on en vient à la vie personnelle d’un individu », le président devrait être soumis aux même critères que ceux qu’on s’applique à nous-mêmes, alors que 44 % disent qu’il devrait être soumis à un standard plus élevé. Une majorité imposante de 84 % affirme que « quelqu’un peut être un bon président même si il fait dans sa vie privée des choses que l’on désapprouve » (Centre Roper, CBS Newx, New York Times, menée du 19 au 21 février, Public Opinion Online, Storrs, Conn., University of Connecticut, 23 février 1998). raison pub.indb 69 28/02/07 19:46:22 pas de savoir s’il est plus souhaitable d’avoir pour leader quelqu’un qui serait aussi vertueux dans sa vie privée que dans son action publique, mais de savoir si cette exigence justifie que l’on sacrifie sa vie privée et que l’on pervertisse le débat public pour faire de la probité dans la sphère privée un critère de compétence. La réaction du public est-elle légitime ? 70 raison pub.indb 70 Le comportement privé peut affecter les performances dans la fonction non seulement en raison de ce que les politiques font eux-mêmes, mais également du fait des réactions que pourront susciter chez les autres ces comportements. Dans les premiers jours du scandale Clinton-Lewinsky, de nombreuses personnes affirmèrent que, même si elles ne pensaient pas que le comportement de Bill Clinton avait la moindre incidence sur son action en tant que Président, l’idée selon laquelle d’autres individus, y compris des dirigeants étrangers, pourraient avoir, en conséquence de cet agissement, moins confiance en lui, rendait ce comportement professionnellement plus pertinent. Mais cet appel aux réactions supposées doit être manié avec précaution. La réaction anticipée d’autres personnes ne devrait jamais constituer une raison suffisante pour dévoiler publiquement ce qui autrement serait resté privé. Car l’étape manquante de cette argumentation – le facteur qu’on passe le plus souvent sous silence – est la présupposition selon laquelle le comportement privé est moralement condamnable, et que par conséquent les réactions anticipées des autres personnes sont moralement justifiées. Cette étape est décisive. On le comprendra plus facilement en considérant les cas de responsables politiques dont on révèle l’orientation sexuelle. L’idée qu’un représentant conservateur ne serait pas réélu si les électeurs apprenaient qu’il est gay n’est certainement pas une raison suffisante pour rendre publique son orientation sexuelle. Exploiter les préjugés populaires pour obtenir un gain politique n’est pas une pratique que les démocraties dignes de ce nom devraient encourager. À l’inverse, la presse aurait dû révéler plus tôt le comportement du représentant Mark Foley, qui fut obligé de démissionner en septembre 2006. Pendant de nombreuses années, celui-ci avait en effet envoyé des courriers électroniques et des messages contenant des allusions explicitement sexuelles aux stagiaires adolescents qui travaillaient au Congrès, et l’on prétend même qu’il lui est arrivé d’avoir des rapports sexuels avec d’anciens stagiaires. Foley était Président du Comité de la Chambre pour les enfants disparus ou exploités, qui a notamment instauré une nouvelle législation pour lutter contre les agresseurs sexuels ainsi que des procédures plus strictes pour les traquer. Mais si la révélation est justifiée dans ce genre de situation, ce n’est pas parce que les 28/02/07 19:46:23 hommes politiques méritent d’être punis pour leur hypocrisie, ni même parce que l’hypocrisie est impardonnable en soi, c’est parce que leur hypocrisie sert une cause moralement condamnable 18. Lorsque nous évaluons la pertinence d’un cas aux réactions supposées, alors nous ne pouvons pas ne pas porter de jugements moraux substantiels. Même lorsqu’un journaliste choisit de révéler une affaire, en estimant qu’il appartient aux citoyens de juger si le comportement en question est justifiable ou non, il est en fait en train de juger lui-même que les réactions anticipées ne sont pas suffisamment graves pour contrebalancer la valeur de l’information des citoyens. Une fois que l’affaire est révélée, la décision est déjà prise. S’ils ne se prononcent pas sur le caractère légitime des réactions qu’ils anticipent, les journalistes (et plus généralement les citoyens), ne seront pas capables de faire la différence entre dévoiler l’orientation sexuelle d’une personne et révéler qu’un homme politique bat sa femme. À quel point la révélation détourne-t-elle des vrais débats ? dennis f. thompson La vie privée des politiques Le dernier critère fait un lien entre le comportement privé et les autres problèmes publics. Dans quelle mesure le fait d’être informé de ce comportement aide-t-il ou empêche-t-il les citoyens de s’informer sur les autres problèmes qui ont une réelle importance pour l’évaluation de la action des responsables politiques ? Concentrons-nous ici sur les effets de la loi de Gresham : la pipolisation évince-t-elle le débat de qualité ? Même lorsque les vices privés ont certaines répercussions sur les devoirs publics, les discussions sur la moralité des politiques ont une fâcheuse tendance à s’attarder trop longuement sur leur comportement privé aux dépens d’autres actions pourtant plus pertinentes pour leur charge. Lors des audiences pour la confirmation à la Cour Suprême de Clarence Thomas, la presse, le public et le Comité Judiciaire du Sénat ont accordé une plus vive attention à sa relation avec Anita Hill qu’à ses compétences en droit. Les effets de la loi de Gresham sont particulièrement dévastateurs lorsque – comme c’est ici le cas – des décisions irréversibles doivent être prises très rapidement, si bien que les distorsions ne peuvent pas être corrigées par la suite. 71 18 Si l’homme politique, de façon flagrante et sans aucun but public, ne montre aucune sensibilité morale, invitant ainsi à l’observation publique d’un comportement privé qui choquera de nombreuses personnes, la presse peut légitimement révéler un tel comportement, peu importe s’il est ou non moralement condamnable en lui-même. Cet homme politique échoue en effet à considérer la réaction raisonnable des citoyens. Les hommes politiques qui se conduisent ainsi sont coupables d’une forme du vice traditionnel qui consiste à « susciter le scandale » (Thomas d’Aquin, Question 43, « Scandale », in T. C. O’Brien, éd. et trad., Virtues of Justice in the Human Community, Londres, Blackfriars, 1972, vol. 35, p. 109-137). raison pub.indb 71 28/02/07 19:46:23 72 Les effets de loi de Gresham dépassent largement les cas particuliers comme ceux de Clarence Thomas et de Bill Clinton. L’accumulation des cas, leur nombre et leur mise en évidence croissants, contribuent à créer une couverture médiatique qui fausse notre pratique commune de la délibération. Les normes de la discussion – les considérations que l’on peut facilement identifier, les distinctions que l’on a déjà faites, les raisons que l’on accepte sur-le-champ – s’adaptent plus facilement aux controverses sur la vie privée qu’à celles sur la vie publique. Plus les citoyens renforcent leur capacité de délibération sur les détails aguicheurs de certains ébats sexuels (est-ce qu’il a vraiment placé sa main à cet endroit ?), moins ils seront enclins à développer leur sens de la délibération sur les nuances de la vie politique publique (doit-il soutenir cette réforme du programme de l’aide sociale ?). La délibération démocratique est rabaissée, et la responsabilité démocratique se voit ainsi érodée. Rendre publique la vie privée des responsables politiques nuit au processus démocratique parce que cela détourne l’attention des citoyens d’autres questions politiques plus importantes. En décidant s’il faut ou non révéler un comportement privé, ou si d’autres, que ce soit la presse ou les hommes politiques eux-mêmes, ont eu raison de le faire, la question qu’il faut garder à l’esprit doit toujours être : quels sont les effets sur la qualité du processus démocratique ? Le comportement est-il de ceux dont les citoyens doivent généralement avoir connaissance pour évaluer l’action de leurs représentants ? Et si le comportement est pertinent en ce sens, le degré de publicité qui lui est donné est-il proportionné à sa pertinence ? Les défauts de caractère révélés par ce comportement sont-ils étroitement et significativement liés à la fonction assumée (s’agit-il de vices politiques et non seulement personnels) ? Si une réaction publique négative est l’une des raisons qui nous pousse à rendre public ce comportement, cette réaction est-elle moralement justifiée ? La divulgation de ce comportement risque-t-elle de détourner les citoyens de l’attention qu’ils doivent accorder aux autres problèmes politiques, à propos desquels ils doivent juger l’action de leurs gouvernants (est-on certain qu’il n’y aura pas d’effet Gresham ?). Si les citoyens, les journalistes et les politiques eux-mêmes étaient plus nombreux à se poser ces questions, et s’ils contenaient plus souvent leur goût du scandale lorsqu’ils ne peuvent répondre positivement à l’une d’entre elles, la qualité du débat démocratique s’en trouverait certainement améliorée. D’ici là, les citoyens américains et, de plus en plus souvent, européens, continueront à subir les caprices d’une version politique de la loi de Gresham. Traduit de l’anglais par Kora Andrieu raison pub.indb 72 28/02/07 19:46:23 Grand angle raison pub.indb 73 73 raison publique n°6 • pups • 2007 Les chiffres sur l’extrême pauvreté dans le monde laissent toujours pantois. Et l’indignation le dispute alors à un sentiment d’impuissance : devant une situation aussi désespérante, la tentation est forte de refuser de lire plus avant. Tout cela est si loin, dépasse tellement nos faibles moyens et, d’ailleurs, est-il si sûr que nous en soyons vraiment responsables ? Le premier intérêt de l’article de Pogge est d’abord de rappeler fermement ces responsabilités, et de démontrer point par point l’incohérence de cette réponse à la Caïn : les règles du jeu économique mondial entravent de manière systématique la lutte contre la pauvreté, et ces règles sont dessinées, d’abord et avant tout, par les pays riches, soutenues et cautionnées par leurs citoyens. Mais le second intérêt de l’article est de ne pas entretenir un malaise impuissant ; il entend montrer au contraire où se situent les leviers d’une action réaliste : parce que la pauvreté mondiale est déterminée par des structures économiques et politiques internationales, il est illusoire de vouloir lutter contre elle en modifiant le comportement des acteurs individuels. La solution, pour Pogge, doit essentiellement passer par une réforme des institutions mondiales. Les droits de l’homme sont-ils une politique ? C’est en reconnaissant que la pauvreté mondiale est un problème déterminé par des institutions que nous cautionnons politiquement qu’ils peuvent en tout cas ne pas rester un vœu pieux. 28/02/07 19:46:24 raison pub.indb 74 28/02/07 19:46:24 RECONNUS ET BAFOUÉS PAR LE DROIT INTERNATIONAL : LES DROITS DE L’HOMME DES PAUVRES DU MONDE Thomas Pogge DROITS DE L’HOMME ET DEVOIRS AFFÉRENTS Les systèmes juridiques supranationaux, nationaux et subnationaux créent différents types de droits de l’homme. Le contenu de ces droits, et des obligations et contraintes légales qui leurs sont liées, dépend directement des corps législatifs, exécutifs et judiciaires qui les établissent et les interprètent. Mais après la Seconde Guerre mondiale s’est fait jour l’idée qu’il existe également des droits de l’homme « moraux », c’est-à-dire des droits dont la validité est indépendante de ces différentes institutions gouvernementales. En fait, la dépendance s’établit alors plutôt dans le sens inverse : ce n’est que dans la mesure où elles respectent ces droits moraux que les institutions peuvent prétendre à une légitimité, c’està-dire à la capacité de créer des obligations morales contraignantes et à l’autorité morale nécessaire pour faire respecter lois et règlements. Ces deux types de droits de l’homme peuvent coexister harmonieusement. Quiconque accorde de l’importance aux droits de l’homme, au sens moral, aura à cœur d’établir des lois qui facilitent leur réalisation. Et les avocats et les juges peuvent reconnaître que les lois et règlements qu’ils interprètent et façonnent visent à exprimer des droits de l’homme moraux préexistants. C’est ce que raison pub.indb 75 75 raison publique n°6 • pups • 2007 Le droit international, dans ses codes et ses pratiques, reconnaît de nombreux droits de l’homme. Ces droits sont censés garantir tous les êtres humains contre les maux les plus graves qui peuvent leur être infligés par leurs compatriotes ou par des étrangers. Pourtant, le droit international établit et maintient des structures institutionnelles qui contribuent largement à la violation de ces droits. Des éléments essentiels du droit international forment obstacle, de manière systématique, aux aspirations des populations pauvres à un gouvernement démocratique, aux droits civiques, à une indépendance économique minimale. Le fonctionnement d’institutions internationales aussi importantes que l’OMC, le FMI ou encore la Banque mondiale contribue de manière systématique à entretenir l’extrême pauvreté. 28/02/07 19:46:24 76 raison pub.indb 76 signifie l’expression : « des droits de l’homme reconnus internationalement ». Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) rappelle également que cette Déclaration proclame des droits de l’homme moraux qui existent indépendamment d’elle. Il vaut la peine d’y insister, parce que la distinction entre droits de l’homme légaux et moraux est rarement posée de manière claire. Et on croit trop souvent que les droits de l’homme sont ce que les gouvernements décident qu’ils sont. C’est peut-être vrai des droits de l’homme légaux, mais non des droits de l’homme moraux. Les gouvernements peuvent avoir leurs idées sur ce que les droits de l’homme moraux doivent être – c’est d’ailleurs ces idées qu’expriment la DUDH et les autres conventions et traités sur les droits de l’homme. Mais les gouvernements, quand bien même ils se réuniraient tous pour parler d’une seule voix, ne peuvent pas décider de l’existence de tels droits. La reconnaissance des droits de l’homme, au sens moral, est d’une importance capitale, parce qu’elle fournit un critère indépendant pour juger le droit international existant. Le système juridique lui-même peut fournir un critère d’évaluation plus limité : on peut chercher à déterminer s’il garantit dans les faits les droits de l’homme qu’il reconnaît officiellement. Mais une telle évaluation, purement interne, est à la merci d’un changement légal. Le potentiel critique des droits de l’homme au sens légal peut être sapé par une modification du droit – qu’il s’agisse d’une reformulation explicite ou d’un amendement (législation « anti-terroriste »), d’une décision judiciaire qui rend la loi cohérente avec les droits de l’homme en les édulcorant, ou de précédents qui modifient la jurisprudence du droit international (comme la reconnaissance des occupations préventives, ou du statut d’« ennemis combattants »). Parce qu’ils dépendent de la solidité d’un raisonnement plutôt que de la bonne volonté des dirigeants, les droits de l’homme moraux procurent un fondement plus solide pour une évaluation critique, et c’est sur eux que je m’appuie. Je considère donc les droits de l’homme et les devoirs afférents de manière suffisamment étroite pour être sûr que les prémisses morales sur lesquelles je m’appuie seront largement acceptées. Je ne prétends pas épuiser le contenu des droits de l’homme – je prétends simplement établir les conditions minimales de leur application. Je me concentre ici sur la situation des droits des plus pauvres du monde, parce que c’est surtout eux qui souffrent actuellement de la violation des droits de l’homme. Les droits socio-économiques, comme celui à « un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux » (DUDH, § 25), sont actuellement les droits les plus fréquemment violés, et de loin. Leur violation systématique joue également un grand rôle dans le déficit mondial de droits civiques et politiques, qui dépendent de la mise en place de 28/02/07 19:46:24 1 D’après les travaux de Chen et Ravallion (« How Have the World’s Poorest Fared since the Early 1980s ? », World Bank Research Observer, 2004, n° 9, p. 153), qui ont dirigé les évaluations sur la pauvreté à la Banque mondiale pendant plus d’une décennie. Ces auteurs soulignent également que 1,089 milliards d’êtres humains vivent avec moins de la moitié de cette somme (c’est-à-dire 1 dollar par jour). Et il est probable que des défauts dans la méthodologie de la Banque mondiale conduisent à sous-estimer le problème de la pauvreté dans le monde (Reddy S. & Pogge T., « How Not to Count the Poor », in Anand S. & Stiglitz J. (dir.), Measuring Global Poverty, Oxford, Oxford University Press, 2006). 2 L’organisation internationale du travail (OIT) affirme qu’« environ 250 millions d’enfants entre 5 et 14 ans travaillent dans les pays en voie de développement – 120 millions à plein temps, 130 millions à temps partiel » (www.ilo.org/public/english/standards/ipec/simpoc/stats/4stt.htm). Parmi eux, 170,5 millions font un travail dangereux et 8,4 millions travaillent dans les pires conditions possibles : esclavage, travail forcé, recrutement forcé pour des conflits armés, prostitution ou pornographie, production ou trafic de drogues illégales (ILO, 2002, p. 9, 11, 17 et 18). raison pub.indb 77 77 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… la démocratie et de l’État de droit. Les personnes les plus pauvres – souvent diminuées physiquement et mentalement à cause de la malnutrition, illettrées par défaut de scolarisation, préoccupées avant tout par la survie de leur famille – ne peuvent causer ni grand tort ni grand profit à ceux qui sont chargés de les gouverner. Ces derniers ont donc bien moins d’incitations à prendre soin de leurs intérêts que de ceux d’individus plus puissants (y compris les entreprises et gouvernements étrangers, ou les touristes). Dans cet article, l’expression de pauvres sera comprise de manière étroite : ceux qui n’ont pas accès aux biens nécessaires à la survie minimale – nourriture et eau potable, vêtement, logement, soins médicaux élémentaires et éducation. Cette définition étroite de l’extrême pauvreté correspond à peu près au seuil de deux dollars par jour fixé par la Banque mondiale. D’après ces critères, un foyer américain est considéré comme « pauvre » si son revenu annuel par personne se situe en dessous de 1043 $ (www.bls.gov/cpi/home.htm). Quelque 2,735 milliards d’êtres humains – soit 44 % de la population mondiale – se situent ainsi officiellement sous ce seuil, et pour beaucoup bien en dessous 1. Les effets de l’extrême pauvreté sont sidérants. On évalue à 831 millions le nombre d’individus qui sont régulièrement malnourris, à 1 197 milliards ceux qui n’ont pas accès à de l’eau potable, et à 2,747 milliards le nombre de ceux qui n’ont pas accès à des soins élémentaires (PNUD, 2004). Environ 2 milliards de personnes n’ont pas accès aux médicaments de base (www.fic.nih.gov/abouts/ summary.html). 1 milliard n’a pas de logement convenable et 2 milliards n’ont pas l’électricité (PNUD, 1998). 876 millions d’adultes sont illettrés (www.uis. unesco.org) et 250 millions d’enfants entre 5 et 14 ans travaillent hors de leur foyer – souvent dans des conditions dures et cruelles : comme soldats, prostitués, domestiques, ou dans l’agriculture, le bâtiment, le textile, la production de tapis 2. À peu près un tiers des décès dans le monde, c’est-à-dire 18 millions par an, sont liés à la pauvreté et seraient facilement prévenus par une meilleure 28/02/07 19:46:25 78 alimentation, l’accès à l’eau potable, des packs de réhydratation, vaccins, antibiotiques et autres médicaments, tous peu coûteux 3. Les gens de couleur, les femmes et les très jeunes sont largement surreprésentés dans la population pauvre et souffrent le plus de ces effets de la pauvreté 4. L’importance pour la survie de certains biens élémentaires ne fait pas question ; mais l’existence de droits économiques et sociaux est controversée, tout particulièrement aux États-Unis, lesquels n’ont jamais ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Une partie de la polémique tient à ce que l’on suppose à tort qu’un droit à ne pas vivre dans la pauvreté entraînerait des devoirs positifs. L’idée que les droits de l’homme imposeraient de tels devoirs positifs d’aider et de protéger tout être humain susceptible de souffrir de privations sévères, est largement rejetée par les ÉtatsUnis et d’autres pays riches. Mais ce qu’on refuse, en l’occurrence, ce n’est pas un type particulier de droits, mais un type de devoirs : les devoirs positifs. Ceux qui refusent l’idée que les étrangers très pauvres peuvent légitimement, en vertu des droits de l’homme, exiger une aide économique refusent également l’idée qu’ils puissent légitimement, en vertu de ces mêmes droits de l’homme, exiger quelque aide et protection que ce soit – contre le génocide, l’esclavage, la torture, la tyrannie, ou la persécution religieuse. Ce qui est refusé, ce n’est pas les droits de l’homme en tant que tels, ni même une catégorie particulière de droits. Ce sont les devoirs imposés par les droits de l’homme, et donc tout type de droits qui entraîne des devoirs positifs. Certains rejettent avec passion ces devoirs imposés par les droits de l’homme ; d’autres les défendent avec une égale ferveur ; pour ma part, je vais laisser cette question de côté, sans prendre parti. Pour que ma démonstration puisse recueillir le plus large assentiment possible, je vais entendre les droits de l’homme de manière étroite, comme s’ils n’imposaient que des devoirs négatifs. De cette façon, mon argument sera recevable par ceux qui rejettent l’idée de devoirs positifs imposés par les droits de l’homme, parce qu’ils acceptent néanmoins 3 En 2002, il y a eu à peu près 57 millions de décès. Les principales causes directement liées à la pauvreté représentaient : 1,798 millions pour la diarrhée, 0,485 millions pour la malnutrition, 2,462 millions pour les conditions d’accouchement et 0,510 millions pour les suites de l’accouchement, 1,124 millions pour les maladies infantiles (principalement la rougeole), 1,566 millions pour la tuberculose, 1,272 millions pour la malaria, 0,173 millions pour la méningite, 0,157 millions pour l’hépatite, 0,129 millions pour les maladies tropicales, 3,963 millions pour les maladies respiratoires (surtout la pneumonie), 2,777 millions pour le sida et 0,180 millions pour les autres maladies sexuellement transmissibles (OMS, 2004, p. 120-125). 4 Les enfants de moins de cinq ans forment environ 60 % des morts annuelles liées à la pauvreté, soit 10,6 millions (UNICEF, 2005, couverture intérieure). La surreprésentation féminine est établie dans les documents de l’UNIFEM (2001), du PNUD (2003, p. 310-330), et de l’UNRISD (2005). raison pub.indb 78 28/02/07 19:46:25 5 Je précise « sans fournir de compensation », pour exclure des gens comme Oskar Schindler (tel que le décrit le film de Spielberg). Par ses activités industrielles et ses impôts, Schindler participait au maintien des institutions et politiques du régime nazi. Mais cela lui permettait de compenser largement ces contributions par la protection des victimes. Sa conduite servait les devoirs négatifs de respect des droits des victimes du Troisième Reich – tout aussi bien que s’il avait fui l’Allemagne. En fait, de cette façon, Schindler a bien plus aidé les victimes qu’il n’aurait pu le faire en émigrant. raison pub.indb 79 79 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… l’idée de devoirs négatifs contraignants tels que : ne pas torturer, ne pas violer, ne pas détruire les récoltes et les réserves de nourriture nécessaires à la survie. Mon argument pourra bien sûr être reçu également par ceux qui admettent de tels devoirs positifs : si je ne m’appuie pas sur eux, je ne les nie pas pour autant. Les devoirs négatifs prennent deux formes : interactionnelle et institutionnelle. Le droit à ne pas être torturé est violé par les bourreaux, mais aussi par ceux qui contribuent à instituer un système tel que des êtres humains puissent être soumis à la torture. Cette dernière catégorie concerne les fonctionnaires et les politiques qui autorisent ou ordonnent la torture. Mais elle concerne également le citoyen ordinaire qui contribue, sans fournir de compensation, à la stabilité de ces institutions sociales qui donnent lieu à la violation, pourtant évitable, de droits humains. Par exemple, parce qu’ils ont soutenu un régime foncièrement injuste, beaucoup d’Allemands ont facilité les violations des droits de l’homme auquel il a donné lieu. Ils ont participé à un crime collectif et ont violé les droits des victimes, même s’ils n’ont pas tué ou torturé en personne 5. Même les conservateurs et les libertariens, qui refusent généralement l’idée d’un droit de subsistance, doivent reconnaître comme des violations aux droits de l’homme certains systèmes institutionnels qui, de manière prévisible, et évitable, produisent une pauvreté qui met la vie en danger – le système féodal de la France de l’Ancien Régime, ou de la Russie tsariste, par exemple, ou bien encore la politique économique de Staline des années 1930 à 1933, qui a fait mourir de faim 7 à 10 millions de paysans, principalement en Ukraine, territoire qu’il tenait pour hostile à son régime. Je vais à présent laisser de côté la question des devoirs négatifs de type interactionnel et considérer uniquement les devoirs négatifs institutionnels liés aux droits de l’homme. Je soutiens que la majeure partie du déficit de droits de l’homme dans le monde relève actuellement de facteurs institutionnels : les arrangements institutionnels nationaux de beaucoup de pays dits « en voie de développement », dont les élites économiques et politiques sont responsables au premier chef ; mais aussi les arrangements institutionnels internationaux, qui relèvent de la responsabilité des gouvernements et des citoyens des pays riches. En ce qui concerne ce second point, je soutiens que les arrangements 28/02/07 19:46:25 80 internationaux actuels tels qu’ils sont exprimés dans le droit international sont une violation collective des droits de l’homme, d’importance gigantesque, perpétrée au premier chef par les individus les plus riches. Le fondement moral de mon argument a été formulé avec concision il y a plus de cinquante ans : « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet » (DUDH, § 28, § 22). Ma lecture de cet article repose sur quatre hypothèses interprétatives fort simples : (1) Les différents systèmes institutionnels qui ne satisfont pas à l’article 28 peuvent être classés selon qu’ils s’approchent plus ou moins d’une réalisation complète des droits de l’homme : tout système social devrait être structuré de manière à réaliser les droits de l’homme de manière aussi complète que possible. (2) La capacité d’un système institutionnel donné à réaliser les droits de l’homme se mesure par la manière dont ces droits sont en général – ou seraient en général – réalisés. (3) Un système institutionnel réalise un droit dans la mesure où (si et seulement si) ce droit est rempli pour les individus qui vivent dans ce système. (4) Un droit est rempli pour un individu donné si et seulement si cet individu jouit d’un accès sûr à l’objet de ce droit. D’après ces quatre hypothèses, l’article 28 signifie que la qualité morale, ou la justice, d’un ordre institutionnel donné dépend d’abord de sa capacité à assurer à tous ses participants un accès sûr aux objets des droits de l’homme : tout ordre institutionnel doit être évalué et réformé d’abord en fonction de ses conséquences relatives pour la réalisation des droits de l’homme 6. Un ordre institutionnel viole les droits de l’homme s’il donne lieu, de manière prévisible, à un déficit substantiel et évitable de droits. COMMENT L’ORDRE MONDIAL ACTUEL ENGENDRE UNE PAUVRETÉ EXTRÊME ET MASSIVE 7 Chaque jour, 50 000 personnes, surtout des femmes, des enfants, et des gens de couleur, meurent de faim, de diarrhée, pneumonie, tuberculose, malaria, 6 « Conséquences relatives » parce qu’il s’agit d’un jugement comparatif pour estimer si les droits de l’homme sont mieux ou moins bien servis dans un ordre donné ou dans d’autres ordres alternatifs possibles. 7 La seconde partie de cet essai est tirée d’un texte plus développé : « Severe Poverty as a Human Right », paru dans Pogge T., Freedom from Poverty as a Human Right : Who Owes What to the Very Poor, Oxford, Oxford University Press, 2005. Je remercie l’UNESCO de m’avoir autorisé à reprendre ce texte. raison pub.indb 80 28/02/07 19:46:26 La thèse de la pauvreté intérieure Certains nient que des modifications apportées aux institutions mondiales puissent avoir des effets significatifs sur l’évolution de l’extrême pauvreté dans le monde : celle-ci s’expliquerait par des facteurs exclusivement nationaux ou locaux. John Rawls fournit un exemple paradigmatique de cette argumentation. Il soutient que, lorsque les sociétés n’arrivent pas à se développer, « la difficulté est le plus souvent constituée par la nature de la culture politique publique et des traditions religieuses et philosophiques qui sous-tendent ces institutions. Les grands maux sociaux dans les sociétés pauvres sont généralement un pouvoir oppresseur et des élites corrompues » 8. Il ajoute que « les causes de la richesse d’un peuple et les formes qu’elle prend dépendent de sa culture politique et des traditions religieuses, philosophiques et morales qui soustendent la structure de base de ses institutions politiques et sociales, ainsi que du zèle et des talents coopératifs de ses membres, soutenus par des vertus politiques… la culture politique d’une société revêt une importance cruciale… Cruciale également est la politique de natalité du pays » 9. Par conséquent, 81 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… rougeole, suites de l’accouchement, et autres causes liées à la pauvreté. Ce quota de morts quotidien atteint celui du tsunami de décembre 2004 chaque semaine, et rejoint, en trois ans, le nombre total des morts de la Seconde Guerre mondiale, camps de concentration et goulag compris. Je crois que l’essentiel de ce chiffre, et le problème de la pauvreté plus largement, peut être évité au prix de modifications minimes à l’ordre international, qui ne diminueraient que très peu le revenu des plus riches. Les gouvernements des pays riches y mettent leur veto, en défendant brutalement leurs intérêts propres, ceux de leurs entreprises et de leurs citoyens : ils ont mis sur pied et maintiennent un ordre institutionnel mondial qui, continuellement, et de manière complètement prévisible, engendre un large excès de pauvreté et de morts prématurées. Il y a trois façons de contester cette accusation. On peut nier que quelque modification apportée à l’ordre mondial puisse avoir un résultat significatif sur l’évolution de la pauvreté dans le monde. Si cette première stratégie échoue, on peut prétendre que l’ordre existant est optimal, ou quasi optimal, en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté. Si cette deuxième stratégie échoue à son tour, on peut affirmer que l’ordre actuel, quoique sous-optimal, n’est pourtant pas la cause de l’extrême pauvreté, mais échoue simplement à réduire une pauvreté qui dépend d’autres facteurs. Je commence par discuter ces trois stratégies. 8 Rawls J., Le Droit des gens [1993], trad. B. Guillarme, Paris, Éditions Esprit, 1996, p. 86. 9 Rawls J., Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique [1999], trad. B. Guillarme, Paris, Éditions La Découverte, 2006. raison pub.indb 81 28/02/07 19:46:26 82 raison pub.indb 82 Rawls affirme que notre responsabilité morale en ce qui concerne l’extrême pauvreté à l’étranger se limite à un « devoir d’assistance » (ibid.). Il n’est pas inutile de rappeler que le niveau de développement social, économique et culturel actuel des différents peuples est le résultat d’une histoire. Et cette histoire comprend l’esclavage, le colonialisme, le génocide. Même si ces crimes énormes appartiennent désormais au passé, ils ont laissé en héritage des inégalités considérables, qui seraient inacceptables, même si chaque peuple était désormais maître de son propre développement. On répond souvent que le colonialisme appartient à une histoire trop ancienne pour expliquer la pauvreté et les inégalités actuelles. Pourtant, en 1960, au moment où l’Afrique s’est libérée du joug colonial européen, le rapport des revenus par tête était de 30 pour 1. Même si l’Afrique avait connu une croissance régulière d’un point supérieure à celle de l’Europe, ce ratio serait toujours de 19 pour 1 à l’heure actuelle. À ce rythme, l’Afrique ne rattraperait l’Europe qu’au début du xxive siècle. Une situation d’inégalité économique aussi flagrante a également pour conséquence évidente une inégalité dans la compétence et dans le pouvoir de négociation dont Africains et Européens disposent pour déterminer les termes de leurs rapports. Des relations fondées sur un tel contexte d’inégalités vont, selon toute vraisemblance, profiter au plus fort et accentuer l’inégalité économique de départ. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi l’inégalité du revenu par tête a en réalité augmenté pour atteindre un rapport de 40 pour 1 : depuis la décolonisation, la croissance annuelle moyenne du revenu par tête a été inférieure de 0,7 % en Afrique par rapport à l’Europe. De manière tout à fait étonnante, Rawls semble considérer qu’une telle inégalité économique établie est moralement acceptable, pourvu qu’elle ait sa source dans les choix antérieurs faits librement par chaque peuple. Mais cette justification est sans pertinence pour le monde qui est le nôtre : l’avantage économique considérable dont nous jouissons est marqué de manière indélébile par la manière dont il s’est creusé au cours d’un unique processus historique qui a saccagé les sociétés et les cultures de quatre continents. Mais si on laisse de côté l’héritage des crimes du passé, ne peut-on pas dire que, en ce qui concerne la période post-coloniale, marquée par une croissance impressionnante du revenu par tête, les causes de la persistance de l’extrême pauvreté, et donc les clés de son éradication, se trouvent bien entre les mains des pays pauvres ? Cette opinion peut sembler séduisante au regard des scénarios de développement radicalement divergents qu’ont connus les anciennes colonies au cours des quarante dernières années. Certaines ont connu un développement économique remarquable et une diminution spectaculaire de la pauvreté, tandis que d’autres ont vu la pauvreté s’aggraver et le revenu par tête décroître. 28/02/07 19:46:26 L’ordre mondial actuel vu par Pangloss Une fois acceptée l’idée que la forme que nous donnons à l’économie internationale a des conséquences sur l’évolution de la pauvreté dans le monde, il devient intéressant d’essayer d’évaluer l’ordre existant en fonction de ses conséquences sur l’extrême pauvreté. On entend souvent dire à ce propos que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles : l’ordre mondial actuel serait optimal ou quasi optimal en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté. Il existe un contre-argument simple, en quatre étapes. Premièrement, éradiquer la pauvreté n’est pas le seul but qui anime ceux qui donnent forme aux institutions mondiales. Ils sont également sensibles aux intérêts de leur propre gouvernement et à ceux de leurs compatriotes. Deuxièmement, au moins en ce qui concerne les négociateurs issus des pays les plus riches, ces intérêts coïncident rarement – et c’est un euphémisme – avec les moyens nécessaires à l’éradication de la pauvreté. Lorsqu’il s’agit de négocier les caractéristiques de l’ordre mondial, les décisions qui bénéficient aux gouvernements, entreprises, citoyens des pays les plus riches sont rarement les plus à même d’éradiquer la pauvreté dans les raison pub.indb 83 83 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Des trajectoires nationales aussi divergentes n’indiquent-elles pas clairement que leurs causes se trouvent dans des facteurs purement nationaux ? N’est-il pas clair que la persistance de l’extrême pauvreté est due à des facteurs locaux ? Quelque courant et accepté qu’il soit, ce raisonnement est pourtant fallacieux. Lorsque les trajectoires économiques nationales divergent, il doit effectivement exister des facteurs locaux pour rendre compte de cette évolution. Mais il ne s’ensuit pas que les facteurs internationaux ne jouent aucun rôle pour expliquer cette divergence. Et il s’ensuit encore moins que ces facteurs internationaux ne jouent aucun rôle pour expliquer comment l’incidence globale de l’extrême pauvreté évolue au cours du temps. Exposer le sophisme n’est pas encore régler la question. Les divergences flagrantes de l’évolution de la pauvreté dans différents pays ne prouvent pas que des facteurs institutionnels internationaux ne jouent pas un rôle considérable. Mais qu’en est-il dans les faits ? Dans le monde contemporain, les échanges économiques internationaux et même intranationaux sont modelés en profondeur par un système élaboré de traités et de conventions sur le commerce, les investissements, les prêts, les licences, les copyrights, les marques, la double taxation, les règles du travail, la protection de l’environnement, l’usage des ressources maritimes, etc. Ces différents aspects de l’ordre institutionnel mondial actuel traduisent des choix bien précis parmi un large éventail de possibilités. Et il n’est pas pensable que ces différentes manières d’organiser l’économie mondiale aient pu produire la même évolution d’ensemble et la même répartition géographique de la pauvreté dans le monde. Nous y reviendrons. 28/02/07 19:46:26 84 pays en voie de développement. Troisièmement, lorsqu’un tel conflit d’intérêts surgit, les négociateurs des pays riches donnent généralement la priorité (et c’est ce qu’on leur demande) aux intérêts des gouvernements, entreprises et citoyens de leur pays d’origine plutôt qu’à ceux des pauvres du monde. Quatrièmement, les pays riches jouissent d’un considérable avantage en termes de pouvoir de négociation. Ils représentent 15,5 % de la population mondiale, mais 80,4 % de sa richesse (Banque mondiale, 2005) et peuvent mettre à très haut prix l’accès à leurs gigantesques marchés. Cet avantage dans la négociation permet aux pays riches d’adopter les mesures qui satisfont leurs intérêts plutôt que les exigences de la lutte contre la pauvreté. Ces quatre étapes conduisent à une conclusion évidente : on doit s’attendre à ce que la construction du système international reflète les intérêts des gouvernements, entreprises et citoyens des pays riches bien plus que les exigences de la lutte contre la pauvreté dans le monde, dans la mesure où ces deux buts sont en conflit l’un avec l’autre. Tout indique que ce contre-argument est bel et bien fondé : les règles du jeu sont en faveur des pays riches et leur permettent de continuer à protéger leurs marchés au moyen de quotas, tarifs douaniers, taxes anti-dumping, crédits à l’exportation et aides financières aux producteurs locaux, que les pays pauvres ne sont pas autorisés à ou n’ont pas les moyens de mettre en place 10. On peut également songer aux règlements de l’OMC concernant l’investissement international ou le droit régissant la propriété intellectuelle 11. 10 Dans un discours récent, « Cutting Agricultural Subsidies » (globalenvision.org/ library/6/309), le chef économiste de la Banque mondiale Nick Stern révèle qu’en 2002, les pays riches ont dépensé environ 300 milliards de dollars en aides à l’exportation pour les seuls produits agricoles, soit six fois le montant de l’aide au développement. Il affirme que les vaches reçoivent des subventions annuelles à hauteur de 2 700 dollars au Japon et 900 dollars en Europe – ce qui est bien supérieur au revenu annuel de bien des êtres humains. Il cite également les actions protectionnistes anti-dumping, l’application bureaucratique des critères de sécurité et d’hygiène, les tarifs et les quotas sur le textile comme autant de barrières aux exportations des pays en voie de développement : « Chaque emploi dans le secteur du textile dans un pays industrialisé, protégé par ces barrières, coûte environ 35 emplois dans ce secteur dans les pays pauvres ». Stern critique en particulier les tarifs douaniers progressifs – des taxes moins élevées sur les matières brutes, mais qui augmentent rapidement à chaque étape de production et de valeur ajoutée – pour leurs conséquences dramatiques sur l’industrie et l’emploi dans les pays en voie de développement : cela contraint le Ghana et la Côte d’Ivoire à n’exporter que des graines de cacao brutes, l’Ouganda et le Kenya à exporter des grains de café crus, le Mali et le Burkina Faso à exporter le coton brut. Il estime qu’une élimination totale des subventions pour la protection et la production agricoles dans les pays riches se traduirait par une augmentation des exportations agro-alimentaires en provenance des pays moins riches de 24 %, et par une augmentation du revenu annuel total de ces pays d’environ 60 milliards de dollars (sachant que les trois-quart des pauvres du monde vivent dans des zones agricoles). 11 L’Accord sur les droits de propriété intellectuelle liée au commerce a été signé en 1995. Pour une discussion de son contenu et de ses conséquences, cf. PNUD, 2001, chapitre 5 ; Correa C., raison pub.indb 84 28/02/07 19:46:27 Intellectual Property Rights, the WTO and Developing Countries : The TRIPs Agreement and Policy Options, Londres, Zed Books, 2000 ; Juma C., « Intellectual Property Rights and Globalization. Implications for Developing Countries », Science, Technology and Innovation Discussion Paper n° 4, Harvard Center for International Development, 1994 ; Watal J., « Access to Essential Medicines in Developing Countries: Does the WTO TRIPS Agreement Hinder It ? », Science, Technology and Innovation Discussion Paper n° 8, Harvard Center for International Development, 2002 ; Pogge T., « Human Rights and Global Health: A Research Program », in Barry C. & Pogge T. (dir.), Global Institutions and Responsibilities, special issue of Metaphilosophy, 2005, n° 36, vol. 1-2, p. 182-209 et www.cptech.org/ip. 12 J’utilise ici les inégalités de revenu pour fonder mon argument. Et pourtant, les inégalités de richesse sont, bien sûr, bien plus grandes encore (cf. PNUD, 1999 ; PNUD, 1998), parce que les personnes riches sont le plus souvent en possession de biens qui valent plus que leur revenu annuel, à l’inverse des personnes pauvres. 13 De nombreux économistes prétendent que cette comparaison est trompeuse, et qu’il vaudrait mieux l’établir en termes de parité de pouvoir d’achat : dans ce cas, le « véritable » rapport entre les quintiles ne serait « que » de 13 pour 1. Cependant, les taux du marché des changes demeurent la mesure la plus pertinente pour estimer le pouvoir de négociation des différents pays. Les taux du marché des changes sont également la bonne mesure pour estimer l’aspect évitable de la pauvreté (l’idée que seulement 1 % des revenus nationaux des pays riches suffirait à élever le revenu national des pays pauvres de 66 %). En ce qui concerne la comparaison des niveaux de vie, les taux du marché des changes sont effectivement inadéquats. Mais les comparaisons de pouvoir d’achat posent également problème pour l’évaluation des très bas revenus parce que le schéma général de consommation des personnes extrêmement pauvres diffère énormément du schéma général de consommation sur lequel les parités de pouvoir d’achat sont établies. En utilisant ce critère, on prétend que les pauvres ne sont pas si mal lotis, parce que les services sont meilleur marché là où ils vivent. Mais ce coût peu élevé du travail ne leur profite pas en tant que consommateurs, parce qu’ils doivent concentrer leur maigre revenu sur les biens de première nécessité. Voir Reddy & Pogge, op. cit., pour des détails. raison pub.indb 85 85 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Ces règles asymétriques contribuent à augmenter la part de la croissance mondiale qui revient aux pays riches et à diminuer celle qui revient aux pays pauvres, par rapport à la situation qui prévaudrait avec des règles symétriques de concurrence libre et ouverte. Les asymétries de la réglementation permettent aux pays riches de renforcer encore plus leur supériorité 12. L’inégalité s’est creusée : le rapport entre le revenu du cinquième des habitants vivant dans les pays les plus riches de la planète et le cinquième vivant dans les pays les plus pauvres était de 30 pour 1 en 1960, de 60 pour 1 en 1990, et de 74 pour 1 en 1997. Par le passé, la différence de revenu entre les pays les plus riches et les pays les moins riches est passée de 3 pour 2 en 1820, à 7 pour 1 en 1870 puis à 11 pour 1 en 1913 (PNUD, 1999). Pour 2003, il semble que ce rapport soit de 66 pour 1 (d’après mon calcul à partir des données de la base World Development Indicators). Ces comparaisons entre les revenus nationaux moyens sont établies à partir des taux du marché des changes 13. La tendance générale n’est pas plus encourageante en ce qui concerne le revenu des foyers à travers le monde en termes de pouvoir d’achat : pendant les cinq premières années de la période 28/02/07 19:46:27 86 actuelle de mondialisation, « l’inégalité dans le monde a augmenté (…) pour passer d’un coefficient Gini de 62,8 en 1988 à un coefficient de 66 en 1993. Cela représente une augmentation de 0,6 points Gini par an. C’est une augmentation extrêmement rapide, plus rapide que celles qu’ont connues les États-Unis et la Grande-Bretagne pendant la même période. (…) Les 5 % les plus pauvres du monde se sont appauvris entre 1988 et 1993 de ¼ [ !], tandis que le quintile le plus riche s’enrichissait. Il a gagné 12 % en valeur réelle, c’est-à-dire qu’il a augmenté deux fois plus que le revenu mondial (5,7 %) » 14. Les indicateurs généraux sur la pauvreté et la malnutrition le confirment 15, les pauvres du monde ne profitent pas équitablement de la croissance mondiale. Ces éléments suffisent à invalider le point de vue de Pangloss : l’ordre mondial actuel n’est pas optimal pour l’éradication de la pauvreté, très loin de là. Cet objectif serait bien mieux servi si l’on accordait une aide financière aux pays pauvres plutôt que de les contraindre à embaucher des experts de premier plan pour les aider à présenter leurs intérêts dans les négociations de l’OMC, à présenter des représentants au siège genevois de l’OMC, à plaider des causes devant l’OMC, et à se débattre dans l’océan de réglementations dont on exige la mise en place. On lutterait bien plus efficacement contre la pauvreté en allégeant les contraintes à l’exportation : le déficit de 700 milliards de dollars dû au protectionnisme des pays riches (UNCTAD, 1999) représente à peu près 10 % du PIB additionné de tous les pays en voie de développement. On lutterait plus efficacement contre la pauvreté si le Traité de l’OIT comprenait un salaire minimum, des limitations minimales des horaires de travail, des restrictions sur les conditions de travail qui permettraient de limiter la « course vers le bas » à laquelle se livrent les pays pauvres pour attirer les investisseurs étrangers en leur offrant une force de travail corvéable à merci. On lutterait plus efficacement contre la pauvreté si la Convention sur le droit de la mer garantissait aux pays pauvres une part de la valeur des ressources maritimes recueillies 16 et si les pays riches étaient contraints de payer pour les externalités négatives qu’ils imposent aux pays pauvres : la pollution que nous avons engendrée pendant des décennies et ses effets sur l’environnement et le climat, l’épuisement rapide des ressources naturelles, la contribution de nos touristes sexuels à la propagation de l’épidémie de sida en Asie et pour la violence que causent notre demande en drogue et notre lutte contre la drogue. 14 Milanovic B., « True World Income Distribution, 1988 and 1993: First Calculation Based on Household Surveys Alone », The Economic Journal, 2002, n° 112, vol. 1, p. 88. 15 Le PNUD rapporte chaque année le nombre de personnes malnourries, qui s’est fixé autour de 800 millions. Pour la période 1987-2001, Chen et Ravallion (2004, p. 153) rapportent une baisse de 7 % dans la population vivant avec moins de 1 dollar par jour, mais une augmentation de 10,4 % de la population vivant avec moins de 2 dollars par jour. 16 Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., p. 125-126. raison pub.indb 86 28/02/07 19:46:27 On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Mais je crois qu’il est déjà suffisamment clair qu’on pourrait apporter des modifications à l’ordre mondial existant, à même de diminuer considérablement l’extrême pauvreté, pour la ramener bien en deçà des chiffres actuels. L’ordre mondial est tout sauf optimal en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté. L’ordre mondial n’est-il pas simplement moins bon qu’il ne pourrait être ? raison pub.indb 87 87 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Les deux premiers arguments avancés sont manifestement intenables : qu’en est-il du troisième ? Peut-on dire que les institutions mondiales, assurément sous-optimales en termes de réduction de la pauvreté, ne causent cependant aucun tort aux pauvres du monde et ne violent pas les droits de l’homme ? Qu’en est-il de cette position ? Il est particulièrement important de répondre à cette objection si, comme je le fais ici, on ne prend l’idée de droits de l’homme que dans le sens étroit : c’est-àdire en ne considérant comme violation des droits de l’homme que les actions positives qui violent un devoir négatif. En s’appuyant sur cette acception étroite, les pays qui imposent l’ordre mondial actuel pourraient proposer l’argument suivant : il est vrai que l’extrême pauvreté est plus importante avec l’ordre actuel qu’elle pourrait l’être avec un autre système, qui améliorerait l’accès des pauvres du monde aux médicaments et vaccins, à l’éducation élémentaire, aux repas scolaires, à l’eau potable et aux systèmes d’irrigation, aux logements, aux centrales et réseaux électriques, aux banques et au microcrédit, à la route, au rail et aux réseaux de communication, aux possibilités d’exportations vers le monde développé. Mais il ne s’ensuit pas que l’ordre mondial existant cause cette pauvreté supplémentaire ou ce supplément de décès liés à la pauvreté, qu’il blesse ou tue qui que ce soit, qu’il viole les droits de l’homme. Simplement, cet ordre ne profite pas à ces personnes, ne protège pas la vie humaine autant qu’il le pourrait. Et on pourrait dire la même chose de notre décision d’imposer l’ordre mondial actuel plutôt qu’un autre, qui réduirait la pauvreté : cette décision ne cause nullement un supplément de pauvreté ou de décès, il ne viole pas les droits de l’homme en blessant ou tuant des gens. Simplement, il ne bénéfice pas à certains individus et n’évite pas certains décès. Collectivement ou individuellement, nous ne faisons simplement pas tout ce que nous pourrions pour réaliser les droits de l’homme. Ce type d’argumentation en appelle à la distinction entre acte et omission. Il a pour but de diminuer l’importance morale de la décision des pays riches d’imposer l’ordre mondial actuel plutôt qu’un autre, qui pourrait diminuer la pauvreté, en y voyant une simple omission. Pourtant, les pays concernés sont incontestablement actifs lorsqu’ils formulent les règles économiques qui leur conviennent, luttent pour leur adoption, et pour leur mise en place. C’est 28/02/07 19:46:28 88 un fait indiscutable. L’argument ne peut donc être efficace que s’il applique la distinction acte/omission à un autre niveau : non pas dans le rapport des gouvernements aux règles édictées, mais dans le lien entre ces règles et l’extrême pauvreté. L’idée étant que les règles qui gouvernent l’économie mondiale ne sont pas les causes directes de cette pauvreté supplémentaire, qui blesse et tue, mais négligent simplement de prévenir l’extrême pauvreté, de protéger les individus contre ces maux. La distinction entre actes et omissions est déjà problématique lorsqu’on l’applique à la conduite des agents individuels ou collectifs. L’appliquer aux institutions et aux règles sociales semble d’abord déroutant. Lorsqu’un système engendre plus de décès prématurés qu’un autre, pourtant également faisable, on est autorisé à dire qu’il y a un excès de décès dans le système existant. Mais comment distinguer parmi ces décès ceux que le système cause positivement (qu’il produit) et ceux qu’il néglige simplement de prévenir (qu’il laisse arriver) ? Trois idées pourraient soutenir cet argument. Le recours à des comparaisons de niveaux de pauvreté La « mondialisation » nuit-elle ou profite-t-elle aux pauvres du monde ? Cette question d’apparence purement empirique joue un rôle capital dans les débats sur l’ordre mondial actuel, et en particulier, sur les traités de l’OMC, ou sur le rôle du FMI, de la Banque mondiale, du G7/G8 et de l’OCDE. Nuisance et profit sont des notions relatives : il s’agit de savoir si les individus s’en trouvent mieux ou moins bien. Mais quel est le standard implicite auquel est confronté l’État actuel des pauvres dans le monde ? Quel est le destin en comparaison duquel ils se trouvent mieux ou moins bien lotis, et qui permet de dire si la mondialisation leur profite ou leur nuit ? Dans la plupart des cas, il semble qu’on demande simplement si le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté a augmenté ou diminué depuis le début de la période de mondialisation à la fin des années 80. Question brûlante, assortie de nombreux prix de recherche récompensant tout économiste soutenant de manière crédible l’idée d’une diminution de la pauvreté. Question pourtant totalement dépourvue de pertinence s’il s’agit d’évaluer moralement ce processus de mondialisation, tel qu’il est incarné par la structure de l’OMC que les gouvernements occidentaux ont imposée au monde. La question morale consiste à déterminer si, en imposant un ordre mondial qui laisse persister une pauvreté extrême et des décès dus à la pauvreté, les gouvernements violent les droits de l’homme des pauvres. Cette accusation est totalement indépendante de l’augmentation ou de la diminution de la pauvreté. Si par exemple on cherche à savoir si des sociétés esclavagistes violent les droits de ceux qui subissent l’esclavage, ou si les Nazis ont violé les droits de ceux qu’ils raison pub.indb 88 28/02/07 19:46:28 89 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… ont emprisonnés et tués dans les camps de concentration, l’accusation ne sera pas moins lourde si on montre que le pourcentage de personnes concernées a diminué au fil des années. Il est évident que les mots de « nuisance » ou de « bénéfice » peuvent être employés en référence à un État antérieur de la situation. Mais dans le cas qui nous occupe un tel critère purement historique n’a aucune pertinence. Même si la pauvreté mondiale avait bel et bien décliné durant les quinze dernières années (mais la note 12 rappelle que ce n’est pas le cas), on ne pourrait pas en conclure pour autant que l’ordre mondial actuel bénéficie aux pauvres, dans un sens moralement significatif. Tirer cette conclusion, ce serait contourner la question, en décrétant simplement que la situation d’il y a quinze ans fournit le point de comparaison pertinent. Il n’y aurait aucun sens à dire que les Nazis n’ont pas violé les droits de leurs victimes sous prétexte que leur nombre diminuait : de même, il n’y a aucun sens à dire que l’ordre mondial actuel ne nuit pas aux pauvres, à supposer que leur nombre diminue 17. Ces comparaisons diachroniques ne permettent pas de trancher la question. Il n’en va guère mieux des comparaisons qui s’appuient sur un scénario historique. Quand bien même il serait vrai que l’ordre actuel imposé par l’OMC n’engendre pas autant de pauvreté que l’ordre antérieur (GATT), on ne pourrait pas en conclure que l’ordre actuel bénéficie aux pauvres. Tirer cette conclusion, ce serait de nouveau contourner la question en décrétant que la situation établie par les règles du GATT est le bon critère de comparaison. Avec un pareil raisonnement, on serait autorisé à dire que la junte du général en chef Than Shwe profite aux Birmans parce qu’ils s’en trouvent mieux que sous la junte du général Ne Win. Ou encore que le système des lois Jim Crow (www.nps.gov/malu/documents/jim_crow_laws.htm) n’a pas causé de tort aux Afro-Américains dans les États du sud parce qu’ils s’en trouvaient mieux qu’au temps de l’esclavage. On présente parfois ces comparaisons hypothétiques en prenant pour point de référence un État historique bien antérieur. Ainsi, on entend souvent dire que les Africains ne connaissent pas un sort pire que s’ils n’avaient eu aucun contact avec l’extérieur. On peut évidemment se demander sur quoi se fondent de telles extrapolations à partir d’une période si éloignée dans le temps. Mais là encore, la question se pose de la signification morale de cette fiction historique de l’isolement mutuel : si l’histoire mondiale s’étaient déroulée sans les épisodes de la colonisation et de l’esclavage, alors il y aurait peut-être des riches en Europe et des très pauvres en Afrique. Mais il s’agirait d’individus et de populations totalement différentes de ceux qui vivent actuellement, et qui 17 Pogge T., « Severe Poverty as a Violation of Negative Duties », Ethics and International Affairs, 2005, n° 19, vol. 1, p. 55-58. raison pub.indb 89 28/02/07 19:46:28 90 sont profondément marqués et modelés par la rencontre bien involontaire de leur continent avec les envahisseurs européens. On ne peut donc absolument pas dire aux Africains qui meurent de faim qu’ils mourraient de faim de toute façon et que nous serions riches même si la colonisation n’avait pas eu lieu. Sans ces crimes n’existerait pas la situation actuelle d’inégalité où ces personnes en particulier sont extrêmement riches et ces autres extrêmement pauvres. Le même type de remarque permet d’écarter des comparaisons avec un point de référence fictif, comme lorsqu’on affirme qu’encore plus de personnes vivraient et mourraient dans des conditions misérables si le monde était demeuré dans un quelconque État de nature plutôt que de devenir ce que nous en avons fait. Mais il y a bien des manières de décrire l’« État de nature » : et rien n’est moins clair que de savoir laquelle, parmi toutes les descriptions qu’on en peut trouver, est la plus significative pour ce type d’évaluation morale. Et je doute fort qu’aucun État de nature puisse jamais atteindre le quota record de notre civilisation mondialisée avec 18 millions de décès prématurés liés à la pauvreté chaque année 18. S’il n’y a pas d’État de nature qui réponde à ce critère, alors on ne peut pas dire que l’ordre mondial actuel bénéfice aux pauvres en ramenant l’extrême pauvreté en dessous du niveau qu’elle atteindrait dans l’État de nature. Il resterait de toute façon à montrer pourquoi le fait que certaines personnes sont maltraitées actuellement peut être atténué par l’idée que la situation serait pire dans l’État de nature. Un tel argument ne permettrait-il pas de dire que ce qu’un individu ou un groupe fait à un autre ne compte comme un mal que s’il le réduit à une situation pire que celle de l’État de nature ? Si nous ne causons aucun tort aux 2,735 milliards de personnes que nous maintenons dans l’extrême pauvreté, alors l’esclavage n’a causé aucun tort aux esclaves, s’ils ne se trouvent pas moins bien que dans un État de nature judicieusement choisi. Ce type de comparaison ne permet donc pas de nier que l’ordre mondial actuel viole les droits de ceux qu’il contribue à appauvrir – et le raisonnement vaut pour quelque ordre institutionnel que ce soit. Dans les premières décennies de l’histoire des États-Unis, les hommes ont mis en place un système institutionnel largement défavorable aux femmes. Cet ordre violait les droits de femmes : et on ne peut réfuter cette accusation en comparant leur sort à celui des femmes sous le gouvernement anglais, ou dans un quelconque État de nature. La seule question pertinente est de savoir si ces institutions ont causé ou non aux femmes des torts qui auraient aisément pu être évités par un autre système 19. 18 Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., p. 136-139. 19 Pogge T., « Human Rights and Global Health: A Research Program », op. cit., p. 61. raison pub.indb 90 28/02/07 19:46:29 Le recours au consentement des pauvres 91 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Un autre moyen de contester l’idée que l’ordre mondial actuel cause du tort aux pauvres et nie leurs droits est d’en appeler au principe volenti non fit injuria : il n’y pas d’injustice là où il y a consentement. Un individu qui fait du mal à un autre ne lui cause pas de tort au sens moral, si ce dernier a consenti au préalable à ce traitement, que ce soit pour de l’argent, ou pour en tirer un plaisir masochiste. De même, un ordre social qui laisse persister une extrême pauvreté ne causerait pas de tort aux pauvres s’ils ont au préalable donné leur consentement à l’établissement de cet ordre. Et ce consentement, ils l’ont évidemment donné ! La participation à l’OMC est entièrement volontaire. Puisque les pauvres ont signé les lois qui ont cours, on ne peut dire qu’elles leur causent du tort. Argumentation qui est totalement mise en pièces par quatre considérations indépendantes les unes des autres. Tout d’abord, un tel recours au consentement ne peut lever l’accusation de violation des droits de l’homme que si les droits en question sont aliénables, et plus précisément, s’il est possible d’y renoncer par consentement. Mais, dans la compréhension courante des droits de l’homme, aussi bien au sens légal que moral, on ne peut pas y renoncer de la sorte : aucun individu ne peut renoncer à son droit à la liberté personnelle, à la participation politique, à la liberté d’expression, au droit de ne pas être torturé. Les individus peuvent bien promettre, en se liant par un engagement religieux par exemple, de se servir les uns les autres, de ne pas exercer leur droit de vote, ou de garder le silence. Mais partout où on l’on respecte les droits de l’homme, de telles promesses ne peuvent recevoir nulle traduction légale et ne suffisent donc pas à aliéner le droit en question. Plusieurs considérations encouragent à considérer les droits de l’homme de cette manière : un individu change au cours du temps et son moi futur a tout intérêt à pouvoir se libérer des jougs considérables que son moi passé a pu autoriser. En outre, à supposer qu’il soit ainsi possible de lier son « moi » futur, les conséquences pour le « moi » présent risquent bien d’être redoutables. En effet, cela pourrait pousser ceux qui en tireraient profit à manipuler condition actuelle pour me mettre dans une situation telle que je ne puisse m’en tirer qu’en acceptant l’esclavage, par exemple 20. Enfin, ceux qui abandonnent leurs droits imposent une charge considérable aux tiers qui seront confrontés plus ou moins directement à la détresse d’individus réduits en esclavage, torturés, mourants de faim. Deuxièmement, quand bien même on accorderait que les droits de l’homme aux biens de première nécessité sont aliénables, le recours au consentement ne peut nullement justifier la pauvreté des enfants, qui sont largement 20 Pogge T., Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 49-50. raison pub.indb 91 28/02/07 19:46:29 92 raison pub.indb 92 surreprésentés dans la population pauvre (cf. 2e note, p. XXXX). Sur les 18 millions de décès annuels liés à la pauvreté, 10,6 concernent des enfants de moins de cinq ans (note 4). Peut-on décemment prétendre que ces petits enfants ont donné leur consentement à l’ordre mondial – ou que qui ce soit est autorisé à consentir pour eux à ce destin tragique ? Dans la mesure où l’ordre mondial actuel est largement sous-optimal au regard de la pauvreté infantile, on ne peut pas nier qu’il viole les droits de l’homme par un quelconque recours à l’idée de consentement. Troisièmement, bien des pays qui comptent de nombreux pauvres n’étaient et ne sont pas réellement démocratiques. L’entrée du Nigeria à l’OMC, par exemple, le 1er janvier 1995, est le fait du dictateur militaire Sani Abacha. Celle de la Birmanie, le même jour, est due à la fameuse junte SLORC (Conseil d’État pour la restauration de la loi et l’ordre). Celle de l’Indonésie, le même jour encore, à l’usurpateur criminel Suharto. Celle du Zimbabwe, le 5 mars 1995, au violent Robert Mugabe. Et celle du Zaïre (rebaptisé Congo entretemps), le 27 mars 1997, au dictateur exécré Mobutu Sese Seko. Ces gouvernants ont donné leur consentement – vraisemblablement pour d’excellentes raisons prudentielles. Mais leur capacité à assujettir par la force une population donnet-elle à ces criminels le droit de consentir au nom de ceux qu’ils oppriment ? Cela nous autorise-t-il à considérer la signature des gouvernants comme le consentement de la population ? En quelque sens que l’on prenne l’idée de consentement, la réponse est non. On ne peut pas rejeter la plainte de ceux qui souffrent de la pauvreté en recourant au consentement préalable de leur gouvernant quand celui-ci n’a aucune légitimité. Quatrièmement, même si les pauvres ont bel et bien donné leur consentement, au terme d’un processus démocratique digne de ce nom, à un ordre mondial donné, la portée de ce consentement initial est largement affaiblie lorsque ce consentement est contraint. Peut-on véritablement justifier la saisie de tous vos biens sur le fondement de votre consentement, quand celui-ci était votre seul moyen d’échapper à la noyade après un accident de bateau ? Assurément, mieux vaut être sans le sou que mort, et en ce sens, votre consentement était raisonnable. Mais il est considérablement affecté par le fait que vous n’aviez pas d’autre option acceptable. La justification que procure un consentement donné dans des circonstances catastrophiques est d’autant plus faible que la catastrophe elle-même est partiellement imputable à ceux précisément dont le consentement doit justifier la conduite. Si votre accident de bateau est causé par votre sauveur potentiel, votre consentement à lui donner vos biens en sera d’autant plus douteux. Les pays pauvres n’ont pas d’autre moyen de développement que le commerce. Le régime actuel de l’OMC ne leur accorde pas des conditions commerciales 28/02/07 19:46:29 21 La discussion sur la « norme émergente de gouvernance démocratique » (in Marks S., The Riddle of all Constitutions: International Law, Democracy, and the Critique of Ideology, Oxford, Oxford University Press, 2000) suit une ligne parallèle à la mienne à trois égards : l’idée que les populations des pays pauvres consentent parfois aux conditions qui leur sont imposées joue un rôle idéologique important dans les pays riches. Une gouvernance démocratique véritable dans les pays pauvres ne peut pas justifier ces conditions. Et pourtant, le progrès vers ces régimes démocratiques est désirable. La section suivante défend l’idée supplémentaire que le droit international actuel, établi dans l’intérêt des pays riches, exerce une influence contre la gouvernance démocratique des pays pauvres. 22 Au milieu du XIXe siècle, la Grande Bretagne et d’autres puissances occidentales ont mené une série de « guerres de l’opium » contre la Chine. La première invasion date de 1839, lorsque les autorités chinoises de Canton (Guangzhou) ont confisqué et brûlé l’opium introduit illégalement par les commerçants étrangers (www.druglibrary.org/schaeffer/heroin/opiwar1.htm). raison pub.indb 93 93 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… équitables ; mais s’ils ne signaient pas, ces conditions seraient pires encore. La question de savoir s’il faut ou non signer les traités de l’OMC ne se pose que dans un contexte où l’alternative de ne pas signer s’avère extrêmement coûteuse. Par exemple, les particuliers et les entreprises des pays en voie de développement ne peuvent pas offrir librement produits et services aux habitants des pays riches. Cette règle autorise les pays riches à extorquer un prix pour tout secteur de leur marché qu’ils sont disposés à ouvrir. Une partie du prix est constituée par le respect des droits de propriété intellectuelle des entreprises des pays riches. Les gouvernements des pays pauvres doivent payer des redevances à ces entreprises, ce qui fait s’envoler le prix des médicaments pour leur population. Il y a peut-être un sens pour les pays pauvres à accepter de payer ce prix, étant donné le contexte catastrophique. Mais la catastrophe est le produit d’une règle imposée unilatéralement par les pays riches, sans aucun consentement des pauvres 21. On peut considérer que cette règle est si évidente et naturelle que les catastrophes qu’elle peut engendrer ne sont pas imputables à ceux qui l’imposent : chaque pays a évidemment le droit de restreindre l’accès à son territoire et à ses marchés comme bon lui semble, indépendamment des conséquences économiques que cela entraîne pour les étrangers. Et pourtant, il n’y a pas si longtemps de cela, les pays riches proclamaient que ce qui était naturel et évident était exactement l’inverse : lorsqu’ils ont défendu âprement leur droit à vendre de l’opium en Chine, par exemple 22. Et le prétendu droit des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à exclure les étrangers de leur territoire et de leurs marchés est encore ébranlé par leur propre histoire nationale. À cet égard, on peut mentionner un autre raisonnement fallacieux fréquemment avancé en faveur du statu quo. Comme le montrent des études empiriques sophistiquées, les pays pauvres qui adoptent les nouvelles règles mondiales réussiraient mieux, économiquement parlant, que les autres. Ce qui, dit-on, montrerait que les nouvelles règles profitent aux pauvres. Pour 28/02/07 19:46:29 94 voir l’erreur, on peut examiner le raisonnement suivant. Supposons que des recherches empiriques aient montré que, dans les années 40, les petits pays d’Europe qui collaboraient avec les fascistes obtenaient de meilleurs résultats que les autres. Cela permettrait-il de déduire que cette alliance fasciste était bonne pour les petits pays d’Europe ? Bien sûr que non. En tirant cette conclusion, on confondrait en fait deux questions : d’abord, étant donnée la domination fasciste en Europe, la collaboration est-elle meilleure ou non pour les petits pays ? Deuxièmement, la domination fasciste en Europe est-elle en elle-même meilleure pour les petits pays qu’une domination hypothétique par des démocraties parlementaires ? Aussi évidente que soit l’erreur dans ce cas, le raisonnement parallèle est pourtant constamment invoqué dans les débats actuels sur la mondialisation, où l’on confond trop souvent deux questions bien différentes : d’abord, étant donnée la domination des pays riches, de leurs règles et de leurs institutions (OMC, FMI, Banque mondiale, OCDE, G7) est-il meilleur pour un pays pauvre de coopérer ou non ? Deuxièmement, est-ce que la domination des pays riches en elle-même est un bien pour les pays pauvres, plutôt que, par exemple, l’abolition des contraintes protectionnistes ? Le recours à la responsabilité des institutions et des élites des pays pauvres Une autre manière de nier que l’ordre mondial actuel nuit aux pauvres se fonde encore une fois sur les grandes disparités de réussite économique des différents pays en voie de développement. Certains succès remarqués – les Tigres d’Asie et la Chine notamment – donnent la preuve que des pays pauvres peuvent bel et bien éradiquer le fléau de l’extrême pauvreté, dans le système international tel qu’il est. Les pauvres qui vivent dans des pays où l’extrême pauvreté ne décline pas ne peuvent donc s’en prendre qu’à leurs propres institutions et leur propre gouvernement. L’erreur consiste à inférer de la partie au tout. Que quelques individus nés dans la pauvreté deviennent millionnaires ne permet pas de conclure que tous pourraient connaître le même sort 23. Tout simplement parce que les chemins qui mènent à la richesse sont rares. Ils ne sont pas rigidement délimités, bien sûr, mais même un pays riche ne pourrait assurer un taux de croissance tel que chacun puisse devenir millionnaire (en supposant fixes le taux de la monnaie et le revenu réel dont jouissent les millionnaires). Le même raisonnement prévaut pour les pays en voie de développement. Les Tigres d’Asie (Hong Kong, Taiwan, Singapour et la Corée du Sud) ont atteint des taux de croissance impressionnants et ont considérablement réduit la pauvreté. Ils l’ont fait grâce à la mise en place, soutenue par l’État, d’industries qui produisent des biens de consommation de 23 Cohen G.A., History, Labour, and Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 262-263. raison pub.indb 94 28/02/07 19:46:30 24 Autre élément favorable : l’empressement des États-Unis à établir de saines économies capitalistes comme contrepoids à l’influence soviétique régionale, ce qui a permis aux Tigres d’accéder librement au marché américain tout en maintenant des tarifs protectionnistes élevés pour défendre les leurs. raison pub.indb 95 95 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… masse de faible niveau technologique. Le succès de ces entreprises dépend en grande partie de leur capacité à exploiter leur avantage considérable en termes de coûts salariaux pour battre leurs concurrents des pays développés, et à s’appuyer sur un meilleur soutien de l’État et une force de travail mieux formée pour battre leurs concurrents des autres pays en voie de développement 24. La mise en place de telles industries a considérablement profité aux Tigres d’Asie. Mais si beaucoup d’autres pays avaient adopté cette même stratégie de développement, la concurrence qu’ils se seraient livrée l’aurait rendue bien moins profitable. Au cours des vingt dernières années, c’est la Chine qui a donné le plus bel exemple de succès, avec une croissance impressionnante des exportations et du revenu par tête. C’est donc souvent l’exemple de la Chine qu’on invoque pour montrer que les lois actuelles du commerce international sont favorables aux pays pauvres et permettent l’éradication de la pauvreté. Cet argument reproduit la même erreur d’inférence de la partie au tout. Ceux qui, dans les pays émergents, font de l’exportation doivent lutter contre le protectionnisme des pays riches (8e note, p. XXXXX). Grâce à sa capacité hors du commun à produire des produits de qualité à bas prix et en masse, la Chine s’est fort bien tirée de cette compétition. Mais ce succès a eu des conséquences catastrophiques dans d’autres pays en voie de développement en réduisant la part de marché des exportateurs et les prix à l’exportation. L’économie mondiale actuelle est fort loin d’être un jeu à somme nulle, où le gain d’un joueur correspond à la perte d’un autre. Pourtant, les résultats sont largement interdépendants. On ne peut donc pas conclure que les institutions mondiales actuelles, quoique sousoptimales pour les pays pauvres, leur sont pourtant suffisamment favorables pour leur permettre de faire aussi bien que les Tigres d’Asie ou la Chine. Pourtant, les pays pauvres ne pourraient-ils pas obtenir de meilleurs résultats, avec l’ordre qui est le nôtre ? L’ordre mondial actuel ne doit-il pas être acquitté d’un excès de pauvreté, qui pourrait être évité si les élites politiques des pays pauvres étaient moins corrompues et incompétentes ? Supposons que les deux types de facteurs pertinents – l’ordre institutionnel international et les régimes et politiques économiques des pays où l’extrême pauvreté persiste – soient symétriquement reliés : les deux facteurs sont nécessaires pour que persiste l’extrême pauvreté à travers le monde. Dans ce cas, si nous prétendons que les facteurs internationaux doivent être absous parce qu’une modification des facteurs locaux suffirait à éradiquer la pauvreté, on 28/02/07 19:46:30 96 pourrait soutenir symétriquement que les facteurs locaux doivent être absous parce qu’une modification des facteurs internationaux suffirait à cette même éradication. Ces deux facteurs étant ainsi innocentés, leur action conjointe serait placée au-dessus de toute critique morale. Un exemple rendra manifeste le caractère absurde d’un tel raisonnement. Supposons que deux tribus vivent en amont d’une rivière, dont un peuple en aval dépend pour sa survie ; mais les tribus en amont y déversent des polluants. Chacun des polluants pris séparément ne cause qu’un dommage minime ; mélangés, ils forment un poison mortel qui tue beaucoup de monde en aval. Chacune des deux tribus en amont peut rejeter la responsabilité sur l’autre, en montrant que ce tort considérable ne se produirait jamais si l’autre tribu arrêtait son activité polluante. Une telle ligne de défense est irrecevable. Les deux tribus de l’amont doivent cesser les activités qui sont à la source du tort qu’elles causent ensemble. Elles peuvent coopérer pour venir à bout de cette tâche. Mais si elles n’y arrivent pas, elles ont toutes deux le devoir d’arrêter leur activité et chacune est pleinement responsable des maux qui n’arriveraient pas si les polluants n’étaient pas relâchés 25. La persistance de l’extrême pauvreté dans le monde a bien des traits en commun avec les maux soufferts par le peuple situé en aval de la rivière. Il est vrai – comme s’empressent de le souligner les défenseurs des pays riches et de leur projet de mondialisation – que l’essentiel de l’extrême pauvreté pourrait être éradiquée, en dépit de l’iniquité de l’ordre international actuel, si les élites et les gouvernements nationaux des pays pauvres s’engageaient réellement dans des pratiques de bonne gouvernance et de lutte contre la pauvreté. Il est également vrai – comme le soulignent à l’envi les défenseurs des gouvernements et des élites des pays pauvres – que l’essentiel de la pauvreté mondiale serait évitée, malgré les régimes corrompus et oppressifs qui détiennent le pouvoir dans bien des pays pauvres, si l’ordre international était conçu dans ce but. Cette accusation réciproque sert les deux parties en convainquant bien des citoyens dans les pays riches et pauvres qu’eux-mêmes et leurs gouvernements sont innocents de la catastrophe de la pauvreté mondiale. Mais s’il est vrai que chacun a de bonnes raisons d’accuser l’autre, aucun ne peut légitimement s’acquitter soi-même. Comme les deux tribus de l’amont, chaque partie est pleinement responsable de la contribution marginale qu’elle apporte aux maux qu’elles causent ensemble. L’effet « multiplicateur » des facteurs causaux ne diminue pas, mais augmente tout au contraire la responsabilité. De la même façon, deux criminels, dont chacun apporte sa contribution à un homicide, sont tous deux légalement et moralement responsables d’une seule et même mort. 25 Pogge T., « Severe Poverty as a Violation of Negative Duties », op. cit., p. 63-64. raison pub.indb 96 28/02/07 19:46:30 26 La convention a pris effet en février 1999 et a été largement ratifiée depuis (www.ocde.org/ home). 27 Aux États-Unis, le Congrès d’après l’affaire du Watergate a cherché à éviter la corruption des fonctionnaires étrangers avec le Foreign Corrupt Practices Act de 1977, après qu’on ait découvert que l’entreprise Lockheed avait payé un pot de vin de 2 millions de dollards à Kakuei Tanaka, premier ministre du puissant et démocratique Japon : il ne s’agissait pas d’une petite somme payée à un petit fonctionnaire d’un petit pays du tiers-monde. Ne voulant pas handicaper ses entreprises par rapport à leurs concurrents étrangers, les États-Unis ont vigoureusement soutenu la Convention, tout comme l’ONG Transparency International qui a contribué à gagner un large soutien dans les pays de l’OCDE. raison pub.indb 97 97 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Cela suffit à établir la responsabilité des citoyens et des gouvernements des pays riches : ils sont responsables de l’extrême pauvreté d’individus qui ne seraient pas pauvres si leurs pays étaient mieux gouvernés. Pourtant, à postuler ainsi une symétrie entre les deux ensembles de facteurs pertinents, on obtient une réponse trop simple, qui ne montre pas entièrement la responsabilité des pays riches et de leur façon de concevoir la mondialisation. Car il y a une asymétrie notable. Tandis que les arrangements institutionnels locaux et les politiques nationales des pays pauvres n’ont qu’un très faible impact sur l’ordre mondial, l’inverse n’est pas vrai. Certes, les institutions et les politiques sociales de nombreux pays pauvres sont loin d’être optimales en termes d’éradication de la pauvreté. Mais des améliorations significatives de ces facteurs sont très improbables aussi longtemps que les arrangements internationaux restent ce qu’ils sont. L’ordre mondial exerce une influence pernicieuse sur la pauvreté mondiale non seulement de manière directe, comme nous l’avons déjà montré, mais également indirectement, parce qu’elle influence les institutions et les politiques nationales des pays en voie de développement. L’oppression et la corruption, qui dominent dans tant de pays pauvres actuellement, sont eux-mêmes produits et soutenus par les caractéristiques essentielles de l’ordre international actuel. Ce n’est qu’en 1999, par exemple, que les pays développés se sont finalement mis d’accord pour contrôler la corruption des fonctionnaires étrangers par les grandes entreprises, en adoptant la Convention de l’OCDE de lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans des transactions commerciales internationales 26. Jusque-là, la plupart des pays développés ne se contentaient pas d’autoriser leurs entreprises à corrompre les fonctionnaires étrangers, mais leur permettaient même de déduire les pots-de-vin de leurs revenus imposables, ce qui procurait une incitation fiscale et un soutien moral à la pratique de la corruption des fonctionnaires des pays pauvres 27. Non seulement ces pratiques corrompent les fonctionnaires de ces pays, mais elles ont une conséquence sur le type de personne disposée à se présenter aux charges publiques. Les pays en voie de développement en ont énormément souffert, notamment dans l’attribution 28/02/07 19:46:31 98 des contrats publics. Ces pertes sont en partie la compensation des pots de vin : ceux qui les paient doivent augmenter leurs prix pour se rembourser. Des pertes supplémentaires surviennent quand ceux qui corrompent peuvent se permettre de ne pas être compétitifs, parce qu’ils savent que le succès de leur offre dépend du montant du pot-de-vin plus que de la qualité de leur service. Des pertes plus importantes encore surviennent du fait que des fonctionnaires préoccupés par les pots de vin se préoccupent fort peu de la qualité ou même de l’utilité des biens et des services qu’ils achètent pour leur pays. Une grande partie de ce que les pays pauvres ont importé dans les décennies précédentes leur a été fort peu utile – voire nuisible, en causant des dommages à l’environnement, ou en stimulant la violence (la corruption fonctionne particulièrement bien pour les ventes d’armes). Il semble à première vue que la nouvelle Convention soit inefficace pour réduire la corruption des entreprises multinationales 28. Même si elle était efficace, il serait difficile d’éliminer cette néfaste culture de corruption qui est actuellement solidement installée dans bien des pays en voie de développement, grâce à l’intense pratique de pots-de-vin qui a nourri leurs premières années. La question de la corruption n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste. Les élites économiques et politiques des pays pauvres interagissent d’un côté avec leurs subordonnés, de l’autre avec les entreprises et gouvernements étrangers. Ces deux groupes sont en décalage complet en termes de richesse et de pouvoir. Les premiers sont pour la plupart peu éduqués, accaparés par une lutte continuelle pour joindre les deux bouts. Les seconds, pour leur part, disposent d’une palette bien plus large de récompenses et de sanctions. On peut s’attendre à ce que des politiques, tout naturellement intéressés par leur propre succès économique et politique, aient tendance à favoriser plutôt les intérêts des entreprises et pays étrangers que les intérêts conflictuels de leurs compatriotes démunis. Et tel est bien le cas : bon nombre de gouvernements des pays pauvres accèdent au pouvoir ou s’y maintiennent uniquement grâce au soutien étranger. Nombres de responsables politiques ou de fonctionnaires des pays pauvres, incités ou corrompus par des étrangers, travaillent directement contre les intérêts de leur propre peuple : pour le développement du tourisme sexuel (en tolérant et tirant profit de l’exploitation des enfants et des femmes), pour l’importation aux frais de l’État de produits dépassés, inutiles, ou hors de prix, pour l’autorisation d’importer des produits, déchets et usines dangereux, contre la législation qui protège les employés ou l’environnement, etc. 28 « Il existe une multitude de lois pour réduire la corruption des entreprises. Mais les grandes multinationales continuent de les contourner fort aisément » : c’est ainsi que la situation est résumée dans « The Short Arm of the Law » (The Economist, 2 mars 2002, p. 63). raison pub.indb 98 28/02/07 19:46:31 29 Tel que le définit Wesley Hohfeld (Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning [1913, 1917], New Haven, Yale University Press, 1964), un pouvoir implique la capacité, légalement reconnue, de modifier la répartition des droits libertés, des droits créances et les devoirs. Avoir un ou des pouvoirs, en ce sens, n’est pas la même chose que « détenir le pouvoir » (c’est-à-dire, disposer de la force physique ou des moyens de coercition). raison pub.indb 99 99 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Une telle disparité dans les incitations n’existerait pas si les pays pauvres étaient plus démocratiques et permettaient à leur population de jouer un rôle politique véritable. Pourquoi donc tant de ces pays sont-il si éloignés d’un fonctionnement démocratique ? Cette question amène à considérer d’autres aspects importants de l’ordre mondial actuel. Il est notamment tout à fait frappant de voir que tout groupe contrôlant la majeure partie des forces de coercition sur un territoire donné est reconnu, au niveau international, comme le gouvernement légitime de ce territoire et de ce peuple – indépendamment de la manière dont ce groupe a pris le pouvoir, de la façon dont il l’exerce et du soutien qu’il reçoit ou non de la population sur laquelle il règne. Qu’un tel groupe qui exerce le pouvoir effectif reçoive une caution internationale ne signifie pas simplement que nous négocions avec lui. Cela signifie que nous considérons que ce groupe agit au nom du peuple qu’il dirige et, plus important encore, que nous lui donnons le droit de disposer librement des ressources naturelles du pays (droit de souveraineté permanente sur les ressources naturelles), et de contracter librement des emprunts au nom du pays. La souveraineté sur les ressources que nous accordons à un groupe au pouvoir est bien plus que la reconnaissance de son contrôle effectif des ressources naturelles du pays en question. Ce privilège comprend le pouvoir 29 légal de transférer la propriété de ses ressources. Une entreprise qui a acheté des ressources aux Saoudiens, à Suharto, à Mobutu ou Sani Abacha, peut dès lors être – et est effectivement – reconnue partout dans le monde comme le propriétaire légitime de ces ressources. C’est un trait tout à fait caractéristique de notre ordre mondial. Un groupe qui réussit à venir à bout des gardiens et se rend maître d’un entrepôt peut bien donner des marchandises à d’autres, et accepter de l’argent en échange. Mais l’acheteur devient seulement le possesseur, non le propriétaire légitime, du butin. Comparons cette situation à un groupe qui réussit à vaincre un gouvernement élu et prend le contrôle d’un pays. Il peut à son tour céder les ressources naturelles du pays contre de l’argent. Mais dans ce cas, l’acheteur n’acquiert pas uniquement la possession, mais bien tous les droits et libertés de la propriété ; des droits qui sont protégés et respectés par les gouvernements et les polices de tous les pays étrangers. La souveraineté sur les ressources naturelles correspond ainsi au pouvoir légal de conférer entièrement de pleins droits de propriété sur les ressources d’un pays. 28/02/07 19:46:31 100 Ce droit a des effets désastreux sur des pays pauvres, mais riches en ressources, où le secteur des matières premières constitue une grande part de l’économie nationale. Quiconque réussit à prendre le pouvoir dans ces pays, de quelque manière que ce soit, peut se maintenir en place, même en dépit d’une large opposition populaire, parce qu’il peut acheter les armes et les mercenaires dont il a besoin avec les revenus qu’il tire de l’exportation des ressources naturelles et des emprunts, gagés sur les ventes futures de matières premières. Cette souveraineté sur les ressources incite fortement les habitants à acquérir et exercer le pouvoir de manière violente, et engendre des tentatives de coups d’État et des guerres civiles. Il incite en outre les étrangers à corrompre les fonctionnaires de ces pays qui, quelle que soit la manière dont ils dirigent le pays, auront toujours des ressources à vendre et de l’argent à dépenser. Le Nigeria est un bon exemple de cette situation. Il produit environ deux millions de barils de pétrole par jour, ce qui, selon le prix du pétrole, revient à 10 à 20 milliards de dollars par an, voire plus, soit entre un quart et la moitié du PNB. Celui qui contrôle cette source de revenus peut s’offrir suffisamment d’armes et de soldats pour se maintenir au pouvoir en dépit de l’opinion publique. Et aussi longtemps qu’il y réussit, ses coffres continuent de s’emplir, et lui permettent d’affermir son pouvoir et de mener grand train. Avec une incitation pareille, il n’est pas surprenant qu’au cours des 35 dernières années, le Nigeria ait été gouverné pendant 28 ans par des dictateurs militaires qui ont pris le pouvoir et l’ont conservé par la force 30. Et il n’est pas surprenant non plus que même un président élu échoue à arrêter la corruption : Olusegun Obasanjo sait parfaitement que, s’il essaie de dépenser les revenus du pétrole pour le seul profit du peuple nigérian, les officiers pourraient – grâce à cette souveraineté sur les ressources – reprendre facilement leur avantage coutumier 31. Avec une telle menace au-dessus de lui, le président le mieux intentionné ne pourrait mettre fin au détournement des revenus du pétrole et se maintenir au pouvoir. Cette incitation engendrée par la souveraineté sur les ressources explique ce fait apparemment paradoxal relevé depuis longtemps par les économistes : il existe une corrélation négative entre la richesse en matières premières (relativement 30 Cf. « Going on down », The Economist, 8 juin 1996, p. 46-48. Une édition plus récente déclare : « les revenus du pétrole [sont] payés directement au gouvernement, au plus haut niveau (…). La tête de l’État détient le pouvoir suprême et contrôle toutes les liquidités. Il ne dépend de personne et de rien d’autre que du pétrole. Népotisme et corruption se propagent depuis le sommet » (The Economist, 12 décembre 1998, p. 19). Voir également www.eia.doe.gov/emeu/ cabs/nigeria.html. 31 Parce qu’Obasanjo était président du Comité Consultatif de Transparency International (cf. note 17), son élection début 1999 a fait naître de grands espoirs. Espoirs déçus. Le Nigeria figure toujours en tête du Corruption Perception Index publié par Transparency International (www.transparency.org/cpi/2004/cpi2004). raison pub.indb 100 28/02/07 19:46:31 32 Cette « malédiction des ressources » ou « maladie hollandaise » affecte de nombreux pays en voie de développement : en dépit de grandes richesses naturelles, ils ne connaissent qu’une faible croissance et une faible réduction de la pauvreté depuis les dernières décennies (PNUD, 2004; PNUD, 2003). 33 « Tous les États pétroliers ou les pays qui dépendent des matières premières en Afrique échouent à mettre en place de véritables réformes politiques. (…) à l’exception de l’Afrique du Sud, la transition démocratique n’a été couronnée de succès que dans les pays pauvres en ressources » (Lam R. & Wantchekon L., « Dictatorships as a Political Dutch Disease », Working Paper 795, Yale University, 1999), p. 31). « L’analyse comparative confirme nos intuitions théoriques. Une augmentation d’un point dans la taille du secteur des ressources naturelles [en % relativement au PNB] s’accompagne d’une chute d’un demi point dans les chances de survie des régimes démocratiques » (ibid., p. 35). Voir également Wantchekon L., « Why do Resource Dependent Countries Have Authoritarian Governments ? », Working Paper, Yale University, 1999. 34 Parce qu’ils peuvent offrir des gages, les gouvernants de pays en voie de développement riches en ressources naturelles jouissent d’une plus grande liberté que leurs pairs pour augmenter le revenu tiré de la vente des ressources tout en imposant un service de la dette considérable à leurs habitants (PNUD, 2004). Est-il besoin de rappeler qu’une très faible partie des fonds empruntés a été consacrée à des investissements productifs, par exemple à raison pub.indb 101 101 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… au PIB) et les performances économiques 32. Une analyse régressive menée par deux économistes de Yale permet de confirmer cette explication : le lien causal entre la richesse en ressources et les faibles performances économiques est médiatisé par des chances de démocratisation réduites 33. Dans la mesure où ils considèrent l’ordre mondial comme une donnée, les deux auteurs ne montrent pas comment le lien causal qu’ils analysent dépend lui-même des règles mondiales qui assurent la souveraineté sur les ressources à n’importe quel groupe au pouvoir, indépendamment de son illégitimité locale. Le droit d’emprunter accordé au groupe dirigeant signifie le pouvoir d’imposer des obligations légales, valides au niveau international, sur le pays dans son entier. Tout gouvernement qui refuse d’honorer les dettes contractées par le gouvernement précédent, quelque corrompu, brutal, antidémocratique, anticonstitutionnel, répressif et impopulaire qu’il ait été, sera sévèrement puni par les banques et les gouvernements étrangers. Au mieux, il perdra son propre droit d’emprunt en étant exclu des marchés financiers internationaux. De tels refus sont donc extrêmement rares, puisque les gouvernements, même nouvellement élus au prix d’une rupture radicale avec le passé, sont contraints de payer les dettes de leurs peu recommandables prédécesseurs. Ce droit d’emprunt apporte trois importantes contributions à l’emprise des élites corrompues et oppressives dans le monde en voie de développement. D’abord, ce privilège facilite les emprunts par des gouvernants prodigues qui peuvent emprunter plus d’argent et à plus bas prix que si eux seuls, et non le pays entier, étaient obligés de rembourser. De la sorte, le droit d’emprunter aide ces gouvernants à se maintenir au pouvoir même contre une opposition populaire quasi générale 34. Deuxièmement, ce droit d’emprunt international impose aux 28/02/07 19:46:32 102 successeurs démocratiques les dettes souvent considérables de leurs prédécesseurs corrompus. Cela mine la capacité de ces gouvernements à mettre en place des réformes structurelles et d’autres programmes politiques, détruit leurs chances de succès et les rend moins stables qu’ils ne pourraient être. (Petite consolation : les putschistes sont également affaiblis par les dettes de leurs prédécesseurs démocratiques). Troisièmement, le droit d’emprunt international renforce les incitations aux coups d’État : quiconque réussit à prendre le contrôle des moyens de coercition conquiert en prime le droit d’emprunt international 35. Ces droits internationaux sur les ressources et sur l’emprunt sont complétés par le droit de passer des traités internationaux, qui reconnaît à tout personne ou tout groupe qui maîtrise effectivement un pays la possibilité de passer des traités contraignants au nom de sa population, et le privilège international sur les armes, qui reconnaît à ces personnes et ces groupes la possibilité d’employer l’argent de l’État pour importer les armes nécessaires pour son maintien au pouvoir. Tout comme l’ancienne tolérance officielle de la corruption des fonctionnaires des pays pauvres, ces privilèges sont tout à fait caractéristiques d’un ordre mondial qui profite aux gouvernements, entreprises et citoyens des pays riches et aux élites politico-militaires des pays pauvres aux dépens de la très grande majorité des citoyens ordinaires de ces pays. Même si l’ordre global actuel n’interdit pas totalement à certains pays pauvres d’atteindre une véritable démocratie et la croissance économique, certains de ses traits caractéristiques contribuent grandement à l’échec des autres sur ces deux plans. Elles expliquent tout particulièrement l’incapacité et le manque de volonté des dirigeants de ces pays pour lutter efficacement contre la pauvreté. Elles expliquent également que l’inégalité dans le monde augmente si rapidement que la croissance économique mondiale substantielle connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas réduit la pauvreté ni la malnutrition (cf. note 12) – malgré un substantiel progrès technologique et la croissance économique, malgré l’annonce d’une forte diminution de la pauvreté en Chine 36, malgré les « dividendes de l’éducation ou aux infrastructures, qui permettraient d’augmenter la croissance économique et les impôts, et de rembourser les intérêts et les dettes ? La plus grande partie est confisquée pour usage personnel, ou dépensée en frais de « sécurité intérieure » et militaire. 35 Dans Democracy in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, Crawford discute ce caractère antidémocratique de ces droits internationaux sur les ressources et l’emprunt, en se concentrant sur la Tinoco Arbitration, c’est-à-dire sur le deuxième des trois problèmes que j’ai soulignés. Sa discussion des raisons pour et contre le respect du « critère de domination effective » ne relève pas le rôle important que joue ce critère pour inciter et installer durablement un pouvoir gouvernemental acquis et exercé de manière antidémocratique. 36 Le nombre de Chinois vivant avec moins de 1 dollar par jour a décliné de 31 %, soit 97 millions, et le nombre de Chinois vivant avec moins de 2 dollars par jour de 19 % soit 137 millions, entre 1987 et 2001 (Chen & Ravallion, op. cit., p. 153). raison pub.indb 102 28/02/07 19:46:32 la paix » 37 d’après la Guerre froide, malgré une diminution des prix réels de l’alimentation de 32 % depuis 1985 38, malgré l’aide officielle au développement et malgré les efforts des organisations internationales humanitaires et de développement. *** 37 Grâce à la fin de la Guerre froide, les dépenses militaires dans le monde sont passées de 4,7 % des PNB totaux de 1985 à 2,9 % en 1996 (PNUD, 1998), et à 2,8 % – soit environ 956 milliards de dollars – en 2003 (Stockholm International Peace Research Institute). Si les dépenses militaires mondiales étaient toujours à leur ancien niveau de 4,7 %, elles auraient de 665 milliards plus élevées en 2003 (4,7 % d’un PNB total de 34 491 milliards de dollars). 38 Le World Bank Food Index est passé de 139,3 en 1980 à 100 en 1990 puis à 90,1 en 2002. Ces statistiques sont publiées par le World Bank’s Development Prospects Group. Cf. www.worldbank.org/prospects/gep2004/appendix2.pdf, p. 277. 39 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, op. cit., chapitre 6, pour une suggestion de modification des droits internationaux sur les ressources et l’emprunt. raison pub.indb 103 103 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Depuis la fin de la Guerre froide, 270 millions de personnes sont mortes prématurément des conséquences de la pauvreté, et 18 millions viennent chaque année s’y ajouter. De bien plus grands nombres doivent vivre dans des conditions qui mettent leur vie en constant danger, et leur rendent difficile de faire entendre leurs intérêts et de survivre décemment eux-mêmes et leurs familles. Cette catastrophe s’est déroulée, et continue de se dérouler, sous la houlette d’un ordre mondial conçu pour profiter aux pays les plus riches, à leurs gouvernements, leurs entreprises, leurs citoyens, et aux élites politiques et militaires des pays pauvres. Il existe d’autres manières de concevoir l’ordre international, d’autres voies réalistes pour la mondialisation, qui permettraient d’éviter cette catastrophe dans sa plus grande part. Dès maintenant, l’extrême pauvreté pourrait être grandement atténuée par quelques mesures faisables qui modifieraient les éléments les plus nocifs de l’ordre mondial, ou en atténueraient les conséquences désastreuses. Prenons par exemple la souveraineté inconditionnelle sur les ressources. Elle profite aux pays riches parce qu’elle leur donne accès à une offre plus large, moins chère et plus stable de ressources naturelles étrangères ; parce que nous pouvons acquérir les droits de propriété de quiconque se trouve exercer le pouvoir sans égard pour l’approbation de la population de son pays. La souveraineté sur les ressources et le droit d’emprunt international profitent également à un putschiste ou un tyran dans les pays pauvres, puisqu’elles leur garantissent les fonds nécessaires à leur maintien au pouvoir, même contre la volonté de la majorité de leurs compatriotes. Ces droits sont donc un désastre absolu pour les pauvres du monde, qui se trouvent dépossédés par des accords régissant le prêt et les ressources, sur lesquels ils n’ont pas leur mot à dire, et dont ils ne tirent aucun profit 39. 28/02/07 19:46:32 104 Cet exemple illustre l’injustice indiscutable des institutions internationales actuelles. Il montre également que cette injustice ne consiste pas à verser aux pauvres une aide insuffisante. S’il y a encore tant de pauvreté, un tel besoin d’assistance, c’est uniquement parce que les pauvres sont systématiquement appauvris par les arrangements institutionnels actuels, et cela depuis fort longtemps. L’éradication de l’extrême pauvreté dans des délais moralement décents impliquerait des coûts pour les pays riches (note 34). Mais accepter ces coûts n’est pas faire preuve de charité magnanime : c’est accorder une juste compensation pour des maux infligés par des arrangements internationaux injustes, dont les citoyens des pays riches ont largement profité 40. Étant donné que l’ordre institutionnel mondial actuel s’accompagne, de manière tout à fait prévisible, de conséquences pourtant évitables sur l’extrême pauvreté, son maintien sans compensation est le signe d’une violation persistante des droits de l’homme – sans nul doute la plus large violation jamais commise dans l’histoire humaine. Ce n’est pas la violation la plus grave, à mon sens, parce que ceux qui la commettent n’ont pas l’intention de tuer et faire souffrir. Ils agissent avec une indifférence voulue pour les maux considérables qu’ils causent en cherchant à atteindre leurs propres fins, en réussissant très largement à tromper le monde (et parfois eux-mêmes) sur les conséquences réelles de leur conduite. Mais il s’agit bel et bien de la violation la plus étendue. Assurément, ce n’est pas la première fois que des actions humaines produisent une pauvreté de masse. Les institutions coloniales britanniques sont tenues responsables d’un million de morts durant la famine irlandaise de 1846-1849, et de trois millions de morts pendant la grande famine du Bengale en 1943-1944. En Chine, dans les années 1959 à 1962, 30 millions de morts, liées à la pauvreté, sont dues à la politique du Grand Bond en avant dans laquelle s’obstinait Mao Tse-Tung, même lorsque ses effets catastrophiques étaient devenus patents. Mais ces catastrophes historiques ont duré bien moins longtemps et n’ont jamais atteint le chiffre actuel et permanent de 18 millions de morts liées à la pauvreté chaque année. Continuer à soutenir cet ordre mondial sans le modifier est une violation massive des droits aux nécessités de base – une violation dont les gouvernements et l’électorat des pays les plus puissants porte la plus lourde responsabilité. Cette accusation ne peut pas être discutée en recourant à des comparaisons, au consentement des pauvres eux-mêmes, ou à d’autres facteurs causaux que l’ordre mondial échouerait simplement à contrecarrer. 40 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, chapitre 8 pour une proposition de compensation sous la forme d’un « Global Resource Dividend ». raison pub.indb 104 28/02/07 19:46:33 LA PROMESSE D’UNE RÉFORME INSTITUTIONNELLE MONDIALE raison pub.indb 105 105 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… Les droits de l’homme imposent un devoir négatif : nous ne devons pas contribuer à la mise en place d’un ordre international qui engendre, de manière prévisible, un déficit de droits sans nous efforcer de le compenser et d’en corriger les effets pour ceux qui en sont les victimes. Il existe un devoir négatif de ne pas rompre une promesse ou un contrat, de ne pas faire usage de la propriété d’autrui, dans une situation d’urgence, sans lui offrir de compensation ; de même, ce devoir institutionnel négatif peut avoir pour conséquence des devoirs positifs : nous sommes tenus de compenser les torts causés. Cette compensation peut se traduire comme une offre de protection, peut-être par le biais d’ONG comme Oxfam, ou bien prendre la forme d’une réforme institutionnelle. Je voudrais ici souligner l’importance de cette dernière possibilité. Dans le monde contemporain, les règles qui régissent les transactions économiques – au niveau national et international – sont les facteurs les plus déterminants de l’impact de l’extrême pauvreté et du déficit de droits de l’homme en général. Les plus déterminants en raison de leur impact considérable sur la distribution économique à l’intérieur de la juridiction à laquelle elles s’appliquent. Ainsi, même des variations relativement faibles de la législation nationale concernant le taux d’imposition, les relations de travail, la sécurité sociale ou l’accès aux soins et à l’éducation, peuvent avoir sur la pauvreté une influence bien plus considérable qu’un changement, même important, dans les habitudes des consommateurs ou dans les politiques d’une grande entreprise. Cela vaut aussi bien pour l’ordre international. De petits changements dans les règles du commerce international, le prêt, l’investissement, l’usage des ressources ou la propriété intellectuelle peuvent avoir un impact énorme sur les conséquences dramatiques de l’extrême pauvreté. Les règles gouvernant les transactions internationales sont le facteur le plus déterminant pour l’évolution de l’extrême pauvreté dans le monde pour une autre raison : elles sont extrêmement visibles. Bien sûr, tout comme la conduite des agents individuels ou collectifs, les changements dans les règles peuvent avoir des effets imprévus et imprévisibles. Mais il est bien plus facile de corriger des règles. Évaluer les conséquences des modifications apportée à une règle juridique précise est chose relativement aisée : il est possible d’estimer de quelle manière une augmentation du salaire minimum, par exemple, va affecter le taux de chômage et le revenu par tête du quintile inférieur. (Évidemment, l’économie tout entière ne dépend pas du salaire minimum, et l’exercice est complexe et imprécis. Il est pourtant faisable, et est de fait pratiqué dans de nombreux pays). Il est en revanche plus difficile d’estimer les conséquences d’un changement du comportement des agents individuels et collectifs. On ne peut procéder à cette évaluation que pour les personnes directement affectées – par 28/02/07 19:46:33 106 exemple, les employés d’une entreprise ou les habitants d’une ville dans laquelle une institution d’aide au développement met sur pied un projet. Mais une estimation aussi limitée ignore les effets indirects sur les autres personnes, voire sur les générations à venir. Une dernière raison de l’importance prépondérante des règles qui gouvernent les transactions internationales est que des règles moralement satisfaisantes sont beaucoup plus faciles à maintenir qu’une conduite moralement satisfaisante. Les agents individuels et collectifs prennent toujours leurs décisions dans un contexte de fortes pressions contraires : non pas seulement leur intérêt propre, mais également du fait de la situation de concurrence ou de considérations d’équité. Songeons à deux entreprises en concurrence directe : chacune estime qu’elle ne peut pas se permettre de négliger des opportunités immorales pour ses consommateurs ou ses employés, parce que cette contrainte unilatérale la mettrait dans une situation de concurrence inéquitable vis-à-vis de son concurrent moins scrupuleux. Au niveau national, ce type de problème peut être résolu par des changements dans des lois qui exigent des entreprises, sous peine de pénalités conséquentes, d’observer certains critères vis-à-vis de leurs consommateurs ou de leurs employés. Les entreprises sont souvent disposées à soutenir de telles lois (pour améliorer leur image, éventuellement) même si elles ne sont pas prêtes à risquer leur situation en adoptant unilatéralement des pratiques plus morales. Les mêmes considérations valent sur la scène internationale, où entreprises et gouvernements sont en compétition économique. Nul ne veut être laissé en arrière dans cette compétition, ni s’infliger un handicap unilatéral par des contraintes et des efforts moraux : en ce sens, il n’est pas étonnant (même si cela reste révoltant) que les individus, les entreprises et les gouvernements aient été si réticents à prendre des mesures véritables pour éradiquer la pauvreté 41. Il est tout à fait possible que les gouvernements et les entreprises des pays riches acceptent volontiers d’en faire plus en se pliant à des règlements communs, qui les délivreraient de la crainte de subir un avantage injuste et de perdre du 41 Leur effort actuel se monte à 12,7 milliards de dollars chaque année – 0,05 % du PNB des pays riches – dont 7 milliards viennent des particuliers et des entreprises (UNDP, 2003, p. 290) et 5,7 milliards des gouvernements, pour des services sociaux élémentaires (http://millenniumindicators.un.org/unsd/mi.mi_series_results.asp?rowId=592). L’aide au développement officielle atteint un montant douze fois plus élevé, mais la plus grande partie est dépensée au bénéfice d’agents susceptibles de rendre des services en retour, comme l’affirmait sans ambages cette déclaration récemment retirée du site Internet de l’USAID : « Le principal bénéficiaire du programme de développement américain a toujours été les États-Unis. Près de 80 % des contrats de l’USAID vont directement à des entreprises américaines. Les programmes de développement ont permis de créer des marchés importants pour les produits agro-alimentaires et pour l’exportation industrielle américaine, ce qui se traduit par des centaines de milliers d’emplois pour les Américains ». raison pub.indb 106 28/02/07 19:46:33 42 Au Sommet mondial de l’alimentation de Rome, organisée par la FAO en novembre 1996, les 186 gouvernements participants se sont mis d’accord pour « proclamer notre volonté politique et notre engagement commun et national de parvenir à la sécurité alimentaire pour tous, et de déployer un effort constant afin d’éradiquer la faim dans tous les pays, et, dans l’immédiat, de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d’ici à 2015 au plus tard » (Déclaration de Rome, je souligne). La Déclaration du Millénaire proclamée en septembre 2000 affirme que les États décident « de réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et celle des personnes qui souffrent de la faim » (je souligne). Tandis que la formulation ancienne visait à diminuer de 50 % le nombre de pauvres entre 1996 et 2015, la nouvelle – tirant parti de l’augmentation de 45 % de la population des pays en voie de développement prévue pour 1990-2015 et d’une importante réduction de la pauvreté en Chine entre 1990 et 2000 – vise seulement une réduction de 19 % entre 2000 et 2015. Voir Pogge, 2004 pour une analyse plus complète. 43 Cf. UNDP, 2002, p. 202. Les États-Unis ont initié cette baisse, en réduisant l’aide au développement de 0,21 à 0,1 % du PNB, pendant une période prospère et marquée par de considérables excédents budgétaires (ibid.). Après l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, l’aide au développement croît de nouveau, en partie par des dépenses destinés à ces pays et aux États voisins (le Pakistan du général Musharraf est actuellement le plus gros bénéficiaire de l’aide au développement). Pour 2003, l’aide au développement doit représenter 0,15 % pour les États-Unis et 0,25 % pour l’ensemble des pays riches (www. ocde.org/dataoecd/19/52/34352584.pdf ). raison pub.indb 107 107 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… terrain par rapport à leurs concurrents. Des efforts réussis à l’échelle nationale donnent un exemple de cette réforme structurelle plutôt que d’effort moral individuel. L’idée n’est pas neuve. Les gouvernements se sont montrés très réticents à adopter des mesures de réduction de la pauvreté, même en commun. La promesse solennelle de diviser par deux la pauvreté dans le monde d’ici 2015 a été réitérée – dans des formulations ingénieusement nuancées 42 – mais cherche toujours sa traduction dans les faits. L’aide officielle au développement proposée par les pays riches, qui était censée atteindre 1 %, puis 0,7 % des PNB totaux, s’est effondrée dans les années 90, passant de 0,33 % en 1990 à 0,22 % en 2000 43. Cet élément historique décourageant suggère que l’amélioration de l’ordre institutionnel mondial est chose difficile à amorcer et à développer. Mais cela n’affaiblit pas mon hypothèse : de tels changements structurels restent plus faciles à amorcer et bien plus faciles à développer qu’une amélioration unilatérale de la conduite des agents individuels et collectifs. Nous savons à présent quelle somme les individus, entreprises et gouvernements des pays riches sont disposés à dégager pour lutter contre la pauvreté : environ 12,7 milliards de dollars par an (voir note 31, p. XXXX). Somme ridiculement petite comparée aux torts causés aux pauvres par les injustices criantes de l’ordre mondial actuel (voir la partie 2 ci-dessus). C’est également ridicule comparé à la somme que requerrait un progrès substantiel : la somme nécessaire dans les premières années pour une 28/02/07 19:46:34 108 lutte sérieuse contre la pauvreté s’élève à 300 milliards de dollars par an 44. Il est irréaliste d’espérer que nous pourrons multiplier par 27 les fonds disponibles par un simple changement d’intention des agents concernés : les individus riches, les plus grosses entreprises et les gouvernements des pays développés. Il est plus réaliste – même si cela reste encore passablement irréaliste – d’atteindre un véritable progrès sur le front de la lutte contre la pauvreté par des réformes institutionnelles qui rendraient l’ordre mondial moins pesant pour les pauvres. S’ils acceptent de telles réformes, les pays riches supporteront une partie des coûts d’opportunité pour rendre le commerce international, le prêt, l’investissement et les régimes de propriété intellectuelle plus justes pour les pauvres du monde, ainsi que des coûts pour compenser les maux causés – par exemple, en aidant à financer des programmes d’accès à des soins élémentaires, à des programmes de vaccination, à l’éducation primaire, à des réseaux et usines électriques, aux banques et au microcrédit, aux routes, rails, réseaux de communication divers là où ils font encore défaut. Pour qu’un tel programme de réforme puisse recueillir le soutien des habitants et des gouvernements des pays riches, il doit répartir ces coûts de manière équitable, de manière fiable et transparente, pour ne pas désavantager certaines positions de concurrence. La voie de la réforme institutionnelle est bien plus réaliste et durable pour trois raisons évidentes. D’abord, les coûts que chaque citoyen des pays riches s’impose en soutenant ces réformes structurelles sont infimes par rapport à la contribution qu’elles permettent d’apporter dans la lutte contre la pauvreté. La réforme diminue le niveau de vie de votre foyer de 900 dollars par an, mettons, ce qui permet d’améliorer de 300 dollars le niveau de vie annuel de millions de foyers pauvres. En comparaison, un don unilatéral du même montant diminue le revenu annuel de votre foyer de 900 dollars mais permet d’améliorer de 300 dollars le revenu annuel de seulement trois foyers pauvres. Au vu de ces résultats, des agents rationnels concernés par la lutte contre la pauvreté sont amenés à soutenir les réformes structurelles plutôt que de maintenir un système de donations 45. Deuxièmement, des réformes structurelles assurent aux citoyens que les coûts sont équitablement répartis entre les plus riches, comme il vient d’être rappelé. Troisièmement, une fois mise en place, la réforme 44 Cf. Pogge T., World Poverty and Human Rights, chapitre 8 : je fonde ce chiffre approximatif sur les besoins nécessaires pour atteindre les deux dollars par jour fixés par la Banque mondiale. Il est sidérant de remarquer que 300 milliards de dollars ne représentent que 0,87 % du produit mondial ou 1,08 % des PNB cumulés des pays riches (Banque mondiale, 2005, p. 257) – c’est-à-dire beaucoup moins que le budget américain annuel de la défense (environ 400 milliards de dollars) ou les « dividendes de la paix » dont les pays occidentaux bénéficient depuis la fin de la guerre froide (environ 527 milliards de dollars, cf. note 27). 45 C’est à une discussion avec Derek Parfit que je dois d’avoir saisi toute l’importance de ce point. raison pub.indb 108 28/02/07 19:46:34 Traduit de l’anglais par Solange Chavel RÉFÉRENCES Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 2005, Paris, Eska, 2005. 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Hohfeld W.N., Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning [1913, 1917], New Haven, Yale University Press, 1964. raison pub.indb 109 109 thomas pogge Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme… structurelle n’a pas besoin d’être répétée, année après année, au prix de décisions personnelles pénibles. Avoir à se préoccuper continuellement de la pauvreté conduit à la lassitude, l’aversion, même au mépris. Cela exige des citoyens des pays riches qu’ils se rallient encore et encore à la cause, tout en sachant fort bien que d’autres personnes dans la même situation qu’eux n’y participent que peu ou pas du tout, que leur propre contribution est purement volontaire et que, quel que soit le montant de leurs dons ils pourraient, pour quelques dollars de plus, sauver d’autres enfants de la famine et de la maladie. De nos jours, cette lassitude, cette aversion, ce mépris, sont des attitudes répandues parmi les citoyens et les gouvernants des pays riches à l’égard de l’« aide » qu’ils fournissent et de leurs bénéficiaires. Pour toutes ces raisons, je crois que l’immense déficit en droits qui prévaut de nos jours, tout particulièrement parmi les plus pauvres dans le monde, doit être combattu par des efforts de réforme institutionnelle au niveau international (et national). Des réformes relativement faibles, et dont les conséquences seront minimes sur les pays riches, suffiraient à éliminer la plus grande part de ce déficit en droits, dont l’ampleur fait de ces réformes notre devoir moral le plus important et le plus urgent. 28/02/07 19:46:34 110 raison pub.indb 110 Juma C., « Intellectual Property Rights and Globalization. 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Les associations ne sont ni des États ni des entreprises. Elles poursuivent des fins moins généralistes que les États. On pourrait affirmer aussi que l’État est en quelque sorte l’entité de dernier ressort chargée d’accomplir les tâches d’intérêt collectif n’ayant pas été réalisées par le secteur associatif. Inversement, les associations peuvent être vues en partie comme des organes décentralisés de l’État qui les finance via subsides et exemptions fiscales en cas de dons. Quant à la comparaison avec les entreprises, il est certes souvent abusif de considérer la finalité de ces dernières comme exclusivement lucrative, même pour celles 115 raison publique n°6 • pups • 2007 La question de l’éthique dans la récolte de fonds en milieu associatif nous invite à revisiter le thème très ancien de l’odeur de l’argent, une histoire – un peu nauséabonde d’ailleurs, les amateurs de textile parmi nous le savent – qui remonte au fameux « non olet » de l’empereur romain Vespasien, au premier siècle après Jésus-Christ. Se préoccuper d’éthique de la récolte de fonds exige aussi automatiquement que l’on s’intéresse à l’usage de ces fonds, puisque ce dernier entretient des relations diverses avec les moyens d’une telle récolte, leur efficacité et leur légitimité. En me penchant sur cette problématique, je voudrais m’arrêter à quatre questions particulières, qui me semblent à la fois importantes en elles-mêmes et emblématiques de la problématique générale. Les deux premières renverront plutôt à un examen de certaines de nos intuitions éthiques spontanées, portant sur la récolte proprement dite. Les deux dernières relèveront d’un registre plus institutionnel, traitant de façon un peu plus indirecte de la récolte de fonds. 1 Ce texte est issu de réflexions initialement présentées au congrès du 10e anniversaire de l’Association pour une Ethique dans la Récolte de Fonds (AERF, Bruxelles), le 17 octobre 2006. Merci à Y. De Cordt, L. Deutsch S. Dumitru, D. Dumont, G. Pleyers, H. Pourtois, M. Soublin, E. Todts, L. Wenar, un lecteur de l’AERF et un autre de Raison Publique pour des commentaires et suggestions sur une version antérieure de ce texte. L’auteur garde bien entendu l’entière responsabilité de toutes les imperfections criantes qui subsistent dans ce texte. raison pub.indb 115 28/02/07 19:46:36 qui ne sont pas explicitement des « sociétés à finalité sociale ». Il est tout aussi trompeur de penser que les membres des associations sans but lucratif sont toujours mus par des motivations exclusivement désintéressées. Acceptons cependant ici l’idée que de nombreuses associations sont effectivement orientées primordialement vers la réalisation d’objectifs particuliers participant à la vision qu’ont leurs membres de l’intérêt général. Et intéressons-nous donc aux ONG qui telles Oxfam, Amnesty International ou Handicap International visent clairement des objectifs « nobles », « désintéressés » ou « altruistes ». 116 Il nous faut alors nous poser la question qui suit. Si une association a un objectif plus « altruiste » qu’une entreprise (ce n’est bien sûr pas toujours le cas, mais acceptons l’idée ici), est-ce une bonne raison pour se permettre d’être éthiquement moins exigeante sur ses sources de financement (position PLUSMOINS), est-ce au contraire une raison d’être encore plus exigeante sur le plan moral quant aux moyens utilisés pour récolter ces fonds et quant à leur origine (position PLUS-PLUS), ou est-ce un fait qui n’a aucune pertinence en termes d’éthique du financement (position FIXE ou NEUTRE) ? Partons d’une de ces trois réponses possibles, formulée dans la citation suivante qui concernait l’envoi de courriels non sollicités : « (…) si on peut comprendre que des entreprises commerciales, qui n’ont d’autre finalité que de faire de l’argent, s’adonnent à ces pratiques de communication, c’est par contre inacceptable dans le chef d’organismes dont l’ambition est le respect de la dignité humaine. Personne n’a le droit de s’adresser en ces termes à n’importe qui, de bombarder quiconque de messages intempestifs ou de mener des campagnes aussi ciblées. D’une certaine manière, ces associations sont doublement condamnables. Parce qu’elles utilisent des procédés contraires à l’éthique d’une part, et parce que les moyens qu’elles utilisent sont en opposition avec les fins qu’elles poursuivent d’autre part » 2. La position défendue dans cette citation correspond clairement à la position PLUS-PLUS. Plus les fins sont nobles, plus les exigences quant aux moyens sont grandes aussi. Je voudrais montrer que si cette position est « stratégiquement » judicieuse, elle n’est par contre pas nécessairement éthiquement requise. Je pense qu’elle est jugée adéquate par de nombreuses personnes. Mais il me semble qu’il est erroné de la justifier au nom de règles éthiques inconditionnelles. Pour le comprendre, partons d’une analogie balnéaire. 2 Michel Dupuis, « les associations sans scrupules sont doublement condamnables » (entretien avec L. Raphaël), La Libre(Belgique), 8/3/2005. raison pub.indb 116 28/02/07 19:46:36 Imaginons que vous ayez la possibilité d’emprunter sans la demander une bouée gonflable déposée sur la plage, soit pour aller vous baigner vous-même, soit pour permettre à un de vos enfants d’aller faire une petite baignade, soit pour sauver l’enfant de quelqu’un d’autre qui est en train de se noyer 3. Il est probable que beaucoup d’entre nous – adeptes d’un samaritanisme à la Robin des bois – défendent ce troisième acte tout en ayant des doutes – plus ou moins sérieux – sur la moralité des deux premiers. Si tel est le cas, c’est bien à la position PLUS-MOINS qu’ils adhèrent, et non à celle défendue dans la citation ci-dessus, ni à celle d’une inflexibilité de l’évaluation de la moralité des moyens quelles que soient les fins poursuivies (position FIXE). Bien sûr, la position fixe est celle qui paraîtra à d’aucuns la plus « confortable » ou la plus « sûre ». Il n’existe aucune raison de penser cependant que la simplicité des principes éthiques, voire leur généralité, soit toujours garante de justice. Et elle ne permet nullement de rendre compte de l’intuition présente dans la citation, ainsi que de celle partagée par nombre d’entre nous dans notre exemple balnéaire. axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds Le recours dans la citation reprise ci-dessus à la notion de « dignité humaine » 4 nous invite par ailleurs à croiser cette approche avec une seconde dimension pertinente pour l’articulation moyens-fins. Si l’on recourt à un système moral de type « mono-valeur », par exemple en analysant tout acte sous l’angle de sa conformité avec la dignité humaine, alors le débat relatif à l’acceptabilité morale d’un moyen déterminé va diviser les inconditionnalistes d’une part et les maximisateurs d’autre part. Pour les premiers, une action qui viole la dignité humaine ne sera dans aucun cas admise. Pour les seconds, elle peut être admise comme un moindre mal si elle est nécessaire par ailleurs à une maximisation du respect de la dignité humaine. Ainsi, si – ce qui est rarement le cas – tromper un donateur potentiel en ne lui exposant qu’une partie de la vérité est la seule et unique manière d’obtenir plus de fonds pour sauver bien plus de vies humaines encore, un maximisateur reconnaîtra certes que ce mensonge est contraire au respect de la dignité du donateur potentiel, tout en étant acceptable, voire requis, au nom de l’idée de maximisation du respect de la dignité humaine de l’ensemble des personnes potentiellement concernées 5. L’idée de « moyens en 117 3 Pour un texte classique recourrant, sur un autre thème, à l’analogie de la noyade : Peter Singer, 1972. « Famine, Affluence and Morality », Philosophy and Public Affairs, vol. 1 : 229-243. 4 Le Code éthique de l’AERF précise par exemple en ce qui concerne les messages se référant à la personne humaine qu’ils « ne peuvent (…) attenter à la dignité humaine » (art. 4 – 2.2). 5 Le Code éthique de l’AERF précise à cet égard que « les messages ne peuvent comporter aucune inexactitude, ambiguïté, exagération, etc., de nature à tromper le public sur le but réel de l’association, son organisation, ses modalités et résultats de son action ou l’utilisation des fonds, produits ou prestations sollicités » (art. 4 – 1.1). raison pub.indb 117 28/02/07 19:46:36 opposition avec les fins » mobilisée dans la citation reprise plus haut n’a dès lors de sens que si ces fins et moyens sont analysés à l’aune d’une seule valeur – ce qui n’est pas nécessairement le cas comme nous le verrons – et si cette valeur est abordée sous un angle inconditionnaliste plutôt que maximisateur. 118 Il est intéressant de comparer une telle approche « mono-valeur » à une approche « multi-valeurs ». Pour reprendre notre exemple, la question du mensonge par omission ou par représentation imparfaite de la réalité peut être alors analysée comme un conflit, non pas entre deux manières d’appréhender une même valeur (inconditionnaliste ou maximisatrice) mais entre deux valeurs différentes, en l’occurrence l’idée selon laquelle il est inacceptable de mentir (ou d’emprunter un bien dont on n’est pas propriétaire dans notre exemple balnéaire), et celle selon laquelle il est inacceptable de laisser mourir des êtres humains que l’on pourrait aider. En cas d’analyse « multi-valeurs » le débat va se jouer à la fois sur le contenu des valeurs, et sur leur priorité respective. Et l’on peut supposer qu’après réflexion, beaucoup d’entre nous conviendront que l’emprunt non consenti, ou l’obtention d’un don sur base d’une information trop partielle, s’ils s’avèrent absolument nécessaires – ce qui n’est en pratique pas souvent le cas, insistons-y –, devraient être considérés comme moralement acceptables si la finalité poursuivie est de sauver des vies humaines. Il serait en effet tout aussi problématique d’affirmer que le mensonge doit être évité à tout prix, que de penser que la vie n’a pas de prix. Ceci m’amène à défendre la position annoncée plus haut. Il m’apparaît que la position PLUS-MOINS sera éthiquement la plus convaincante dans bien des cas, que l’on adopte d’ailleurs une analyse intra- ou intervaleurs, mobilisant respectivement une position maximisatrice et une vision accordant une primauté à la valeur visée en l’espèce par les fins par rapport à celle supposée contraindre les moyens spécifiques envisagés pour y parvenir. Ainsi, du point de vue de l’éthique dans la récolte de fonds, certains éléments des chartes éthiques généralement invoquées doivent être pris avec des pincettes sur le plan strictement éthique. Cependant – et ceci constitue la seconde composante de cette position – il est par contre tout à fait justifié sur le plan stratégique, et donc aussi indirectement sur le plan éthique, de s’en tenir à une position PLUS-PLUS. En somme, si mentir peut être juste dans certains cas au vu du « coût d’opportunité » en termes de vies humaines qui auraient pu être sauvées – ce qui n’équivaut donc nullement à un « tous les moyens sont bons pour atteindre n’importe quelle fin » –, c’est en même temps stratégiquement pertinent de renoncer au mensonge, au vu de la préservation de la capacité à long terme d’une association, et du secteur raison pub.indb 118 28/02/07 19:46:37 associatif en général, à lever des fonds pour sauver des vies humaines, pour contribuer à libérer des personnes injustement incarcérées et pour toute autre finalité socialement importante. L’idée ici n’est pas qu’une règle d’interdiction du mensonge engendrera en général des politiques justes, même si dans certains cas – relativement rares certes – le mensonge s’imposerait comme l’action la plus morale. Il ne s’agit donc pas d’appliquer ici un raisonnement analogue à celui des approches maximisatrices dites « de la règle » (tel l’utilitarisme du même nom). Ce qui motive notre position, ce sont plutôt deux raisons propres au contexte associatif. Ceci nous conduit à la seconde considération, propre elle aussi au secteur associatif. Ce dernier, étant donné ses fins, inspire facilement confiance. Le risque est donc grand que même s’ils sont particulièrement « regardants » sur les moyens dans l’absolu, les donateurs ne se donnent finalement pas la peine dans la pratique de vérifier si les moyens déployés sont justes. Si préserver la confiance est vital (en raison de la nature volontaire des dons), protéger les donateurs potentiels contre l’excès de confiance (alimenté par une focalisation sur les fins particulièrement nobles des associations dont il est question ici) est tout aussi essentiel. Des règles morales strictes, même si elles ne se justifient pas toujours en théorie, seraient donc justifiées d’une part en raison d’un risque de contre productivité à long terme et d’autre part pour compenser un manque probable de vigilance dans le chef des donateurs. Pour comparer un donateur et un actionnaire, on peut supposer à la fois que le donateur standard sera moralement plus exigeant (et donc aussi beaucoup plus réactif ) en cas de pratique moralement problématique, et qu’il sera probablement aussi moins vigilant en général que l’actionnaire, à la fois en raison de présupposés – parfois infirmés – sur les motivations des acteurs de l’associatif et peut-être aussi car il n’aurait pas d’intérêt direct de l’être, s’agissant d’un don dont il n’attendrait rien en retour pour lui-même. Donner à une œuvre sociale est souvent fait les yeux fermés, même si en cas de découverte de comportements moralement raison pub.indb 119 119 axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds D’une part, ceux qui donnent le font de manière volontaire. Et les donateurs qui le font ont généralement un profil plutôt exigeant sur le plan moral. S’ils sont exigeants sur le plan des fins, ils auront aussi tendance à l’être sur le plan des moyens. Et le risque est dès lors grand que si des pratiques, justifiables après examen détaillé mais jugées par la moralité commune comme immorales, sont révélées, cela implique une perte de confiance envers les associations concernées, et donc moins de dons à terme. La confiance est d’ailleurs d’autant plus importante pour l’associatif que les dons sont totalement volontaires. 28/02/07 19:46:37 problématiques, la réaction des donateurs potentiels risque de n’en être que plus dure. Faut-il donc ajuster les moyens aux fins ? Oui, à la hausse, mais pour des raisons plus contingentes que principielles, des raisons qui ne sont qu’indirectement éthique, et plutôt d’ordre prudentiel ou stratégique à long terme 6. CHOQUER OU CULPABILISER LES DONATEURS POTENTIELS : UN PROBLÈME ? Une autre préoccupation possible concerne le recours à des textes ou images qui jouent de façon éventuellement problématique, sur les sentiments des personnes. Le code éthique de l’AERF précise ainsi que 120 « (…) L’utilisation d’éventuelles images de détresse humaine ne peut heurter les sentiments des donateurs, et doit se limiter à illustrer des faits observés et vérifiables (…) ». L’objectif des pratiques publicitaires d’une ONG est bien sûr d’informer l’ensemble d’une population sur une situation qu’elle estime problématique. Mais il est aussi de faire en sorte que des bénévoles et donateurs potentiels se mobilisent et agissent pour changer une telle situation. Il faut donc faire savoir, mais aussi faire bouger. Il importe donc que l’on s’intéresse à ce qui est susceptible de motiver une action, et de motiver en particulier des dons d’argent. Cela fait longtemps que l’on se pose la question de savoir si une croyance est suffisante pour motiver une action, ou s’il faut en plus un désir pour le faire. La motivation à agir moralement est une affaire complexe. Si l’on voit quelqu’un en train de se noyer, l’on peut vouloir l’aider pour diverses raisons : – par pure adhésion à un système de règles morales, même en l’absence totale de sentiments envers cette personne. La violation d’une telle règle serait perçue comme source de culpabilité. – par désir de venir en aide à une telle personne (par exemple en étant motivé par des formes d’amour, d’amitié, de pitié, etc.) – par peur que si l’on se trouvait soi-même dans cette situation, l’on ne soit pas aidé (c’est ce que vise en partie l’approche en termes de voile d’ignorance). 6 Signalons une raison supplémentaire – propre à l’associatif – d’introduire des règles éthiques. Il s’agit du fait qu’en raison de sa nature spécialisée, et orientée vers une fin particulière, une association pourrait perdre de vue l’intérêt général, en ce compris la nécessité de respecter dans le cadre de la poursuite de cet objectif un ensemble de contraintes tout aussi essentielles du point de vue de l’accomplissement de l’intérêt général. Ici, ce ne sont pas les questions d’exigence particulièrement forte des donateurs ou d’excès de confiance susceptible de se retourner en forte défiance qui motivent cette focalisation sur des règles, c’est plutôt le caractère focalisé, spécialisé de l’association, qui risque de lui faire perdre de vue d’autres dimensions essentielles. raison pub.indb 120 28/02/07 19:46:37 – par peur d’être jugé par autrui comme quelqu’un d’immoral, ce qui peut s’ajouter au premier motif 7. À nouveau, il nous semble que le problème principal des publicités choquantes n’est pas que toute publicité de ce type soit moralement problématique. C’est plutôt que le recours à la provocation risque fort d’amener à l’escalade et donc à l’inefficacité. En effet, ce serait à nouveau pour une raison stratégique, plutôt qu’éthique que le fait de choquer poserait problème. Pourquoi ? Parce que choquer, c’est attirer l’attention d’une manière particulière en vue de conduire à réagir. Or, l’attention étant une ressource rare, si choquer était efficace, cela amènerait d’autres ONG concurrentes à recourir à la même technique, ce qui risque de la banaliser et de ne plus attirer l’attention du tout. Ceci pourrait donc rendre toute publicité choquante inefficace, voire conduire les donateurs potentiels à devenir plus insensibles encore aux détresses concernées. Ainsi, choquer dans un nombre limité de cas peut être éthiquement acceptable voire requis. Par contre, la banalisation des messages choquants rendrait ceux-ci inefficaces voire contre-productifs. 121 axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds À cet égard, deux types de stratégies risquent de poser problème à certains : celles qui visent à choquer et celles qui ont pour objectif de faire naître un sentiment de culpabilité. Partons des campagnes « choquantes ». Poser une affirmation choquante n’est pas nécessairement problématique sur le plan éthique. Il y a des situations qu’il est difficile d’édulcorer au point qu’elles ne soient plus choquantes. C’est le cas des grandes famines ou des massacres de masse. Montrer de tels faits choquera en principe. Mais l’on voit mal en quoi le fait pour une ONG de montrer de tels faits serait en principe problématique sur le plan éthique, pour autant que les images ou les messages utilisés ne soient pas dégradants pour les personnes représentées. Dans les mondes ségrégés dans lesquels nous vivons il est souvent indispensable de choquer pour faire sortir les personnes de leur routine et les amener à adopter une perspective différente sur le monde qui les entoure. Car l’inertie de nos perceptions courantes est forte. Que penser par ailleurs des messages culpabilisants ? Culpabiliser, c’est faire en sorte que les personnes se sentent coupables de quelque chose. Face à une situation de détresse, l’on peut vivre un sentiment de culpabilité pour au moins deux raisons. On peut soit se sentir causalement coupable du problème lui-même (ex : être actionnaire d’un constructeur de mines anti-personnel). 7 Voy. par exemple le slogan de www.DayForDarfur.org: « Une fois tous les corps enterrés au Darfour, comment l’histoire va-t-elle nous juger ? » (in Le Monde, 13 octobre 2006, p. 13). raison pub.indb 121 28/02/07 19:46:37 122 On peut se sentir coupable de la persistance de ce problème, en raison d’un manque d’intervention de notre part, donc par abstention (ex : ne pas aider financièrement les victimes d’une catastrophe naturelle qui n’avaient aucun accès à l’assurance). On trouve des stratégies des deux ordres dans la littérature. Pour illustrer la première, quelqu’un comme Thomas Pogge par exemple va tenter de montrer que ce sont les institutions économiques internationales que nous avons nous-mêmes contribué à mettre en place à travers l’action de nos gouvernements démocratiques qui sont à l’origine d’une partie de la pauvreté mondiale 8. Et c’est en raison d’une telle responsabilité causale que nous serions tenus d’intervenir. Il peut apparaître à première vue très différent de se sentir causalement coupable et de se sentir coupable en raison d’une abstention ex post à l’égard de personnes qui n’ont nullement choisi de vivre leur détresse plutôt que notre opulence. Est-il moralement problématique de culpabiliser (c’està-dire de se faire sentir coupables) les donateurs potentiels dans les cas où soit elles sont causalement responsables d’un problème, soit la justice exige qu’elles viennent en aide à ces personnes en détresse ? Nous ne le pensons pas. Lorsque l’existence d’une faute morale (par action ou abstention) peut être défendue sur base d’une théorie de la justice suffisamment cohérente, culpabiliser les gens n’est en rien différent de leur offrir des lunettes si elles ont des problèmes de vue. L’on pourrait considérer une telle position comme excessive dans les cas où nous ne serions pas causalement responsables (par action) de la situation des personnes auxquelles il s’agit de venir en aide. Une telle critique surévalue néanmoins l’importance morale à accorder à la responsabilité causale. Prenons deux hypothèses. Dans le premier cas, j’ai poussé un enfant à l’eau et il est en train de se noyer. Je suis donc causalement responsable de sa situation. Dans le second cas, l’enfant est tombé à l’eau tout seul par accident et il est en train de se noyer. Le fait générateur de mon obligation ne peut cette fois être recherché dans un acte fautif de ma part. Si l’on considère que dans les deux cas, nous sommes tenus de sauver l’enfant, il apparaît que nous serons coupables dans les deux cas si nous restons inactifs face à une telle noyade. Il est donc légitime de nous culpabiliser dans ces deux cas, c’est-à-dire de nous aider à percevoir que nous sommes coupables (d’où l’analogie des lunettes). Bien sûr, dans le second cas, je ne serai coupable d’aucune poussée fautive. Par contre, dans les deux cas, je risquerai d’être coupable d’une abstention fautive si je ne fais rien pour sauver 8 Th. Pogge, 2002. World Poverty and Human Rights. Cosmopolitan Responsibilities and Reforms, Cambridge : Polity Press, 296 p. Pour une critique de cet argument : Ph. Van Parijs, 2006. « Global Distributive Justice » (tapuscrit, à paraître) raison pub.indb 122 28/02/07 19:46:38 En somme, le sentiment de culpabilité est certes désagréable. Mais s’il est à la fois justifié sur le plan normatif et utile à réduire les souffrances plus grandes encore des donataires de l’aide, nous ne voyons pas pourquoi, sur le plan des principes, il faudrait exclure des actions mettant le doigt sur nos obligations de justice et sur la culpabilité liée au fait de ne pas les respecter. VERS UNE TRANSPARENCE SALARIALE POUR LES PROFESSIONNELS DE L’ASSOCIATIF ? Parmi les questions à se poser par rapport à l’usage des fonds récoltés, il y a la question du juste salaire. Elle n’est pas propre à l’associatif. Une fois que l’on porte son regard sur les entreprises privées, le débat relatif au salaire des patrons est omniprésent. Un tel salaire peut être jugé injustement élevé en particulier si l’on le compare à celui d’un travailleur moyen dans la même entreprise. Dans l’associatif, la fixation du salaire des professionnels doit tenir compte de trois particularités. Il y a d’abord le fait que – contrairement à des actionnaires – les donateurs se serrent la ceinture sans rien attendre en retour. Il y a ensuite le fait que les professionnels travaillent au contact de nombreux bénévoles – qui sont en réalité des donateurs de temps. Les donateurs d’argent et de temps nourriront donc des attentes particulières à l’égard des professionnels de l’associatif, raison pub.indb 123 123 axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds l’enfant de la noyade. Qu’est-ce qui génèrera mon obligation dans le second cas ? Le simple fait qu’une personne souffre d’une circonstance pire que la mienne et que laisser subsister un tel écart de circonstances serait incompatible avec l’idée que chaque être humain a une valeur fondamentale égale à celle de son voisin. Ajoutons d’ailleurs que même lorsqu’on parle de responsabilité causale (à savoir d’une obligation d’agir qui serait justifiée par la nécessité de corriger une action fautive préalable dans le chef du même auteur), cela se fait sur fond d’une théorie générale de la justice. Par exemple, dans un contexte de compétition juste, lorsqu’un des compétiteurs remporte le marché escompté, il n’est pas nécessairement tenu de compenser les compétiteurs évincés même s’il a clairement dégradé leur situation par rapport à un monde où ce compétiteur gagnant serait absent. Affirmer donc qu’en cas de responsabilité causale, c’est l’acte initial de la personne comme tel (pousser l’enfant, ou soumissionner pour un marché et l’emporter) qui génère l’obligation de réparer est abusif. Ceci signifie donc non seulement que la responsabilité causale n’est pas la seule source possible de nos obligations de justice. Cela signifie surtout que l’acte dommageable ne donnera lieu à réparation que si une théorie générale de la justice le qualifie de fautif. Il faut donc remettre en cause à la fois le caractère exclusif et la nature spécifique de la responsabilité causale comme source d’obligations de justice. 28/02/07 19:46:38 souhaitant probablement qu’eux aussi se serrent un peu la ceinture. Il y a enfin le fait que, dans le cas spécifique de l’humanitaire, un professionnel va se retrouver en contact direct avec des bénéficiaires particulièrement démunis, ce qui rendra l’écart de leur condition matérielle respective particulièrement criant. 124 Il me paraît nécessaire de faire à cet égard deux remarques. Si un médecin résidant dans un pays développé intervient au Darfour pour une ONG afin de sauver des vies humaines, il ne me semble pas qu’il faille déterminer le niveau juste de son salaire différemment de celui d’un médecin de campagne ou d’un médecin spécialiste resté au pays, au contact de patients en moyenne bien plus favorisés. Que nous soyons tous tenus d’en faire plus pour les civils du Darfour et d’ailleurs est une chose. Mais qu’un médecin expatrié ait une plus grande obligation de se serrer la ceinture qu’un médecin qui ne voyagerait pas n’en découle nullement. La même chose vaut à mon sens par rapport à la relation entre les donateurs (d’argent et/ou de temps) et les professionnels de l’associatif. En somme, un professionnel de l’associatif n’a pas à notre sens pas d’obligations plus importantes envers les plus démunis que le reste de la société, même s’il est en contact immédiat avec ces personnes démunies, ou avec des donateurs particulièrement généreux. On pourrait en effet avoir le sentiment que si le donateur fait un effort, le professionnel devrait le faire aussi (burden-sharing), de même par exemple qu’on pourrait exiger que dans le commerce équitable, chacun des types d’acteurs de la chaîne commerciale y aille de sa contribution à l’effort d’équité. Que vous ayez le courage d’être un acteur de première ligne ou que vous soyez entouré de gens particulièrement généreux n’accroît pas pour autant vos obligations morales par rapport à celle d’une personne quelconque prise aléatoirement dans la même société. Ceci laisse bien sûr ouverte la question de savoir si nos sociétés dans leur ensemble sont à la hauteur de ce qu’exige la justice envers les plus défavorisés. Une illustration de ce point est celle qui consisterait à affirmer que le patron d’une entreprise à but lucratif serait en droit de gagner bien plus que celui d’une ONG parce que la finalité de son entreprise serait par définition le profit. Une telle affirmation est bien sûr irrecevable pour une théorie de la justice puisqu’elle implique qu’il suffirait de se définir des fins amorales pour échapper à toute exigence morale. Ceci nous conduit à un second point. Il est indubitable que plus l’élasticité productivité-revenu est limitée, plus il est possible pour les associations de pratiquer une modération salariale qui se fasse au profit d’un bénéfice plus grand encore pour les destinataires de l’association, en particulier quand il s’agit d’humanitaire. La difficulté est bien sûr que les théories de la justice elles-mêmes sont loin de nous fournir une théorie satisfaisante du salaire juste (différente raison pub.indb 124 28/02/07 19:46:38 RENDRE DES COMPTES … À QUI ? Un quatrième débat intéressant concerne l’identification des personnes à qui il importerait de rendre des comptes sur l’utilisation des fonds dans une association sans but lucratif. Une réflexion complète sur cette question nécessiterait une comparaison fine avec la situation que connaissent les États et les entreprises privées. À première vue, trois spécificités de l’associatif méritent notre attention. La première catégorie intéressante est celle des donateurs non-membres et des bénévoles. Dans un État démocratique, le contribuable est généralement aussi citoyen. Il est titulaire à ce titre du droit de vote dont le poids est d’ailleurs indépendant du montant de ses contributions. Et dans une entreprise, si on laisse de côté les actions sans droit de vote, l’actionnaire peut participer à l’assemblée générale des actionnaires et y voter à hauteur du pourcentage représenté par ses actions. Mais si les associations sans but lucratif ont aussi une assemblée de membres, il arrive fréquemment qu’il y ait un recouvrement très imparfait de ses membres et de ses donateurs, en raison de la présence de donateurs non-membres, ces derniers étant dès lors sans voix alors que dans certains cas, ils représentent un pourcentage significatif des ressources annuelles d’une association. De même, on voit se développer la pratique de raison pub.indb 125 125 axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds par exemple d’une référence au salaire d’équilibre en compétition parfaite). Il est alors tentant d’en appeler à une plus grande transparence salariale, dans l’espoir que là où les théories de la justice ont du mal, les donateurs eux-mêmes sauront se positionner sur cette question du salaire juste pour les professionnels des associations qu’ils financent ou dans lesquels ils investissent du temps. Pourtant, l’idée de transparence salariale doit être envisagée avec prudence, pour deux raisons. D’abord, dans bien des cas, elle est inefficace si les destinataires de cette transparence sont relativement indifférents au niveau de salaire des professionnels en question. Ensuite, cette transparence peut en réalité susciter une escalade salariale plutôt qu’une modération. En effet, si un professionnel de l’humanitaire se rend compte qu’une autre ONG que la sienne paie mieux ses managers ou ses médecins, il pourra être tenté de la rejoindre, ce qui poussera son ONG d’origine, si elle souhaite le garder, à augmenter son salaire. La transparence ne rend en effet l’information disponible pas qu’aux bénévoles et donataires, mais aussi aux professionnels de l’associatif. La transparence peut dès lors être inefficace, si elle ne donne lieu qu’à de l’indifférence de la part des bénévoles et donateurs, et contre-productive si elle ne fait qu’offrir un levier en plus aux plus avides. 28/02/07 19:46:39 dons à faibles montants, notamment dans le chef d’étudiants. La difficulté propre à ces donateurs non-membres est qu’ils apportent généralement de très petits montants (souvent en cash) et sont extrêmement nombreux. Une telle dispersion des donateurs rend particulièrement difficile la mise en place d’institutions permettant de leur donner une voix, au-delà de la possibilité qui leur est toujours offerte de poursuivre ou non leurs dons en cas de désaccord avec les choix posés par les ONG concernées. Notons cependant l’expérience d’un syndicat des donateurs aux Pays-Bas. Quant aux bénévoles, à savoir des personnes qui donnent du temps, ils sont dans certains cas plus facilement identifiables et aussi souvent membres de l’association concernée. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Il importe qu’ils puissent aussi intervenir qualitate qua 9. 126 Une seconde spécificité est liée aux différences existant entre les bénéficiaires potentiels de l’action associative – et singulièrement humanitaire – d’une part, et les clients d’entreprises ou les citoyens ou résidents d’un État. Dans une ONG humanitaire par exemple, l’on se trouve bien souvent face à une situation où une partie significative de ceux qui contribuent (les donateurs et bénévoles) ne reçoivent rien en retour, et où les bénéficiaires de l’aide reçoivent sans rien donner en retour (mis à part de la reconnaissance, ce qui n’est certes pas négligeable). Si l’on se penche sur les États, le résident ou le citoyen qui bénéficie des services publics est aussi souvent un contribuable. Et dans les entreprises, tant l’actionnaire (qui reçoit ses dividendes) que le client (qui consomme les produits) contribuent chacun par une contribution financière. Dans les États, l’on rend des comptes aux citoyens, et dans les entreprises aux actionnaires (et parfois aux travailleurs). Par contre, l’on dispose rarement d’assemblées générales de clients dans le cas des entreprises, ni d’assemblées générales de bénéficiaires dans les ONG. Donc, ces derniers se trouvent souvent dans une situation analogue à celle des clients dans les entreprises. Avec deux différences malgré tout. L’une est que les personnes aidées par les ONG n’ont généralement pas le choix de leur ONG, alors que dans des marchés minimalement concurrentiels, les clients sont en mesure de changer de fournisseur de produits en cas de désaccord avec la politique d’entreprise adoptée. L’autre est que puisque le client paie, la menace qu’il cesse d’acheter un produit constitue pour lui un pouvoir que le bénéficiaire de l’aide n’a pas – même si les ONG ont besoin de bénéficiaires pour pouvoir continuer à justifier leur existence. 9 Sur la situation en droit belge sur ce point : D. Dumont & P. Claes, 2006. Le nouveau statut des bénévoles, Bruxelles : Larcier (coll. « Les dossiers du journal des tribunaux »), pp. 80-83. raison pub.indb 126 28/02/07 19:46:39 La situation spécifique des bénéficiaires d’aide pose en réalité des difficultés particulières. La première est de nature plus institutionnelle et la seconde d’ordre normatif. Première difficulté : dans bien des cas – et contrairement à l’hypothèse que nous venons d’envisager – , une consultation un tant soit peu délibérative des bénéficiaires de l’aide pourrait amener une association à réévaluer ses objectifs si les demandes s’avèrent justifiées. Disposons-nous d’exemples de telles consultations ? Pas directement à notre connaissance dans le monde des ONG. Par contre, les modèles de participation des groupes d’utilisateurs d’une ressource comme l’eau au Brésil pourraient certainement servir de source d’inspiration à cet égard 10. 127 axel gosseries Sur l’éthique dans la récolte de fonds Seconde difficulté est normative. Imaginons des donateurs parfaitement informés sur la réalité quotidienne de l’existence des bénéficiaires visés. Quid alors si des donateurs souhaitent financer la constructions de puits pour l’eau potable alors que les bénéficiaires potentiels préfèreraient utiliser les fonds pour la construction d’un lieu de culte, quitte à boire une eau un peu plus polluée (santé du corps v. paix des âmes) ? Quid d’un ensemble de donateurs et donatrices du nord qui verraient en l’émancipation des femmes – en ce compris la lutte contre l’excision – une priorité, mais ne seraient pas nécessairement suivis par les sociétés qu’ils souhaitent aider ? Se profilent respectivement la question du paternalisme (lorsque l’on traite de la définition de la vie bonne) et celle des limites de la tolérance (lorsque l’on fait face à des questions de société juste). Dans quelle mesure faire droit à l’analyse de donateurs – par hypothèse bien informés des réalités locales – alors que les donataires ont une perception totalement différente de ce qui améliorerait effectivement leur existence ? Ces questions du paternalisme et de la tolérance prennent d’ailleurs ici une couleur différente des cas habituels. Si l’on se limite au paternalisme, il s’agit en effet non pas pour des individus de faire usage de leur pouvoir coercitif, comme c’est le cas pour la ceinture obligatoire ou l’enseignement obligatoire à programme collectivement défini. Il s’agit au contraire de conditionner leur aide à des bénéficiaires potentiels à l’acceptation par ces derniers d’une vision de la vie bonne qu’ils n’auraient pas choisis s’ils avaient été seuls. L’espace nous manque pour traiter en détail de cette question. Mais il est évident que rendre des comptes aux donataires potentiels, c’est s’exposer à devoir argumenter sur les questions du paternalisme et/ou de la tolérance lorsque donateurs et donataires ont des perceptions différentes de ce qui fait une vie réussie et une société juste. 10 Ch. Brannstrom, 2004. « Decentralizing Water Resource Management in Brazil », European Journal of Development Research, vol. 16(1) : 214-234. raison pub.indb 127 28/02/07 19:46:39 Notons enfin une troisième spécificité des ONG : elles bénéficient de la part des États d’exemptions fiscales en matière de donations ainsi que de subsides parfois extrêmement importants. Il est dès lors essentiel qu’elles rendent des comptes aux citoyens des États dans lesquels elles opèrent, et ce en répondant aux exigences des administrations des États concernés. CONCLUSION Réinsistons sur deux points. Le premier, c’est que nous prenons souvent pour des exigences éthiques fortes ce qui n’est souvent qu’une exigence résultant d’une préoccupation strictement stratégique, qui ne serait qu’indirectement éthique. Or, il est essentiel, quand nous nous fixons des règles, de savoir ce qui les justifie. Cela seul nous permettra éventuellement d’y déroger ou de les changer dans des hypothèses où le contexte l’exigerait. 128 Le second point, est que l’examen des parties prenantes des associations permet d’identifier des spécificités telles que la situation des donateurs non membres, celle des bénévoles et celle des bénéficiaires. Ces catégories d’acteurs rendent les associations assez différentes des États et des entreprises à but lucratif. De nouveau, il est essentiel d’identifier à la fois quelle est la nature de ces différences et pourquoi elles revêtiraient une importance quelconque pour les questions éthiques posées. Nous avons tenté d’en pointer deux, d’une part au regard de la question salariale, et d’autre part en ce qui concerne l’exigence d’ « accountability ». Mais il est clair qu’une fois repensée la forme institutionnelle des ONG au regard de ces types particuliers de parties prenantes, l’on ne manquera pas de retomber sur des questions plus substantielles, telles que « qu’est-ce qu’un salaire juste ? » ou « les donateurs doivent-ils renoncer à tout paternalisme ? ». raison pub.indb 128 28/02/07 19:46:39 DROITS, ÉTAT ET THÉORIE DE LA DISCUSSION 1 Klaus Günther 129 raison publique n°6 • pups • 2007 La théorie discursive du Droit se distingue des autres théories connues de l’État de droit, comme celles défendues par les traditions libérale et républicaine par exemple, essentiellement par le fait qu’elle introduit l’élément du discours rationnel. Rappelons brièvement l’idée centrale de cet élément, selon laquelle une norme n’est valable que lorsqu’elle peut être acceptée par toutes les parties concernées en tant que participants à une discussion rationnelle 2. Bien entendu, l’État de droit démocratique n’est pas une réalisation immédiate de ce principe de la discussion. Il résulte plutôt d’un entrecroisement de ce principe et de la forme du droit. Cette forme du droit contient déjà le droit subjectif à la liberté d’action. Cet entrecroisement du principe de la discussion et de la forme du droit induit un système de droits qui se compose, en plus des droits essentiels et subjectifs à la liberté d’action, des garanties constitutionnelles se rapportant à la participation politique et à l’intégration sociale. À travers le droit à la participation politique, une procédure démocratique et délibérative est institutionnalisée, procédure qui concrétise le système d’abord abstrait de droits de l’homme et droits fondamentaux. Cette conception de l’État de droit démocratique, fondée sur la théorie discursive, a soulevé, surtout du côté libéral, une série d’objections auxquelles je répondrai par la suite. Je profiterai de la réfutation de ces objections pour clarifier la conception en question. Je me réfèrerai essentiellement à trois objections : (1) La théorie discursive du droit ne pourrait pas maintenir la thèse du caractère co-originaire des droits de l’homme et de la souveraineté populaire. (2) La théorie discursive du droit ne pourrait pas fonder le caractère présumé raisonnable des décisions prises par voie démocratique et délibérative, car il y aurait, entre la raison et la décision, comme entre la raison et la procédure, un hiatus indépassable. (3) La théorie discursive du droit ne pourrait ni fonder, ni garantir dans une mesure suffisante un droit fondamental dans le monde 1 Ce texte a été présenté lors d’une rencontre organisée par l’Institut Goethe de Tunis et la Faculté des Sciences humaines et de Sociales sur le thème : l’École habermassienne du droit. 2 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 123. raison pub.indb 129 28/02/07 19:46:40 moderne, le droit subjectif à la liberté négative. Dans la perspective de la théorie discursive, ce droit serait au mieux un mal nécessaire, à tout le moins une condition fonctionnelle aux discussions démocratiques. DROITS DE L’HOMME ET SOUVERAINETÉ POPULAIRE 130 raison pub.indb 130 Dans la conception de la théorie discursive du principe de souveraineté populaire réapparaît, quoique cependant d’une manière plus aiguë, un problème déjà soulevé par Kant et Rousseau. Lorsque le peuple souverain, appliquant la procédure discursive, délibère et décide de la validité du droit, n’est-t-il pas à craindre qu’il pourrait également se placer au-dessus des droits de l’homme ? Depuis Jean Bodin, la souveraineté politique est chargée du pouvoir législatif, qui, lui, ne peut être limité par aucune instance supérieure. De ce pouvoir absolu résulte une tension à l’égard des droits de l’homme, dont la fonction première est de protéger l’individu contre le pouvoir politique. Le pouvoir absolu du législateur souverain doit être lié à ce qui est permis par les droits de l’homme. Mais si cela signifie inversement que les droits de l’homme jouissent d’une priorité normative sur la législation politique, alors la législation ne serait plus souveraine. Si dans la conception de la théorie de la discussion cette tension devient plus aiguë, c’est parce que la démocratie délibérative se porte garante de la légitimité stricte du droit. On pourrait alors faire jouer la légitimité en soi existante des droits de l’homme contre une législation délibérative, génératrice de légitimité. Cette relation de tension se transforme en conflit de politique constitutionnelle partout où a été institutionnalisé, à côté du pouvoir législatif démocratique, un tribunal chargé de vérifier la conformité des actes législatifs à la constitution, et notamment aux droits fondamentaux et droits de l’homme, dont celle-ci se porte garante. L’allégation selon laquelle les droits de l’homme mettraient une limite au pouvoir législatif souverain du peuple, est une des positions centrales du libéralisme. Elle prend racine dans la crainte, remontant à l’antiquité, d’une domination démocratique de la minorité par la majorité. Comme l’expérience historique nous l’enseigne, cette crainte n’est nullement sans fondement. Elle prend forme surtout lorsque, pour des raisons économiques ou culturelles, il existe dans une communauté juridique des majorités et des minorités structurelles. Dans ce cas, la séparation entre majorité et minorité serait insurmontable. Chaque décision majoritaire et démocratique confirmerait et accentuerait cette séparation. La majorité pourrait décider des lois démocratiques par lesquelles elle serait elle-même avantagée et la minorité désavantagée. Dans ces cas, il est important que ceux qui font partie de la minorité disposent, en tant qu’individus, au moins des droits de l’homme, lesquels ne peuvent être mis en cause ou vidés de leur sens par la majorité. 28/02/07 19:46:40 131 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion Il est bien évident que si on comprend les droits de l’homme comme une limite infranchissable et donc avant tout comme une limitation de la législation démocratique, un autre problème se pose. Les codifications connues des droits de l’homme jouissent d’une qualité que Napoléon disait être celle d’une bonne constitution : Elles doivent être brèves et obscures. Leur brièveté fait apparaître leur caractère évident et établit un lien étroit avec des intuitions morales fondamentales, qui se nourrissent le plus souvent d’expériences historiques négatives. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme, qui sert de préambule à la Déclaration de l’Indépendance américaine de 1776, prétend ne reprendre que des vérités « évidentes par elles-mêmes » (“we hold these truths to be self evident...”). Dans le préambule de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1789 en France, il est question de « principes simples et incontestables ». Le droit de l’homme à la liberté tire son évidence de l’expérience négative d’arrestations arbitraires et sans garanties légales (habeas corpus), de la coercition État ique à l’encontre d’une confession religieuse non tolérée et des interventions État iques arbitraires dans l’activité économique, qui est d’ordre privé et autonome ; le droit de l’homme à la propriété tire son évidence de l’expérience négative de la saisie et de l’expropriation arbitraires. D’un autre côté, le prix de cette évidence, qui se nourrit de l’expérience passée de l’injustice, est, cependant, une indétermination notoire des droits de l’homme par rapport aux cas d’application présents et à venir. Ceci est dû avant tout à leur abstraction, au moins à trois égards : à l’égard du cercle de destinataires (contre qui sont dirigés les différents droits de l’homme ?), à l’égard de l’objet (quels droits en particulier sont impliqués par le droit général et commun à la liberté ?) et à l’égard des limites (comment le droit général et commun à la liberté se comportet-il à l’égard des autres droits de l’homme ?) 3. Compte tenu des multiples conflits et problèmes qui se posent dans une société moderne et complexe, avec une pluralité de modes de vie, un système social et une répartition du travail fonctionnellement différenciés, on ne peut s’attendre à ce que l’évidence morale, tirée d’expériences négatives du passé, suffise pour tirer des droits de l’homme une réponse concrète et univoque aux conflits actuels. Les droits de l’homme ne sont donc pas fixés une fois pour toutes, mais nécessitent une interprétation, une concrétisation et un perfectionnement constants. On arrive au même résultat lorsqu’on prend connaissance du fait que les droits de l’homme n’existent pas dans une pureté idéale, mais toujours dans une forme concrète, codifiée et positive. En tant que tels ils sont le résultat d’une procédure 3 Robert Alexy, L’institutionnalisation des droits de l’homme dans l’État constitutionnel démocratique (en allemand), in: Stefan Gosepath u. Georg Lohmann (éd.), Philosophie des droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 244-264 (253 sq.). raison pub.indb 131 28/02/07 19:46:40 132 formelle qui s’achève en règle générale par une décision majoritaire. D’une part, ils apparaissent dans les codifications de droits de l’homme, comme la Déclaration générale des droits de l’homme des Nations Unies de 1948, les deux pactes des droits de l’homme des Nations Unies de 1966, ou de la Convention Européenne des Droits de l’Homme de 1950. D’autre part, ils figurent dans les constitutions nationales et État iques, sous forme de droits fondamentaux. En tant que résultats d’un processus historique de décision particulier, les droits de l’homme se réfèrent toujours à une communauté particulière, avec ses expériences et son horizon d’attente propres 4. Ces actes de « positivation » sont en outre soumis aux contraintes d’un savoir fini et d’un temps limité. Même avec tous les efforts possibles, un législateur ne pourra jamais rassembler toutes les informations nécessaires à sa décision, ni tenir compte de manière adéquate de toutes les informations disponibles, pour écarter jusqu’à la dernière incertitude. En outre, l’horizon des connaissances à l’égard de l’avenir est toujours limité. Ainsi, chaque décision doit être prise dans l’incertitude. Le législateur ne peut pas non plus attendre éternellement pour prendre sa décision : un droit positif est nécessaire pour réagir à des conflits actuels – retarder la décision jusqu’au moment, impossible à atteindre de toutes les manières, où tout le savoir nécessaire serait disponible, trahirait la justice de la même manière qu’une décision rapide, entachée du risque de l’incertitude. Cependant cette limitation n’est pas seulement fondée sur le principe de finitude et de faillibilité auquel tout notre savoir théorique et pratique est soumis. En raison de cette limitation, nous pouvons toujours échouer dans notre connaissance du monde objectif comme du monde social, et apprendre de nos échecs. À la différence du monde des lois physiques et des données objectives, notre monde social et pratique est marqué par le fait que nous pouvons le modifier fondamentalement. Ceci apparaît clairement dans le fait que des hommes mettent à profit une prévision concernant leurs actions futures, pour modifier leurs projets d’action, et falsifier la prévision même de leurs actions (une circonstance qui, à la bourse p. ex., voue à l’échec toute prévision concernant l’évolution des cours) 5. Alors que la connaissance des sciences physiques se rapporte à un monde objectif préexistant, les objets auquel s’applique la connaissance morale et à la pratique sont forgés par les hommes eux-mêmes. À titre d’illustration, un exemple extrêmement simplifié : les conflits sociaux et les problèmes de coordination d’une société agraire ne sont 4 Albrecht Wellmer, « Droits de l’homme et démocratie » (en allemand), in: Stefan Gospath u. Georg Lohmann (éd.), Philosophie des droits de l’homme, Francfort-sur-le-Main, 1998, p. 265291. 5 Comme l’a montré Karl Popper, cette capacité propre à l’homme contredit les philosophies de l’histoire. Voir Karl Popper, La misère de l’historicisme, Plon, Paris, 1956, p. 10. raison pub.indb 132 28/02/07 19:46:40 133 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion pas de même nature que ceux d’une société industrialisée et capitaliste, alors que la loi physique de la gravitation reste inchangée, tant que les constantes élémentaires de la nature ne se modifient pas 6. Le monde moral et pratique est par essence de nature historique, et l’avenir est en principe ouvert pour les hommes, dans la mesure où c’est à travers leurs actions qu’ils doivent modeler leur avenir et qu’ils peuvent le modifier. Si les hommes pouvaient prévoir leur avenir de la même manière qu’ils peuvent anticiper des événements naturels à l’aide des lois de la nature, alors il ne leur serait pas nécessaire de réguler leur comportement avec des normes, mais ils pourraient se limiter à des influences causales réciproques, fondées sur les lois naturelles. C’est une des raisons qui font que les hommes sont libres à l’égard de leurs actions futures, dans le cadre, bien sûr, des lois de causalité naturelle. Dans des conditions identiques, ils auraient pu agir autrement que ce qu’ils avaient effectivement fait, s’ils avaient pris des décisions différentes. C’est essentiellement cette circonstance qui explique pourquoi la meilleure tentative, dans des conditions approchant de l’idéal, de fonder les droits de l’homme de manière discursive, peut seulement conduire à des décisions qui ne peuvent prétendre qu’à une validité provisoire 7. Ainsi, des normes morales fondées nécessitent également un discours d’application, alors que cette double étape n’existe pas pour les lois naturelles 8. Parallèlement pourtant, les droits de l’homme dépassent dans leur prétention de validité toute communauté historique particulière, tout comme ils dépassent la compréhension qu’une communauté a d’elle-même, telle qu’elle résulte de sa situation de vie actuelle et de l’interprétation de son passé et de son avenir. Comme le montre l’histoire des droits de l’homme jusqu’à nos jours, le groupe des détenteurs de ces droits a été successivement élargi (un exemple connu : l’extension des droits, initialement destinés aux hommes, aux femmes). En ce sens, les droits de l’homme fonctionnent comme des « clés » pour les personnes qui jusque là étaient exclues et traitées de façon inégalitaire. Par ailleurs, l’histoire des droits de l’homme jusqu’à nos jours montre que ces derniers ont eu successivement affaire à un nombre croissant de cas de traitement inégal, et qu’ils ont soumis cette pratique existante de traitement inégal à une exigence de justification. En raison de leur caractère abstrait et indéterminé, les droits de 6 Bien entendu, nous pouvons nous tromper dans notre connaissance théorique de la nature et donc échouer face à elle ; cet échec est néanmoins d’une autre nature que la compréhension du caractère injuste d’une norme morale et pratique. 7 Klaus Günther, « Un concept normatif de la cohérence pour une théorie de l’argumentation juridique » (en allemand), in: Rechtstheorie 20 (1989), p. 163ff. (182); Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Éditions du Cerf, 1992 ; Idem., « Justesse ou Vérité », in Vérité et justification, Gallimard, 2001. 8 Cf. Klaus Günther, Le sens pour la pertinence (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1988. raison pub.indb 133 28/02/07 19:46:41 134 l’homme doivent être concrétisés et rester toujours liés, dans leur forme positive à l’expérience et à l’horizon d’attente d’une communauté historiquement située. En même temps, leur dynamique interne démontre qu’ils prétendent à une validité qui dépasse l’incontournable « provincialité » temporelle, concrète et sociale. Si ces observations sont exactes, l’argument libéral selon lequel les droits de l’homme devraient limiter la souveraineté du législateur démocratique, s’avère problématique, au moins de ce point de vue : Il laisse sans réponse la question de savoir quelle instance doit être habilitée à décider, – et en fonction de quels critères – , si un législateur a épuisé correctement les potentialités des droits de l’homme et s’il les a interprétés d’une manière adéquate. Cette question peut trouver une réponse de deux côtés : du côté des droits de l’homme et du côté de la démocratie. En tant que droits universels, les droits de l’homme ont une structure auto-référentielle. S’ils sont valables pour tous les hommes, c’est-à-dire pour tout un chacun, il est impossible alors qu’un homme puisse accorder ces droits à tous les autres et qu’il décide de leur contenu. À la différence d’autres droits positifs et subjectifs qui peuvent être attribués et également retirés par une instance autorisée, les droits de l’homme sont dans leur origine strictement horizontaux. Les droits de l’homme ne peuvent être donnés et accordés que mutuellement par tous les hommes 9. Seuls les hommes eux-mêmes peuvent décider de leur contenu et de leur étendue. Car il est dans l’esprit des droits de l’homme que les hommes s’accordent à eux-mêmes le droit à l’autodétermination, et ceci avant tout en ce qui concerne l’interprétation et la création des droits de l’homme 10. Ce faisant ils sont néanmoins soumis aux restrictions et réserves mentionnées ci-dessus et qui s’appliquent à tout savoir moral et pratique. Maintenant on peut penser – et c’est ainsi que Thomas Hobbes a conçu le Léviathan – que la stricte horizontalité des droits de l’homme se limite à leur origine. Dans ce cas, les hommes s’accordent une seule fois mutuellement les droits de l’homme et confient leur création et leur concrétisation ultérieures à une instance législative ou juridictionnelle. Ces droits rentrent ensuite dans une relation verticale avec cette instance. Celle-ci interprète les droits de l’homme originellement abstraits, leur donne une forme positive et les fait évoluer en fonction de nouveaux cas d’application. Mais alors, l’autonomie serait de nouveau perdue. L’alternative consiste à intégrer la stricte horizontalité elle-même dans la suite du processus de concrétisation des 9 Klaus Günther, « Le droit rationnel – Après le moment manqué de sa réalisation » (en allemand), in: Kritische Justiz 25 (1992), p. 178 sqq. (p. 188). 10 Historiquement, ce n’est pas tant le contenu des droits de l’homme que le pouvoir « autooctroyé » et généralisé des hommes de décréter des droits qui a suscité l’opposition des conservateurs et des églises chrétiennes, lesquelles craignaient l’usurpation d’une position semblable à celle de Dieu et donc une répétition du péché originel. raison pub.indb 134 28/02/07 19:46:41 135 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion droits de l’homme. Dès lors ce sont les hommes eux-mêmes qui décident – en dernière instance- de la concrétisation : « La connexion irrévocable entre les droits de l’homme et la souveraineté populaire réside alors dans le fait que seuls les bénéficiaires des droits eux-mêmes peuvent décider du contenu de leurs droits » 11. Inversement, la dépendance de la démocratie vis-à-vis des droits de l’homme apparaît moins clairement. Il existait historiquement et il existe certainement encore aujourd’hui des formes de démocratie qui nient une relation avec les droits de l’homme et qui donc, soit limitent la démocratie par les droits de l’homme, soit sacrifient les droits de l’homme d’une minorité à une démocratie majoritaire et populiste. Le premier cas découle d’une conception libérale de la démocratie, selon laquelle celle-ci n’est qu’un agrégat de préférences individuelles débouchant sur des décisions majoritaires changeantes, dont il convient de protéger les droits de l’homme des minorités concernées. Dans le deuxième cas, la démocratie ne représente rien d’autre que l’ethos homogène d’une communauté particulière qui discrimine et exclut des minorités à travers ses décisions majoritaires. Dans les deux cas, on passe à côté du but de la démocratie. Elle n’est ni un processus destiné à la simple addition de préférences individuelles, ni un organe à travers lequel un ethos collectif s’exprime et s’accomplit. Seule la théorie de la discussion, dans sa conception délibérative de la démocratie, permet de relier cette dernière de façon productive aux droits de l’homme. C’est ce lien aux droits de l’homme qui rend possible l’institutionnalisation juridique de la démocratie, et ce de manière à ouvrir la voie à la fois à « l’inclusivité » et à l’ouverture du processus démocratique. C’est uniquement sous la condition des droits de l’homme que chaque personne a le même poids et que chacun a le même droit de prendre position à travers le «oui » ou le « non ». Inversement, chacun a le même droit d’exiger que chaque décision politique soit justifiée devant lui. Seuls les droits de l’homme garantissent la participation politique volontaire et «l’inclusivité » du processus démocratique. Habermas exprime ceci dans le principe « D » selon lequel seules sont valides les normes, auxquelles toutes les personnes éventuellement concernées peuvent acquiescer en tant que participants à un discours rationnel 12. Le caractère discursif de la démocratie délibérative soumet en outre les préférences individuelles de chaque citoyen à un processus de révision mutuelle, car aucun intérêt d’un particulier ne peut être 11 Ingeborg Maus, « Droits de l’homme comme normes conférant un pouvoir à la politique internationale, ou la cohésion détruite entre droits de l’homme et démocratie »), in: Hauke Brunkhorst et coll. (éd.), Le droit aux droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1999, p. 276-292 (287). 12 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 123. raison pub.indb 135 28/02/07 19:46:41 obligatoire pour tous les autres, sans avoir été soupesé, à la lumière d’arguments et de contre arguments, par tous les autres. Le processus de la simple addition de préférences individuelles, en revanche, bute sur les difficultés connues relatives à la mesure des quantités et qualités subjectives. Wellmer a défini la relation entre droits de l’homme et démocratie comme suit : « Si, d’un côté, le discours démocratique est soumis aux droits de l’homme, ce n’est, d’un autre côté, qu’en son sein qu’ils sont constamment réalisés, c’est-à-dire continuellement interprétés et appliqués ; il ne peut y avoir aucune instance au-dessus et en dehors de ce discours qui puisse décider en dernier lieu quelle serait la bonne interprétation et concrétisation de ces droits fondamentaux » 13. DÉMOCRATIE DÉLIBÉRATIVE : PROCÉDURE OU SUBSTANCE ? 136 Si l’interprétation et la mise en forme des droits de l’homme est l’affaire du processus démocratique, la légitimité du résultat dépend alors de la manière dont se déroule ce processus. Mais est-ce que des procédures délibératives et démocratiques peuvent garantir une légitimité suffisante ? N’y a-t-il pas suffisamment d’expériences historiques qui démontrent qu’une conviction substantielle peut contredire un résultat obtenu conformément à la procédure ? N’y a-t-il pas des vérités au-delà du discours qui ne devraient pas être révisées par ce dernier, même s’il est aussi rationnel que possible ? Derrière ces questions se cachent au moins deux objections contre la théorie discursive du droit 14 : la tension entre la rationalité discursive et la décision (a) ainsi que la tension entre le discours rationnel et la motivation rationnelle (b). (a) Les procédures débouchent sur une décision plus ou moins arbitraire. Mais est-ce que la « justesse » doit dépendre d’une décision ? Il y aurait alors un hiatus entre ce qui a réellement trouvé approbation et ce qui mérite approbation. Ce qui mérite approbation serait alors indépendant de ce qui, à l’issue d’une procédure, a réellement été approuvé. Cette objection dissimule en fait les caractéristiques discursives particulières de la procédure. Une décision d’approbation doit être 13 Albrecht Wellmer, « Hannah Arendt et la révolution »), in: Hauke Brunkhorst et coll. (éd.), Le droit aux droits de l’homme (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1999, p. 125-156 (146); idem, « Conditions d’une culture démocratique »( en allemand), in idem., Finales : La modernité inconciliable (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 54-80 (60 sqq.). 14 Dans ce qui suit, je me réfère à une discussion orale entre Jürgen Habermas et Ronald Dworkin, qui a eu lieu en 1994 lors d’un colloque d’auteurs au centre de recherche interdisciplinaire à Bielefeld et dont quelques extraits ont été repris dans : Ronald Dworkin, Jürgen Habermas et Klaus Günther, « le droit régit-il la politique ? »), In: Ulrich Boehm (éd.), Philosophie aujourd’hui (en allemand), Francfort/New York 1997, p. 150-173. Sur ce point voir aussi la réponse de Habermas aux objections de Bernhard Peters, in: Habermas, L’intégration républicaine, Fayard, p. 322 sq. raison pub.indb 136 28/02/07 19:46:42 raison pub.indb 137 137 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion précédée d’un examen public qui inclut les arguments échangés de tous les côtés. Ces caractéristiques de la discussion fondent le caractère rationnel de la procédure. Une décision qui s’y appuie n’est alors plus arbitraire ou hasardeuse, mais rationnellement motivée. La volonté d’approbation est alors déterminée par une conviction rationnelle et non pas par l’arbitraire ou le hasard. L’approbation ne serait pas non plus le résultat du simple agrégat de préférences individuelles. La procédure permet au contraire d’obliger la volonté grâce à la prise en compte des meilleurs arguments – capacité que nous présupposons dans la vie quotidienne, lors de chaque promesse. L’approbation rationnellement motivée n’est donc pas seulement l’articulation de choix arbitraires, mais le produit d’une interpénétration entre volonté et raison. Dès lors, l’approbation n’est plus à distinguer de la raison, mais elle peut être évaluée (et critiquée) à l’aune de la raison, car elle élève elle-même une prétention à la rationalité. (b) La deuxième objection a plus de poids. Si l’approbation rationnellement motivée se distingue de l’arbitraire grâce à la saisie des meilleurs arguments, il reste à savoir si la qualité des arguments en tant que « meilleurs arguments » découle de la procédure ou si elle renvoie à une instance extérieure à la procédure. Dans ce dernier cas, il nous faudrait sortir de la procédure pour découvrir une vérité qui en est indépendante et qui détermine la qualité du meilleur argument. Nous pourrons peut-être trouver plus rapidement de meilleurs arguments dans une démarche argumentative, mais il ne s’agirait là que d’une condition instrumentale pour la découverte d’arguments, et non pas pour leur qualité et leur validité – ce qui fait de quelque chose un meilleur argument ne serait pas déterminé par le fait qu’il soit le résultat d’une procédure. Dans le premier cas au contraire, de meilleurs arguments pourraient être remplacés simplement par une procédure. Il suffirait que quelque chose soit le résultat d’une procédure pour lui attribuer la qualité de meilleur argument. Procédures et arguments ne sont pas interchangeables, mais ils ne s’excluent pas non plus. Dans la plupart des conflits pratiques entre droit et morale, il n’existe guère d’arguments « fatals » (« knock down arguments »), des vérités absolues donc, que chacun reconnaîtrait immédiatement, mais uniquement, et dans le meilleur des cas, des arguments décisifs. Par ailleurs, nous élevons une prétention à la justesse normative, que ce soit celle d’une vérité morale ou de la justice. Nous considérons que notre jugement normatif doit exprimer plus qu’une opinion privée ou la tentative de manipuler d’autres personnes. Cette prétention est constitutive de notre pratique normative. Nous ne pourrions pas vivre sans elle, mais nous savons en même temps, que nous ne disposons pas d’arguments infaillibles qui nous permettent de la satisfaire dans chaque cas particulier. Compte tenu de ce dilemme, comment peut-on produire au moins de bons et meilleurs arguments, à défaut de produire les meilleurs ? 28/02/07 19:46:42 138 L’issue résiderait en une sorte de « temporalisation », de dynamisation ou procéduralisation de la relation entre argument et prétention normative. Celle-ci serait une incitation électrisante pour la génération de meilleurs arguments. Cette incitation électrisante transparaît surtout dans la discussion, laquelle contraint les participants à ne jamais se fier aux premiers arguments susceptibles d’être acceptés, en vue d’atteindre toute la vérité. En effet, les arguments doivent être exposés continuellement à la critique publique et illimitée. Ainsi seulement il est possible de corriger de mauvais arguments et de les transformer, dans un processus de révision continue, en bons et même en meilleurs arguments. De cette manière, nous ne satisfaisons pas la prétention à la vérité ou à la justice, mais nous pouvons supposer que les arguments qui ont résisté provisoirement à la critique publique, soient plus sûrs et plus raisonnables que ceux qui n’y ont pas résisté. Dans ce sens, la discussion est une sorte de « pont » permettant la médiation entre la prétention à la vérité, transcendant en permanence notre pratique quotidienne, et notre capacité limitée d’argumentation et de compréhension. Un État de droit démocratique avec des procédures délibératives pour former l’opinion et la volonté publiques représente précisément la démarche qui, comme nous l’avons montré précédemment, « temporalise » et dynamise la relation entre substance et procédure. À travers le principe de la publicité de la discussion politique, il rend possible des processus sociaux d’apprentissage, c’est-à-dire la soumission des décisions politiques à un examen et à une révision permanents 15. LIBERTÉ COMMUNICATIONNELLE ET LIBERTÉ NÉGATIVE Un autre problème qui découle du postulat du caractère pareillement originaire des droits de l’homme et de la souveraineté populaire, réside dans le fait que cette dernière risque de rendre tout à fait relative la liberté négative de l’individu. Par liberté négative, on entend habituellement la liberté individuelle d’action. Celle-ci implique surtout la liberté de faire ou de ne pas faire ce que l’individu souhaite selon son bon vouloir, – donc, dans un sens élémentaire, l’absence d’obstacles extérieurs, qui pourraient empêcher l’accomplissement de la volonté 16. Par « volonté », on entend ici ce que Kant désignait par le terme de « libre arbitre », la capacité donc, de former des intentions, indépendamment des raisons qui les motivent. Dans un sens positif, la liberté négative désigne la 15 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 195. 16 Thomas Hobbes, Leviathan, Chapitre 14 ; David Hume, Enquête sur l’entendement humain, Première partie, section 8. raison pub.indb 138 28/02/07 19:46:42 139 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion capacité de former des intérêts propres et de choisir, selon son propre jugement, les moyens appropriés à leur réalisation. Dans un sens plus large, la liberté négative implique la liberté de décider soi-même, comment on souhaite mener sa vie, quels biens on juge précieux et comment on souhaite les obtenir, – ou selon la formulation de John Stuart Mill : « The only freedom that deserves the name is that of pursuing our own good in our own way » 17. La liberté positive au contraire se réfère à la formation de la volonté elle-même, donc à nature et la forme du processus présidant à son émergence 18. Ainsi, selon Rousseau, seule est libre la volonté qui coïncide avec la volonté générale. En tant que droit de chacun, en tant que droit subjectif donc, la liberté négative est continuellement soumise à une condition : On ne peut prétendre au droit à la liberté négative que dans la mesure où on ne nuit pas au même droit d’autrui à la liberté négative. Sous cette forme, le droit de liberté négative ou libre arbitre, est au moins depuis le siècle des lumières l’un des droits de l’homme les plus importants. Dans la Déclaration de l’Indépendance américaine de 1776, il est considéré comme le droit inaliénable de chacun de tendre vers le bonheur « pursuit of happiness », alors que dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, il est défini comme étant le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui 19. Ce qui était historiquement visé, c’était avant tout le droit de choisir et de pratiquer sa religion, de former son opinion et de l’exprimer publiquement, ainsi que le droit à la liberté économique. C’est principalement ce dernier qui a fait du droit de liberté négative un élément constitutif des sociétés modernes. Il fait référence à la capacité de chacun d’agir en fonction de ses intérêts propres, de former et de poursuivre des préférences subjectives, indépendamment de leur valeur objective et indépendamment des préférences d’autrui. Dès lors, il s’agit du droit de chacun, de faire les choix qui, dans des circonstances données, correspondent le mieux à ses besoins. Si l’on se réfère à des biens économiques, cela signifie que chacun peut maximiser son profit, dans les conditions du revenu disponible et des prix donnés. Ce modèle de conduite du homo oeconomicus constitue un élément central de l’économie de marché moderne, et se trouve garanti par le droit à la liberté négative, – essentiellement sous la forme de la liberté d’acquérir des biens et de conclure des contrats 20. 17 John Stuart Mill, De la liberté (en anglais). 18 Cf. Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988. 19 Déclaration des droits de l’homme de 1789, sect. IV : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » 20 Je me réfère ici au travail exhaustif de Horst Eidenmüller, Efficience comme principe du droit – possibilités et limites d’une analyse économique du droit (en allemand), Tübingen 1998, ainsi qu’à la reconstitution critique de Jens Beckert, Les limites du marché – le fondement social de l’efficience économique (en allemand), Francfort-sur-le-Main/New York 1997. raison pub.indb 139 28/02/07 19:46:43 140 Ce droit risque-t-il d’être relativisé et limité, si l’autonomie politique du citoyen décide de l’étendue qui doit lui être accordée ? 21 Certes, la théorie discursive affirme que les droits de l’homme, – et donc le droit à la liberté négative – et la souveraineté populaire sont pareillement originaires, et que le droit à la liberté négative devient, à travers la forme juridique même, l’un des éléments essentiels et constitutifs de la démocratie. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que le processus logique circulaire, qui génère le système des droits, débute avec le droit de chacun à la plus grande liberté subjective d’action possible 22. Toutefois, ce droit ne se trouve-t-il pas de nouveau relativisé, du moins à l’égard du droit à la participation démocratique et surtout compte tenu des devoirs communicationnels qui y sont liés ? Je voudrais répondre négativement à cette objection en suivant les trois moments suivants : (a) Nous avons déjà mentionné la condition selon laquelle la liberté négative n’est possible qu’en tant que droit identique de tout un chacun. Le droit à la liberté négative ne peut se concevoir ni comme droit singulier d’un individu, ni comme droit illimité de chacun. Si une seule personne avait à l’égard de toutes les autres, le droit de faire ou de ne pas faire ce qu’elle a décidé selon son bon vouloir, alors toutes les autres n’auraient que le devoir de ne pas l’en empêcher ; le droit à la liberté serait alors l’équivalent du droit d’un individu de transformer tous les autres en esclaves. Si, au contraire, chacun pouvait faire valoir à l’égard de chacun un droit de liberté illimité, ce droit s’autodétruirait, comme l’a démontré Thomas Hobbes dans son concept expérimental de l’État de nature. En tant que droit, il ne peut s’agir que d’un droit identique pour tous. Il est soumis à la double condition de la généralité et de la réciprocité. Une personne ne peut toujours donc qu’affirmer à l’égard de tous qu’autant de liberté négative que tous autres peuvent affirmer à son égard. Mais aucun titulaire de droits ne peut décider de manière paternaliste pour tous les autres, quels droits de liberté négative il s’agit de distribuer équitablement, ni quelle sera leur étendue. Lorsqu’il s’agit de déterminer un droit ou de l’appliquer et de le faire valoir, chaque titulaire de droits est forcément juge et partie, c’està-dire qu’il ne peut s’empêcher, même avec la meilleure volonté du monde, de distribuer de façon partiale et de se procurer des avantages. Le droit de l’individu à la liberté ne peut donc exister qu’en tant que « loi générale », à l’instar de la manière dont Kant a défini le principe du droit. Si le droit à la liberté négative dépend alors d’une loi générale, se pose ensuite la question de savoir comment cette loi doit prendre forme et comment il convient de l’appliquer dans le cas de certaines libertés d’action. Une lecture discursive de 21 Cette objection est soulevée entre autres par John Rawls. 22 Jürgen. Habermas, Droit et démocratie, p. 139. raison pub.indb 140 28/02/07 19:46:43 141 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion la loi générale offre deux possibilités : D’un côté, elle met en relief le caractère égalitaire et distributif du droit de liberté : « Seul le recours au principe discursif démontre que c’est à chacun que revient le droit à la plus grande part possible de libertés d’action subjectives et identiques » 23. D’un autre côté, elle fait apparaître que la loi générale, qui rend seulement possible l’autonomie privée, doit prendre sa source dans l’autonomie politique des sujets concernés eux-mêmes. Seule la procédure délibérative et démocratique est capable d’exprimer l’idée selon laquelle toute personne concernée par la distribution des droits doit également posséder le droit de participer à l’établissement normatif des règles de distribution. C’est pourquoi, il n’est pas seulement dans l’intérêt de chacun, mais également dans l’intérêt bien compris de chacun de participer au moins une fois à une discussion sur la distribution des droits subjectifs de liberté et de s’ouvrir ainsi aux conditions d’une compréhension intersubjective. Ainsi la démocratie délibérative fait partie elle-même des conditions constitutives du droit à la liberté négative. (b) La deuxième dépendance réside dans le fait que la liberté d’action subjective constitue une condition nécessaire pour que la démocratie puisse opérer de manière délibérative et remplir ainsi les conditions d’une discussion rationnelle. Ceci inclut la disposition de fournir des arguments et la capacité d’en exiger, mais plus encore, la disposition et la capacité de comprendre le bien-fondé d’un argument et de fonder l’approbation d’une norme sur cette compréhension 24. C’est en cela que réside d’une part cette liberté, qui est surtout la condition de la rationalité, donc du processus intellectuel du choix et de la décision rationnelle entre différentes alternatives, ainsi que de l’évaluation des arguments. Par ailleurs, une approbation fondée sur des arguments est ellemême liée à la liberté, sans laquelle la « contrainte non coercitive du meilleur argument » serait impensable. La contrainte rationnelle du meilleur argument est d’une autre nature que la contrainte coercitive d’une menace de violence. Cette dernière plie ma volonté, alors que la première s’adresse à ma volonté et l’incite par des arguments à s’autodéterminer et donc, à devenir libre. (c) Cependant, c’est justement à cause de cette dépendance du discours à l’égard de la liberté négative que Wellmer a insisté sur l’existence concomitante d’une relation de tension durable et impossible à annuler. Les droits de liberté négative sont « en un certain sens même des droits contre les exigences d’une rationalité commune » 25. Cela désigne en même temps les conditions « dans 23 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 141. 24 Pour ce rapport interne entre rationalité et liberté voir Albrecht Wellmer, « modèles de liberté dans le monde moderne » (en allemand), in Finales : La modernité inconciliable, Francfortsur-le-Main, 1993, p. 39. 25 Albrecht Wellmer, « modèles de liberté dans le monde moderne » (en allemand), in idem, Finales : La modernité inconciliable, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 43. raison pub.indb 141 28/02/07 19:46:43 142 lesquelles les individus ont le droit de n’être pas complètement rationnels, dans le sens de commun de rationalité », voire également « d’agir de manière égoïste, folle, excentrique, irresponsable, provocatrice, obsessionnelle, autodestructrice, monomaniaque, etc. » 26. Sous cette condition seulement, « leur rationalité commune peut devenir leur propre performance, leur œuvre propre, et leur liberté commune peut devenir la manifestation de leur liberté individuelle » 27. Cette relation de tension peut être poussée à l’extrême, de manière à ce que le droit à la liberté négative signifie la possibilité de se soustraire aux obligations qui découlent de la participation à la discussion, de mettre fin à la discussion ou même de ne jamais accepter d’y participer. « L’autonomie privée reste importante, tant que le sujet du droit n’est pas tenu de se justifier, ni de fournir les motifs publiquement acceptables de ses projets d’action. Les libertés subjectives d’action autorisent de mettre fin unilatéralement à l’agir communicationnel et de dénier les obligations illocutoires ; elles fondent une sphère strictement privée, capable de se libérer de la charge, mutuellement accordée et imposée, de la liberté communicationnelle » 28. Wellmer a déduit de cette relation de tension que le droit à la liberté négative ne peut être justifié par la théorie de la discussion et que, sur ce point, « liberté et raison ne coïncident pas dans la modernité » 29. Ceci pourrait cependant avoir des conséquences problématiques pour « la thèse du caractère pareillement originaire ». Le droit à la liberté négative n’aurait d’abord qu’une valeur instrumentale ou fonctionnelle pour l’autonomie politique des citoyens, dans la mesure où celle-ci participe aux conditions juridiques constitutives d’une démocratie délibérative. Ceci remet en question l’affirmation de Habermas, selon laquelle les droits de liberté négative ne se réduisent pas à la fonction instrumentale qu’ils peuvent avoir dans le cadre de l’exercice des droits politiques des citoyens 30. Par ailleurs, le droit à la liberté négative serait relativisé par rapport aux droits de participation politique ; du moins, il ne serait accepté que dans la mesure où il ne perturbe pas le fonctionnement de la procédure démocratique ; il faudrait donc le limiter et en 26 Ibid., p. 39. 27 Ibid. 28 Klaus Günther, « La liberté de prise de position en tant que droit politique fondamental (en allemand) », in Peter Koller et al. (éd.), Fondement théorique de la politique du droit (en allemand) supplément au numéro 51 des Archiv fûr Rechts-und Sozialphilosophie, 1991 ; Habermas, Droit et démocratie, p. 137. 29 Albrecht Wellmer, « modèles de liberté dans le monde moderne » (en allemand), in : idem, Finales : La modernité inconciliable, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 15-53 (48 et 49). 30 Jürgen Habermas, « L’État de droit démocratique – la réunion paradoxale de principes contradictoires ? », in Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, p. 139 ; idem. L’Intégration républicaine, p. 282. raison pub.indb 142 28/02/07 19:46:43 143 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion minimiser l’étendue 31. Ceci remet toutefois en question la «valeur intrinsèque » de ces droits de liberté, affirmée par Habermas 32. Il reste pour le moins possible de douter que l’aspect de la liberté négative, qui s’oppose à la discussion, puisse être fondé du point de vue de la théorie de la discussion 33. On peut néanmoins faire valoir que le droit de se soustraire unilatéralement aux obligations de la rationalité communicationnelle représente en même temps une condition constitutive de ces obligations. Seul celui qui peut en principe rejeter des arguments, peut aussi se les approprier. Pour devenir opérationnels, les arguments doivent pouvoir s’appuyer sur ce processus d’appropriation, ce qui constitue un moment de liberté inaliénable. Des arguments peuvent en effet entraîner des actions, mais pas de la même manière que le font des causes naturelles, car leur effet causal nécessite la médiation de ce processus d’appropriation individuelle. C’est ici qu’interviennent les phénomènes d’imputation individuelle, soulignés par Wellmer. Si le contexte où il est question d’arguments implique toujours des personnes, alors il faut tenir compte de cette caractéristique se rapportant aux personnes. Dans cette mesure, le rapport entre rationalité discursive et liberté négative est plus étroit que ne le laissent supposer les doutes précédemment évoqués. La deuxième objection que l’on peut faire valoir contre ces doutes, se fonde sur les contextes différents dans lesquels le droit à la liberté négative a une valeur intrinsèque. Habermas lui-même a introduit le droit subjectif à la liberté négative en tant qu’élément nécessaire à la forme du droit. Parlant de cette forme du droit, il précise qu’elle n’est « tout simplement pas, en effet, un principe qu’on puisse fonder que ce soit dans une perspective épistémologique ou dans une perspective normative » 34. Elle ne s’explique au contraire que de façon fonctionnelle, à partir de sa relation de complémentarité à l’égard de la morale rationnelle du monde moderne 35. Devenue abstraite, la morale rationnelle, telle qu’elle s’exprime de manière exemplaire dans la morale kantienne de l’impératif catégorique, paie un prix pour la validité universelle du principe formel de la morale. Ce prix réside dans le fait que la morale se présente désormais comme cognitivement indéterminée, qu’elle ne contient donc plus des normes concrètes d’action. En outre, elle fait 31 Armin Engländer, La Discussion en tant que source de droit ? (en allemand), Tübingen 2002, p. 103 et 107. 32 Jürgen Habermas, « L’État de droit démocratique – la réunion paradoxale de principes contradictoires ? », in Une époque de transitions. Écrits politiques 1998-2003, p. 177. 33 En s’appuyant sur une théorie de l’intérêt subjectif et rationel, Armin Engländer souligne avec force cette contradiction. 34 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 128. 35 Ibid. raison pub.indb 143 28/02/07 19:46:44 144 abstraction des conditions motivant son observation, c’est-à-dire qu’elle ne veille pas à l’établissement d’un lien entre la motivation morale et sa réalisation dans l’action individuelle. Enfin, la morale rationnelle ne peut plus non plus assumer les tâches organisationnelles visant un respect général et constant des préceptes moraux. Le droit moderne est en mesure de combler ce déficit, mais en payant un prix complémentaire : Il renonce à l’évaluation morale en tant que condition à l’observation des normes, – le droit se contente de motifs hétéronomes. Sa fonction se limite donc à assurer l’observation extérieure de ses normes, et ce au moyen de la contrainte. Ce faisant, il offre en même temps une sphère de liberté permettant à chaque individu d’organiser sa vie d’une manière autonome. Avec le moment de la contrainte, le droit fournit un « complément à la morale, destiné à stabiliser les attentes » et s’avère « constitutif d’un certain type d’interactions, détaché du souci moral » 36. Ce que la loi n’interdit pas, ne peut être entravé par un droit de contrainte, même si la morale peut l’interdire. Le droit à la liberté négative résulte d’un long processus historique, riche en conflits, au cours duquel la religion chrétienne a progressivement perdu d’importance en tant que facteur d’intégration de la morale, de l’éthique et du droit. L’univers moyenâgeux de l’Occident chrétien englobait le droit et l’État ainsi que le mode de vie individuel et les rapports des hommes entre eux. Dans la mesure où cet univers se désagrège et se sécularise, la morale se replie sur les règles formelles et procédurales de la morale rationnelle, abstraite. Le droit et la morale n’offrent plus des directives susceptibles d’éclairer les individus dans le choix de leurs objectifs et la manière de conduire leur vie. Cette tâche incombe alors à l’individu ; lui, seul, est responsable de son bonheur. Ce changement se mesure de façon paradigmatique, à la transformation sémantique de la désignation de comportements : ce qui était stigmatisé autrefois de «cupidité » n’est plus aujourd’hui que calcul intéressé et rationnel 37. Ce processus conduit à l’éradication du moralisme des affaires privées. Ce qu’est « une vie bonne » ne peut plus être identifié objectivement, – chacun est libre de choisir sa propre conception de la vie bonne. Ceci implique la poursuite d’objectifs propres, le souci de sa personne et la recherche du bonheur individuel. Il en découle un aspect important de la liberté négative : le refus de toute tutelle exercée par autrui sur le mode de vie individuel, notamment lorsqu’elle émane de l’État ou d’une communauté politique particulière. Ceci est dû, d’une part, à une composante cognitive de la «vie bonne» : l’individu lui-même est le mieux placé pour savoir ce qui est bon pour lui, c’est-à-dire ce qu’est une vie réussie et non ratée. L’éradication du moralisme de l’éthique est due aussi, d’autre part, à 36 Jürgen Habermas, Droit et démocratie, p. 136. 37 Albert O. Hirschmann, Passions et intérêts (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1980. raison pub.indb 144 28/02/07 19:46:44 145 klaus günther Droits, État et théorie de la discussion une raison morale. Des questions relevant du choix individuel d’objectifs et de modes de vie ne touchent pas le contexte des exigences morales, tant qu’elles n’empiètent pas sur l’identité éthique d’autres personnes et ne les mettent pas sous tutelle. La morale entre en scène seulement lorsque les exigences, pareillement fondées, d’autres personnes sont visées. Le domaine dans lequel je donne une forme à ma propre vie, sans empiéter sur le droit de tous les autres à donner une forme à leur vie, de manière autonome, n’est pas affecté par le fait que la morale soit devenue une morale rationnelle et abstraite. Mais ceci signifie inversement, comme l’a montré Rainer Forst, que la morale n’est pas autorisée à intervenir dans ce domaine, qu’il est moralement obligatoire de protéger les sphères privées des individus afin qu’ils donnent une forme à leur vie, d’une manière autonome. Les droits négatifs sont donc également des «droits à une liberté, qui ne peut être limitée par des normes qui sont à justifier selon les principes de la réciprocité et de l’universalité, – ce qui veut dire qu’elle doit être protégée par celles-ci » 38. Les droits négatifs garantissent ainsi également une protection contre une fausse moralisation d’identités éthiques. Les droits subjectifs de liberté remplissent alors la fonction d’une « coquille de protection pour les conceptions éthiques du bien. Les droits subjectifs fournissent au sujet éthique, en tant que membre d’une communauté, un espace de liberté pour son évolution ainsi que la possibilité formelle de soumettre son identité à un examen critique » 39. Le droit de se soustraire d’une manière unilatérale aux obligations communicationnelles est tout à fait compréhensible dans les cas où l’on porte atteinte à l’identité éthique de l’individu. C’est seulement lorsque mes exigences éthiques entrent en conflit avec celles d’autres personnes, lorsque je brise leur coquille protectrice, pour leur imposer mes convictions concernant une vie bonne, que la discussion morale ou la législation délibérative et démocratique devient nécessaire. Cependant, je dispose toujours, pour les raisons évoquées ci-dessus, du droit subjectif de rejeter ces obligations. Encore faut-il, toutefois, en payer un prix : dans la mesure où je décide de me désengager durablement des obligations de la rationalité discursive et de la discussion morale, il faut que je paie mon désengagement en renonçant à l’action sociale en général ; il me reste uniquement la possibilité d’avoir un rapport exclusivement instrumental et stratégique avec autrui. Si je refuse la participation au processus démocratique, je pourrai être juridiquement contraint de ne pas entraver le même droit de liberté des autres. Le droit ne sera alors pour moi qu’un ordre de contrainte, échappant à tout fondement. Traduit de l’allemand par Ridha Chennoufi 38 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 133. 39 Rainer Forst, Contextes de la justice (en allemand), Francfort-sur-le-Main, 1994, p. 51. raison pub.indb 145 28/02/07 19:46:44 raison pub.indb 146 28/02/07 19:46:45 PLAIDOYER POUR LA DIFFÉRENCE. L’IDÉAL POLITIQUE DE L’ÉGALITÉ Véronique Munoz-Dardé 147 raison publique n°6 • pups • 2007 1. L’égalité représente pour beaucoup d’entre nous un idéal politique attirant, une des caractéristiques d’une société juste. Par le biais des institutions politiques, les autres expriment des revendications dont nous reconnaissons l’importance et la légitimité : et il faut constater qu’elles ont souvent trouvé leur expression dans le vocabulaire de l’égalitarisme. Mais qu’est-ce que nous valorisons exactement à travers cette idée ? Mon intention est ici de discuter quelques-unes des réponses possibles à cette question. Une des réponses possibles est que les besoins, c’est-à-dire ces biens indispensables à l’épanouissement d’un individu 1, sont la notion essentielle pour traiter des questions de justice politique, et qu’ils permettent d’expliquer l’importance de l’idéal politique d’égalité. Mais bien des philosophes contemporains doutent de la pertinence de cette approche. Par exemple, des égalitaristes récents ont souligné que la préoccupation essentielle d’un État juste doit être l’égalité comme valeur. Ces philosophes qui soulignent l’importance de l’égalité et de l’équité insistent souvent sur le fait qu’il s’agit de choses que nous valorisons ou que nous devrions valoriser comme telles ; la question est donc de savoir si l’égalité ou l’équité ont ou non une valeur intrinsèque pour nos vies. Rien ne permet de dire a priori qu’une personne qui s’intéresse d’abord aux besoins des autres ne soutiendra pas des politiques de distribution égalitaires. De plus, les revendications politiques d’égalité sont d’ordinaire articulées à un souci pour les besoins des individus et pour les réponses collectives qu’on peut y apporter. Pourtant, en théorie politique, les revendications égalitaristes ont mis l’accent sur ce qui doit valoir essentiellement, sur qui a une valeur en soi. Certains égalitaristes soutiennent que la spécificité de leur position n’est pas un souci général pour les autres et leurs besoins, mais plutôt un souci d’égalité ou d’équité en soi. 1 Voir la section 5 pour une discussion plus approfondie de cette notion. raison pub.indb 147 28/02/07 19:46:45 148 Appelons égalitarisme intrinsèque cette thèse selon laquelle une société juste doit être organisée de manière à défendre et promouvoir ces valeurs 2. Je considère qu’une position théorique se distingue de l’égalitarisme intrinsèque si elle refuse de considérer l’égalité ou l’équité comme des valeurs en soi, qui suffiraient à justifier des politiques redistributives. La pomme de discorde entre les égalitaristes intrinsèques et leurs critiques n’est donc pas les politiques distributives qu’ils défendent, mais bien la confiance accordée à la valeur même de l’égalité. C’est un aspect souvent ignoré dans les discussions sur la justice distributive. On croit souvent qu’un trait distinctif de l’égalitarisme intrinsèque est qu’il conduit à des redistributions plus généreuses que les autres conceptions de la justice. On suggère en particulier qu’une position qui partirait d’un intérêt pour les besoins, même compris comme les besoins essentiels à l’épanouissement, accorderait moins aux défavorisés ; elle ne leur accorderait que le strict minimum, ce qui échouerait à les rendre véritablement égaux aux autres membres de la société. On ne peut pourtant pas adhérer à ce type d’argument, pour deux raisons au moins. D’abord, certains égalitaristes intrinsèques mettent des limites à la redistribution : en disant par exemple que les inégalités qui sont les conséquences d’un choix responsable ne doivent pas être prises en considération. Ensuite, aussi bien les égalitaristes intrinsèques que ceux qui adoptent une conception en termes de biens premiers rawlsiens, par exemple, peuvent défendre une distribution égalitaire : simplement, ils ne le font pas pour les mêmes raisons 3. Si donc l’égalitarisme intrinsèque rejette ces autres conceptions de la justice distributive, c’est qu’elle a en vue autre chose qu’une distribution généreuse ou égale. Quelle est donc précisément sa préoccupation ? Pour répondre à cette question, les égalitaristes intrinsèques disent que nous avons jusqu’à présent négligé une chose essentielle : il y aurait toujours quelque chose à redire aux inégalités d’une société (utopique) qui satisferait à tous les besoins et garantirait tous les droits politiques et juridiques. (Plus précisément : il y aurait quelque chose à redire aux inégalités imméritées d’une telle société). Si on leur demande de préciser 2 Pour les égalitaristes intrinsèques, l’égalité peut avoir une valeur instrumentale, et servir d’autres buts politiques ou sociaux ; mais elle est également une valeur qui doit être promue pour elle-même. C’est ce que soutiennent G. A. Cohen, ou encore Larry Temkin (qui qualifie sa propre position d’égalitarisme non-instrumental). Thomas Nagel semble parfois également adhérer à cette idée (voir section 2 ci-dessous). Bien sûr, certains égalitaristes intrinsèques peuvent concevoir leur propre position de telle sorte qu’ils ne mettent pas l’accent sur l’égalité – et ils n’approuveraient pas forcément ma manière de présenter leur position. Les défenseurs de « l’égalité des chances » peuvent ou non endosser un égalitarisme intrinsèque ; mais ce débat concerne davantage l’idée de responsabilité et de choix que la valeur intrinsèque de l’égalité. 3 La section 4 développera cette idée. raison pub.indb 148 28/02/07 19:46:45 149 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité la valeur morale de l’égalité ainsi conçue (n’est-ce pas, après tout, un étrange ajout métaphysique, qu’on greffe sur d’autres valeurs plus courantes ?), les égalitaristes intrinsèques invoquent souvent l’équité. Ils demandent avec indignation : « N’estil pas inique que certains soient plus mal lotis que d’autres, sans qu’il en aille de leur faute ? Est-ce que l’iniquité n’est pas un mal ? » 4. Réponse qui ne réussit qu’à déplacer la question : pourquoi l’équité est-elle importante en elle-même ? Si l’égalité exige de nous davantage que l’adoption, toutes choses égales par ailleurs, de politiques égalitaires, alors la discussion avec les autres positions concerne les idéaux et les valeurs que nous cherchons à promouvoir. Il faut réussir à comprendre ce qu’il y aurait à redire à une société qui connaîtrait des inégalités, mais rempliraient tous les besoins nécessaires à une vie épanouie. Faire référence à l’équité ne fait que repousser le problème : pourquoi devrions-nous valoriser l’équité comme telle ? Lorsqu’il suggère que l’égalité et l’équité ont une valeur politique autonome et impersonnelle, l’égalitarisme intrinsèque semble opposer ces valeurs à la poursuite des buts personnels. Mon but dans cet article, est d’exposer et de critiquer cette position, et de montrer que nous pouvons donner sens à nos idéaux politiques sans postuler d’autres valeurs que celles que supposent nos engagements personnels. Je vais donc argumenter contre l’égalitarisme intrinsèque, mais pas contre l’égalitarisme en général, et défendre un point de vue qui s’attache aux besoins. Je soutiens notamment qu’un égalitarisme qui considère l’égalité comme une valeur en soi adopte une théorie de la valeur qui retient les éléments les plus contestables de l’utilitarisme (et notamment son conséquentialisme), tout en négligeant la force intuitive de l’utilitarisme. À l’inverse, les approches qui s’intéressent aux besoins permettent d’expliquer la force des revendications politiques d’égalité sans avoir à présupposer de telles valeurs. L’égalitarisme est divers, et tous les égalitaristes ne partagent pas les engagements des égalitaristes intrinsèques. On peut considérer l’égalité comme un idéal politique séduisant, qui est partie prenante d’une société juste, en adoptant une approche fondée sur les besoins. Il n’y a aucune raison d’occulter ce fait historique : certaines des revendications importantes et légitimes que les autres ont sur nous, à travers les institutions politiques, ont traditionnellement trouvé leur expression dans le langage de l’égalitarisme. Mais cela ne détermine pas quelle compréhension philosophique de l’égalitarisme il convient d’adopter. Mon but ici est donc d’essayer de comprendre ce que nous valorisons, ou devrions valoriser, à travers l’idéal politique de l’égalitarisme. Il n’est pas de demander si nous devrions ou non poursuivre un tel idéal ; tout au contraire : il s’agit de trouver une expression plausible de cet idéal politique. 4 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », in Clayton M. & Williams A. (dir.), The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002, p. 155, je souligne. raison pub.indb 149 28/02/07 19:46:45 150 L’égalitarisme, au sens large, est simplement l’engagement politique en faveur de l’égalité, quelle que soit la valeur qui fonde cet engagement. En m’opposant à l’égalitarisme intrinsèque, je veux ici esquisser une conception de l’égalitarisme qui adopte l’idéal politique d’égalité, mais refuse d’accorder à l’égalité une valeur en soi. Cela permet de ne pas avoir à recourir à d’autres valeurs que celles qui animent nos vies personnelles. Il faut bien reconnaître que des conflits peuvent surgir – et surgissent effectivement – entre l’égalité et la poursuite individuelle de la vie bonne ; mais il ne s’agit pas là d’une rupture profonde entre nos valeurs, entre des valeurs personnelles et des valeurs impersonnelles. Voici comment je veux procéder. Je rappelle les liens soulignés par Thomas Nagel entre l’égalitarisme et l’utilitarisme, avant de montrer les différentes doctrines éthiques et métaphysiques adoptées par ces deux positions : ce sera l’occasion de montrer les points communs, mais également de souligner quelques différences importantes. La différence essentielle est que les égalitaristes substituent à la valeur impersonnelle du bien-être la valeur intrinsèque de l’égalité, dans un schéma qui demeure largement conséquentialiste ; et je soutiens que cette substitution n’est pas bienvenue. Celui qui l’effectue se trouve contraint d’encourager l’égalisation comme telle, sans que le recours à l’idée d’« équité » permette de justifier suffisamment ce geste. À mon sens, plutôt que de mimer la théorie utilitariste de la valeur, les égalitaristes seraient mieux inspirés de reprendre l’héritage politique de l’utilitarisme, son souci de trouver une réponse aux besoins des individus, et de limiter les revendications égoïstes sur les ressources communes. Je conclurai en remarquant que cet élément politique, commun à la tradition égalitariste et à l’utilitarisme, peut être distingué de la théorie de la valeur propre au conséquentialisme. Ma thèse principale est que cette distinction permet de donner à l’égalitarisme une formulation individualiste plutôt que conséquentialiste, et, pour emprunter une expression rawlsienne, politique plutôt que métaphysique 5. Les besoins doivent trouver une réponse institutionnelle : nous devons façonner des institutions politiques qui permettent à chacun de jouir en sécurité d’une vie digne d’être vécue. Mais l’attrait d’une telle société n’a pas besoin d’être expliqué en recourant à d’autres valeurs que celles qui expliquent la poursuite de nos buts individuels ; nous n’avons pas à recourir à des valeurs impersonnelles. Mais venons-en d’abord aux égalitaristes intrinsèques et à l’utilitarisme. 5 J’utilise le terme métaphysique comme la marque d’un engagement en faveur d’une certaine métaphysique de la valeur qui accorde une valeur intrinsèque, et non pas simplement instrumentale, à l’égalité. raison pub.indb 150 28/02/07 19:46:46 6 Nagel T., « Égalité », in Questions mortelles (1979), trad. P. Engel et C. Engel-Tiercelin, Paris, PUF, 1983, p. 139. 7 Rawls J., Théorie de la justice [1971], trad. C. Audard, Paris, Seuil « Points », 1997, section 5. Rawls considère également que l’utilitarisme « confond impersonalité et impartialité » (section 30). Cette deuxième critique a moins retenu l’attention que la remarque souvent citée sur la diversité des personnes. Je reviendrai sur cette distinction entre impartialité et impersonalité dans la section 3. raison pub.indb 151 151 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité 2. Je ne suis pas la première à attirer l’attention sur les liens qui existent entre égalitarisme et utilitarisme. Dans son chapitre sur l’égalité, Nagel note en passant la similitude qui existe entre la position qui a sa préférence, l’égalitarisme intrinsèque, et un certain point de vue sur la théorie morale, l’utilitarisme, ou plus précisément, le conséquentialisme utilitariste. Ces deux conceptions, selon lui, ont en commun « [de s’appliquer] d’abord à l’évaluation des résultats plutôt que de ses actions » 6. Cette similitude entre utilitarisme et égalitarisme intrinsèque n’est pas toujours reconnue par les autres égalitaristes intrinsèques. C’est peut-être, superficiellement, parce que l’utilitarisme n’a pas bonne presse, et que personne ne tient à être vu en sa compagnie. Mais je pense qu’il y a une autre raison plus plausible et plus fondamentale qui explique pourquoi ce point commun est souvent passé inaperçu. Nagel rapproche l’égalitarisme et l’utilitarisme parce qu’ils partagent un même point de vue conséquentialiste : ils soutiennent que le caractère bon ou mauvais des actions (ou des politiques publiques) dépend de leur capacité à assurer de bons ou mauvais résultats, à promouvoir une situation générale bonne ou mauvaise. Mais le rejet que suscite actuellement l’utilitarisme ne tient pas à cet aspect conséquentialiste, à l’idée simple (mais controversée) que les situations peuvent être classées comme bonnes ou moins bonnes, et qu’il existe toujours une raison et même un devoir de promouvoir une meilleure situation. Les critiques de l’utilitarisme y voient une théorie de la justice distributive imparfaite : ils soulignent, à l’instar de Rawls, que « la pluralité des personnes n’est pas vraiment prise au sérieux par l’utilitarisme » et que l’utilitarisme « échoue à prendre en compte la diversité des individus » 7. Ce sont donc les conséquences contre-intuitives d’un utilitarisme pur qui retiennent l’attention, plutôt que les raisons positives qu’il y aurait de l’adopter, ou les manières d’y échapper. Il semble donc possible, à première vue, de contester ces conclusions politiques inacceptables de l’utilitarisme sans avoir à abandonner l’idée séduisante selon laquelle la moralité (ou plus exactement la rationalité) exige que nous choisissions l’action ou la politique sociale qui conduira à la meilleure situation possible. Comme je vais le montrer (en prenant ici mes distances avec Philippa Foot), 28/02/07 19:46:46 152 raison pub.indb 152 il est difficile de nier l’attrait de cette façon de penser, à moins de contester la possibilité même d’établir une hiérarchie sensée entre les différentes situations possibles, de la pire à la meilleure. Sitôt distingués ces deux aspects de l’utilitarisme, il devient plus facile de voir comment on peut contester l’un tout en adoptant tacitement l’autre. Et l’on peut comprendre que le conséquentialisme constitutif de bien des théories contemporaines se trouve ainsi soustrait à la vue. (Encore une fois : par conséquentialisme, j’entends ici l’idée que la moralité exige que nous cherchions à atteindre le meilleur résultat possible. Le but principal que visent nos actions est donc constitué par les propriétés que présentent les différents États du monde.) Si l’on pense que ce classement des différentes situations est une manière convaincante de formuler les exigences de la moralité, tout en reconnaissant les difficultés inhérentes aux principes politiques et distributifs utilitaristes, il est tentant de laisser intact le fondement conséquentialiste, et de régler les problèmes politiques posés par l’utilitarisme pur en y ajoutant des contraintes individualistes. La théorie reste donc foncièrement conséquentialiste, tout en se démarquant de l’utilitarisme. C’est à mon sens ce qui explique pourquoi les défenseurs contemporains de la valeur morale de l’égalité, qui tendent à penser que, toutes choses égales par ailleurs, la meilleure action ou la meilleure politique est celle qui nous conduit le plus près possible d’un résultat où l’égalité prévaut, refusent pourtant de se considérer comme des « conséquentialistes », ou discutent les ressemblances formelles de leur théorie avec le raisonnement conséquentialiste. Essayons de préciser un peu l’allure de ce conséquentialisme égalitariste, agrémenté de contraintes individualistes. Un égalitarisme conséquentialiste « sans contrainte » consisterait à penser que la bonne action, la bonne politique sociale, est celle qui nous conduit le plus près d’une situation valant pour ellemême, l’égalité. Mais cette position est aussitôt amendée, si le théoricien est sensible aux problèmes évidents qu’elle soulève, pour faire droit au respect de l’agentivité individuelle. Les égalitaristes intrinsèques soulignent ainsi que l’égalité ne doit pas être considérée comme l’unique valeur intrinsèque : d’autres valeurs entrent en conflit avec l’égalité (c’est typiquement ce qu’on soutient à propos de la liberté). On arrive donc à cette formulation plus précise : la bonne action, la bonne politique sociale, est celle qui, des différentes possibilités réalisables, et en tenant compte des restrictions nécessaires au respect d’autres valeurs comme la liberté, nous amène le plus près possible d’une situation dans laquelle les individus sont les plus égaux possible. G. A. Cohen, l’un des principaux défenseurs de la pensée égalitariste contemporaine, décrit ainsi sa propre attitude théorique : 28/02/07 19:46:46 153 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité « Il y a quelque chose dont la justice exige que les individus reçoivent des parts égales, non pas indépendamment de, mais dans la mesure où cela est compatible avec le respect de valeurs concurrentes ; j’examine les réponses que de nombreux auteurs qui partagent ce point de vue égalitariste apportent à la question de savoir sous quel aspect et dans quelle mesure les individus doivent être rendus plus égaux, lorsque le prix à payer pour cette amélioration, c’est-àdire le sacrifice d’autres valeurs, n’est pas intolérable. (…) Une revendication sur l’equalisandum précise ce qui doit être égalisé, c’est-à-dire sous quel aspect les individus doivent être rendus égaux. Une revendication nuancée ou un equalisandum faible consiste à dire que les individus doivent être rendus les plus égaux possibles, mais en tenant compte des limites qu’impose le respect d’autres valeurs (…). [M]a proposition est une proposition faible (…) » 8. C’est l’expression typique d’un égalitarisme intrinsèque avec contraintes, qui cherche (i) à déterminer selon quels critères il est bon que les individus soient égaux ; (ii) à équilibrer les exigences de cette valeur avec d’autres valeurs qui doivent également être défendues. De la même façon, Nagel s’attache à déterminer quel serait le niveau de bien-être général que permettrait d’atteindre une combinaison adéquate de valeurs : « Si l’égalité est en soi bonne, alors sa réalisation vaut peutêtre bien une certaine dose d’inefficacité et de perte de liberté » 9. Je considère donc que la conception qui prévaut chez les égalitaristes consiste à promouvoir l’égalité comme valeur, tout en négociant un compromis avec les autres valeurs. Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, je ne crois pas que cela soit la seule ni la meilleure manière de concevoir l’égalitarisme comme doctrine politique. Avant de poursuivre, je conclus cette section en indiquant deux manières possibles de mettre en question cette conception de la valeur morale de l’égalité. (i) On considère fréquemment la liberté et l’égalité comme deux valeurs distinctes et conflictuelles ; mais ce n’est pas la seule manière possible de concevoir leur articulation. Toute une tradition considère la liberté comme une préoccupation cruciale, qui doit être défendue au moyen de l’égalité politique. De ce point de vue, l’égalité n’a d’autre valeur qu’instrumentale. (ii) Dans la mesure où l’on considère l’égalité comme une valeur morale fondamentale et intrinsèque, elle n’a rien de spécifiquement politique. Il existe là aussi un idéal concurrent, fort ancien et spécifiquement politique de l’égalité, qui ne s’appuie pas sur la considération d’un quelconque résultat, mais qui correspond au respect des revendications légitimes que les autres peuvent exprimer par le biais des institutions politiques. 8 Cohen G.A., « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, 1989, n° 99, vol. 4, p. 906 sqq. 9 Nagel T., « Égalité », op. cit., p. 129. raison pub.indb 153 28/02/07 19:46:47 Il existe donc à mon sens deux conceptions rivales de l’égalité : la première qui relève d’un conséquentialisme « avec contraintes » ; la deuxième qui est une conception plus spécifiquement politique. Mais pour réussir à distinguer plus nettement ces deux courants au sein de l’égalitarisme, il nous faut comprendre plus précisément ce qui conduit l’égalitarisme au conséquentialisme. C’est l’objet de la section suivante. 154 raison pub.indb 154 3. Comme nous l’avons vu, les défenseurs actuels de l’égalitarisme considèrent que la bonne action, la bonne politique sociale, est celle qui, de toutes celles qui s’offrent à nous, et concessions faites aux exigences des autres valeurs, nous conduit à la situation dans laquelle les individus sont les plus égaux qu’il est possible. Cette position repose sur deux présupposés théoriques, à savoir : (i) la valeur intrinsèque de l’égalité et (ii) l’acceptation de certains traits formels du conséquentialisme. Deux éléments auxquels peut se joindre un troisième : un point de vue « maximisateur » sur la morale. L’élément à maximiser étant en l’occurrence le degré d’égalité entre les individus. Il faut souligner les caractéristiques qui font de l’utilitarisme une doctrine particulière à la fois au niveau éthique et métaphysique : (i) le postulat de la valeur intrinsèque du bien-être et (ii) son engagement en faveur du conséquentialisme. C’est-à-dire que le bien, l’utilité ou le bien-être agrégés doivent précisément être l’objet de notre souci moral. Le critère qui nous permet d’établir des comparaisons et des classements entre les différentes situations possibles est le bien-être total. Le bien-être est alors considéré comme une valeur impersonnelle, qui caractérise le résultat total obtenu, par contraste avec une conception du bien-être des individus particuliers, qui s’intéresse à ce qui est bon pour un individu donné. Les philosophes politiques ont eu tendance à mettre l’accent sur les conséquences contre-intuitives issues d’un utilitarisme pur. Ils ont donc essayé de mettre des limites à ce qu’il est possible de faire subir à un individu au nom du bien social. Mais l’adoption d’un cadre déontologique (afin que les droits individuels fondamentaux ne soient pas violés au nom du bien du plus grand nombre) laisse intacte l’idée qu’il existe quelque chose de tel que la « bonté » intrinsèque d’une situation, qui puisse être promue par des actions individuelles ou des politiques publiques. Des anti-conséquentialistes comme Foot ont adopté une stratégie radicalement différente : le fait même qu’il y ait lieu de protéger les individus contre cette poursuite incessante du bien-être total devrait éveiller nos soupçons. Les conséquences contre-intuitives de ce point de vue sont à leurs yeux les symptômes d’une erreur plus fondamentale : il faut se séparer plus nettement et plus radicalement du cadre de pensée conséquentialiste. Foot, et d’autres, ont 28/02/07 19:46:47 (a) nous accordons de la valeur aux bonnes choses : faire de la balançoire ; le porridge ; les couchers de soleil en automne, etc. (b) une situation qui permet la réalisation d’un tel bien est, dans cette mesure, une bonne situation ; (c) une situation qui comprend plus de biens de cette sorte est, à cet égard, une meilleure situation ; (d) parmi toutes les situations qui s’offrent à nous, nous devons promouvoir les meilleures. 155 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité ainsi mis en cause la pertinence même de l’idée de classement des différentes situations possibles, de la pire à la meilleure, selon une perspective impartiale (la perspective d’une fin commune supposée). « Le conséquentialisme, écrit Foot, vient de l’idée que la moralité est un outil qui permet d’atteindre une certaine fin commune. Mais pourquoi devrions-nous accepter cette conception de la moralité et de la manière d’en juger ? Pourquoi n’y verrions-nous pas plutôt un postulat conséquentialiste, qui ne nous semble incontestable que parce qu’il constitue le point de vue actuellement dominant en philosophie morale ? » Elle nous invite alors à nous demander qui est censé avoir cette fin, et conclut de manière provocatrice : « Peut-être n’y a-t-il nulle part dans les fondements de l’éthique de telle fin commune : peut-être ne pouvons-nous trouver que des fins personnelles et des compromis rationnels entre les acteurs » 10. Les utilitaristes postulent l’existence d’une valeur (le bien-être général, par opposition au bien-être d’un individu), dont nous avons selon Foot toutes les raisons de douter. Il est bien sûr possible de concevoir l’égalitarisme indépendamment de cette conception du bien-être comme propriété des états de chose généraux. Mais cette propension à classer les résultats des actions comme meilleurs ou pires, qui est l’aspect spécifiquement conséquentialiste de l’utilitarisme, est partie prenante de l’égalitarisme intrinsèque. On pourrait bien sûr s’étonner de la critique de Foot : « qu’y a-t-il de si mal à viser des situations bonnes ? » Que peut-on objecter à l’idée qu’il existe des situations bonnes, meilleurs, ou pires ? Il est évident que nous recherchons des biens ; l’adjectif bien peut s’appliquer à une large variété d’objets. Pourquoi serait-il plus gênant de parler de bonnes situations que de bonnes chaussures, ou de bonnes manières ? Ce n’est pas le lieu de présenter un commentaire détaillé de la position de Foot. Mais sa critique nous permet de souligner l’aspect problématique de la conception conséquentialiste de ce qui fait la « bonté » d’une situation. Le conséquentialiste nous engage donc à adopter le raisonnement suivant : 10 Foot P., « Utilitarianism and the Virtues » (1985), in Moral Dilemmas, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 59-77. raison pub.indb 155 28/02/07 19:46:47 156 Il faut remarquer que reconnaître qu’une situation comporte un bien au sens de (a) ne permet pas encore de dire que nous devons, moralement ou rationnellement, préférer ce résultat à tout autre. Mais (d) ne fait plus de différence entre dire qu’une chose est bonne, ou meilleure qu’une autre, et dire que nous devons la préférer. Où s’est fait le passage ? (d) suggère que le but que nous visons joue également un rôle pour évaluer le résultat de l’action ; il devient une mesure de la justesse de notre acte. La « bonté » joue alors un nouveau rôle dans notre conception de la valeur et du raisonnement pratique. Le conséquentialiste et son critique sont d’accord sur le fait que nous recherchons tout un ensemble de choses bonnes. Mais ce qui fait problème, c’est de montrer que la « bonté » d’une situation procure une raison particulière d’agir. Cette conception de la bonté n’est en rien semblable à la manière dont nous parlons de bonnes chaussures ou de bonnes manières : le résultat du raisonnement pratique devient alors un élément de décision supplémentaire. Autrement dit : cette conception de ce qu’est une bonne situation implique une conception conséquentialiste de l’évaluation des actions. Ainsi, l’égalitariste intrinsèque considère la valeur de l’égalité comme une propriété des situations : une situation incarnera l’égalité (ainsi conçue) seulement si les individus sont dans une certaine relation les uns vis-à-vis des autres. Pour l’égalitariste intrinsèque, l’égalité n’est pas simplement une propriété des individus ou des biens (à la différence du bien-être). Le point crucial tient à ce que la valeur de l’égalité vient jouer un rôle nouveau dans le raisonnement pratique. La question devient : est-ce que l’égalitariste intrinsèque pense que l’égalité d’une situation donnée doit servir à évaluer nos possibilités d’actions, tout comme l’utilitariste pense que le bien-être doit le faire ? Je pense que la meilleure manière de répondre à cette question est de se situer dans un contexte qui semble faire du conséquentialisme un élément inévitable de notre conception de la valeur. Je pense en particulier à l’attrait qu’exerce une conception maximisatrice de la rationalité. Une manière d’aborder la question est de s’intéresser à l’idée de maximisation du bien. Pour certains, dire qu’une action – ou qu’une politique publique – est bonne ou dire qu’elle est mauvaise ne met pas en œuvre le même type de jugement. Pour Scanlon, par exemple, est mauvais tout ce qui serait désavoué par un principe que toute personne disposée à trouver des principes de législation devrait raisonnablement accepter 11. De ce point de vue, le caractère mauvais a un statut déterminé qui ne peut pas être atteint par la « bonté » : il n’y a pas 11 Scanlon T.M., « Rights, Goals, and Fairness », in Hampshire S. (dir.), Public and Private Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 1978. raison pub.indb 156 28/02/07 19:46:47 157 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité nécessairement quelque chose de tel que la bonne action à accomplir. Après tout, il peut exister d’innombrables actions possibles, qui seraient toutes une réponse à la question « que dois-je faire ? », et qui seraient toutes bonnes au sens où il n’y aurait rien de mal à les faire. Quelqu’un qui délibère sur ce qu’il doit faire ne s’arrête pas à l’idée que l’action n’est pas mauvaise ; il recherche une raison plus précise d’agir – lire un roman pendant une heure, ou aller faire une petite promenade peuvent très bien être des façons innocentes d’agir, mais il reste à faire un choix entre ces deux possibilités. Et à ce stade de la délibération, on peut supposer qu’il n’y a pas une seule réponse précise : lire le roman ou aller marcher peuvent être toutes deux des activités parfaitement décentes et raisonnables. Dans ce cas, et en ce sens, il n’y aurait rien qui soit la bonne chose à faire. Mais il y a quelque chose de très séduisant dans une conception qui se concentre sur le bien, sur ce que vous avez le plus grand nombre de raisons de faire : la bonne action, ou la bonne politique publique, tout bien considéré. (Ici, « tout bien considéré » veut dire : compte tenu des dommages et des bénéfices que les individus vont en retirer.) Et ce point de vue s’articule à une conception maximisatrice. Toutes choses égales par ailleurs, si vous pouvez faire un peu de bien, plutôt que pas du tout, alors la moralité, et même la rationalité, exigent que vous agissiez de cette manière qui maximise le bien. Je pense qu’une grande partie de l’attrait du raisonnement conséquentialiste vient de cette conception de la rationalité pratique comme maximisation. Ce deuxième aspect est totalement indépendant de l’idée de bien-être : il ne s’intéresse pas à la fin du raisonnement pratique, mais à sa forme. Et si on l’adopte, il semble rendre le conséquentialisme inévitable. On peut donc penser que c’est à cela que sont sensibles ceux des égalitaristes intrinsèques qui ne sont pas utilitaristes 12. Nous pouvons désormais voir plus clairement le lien qui existe entre l’égalitarisme intrinsèque et le conséquentialisme. Nous avons vu que l’égalité intrinsèque n’est pas une propriété que pourraient posséder des individus ou des groupes d’individus. Mais pour autant, ce n’est pas parce que c’est une propriété des situations qu’elle joue le même rôle que le bien dans la théorie conséquentialiste. En effet, si l’on admet l’idée d’une pluralité de valeurs, on peut penser que l’égalité est seulement une des considérations qu’il convient de prendre en compte. De fait, les égalitaristes intrinsèques voient dans l’égalité une parmi plusieurs considérations qui permettent de considérer une action comme bonne, et non pas un critère absolu. Il est possible d’affirmer la valeur de l’égalité tout en rejetant le conséquentialisme, si l’on adopte une pluralité de valeurs. Mais en réalité, ce n’est 12 Ce qui ne veut pas dire que la tendance à maximiser conduit inévitablement au conséquentialisme. raison pub.indb 157 28/02/07 19:46:48 158 raison pub.indb 158 pas la position adoptée par les égalitaristes intrinsèques : ils ne voient en effet dans les valeurs autres que des contraintes marginales. Ils suggèrent que l’égalité est le critère qui doit nous permettre de mesurer le succès d’une politique publique. Ce n’est pas parce qu’un théoricien désigne une propriété particulière d’une situation comme une valeur qu’il adopte pour autant une position conséquentialiste. Mais de fait, les égalitaristes intrinsèques vont plus loin, et considèrent que l’égalité joue le même rôle dans l’évaluation que le bien-être pour les utilitaristes. Les situations sont meilleures ou pires selon qu’elles se rapprochent plus ou moins d’un idéal d’égalité parfaite, compte tenu des contraintes marginales. J’ai souligné jusqu’à présent les caractères communs de l’utilitarisme et de certaines formes d’égalitarisme intrinsèque : leur attrait commun pour le conséquentialisme et/ou pour une conception « maximisatrice ». Mais il existe une différence de taille, qui tient à leur théorie de la valeur. Leur point de désaccord est la valeur qu’ils cherchent à promouvoir, et qui fournit le critère de comparaison des états de choses. Pour recommander certaines politiques publiques, l’utilitarisme part d’un souci spécifiquement politique : les souffrances et privations concrètes des individus. Le point de vue proprement politique de l’utilitarisme, en un mot, est le suivant : quelque chose a une influence directe sur nous, à savoir les besoins auxquels il faut satisfaire par des institutions politiques attentives au bien-être des individus. En conséquence, l’utilitarisme soulignera la vertu propre de la bienveillance, l’exigence de ne pas se montrer égoïste dans son usage des ressources communes et l’importance de trouver une manière d’arbitrer au mieux entre les besoins des individus. C’est là le cœur de l’héritage politique de l’utilitarisme : son insistance sur les principes de distribution et les politiques sociales qui permettent de répondre aux besoins d’autrui, dans un contexte de rareté des ressources. Qualifier de politique cet aspect de l’utilitarisme est un moyen de souligner comment, à l’origine, l’utilitarisme a pu être un mouvement social qui a incité les gens, dans un contexte social particulier de ressources limitées, à être attentif aux revendications des autres, à rechercher une théorie capable de donner des réponses à ces revendications. De nombreuses thèses utilitaristes prennent sens si l’on y lit un espoir de mieux satisfaire ces besoins par le biais des institutions politiques. Cela explique de façon fort plausible l’énorme impact que l’utilitarisme radical des premiers temps a eu sur la pensée politique. Cela suggère également qu’on peut expliquer comment les gens peuvent être incités à entreprendre une action politique par certains messages politiques, sans nécessairement adhérer à une conception morale particulière. Si l’on considère l’histoire des écrits utilitaristes, on peut être tenté de distinguer l’image politique de l’utilitarisme, qui a recueilli un large soutien, de la philosophie utilitariste à proprement parler. Même si celle-ci est le seul exposé cohérent des revendications 28/02/07 19:46:48 4. J’ai montré dans la section précédente que l’égalitarisme intrinsèque contemporain doit accepter deux thèses contestables : la valeur morale de l’égalité, et différents aspects formels du conséquentialisme. Elles conduisent à l’idée d’un classement des situations, de la pire à la meilleure, en fonction de l’égalité dont les individus jouissent. Nous avons vu ensuite d’importantes similitudes formelles avec l’utilitarisme, mais également une différence de taille : le bien-être est remplacé par l’égalité. Plus précisément : on peut penser que la valeur impersonnelle du bien-être total peut être dérivée de notre conception du bien pour chaque individu, de la manière dont les choses peuvent avoir une valeur pour les individus ; mais nous ne pouvons pas comprendre l’égalité de la même façon. On ne peut la concevoir que comme un État qui vaut pour luimême, comme l’a déjà relevé Tim Scanlon : « Au-delà de toute considération instrumentale, l’équité et l’égalité figurent souvent dans le raisonnement moral comme des valeurs en soi. En ce sens, elles diffèrent des fins promues par les théories utilitaristes classiques, parce que leur valeur ne consiste pas en ce qu’elles sont des biens pour les individus particuliers : équité et égalité ne signifient pas que le sort particulier des individus est amélioré. Ce sont plutôt des caractères particulièrement désirables des états de choses ou des institutions sociales » 13. 159 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité portées par les utilitaristes, elle ne permet sans doute pas d’expliquer l’impulsion politique initiale. On peut donc distinguer l’héritage politique de l’utilitarisme de ses conséquences philosophiques : cet héritage consiste dans l’insistance sur des principes de redistribution et de politique publique qui permettent de faire droit aux revendications d’autrui, dans un contexte de ressources limitées. Cette revendication politique est également présente dans la longue tradition de l’égalitarisme. Une manière de formuler la thèse générale de cet article serait de dire que cet élément spécifiquement politique, partagé par l’égalitarisme et l’utilitarisme, peut être distingué de leurs théories éthiques particulières, et notamment de la théorie de la valeur propre au conséquentialisme. Mais les égalitaristes intrinsèques ne choisissent pas cette voie. Ils retiennent les aspects formels conséquentialistes de l’utilitarisme, en substituant à la valeur impersonnelle de bien-être (qui traduit un souci immédiat pour le bien-être des autres) la valeur de l’égalité. Ce qui consiste à substituer à une valeur immédiatement compréhensible (nous ressentons tous l’attrait de la bienveillance) quelque chose de beaucoup plus mystérieux. Il me semble donc que cette rupture n’est pas particulièrement bienvenue. C’est ce que je vais examiner maintenant. 13 Scanlon T. M., « Rights, Goals, and Fairness », op. cit. raison pub.indb 159 28/02/07 19:46:48 160 Dans ce texte, comme plus tard dans « Diversity of Objections to Inequality », la position de Scanlon consiste à dire que la promotion de l’égalité intrinsèque serait moins urgente si d’autres exigences humanitaires et émancipatrices (à l’égard desquelles l’égalité a une valeur instrumentale) étaient satisfaites. Scanlon note rapidement la difficulté de toute argumentation en faveur de la valeur intrinsèque de l’utilitarisme, mais trouve également difficile de défendre l’égalité politique sur le seul fondement de sa valeur instrumentale : « soutenir que l’équité et l’égalité sont valables en elles-mêmes, admet-il, est évidemment une chose plus difficile ». Pourtant : « peut-être toute défense de ces valeurs peut-elle se ramener à des arguments instrumentaux, mais je ne vois pas actuellement comment » 14. Cette idée d’un classement des situations en fonction de l’égalité des individus est étrange pour une autre raison encore. L’égalitarisme intrinsèque n’est pas seulement difficile à exprimer précisément : il y a, à la réflexion, quelque chose de vraiment étrange à vouloir le rendre indépendant de tout bien individuel. Bien sûr, on ne pourra jamais convaincre à coup sûr quelqu’un qui se montre sceptique à l’égard d’une valeur donnée : apprécier une valeur ne dépend pas uniquement d’une argumentation bien menée. Pourtant, pour de nombreuses valeurs, on peut en donner une illustration en montrant que certains individus en font un but de leurs vies personnelles, et que cela rend ces vies intelligibles. Dans le cas du bien-être, il n’est pas difficile de voir quelle valeur personnelle il peut revêtir ; il est compréhensible de s’engager pour promouvoir le bien-être des individus. Comme Foot le remarque, le bien-être en ce sens doit être distingué de la valeur que les utilitaristes attachent au bien-être. Pourtant, on peut donner sens à l’idée utilitariste de bien-être par analogie avec l’idée du bien-être pour la personne. Et c’est là que se fait jour le contraste avec l’égalité : l’égalité ne peut tout simplement pas être poursuivie par un individu isolé. Si l’égalité est une valeur, c’est une valeur à laquelle nous nous engageons socialement, à travers nos institutions politiques et sociales. L’égalitariste intrinsèque doit nous montrer pourquoi cela peut faire sens de poursuivre l’égalité comme une valeur, en montrant comment nos institutions peuvent y être sensibles. Ce qui semble nous reconduire directement au point débattu : est-il possible de comprendre nos idéaux politiques et nos politiques publiques en fonction d’une égalité comprise comme valeur en soi ? Ce que cette volonté de classer les situations en fonction de l’égalité des individus a de bizarre a souvent été mis en lumière avec l’objection familière du « nivelage par le bas ». Il y a des cas où la seule manière d’atteindre l’égalité est 14 Scanlon T. M., « The Diversity of Objections to Inequality » (1977), in Clayton M. & Williams A. (dir.), The Ideal of Equality, Palgrave Macmillan, 2002, p. 57. raison pub.indb 160 28/02/07 19:46:49 15 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », op. cit., p. 155 ; légèrement reformulé dans Temkin L., Inequality, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 282 – la différence étant que la personne délicate qui demande des éclaircissements est désormais qualifiée d’anti-égalitariste. 16 Temkin L., « Equality, Priority, and the Levelling Down Objection », op. cit., p. 129-130. raison pub.indb 161 161 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité d’abaisser tout le monde, de sorte que personne ne soit mieux loti qu’un autre. Les égalitaristes intrinsèques ont une réponse à cette objection. Je cite les phrases fameuses de Temkin : « L’égalitariste soutient que l’égalité vaut en elle-même, même s’il n’existe personne à qui elle profite. (…) Mais, demandera avec incrédulité l’antiégalitariste, est-ce que je pense véritablement qu’un monde où il n’y a que quelques aveugles est en un certain sens pire qu’un monde où tout le monde l’est ? Oui. Est-ce que cela signifie qu’il vaudrait mieux que tout le monde soit aveugle ? Non. L’égalité n’est pas la seule chose qui importe. Mais elle a une certaine importance néanmoins. » 15 Certains pensent que la reconnaissance d’une pluralité de valeurs suffit pour échapper à l’incohérence. « L’égalité a de l’importance ; mais ce n’est pas la seule chose qui importe », répètent-ils gravement. Mais, si la force de la rhétorique ne suffit pas à faire taire les objections, on pourrait bien demander pourquoi cela pourrait avoir quelque importance que ce soit qu’une situation soit plus égale qu’une autre. Là où l’utilitariste fait appel à une valeur qui a quelque force de persuasion, le bien-être des individus, l’égalitariste intrinsèque invoque quelque chose de bien plus mystérieux : la valeur intrinsèque d’une situation dans laquelle les individus sont égaux (et ce, même si cette égalité est obtenue en privant certains individus d’un bien dont ils jouissaient auparavant). Comme je l’ai noté en commençant, l’explication est souvent faite en termes d’équité. L’égalité importe, dit-on, parce que l’équité importe. Pour citer de nouveau Temkin : « Les tenants de la valeur non-instrumentale de l’égalité s’intéressent à l’égalité elle-même. Plus précisément, selon moi, ils s’intéressent aux inégalités imméritées, involontaires, qu’ils considèrent comme mauvaises, contestables, parce qu’injustes. Ainsi, l’égalitariste pense qu’il est mauvais ou contestable, dans une certaine mesure – parce qu’injuste – que certains soient moins bien lotis que d’autres, sans qu’il en aille de leur faute ou d’un choix » 16. Aussi séduisante que puisse sembler cette défense, elle nous laisse en réalité encore plus perplexes. Non seulement il n’est pas évident de comprendre pourquoi l’équité pourrait valoir en elle-même (l’explication ne fait que repousser le problème d’un cran), mais le recours même à l’équité n’a rien d’évident en soi. Dans quelle mesure peut-on à bon droit invoquer des considérations d’équité ? 28/02/07 19:46:49 162 L’équité est une vertu importante, et certaines situations exigent qu’un agent se conduise de manière équitable. L’équité ainsi conçue est la vertu propre aux actions d’un agent : c’est une valeur procédurale relative aux actes et aux décisions. Mais si l’équité peut être une exigence morale portant sur le comportement d’un agent dans une situation particulière, elle ne peut pas constituer un but d’action en soi, une situation à promouvoir pour elle-même (mis à part la fin consistant à promouvoir le comportement équitable des agents). Et il y a d’ailleurs quelque chose d’étonnant à concevoir la justice comme le devoir de réparer des inégalités qui sont « iniques », si l’on ne peut pas désigner l’agent ou la procédure responsable de leur réalisation comme « inique ». Certains, à l’instar de Rawls, recommandent de déduire les principes d’une juste distribution d’une situation d’équité initiale dans laquelle les parties contractantes ne peuvent introduire de biais arbitraire. (Cela rejoint l’idée rousseauiste selon laquelle il faut nous abstraire des inégalités causées par l’homme, que nous tendons à considérer comme « naturelles », et partir d’un État de nature dont elles sont absentes). Mais c’est toujours considérer l’équité comme une vertu procédurale. Ce serait une erreur que de croire que cette démarche nous conduit à considérer l’équité comme le résultat ou la situation à atteindre, et à penser que la justice est l’équité. (Il me semble faux de croire, comme on le fait si souvent, que Rawls soutient cette position : « l’expression de “justice comme équité” (…) transmet l’idée que les principes de la justice sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable. Mais cette expression ne signifie pas que les concepts de justice et d’équité soient identiques, pas plus que, par exemple, l’expression “la poésie comme métaphore” ne signifie que poésie et métaphore soient identiques » 17. Cela étant, l’idée qu’il est mauvais, parce qu’inique, que certains soient plus mal lotis que d’autres, sans qu’il y ait faute de leur part, garde une grance force intuitive. Mais est-ce vraiment l’équité qui nous touche dans ce cas ? Je pense qu’on peut donner une autre explication. Considérons l’exemple suivant : Une petite communauté, incroyablement prospère, permet à chacun de ses membres d’avoir plus que de quoi vivre extrêmement bien, non seulement de satisfaire à ses besoins, mais de tirer profit des possibilités qui lui sont offertes et de faire usage des talents qu’il choisit de développer. Il y a pourtant des différences de richesse, entre ceux qui ont plus qu’assez, et ceux qui ont plusieurs fois plus qu’assez. Cette distribution inégale est le fait d’un pur hasard plutôt que d’un choix ou d’un effort individuel. Voilà un type de distribution que les égalitaristes intrinsèques qualifieront d’« inique », parce qu’il existe des inégalités, et qu’elles ne résultent ni du 17 Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 39. raison pub.indb 162 28/02/07 19:46:49 163 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité choix personnel ni du mérite. Pourtant, l’attrait intuitif que l’équité présente pour nous qui vivons dans un monde où certains besoins essentiels ne sont pas remplis, serait bien moindre dans ce pays de Cocagne. Il y aurait comme une forme de fétichisme à s’attacher à des considérations d’égalité dans ce cas. Et qualifier de « mauvaise » l’attitude de ceux qui, ayant plus que les autres, ne se sentent pourtant pas tenus de redistribuer leurs biens aux moins fortunés, relèverait d’une forme de moralisme bizarre : même les moins bien lotis seraient très riches, puisqu’ils ont largement plus qu’assez. L’exemple suggère que l’équité n’importe véritablement que dans des conditions de rareté. Ce qui expliquerait l’idée commune, mais au premier abord surprenante, que les inégalités dont souffrent les plus pauvres importent fondamentalement, mais uniquement lorsque « il n’y a ni faute ni choix de leur part ». Le raisonnement sous-jacent semble être le suivant. Lorsque, dans une communauté donnée, certains besoins particuliers ne sont pas satisfaits, il serait égoïste de la part des plus riches de ne pas consacrer une part de leurs ressources à ceux dont le bien-être s’en trouve affecté. Étant donné les situations de rareté relative qui sont celles des sociétés humaines, les ressources communes consacrées à ce but ne permettront pas de satisfaire tous les besoins existants. Il faut donc trouver une procédure équitable pour attribuer les ressources. Notamment, il semblerait inique que quelqu’un demande une part de ces ressources rares (c’est-à-dire en prive d’autres) s’il peut s’en passer 18. Si ce raisonnement est juste, ce qui importe réellement n’est ni l’égalité ni l’équité, mais les besoins individuels. L’équité retrouve sa place de vertu procédurale pour des agents institutionnels responsables de l’attribution des biens. Il faut donc se garder d’embrasser une position égalitariste intrinsèque. Devons-nous pour autant abandonner totalement l’égalitarisme comme doctrine politique, et rejeter l’idéal politique d’égalité ? Comme je l’ai déjà indiqué, je ne le pense pas. Il y a un sens à dire de quelqu’un qu’il est égalitariste au sens politique, s’il est motivé simplement par des valeurs qui nous semblent intelligibles à l’échelle personnelle – notamment le bien-être et les besoins des autres, qui nous incitent à la bienveillance. Si une telle position est « égalitariste », ce n’est pas en vertu des valeurs particulières sur lesquelles elle se fonde, mais en vertu des politiques publiques qu’elle défend – des politiques publiques qui ont pour effet d’égaliser les conditions, qui conduisent à une redistribution plus égale. Il faut donc voir comment les institutions politiques peuvent être orientées vers l’égalité sans donner un rôle à l’égalité en tant que valeur en soi. 18 Pour plus de détails sur cette question, voir Munoz-Dardé V., « The Distribution of Numbers and the Comprehensiveness of Reasons », Proceedings of the Aristotelian Society, 2005, supplementary volume 79, p. 207-233. raison pub.indb 163 28/02/07 19:46:49 Cela nous conduit de nouveau à l’opposition implicite entre les égalitaristes intrinsèques et l’approche que je défends, fondée sur les besoins. Je m’attache maintenant plus en détail à cette position fondée sur les besoins, sur ce qu’il est raisonnable pour les individus d’exiger et de refuser. 164 5. Ma principale critique à l’égard des égalitaristes intrinsèques, jusqu’à présent, est qu’ils ont introduit une innovation métaphysique inutile. Si l’on fait de l’égalité une valeur impersonnelle, la portée politique de l’exigence d’égalité se détourne des revendications individuelles, qui ont initialement donné leur poids à l’égalitarisme politique. En revanche, une perspective contractualiste peut prendre en considération ce point de vue individualiste, en reconnaissant les revendications que les autres peuvent nous présenter, et en proposant une réponse appropriée. Au début de l’article, j’ai parlé à cet égard de revendications portant sur les besoins ; la tradition politique qui met l’accent sur l’égalité souligne la nécessité de donner à chacun selon ses besoins. Mais pourquoi l’adoption d’une perspective individualiste devrait-elle nous conduire à nous intéresser aux besoins des individus ? Il faut en dire un peu plus sur la manière de concevoir les besoins, et les distinguer des désirs et préférences. Une bonne manière de commencer peut être de considérer notre attitude à l’égard de ceux que nous aimons. Comment prenons-nous en considération les besoins et les désirs de notre entourage ? Une manière courante de concevoir la rationalité individuelle est de supposer que la délibération pratique se concentre en premier lieu sur les désirs de l’individu, ou sur les fins qu’il s’est données. De ce point de vue, les préférences des autres n’entrent en ligne de compte que s’ils sont des moyens ou des obstacles pour parvenir à nos fins. Bien entendu, cette description de la rationalité pratique ne conviendra pas à ceux qui doutent qu’on puisse fonder la moralité sur l’intérêt propre, sans devenir sceptique sur l’existence et la force motivationnelle des raisons elles-mêmes. Mais pour douter de cette description, il suffit de penser à la manière dont les projets de ceux qui nous sont chers peuvent directement valoir pour nous : les raisons qui gouvernent notre délibération pratique dépassent le champ de nos intérêts strictement personnels 19. Si votre enfant a besoin d’une nouvelle paire de chaussures, ce besoin entre directement en ligne de compte lorsque vous décidez à quoi consacrer le budget de la semaine. Ce serait donner une description trompeuse que de dire que le besoin de votre enfant n’est qu’une facette contingente de votre désir de leur faire plaisir, ou du devoir que vous avez envers votre enfant ou votre 19 Pour une discussion de l’amour et du raisonnement pratique, voir Frankfurt H., Les Raisons de l’amour [2004], trad. D. Dubroca et A. Pavia, Belval, Circé, 2006. raison pub.indb 164 28/02/07 19:46:50 20 « Dire qu’un [être] a besoin de [tel ou tel] environnement ne veut pas dire, par exemple, que vous désirez qu’il ait cet environnement, mais qu’il ne pourra pas s’épanouir sans cela » (Anscombe G. E. M., 1958, p. 7). Voir également Wiggins D., Needs, Values, Truth : Essays in the Philosophy of Value, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 1-59 et 319 sq. ainsi que « An Idea we Cannot do Without: What difference Will it Make (Eg. To Moral, Political and Environmental Philosophy) to Recognize and Put to Use a Substantial Conception of Need? », in Reader S. (dir.), The Philosophy of Needs, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 25-50, ou encore Foot P., Moral Dilemmas, Oxford, Clarendon Press, 2002. 21 Wiggins D., « An Idea we Cannot do Without », op. cit., p. 31. raison pub.indb 165 165 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité gouvernement, ou envers vos propres parents. C’est le type de relation que vous avez en tant que parent qui fait que l’intérêt de vos proches est également votre intérêt. C’est dans ce contexte que le contraste entre besoins et caprices devient essentiel. Si votre enfant désire passionnément avoir la dernière Barbie, cela ne vous donne pas en soi une bonne raison de vous précipiter au magasin. Les désirs et caprices de votre enfant ne vous affectent qu’indirectement, à travers un souci plus général pour son bien-être. (Bien entendu, on peut dire à juste titre qu’une partie du bien-être de tout être humain dépend de la satisfaction de certains caprices). En revanche, si c’est une paire de chaussures, ou un dictionnaire qui lui manquent, cela peut vous conduire à chercher à satisfaire immédiatement ces besoins. L’idée de besoins tire donc dans deux directions différentes. D’un côté, les besoins d’un individu sont des traits objectifs. Comme le souligne Wiggins à la suite d’Anscombe, les besoins d’une personne sont ces choses qui lui permettent de mener une vie épanouie 20. C’est le problème du sens que prend le verbe « devoir » dans notre raisonnement pratique, ou plus généralement lorsque nous évoquons nos besoins. Si je me tiens devant le distributeur de confiseries sur le quai du métro, je peux très bien vous dire que j’ai « besoin » de cinquante centimes. En réponse à cette demande implicite, il se peut que m’offriez la pièce désirée. Mais vous pouvez tout aussi bien me répondre que je n’en ai nul besoin, parce que le chocolat n’est pas bon pour la santé. L’idée de besoin, dans cet exemple, a un sens clair : les cinquante centimes sont un moyen nécessaire pour atteindre un but dont je considère qu’il est hors de question. À moins que vous ne contestiez le statut de cette fin en ne coopérant pas. C’est-à-dire que je peux dire, de manière tout à fait justifiée « j’ai besoin de cinquante centimes », sans qu’il soit vrai pour autant que j’aie un besoin, au sens pertinent. Le statut objectif et absolu des besoins, dans le sens qui nous intéresse, ne concerne pas uniquement les moyens nécessaires à la réalisation de n’importe quelle fin que l’agent se propose ; il ne concerne que les moyens nécessaires à ce que sa propre vie exige. Et il y a certains biens sans lesquels un individu serait « gravement diminué ou (…) vivrait une vie profondément altérée » 21. 28/02/07 19:46:50 166 Mais qu’est-ce qui peut être considéré à juste titre comme les besoins d’un individu ? Une conception étroite peut nous amener à penser en termes simplement biologiques. Quels sont les biens nécessaires à la survie d’un organisme humain ? De l’air, une alimentation appropriée, de l’eau, une chaleur convenable, un certain confort. Mais cette conception étriquée ignore un aspect important des êtres humains : étant donné le genre d’être qu’ils sont, les hommes vivent ensemble, au sein d’organisations sociales complexes, et partagent une culture. L’environnement dans lequel vit un être humain n’est pas seulement l’environnement physique dont il tire son alimentation et les biens nécessaires à la survie, mais également l’environnement social qui permet une vie en commun. Comme l’a bien montré Rousseau, cela signifie non seulement que l’homme donne forme à la culture au sein de laquelle il vit, mais que la culture forme l’homme en retour ; on ne peut pas espérer comprendre ce dont un homme a besoin pour s’épanouir si l’on ne comprend pas de quelle manière il est façonné par ce qu’il a initialement constitué. Ce qui introduit un élément qui a troublé certains auteurs : certains de nos besoins sont contingents, et ne peuvent s’expliquer que relativement à la culture au sein de laquelle nous vivons 22. D’un autre côté, la notion de besoin a une signification psychologique : le besoin pèse sur la décision et l’action d’une manière que le simple désir ou la pure préférence ne peuvent pas imiter. Dire que l’enfant que j’aime a un besoin agit comme une contrainte sur les choix que je vais faire : ce n’est pas seulement une considération parmi toutes celles que je vais peser et comparer. Ces besoins de mes proches ont une place centrale dans mon action, incommensurable avec d’autres intérêts. Cela rend compte du rôle que jouent les besoins dans la psychologie morale. Quand nous observons les éléments qui composent la conception qu’un individu se fait de la vie bonne – parce que cet individu n’est pas isolé, mais est entouré de ceux qu’il aime – nous devons constater qu’elle prend largement compte des besoins de ces proches. Mais cela ne donne encore rien qui soit directement pertinent pour la théorie politique : les personnes dont nous devons nous préoccuper si nous entendons former un État juste sont beaucoup plus nombreuses que les quelques individus que nous aimons en particulier. L’instigation de traiter tous les hommes comme des frères, et d’aimer son prochain comme soi-même est en partie une exhortation à considérer le monde en général de la même manière que les personnes qui dépendent de moi, dont les revendications ont une prise directe sur moi. Apprendre à aimer toute 22 C’est une des principales difficultés soulevées par James Griffin dans sa discussion sur les besoins objectifs (Griffin J., Well-being : its meaning, measurement, and moral importance, Oxford, Oxford University Press, 1986). Je reviens sur ses objections à la fin de la section. raison pub.indb 166 28/02/07 19:46:51 raison pub.indb 167 167 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité l’humanité peut être une manière d’éviter une partialité excessive. Même si certains auteurs semblent parfois adopter cette ligne de pensée, la prendre tout à fait au sérieux semble au mieux irréaliste, et au pire impersonnel, puisqu’elle ne permet plus à l’affection que nous portons à nos propres enfants ou à ceux que nous aimons de jouer un rôle particulier dans notre délibération. Une manière plus plausible de développer cette idée consiste à reconnaître un rôle important à l’idée de bienveillance, dont Foot souligne qu’elle est au fondement de l’attrait intuitif exercé par l’utilitarisme. Lorsque nous nous montrons bienveillants, les besoins des étrangers nous affectent au même titre que les besoins de ceux que nous aimons. Concevoir la bienveillance comme devoir imparfait signifie alors que, pour posséder cette vertu, il n’est pas nécessaire de donner une manifestation particulière de bienveillance; ce n’est pas une vertu qui exige la maximisation. Au contraire, on se montre bienveillant de la manière appropriée lorsqu’on répond adéquatement aux situations qui appellent notre générosité. Mais l’un des intérêts des institutions politiques est justement de nous permettre de satisfaire certaines fins communes plus adéquatement que nous ne pourrions le faire seul, ou en nous associant au coup par coup. Les institutions sont en un sens l’incarnation de notre bienveillance, tout comme l’incarnation de notre prudence. Lorsque nous avons besoin d’être protégés des autres ou de nous-mêmes, il peut être intéressant de faire intervenir nos institutions ; et lorsque nous voulons que ces institutions agissent en notre nom, il faut qu’elles manifestent notre bienveillance et notre attention aux besoins des autres. Parler de besoins, à cet égard, ne consiste pas à rejeter, mais à bien à compléter le contractualisme (les politiques publiques légitimes sont celles que personne ne peut raisonnablement refuser). En effet, comment expliciter la conception de ce qui est « raisonnable » ? Nous ne pouvons pas simplement nous en tenir aux intérêts d’un seul individu. Que vous préfériez les Smarties ou chewing gums aux fruits ne vous donne pas une raison suffisante de vous opposer à un vote majoritaire en faveur des chewing gums contre les Smarties, dans une situation d’alternative stricte. Mais si une chose est véritablement essentielle à la vie d’un individu, elle lui donne une raison incontestable de s’opposer à une politique particulière. Cela ne signifie pas que les seules politiques acceptables sont celles qui satisfont tous les besoins urgents, en leur donnant une priorité absolue. L’idée sousjacente semble être qu’avant de pouvoir entreprendre quoique ce soit de valable en soi, il nous faut satisfaire aux nécessités de la vie. Si les besoins ont un rôle aussi important, il semble avisé d’en dresser une liste limitée, et de leur donner priorité. Pour reprendre l’image de James Griffin, les besoins représenteraient le « pain sec » de la vie, et les autres intérêts seraient la « confiture ». Cette conception économe des besoins est séduisante, mais, comme le souligne Griffin, elle soulève certaines difficultés. 28/02/07 19:46:51 168 « Un groupe d’universitaires pourraient, en toute connaissance de cause, préférer un agrandissement de leur bibliothèque plutôt qu’un équipement sportif destiné à améliorer leur santé. Agrandir la bibliothèque n’est pas de la simple “confiture” à leurs yeux. Tout au contraire, si leur consentement est suffisamment bien informé, cela signifie que la bibliothèque a une plus grande valeur à leurs yeux. Et il semblerait très étrange de dire que les besoins créent des obligations que les désirs ne créent pas, ou qu’ils créent des obligations plus puissantes, et que nous avons donc une obligation de donner aux universitaires ce à quoi ils accordent une moindre valeur. Tenir compte des besoins implique de considérer comme de purs désirs bien des valeurs importantes – en tant que valeurs, elles peuvent être bien plus importantes que le besoin, et dans un sens moralement pertinent. » L’exemple de Griffin est parlant ; mais il ne doit pas nous amener à abandonner tout à fait ce calcul des besoins. Dans l’exemple de Griffin, on considère qu’il y a un ensemble réduit de besoins élémentaires, et que par conséquent l’intérêt des universitaires pour la connaissance ne peut pas être considérée comme un « besoin ». Griffin suppose en outre que, puisque tous les désirs ne sont pas supplantés par les besoins, c’est que ceux-ci ne sont pas l’aspect essentiel du bienêtre. Plus précisément Griffin semble postuler (i) qu’il y a un ensemble réduit de besoins élémentaires ; (ii) qu’une description objective exige de répartir les besoins de manière uniforme pour les différentes personnes – c’est-à-dire le fait que les individus ont des fins différentes montre que les besoins élémentaires ne peuvent pas être associés à ces fins ; (iii) que les besoins ne peuvent peser de manière distincte sur notre raisonnement pratique que s’ils sont prédominants. Mais chacun de ces postulats est discutable. Il est évident que, dans le contexte précis, l’intérêt des universitaires pour le savoir peut être compris comme un véritable besoin. (Et il censé que des gens troquent ce que Griffin suppose être des besoins plus élémentaires pour d’autres choses qu’ils considèrent comme plus importantes). C’est ce que montre bien un exemple voisin proposé par Joseph Raz pour illustrer ce qu’il appelle les « besoins personnels » (qu’il distingue des « purs besoins de survie ») : Les besoins personnels ne sont pas nécessairement des besoins de survie. Ils représentent ce qui est nécessaire pour mener une vie digne d’être vécue. Ils sont nécessaires pour mener la vie qu’on a ou qu’on a projetée. Les pianistes de concert peuvent perdre la vie particulière qui est la leur s’ils perdent leurs doigts. Un choix dans lequel le pianiste n’a qu’une seule possibilité d’éviter de perdre ses doigts est gouverné par des besoins personnels, et cela même si le pianiste est capable de refaire sa vie comme consultant financier 23. 23 Raz J., Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986. p. 153. raison pub.indb 168 28/02/07 19:46:51 169 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité Les besoins ne sont pas seulement ce qui est nécessaire à la survie ; et pour cette même raison, ils ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Les besoins seraient invariants si la réponse appropriée au rôle des besoins était de donner à chaque individu le bien X, si X est un besoin. Mais nous n’avons pas besoin d’une conception aussi réduite pour discuter des politiques publiques. L’enjeu est bien désigné par Raz : il concerne ce qui est nécessaire pour mener une vie digne d’être vécue 24. La notion d’une vie épanouie ou digne d’être vécue indique que par chaque individu, un choix est possible entre plusieurs vies, et que dans certains cas certaines choses seront des besoins et dans d’autres pas. Les besoins peuvent donc varier selon les gens, et relativement à la société dans laquelle on vit : ils sont en ce sens contingents. Leur statut absolu ou irrévocable ne signifie pas qu’ils soient invariants (comme Griffin semble le penser). Pour résumer : les besoins sont ces choses sans lesquelles une vie est profondément diminuée. Cela ne se limite pas à ce qu’on appelle parfois les « besoins primaires », c’est-à-dire ce qui est indispensable à la simple survie. Il n’y a pas de liste fixe et élémentaire qui vaudrait davantage que n’importe quelle autre valeur. Le caractère absolu et objectif des besoins vient de ce qu’ils sont ces moyens nécessaires pour mener la vie que j’ai choisie. Les êtres humains ont un certain nombre de besoins pour pouvoir vivre bien en commun, et entreprendre des projets qu’ils estiment valables. Le simple goût que quelqu’un a pour quelque chose n’est pas une bonne raison de s’opposer à une politique donnée, mais chacun peut légitimement se plaindre d’une politique qui ignore ses besoins. Dans une section précédente, j’ai dit qu’on pouvait considérer quelqu’un comme un égalitariste au sens politique, s’il est motivé par la reconnaissance des besoins des autres, qui appellent notre bienveillance. Appeler cette vue « égalitariste », ce n’est pas se concentrer sur les valeurs particulières sur lesquelles cette position est fondée, mais c’est promouvoir des politiques publiques qui sont plus égalitaires que celles qui prévalent actuellement. Cela n’a de sens que si on peut montrer que l’égalité peut avoir un sens pour les institutions politiques sans qu’il faille pour autant accorder un sens à l’égalité comme valeur. Avant d’esquisser quelques conclusions en ce sens, je veux revenir un peu plus longuement sur les questions des valeurs, principes et politiques de redistribution. 24 Pour la manière dont les « besoins » influencent la manière dont le bien-être est pris en compte en théorie politique, voir les commentaires de Raz sur cet exemple du pianiste (Raz, 1986, p. 376-377). raison pub.indb 169 28/02/07 19:46:51 170 6. J’ai distingué plus haut différentes caractéristiques de l’utilitarisme. Notamment, j’ai distingué la métaphysique de la valeur implicite dans l’idée de comparaison des états de choses (en fonction de leur capacité à assurer le bien-être commun), et l’exigence politique plus immédiate, fondée dans le souci du bien-être d’autrui. Nous venons de voir que ce souci pour les besoins des autres peut rendre compte de l’intérêt de l’égalitarisme contemporain pour l’idée d’« équité ». Est-il possible de fonder un égalitarisme politique sur ce souci essentiel ? Peut-il alors échapper aux conséquences contre-intuitives dans lesquelles tombe l’utilitarisme ? Je montrerai en conclusion comment on peut l’envisager. Mais je tiens d’abord à dissiper un malentendu. On peut être tenté de croire que la distinction entre différentes positions théoriques réside dans les politiques de distribution qu’elles impliquent. Les égalitaristes pourraient donc prétendre que les principes et valeurs défendus par les autres perspectives théoriques conduisent à des distributions moins strictement égalitaires. Une société égalitariste se caractériserait par l’aptitude des individus à donner plus aux autres, à être plus sensibles à leurs besoins, parce que leurs actions sont davantage marquées par un ethos égalitariste. Je pense que c’est là une erreur. Il suffit pour le voir d’observer quelles sont les politiques publiques que défendent les égalitaristes intrinsèques et leurs opposants 25. Considérons par exemple la position récente de Frankfurt contre la valeur morale de l’égalité et en faveur de l’idée de satisfaction des besoins (sufficiency) 26. Il soutient en effet que « si chacun avait suffisamment, il serait moralement indifférent que certains aient plus ou moins que d’autres » 27. Une des principales objections contre la position de Frankfurt, me semblet-il, tient à une mauvaise compréhension de son argument, qu’on considère comme une défense de la mise en place d’une sorte de « filet de sécurité » pour satisfaire les besoins élémentaires. Mais Frankfurt souligne lui-même que son intérêt pour la « satisfaction des besoins » : « n’a rien à voir avec le simple fait d’avoir assez pour survivre, pour mener une vie simplement tolérable » 28, que par « suffisamment », il entend « suffisamment pour une vie bonne, et pas (…) 25 Sur cette question des politiques publiques défendues par les égalitaristes, voir l’analyse par Samuel Scheffler de la fortune croissante de l’idée d’égalité des chances au moment où les États-providences ont réduit la part de redistribution (Scheffler S., Boundaries and Allegiances: Problems of Justice and Responsibility in Liberal Thought, Oxford University Press, 2003). 26 Pour une discussion très éclairante de l’idée d’égalité, qui partage certains traits communs avec la position de Frankfurt, voir Raz, op. cit. 27 Frankfurt H., « Equality as a Moral Ideal », in The Importance of What We Care About, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 134-135. 28 Ibid., p. 152. raison pub.indb 170 28/02/07 19:46:52 29 Frankfurt H., « Equality and Respect », in Necessity, Volition and Love, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 146. 30 Frankfurt H., « Equality as a Moral Ideal », op. cit., p. 135. 31 Dans le deuxième article qu’il a consacré aux idées d’égalité et de respect, Frankfurt va encore plus loin dans le sens égalitariste : il souligne qu’une personne peut à bon droit être offensée par un traitement inégalitaire, même si « il reconnaît qu’il jouit de toutes choses en suffisance » (Frankfurt, 1999, p. 150). L’inégalité de statut pourrait être condamnable en elle-même, même si les besoins sont remplis, dès lors qu’un individu est responsable de cette différence de statut et qu’il n’a pas distribué les avantages et les désavantages de manière à traiter chacun avec respect (c’est-à-dire impartialement et sans arbitraire). Mais pour Frankfurt, la revendication d’égalité reste dérivée : elle est fondée dans les notions morales plus fondamentales que sont le respect et l’impartialité. raison pub.indb 171 171 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité seulement pour survivre » 29, et que cette considération pour la satisfaction des besoins peut également conduire à préférer une distribution égale, parce qu’« il peut se trouver que la manière la plus réaliste d’atteindre la satisfaction des besoins soit la recherche de l’égalité » 30. Il se peut donc que Frankfurt et les égalitaristes intrinsèques défendent exactement la même ligne de politique sociale, en faveur d’une distribution égale. Mais ils le feraient pour des raisons différentes 31. Ceux qui accusent Frankfurt de ne pas être suffisamment égalitariste peuvent également lui reprocher de pouvoir, en restant cohérent avec ses principes, défendre dans certains cas une distribution inégale. Cependant, un instant de réflexion suffit à montrer que cette critique ne tient pas non plus : comme notre discussion de l’objection du nivelage par le bas l’a montré, même le plus acharné des égalitaristes intrinsèques ne défendrait pas une politique d’égale distribution dans toutes les circonstances (sinon, il nous exhorterait toujours à niveler par le bas). Les égalitaristes intrinsèques semblent donc se trouver face à un dilemme : s’ils sont égalitaristes parce qu’ils attachent une valeur intrinsèque à l’égalité, ils sont contraints de promouvoir le nivellement par le bas. Mais s’ils refusent de prendre position sur la question, alors ils n’ont plus lieu de dire que Frankfurt et les autres théoriciens qui partent de l’idée de besoins ne sont pas de véritables égalitaristes. Les égalitaristes intrinsèques se sortent de ce mauvais pas en disant que l’égalitarisme consiste à être motivé par des considérations d’égalité, mais aussi par d’autres valeurs. Mais cela revient alors à dire que l’égalité exige de nous plus que ce que lui accorde Frankfurt. Il doit y avoir quelque chose d’autre que des politiques publiques destinées à satisfaire les besoins élémentaires – politiques dont Frankfurt admet, comme on l’a vu, qu’elles puissent passer par une recherche d’égalité. Mais en quoi consiste précisément cette « autre chose » : c’est là ce qui n’est pas clair. C’est bien ce que souligne cette question de « nivelage par le bas » : le problème n’est pas simplement de savoir s’il existe des valeurs qui nous empêchent de niveler par le bas. Le véritable est de montrer pourquoi il y aurait une quelconque valeur à vouloir procéder à ce nivelage. 28/02/07 19:46:52 172 Il existe donc manifestement une confusion dans le débat égalitariste entre les principes et les politiques sociales. Il faut choisir : est-on un égalitariste parce que l’on défend une politique égalitariste de distribution dans le monde existant, ou bien y a-t-il plutôt un ensemble différent de principes qui justifient une politique de distribution égalitariste dans toutes les circonstances possibles ? L’égalitarisme intrinsèque semble choisir la deuxième option : un engagement en faveur de l’égalité per se, indépendamment des circonstances. Mais la justification de ce choix conduit à une métaphysique de la valeur contestable, et semble confondre distribution équitable de ressources rares dans le monde existant et « équité », en tant que résultat désirable en soi. En posant la question dans ces termes, les égalitaristes intrinsèques nous offrent l’alternative peu plaisante d’être qualifiés d’« anti-égalitaristes » ou d’accepter des politiques de nivelage par le bas (une manière d’atteindre l’égalité qui mériterait la description de Hume : « quelques spécieuses que soient ces idées d’égalité parfaite, elles semblent surtout, au fond, impraticables ; et quand bien même elles ne le seraient pas, elles seraient extrêmement pernicieuses pour la société humaine » 32). C’est curieusement la même alternative peu séduisante que nous proposent les critiques de l’égalitarisme intrinsèque comme Frankfurt : ils ne voient pas l’intérêt de montrer qu’on peut être motivé par des soucis égalitaristes tout en mettant en doute les fondements de l’égalitarisme intrinsèque. C’est-à-dire que les deux parties dans ce débat sur la métaphysique de la valeur ont choisi d’associer le terme « égalitarisme » avec une attitude discutable au sein de l’éthique proprement dite. Avec le résultat regrettable que personne n’a cherché à relier ce débat philosophique avec les incitations qui ont effectivement tourné les gens vers l’action politique, lorsqu’ils ont été touchés par le discours et l’idée d’égalité. Et pourtant, il faut comprendre ce qui attire les gens dans l’idée d’égalité, lorsque celle-ci les conduit à entreprendre une action politique, et comment cette motivation peut avoir du sens, indépendamment de toute controverse éthique. Je crois que cela nous donne les moyens de résoudre le problème que nous avions posé au départ. Les égalitaristes intrinsèques, les partisans de l’idée de satisfaction des besoins comme Frankfurt, et les égalitaristes libéraux classiques peuvent se trouver défendre exactement les mêmes types de politiques redistributives. Toutes ces positions permettent également de défendre l’égalité distributive pour d’autres raisons que la simple possession de biens, par exemple pour améliorer ce que Rawls désigne comme les bases sociales du respect de soi. (C’est que certains entendent par l’égalité de statut). Mais dans ce cas, la défense de l’égalité est purement dérivée ; elle se fonde sur l’attention pour les besoins et le respect des personnes, pas dans la valeur de l’égalité en soi. 32 Hume D., Enquête sur les principes de la morale, section 3, partie 2, § 26. raison pub.indb 172 28/02/07 19:46:52 Traduit de l’anglais par Solange Chavel raison pub.indb 173 173 véronique munoz-dardé Plaidoyer pour la différence. L’idéal politique de l’égalité Là où les égalitaristes se trompent, selon moi, c’est en supposant d’abord que nous devrions valoriser l’égalité pour elle-même, ensuite que c’est à cette aune que se mesurerait la légitimité des institutions. Mais ce qui devrait nous inciter à promouvoir des distributions égales, ce sont ces intérêts qui motivent chaque individu dans sa quête d’une vie bonne : il s’agit de reconnaître les revendications que les autres peuvent légitimement nous adresser. De ce point de vue, nos institutions n’ont à se préoccuper d’aucune autre valeur. Les égalitaristes intrinsèques semblent croire que si l’égalité n’a pas de valeur intrinsèque, alors elle ne peut pas avoir de valeur du tout. Dans ce contexte, la question « pourquoi valoriser l’égalité ? » est devenue « quelle forme de conséquentialisme devons-nous défendre ? ». Là où on aurait dû trouver les échos de débats politiques sur les revendications et les limites de l’égalité, on trouve à la place un débat purement théorique sur l’existence de certains types de valeurs. Le résultat effectif semble plutôt contre-productif : l’idéal politique d’égalité semble moins attirant, la possibilité de répandre largement un ethos égalitaire moins probable. En un mot, ma proposition est la suivante. Une forme proprement politique d’égalitarisme, qui est plus économe dans son recours aux « valeurs » qui justifient ses principes, peut engendrer des politiques sociales distributives égalitaristes dans le monde actuel (et dans d’autres mondes semblables). On peut alors concevoir l’égalité comme un idéal qui s’appuie sur une éthique individualiste plutôt que des considérations conséquentialistes (c’est-à-dire, fondée sur notre intérêt pour les autres, plutôt que comme une valeur purement conséquentialiste qui doit être limitée par notre respect pour les individus). En concevant l’égalité de cette façon, il apparaît que son intérêt est politique au premier chef. Il nous faut penser l’égalité comme un souci politique et pas métaphysique. En nous engageant en faveur de l’égalité, nous n’avons pas besoin d’introduire une valeur supplémentaire, dont la nature et le statut seraient l’objet de controverses éthiques. Mais, sur le fondement d’autres valeurs parfaitement intelligibles, nous pouvons être touchés par une exigence d’égalité entre des individus qui partagent une situation de rareté et un même besoin de biens. L’égalitarisme s’enracine dans notre souci des besoins des autres ; les valeurs qui le fondent sont celles qui ont de l’importance du point de vue d’un individu. 28/02/07 19:46:53 raison pub.indb 174 28/02/07 19:46:53 Critiques raison pub.indb 175 28/02/07 19:46:53 raison pub.indb 176 28/02/07 19:46:53 LA CONSOMMATION AU PRISME DE L’ÉTHIQUE Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, 377 p., 21 euros. 177 raison publique n°6 • pups • 2007 Les années 1970 ont largement été marquées par la dénonciation de la société de consommation. L’ouvrage La Société de consommation, paru en 1970, fait connaître Jean Baudrillard, qui reprend l’inspiration de celui dont il fut l’assistant, Henri Lefebvre, qui, dès 1947, dans Critique de la vie quotidienne, avait développé l’idée que nous étions entrés dans un nouveau stade du capitalisme, moins orienté vers la production industrielle des machines que vers celle des objets quotidiens dont la nouveauté et l’abondance surprennent plus encore que n’étonnaient naguère les prouesses du machinisme. Dans ces dernières années, est apparu le thème de l’« hypermodernité », et avec lui, celui de l’hyperconsommation 1. Il n’est pas question, pour Gilles Lipovetsky, de contester ce qui est de l’ordre du constat. Nous sommes effectivement parvenus, selon lui, à un troisième stade de la société de consommation, moins centré sur l’objet que, paradoxalement, sur le sujet lui-même. L’objet a perdu de sa prestance. Il n’est plus l’objet absolu, porteur de nouvelles « mythologies » 2, mais est devenu relatif à la jouissance que l’on peut en tirer et mesuré à l’aune du désir qu’il est capable d’animer en nous : « nous sommes passés d’une économie axée sur l’offre à une économie axée sur la demande » et « la société d’hyperconsommation coïncide avec un État de l’économie marqué par la centralité du consommateur ». L’auteur s’efforce pourtant de restituer la logique interne du développement de la société de consommation. Ce processus n’est rien d’autre que le progrès de l’individualisme. Si, au xviiie siècle, il avait semblé à des philosophes comme Montesquieu ou Kant, qu’au-delà de l’échange des choses, le commerce développait les relations des hommes entre eux et la relation aux autres, la consommation, qui apparaît dans les années 1880, consacre dans un premier temps la relation de l’individu avec les objets. Dès le début, elle est d’ailleurs anthropomorphique. L’invention de la consommation est en effet consubstantielle de celle des marques, et de l’accès de l’objet au nom propre. Il y a de grands noms de la consommation, comme il y a des grands noms de l’histoire (Coca-Cola, Kodak etc). La deuxième phase de la société de consommation, qui commence après la reconstruction des économies de l’après 1 Nicole Aubert (dir.), L’Individu hypermoderne, Paris, Érès, 2004. 2 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957. raison pub.indb 177 28/02/07 19:46:53 178 raison pub.indb 178 seconde guerre mondiale, parachève ce qui était en germe au premier stade : le rêve présenté dans les vitrines et sur les plaquettes publicitaires se réalise. L’objet convoité est désormais possédé. On achète, massivement, une voiture, une télévision, un lave-linge. Si « la phase I » correspondait à l’invention des grands magasins, encore destinés à une élite, « la phase II » voit s’ouvrir les supermarchés. Pour la première fois dans l’histoire l’abondance paraît à portée de tous. L’objet technique entre dans la maison, et avec lui l’idéal du confort domestique. La frénésie de la consommation a des effets sur la sphère morale, comme si l’allègement des contraintes quotidiennes se traduisait par un nouvel affranchissement des obligations traditionnelles, et par une nouvelle étape de l’individualisme. La phase III radicalise cette tendance vers une consommation toujours plus individualisée, émotionnelle et chargée d’une « nouvelle fonction identitaire », moins axée sur la famille, et davantage sur le « soi » (téléphones portables, micro-ordinateurs, ipods, etc.). Le supermarché ne suffit plus à cette consommation centrée sur le rapport à soi. On préfère désormais l’achat facilité, rapide, et adapté au profil de chacun. La logique consumériste gagne les domaines qui en étaient les plus éloignés : le couple, la culture ou la religion. Cette nouvelle idéologie de la consommation a en effet intégré les valeurs spirituelles, le souci de soi, et le soin de son âme. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, cette mutation n’est pas une rupture ni une sortie du matérialisme, mais une hyperbole du matérialisme. Mais la description ne saurait suffire. Si le chant du progrès paraîtrait aujourd’hui naïf et dérisoire, la dénonciation comporte le défaut majeur d’occulter l’implication et la responsabilité du consommateur. Cette possibilité est d’autant plus interdite au stade de l’hyperconsommation, le « stade III », où le consommateur n’est plus tant le jouet passif d’une publicité manipulatrice qu’un individu averti, informé, et exigeant. La dénonciation fait l’impasse sur notre jouissance consumériste. Une prétendue position d’extériorité entretient la méconnaissance sur notre attachement à la consommation. Bernard Mandeville déjà, dans la Fable des abeilles, doutait de la sincérité du rêve d’un âge d’or frugal et solitaire. C’est donc une démarche tocquevillienne qui est ici préférée car elle prend acte des jouissances auxquelles nous ne serions pas capables de renoncer. C’est donc en la reliant à la question du bonheur que Gilles Lipovetsky poursuit l’analyse de la société de consommation, car après l’étude de son fonctionnement, il en vient à la plus ample partie de l’ouvrage : l’étude de « son impact sur les existences ». C’est la question du bonheur qui permet de faire la synthèse des diverses approches de la question et de proposer une thématique nouvelle. La consommation ne saurait se réduire à une approche sociologique, mais comporte une dimension morale et métaphysique, qui requiert, pour être 28/02/07 19:46:54 raison pub.indb 179 179 raison publique n°6 Critiques justement saisie, non des discours déclinistes annonçant l’apocalypse, mais une conscience critique qui ne fasse pas l’impasse sur les défauts et les failles. C’est donc à décrire les tensions et les paradoxes de ce bonheur que s’emploie Gilles Lipovetsky. Les choses sont en effet bien étranges. Si nous ne consommons pas, nous sommes malheureux et frustrés, mais étrangement, la consommation malgré tous les efforts des producteurs pour « coller » à la demande ne procure ni gaieté ni, a fortiori, joie de vivre. Quel dieu convoquer pour saisir le mélange de plaisir et de blessure existentiels qui tisse la vie du consommateur hypermoderne ? La première figure semble celle de Pénia. Vouée à Poros, la société d’hyperconsommation renvoie l’individu à son irréductible pauvreté. L’expérience de la consommation est indissociable de la celle de la déception. Encore faut-il, selon Gilles Lipovetsky, comprendre l’objet de l’insatisfaction provoquée. De manière inédite, la plainte porte moins sur les choses que sur ce qui échappait jusqu’alors au consumérisme : école, médecine et hôpital, programmes de télévision et surtout vie professionnelle et vie affective. Le parti pris des choses s’efface, dans l’hyperconsommation, au profit de l’idéal d’accomplissement de soi qui rend vaines les anciennes satisfactions du travail bien fait ou de la stabilité familiale, ouvrant la brèche de « la difficulté d’être ». La pauvreté réelle n’est en que plus violente, puisqu’elle n’est plus seulement privation de biens ; elle ne porte plus seulement sur l’avoir, mais atteint l’être. On peut aussi remarquer que loin de s’unir à Poros, « Pénia se marie désormais avec Hermès », et que le bonheur se conjugue essentiellement aujourd’hui, pour le pire mais aussi pour le meilleur, avec la mobilité et le changement incessant. D’où, selon l’auteur, une impropriété des thèmes dyonisiaques. L’époque n’est pas consacrée à Dyonisos. Les petits bonheurs l’emportent sur les grandes orgies. Le bonheur se conjugue essentiellement avec le repos, et les grandes sensations sont, à quelques exceptions adolescentes et grandes parades urbaines près, plutôt recherchées par la médiation du spectacle. L’évolution du design est à cet égard significative : loin de l’esthétique du Bauhaus, on prise aujourd’hui, pour son intérieur, une ambiance accueillante et réconfortante, portant la marque de sa personnalité et renvoyant l’image d’une sensualité modérée. Le culte du bienêtre nous mène en effet à une nouvelle tempérance. L’hyperconsommateur est dur avec les extrémistes de la jouissance. Surtout, il a peur – peur de tomber malade, peur d’être traumatisé au moindre accident de l’existence, peur d’être contaminé : « il est omniphobe » et « Narcisse a triomphé de Dyonisos ». La société d’hyperconsommation voue-t-elle pour autant un culte à Superman ? Certes, le culte de la performance est à son comble, mais en tant qu’hyperconsommateur, l’individu moderne consomme plutôt du loisir et se désintéresse du travail. La grande passion hypermoderne se nomme vacances et 28/02/07 19:46:54 180 raison pub.indb 180 week-end. Même dans le sport, ce qui est visé est moins l’exploit que le mieuxêtre. Au nombre des paradoxes du bonheur à l’ère de l’hyperconsommation réside d’ailleurs le fait que l’individu rêve d’un corps parfait mais se relâche, grossit et s’amollit. De même, si la vie sexuelle laisse aussi place à la consommation (viagra, sex toys), c’est moins en vue de la performance que de la recherche du bien-être psychique et de la crainte de la blessure que ferait subir la défaillance et l’absence de jouissance sexuelles. Reste pour ultime figure celle de Némésis. Est-ce l’envie qui taraude l’individu hypermoderne ? Certes, le moi qui jouit de sa transparence affichée dans les tous les shows-réalités garde son secret inavouable et son bonheur n’éteint pas son ressentiment. Au demeurant, ce sont aux métamorphoses de l’envie qu’est sensible Gilles Lipovetsky. Aujourd’hui, il est bien vu d’afficher son bonheur sans crainte le mauvais œil, comme c’était le cas dans de nombreuses sociétés traditionnelles. Là encore, l’envie porte sur l’être (célébrité, beauté par exemple) plus que sur l’avoir : il s’agit d’être « plus », non d’avoir « plus ». Surtout l’envie est encore lien à l’autre, qui recule au profit de l’indifférence, à mesure que progresse l’individualisme. Le plus frappant, dans le fonctionnement de l’hyperconsommateur, réside en effet dans l’abandon de l’ancienne problématique du luxe de laquelle la consommation « de stade II » semblait encore tributaire. Du xviiie siècle aux années 1960, ce qui est en jeu dans l’acquisition des objets réside en effet principalement dans le regard de l’autre. Signe de prestige ou marque d’appartenance à une classe sociale, l’objet de luxe et de consommation suscitait l’envie. Le snobisme est encore sémiologique. Mais l’hyperconsommateur, lui, brouille les frontières de classe et s’affranchit de la comparaison sociale. Certes, le commerce des objets de luxe est toujours florissant, mais ce qui est nouveau, c’est que les réseaux de rabais et de solde se multiplient pour mettre le coûteux à un prix seulement élevé, donnant ainsi à l’hyperconsommateur le sentiment de la débrouille, et la conviction de « se réapproprier ses propres plaisirs ». L’analyse du bonheur paradoxal de la société d’hyperconsommation doit cependant éviter le topos de la désillusion. Il s’agit bien plutôt d’isoler l’idéal du bonheur qui fait figure de nouvelle utopie. Celui-ci prend nom d’harmonie. Cette ancienne figure de l’ordre connaît une nouvelle jeunesse. L’illusion consiste à croire que peut y parvenir en faisant l’économie de la discipline ascétique, qui constitue le seul moyen rationnel de parvenir à cette forme de maîtrise de soi. Par là-même, c’est bien à une demande de magie que l’on assiste : « l’hyperconsommateur est devenu un demandeur de remèdes miracles fondés sur la toute-puissance de la conscience ». La critique de cet idéal du bonheur ne nous invite pas à faire table rase de la société de consommation. La dénonciation de l’idéal libéral dissimule mal 28/02/07 19:46:54 181 raison publique n°6 Critiques l’aspiration autoritaire et uniformisante qui inspire les diatribes contre l’échange marchand. La sortie des paradoxes de l’hypermodernité ne peut provenir d’une unification forcée, mais au contraire d’une diversification nouvelle de fins individuelles, déjà sensible dans les contre-pouvoirs qui s’affirment dans la société de consommation : la passion du travail chasse l’envie de consommer, la critique ébranle l’harmonie, le désir de création étouffe la médiocrité du bien-être. On peut s’étonner, à la lecture de l’ouvrage de Gilles Lipovetsky, d’être parfois promené de l’inquiétude à la prise de conscience d’une réalité nuancée et complexe. L’auteur tente en effet d’éviter tous les pièges, en ne procurant ni béatitude ni angoisse, et en ne souscrivant ni à la critique marxiste ou frankfortienne de Lefebvre, Baudrillard ou Marcuse, ni à celle des néo-conservateurs américains, comme Bloom ou Bell. Toutefois, ce souci de la juste mesure frise parfois de son côté aussi la table rase. Si le thème de l’aliénation à la consommation paraît aujourd’hui désuet, faut-il en rejeter entièrement la pertinence ? On peut ne pas apprécier leur auteur et remarquer que certaines analyses de Baudrillard sur la fatigue nouvelle des sujets dans les sociétés postindustrielles n’ont pas perdu de leur acuité 3. De même, la critique venue de la psychanalyse n’est pas prise au compte par Gilles Lipovetsky au prétexte que celle-ci participerait de l’idéal du mieux-être, alors même qu’elle conduit à renoncer aux illusions d’un bonheur conçu comme harmonie et maîtrise. L’essentiel demeure cependant l’originalité du tableau de mœurs ainsi écrit. Avec ce livre, la question consommation entre dans la sphère de la philosophie morale, alors qu’elle relevait plutôt de la pensée politique ou de la psychologie. Grâce à lui sont rendues lisibles et reconnaissables les évolutions les plus récentes de l’individualisme contemporain. Le consommateur moderne a trouvé son miroir. Hélène L’Heuillet 3 Jean Baudrillard La Société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970, réed, Gallimard « Idées », p. 291 sqq. raison pub.indb 181 28/02/07 19:46:55 raison pub.indb 182 28/02/07 19:46:55 L’ESTIME. LE RÔLE DE LA RÉPUTATION DANS LA STABILISATION DES NORMES PUBLIQUES Geoffrey Brennan & Philip Pettit, The Economy of Esteem. An Essay on Civil and Political Society, Oxford, Oxford University Press, 2004. raison pub.indb Sec1:183 183 raison publique n°6 Critiques La notion de sens moral revient à l’honneur, relue non plus comme une faculté de l’individu isolé, mais au contraire comme un sens commun, façonné par la pratique, l’apprentissage, les interactions. Décrire le sens moral comme sens commun peut être une invitation à voir sous un nouveau jour l’émergence et la stabilisation des normes sociales. D’un point de vue descriptif, est-ce que l’idée de sens moral présente un intérêt explicatif, quand nous cherchons à décrire le fonctionnement des normes sociales ? D’un point de vue normatif, est-ce que le recours à l’idée de sens moral a des conséquences sur la manière dont nous concevons la mise en place des institutions et des normes ? Le travail de Philip Pettit, à cet égard, développe une thèse très nette : l’émergence et la stabilisation des normes sociales dépend directement, selon lui, du fait que nous sommes particulièrement sensibles à la réputation – ce qu’il appelle l’esteem. Toutes choses égales par ailleurs, nous avons tendance à agir de manière à améliorer l’opinion que les autres ont de nous. Et c’est un élément qui, selon Pettit, doit nous permettre à la fois de mieux décrire la manière dont fonctionnent les comportements sociaux des acteurs ; et nous guider lorsque nous cherchons à mettre en place des normes sociales. Dire que nous sommes sensibles à la réputation, à l’estime, c’est dire que nous avons tendance à nous conformer au sens moral commun. Autrement dit, à la question : pourquoi les normes sociales sont-elles stables, Pettit propose la réponse – partielle – suivante : parce que nous sommes sensibles à notre réputation, que nous sommes enclins à tenir compte d’un sens moral partagé. Je vais d’abord présenter ce que Pettit appelle le « marché de l’esteem », l’économie de la réputation et qui fonctionne, selon lui, comme une « main intangible » ; ensuite montrer les conséquences que Pettit en tire pour la manière dont nous pouvons mettre en place des institutions sociales qui tirent profit de ce mécanisme de main intangible ; enfin indiquer ce qui me semble être une difficulté des analyses de Pettit, à savoir la manière dont cette recherche de réputation est interprétée dans le sens positif d’une émulation, alors qu’on pourrait en faire une lecture beaucoup moins riante en termes de conformisme ou loi d’opinion. 28/02/07 19:46:55 COMMENT SE STABILISENT LES NORMES SOCIALES : L’IDÉE D’UNE « ÉCONOMIE DE L’ESTEEM » Expliquer l’émergence et la stabilisation des normes : les limites du modèle de l’homo œconomicus 184 Le point de départ de Philip Pettit est le suivant : lorsqu’on essaie de rendre compte de la stabilisation des normes sociales, lorsqu’on essaie d’expliquer pour quelles raisons les acteurs s’y conforment – ou du moins pourquoi les acteurs se conforment à certaines normes sociales qui finissent par se stabiliser – le modèle de l’explication par l’intérêt ne suffit pas. Pettit part donc d’une critique des insuffisances du modèle de l’homo œconomicus pour rendre compte des normes sociales. Pour reprendre très rapidement son propos, outre les critiques habituelles (problème du free rider, qui custodet custodies, problème de la mise en place initiale des normes c’est-à-dire du passage de l’anomie à la norme, etc.), il souligne deux limites du modèle. D’abord, le modèle est souvent faux factuellement : il y a bien des cas où manifestement nous respectons une norme sans être directement motivés par un intérêt égoïste bien compris. Ensuite, et c’est en fait l’élément le plus gênant aux yeux de Pettit, cela peut conduire à instaurer des institutions qui seront contreproductives, c’est-à-dire qui contribueront plutôt à décourager les tendances spontanées des agents à agir d’une manière socialement profitable. Lorsque Hume suggère d’imaginer les institutions sociales comme si nous devions avoir affaire à une société de malfrats, on pourrait croire à première vue qu’il s’agit d’une hypothèse innocente : qui peut le plus peut le moins ; des individus généreux ne seront pas gênés par une société régie par de telles règles, et inversement les malfrats verront qu’il est de leur intérêt de se conformer à ces règles. Autrement dit, il semble à première vue que le bénéfice soit complet à procéder à partir de cette hypothèse, même si elle est fausse parce qu’elle minimise nos tendances à la coopération. Or l’argument de Pettit consiste justement à montrer que cette supposition par le bas est tout sauf innocente, et qu’elle a des conséquences perverses : si l’on façonne les institutions pour l’usage de malfrats, on risque fort de transformer des individus auparavant moyennement altruistes en malfrats 1. Pour reprendre l’argument de Pettit en une phrase : expliquer l’émergence et la stabilisation des normes par le recours à un modèle d’agent qui tend à maximiser son intérêt égoïste est non seulement faux descriptivement mais dangereux 1 Pettit analyse par exemple le cas d’une usine où l’on décide de mettre en place un pointage horaire pour améliorer la production : « en mettant en place des pénalités de retard trop lourdes, on risque fort de transformer des ouvriers consciencieux en individus obnubilés par l’horloge » (Pettit P., Rules, Reasons, and Norms, New York, Oxford University Press, 2002, p. 277). raison pub.indb Sec1:184 28/02/07 19:46:55 pratiquement. Autrement dit c’est un modèle qui laisse de côté des éléments qui ne sont pas contingents mais au contraire essentiels au fonctionnement de l’objet qu’il cherche à décrire. À concevoir les institutions pour une société de malfrats, on tend à transformer les citoyens en malfrats. Trois économies : pouvoir, richesse et réputation ; la remise à l’honneur d’une idée oubliée raison pub.indb Sec1:185 185 raison publique n°6 Critiques À partir de ce constat critique, Pettit propose simplement de remettre à l’honneur une explication de la motivation des agents qui a ses lettres de noblesse, mais qui est passée au second plan : la motivation par la recherche de la réputation. Quand on se rapporte aux pensées passées, c’est presque un lieu commun que d’affirmer que les individus recherchent trois types de biens : le pouvoir, la richesse et la réputation ou l’honneur. De ce point de vue, Pettit ne prétend pas faire preuve d’une originalité flagrante – il reconnaît notamment volontiers sa dette à l’égard de Smith – mais mettre en lumière un facteur de l’analyse qu’on en est peu à peu venu à négliger. En effet, si la manière dont les individus se répartissent entre eux le pouvoir et la richesse – ou plus largement tous les biens économiques – a été largement étudiée, le marché de l’honneur n’a pas été l’objet d’une telle attention. Au contraire, pour Pettit, ce marché de l’esteem existe bel et bien : il y a, au sens strict, une économie de la réputation. Et ce type de motivation par la recherche de réputation est particulièrement important lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi certaines normes sociales se stabilisent. Pettit s’est donc efforcé d’étudier, parallèlement au marché des richesses ou du pouvoir, ce marché particulier où s’échange la réputation : le livre écrit en commun avec l’économiste Geoffrey Brennan, The Economy of Esteem, est le résultat de cette étude. Je reprends simplement les trois éléments qui me semblent importants ici : (a) d’abord, les individus recherchent la réputation parce qu’elle leur procure une forme de bien non négligeable, à savoir qu’elle facilite les interactions. Au même titre que la « confiance », c’est une sorte de catalyseurs des relations sociales, ou d’huile qui facile le jeu des rouages ; (b) ensuite, la variable principale du marché de la réputation est la publicité : plus il y a de spectateurs de mon action, plus les effets de la réputation seront grands ; (c) enfin, et c’est particulièrement important : la réputation est quelque chose qu’il est sensé de rechercher, en s’appuyant sur ce que nos spectateurs considèrent comme louable, appréciable, digne d’éloge, etc. Mais on ne peut l’obtenir que si on ne donne pas l’impression de la rechercher directement. On n’obtient pas la réputation si elle est notre but avoué ; en revanche, on obtient une bonne réputation si on fait une action qui se trouve être estimée 28/02/07 19:46:56 socialement. Avec cette remarque, on touche en fait du doigt le problème que j’évoquerai pour finir : cette recherche de la réputation va-t-elle dans le sens d’une émulation ou du conformisme ? Est-ce que ces règles de l’économie de la réputation poussent les acteurs à des formes de comportements hypocrites, ou est-ce qu’elles contribuent au contraire à les faire adhérer sincèrement à certaines valeurs ? Je laisse la question ouverte pour l’instant. Le recours à la manière dont se répartit la réputation a pour Pettit un intérêt théorique assuré : postuler ce type de motivation chez les agents permet de prédire leur comportement, d’expliquer comment certaines normes sociales se stabilisent, de rendre compte des valeurs ou des normes présentes dans telle ou telle société. Mais, plus important encore : ce modèle de l’économie de l’esteem a pour Pettit une fécondité pratique. 186 LES CONSÉQUENCES PRATIQUES : TIRER PROFIT DE LA MAIN INTANGIBLE La structure du marché de la réputation : sa sensibilité à la publicité Pettit exploite alors une analogie entre le mécanisme de la « main invisible » dans l’économie des richesses et ce qu’il va appeler le mécanisme de la « main intangible » qui règle la répartition de la réputation. Comme dans le cas de la main invisible, les actions particulières des agents finissent par dessiner une structure cohérente et organisée ; le « intangible » signifie ici que le type de motivation des acteurs n’est pas un bien matériel (richesses ou argent), mais bien une attitude des autres acteurs. Autrement dit, lorsqu’il s’agit de mettre en place et de faire respecter certaines normes ou certaines institutions, il n’y a donc pas deux leviers (la force d’un côté, l’intérêt de l’autre), mais trois leviers : il faut ajouter la recherche de réputation. Cette main intangible peut fonctionner d’une manière qui renforce la cohésion sociale, ou au contraire qui la mine ; selon les institutions existantes ou la structure des normes sociales en présence, la main intangible peut avoir des effets pervers ou bénéfiques. L’idée de Pettit est donc de voir dans quelles situations la main intangible peut jouer pour le meilleur. Et notamment, comment peut-elle fonctionner de manière à encourager les responsables politiques, les professeurs, les ouvriers d’une chaîne, etc., à remplir au mieux la tâche qui leur est assignée ? La principale variable à laquelle est sensible la main intangible, selon Pettit et Brennan, est la variable de la publicité. Plus une action est connue d’un large nombre, plus son acteur va se montrer sensible aux réactions d’estime ou de mesestime qu’il fait naître. Une première conséquence est donc que, toutes choses égales par ailleurs, la publicité tend à favoriser des comportements jugés conformes aux normes reçues. L’exemple canonique a raison pub.indb Sec1:186 28/02/07 19:46:56 cet égard est celui des responsables politiques : la publicité de leurs paroles et de leurs actes semble les conduire presque mécaniquement à adopter un comportement plus conforme à la moralité reçue. Le raisonnement peut faire penser ici aux analyses de Habermas sur la notion d’espace public : le postulat étant que l’espace public peut jouer comme un mécanisme naturel d’éviction de conduites réprouvées, particulièrement en politique. Aparté métaphysique : réputation et sens commun 187 raison publique n°6 Critiques Mais il faut ici faire un détour pour montrer qu’il ne s’agit pas, avec cette idée de réputation, de jouer simplement un présupposé anthropologique contre un autre. Il ne s’agit pas simplement pour Pettit de faire le pari – somme toute difficile à prouver – que les hommes sont plutôt plus sensibles à la réputation qu’à l’intérêt, par exemple. En fait, cette idée que la sensibilité à la réputation est un motif puissant de nos actions est intimement articulée à une thèse différente sur la nature de la pensée. L’idée est que notre faculté de penser est essentiellement dépendante de l’interaction. Pas de pensée si pas de communauté. L’argument de Pettit, développé dans The Common Mind 2 et dans plusieurs autres articles, peut se laisser ressaisir comme suit – j’en fais ici un résumé très rapide à partir de l’analyse faite dans l’article « Defining and defending social holism » 3 : (1) Être capable de penser implique d’être capable d’utiliser volontairement des signes pour représenter la façon dont les choses sont, selon ce que croit le sujet. (2) Pour représenter volontairement une propriété – ou une autre entité – celui qui pense doit être capable d’identifier cette propriété et de la voir comme quelque chose qu’il peut tenter, de manière faillible, de prendre en compte. (3) Ainsi la capacité de penser requiert-elle que celui qui pense ait au mieux un critère, qu’il sait faillible, pour déterminer si oui ou non la propriété est présente dans un cas donné. (4) Les êtres humains utilisent une disposition prédicative socialement partagée comme critère d’identification. (5) Le holisme social ainsi soutenu est une propriété profonde des penseurs humains, et pas une propriété superficielle et que l’on puisse changer. Il explique comment les êtres humains en conversation peuvent prétendre savoir – et savoir immédiatement, non pas de manière dérivée – ce qu’ils ont chacun en tête quand ils utilisent certains mots. 2 Pettit P., The Common Mind. An Essay on Psychology, Society, and Politics, New York, Oxford University Press, 1993. 3 Pettit P., « Defining and defending social holism » [1998], in Penser en société, Paris, PUF, 2004. raison pub.indb Sec1:187 28/02/07 19:46:56 188 Ce qui vaut ici pour la pensée en général vaut naturellement pour tous les jugements de type moral, toutes les valeurs que nous recevons comme bonnes et comme guides potentiels de nos actions. Les valeurs qui orientent notre action, les critères grâce auxquels nous jugeons une action donnée, selon Pettit, sont également reçues et développées selon cette structure d’un esprit commun. Notre sensibilité à la réputation, autrement dit, n’est pas le reflet de notre nature, qui nous rendrait particulièrement orgueilleux, vains, sensibles à la bonne opinion, etc. Notre sensibilité à la réputation est bien plutôt le reflet de notre dépendance mutuelle pour n’importe quel jugement. Nous avons besoin, pour les jugements épistémiques aussi bien que pour les jugements de valeurs, de la caution collective pour être sûrs de notre fait. Rechercher la réputation, ce n’est donc pas tant céder à une tendance naturelle à l’amour-propre, que chercher une forme d’assurance dans les actions que nous menons : avoir bonne réputation, c’est avoir le sentiment qu’on est en résonance avec un certain nombre de valeurs estimées, et donc que nos interactions s’en trouveront facilitées. La réputation est recherchée, aux yeux de Pettit, parce qu’elle nous donne l’assurance que nos interactions et la poursuite de nos projets avec nos semblables s’en trouveront facilitées. Cette idée d’un marché de l’esteem est donc liée à l’idée que l’exercice de la pensée en général dépend de la communauté. Un mécanisme à exploiter La main intangible se présente alors non pas seulement comme une théorie explicative, qui nous permettrait de rendre compte du comportement des agents, et éventuellement de le prédire, mais comme un mécanisme à exploiter lorsque nous essayons de modifier les institutions existantes, ou d’en mettre en place de nouvelles. Pettit oppose ainsi deux manières de concevoir la mise en place des institutions : (a) ce qu’il appelle la motivating strategy qui fait fond sur le caractère égoïste et intéressé des acteurs ; (b) la managing strategy qui considère au contraire que nous ne sommes pas des malfrats égoïstes mais que nous sommes accessibles à des considérations normatives communes. L’idée est non pas de pallier le manque de motivation morale du malfrat – comme dans la motivating strategy – mais de préserver la tendance spontanée et normale des individus à respecter grosso modo les normes sociales établies et un comportement coopératif. L’idée est de prendre appui sur l’émergence spontanée de normes inhérente à cette recherche de réputation. ENTRE ÉMULATION ET CONFORMISME : FÉCONDITÉ ET DANGERS DE LA MAIN INTANGIBLE C’est un fait que nous sommes sensibles à la réputation, et que la bonne opinion de nos semblables fait partie de nos motivations à agir ; il s’agit pour Pettit d’exploiter ce mécanisme lorsque nous mettons en place des institutions. raison pub.indb Sec1:188 28/02/07 19:46:57 Mais dans quelle mesure la réputation, c’est-à-dire le fait de prendre pour acquis, de se reposer sur le sens moral commun, reçu et pratiqué par une communauté, peut-elle être un bon guide lorsqu’il s’agit de mettre en place des institutions qu’on veut non seulement efficaces mais également, dans la mesure du possible, justes ? En posant cette question, je voudrais simplement attirer l’attention sur le fait que l’émergence des normes à partir de ces pratiques communes et de cette recherche de la réputation est à la fois quelque chose qui paraît assez juste, descriptivement fécond, mais en même temps quelque chose de potentiellement redoutable. À quoi sommes-nous sensibles quand nous sommes sensibles à la réputation ? 189 raison publique n°6 Critiques En effet, à quoi sommes-nous sensibles quand nous sommes sensibles à la réputation ? La description de Pettit, nous l’avons dit, est nuancée : il ne s’agit pas de dire que nous sommes simplement des animaux fâcheusement enclins au péché d’orgueil. Autrement dit, Pettit reprend bien le lieu commun des moralistes qui fait de l’homme un animal qui recherche la bonne opinion de ses semblables, mais sans la condamnation morale qui a souvent pu lui être liée. Nous recherchons la réputation, nous dit Pettit, et il n’y a rien là de particulièrement condamnable en soi. C’est simplement le reflet de notre condition de dépendance à l’égard des autres : dépendance à la fois cognitive et pratique. J’ai besoin des autres à la fois pour cautionner ce que je crois savoir, pour cautionner mes jugements et évaluations ; j’ai également besoin des autres pour agir, et dans ce cas j’ai besoin qu’ils puissent me faire confiance, et avoir suffisamment bonne opinion de moi pour accepter d’interagir avec moi. Lorsque nous sommes sensibles à la réputation, nous ne sommes pas particulièrement orgueilleux, nous sommes simplement sensibles à notre dépendance mutuelle. Mais être sensible à la réputation, rechercher la réputation, c’est donc assumer en son nom propre les valeurs reconnues par un certain groupe. Pettit remarque au fil des analyses de The Economy of Esteem que le comportement induit par la recherche d’estime varie évidemment en fonction des spectateurs qu’on se donne pour juge : sont-ils sensibles à l’honneur, à l’honnêteté, à l’habileté technique ? Autrement dit, rechercher la réputation, c’est cautionner les valeurs d’un groupe, que ce soit sincèrement, en y adhérant en personne de toute son âme, ou alors de manière purement instrumentale. Mais au fond, authenticité ou hypocrisie ici ne changent pas grand-chose à l’affaire : le comportement qu’on adopte n’en est pas moins guidé par ces valeurs collectives reconnues. La confusion entre justice, morale et mœurs : le retour à l’idée de loi d’opinion S’appuyer alors sur ce type de motivation pour façonner les institutions, n’est-ce pas alors reconduire une confusion que la tradition libérale depuis le xviie siècle a justement cherché à débrouiller : une confusion, pour le dire trop raison pub.indb Sec1:189 28/02/07 19:46:57 190 rapidement, entre justice, morale et mœurs. On peut ici faire un détour par un passage de Locke particulièrement éclairant. Dans l’Enquête sur l’entendement humain, au chapitre 28 du livre II, Locke distingue les trois types de lois qui, à son sens, régissent et expliquent le comportement humain 4. Et si ces trois lois régissent le comportement des hommes, c’est dans la mesure précisément où elles sont assorties de sanctions qui forment une motivation sérieuse pour l’individu : la loi divine est cautionnée par des sanctions dans l’au-delà ; la loi politique est cautionnée ici-bas par les sanctions de la justice politique ; enfin la loi de réputation ou d’opinion, n’est pas sanctionnée par la force, mais simplement par la bonne ou la mauvaise réputation que nous accordent nos semblables. Ce qui appelle ce détour par cette analyse de l’Enquête sur l’entendement humain, c’est que Pettit souligne lui aussi que la main intangible de la réputation est avant tout rapportée au fonctionnement de la société civile, par opposition au marché ou à la justice. Et Locke prend acte de la puissance qu’à sur nous cette opinion publique : il souligne à quel point il est difficile pour qui que ce soit de supporter l’opprobre. Dans le paragraphe 12 du chapitre cité, il fait même de la recherche de réputation un principe fondamental d’explication du comportement humain : Celui qui imagine que l’éloge et le blâme ne motivent pas fortement les gens à s’adapter aux opinions et aux règles de leur société, paraît peu au fait de la nature et de l’histoire de l’humanité ; pour la plupart, les hommes se dirigent principalement, voire uniquement, d’après cette loi de la coutume : ils pratiquent ainsi ce qui ménage leur réputation dans leur société, sans s’occuper des lois de Dieu ou du gouvernant. Ceci posé, on peut donc préciser quel est l’objet particulier de la loi d’opinion : non pas la droiture des actes aux yeux de Dieu, ni leur conformité à la justice telle qu’elle est exprimée par la loi, mais les mœurs, la conformité du mode de vie à l’ordre commun. Autrement dit, il semble que ce que sanctionne avant tout la loi d’opinion, c’est le conformisme. Celui qui va être couvert d’opprobre est moins le malfrat que l’excentrique, celui qui décide de vivre à sa guise. En faisant ce détour par Locke, je voudrais donc simplement souligner ce point : il ne s’agit pas de nier l’importance effective de la réputation comme motivation. L’idée que nous sommes des animaux qui recherchons la bonne opinion de nos semblables, et que la recherche de la réputation est un moteur puissant de nos actes, est tout à fait crédible. Mais toute la question est de savoir s’il est possible de passer si aisément du fait au droit. Il semble que la réputation sanctionne bien plus le conformisme plus que la droiture : et il peut y avoir de bonnes raisons de refuser de donner un blanc-seing au bon sens moral. 4 Locke J., Enquête sur l’entendement humain, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001. raison pub.indb Sec1:190 28/02/07 19:46:57 L’ambiguïté de la publicité : émulation ou conformisme. Un cas d’application : la question du reintegrative shaming proposé par Braithwaite et sa discussion par Nussbaum Pour donner un peu de corps à une discussion qui est restée trop abstraite jusqu’à présent, je voudrais terminer par l’analyse d’un exemple qui met en lumière les conséquences de la thèse de Pettit dans le champ de la justice pénale. Pettit suggère à ce propos qu’on devrait s’appuyer moins sur la justice et la punition légale, et davantage sur des incitations qui reposent sur notre sensibilité à la réputation. Toute la réflexion qu’il a menée sur la justice, la peine, le crime, etc. en compagnie notamment de John Braithwaite, est une excellente pierre de touche concrète pour cette question. En effet, la thèse de Pettit l’amène à soutenir que le fait de traduire immédiatement en justice, pour de petits crimes, a des effets contre productifs : elle tend à criminaliser immédiatement les individus, à faire passer dans la catégorie du crime ou du délit relevant de la justice pénale des actes que nous aurions tout intérêt à traiter, au moins en première instance, par une recherche amiable de consensus. Jusque là, l’analyse est séduisante. Mais chez Braithwaite notamment, cela conduit à soutenir la possibilité d’instituer ce qu’il appelle un reintegrative shaming : des punitions qui consistent à « faire honte » au coupable 5. La peine n’est donc 191 raison publique n°6 Critiques On peut penser ici tout simplement à l’objection qu’un Mill, dans De la Liberté, par exemple, fait à ce type de confiance à la loi de la réputation, en lui opposant la réalité détestable d’une tyrannie de la conformité, qui mine en son sein toute tentative de vie non conforme. Pettit suggère qu’il faut s’appuyer sur notre propension à rechercher la réputation pour ne pas transformer les citoyens en malfrats ; on pourrait avoir envie de répondre que le remède est peut-être aussi dangereux que le mal, puisqu’il risque de rendre difficile l’expression d’opinions non conformes. Pettit, bien sûr, a une réponse à cette objection qu’il a prévue. Elle consiste à dire d’abord tout simplement que nous ne vivons pas dans la société victorienne dont Mill se défie ; ensuite à souligner qu’une des valeurs fondamentales de notre culture commune est précisément le libéralisme au sens de l’acceptation de la pluralité des modes de vie et des systèmes de valeurs. Et que par conséquent, l’excentrique ne sera pas plus stigmatisé que le conformiste, mais qu’en revanche l’intolérant sera mis au ban. Si cela peut sembler excessivement optimiste, c’est précisément parce que cela tend à négliger la très grande force de motivation qu’est la réputation. C’est justement parce que notre propension à rechercher la bonne opinion auprès des autres est une pente naturelle et extrêmement attirante qu’il peut y avoir de bonnes raisons de ne pas l’encourager encore, sous peine d’étouffer toute prise de position divergente. 5 Braithwaite J., Crime, Shame and Reintegration, New York, Cambridge University Press, 1989. raison pub.indb Sec1:191 28/02/07 19:46:57 192 pas une amende, un emprisonnement, mais l’opprobre publique. Et, soutient Braithwaite, cela a des vertus civiques, d’éducation, de réintégration. On joue sur cette corde sensible à l’extrême qu’est notre sensibilité à la réputation pour essayer de réguler notre comportement. Ce qui soulève la question cruciale de savoir dans quelle mesure on peut effectivement s’appuyer sur des valeurs socialement reçues, sur un sens moral commun, pour juger des actes de nos semblables. Dans quelle mesure les sentiments moraux communs à un groupe donnés, la « norme » en matière de réaction morale à un comportement, est-elle un guide fiable lorsqu’il s’agit de juger des actes d’un individu ? Et on peut ici rappeler la force de la position défendue par Martha Nussbaum dans Hiding from Humanity, 6 en remarquant qu’en l’occurrence, tous les sentiments moraux ne se valent pas, et ne sont pas des guides aussi fiables les uns que les autres à propos de la moralité publique. Si on peut à bon droit s’appuyer sur la peur ou la colère, la honte ou le dégoût sont des guides bien moins sûrs. La honte ou le dégoût sont des sentiments moraux beaucoup plus sensibles précisément à des contingences personnelles ou culturelles que la peur ou la colère. Leur donner une caution juridique, s’appuyer sur elles pour justifier certains comportements peut effectivement s’avérer extrêmement efficace ; efficace mais dangereux et injustifié. Cela consisterait précisément à laisser libre cours à la loi de l’opinion aux dépens d’une défense libérale de la pluralité des conceptions de la vie bonne. Les shaming punishments forment donc un cas d’application de la thèse que propose Pettit, dont il y a tout lieu de se méfier : une chose est de dire que la justice s’applique nécessairement en contexte, une autre est de dire qu’elle doit et peut s’appuyer sur la moralité commune pour « faire honte » aux criminels d’un comportement déviant. La loi de l’opinion s’en charge de toute façon ; ne serait-il pas plutôt le rôle de la loi et de la justice que de garantir contre ses excès probables ? CONCLUSION Ainsi, la « réputation » dont Pettit souligne, à juste titre me semble-t-il, l’importance pratique dans l’émergence et la stabilisation des normes sociales n’en est pas moins un instrument à double tranchant. Elle peut en effet se concevoir aussi bien dans le sens éminemment positif de l’émulation que dans le sens beaucoup plus effrayant d’un conformisme potentiel. Émulation, dans le sens où effectivement, la publicité de mes actes, le fait d’être exposé 6 Nussbaum M., Hiding from Humanity : Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004. raison pub.indb Sec1:192 28/02/07 19:46:58 Solange Chavel raison pub.indb Sec1:193 193 raison publique n°6 Critiques au regard et au jugement d’autrui est en effet une motivation puissante pour adopter un comportement louable. L’exigence que l’on peut avoir à l’égard de soi-même est ici puissamment épaulée par le jugement d’autrui. Mais si je souligne le risque de conformisme, c’est justement parce que je suis tout à fait convaincue par les thèses de Pettit sur le sens commun, ou plus précisément sur la constitution collective de notre pensée. C’est justement parce que les thèses de Pettit sur la constitution commune de la pensée sont fortes et convaincantes que la possibilité de résister à cette forme de pression collective qu’est un sens moral commun est extrêmement difficile. C’est parce le conformisme est une tendance forte qu’on peut douter de la nécessité de le renforcer encore dans les institutions. Celles-ci ont déjà fort à faire à maintenir la balance égale entre différentes conceptions du bien. Pour que le sens commun fonctionne dans le sens de l’émulation, la publicité ne semble être ni une condition suffisante, ni une garantie. Pour reprendre les termes qu’emploie Mill, il est peut-être plus facile de nos jours d’être « excentrique » que dans une société victorienne, mais ce n’est toujours pas chose aisée. 28/02/07 19:46:58 raison pub.indb Sec1:194 28/02/07 19:46:58 LA JUSTIFICATION DE L’UNION EUROPÉENNE Glyn Morgan, The Idea of a European Superstate. Public Justification and European Integration, Princeton, Princeton University Press, 2005. raison pub.indb Sec2:195 195 raison publique n°6 Critiques La théorie politique contemporaine ne s’est saisie que récemment de l’objet européen. Jusqu’au traité de Maastricht (1992), les politologues se sont essentiellement consacrés à expliquer les mécanismes concrets de l’intégration européenne, sans aborder les questions normatives qu’elle soulevait. Depuis les débats publics suscités par la ratification de ce traité, en revanche, les publications théoriques relatives à la nature de l’Union européenne se sont multipliées. Pour autant, la plupart de ces contributions se sont focalisées sur les conditions de légitimité politique de l’ensemble européen – que celle-ci soit considérée comme instrumentale (l’Europe est légitime si elle est utile et efficace), téléologique (l’Europe est légitime si elle poursuit des objectifs souhaitables) ou procédurale (l’Europe est légitime si elle répond aux principes de participation et de consensus). Tout l’intérêt de l’ouvrage du britannique Glyn Morgan, professeur à l’université Harvard, est précisément de s’éloigner de la question de la « légitimité » au profit de celle de la « justification ». En d’autres termes, plutôt que de s’interroger sans fin sur un nouvel agencement institutionnel, les partisans de l’intégration européenne devraient prêter davantage attention à la question soulevée par les eurosceptiques : en quoi le procès d’intégration européenne est-il justifié ? La notion de « justification publique » signifie ici que l’argument en faveur de telle ou telle forme politique de l’Europe devrait être construit de façon à satisfaire aux trois critères de publicité (il doit en appeler à des raisons que tous les Européens raisonnables puissent accepter), d’accessibilité (il doit pouvoir être compris de tous) et de « suffisance » (il s’agit de montrer que le choix de telle forme politique est effectivement le seul moyen d’atteindre les biens qui justifient son existence). Ce dernier critère permet à l’auteur de distinguer entre les arguments de type « faible » qui se limitent à établir la compatibilité entre deux objets (exemple : les jurys d’assises sont compatibles avec la liberté politique) et les arguments de type « fort » qui établissent l’interdépendance nécessaire de deux objets (exemple : l’État de droit est la condition de la liberté politique). Or, la plupart des arguments avancés en faveur de la construction européenne sont de type « faible » car ils ne font guère qu’établir la compatibilité entre une Europe intégrée et le respect de certaines valeurs telles que la paix, la démocratie ou la prospérité. C’est ainsi qu’on voit nombre de théoriciens investir une énergie 28/02/07 19:46:58 196 considérable à montrer qu’une Europe fédérale pourrait être démocratique. Peu d’entre eux remarquent qu’il ne s’agit là que d’une justification de type « faible » dans la mesure où la démocratie est déjà relativement bien établie au niveau national. Dans la même veine, Morgan s’attache à démonter les arguments de Jürgen Habermas selon lesquels la construction européenne serait le seul moyen de sauver les acquis de l’État social. Déjà peu convaincants d’un point de vue économique, les arguments du philosophe allemand seraient également viciés d’un point de vue normatif. Faute de réussir à justifier le procès d’intégration européenne par un petit nombre de principes abstraits que tous les Européens auraient de bonnes raisons d’accepter, la pensée d’Habermas ne viserait qu’à offrir une protection constitutionnelle à un modèle idéologique particulier – celui qui prévalait dans la République Fédérale d’Allemagne avant sa réunification. Pour autant, le « nationalisme social-démocrate » d’un David Miller ou d’un Claus Offe n’est pas davantage épargné. On connaît les craintes de ces auteurs selon lesquels, en l’absence d’un sentiment d’appartenance qui puisse nourrir la solidarité citoyenne, la construction européenne conduirait à un démantèlement progressif de l’État social et un retour à un simple État de droit. À nouveau, Morgan pointe la faiblesse d’un argument qui ne fait guère qu’établir que l’État social et l’État nation sont mutuellement compatibles et non pas qu’ils sont mutuellement nécessaires. « La solidarité qui s’enracine dans une identité nationale commune est une des voies possibles vers le Sozialstaat, mais la considération de son propre intérêt en est une autre et l’adhésion à des principes de justice abstraits encore une autre » (p. 68). Exemples convaincants à l’appui, Morgan souligne l’absence d’éléments empiriques qui permettraient de corroborer cette idée – pourtant répandue – d’un lien nécessaire entre une identité nationale forte et une protection sociale ambitieuse. Loin d’avoir l’importance que lui confèrent ces sociaux-démocrates, la nationalité n’est qu’un élément, et pas des plus décisifs, parmi bien d’autres tels que la force des syndicats, la nature du système politique ou encore le degré d’ouverture de l’économie. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas, pour Morgan, justifier la construction européenne au nom d’une vision partisane du rôle de l’État dans l’économie. Une Constitution n’a pas à incarner une conception substantielle de la société – que celle-ci soit libertarienne ou sociale-démocrate. C’est pourquoi les critères démocratiques de justification doivent se limiter à assurer l’égalité morale des individus, la sécurité personnelle, la liberté (personnelle et politique) et la prospérité matérielle. Précisément, c’est par sa contribution potentielle à la sécurité que la construction européenne se laisse le plus aisément justifier. Le plaidoyer en faveur d’une Europe maître de son destin géopolitique s’appuie raison pub.indb Sec2:196 28/02/07 19:46:59 raison pub.indb Sec2:197 197 raison publique n°6 Critiques ici sur deux constats. Un constat relatif au coût croissant de l’unipolarité américaine, tout d’abord – unipolarité qui conduit à une multiplication des circonstances où les tentatives de la puissance dominante pour garantir sa propre sécurité menacent celle des individus situés hors de ses frontières. Un constat relatif à l’impossibilité de maintenir le statu quo actuel, ensuite – dans la mesure où l’auteur fait sien le diagnostic de l’historien Tony Judt selon lequel tant les intérêts que les valeurs des États-Unis et de l’Europe sont appelés à évoluer de façon de plus en plus divergente. C’est sur cet impératif de sécurité – entendu au sens large par la capacité à se soustraire à l’arbitraire d’un « autre » – que Morgan fonde sa défense d’un « super État » européen et rompt par là de façon spectaculaire avec la conception aujourd’hui dominante dans les études théoriques européennes – celle des « post-souverainistes » selon laquelle l’Union européenne incarnerait un modèle politique inédit où l’autorité devrait se disperser entre différents niveaux en fonction des politiques concernées. Il convient d’être conséquent, en effet, et de reconnaître que la formule de Tony Blair (pour qui l’Union européenne devrait être « une superpuissance » mais pas « un super État ») n’est pas crédible. Même s’il n’y a pas de lien nécessaire entre souveraineté interne et externe, tant l’histoire que la sociologie suggèrent que les États dépourvus d’une pleine autorité sur leur territoire ont du mal à se prémunir des tentatives de subordination externe – comme l’illustrent abondamment les difficultés de la Confédération formée initialement par les treize colonies américaines avant l’adoption de la Constitution de Philadelphie. En d’autres termes, si l’Europe veut réellement assumer ses ambitions de superpuissance, elle doit réorganiser ses institutions domestiques de façon à pouvoir prendre des décisions rapidement. Il serait aisé de taxer Morgan de naïveté – surtout depuis le double « non » français et néerlandais du printemps 2005 à la Constitution européenne. Ce serait oublier que, pour un théoricien du politique, les jugements prédictifs et normatifs n’ont pas forcément à coïncider. Balayer les options défendues par l’auteur au nom du réalisme politique serait manquer le fait qu’il ne s’agit pas tant, pour lui, de déterminer si l’Union européenne est un « super État » que d’établir s’il existe de bonnes raisons d’estimer, d’un point de vue normatif, qu’elle devrait en devenir un. À cet égard, l’ouvrage de Morgan constitue un remarquable exercice de théorie politique appliquée, aussi rafraîchissant par sa façon de balayer nombre d’idées reçues que stimulant par les distinctions conceptuelles qu’il force à opérer. Reste qu’au terme de l’ouvrage, on a du mal à se défaire du sentiment que si la critique est aisée, l’arrêt est difficile. Autrement dit : autant Morgan est convaincant quand il détricote un à un les arguments des autres, autant ses arguments positifs qui font de la « sécurité » la justification ultime de la construction européenne laissent quelque peu sur la faim. On songe, 28/02/07 19:46:59 notamment, à l’invite faite au lecteur d’imaginer que l’Europe soit confrontée simultanément à une « attaque terroriste massive » et au refus des États-Unis d’intervenir. Ici, l’ouvrage souffre des développements récents de l’actualité irakienne qui peinent à apporter la preuve que le modèle de l’État fédéral serait forcément le plus à même d’assurer la sécurité individuelle de ses citoyens à l’échelle du globe. On peut également reprocher à l’auteur une sous-estimation systématique des appartenances nationales. Même si on le rejoint aisément dans son refus de conférer à celles-ci toute valeur normative en soi, il paraît quelque peu expéditif de les écarter d’un revers de main en les assimilant à une simple « préférence » dénuée de toute valeur publique (p. 120). C’est d’ailleurs cette oblitération systématique du phénomène national qui conduit Morgan à comparer – confusion aussi fréquente qu’égarante – la coopération actuelle entre vingt-sept États nations aux tentatives d’union de la fin du xviiie siècle entre treize colonies de langue anglaise. 198 Justine Lacroix raison pub.indb Sec2:198 28/02/07 19:46:59 LES NOUVEAUX HORIZONS DE LA DIGNITÉ Martha C. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press, 2006. 1 199 raison publique n°6 Critiques Cet ouvrage remarquable de Martha Nussbaum s’inscrit dans la droite ligne d’une philosophie pratique appliquée : soulever les difficultés des principes de justice dans leur application aux problèmes concrets que pose l’action individuelle ou sociale. Dans Women and Human Development 1, la philosophe avait critiqué les faiblesses de l’utilitarisme sur les questions de la famille et de la religion. Ici, ce sont les théories libérales du contrat qui sont revues à la loupe dans les réponses qu’elles offrent aux enjeux de la dignité des personnes invalides et du respect de la diversité des modes de vie (humains et non humains). La philosophe s’inscrit dans la tradition libérale et se reconnaît certaines affinités avec les perspectives kantiennes non contractuelles. Ce qu’elle défend majestueusement dans son livre, c’est l’égale dignité de toute personne humaine. Les fins de la justice s’assurent que cette dignité s’incarne dans les pratiques et institutions de coopération sociale, et le rôle de la théorie politique est de donner la structure formelle et la justification des principes qui la concrétisent socialement. Le contractualisme ne répond pas de manière satisfaisante à trois enjeux criants de justice : la dignité des personnes handicapées, une justice transnationale et les considérations sur la dignité des animaux « non humains », précise Nussbaum. La difficulté est d’ordre théorique : les postulats de la théorie se fondent sur les limites étroites de la rationalité idéalisée d’un sujet moral, doté de capacités et de pouvoirs intellectuels pour être un partenaire du contrat. Ces théories assimilent les agents moraux qui sont à l’origine du contrat avec ceux qui en sont les destinataires, laissant à leur marge ceux et celles qui par leur handicap, leur nature (l’espèce) ou leur infortune sont inaptes à participer au contrat, mais qui n’en sont pas moins des êtres dignes de respect (p. 17). Selon Nussbaum, le contractualisme les considère au mieux de manière dérivée, sous la tutelle des contractants, mais ils sont ainsi exclus de la communauté des destinataires directs des principes de justice et, de ce fait, les exigences de dignité qu’impose leur condition par exemple, le fait de devoir bénéficier d’un éducateur spécialisé ou de soins spécifiques pour assumer les actions normales d’une « citoyenneté active ») apparaissent comme des créances et non comme des droits légitimes. Women and Human Development, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. raison pub.indb Sec2:199 28/02/07 19:47:00 200 Sur le fond, la critique n’apparaît pas nouvelle ; elle fait écho aux arguments antérieurs qui ont montré les limites inhérentes au libéralisme dans ses facultés à réaliser concrètement ses idéaux alors que, dans les faits, leur application ne concernait qu’un nombre limité de privilégiés (les bourgeois propriétaires, les mâles, les « normaux »). Mais Nussbaum précise que l’insuffisance actuelle du libéralisme contractualiste ne relève pas d’obstacles culturels ou idéologiques extérieurs à la théorie (patriarcat, capitalisme, obscurantisme), mais qu’elle est endogène à la théorie. Premièrement, une conception de la dignité humaine qui idéalise les pouvoirs rationnels de l’humain (perspective kantienne) au détriment de ses autres facultés et, deuxièmement, l’idée que l’avantage mutuel des parties (ce que j’obtiens par le contrat est plus que ce que je peux obtenir seul) soit l’unique source des motivations à la coopération sociale (perspective humienne). Or, l’une ou l’autre des perspectives exclut les invalides, les pauvres et les animaux du cercle des sujets premiers de justice ; leur handicap, leur infortune ou leur nature limite leur participation à l’élaboration du contrat et leur insertion dans le jeu des avantages mutuels. La démonstration rigoureuse de Nussbaum confronte ouvertement les théories du contrat – pour l’essentiel, John Rawls et sa conception mixte du contractualisme (à la fois kantienne et humienne) – avec l’approche par les capacités défendue par l’auteur. Les deux théories partagent une source commune – la dignité et le respect de la personne – ; elles se différencient néanmoins dans leurs principes et leur application. Au procéduralisme de Rawls qui pose qu’une position est juste si les règles qui ont mené à son élaboration sont conformes aux principes de la justice (ce qui la rend particulièrement aveugle aux spécificités des vies en marge de la normalité), la philosophe oppose une approche par les résultats qui portent sur les réalisations concrètes, socialement incarnées, des principes de la justice. L’approche repose sur dix « capacités », conditions minimales et libertés de base, qui doivent être socialement garanties pour qu’un individu puisse s’engager dans des activités humaines dignes de respect (p. 76-78) : – La vie : être en mesure de mener une vie d’une durée normale, non interrompue par une mort prématurée – La santé physique : alimentation, soins… – L’intégrité physique : liberté de mouvement, protection contre le harcèlement et le viol… – Les sens, l’imagination, la pensée : accès à l’éducation, la liberté de conscience… – Les émotions : être capable d’attachement envers d’autres personnes, d’aimer ceux qui prennent soin de nous… raison pub.indb Sec2:200 28/02/07 19:47:00 raison pub.indb Sec2:201 201 raison publique n°6 Critiques – La raison pratique : adopter une conception du bien et s’engager dans une réflexion critique sur les choix de mode de vie… – Les affiliations : pouvoir s’engager dans des formes variées d’affiliation et la protection contre les humiliations… – Les autres espèces : vivre en considérant la présence d’autres espèces animales et végétales… – Le jeu : être capable de s’engager dans des activités récréatives… – Le contrôle sur son environnement : droit politique et considérations matérielles (propriété)… Cette approche, selon Nussbaum, élargit la conception de la dignité de la personne humaine, qui ne se limite pas à ses capacités en raison pratique, mais considère, en lien avec Aristote, l’être humain comme un animal politique doté d’un corps et d’un esprit et, en lien avec (le jeune) Marx, reconnaît la diversité des activités dans lesquelles peut s’engager une vie humaine (p. 88). Elles contiennent aussi une déclinaison en termes de droits (libertés formelles) et en considérations matérielles (libertés réelles). D’autre part, l’altruisme, la bienveillance, l’interdépendance (vivre avec et pour les autres) sont considérés d’emblée comme entrant dans la définition de la dignité et, aux fins de sécuriser ces dix capacités, dans celle de la justice. Sur cette base, la dignité ne s’arrête pas aux frontières de la raison ni d’ailleurs à celles des nations ou de l’espèce. L’approche par les capacités insiste sur les fondements biologiques et physiques de la liberté humaine, et elle reconnaît un large éventail de types d’être qui peuvent être libres (p. 88). Si une vie humaine digne de respect se définit en lien avec les dix capacités, alors la justice et le principe d’égale dignité veulent que ces capacités soient accessibles à tout être humain – l’absence d’une seule d’entre elles constitue un déni de justice. Dans le cas où un individu se voit privé de la possibilité d’exercer une des capacités pour une quelconque raison, c’est aussi un « devoir » des institutions sociales (nationales et cosmopolites), dans la mesure du possible (c’est-à-dire s’il ne met pas en danger l’exercice d’autres capacités), d’en assurer la présence, ce qui peut se traduire par une aide matérielle (éducation, santé, alimentation, etc.). L’importance accordée aux résultats, et non aux procédures, s’accompagne d’un droit d’intervention – soins, aides internationales, etc. – pour garantir l’offre des capacités à tout être humain, ce que je peux identifier ici comme étant une insistance sur les libertés réelles et effectives dans la lignée des travaux d’Armatya Sen et non uniquement sur les libertés formelles. Dans le cas d’invalidités occasionnelles ou permanentes, ce devoir peut conduire les institutions sociales à se substituer à l’individu pour exercer le fonctionnement de certaines capacités si sa dignité est en cause. L’intégrité et le soin du corps pour les personnes trop invalidées (malades, personnes en 28/02/07 19:47:00 202 hospice, handicapés physiques ou mentaux) pour les assumer elles-mêmes deviennent des responsabilités des institutions de coopération sociale, ce qui concrètement peut se traduire par des politiques de soutien à ceux qui se trouvent naturellement en charge des handicapés ou par des politiques sociales adaptées. La justice transnationale découle d’une logique similaire, accordant « aux citoyens du monde » un devoir d’intervention dans la politique intérieure d’un État qui ne peut (ou ne veut) offrir ces capacités. Ainsi, parce que la dignité se définit en lien avec les capacités considérées comme conditions à la réalisation d’une vie (humaine ou animale) digne de respect, tout être sensible qui peut prétendre (totalement ou partiellement) à ces capacités doit se les voir attribuées et garanties, sans qu’il n’ait à les réclamer comme droit individuel, puisqu’il revient aux institutions sociales de garantir le principe de l’égale dignité des personnes humaines et de garantir l’offre – et, dans certains cas, le fonctionnement – des capacités qui définissent cette dignité. Ce devoir des institutions sociales quant à la garantie des dix capacités découle de la nature politique de la personne humaine qui crée un lien d’interdépendance entre un individu et ses semblables, et dans ses relations au reste du monde animal, selon l’aristotélisme avancé par l’auteur. Dès l’ouverture, la philosophe annonçait la nécessité d’une nouvelle conception de la personne humaine audelà de la raison magnifiée du contractualisme, ouvrant ainsi une « tension ontologique » entre une conception libérale de l’être humain comme être indépendant et autonome et une conception aristotélicienne de l’humain comme animal politique (p. 99). Ainsi, ce qui fait d’une personne invalide un sujet humain de justice au plein sens du terme, malgré (ou plutôt « avec ») ses différences, c’est son attachement à la communauté humaine au travers des liens sensibles (altruisme, amour…) qui se créent entre lui et sa communauté d’appartenance ; la raison pratique n’est pas le seul critère d’une vie humaine digne de respect (p. 155-156). En franchissant ainsi les frontières du contractualisme, Nussbaum élargit la dignité et les devoirs des institutions sociales (nationales et internationales) aux enjeux de l’intégration politique des personnes handicapées et de la reconnaissance du travail de ceux qui en prennent soin. Elle ouvre ainsi une réflexion des plus pertinentes sur les capacités des théories libérales de rendre compte véritablement de la diversité, non de manière dérivée (par attribution ou fiducie), mais ouvertement en considérant chaque source de vie sensible comme étant digne de respect. Si les deux premières parties concernant les enjeux des personnes invalides et une justice transnationale exposent avec justesse la critique à l’endroit de Rawls et les points de vue de l’approche par les capacités, la troisième partie sur le droit des animaux contient cependant quelques zones d’ombre que l’auteure n’éclaire pas suffisamment. Au plan théorique, est-il possible raison pub.indb Sec2:202 28/02/07 19:47:00 raison pub.indb Sec2:203 203 raison publique n°6 Critiques d’élargir la « conception politique » de la justice aux animaux ? L’argument de Nussbaum est que les capacités, du moins en partie, ne sont pas propres à l’être humain, mais sont communes à une vie dotée de sensibilité (la santé, le jeu, l’intégrité physique, le contrôle matériel sur son environnement…), et rien ne limite leur extension aux autres espèces animales, en considérant néanmoins les contraintes inhérentes à leur espèce et aux types d’activités dans lesquelles ces vies peuvent s’engager (p. 347). On pourrait prolonger, ce que ne fait pas Nussbaum, que ces capacités peuvent s’étendre à la nature de manière générale : toute vie a droit à sa dignité selon ses capacités. L’auteure précise, dans ces derniers chapitres, le holisme méthodologique à l’arrière-plan de sa philosophie morale : l’intelligence humaine étant dans un continuum avec les autres formes d’intelligence qui composent notre univers, la dignité n’est pas son exclusivité ; elle apparaît davantage comme un don accordé à toute vie animale (p. 356-361). Toutefois, l’énumération des capacités attribuables à une espèce ne serait être une mesure de la dignité; elle n’est qu’une mesure de ce qui est nécessaire à une vie pour se réaliser (il serait politiquement dangereux d’aller dans l’autre sens en ce qui concerne les personnes invalides). La philosophe, qui dit ne pas suivre Aristote dans sa hiérarchie des âmes et des créatures, introduit néanmoins, comme mesure de l’action humaine envers les autres créatures, notre empathie envers celles-ci (p. 352), variable selon le degré d’intelligence et de sensibilité attribuable à ces animaux – celui d’un insecte ou d’un singe. Mais cela ne revient-il pas à donner aux humains le rôle de gardien ou de bon berger sur l’ensemble des créatures, alors que le propos de la théorie est de faire des animaux des sujets premiers de justice ? Cette difficulté peut mieux s’illustrer par l’exemple. Au plan pratique, s’il s’agit uniquement d’assumer un rôle de bienveillance envers les animaux (protection des aires naturelles, les soins aux animaux domestiques, l’interdiction de la maltraitance, des modes d’élevage « respectueux » des animaux), dans le respect d’une des dix capacités humaines (relation aux espèces), on y trouvera les bases d’une justification de ces actions et le fondement d’une éthique de la responsabilité consciente des effets de nos actions sur autrui, le monde animal et la nature. Nous demeurons, ainsi, essentiellement dans les cadres d’une justice « faite pour les humains » qui considère les animaux de manière dérivée et non comme des sujets premiers de justice, ce qui est insuffisant, selon Nussbaum, pour répondre aux enjeux de la dignité animale et aux devoirs positifs qu’elle entraîne (p. 374-375). D’ailleurs, pour la philosophe, il semble envisageable d’élargir la justice aux relations entre les espèces animales non humaines. La lutte à mort entre les animaux (entre le lion et la gazelle) entraîne des enjeux de justice (p. 399), puisque tout être sensible a droit à une durée de vie normale, sans risquer 28/02/07 19:47:01 204 une mort prématurée (p. 393). La prédation et le caractère carnivore sont moralement condamnables (chez l’humain comme chez l’animal) et ne sont tolérables que si leur privation entraîne une souffrance intolérable (entraînant la mort) à l’animal qui en est privé (sans parler du mal qui est fait à celui qui la subit). À moins d’enfermer tous les animaux dans des jardins zoologiques, il semble particulièrement ardu d’étendre la justice aux relations entre les espèces non humaines. Mais l’argument de Nussbaum est plutôt de doter les animaux d’une quasi-personnalité morale et d’en faire des sujets premiers de justice ; elle reconnaît toutefois qu’il est difficile de tracer les frontières qui limitent, en ce sens, les devoirs positifs des institutions sociales envers les animaux… Malheureusement, Nussbaum laisse en friche ces considérations dans les derniers chapitres de son ouvrage, et si l’on reconnaît la portée de sa réflexion sur la nécessité d’ouvrir les frontières de la justice – particulièrement sur les enjeux des personnes invalides –, certains s’interrogeront, a contrario, sur les conséquences de la quasi-absence de frontières de la justice dans l’approche défendue par l’auteure : quelles sont les limites du politique ? Malgré cette réserve, soulignons la portée de cet ouvrage sur l’enjeu de la dignité humaine. Prendre soin d’autrui ne relève pas uniquement du bénévolat ou de l’abnégation de soi, mais est une réponse aux exigences de dignité et un exercice de l’activité humaine qui se traduit comme acte de justice (p. 160). Ce n’est pas sans signification que ce regard soit celui d’« une » philosophe, comme il n’est pas indifférent que la très grande majorité des professionnels ou naturels soient des femmes. À l’arrière-plan de la critique de Martha Nussbaum se pose l’enjeu de la reconnaissance politique des actes de soin et de bienveillance relégués majoritairement aux femmes. L’approche par les capacités brise aussi, sous certains aspects, les frontières entre le privé et le public au nom de l’égale dignité de toutes les personnes humaines. Le lecteur trouvera ainsi dans ce livre une réflexion riche et complexe sur les applications des théories politiques contemporaines, mais aussi un regard lucide et sensible sur les conditions humaines et nos rapports au reste du monde. Bernard Gagnon raison pub.indb Sec2:204 28/02/07 19:47:01 DES USAGES POLITIQUES DE LA HONTE Martha Nussbaum, Hiding From Humanity. Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University Press, 2004. LE CONTENU COGNITIF DES ÉMOTIONS 205 raison publique n°6 Critiques « En Floride, les conducteurs convaincus de conduite en État d’ivresse doivent poser sur leur véhicule des autocollants avertissant “Convicted of D.U.I” » 1. L’exemple nous introduit au cœur du problème : dans quelle mesure une société libérale, fondée sur l’idée de l’égal respect pour la dignité de ses membres, peut-elle faire usage d’une émotion comme la honte dans ses décisions de justice ? Y a-t-il lieu de promouvoir, pour le plus grand bien public, ces formes de punitions par la honte ? De même, le dégoût provoqué par certains actes ou comportements peut-il justifier certains interdits – comme c’est le cas pour la pornographie – ou valoir comme circonstance atténuante de certains crimes ? L’enjeu de Hiding from Humanity est de taille : sur le cas particulier de la honte et du dégoût, il s’agit d’examiner la place que les émotions peuvent jouer dans le raisonnement pratique public ; en même temps, les principes libéraux de respect des droits sont directement mis à l’épreuve d’une réalité, qui n’est pas faite de sujets abstraitement autonomes, mais d’individus vulnérables, physiquement et affectivement. L’enjeu de l’ouvrage, tel que le décrit Nussbaum est donc, en un sens, de comprendre Mill mieux qu’il ne s’est compris lui-même : de proposer une défense des principes libéraux à la lumière d’une théorie plus riche des émotions. L’analyse de Nussbaum, qui se concentre ici spécifiquement sur les émotions de honte et de dégoût, s’inscrit dans une thèse plus large sur les émotions, développée notamment dans le remarquable Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotion. Si la question se pose de manière si problématique de la place qu’une société libérale doit donner aux émotions dans ses jugements publics, c’est qu’effectivement, aux yeux de Nussbaum, elle ne peut faire tout simplement l’économie de celles-ci. Pour deux raisons : parce que les émotions ont un contenu cognitif ; et parce que ce contenu cognitif est un guide indispensable pour que l’idée même d’un tort, et d’une garantie des citoyens contre ces torts, puisse avoir un sens. Que les émotions aient un contenu cognitif, Martha Nussbaum l’affirme en reprenant pour l’élaborer l’idée aristotélicienne qu’une colère peut être bonne ou mauvaise, appropriée ou hors de propos. Les émotions sont des réactions de 1 « Driving under the influence (of alcohol or drugs) », Hiding from Humanity, Princeton, Princeton University Press, p. 1. raison pub.indb Sec3:205 28/02/07 19:47:01 206 l’individu à un certain État du monde auquel il est sensible : mais elles reposent sur un jugement de fait. Elles sont autant de « réponses intelligentes à la perception de valeurs » 2. Elles nous indiquent quels sont les biens ou les personnes qui ont du prix aux yeux de l’individu, mais qui sont partiellement hors de sa portée, donc potentiellement vulnérables, soumis au caprice d’autrui. « Nous devons considérer que les émotions sont partie prenante du système du raisonnement éthique. Nous ne pouvons pas les ignorer, dès lors que nous reconnaissons qu’elles impliquent des jugements qui peuvent être vrais ou faux, qui peuvent être de bons ou mauvais guides pour le choix éthique » 3. Partie prenante du « raisonnement éthique », mais sans qu’il faille considérer pour autant qu’elles ne relèvent justement que du « privé », sans avoir leur place dans l’espace des raisons légitimes publiquement. Car sans une sensibilité particulière à cette vulnérabilité des individus, sans une compréhension fine de ce qui a du prix à leurs yeux, l’idée même de « défense des droits » est tout simplement vide de sens. À cet égard, certaines émotions, et au premier chef la compassion, avec l’idée d’une attention aux émotions particulières que les individus sont fondés à ressentir, sont partie prenantes du raisonnement juridique libéral : la compassion est non seulement utile mais nécessaire pour appréhender « la signification humaine que peuvent revêtir différents types de catastrophes » 4. Pour attribuer des circonstances atténuantes, pour comprendre la légitimité d’une offense ressentie, les émotions sont un guide indispensable. Mais ce contenu cognitif des émotions n’est précisément qu’un guide, pas un critère absolu. Il indique une vulnérabilité, une sensibilité, sans indiquer encore si elle est fondée ou non. Si les émotions en général sont des guides indispensables du raisonnement pratique, toutes ne sont donc pas des guides fiables au même titre. « Toutes les émotions ne se ressemblent pas. Voilà un autre intérêt de notre théorie cognitive des émotions : elle nous permet de voir en quoi réside cette différence » 5. C’est ici qu’il faut passer d’un discours sur les émotions à une distinction fine entre les différents types d’émotions. PEUR ET COLÈRE, HAINE ET DÉGOÛT : QUELLES ÉMOTIONS ONT DROIT DE CITÉ ? Pourquoi la peur et la colère seraient-elles, comme le soutient Nussbaum, des guides plus fiables pour le droit que la haine et le dégoût ? Pourquoi, après tout, ne pas admettre, conformément aux thèses de Lord Devlin, que le dégoût 2 3 4 5 Upheavals of Thought, Oxford, Cambridge University Press, 2002, p. 1. Ibid. op. cit., partie II, chapitre 8 « Compassion and Public Life », p. 453. Ibid. raison pub.indb Sec3:206 28/02/07 19:47:01 ressenti par « l’homme de l’autobus de Clapham », l’homme représentatif des standards moraux d’une société, ne puisse pas être un guide légitime pour bannir certains actes qui, sans causer d’autre tort à autrui, sont pourtant dérangeants ? Pourquoi ne pas considérer que la honte est un bon moyen, voir le meilleur moyen, de consolider chez les citoyens le respect pour le droit, l’horreur pour la cruauté ? L’essentiel de l’ouvrage de Nussbaum est consacré à proposer une théorie de l’origine et de l’objet propre de ces émotions. De quoi a-t-on honte précisément ? Que vise le dégoût ? Quels peuvent être leurs usages légaux ? Le dégoût et la rhétorique de l’exclusion 207 raison publique n°6 Critiques Quel est l’objet cognitif spécifique du dégoût ? Il ne suffit pas, pour rejeter la pertinence du recours à cette émotion dans le discours juridique public, de constater que certains dégoûts sont irrationnels et déplacés : on peut en dire autant de certaines colères ou de certaines peur, sans que cela invalide l’intérêt du recours à ces émotions pour le raisonnement pratique en général. Y a-t-il donc lieu de dire que le dégoût aurait un contenu cognitif spécifique et serait seul à pouvoir nous indiquer certains éléments pertinents ? C’est ce que semblent penser les différents auteurs que Nussbaum discute au cours de ces passages, qui soutiennent que le recours au dégoût peut justifier par exemple, d’accorder les circonstances atténuantes pour un crime 6, ou au contraire condamner plus lourdement un crime considéré comme particulièrement « horrible et inhumain », ou encore pénaliser des actes qui ne relèvent pourtant que de la conduite privée des agents. Une partie de la discussion – celle notamment qui a cours autour de la question de l’obscénité – concerne donc la possibilité d’aller au-delà du principe libéral formulé par Mill interdisant de pénaliser tous les actes qui ne causent pas de tort à autrui, mais concernent uniquement l’individu. Si cette défense du recours au dégoût est souvent le fait de penseurs conservateurs, qui s’appuient volontiers sur une rhétorique de la peur de la dissolution sociale 7, Nussbaum discute également des positions comme celle de Kahan, qui propose de faire un usage progressiste du dégoût : selon lui, le dégoût a un rôle spécifique à jouer dans le jugement, parce qu’il indique une sensibilité particulière à la cruauté. L’idée commune à toutes ces positions, 6 Nussbaum cite plusieurs cas de meurtriers d’homosexuels qui ont avancé ce type d’argument pour obtenir les circonstances atténuantes, parfois avec succès. 7 Nussbaum discute, par exemple, le cas d’un spécialiste de bioéthique, chargé par le président Bush de diriger un comité sur la question de la recherche sur les cellules souches et le clonage, et qui suggère de s’appuyer sur la « sagesse inhérente au sentiment de répugnance », qui serait l’unique critère disponible pour « défendre ce qui fait le cœur de notre humanité », cf. Hiding from Humanity, op. cit., p. 72-73 et 79-83. raison pub.indb Sec3:207 28/02/07 19:47:02 208 au-delà de leurs différences importantes, est donc que le dégoût fournit un critère pour reconnaître le mal, et le pénaliser, même lorsqu’il s’agit d’actes qui regardent uniquement la conduite privée de l’individu. Que penser de ce contenu cognitif du dégoût ? Quel est l’objet qu’il désigne en particulier ? L’intérêt de la discussion de Nussbaum est ici de proposer une manière fine de distinguer entre dégoût, peur et indignation. Elle soutient de manière convaincante, que le dégoût repose avant tout sur un rapport à notre corps comme potentiellement vulnérable, et surtout potentiellement « contaminable » par l’objet qui provoque le dégoût. Le dégoût a à voir avec une perception des limites du corps et de ce qui peut en ternir la pureté. Le dégoût n’est pas la peur, dans la mesure où il repose sur une perception beaucoup plus intuitive et moins fiable de ce qui peut effectivement mettre en danger le corps. Mais le dégoût n’est pas non plus l’indignation : celle-ci se dirige contre un type d’acte que nous condamnons ; celui-là est orienté vers un type de personne que nous ne voulons pas être. Quand l’indignation va susciter la condamnation d’un acte particulier, le dégoût, suggère Nussbaum, conduit au rejet beaucoup plus problématique de la personne comme telle. On en vient alors à ce qu’il y a sans doute de plus dérangeant dans le recours à l’émotion de dégoût pour une société libérale et pluraliste, c’est-à-dire aux usages du dégoût. Nussbaum souligne que le dégoût est associé à une rhétorique de l’exclusion et de la séparation : le discours raciste, le discours homophobe sont des exemples typiques d’une pensée qui distingue entre « nous » – les purs – et les autres, objets du dégoût, source d’impureté potentielle. Le dégoût conduit à dire « ceci est autre », « ceci est monstrueux » ; ce qui oriente effectivement vers un type de jugement tout à fait différent de « ceci est condamnable, mais est effectivement une possibilité humaine ». La thèse de Nussbaum rappelle ici celle que soutenait Hannah Arendt sur l’idée de banalité du mal : désigner un crime comme monstrueux est une manière de se protéger contre l’idée dérangeante qu’il est une possibilité humaine que je partage avec le criminel. Contre Kahan, le jugement d’un crime comme spécifiquement cruel ou odieux parce qu’il provoque en nous le dégoût nous place selon Nussbaum sur une pente terriblement glissante, et pas sur la voie d’une réintégration possible : « même lorsqu’un homicide semble pire qu’un autre parce qu’il est particulièrement dégoûtant, on doit se méfier de cette réaction de dégoût, qui est un moyen de nier notre propre capacité au mal » 8. Considérer un criminel avec dégoût, à ce titre, c’est faire déborder le jugement de l’acte sur la personne, à qui l’on retire également le statut d’agent moral. Le dégoût est une forme de protection contre des aspects de notre humanité qui nous dérangent : vulnérabilité du 8 Ibid., p. 75. raison pub.indb Sec3:208 28/02/07 19:47:02 corps, possibilité du mal. En ce sens, elle est une émotion dont l’apport pour la décision juridique est particulièrement douteux : réactions dont une société pluraliste et soucieuse d’une protection des droits de ses membres a toute les raisons de se méfier parce qu’elles « incarnent une aspiration à être un type d’être que nous ne sommes pas, et parce que, en cherchant à satisfaire cette aspiration, elles prennent les autres pour cible » 9. Faire honte aux citoyens ? 209 raison publique n°6 Critiques Les trois chapitres de l’ouvrage consacrés spécifiquement à la honte sont également l’occasion d’une analyse passionnante, en ce qu’elle prend justement pleinement en compte le fait de notre sensibilité à la honte et à la réputation. En ce sens, le recours à la honte et la promotion de certains « shaming punishments », qui est d’abord le fait aux États-Unis d’auteurs de tendance conservatrice, est également proposée, dans une perspective toute différente, par des auteurs libéraux comme Kahan, qui y voient la possibilité d’une réintégration de l’individu, tout à fait compatible avec l’idée d’un respect des droits, de la dignité et du pluralisme. L’idée sous-jacente est de constater l’immense efficace pratique de la honte. Elle est quelque chose à quoi nous sommes de facto extrêmement sensibles. On peut rappeler à cet égard des travaux récents de Philip Pettit et Geoffrey Brennan, qui se sont précisément intéressés à l’immense rôle que joue dans la structuration de la vie sociale la recherche de l’estime 10 : nous sommes des animaux sensibles à la réputation que nous avons auprès de nos semblables, et il est à ce titre tout à fait envisageable de faire jouer cette sensibilité pour la mise en place de normes sociales. En un sens, ces travaux explorent la force de cette « loi d’opinion » dont Locke soulignait, dans l’Essai sur l’entendement humain, l’indéniable efficace pratique : « celui qui imagine que l’éloge et le blâme ne motivent pas fortement les gens à s’adapter aux opinions et aux règles de leur société, paraît peu au fait de la nature et de l’histoire de l’humanité ; pour la plupart, les hommes se dirigent principalement, voire uniquement, d’après cette loi de la coutume : ils pratiquent ainsi ce qui ménage leur réputation dans leur société, sans s’occuper des lois de Dieu ou du gouvernant » 11. Si le fait est indéniable, la question qui se présente est de savoir si la législation d’une société libérale peut et doit y trouver un appui, ou s’il y a lieu au contraire de se méfier d’un recours à la honte, et d’insister sur l’effort qu’une société libérale doit faire tout au contraire pour protéger ses membres contre la honte ? 9 Ibid., p. 75. 10 Brennan G. & Pettit P., The Economy of Esteem. An Essay on Civil and Political Society, New York, Oxford University Press, 2004. 11 Locke J., Essai sur l’entendement humain, trad. J.-M. Vienne, Paris, Vrin, 2001, livre II, chapitre 28, § 12. raison pub.indb Sec3:209 28/02/07 19:47:02 210 C’est de nouveau dans une analyse fine de la genèse de l’émotion de la honte et de son objet spécifique que Nussbaum cherche les éléments de réponse. Elle fait alors largement usage des théories de Donald Winnicott pour souligner que ce qu’elle désigne comme la « honte primitive » trouve sa source dans une aspiration enfantine à la toute-puisssance dont il plus que douteux qu’elle puisse constituer un bon guide pour une législation libérale. La honte est une manière « pour les êtres humains de négocier les tensions inhérentes à leur humanité – c’est-à-dire à la conscience d’être des êtres à la fois finis et caractérisés par des exigences et des attentes exorbitantes » 12. La honte primitive est la réaction au constant de mon impuissance, de mon incomplétude. C’est l’aspect narcissique d’un certain type de honte qui est ici souligné, et son caractère indéniablement ambivalent. Pourtant toutes les hontes ressenties ne relèvent pas de ce type « narcissique » : il y a au contraire des situations où la honte semble bien être la réaction morale appropriée, et où la simple culpabilité semblerait justement une réaction trop faible. Nussbaum prend pour exemple de ce type de honte morale la réaction que suscite la lecture du livre de Barbara Ehrenreich, Nickel and Dimed sur les « working poors » aux États-Unis : il ne cherche pas seulement à montrer que tel comportement précis est injuste, mais plutôt un ensemble de comportements, d’habitudes, de législations, qui entretiennent certains citoyens dans des situations de pauvreté inextricables. Là où la culpabilité désigne un acte, la honte est orientée vers un comportement en général, un ensemble d’habitudes. Ce type de honte, ressenti légitimement à la lecture du livre, a en commun avec la « honte primitive » de me mettre en cause dans mon entier, en tant que personne, plutôt que de se diriger sur une action ponctuelle. Mais, sous un autre aspect, elle est aux antipodes de la honte « narcissique » que décrivait précédemment Nussbaum : loin de reposer sur un fantasme déçu de toute puissance, c’est une honte qui repose sur l’idée que nous n’avons justement pas assez pris en compte la vulnérabilité même commune à tout être humain. « La stratégie du livre d’Ehrenreich est justement de produire ce sens d’une humanité partagée » 13. Toute la question est de savoir si ce type de honte, justifiable sur le plan privé, peut être transposé à l’échelon public : si l’on peut accepter de se laisser « faire honte » à la lecture d’un livre, ou à l’écoute d’un proche, est-ce le rôle de la loi, et donc du public, de renforcer ce type de réaction ? Nussbaum indique nettement la similarité de la thèse qu’elle défend alors avec celles de Mill : c’est bien plutôt la tyrannie de la majorité, la possibilité de la stigmatisation d’un groupe qui est à redouter dans un tel usage public de la honte. « À l’instant où la loi commence à faire 12 Hiding from Humanity, op. cit., p. 173-174. 13 Ibid., p. 213. raison pub.indb Sec3:210 28/02/07 19:47:03 honte aux citoyens, il y a tout lieu de redouter que s’ensuivent dégradation et humiliation » 14. Car l’analyse de la honte proposée ici fait également un usage intéressant des théories de Goffman sur le handicap et la vie sociale. La honte repose souvent sur la désignation, douteuse, d’une distinction entre normalité et anormalité, groupe sain et handicap. Or le handicap, a bien des égards, est construit à partir d’une certaine représentation de ce qu’une société se fait de la normalité : elle aménage l’espace public d’une manière qui le rend utilisable pour un certain type de personnes, mais qui en exclut d’autres. Nous trouvons normal de ne pas construire des escaliers que seuls les géants de Brobdingnag pourraient monter, mais pas nécessairement d’aménager la rue pour les malvoyants : le lien que Goffman souligne entre handicap et stigmatisation est ici repris par Nussbaum dans le cadre d’une interrogation sur ce qu’une société libérale doit au contraire mettre en place pour garantir ses membres contre la honte. 211 « Créer une société libérale n’est pas une simple question d’engagement en faveur du respect mutuel. Les choses seraient aussi simples si la psychologie humaine l’était, si d’autres forces ne tiraient pas en permanence dans un sens contraire au respect mutuel. Mais l’analyse du dégoût et de la honte – assurément partielle – nous montre que les êtres humains ont des relations problématiques à leur mortalité et à leur animalité, et que cette relation problématique n’est pas seulement cause de tension intérieure, mais également d’agression tournée vers les autres. Si les idéaux de respect et de réciprocité doivent avoir quelque chance de prévaloir, nous devons contenir les forces du narcissisme et de la misanthropie qui sont si souvent inhérentes à ces émotions » 15. Le grand intérêt de l’analyse de Nussbaum est ici de proposer une articulation entre ces thèses sur le rôle des émotions dans la vie publique et la théorie politique qui défend les principes libéraux dont nous voulons qu’ils structurent nos sociétés. Selon ses propres termes, son but est ainsi de défendre les principes milliens de respect du pluralisme et de garantie contre la tyrannie de la majorité par un autre chemin. Et ce chemin prend la forme, comme on a pu le voir, d’une mise en exergue du concept de vulnérabilité : nous sommes des êtres à la fois exigeants et vulnérables, tant physiquement qu’affectivement. À ce titre, Nussbaum en vient à souligner l’aspect problématique de l’image du citoyen sur laquelle fait fond la théorie libérale du contrat social. Le citoyen qu’il convient raison publique n°6 Critiques LIBÉRALISME POLITIQUE ET VULNÉRABILITÉ 14 Ibid., p. 242. 15 Ibid., p. 322. raison pub.indb Sec3:211 28/02/07 19:47:03 212 de protéger est typiquement un individu autonome, indépendant, en pleine possession de ses moyens, capable d’assurer une contribution productive à la société. On passe donc sous silence, ce faisant, ces périodes entières de toute vie humaine que sont l’enfance, la maladie, la vieillesse, où les droits du citoyen requièrent justement une protection d’autant plus grande qu’il se trouve dans une situation de vulnérabilité patente. Notre dignité, comme le souligne également Nussbaum, est la dignité d’un « type d’animal particulier », doté d’un corps, de besoins, et de failles, et pas d’un sujet abstraitement autonome. A fortiori, le cas du handicap, de l’anormalité, de quelque manière qu’elle soit construite socialement, n’intervient au mieux qu’en un second temps dans les théories contractualistes : et il y a là assurément un problème non résolu pour une théorie libérale. À travers ces analyses de la honte et du dégoût, et du rôle problématique qui peut leur être assigné dans notre droit, Nussbaum est ainsi amenée à une défense des principes libéraux qui implique de prendre en compte les conditions de la dignité, d’une manière beaucoup plus large et concrète que ce qu’ont pu proposer les théories libérales classiques. Réexamen des présupposés du contrat social auquel est consacré l’ouvrage suivant de Nussbaum, Frontiers of Justice, recensé ici même par Bernard Gagnon. raison pub.indb Sec3:212 28/02/07 19:47:03 ONT CONTRIBUÉ À CE NUMÉRO Jean-Cassien Billier est professeur agrégé de philosophie à l’Université ParisSorbonne. Ses travaux portent sur des questions d’éthique et de philosophie politique. Solange Chavel est ancienne élève de l’École normale, agrégée de philosophie, doctorante en philosophie à l’Université Picardie-Jules Verne, à Amiens. Axel Gosseries est chercheur au FNRS et à l’UCL (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale). Ses travaux portent sur les théories de la justice intergénérationnelle (voir Penser la justice entre les générations. De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris, Aubier Flammarion, 2004), les questions relatives à l’éthique des entreprises ou encore le commerce équitable. Klaus Günther est chercheur à l’Institut für Sozialforschung de Francfort. Après des travaux sur le droit pénal et la légitimation des peines, il s’intéresse actuellement à la question de l’attribution de la responsabilité personnelle en politique et dans le droit. 213 raison publique n°6 Critiques Ronald Dworkin. Professeur à la New York University School of Law, spécialiste de philosophie du droit, il est l’auteur de nombreux ouvrages (entre autres : Prendre les droits au sérieux [1977], Paris, PUF, 1995 ; Sovereign Virtue, Harvard University Press, 2000) qui approndissent la théorie libérale de la justice. Il vient de publier Is Democracy Possible Here ? : Principles for a New Political Debate (Princeton University Press, 2006). Justine Lacroix est docteur en science politique de l’Université libre de Bruxelles et chargée de cours au département de science politique de l’ULB. Ses dernières publications : L’Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ? (Paris, Éditions du Cerf, 2004) et Communautarisme versus libéralisme : quel modèle d’intégration politique ? (Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, coll. « Philosophie et société », 2003). Sandra Laugier est professeur à l’université d’Amiens, auteur de travaux sur la philosophie du langage anglo-saxonne (notamment sur Wittgenstein, Quine et Austin) et la philosophie américaine contemporaine (Stanley Cavell), elle s’intéresse actuellement à la philosophie morale, et en particulier l’éthique du care (voir l’ouvrage dirigé avec Patricia Paperman, Le Souci des autres, EHESS, 2005) et les rapports entre philosophie morale et littérature (voir l’ouvrage collectif Éthique, littérature, vie humaine, PUF, 2006). raison pub.indb 213 28/02/07 19:47:03 Hélène L’Heuillet est maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne. Elle vient de faire paraître La Psychanalyse est un humanisme (Grasset, 2006). Véronique Munoz-Dardé est professeur de philosophie politique à University College, à Londres. Ses travaux concernent notamment le raisonnement pratique, l’idéal politique d’égalité et la justice distributive. Ruwen Ogien, philosophe et directeur de recherches au CNRS. Ses travaux portent sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales. Parmi ses ouvrages récents, on peut citer notamment Penser la pornographie (Paris, PUF, 2003), La Panique morale (Paris, Grasset, 2004) ou encore la direction avec Jean-Cassien Billier du numéro de la revue Comprendre sur « La Sexualité » (Paris, PUF, 2005). 214 Thomas Pogge est professeur de science politique à l’université Columbia à New York. Depuis Realizing Rawls (Ithaca, Cornell University Press, 1989), il s’intéresse à la manière dont la théorie rawlsienne de la justice peut être appliquée à l’échelon international pour formuler une théorie de la justice globale (voir notamment World Poverty and Human Rights, Cambridge, Polity Press, 2002). Dennis Thompson. Professeur à l’université de Harvard, il travaille sur les rapports entre philosophie politique et éthique, à travers les questions de la responsabilité et de la justice des procédures publiques. Il a publié récemment Restoring Responsibility : Ethics in Government, Business, and Healthcare (Cambridge University Press, 2004) et, en commun avec Amy Gutman, Why Deliberative Democracy ? (Princeton University Press, 2004). raison pub.indb 214 28/02/07 19:47:04 BULLETIN D’ABONNEMENT Institution : .................................................................................................. ou Nom :........................................................................................................... Prénom : ...................................................................................................... Adresse : ....................................................................................................... Ville : ........................................................................................................... Pays : ............................................................................................................ Code Postal : ................................................................................................ Abonnement à Raison publique pour 12 mois (2 numéros) – Institutions et particuliers (France et DOM TOM) : 26 euros (frais de port inclus) – Institutions et particuliers (Étranger) : 30 euros (frais de port inclus) – Étudiant (joindre photocopie de la carté étudiant) : 23 euros (frais de port inclus) Année 2007 (deux numéros : 6 et 7) Année 2008 (deux numéros : 8 et 9) Achat au numéro n° 4 n° 6 n° 7 n° 8 n° 5 soit un total de ……. x 14 = ……. euros n° 9 n° 10 à 14 euros Date : ………………………….. Renvoyer ce document dûment rempli, accompagné de votre règlement par chèque à l’ordre de Raison publique, à l’adresse suivante : Raison publique Abonnement 4, impasse VialaF-37000 – Tours Le formulaire d’abonnement est actuellement téléchargeable sur le site de la revue : http://www.raison-publique.fr raison pub.indb 215 28/02/07 19:47:04 raison pub.indb 216 28/02/07 19:47:04