le peuple, la democratie, le populisme

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1
Jacques Gavoille
LE PEUPLE, LA DEMOCRATIE, LE POPULISME
Introduction ..................................................................................................................................................2
I. LE PEUPLE AVANT LE SUFFRAGE UNIVERSEL .................................................................... 3
1°) Naissance du peuple : l’expérience de la démocratie athénienne ...................................3
2°) D’Athènes à la Révolution française ............................................................................................4
3°) L’étape majeure de la Révolution française : la souveraineté nationale ......................5
4°) Au XIXe siècle, un long « dessaisissement du peuple » .......................................................7
II. LE PEUPLE DANS LA RÉPUBLIQUE FRANçAISE ................................................................. 8
1°) Le tournant de la fin du XIXe siècle : la représentation différenciée du peuple ........8
2°) Le peuple d’un après-guerre à l’autre ...................................................................................... 10
3°) Les Trente Glorieuses produisent-elles un peuple nouveau ? ....................................... 11
4°) La société du malaise ...................................................................................................................... 12
III. LES POPULISMES DANS L’HISTOIRE................................................................................. 17
1°) Les populismes revendiqués (hors de France) .................................................................... 17
2°) Les mouvements qualifiés de populistes en France ........................................................... 18
3°) Le Front national dans le paysage électoral français ......................................................... 21
IV. LES DÉBATS AUTOUR DU FN ET DU POPULISME ......................................................... 22
1°) La thèse du national-populisme autoritaire de J.-M. Le Pen ........................................... 22
2°) La généalogie du FN selon les historiens français............................................................... 24
3°) Le FN « bleu marine» : infléchissement réel ou de façade ? ............................................ 25
V. LE POPULISME, RÉVÉLATEUR ET SIGNAL D’ALARME.................................................. 27
1°) Le populisme comme « politique du peuple » ...................................................................... 27
2°) Le(s) populisme(s) des leaders populistes ............................................................................ 28
3°) Propositions ........................................................................................................................................ 29
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 32
Pour cet exposé, fait le 12 mars 2014 dans le cadre d’EPI, il n’a évidemment
pas été tenu compte des élections municipales, et pas plus dans sa rédaction
définitive. Pour une lecture rapide, les notes ne sont pas indispensables.
2
Introduction
La démocratie, placée au centre du titre, est aussi au cœur de nos préoccupations.
Le pouvoir du peuple, la démocratie (de démos, le peuple et de kratos, le pouvoir) est
aujourd’hui l’objet d’espoirs de plus en plus répandus dans le monde, mais, dans les pays
où il est en principe bien installé, il demeure un idéal à atteindre. Expérience faite, la
célèbre définition de Lincoln, « Le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le
peuple » apparaît comme une utopie.
Le mot peuple est un vieux mot qui remonte à l’Antiquité. Il est particulièrement cher à
la gauche, qui se considère historiquement comme sa représentante naturelle. Mais c’est un
mot-piège, qui comporte plusieurs facettes politique, sociale et nationale et pose des
questions embarrassantes. Le peuple inclut-il toute la société ? Comment le représenter
sans le trahir ? Est-il le garant de la démocratie ou son éventuel fossoyeur ? Le peuple
n’est-il pas toujours à construire ?
Le mot populisme (qui vient de peuple) ne remonte qu’à un siècle et demi, et il est de
plus en plus employé, depuis les années 19801, mais à temps et contre-temps, car il désigne
une réalité mouvante selon les pays et les périodes de l’histoire, et en général il a une
connotation péjorative, en raison de son voisinage fréquent avec démagogie et extrême
droite2, dont le sens n’est guère plus précis3. C’est cette diversité qui nous oblige, dans le
cadre de cette réflexion, à nous centrer sur le cas français, sans nous interdire évidemment
quelques ex-cursus. Vaudrait-il mieux abandonner ce mot à tout faire de populisme ? Doitil être nécessairement péjoratif, alors que le mot de peuple est honoré ? Comment
expliquer la montée en puissance des phénomènes qu’il désigne ? Ceux-ci doivent-ils être
ressentis par les démocrates comme un danger ou un signal d’alarme ?
L’opacité de ces notions tient sans doute à « leur double statut d’instruments
d’analyse et d’arme pour la lutte politique » (Max Weber). Parler du peuple et du
populisme conduit donc à l’angoissante question du devenir de notre démocratie dans un
monde qui a déjà beaucoup changé.
Quelques remarques de méthode. On ne peut attendre des réponses toutes faites des
spécialistes de la question, mais, je l’espère, des questions mieux posées, et parfois
embarrassantes pour nous, gens de gauche. Toute définition préalable risque de figer une
notion, aussi beaucoup d’auteurs se contentent-ils de « définitions descriptives ». Il sera
bien entendu question du Front national, mais sans en faire le centre de notre réflexion.
L’appel à l’histoire est indispensable pour comprendre le sens de certains mots, la charge
émotive qu’ils contiennent, leur rôle dans notre imaginaire politique.
1
Pour ne parler que de l’Europe et ne remonter qu’à 2007, des listes électorales dites populistes,
homogènes ou disparates, ont remporté de 10 à 29 % des suffrages dans 15 pays européens (voir Dominique
REYNIÉ, Le sens du peuple, p. 141).
2
3
J.-F. SIRINELLI, « L’extrême droite vient de loin », revue Pouvoirs, n°87, 1998, p.5-19.
Le vocabulaire que nous a légué l’Antiquité est lui-même source de confusion… De « démos » grec, on
a tiré « démocratique » (mot positif pour la gauche) mais aussi « démagogique » (négatif) ; de « populus »
latin vient « peuple » (mot positif par excellence pour les démocrates), « popularité », « populaire » (positif,
sauf pour les « aristocrates » de tous genres) et « populisme » (négatif), « plèbe », « populace » et « populo »
(méprisants).
3
I. LE PEUPLE AVANT LE SUFFRAGE UNIVERSEL
Entendons par là le suffrage universel honnêtement pratiqué (ou presque…), qui, en
France, n’existe pas avant les années 1870-1880.
1°) Naissance du peuple : l’expérience de la démocratie athénienne
Dans l’Antiquité, la cité (polis en grec, civitas en latin) est un mode d’organisation
politique très répandu, hors des grands empires comme l’Égypte ou la Mésopotamie. Elle
est, sur un territoire délimité, une communauté souveraine, qui élabore ses grands choix et
ses lois, par délibération et décision collectives.. Athènes aux Ve-IVe siècle av. J.-C. a
retenu l’attention, non seulement à cause de son héritage dans les arts et les lettres, mais
parce qu’elle a « inventé » la démocratie.
• Des nouveautés fondamentales apparaissent alors : 1°) La liberté dans le respect de la
loi (liberté de parole particulièrement). 2°) L’égalité de tous les citoyens devant la loi, et
progressivement en matière de droits politiques : les décisions ne dépendent plus d’un seul
(monarchie) ou de quelques-uns (oligarchie ou aristocratie), mais de la majorité, principe
fondamental, qui implique le poids déterminant des pauvres (évidemment majoritaires dans
la population) 4. 3°) L’organisation d’un scrutin public. 4°) L’acceptation des décisions
par la minorité (les notables souvent). En regard de ces droits, le citoyen a évidemment des
devoirs, la défense de la cité (le citoyen est un guerrier), l’impôt, la discrétion.
• Certes, les conditions étaient bien différentes de celles de notre temps : 1)
L’Attique était un petit territoire. 2) On comptait entre 20 000 et 30 000 citoyens
seulement. 3) La démocratie était directe (tout citoyen pouvait voter à l’Assemblée). 4) La
cité existait avant le citoyen, elle n’était pas la réunion volontaire, contractuelle,
d’individus libres.
• Cependant des problèmes encore actuels ont déjà été posés : 1 - Comment définir
la citoyenneté, le peuple des citoyens, le démos ? Par des exclusions : femmes, jeunes
gens, étrangers libres, esclaves, c’est-à-dire les deux tiers ou les trois-quarts de la
population. Cependant, nouveauté stupéfiante, même ceux qui travaillent de leurs mains,
sont citoyens ! 2 - Comment réaliser l’égalité politique dans une société où les
compétences sont très inégales5 et assurer une paix civile presque continue pendant deux
siècles6 ? La division du peuple en classes censitaires permet d’exclure les citoyens les
plus pauvres de certaines hautes fonctions. 3 - Comment faire participer les plus
éloignés et les plus pauvres des travailleurs ? Par la création d’indemnités pour le service
militaire (rameurs sur les navires), pour certaines charges, puis pour la participation à
l’Assemblée où s’acquiert le savoir politique pratique. 4 - Comment éviter les pressions ?
Par le tirage au sort pour certaines fonctions pas trop techniques. 5 - Comment voter ? Le
plus souvent à main levée. 6 - Comment maîtriser la classe de professionnels de la
politique qui se constitue ? En effet, la maîtrise de la parole est indispensable, et, de fait,
réservée aux orateurs ou « rhéteurs », parfois appelés « démagogues » de manière non
péjorative (de démos et d’agein, conduire) ? Par le contrôle des magistrats (la reddition de
comptes), l’ostracisme (exil de dix ans), l’accès du peuple à la fonction de juge.
4
Pour les décisions majeures, il fallait au moins 6 000 votants. L’Assemblée (en plein air) ne pouvait
contenir que 9 000 personnes.
5
Formule de Myriam Revault d’Allonnes : « Il est juste que tous soient égaux, mais comment faire quand
les compétences, elles, ne le sont pas ? (Le Monde 15.07.2011).
6
Il y eut deux crises à la fin du Ve siècle en 411 et 404/3 avec le retour de l’oligarchie au pouvoir.
4
• Ce système politique a été critiqué dès l’origine, à la fois pour des raisons d’ordre
pratique (Athènes n’a pu conserver son empire et a été vaincue en 322 par la Macédoine)
et d’ordre théorique (par de nombreux penseurs et parmi eux les plus grands philosophes).
Ont été dénoncés les excès de la liberté : 1 - Les violences populaires. 2 - Ègalité
excessive : ouverture des fonctions publiques et système des indemnités qui donne le
pouvoir à des pauvres, des ignorants, des incompétents dominés par leurs passions, qui
dilapident l’argent publique. La chute d’Athènes s’expliquerait ainsi par le choix populaire
de dépenser pour les fêtes et non pour l’armée. 3 - Plaie des démagogues.
On comprend qu’Athènes reste un sujet de réflexion pour les démocraties modernes, et
qu’en un sens son histoire soit rassurante pour nous : les difficultés de la démocratie ne
tiennent pas à une déliquescence contemporaine mais à ses principes mêmes.
2°) D’Athènes à la Révolution française
• Le long oubli de la démocratie
Le peuple reste source de légitimité, mais de manière toute théorique. Pendant presque
deux millénaires, institutions et pensée politique ne sont pas démocratiques7.
Quelques observations : • Le sens nouveau, fortement péjoratif, pris à Rome, où la
République était de type oligarchique, du terme de plebs, plèbe, qui désigne le bas peuple,
la populace. • L’élection n’a pas disparu, mais elle a lieu au sein de communautés diverses
(monastères, communes, métiers…), dans une société hiérarchisée et hétéronome8 • Au
XVIe siècle, la connaissance d’Athènes s’améliore avec celle de la langue grecque,
l’individu apparaît avec la Réforme. Mais c’est la monarchie qui est préférée, avant tout
comme garantie contre les violences populaires • Des historiens comme Roger Dupuy ont
soutenu qu’il y eut une politique du peuple » dès l’Ancien Régime, entendons par là une
politique propre au peuple, venue du peuple et dont l’État a dû tenir compte : pour lui, le
rôle joué par le peuple pendant la Révolution n’a pu surgir du néant, il s’est manifesté au
XVIIe-XVIIIe siècle principalement sous le forme de révoltes antifiscales, que l’État a
réprimé mais dont il a dû tenir compte9.
7
La Rome républicaine (fin du IVe-fin du 1er siècle) possédait les institutions d’une cité (assemblée
populaire, conseil et magistrats), mais elle fonctionnait autrement. Athènes était alors admirée pour son
rayonnement culturel, mais son régime politique n’intéressait plus sinon pour être critiqué. Il l’était encore
plus au temps de l’Empire romain, des royaumes barbares, du Saint Empire romain germanique, même si
théoriquement le souverain tire sa légitimité de Dieu et du « peuple ». C’est Rome qui est le modèle.
Dans les cités-républiques du Nord de l’Italie aux XIIe-XIIIe siècles, indépendantes de l’Empereur et
du pape, qui s’administrent elles-mêmes, le thème de la liberté reprend de l’actualité, mais pas celui de
l’égalité. Elles nous ont légué, d’une part, la question du bon gouvernement (« organiser la mésentente qui
préside à toute société » selon P.Boucheron), et, d’autre part, le thème de l’opposition entre le popolo grasso
et le popolo minuto, « le peuple et les gros », si souvent repris par la suite.
8
Hétéronomie (de hétéros = autre et nomos = loi): la légitimité vient d’un autre que l’individu, elle vient
de Dieu (et de ses représentants…) le plus souvent.
9
Dupuy s’oppose ainsi aux historiens bourgeois du XIXe siècle (sauf Michelet) et aux historiens
marxistes du XXe siècle qui voyaient dans la Révolution française une révolution « bourgeoise » donc le
triomphe des Lumières, proposition étrange quand on sait que la France compte au moins 90 % de paysans à
la fin de l’Ancien Régime. Pour Dupuy, le populisme n’apparaît pas soudainement en 1887 avec le
boulangisme, mais lors des révoltes paysannes de l’Ancien Régime, souvent antifiscales (cf. les « bonnets
rouges » de 1673-1674), puis dans le rôle politique spécifique des paysans et du petit peuple urbain au cours
de la Révolution avec les résistances paysannes et les journées révolutionnaires, puis en 1830, 1848 et 1871
(avec la Commune, dernière manifestation du populisme démocratique).
5
• Le renouveau de la question du peuple au XVIIIe siècle
- Les Lumières
Sauf exception, les Philosophes admirent la liberté10 mais restent hostiles au pouvoir
populaire potentiellement dangereux (cf. Montesquieu, Voltaire, et même Rouseau).
Rousseau pose la question majeure de la représentation politique. Dans le Contrat
social (1762), il refuse toute délégation de la souveraineté du peuple, aussi bien au roi
absolu qu’à un gouvernement représentatif. Mais il est sans illusion : « S’il y avait un
peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne
convient pas aux hommes »11, mais, optimiste, il voit dans l’éducation la possibilité de
la création d’un homme politique.
- Les Etats-Unis mettent en œuvre, à leur manière, les nouveaux principes12.
3°) L’étape majeure de la Révolution française : la souveraineté nationale
Le peuple (social) devient alors un acteur de l’histoire (politique). Il se
manifeste d’abord dans les cahiers de doléances13, lors des élections au États
généraux (au corps électoral très large) devenus Assemblée nationale constituante, et
surtout lors des journées révolutionnaires14, au cours desquelles ce ne sont pas
toujours les mêmes groupes populaires qui se manifestent.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est un texte
fondateur. Tout citoyen bénéficie d’une égalité en droit : disparaissent la société
d’ordres, clergé, noblesse privilégiés et tiers état. En 1791, le décret d’Allarde et la loi
Le Chapelier en 1791, au nom de la liberté d’entreprendre, interdisent les
associations professionnelles (jurandes, métiers, etc.), refusent le droit de grève, et le
droit syndical. L’encadrement social, les corps intermédiaires disparaissent au profit
des individus. Le principe de la liberté individuelle est acquis et figure ensuite dans
les constitutions (sinon dans les faits comme au temps de la Terreur), mais il s’agit
d’une liberté abstraite.
10
Le rôle croissant du Parlement en Angleterre suscite un intérêt nouveau pour Athènes, et aiguise la
curiosité des historiens et des philosophes, celle de Montesquieu notamment.
11
Rousseau se demande comment « une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce
qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi
difficile qu’un système de législation » (Contrat social, livre I, chapitre 6, cité par M. Revault d’Allonnes.)
Selon cet auteur, la conception de Machiavel est plus riche d’avenir : « Mes peuples, bien qu’ignorants, sont
capables de vérité » (Le Prince).
12
La constitution de 1787 crée la première république démocratique moderne, proclame la souveraineté
absolue du peuple (« We the People of the United States »). Mais une vive hostilité se manifeste à l’égard du
pouvoir populaire. Aux idées démocratiques se mélangent les principes oligarchiques (rôle de la propriété).
Le système représentatif est institué ; les trois pouvoirs exécutif, législatif (à deux chambres) et judiciaire
sont séparés ; une organisation fédérale est choisie. Mais il faut attendre l’issue de la guerre de Sécession
(1861-1865) pour que soient réglées, au moins théoriquement, les questions pendantes : abolition de
l’esclavage, égale protection de la loi pour tous les citoyens, primauté de l’État fédéral sur les États fédérés.
13
Même si les rédacteurs en étaient souvent des bourgeois.
Manifestations parfois paysannes (la Grande Peur du 20 juillet au 16 août 1789 qui explique la nuit du
4 août), mais le plus souvent urbaines, voire parisiennes, dominées par les « sans-culottes » : prise de la
Bastille (14 juillet 1789), journées d’Octobre 1789, insurrection du Dix août 1792, Terreur (septembre 1792,
septembre 1793-juillet 1794), surveillance permanente du travail des députés. Il faudrait ici analyser la
composition sociale de la sans-culotterie parisienne.
14
6
En ce qui concerne les institutions, l’article 6 laisse ouvertes toutes des
possibilités : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit
de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». Il est
imprécis sur deux points, qui seront précisés par les Constitutions de 1791 (encore
monarchique), 1793 et 1795 (républicaines, la première non appliquée). Les
institutions manifestent une forte défiance à l’égard du peuple :
1 - Il n’est pas question de volonté populaire mais de volonté générale, pas
question du peuple mais des citoyens, ce qui conduit à des exclusions : d’une part, les
anciens privilégiés sont, dans l’esprit des révolutionnaires, exclus du peuple en
raison de leur inutilité et de leur hostilité à la Révolution ; d’autre part, les plus
pauvres sont exclus du corps électoral par un système censitaire à deux degrés.
Aussi, sous la Révolution, parle-t-on plutôt de nation que de peuple, d’assemblée
nationale et non d’assemblée populaire. Certes, la citoyenneté est ouverte à tous, mais
à certaines conditions : seuls possèdent le droit de vote effectif les citoyens dits
actifs, qui, payant des impôts (alors assis surtout sur la propriété foncière), sont
considérés comme « éclairés ». C’était une manière de surmonter l’une des tensions
majeures de la démocratie, entre l’égalité politique et l’inégalité sociale.
2 - Le choix est laissé entre une démocratie directe ou une démocratie
représentative. Le système représentatif l’emporte15 : le pouvoir réside dans une
Assemblée (unique) élue au suffrage direct. Mais comment représenter sous le
signe de l’égalité politique quand la société est inégale ? Les difficultés de la
représentation ne sont pas le résultat d’un dévoiement postérieur, elles sont au
principe même de la représentation : il est plus difficile de représenter une société
d’individus qu’une société d’ordres, une forme abstraite qu’une forme organique.
L’idée des révolutionnaires est que la société politique est une et ne représente pas la
diversité sociale (P. Rosanvallon parle d’« antipluralisme radical », ou de
« monisme »).
Théoriquement, le représentant ne doit pas se distinguer par sa naissance, sa
richesse, son savoir, la déférence sociale, mais par deux vertus, le mérite et la
confiance ; le crédo démocratique assure que les citoyens sont capables de les
discerner. La volonté de ne pas former une nouvelle aristocratie est évidente, mais
tout risque n’est pas écarté..
Sous le Consulat et la Constitution de l’An VIII, le suffrage universel est établi, mais
le vote ne comporte pas d’élection : il établit des listes de notabilités parmi lesquelles
le gouvernement choisit fonctionnaires et membres des assemblées. Roederer16
formule le principe : « L’aristocratie élective et la démocratie républicaine sont
une seule et même chose ». En réalité la souveraineté est déléguée au Premier
Consul puis à l’Empereur. Des plébiscites ratifient les décisions déjà prises. Rome est
redevenue le modèle.
15
Le terme de « démocratie représentative » a été employé pour la première fois aux USA par Hamilton
en 1777.
16
L’un des maîtres d’œuvre de la réorganisation de l’administration après la Révolution.
7
4°) Au XIXe siècle, un long « dessaisissement du peuple » 17
• Le peuple politique
. Le système censitaire est maintenu jusqu’à la Révolution de 1848 malgré les
protestations des républicains. Le suffrage universel direct (masculin) est instauré
définitivement sous la Seconde République. Menacé en 1849, il est restauré sous le Second
Empire, mais contrôlé, faussé par un gouvernement autoritaire.
• Le peuple social
De 1830 à 1848, s’épanouit le mythe du Peuple chez les républicains et les socialistes,
dans les arts (Delacroix : « La liberté guidant le peuple »), dans les lettres (Michelet,
Hugo) : c’est du Peuple que viendra le progrès et l’unité18. Le thème de la barricade revient
souvent.
La Révolution de Février 1848 a été un temps d’unanimisme romantique très bref et très
équivoque). Les divisions profondes du peuple de France, apparaissent dès les Journées
de juin, avec la répression de la grande révolte ouvrière (qui est le fait du monde de
l’artisanat plutôt que des prolétaires des manufactures encore peu nombreuses). Le
suffrage universel sanctionne cette division : le peuple des campagnes, encadré par ses
notables conservateurs (aristocrates, bourgeois, clergé) s’oppose au peuple des villes jugé
révolutionnaire. Deux décennies plus tard, la Commune de Paris (1870-1871) face à
l’Assemblée nationale renforce encore l’antagonisme des « Deux France ».
• Le peuple national
Il s’est constitué au cours des guerres de la Révolution (à Valmy, on crie « Vive la
nation ») et de celles de l’Empire dont le souvenir reste très présent. La sympathie des
républicains est vive à l’égard du mouvement des nationalités en Europe (mais celle de
Napoléon III l’est aussi). En 1871, la défaite et l’insurrection de la Commune devant
l’ennemi font douter de la solidité du sentiment national.
• Les leçons de 1848 :
- Pour les modérés, il est devenu évident, contrairement à ce qu’espérait Lamartine,
que le suffrage universel ne règle pas la question sociale.
- Pour les républicains déçus, le suffrage universel doit être complété « par la
conscience lucide, l’esprit critique, l’éducation aux valeurs du Droit »19, autrement dit par
un immense travail d’éducation, de « démopédie ».
- Pour les travailleurs, l’émancipation économique ne peut venir que de leur action
collective, du mouvement ouvrier sous ses trois aspects, le socialisme, le syndicalisme et la
coopération.
- Chez les socialistes, deux conceptions s’opposent (Julliard) : 1°) celle des
compromis interclassistes type Bloc des gauches (lois sociales) qui permettent l’unité de
la nation (Michelet et après lui la tradition radicale et social-démocrate de Jaurès et Blum),
17
La formule est de J. Julliard.
18
Deux penseurs s’attachent à redonner corps au peuple : Michelet (Le peuple, 1846) qui voit dans la
nation une personne, Proudhon (La Démocratie, 1848), qui se méfie de l’atomisation provoquée par le
suffrage universel et recommande la formation de groupes vivants, sans toutefois revenir à l’Ancien Régime
(ce qui ne va pas sans difficultés).
19
AGULHON, XXe siècle, n° 56, p. 226 .
8
2°) celle de la lutte des classes (Marx et après lui Sorel et la tradition communiste), pour
laquelle le peuple n’existe pas, c’est la classe (ouvrière) qui est la réalité.
II. LE PEUPLE DANS LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Ainsi, pendant près d’un siècle, de 1789 à 1880 environ, politique et société ne font pas
bon ménage : la représentation politique du social n’a pas trouvé de solution. La
conception révolutionnaire d’un peuple un, formé d’individus égaux, abstraits ne pouvait
rendre justice à une réalité marquée par la diversité, parfois l’hostilité des groupes.
« Comment redonner chair à la démocratie ? »20. Comment organiser la représentation
sensible du peuple ? Comment « penser simultanément la diversité sociale et
l’universalisme civique » ? Ccomment sortir du « siècle des révolutions » (1780-1880)21 ?
Après 1880, la question du peuple se pose en termes différents. Le suffrage universel
fonctionne désormais à peu près normalement. Grâce à lui, au service militaire, à la
scolarisation et au journal à bon marché, on entre dans l’ère des foules ou des masses (cf.
le livre célèbre de Gustave Le Bon, La psychologie des foules, 1895). Les pouvoirs en
place doivent tenir compte de ce que l’on nomme l’opinion publique, tenter de limiter les
contestations par des réformes fournissant une alternative aux passions populaires et aux
revendications de démocratie directe22.
1°) Le tournant de la fin du XIXe siècle : la représentation différenciée du
peuple
La célèbre phrase de Le Chapelier (« Il n’y a plus de corporations dans l’État, il n’y a
plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ») est de plus en plus
contestée. Désormais, l’idée s’impose que l’individualisme universaliste ne suffit pas, que
le social avec ses particularités doit être lui aussi représenté. Bref, qu’il faut inventer ce
que Rosanvallon appelle « la démocratie d’équilibre », qui domine en France pendant un
siècle environ, jusque dans les années 1980.
a) Des propositions sont élaborées : • Une représentation séparée des ouvriers sous
la forme de candidatures autonomes, ce qui rompt avec l’universalisme révolutionnaire23. •
Une vision moins arithmétique, plus sociologique de la politique, illustrée par Émile
20
Pierre ROSANVALLON, Le Peuple introuvable, p. 87. Nous allons le suivre dans ses recherches sur
ce qu’il appelle la « démocratie d’équilibre ».
21
Selon l’expression de François Furet.
22
Sur le plan intellectuel, la référence à Athènes devient courante (cf. Gustave GLOTZ, La cité grecque,
1926). Athènes devient le modèle de la IIIe République. Moses FINLEY, plus tard, entre les années 1950 et
1985, montre plus de réserves en raison de l’esclavagisme et de l’impérialisme.
23
Les bourgeois ne peuvent représenter les ouvriers, ne connaissant pas leurs conditions de vie; le
sentiment de séparation, d’une identité propre, s’est accentué avec les mutuelles, coopératives, syndicats. Les
libéraux et républicains refusent cette perspective, les électeurs ouvriers aussi… L’échec est total mais l’idée
subsiste : dans cette conception, l’élu ouvrier est le symbole du groupe quelle que soit sa compétence (cf. la
décision de l’Association internationale des travailleurs (AIT) de ne pas compter de bourgeois parmi ses
délégués, ce qui excluait Marx). Les républicains répondent à l’idée de séparation par divers compromis
sociaux, et surtout par l’élitisme républicain grâce à l’école. Celui-ci a fait naître beaucoup d’espoirs, réalisé
de nombreuses promotions, mais reporté sur l’individu la responsabilité de son destin.
9
Durkheim, qui regrette « l’absence de cadres secondaires intercalés entre l’individu et
l’État ». • Les projets d’ordre politique finissent par se réduire à une seule question : la
représentation proportionnelle au Parlement considérée comme un moyen de pacifier la
société et d’éviter le face à face du bipartisme.
b) Les réformes autour de 1900 : l’idée de la restauration de corps intermédiaires
se traduit par une série de lois fondamentales sur les syndicats (1884), la mutualité
(1898) et les associations (1901)24.
1 - Les partis. Pendant longtemps le mot a été péjoratif, synonyme de coteries, de
factions, réunies autour de personnalités rivales ; ils sont donc condamnés par le monisme
révolutionnaire au même titre que les corporations. Au XIXe siècle, il désigne de vagues
groupements fondés sur l’idéologie (Parti de l’Ordre, Parti démocrate, etc.).
Ce n’est qu’à la fin du siècle et surtout au début du XXe siècle, que le parti organisé
devient le moyen par excellence de l’expression de la société dans une atmosphère apaisée,
ou, pour leurs adversaires, de l’encadrement des masses. On notera la création du Parti
radical et radical socialiste en 1901 et de la SFIO en 1905. Le parti installe le pluralisme
social dans la légitimité démocratique, comme un moyen de faire triompher l’esprit
d’association, de substituer la médiation, la négociation à la violence des foules. La
proportionnelle revendiquée prend alors toute sa signification.
Mais, le système des partis comporte des dangers : figer les classes sociales,
confisquer la souveraineté au profit des notables et des parlementaires, voire des
appareils de partis devenus une oligarchie bureaucratique (les groupes parlementaires
naissent en 1910, la liberté de vote des députés se réduit au cours de ces années)25.
2. Le syndicalisme26 et la législation du travail. C’en est fini avec l’ère
anticorporative inaugurée en 1791.
Mais, en France, le syndicalisme d’action directe (Émile Pouget, Hubert
Lagardelle… ) se refuse aux compromis en se plaçant dans la filiation du séparatisme
ouvrier des années Soixante : ils se défient des partis ; pou eux, la démocratie est formelle
non par déviation mais par essence, la représentation est trahison. Ce sont ces principes
que proclame la Charte d’Amiens de 1906. Une telle attitude comporte des dangers : des
affinités avec les modes de représentation de l’Ancien Régime, un mépris de l’homme
moyen qui peut aboutir pour une minorité active à une certaine défiance à l’égard du
peuple.
24
Il faut y ajouter les lois sur la liberté de réunion (1881, 1907).
25
La question du parti de classe. Les premiers congrès ouvriers en 1876, 1877, 1878 sont dans la
filiation du Manifeste des Soixante : ils se veulent purement ouvriers, sont très critiques à l’égard du poids
acquis dans les assemblées par les avocats (45 % en 1881). Mais en leur sein, dès 1879, la position politique
prévaut sur la position sociale, ce qui engendre des scissions. Les espoirs des socialistes nés lors des élections
de 1893 ayant été déçus par celles de 1898, il devient évident qu’il leur faut accepter employés,
fonctionnaires et même bourgeois modestes : le POF compte peu d’ouvriers dans ses instances. Ce qui
suscite la défiance des syndicats, contrairement à ce qui se passe au Royaume-Uni et en l’Allemagne, et fait
du Parti socialiste un parti de classe idéologiquement intransigeant (langage marxiste, discipline de vote). La
scission communiste de 1920 affaiblit l’idée de parti de classe ; mais l’essor du PC à partir de 1936 en fait,
selon certains auteurs, un parti de type social-démocrate.
26
Ce sont les accords de fin de grève vers la fin des années 1880 (négocié pour tous par le comité ou le
syndicat qui a mené la grève) ; les « conventions collectives de travail » (qui puisent dans le droit privé et le
droit public et aboutissent à la loi du 25 mars 1919) ; les délégués élus du personnel ouvrier (aboutissant aux
accords Matignon de 1936) ; les règles de la représentativité syndicale (loi du 24 juin 1936 qui rompt avec le
droit traditionnel du contrat).
10
3 - Des organismes consultatifs. Ils ont pour fonction d’associer les travailleurs aux
décisions d’ordre économique et social dans un but d’apaisement ; il sont un complément
et non un substitut de la représentation parlementaire qui doit avoir le dernier mot :
Conseil supérieur du travail (1891), Conseil national économique (1925, réformé en
1936). Ces organismes sont appelés à collaborer avec le Ministère du travail (1906)27.
c) À la veille de 1914, un nouveau modèle républicain s’impose, qui parvient à
limiter les tensions. 1°) le suffrage universel (d’usage fréquent et relativement libre)
consolide le régime, en faisant la conquête de masses paysannes encore attachées à la
religion (elles vont à la messe mais votent radical) ; 2°) Des rapprochements s’opèrent
(d’un côté les républicains se convertissent à une politique sociale, de l’autre les jaurésiens
croient à une révolution possible dans un cadre démocratique et même parlementaire).
Ces succès explique la possibilité de l’Union sacrée en 1914 : sous le signe de la patrie
en danger, le peuple national englobe les deux autres, le peuple social et le peuple
politique.
2°) Le peuple d’un après-guerre à l’autre
La Grande Guerre renforce encore l’importance de l’opinion… et les techniques de
manipulation des masses : la concentration des pouvoirs, la censure, la propagande. Après
la guerre, le peuple devient pour tous les régimes un « partenaire obligé » (J.-J. Becker).
Dans les démocraties, les sondages apparaissent (Gallup en 1935, IFOP en 1938, SOFRES
en 1950 (Churchill n’en tient pas compte, Roosevelt si mais sans s’y plier).
Après un certain consensus politique au lendemain de la guerre (extension de la
démocratie, lois sociales), les modèles européens se diversifient : bolchevisme (dès
1917), fascisme italien (1922), nazisme (1933) fondés, disent-ils, sur le peuple, mais en
réalité sur le primat de la classe, de la nation ou de la race.
La République résiste en France, mais elle est menacée par de véritables dissidences :
les Ligues nationalistes d’extrême droite et le Parti communiste dans sa phase classe contre
classe (de sa naissance en 1920 au changement radical de la politique stalinienne en 1935).
Renaît après cette date un « peuple de gauche » (de gauche seulement) au temps du
Front populaire puis à la Libération28. Pendant une dizaine d’années, il atteint à une
véritable visibilité, la tradition ouvrière est à son apogée, les mots « peuple » et
« populaire » sont à la mode (MRP, RPF). Aux droits traditionnels, les États-providence
ajoutent alors les droits dits de deuxième génération, issus du réformisme démocratique
(protection sociale et services publics).
27 En 1891 est créé par décret un Conseil supérieur du travail, consultatif, avec, sur 50 membres, 10
représentants ouvriers nommés par les chambres syndicales (ce qui était reconnaître la représentativité des
syndicats, bien qu’un ouvrier seulement sur 40 ait été syndiqué). Même volonté de reconnaître le social et de
combattre la montée des socialistes avec la création d’un ministère du Travail en 1906 (premier titulaire
Viviani, un socialiste indépendant). La guerre de 1914-1918 donne un poids accru aux questions
économiques, donc aux professions, aux corps intermédiaires, aux accusations portées contre l’État d’avoir
fait preuve d’incompétence et à l’idée d’une représentation des forces vives de la nation (économiques et
sociales surtout). C’est la CGT qui prend l’initiative de créer son propre Conseil économique du travail, peu
efficace dans la réalité , mais tournant capital dans l’idéologie syndicale. Il faut attendre le Cartel des gauches
pour que soit créé par décret (16 janvier 1925) un Conseil national économique, consultatif aussi, qui
compte 90 représentants du travail sur 141, nommés, comme les autres, par leurs organisations
professionnelles, dont le statut est précisé par la loi du 19 mars 1936.
28
Après l’épisode de deux ans de l’alliance germano-soviétique (23 août 1939-22 juin 1941).
11
Mais, par ailleurs, la France envahie s’est divisée et les efforts de de Gaulle pour
ressusciter un peuple unanime ont fait long feu. Certes, l’extrême droite est réduite au
silence pour longtemps. Mais, dès 1947, la guerre froide divise à nouveau le peuple de
gauche. À deux occasions, il aurait pu renaître : mai 1968 et mai 1981, mais les illusions
se sont vite dissipées. Désormais, le peuple n’est plus présent que dans le texte des
constitutions et dans les références gaullistes et communistes, mais ce n’est pas le même…
Quant aux réformes de la fin du XIXe siècle concernant la représentation, elles
aboutissent à des résultats modestes : 1 – Les partis et les syndicats restent relativement
faibles et n’acquièrent pas une solide légitimité. 2 – La proportionnelle a été adoptée de
1919 à 1927 puis de 1946 à 1958, mais un système de panachage ou d’apparentements (en
1957) en ont compliqué et discrédité le fonctionnement. 3 – Les projets de deuxième
chambre économique n’aboutissent pas (cf. le non au référendum de 1969).
3°) Les Trente Glorieuses produisent-elles un peuple nouveau ?
1 - Le peuple politique est victorieux, du moins à l’Ouest. Mais les germes des
difficultés ultérieures sont déjà là : d’une part, la culture des droits de l’homme donne à
l’individu un rôle de premier plan, d’autre part, les institutions nationales et
internationales exercent un poids croissant, et l’impression prévaut que les élus ne
maîtrisent plus grand chose à cause d’instances de contrôle non démocratiques.
2 - Au cours des Trente Glorieuses29 s’est établie en France une société industrielle
fondée sur le taylorisme et une main-d’œuvre peu ou pas qualifiée, qui génère une
croissance économique à peu près régulière et exceptionnellement importante (5,3 % l’an
de 1949 à 1973). Le peuple social s’en trouve transformé. Une partie de la croissance
bénéficie aux catégories populaires, qui sont, grâce à l’État-providence mieux logées (dans
les grands ensembles de banlieue), mieux éduquées (la massification de l’enseignement
permet le fonctionnement de l’ascenseur social), mieux soignées, mieux protégées des
aléas de la vie.
Cependant, déjà les repères sociaux commencent à se brouiller. Certes, la classe
ouvrière classique est à son apogée, avec ses fortes institutions syndicales (CGT) et
partisanes (PC), mais une partie entre ou rêve d’entrer dans une classe moyenne de plus
en plus importante, de devenir partie prenante de la nouvelle société de consommation.
L’État-providence, par la redistribution et les taux d’imposition fait naître de nouveaux
groupes sociaux. Le ver de l’individualisme est dans le fruit. Selon Louis Bouvet, « La
figure du peuple n’a plus de place dans une société des individus devenue celle d’une
classe moyenne consumériste à l’âge d’une solidarité institutionnalisée »30. La
modernisation économique prend le pas sur tout autre dessein collectif ; la consommation
de masse et la division du travail font de l’individu un travailleur-consommateur. Les
classes moyennes semblent devoir former un peuple d’un genre nouveau.
3 - Le peuple national, divisé sous l’Occupation, semble réconcilié à la Libération,
mais les divisions renaissent avec la guerre froide, la décolonisation et la guerre d’Algérie.
29
Cf. l’ouvrage classique de Jean FOURASTIÉ, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946
à 1975, 1979. Plusieurs auteurs, Henri Mendras, un sociologue, Jean-François Sirinelli, un historien, ont
présenté les années 1965-1985, comme « la seconde révolution française » ou « les Vingt décisives ».
marquées par la fin du rattrapage d’après-guerre et celle des guerres coloniales, le déclin de la France rurale,
l’essor des communications modernes, l’urbanisation, les loisirs, le petit écran, etc., et qui se terminent avec
les conséquences du tournant de la rigueur de 1983.
30
L. BOUVET, Le sens…, p. 126
12
Par ailleurs, la construction européenne prive le peuple d’ennemi proche (qui fut, hélas,
la meilleure garantie de son unité).
Pour citer J. Julliard, « Tronçonné par des lignes de partage invisibles qui quadrillent la
société française et qui ne doivent plus guère au passé ; miné de l’intérieur par
l’individualisme des jouissances [le peuple] quitte doucement la scène sans fracas ni
scandale, accompagné de la considération de chacun et de l’indifférence de tous. Le monde
moderne est sans pitié pour ses accoucheurs. »31
4°) La société du malaise
La première responsabilité est attribuée spontanément à l’économie. La grande
croissance s’achève statistiquement en 1973-1975 avec les crises pétrolières (le mot crise
est ici approprié), psychologiquement vers 1980, lorsque les chiffres du chômage
deviennent inquiétants, ou vers 1985 après la déception du tournant de la rigueur sous
Mitterrand. Il s’agit, cette fois, d’un phénomène qui a de tout autres dimensions qu’une
crise économique. D’abord, elle dure trop longtemps sous des formes variées32 ; ensuite,
elle prend la dimension d un changement de civilisation (non seulement la société, mais
la politique et la nation sont touchées), qui a des racines dans les Trente Glorieuses, trop
vite considérées rétrospectivement comme un âge d’or ; enfin, le phénomène est européen.
Depuis les années 1980, la société est devenue illisible, instable, en perte d’identité,
sans avenir prévisible, donc difficile à représenter, à tous les sens de ce mot. Ce qui
provoque une large désaffiliation, l’apparition de clivages, et par là même la crainte de
perdre son identité et la peur de l’avenir33.
• Clivage entre perdants et gagnants de la mondialisation
Les Français sont les champions du pessimisme (60 % voient dans le mondialisation
économique un danger individuel et collectif, 75 % des ouvriers et 30 % des cadres).
Lucidité ou névrose ? Certes, leurs handicaps sont bien réels (chômage de masse, déficits
excessifs, compétitivité en recul, faiblesse des PME), mais ils disposent d’atouts souvent
ignorés. Le contraste avec le passé du pays et l’ambition encore actuelle de jouer un rôle,
d’avoir encore un modèle à proposer, contribuent à ce sentiment de régression, de
« décadence ». Mais surtout, celui-ci est inégalement partagé : une partie de la société est
mondialisée, l’autre non.
Les difficultés accrues d’accès à la classe moyenne et la crainte du déclassement
pour celle-ci mettent à mal l’idée de progrès, capitale dans l’Occident démocratique.
Selon P. Rosanvallon, il y a de moins en moins de situations (acquises), de plus en plus de
parcours historiques individuels (de trajectoires). « La crainte du déclassement [individuel]
défait le sentiment d’appartenance [collectif] »34 On passe de communautés
d’appartenance relativement stables (les métallos par exemple) à des communautés de
31
« Le peuple », Les lieux de mémoire, p. 2391.
32
Ralentissement de la croissance (2% puis 1% de 2000 à 2010) et des progrès de la productivité,
mondialisation sous ses différentes formes, délocalisations, désindustrialisation, opacité des prises de
décision, accroissement des exigences (main-d’œuvre qualifiée, niveau de diplômes, etc.)
33
Le parti qui sera porteur de toutes ces inquiétudes et frustrations génératrices de clivages a un bel
avenir devant lui ; notons qu’il a tout intérêt à exagérer encore les difficultés, et que les analystes doivent se
garder de conférer valeur objective à ces exagérations.
34
Esprit, Éditorial, décembre 2011.
13
situation instable (les chômeurs, les pauvres, les exclus). Mais est-ce que ce sont des
communautés, dans la mesure où elles sont en principe transitoires et n’ont pas de
représentants qualifiés (les syndicats, eux mêmes en perte de vitesse, ne parviennent pas à
les rassembler). Les deux aspects protestataire et identitaire sont réunis sous le signe de la
nostalgie.
Le pessimisme gagne les individus, surtout les moins diplômés, et les Français dans leur
ensemble, le pays ne paraissant pas bien placé pour sortir de la crise. Ainsi, le thème des
« oubliés », des « perdants » est spontanément bien accueilli dans certaines zones.
• Le clivage entre ouverture ou fermeture de la société
Les thèmes du traditionalisme peuvent encore avoir quelque écho, avec la nostalgie
d’une société organique, close, considérée (vue de loin) comme harmonieuse. Mais
aujourd’hui, les motifs d’inquiétude sont différents. Dans certains milieux, la clôture de la
société semble justifiée par toutes sortes de menaces extérieures :
-
-
-
La mondialisation provoque une demande croissante de protectionnisme sous ses
différentes formes (46 % des Français en 2012).
Les opérations militaires extérieures suscitent des réserves.
La construction européenne : le non est fort de 49 % des voix en 1992
(Maastricht) et de 54,7 % (referendum de 2005 sur le traité constitutionnel, résultat
qui, finalement n’a pas été pris en compte). En matière d’europhilie la France de
2012 est au 14e rang sur 28 (avec 46 % seulement).
Les flux migratoires : les Français sont à peu près également divisés sur la
menace, mais, en 2011, les 2/3 pensent que l’intégration se fait mal, les ¾ que les
immigrés ne font pas assez d’efforts pour s’intégrer ; en 2012, 53 % considèrent
que le mot « islam » est connoté négativement35.
La fracture culturelle : libéralisme et traditionalisme. La révolution culturelle
des années 1960 s’est faite sous le signe du libéralisme concernant les mœurs,
l’accueil de cultures minoritaires, etc. Enthousiasme des uns, hostilité des autres à
l’égard du relativisme culturel et du multiculturalisme, du « différentialisme » (les
cultures se valent peut-être, mais que chacune reste chez elle). De là l’impression
partagée par 63 % des Français de ne plus se sentir chez eux : sentiment de
dérèglement social, d’insécurité, d’étrangeté (94 % des électeurs de Le Pen, 41 %
pour ceux de Hollande). C’est la redoutable question de l’identité.
3 - La fracture territoriale
35
L’immigration, comme menace sur l’emploi, la sécurité et l’identité. La question se pose en termes
différents selon les périodes. L’immigration n’a jamais été bien vue dans les milieux populaires.
L’immigration de travail, en principe stoppée depuis 1974, fait baisser les salaires, prendrait même le travail
des nationaux, provoque un sentiment d’insécurité (l’immigrant est pauvre) et de mépris (il est peu qualifié).
L’immigration de peuplement (le regroupement familial reste autorisé sous conditions) fait resurgir le vieux
thème de l’« invasion », ou celui, plus nouveau, du « grand « remplacement ». L’immigration clandestine,
exaspère, bien qu’elle ne fasse souvent que traverser la France. Les Roms posent des problèmes spécifiques.
Puis, l’immigrant fait souche. Ses enfants, statutairement français (droit du sol) sont ressentis par certains
comme une menace (de là la revendication par le FN du droit du sang) : 1- Totalement assimilé, il
concurrence (difficilement il est vrai) les nationaux pour entrer dans les classes moyennes. 2- Non intégré,
donc pauvre, il est générateur d’insécurité. 3- Souvent musulman, son assimilation ou même son intégration
paraissent vouées à l’échec.
14
Depuis trente ans l’inégalité entre les territoires se creuse. La France de l’est et du
nord se désindustrialise. La « métropolisation » sépare de plus en plus exclus et inclus36.
4 - La déception politique
Elle tient certes aux circonstances, surtout à l’impuissance des politiques de droite et
de gauche à surmonter la crise économique et sociale. Mais elle a des raisons plus
profondes :
• le fonctionnement du régime représentatif : le thème de la démocratie confisqué a
du succès : 87 % des Français ne font pas confiance aux partis politiques, de droite comme
de gauche, considérés comme oligarchiques37.
La multiplication des affaires de corruption (souvent appelées de manière aimable
« conflits d’intérêts ») conduit à penser qu’elles ne sont pas circonstancielles mais
systémiques.
• L’affaiblissement idéologique des partis de gouvernement38, du PS notamment
Le PS est désormais en première ligne, une fois le PC laminé39. Or, il a manqué aux
couches populaires, au moment précis où, avec la crise, celles-ci auraient eu besoin de lui
(Dominique Reigné). Mitterrand brise l’hégémonie des gaullistes et des communistes, qui
avaient, les uns et les autres, une certaine idée du peuple, mais il ne parvient pas à
rassembler durablement le peuple de gauche.
L’idéologie du PS devient floue à partir du tournant de 1983 jamais théorisé : le
thème de la modernisation l’emporte. Le « projet du PS » de 1991 manifeste l’évolution :
le capitalisme est accepté mais doit être transformé, l’État ne peut pas tout, la société de
l’individu est acceptée, l’attention se porte vers les « minorités dominées » (femmes,
homosexuels, immigrés, sans-papiers, religions minoritaires), ce qui met au premier plan
les droits sociétaux dits « de troisième génération » après les droits politiques et les droits
36
Les anciens quartiers ouvriers sont laissés aux immigrants ; le centre-ville est de plus en plus apprécié
par les classes aisées. Les zones périurbaines et rurbaines sont le lieu de refuge des classes moyennes à la
recherche de terrains pas chers (pour bâtir la traditionnelle maison familiale), de tranquillité, loin du bruit, du
rythme, et des mélanges sociaux de la ville. Mais ces zones mal intégrées (transports publics, équipements)
se révèlent incommodes et coûteuses (prix du carburant), si bien que le patrimoine immobilier y perd de sa
valeur.
37
Les élus de gauche et de droite et la haute administration (les « élites » politiques, la « noblesse
d’État » selon Bourdieu (1989), la « Bande des Quatre » selon Jean-Marie Le Pen, c’est-à-dire PC, PS, UDF,
RPR, l’UMPS de sa fille, forment une oligarchie, issue du même milieu non représentatif du peuple, devenue
professionnelle et presque inamovible, même en cas de corruption (mais alors, c’est l’électeur qui est
responsable). Pour 76 % des Français en 2012, « les responsables politiques ne se préoccupent pas en général
de ce que pensent les gens comme eux ». De toute façon, la compétence technique engendre la distance
sociale. Ce mécontentement à l’égard du système se traduit par la non-inscription, l’abstention ou le vote
anti-système (FN et extrême gauche), et la récusation de la différence droite-gauche. Et aussi par le retour du
goût pour l’autorité d’un homme providentiel. Le terrain est préparé pour un national-populisme autoritaire.
38
Du côté de la droite classique, l’UMP n’a plus de boussole. Elle est partagée entre libéraux
traditionnels et gaullistes classiques hostiles aux idées du FN, et ceux qui, par leurs thèmes et leur virulence,
entendent récupérer une partie des voix frontistes (opération réussie par Sarkozy en 2007, débat sur l’identité
nationale, discours de Grenoble du 30 juillet 2010, fondation au sein de l’UMP de la Droite populaire en
juillet 2010, de la Droite forte en juillet 2012, hésitations de F. Fillon en septembre 2013 concernant le front
républicain).
39
Le PC s’est voulu pendant longtemps le porte-parole de la classe ouvrière et il l’a été dans une large
mesure. Puis il a été laminé par l’ébranlement des « forteresses ouvrière » (le symbole en est la fermeture de
l’Ile Séguin en 1992), la victoire de Mitterrand en 1981 et la chute du Mur de Berlin en 1989.
15
sociaux. Ce qui tend à substituer un peuple à un autre, mais la « différence », que certains
veulent conserver sinon promouvoir, s’inscrit mal dans l’idée de peuple, et exaspère
certains citoyens en proie à des difficultés, qui se sentent mis en concurrence. Certes,
contrairement à Blair, Jospin maintient (mollement) l’idée de front de classe entre classes
populaires, classes moyennes et exclus, mais les exclus s’intègrent mal dans l’idée de
classe40. Aux problèmes sociaux tendent donc à se substituer des problèmes sociétaux.
Mais cette évolution convient-elle aux couches populaires et moyennes ? Il y a matière à
débat : selon certains analystes comme Laurent Bouvet, les catégories populaires
n’adhèrent plus à l’ensemble des valeurs de gauche, restent fidèle à la valeur travail, au
modèle social-familial d’autorité, au sens de l’appartenance et à la protection collective41.
La sociologie des adhérents du PS s’éloigne des milieux populaires. Qu’une
différence existe, c’est normal, mais elle devient une discordance sociale42.
Les conséquences :
1) Le recrutement s’est fait surtout du côté des femmes, des jeunes, des habitants des
quartiers au détriment des classes populaires classiques.
2) Le PS n’a pas une bonne visibilité des classes populaires, ce qui le conduit à
l’aveuglement (cf. l’échec de 2002). Pourtant, l’implantation locale reste très forte, ce qui
rassure.
• L’évolution électorale montre la désaffection d’une partie des ouvriers (depuis 1993)
et employés pour les partis traditionnels, surtout pour la gauche, mais sous la forme
principale de la montée de l’abstention43.
•••
Conclusion
La notion de peuple est donc des plus confuses44, que l’on interroge la science politique
ou l’histoire.
• La théorie politique et le peuple
40
On se rappellera les polémiques qui ont suivi la publication « Gauches. Quelle majorité ? » par Terra
nova en mai 2011 : le think tank proposait une alliance catégories moyennes, femmes, jeunes en difficulté,
minorités.
41
En matière de libéralisme culturel, les classes populaires sont, plus que la moyenne des Français,
hostiles à l’homosexualité, favorables à la peine de mort, sensibles à l’immigration et à l’insécurité.
42
Les caractéristiques du parti : 1) Faiblesse du nombre d’adhérents (230 000 au maximum, 100 000
aujourd’hui) ; même mouvement dans les syndicats - 2) Àge moyen élevé (55 ans), proportion forte des élus,
hommes 70 % - 3) CSP : en 25 ans environ, les ouvriers passent de 10 à 3 %, les employés de 10 à 14
(ensemble ils représentent la moitié des actifs dans la population), les professions intermédiaires sauf
enseignants de 22 à 18, les cadres supérieurs et professions libérales de 19 à 38, les non-bacheliers de 53 à
38, les enseignants de 26 à 18 ; 59 % appartiennent au secteur public ; le taux de chômage y est de 3 % contre
10 en moyenne.
43
Dans L. BOUVET, Le sens du peuple, p. 213-220 : au 1er tour de 2002, 51 % des cadres supérieurs et
professions libérales votent pour Jospin (moyenne 42) ; 40 % des ouvriers et employés votent pour
l’ensemble des candidats de gauche. En 2007, 52 % des ouvriers, 55 % des employés votent à droite
44
Florent GUÉNARD, « Existe-il encore un peuple ? », in Peuples et populisme.
16
Pour la doctrine classique de la démocratie, (Bentham, Rousseau, Mill) la notion de
peuple est fondée sur une perspective anthropologique, où l’idée de contrat est essentielle
et où la rationalité du citoyen est affirmée.
La contestation a été très rapide de la part des contre-révolutionnaires (Burke) et des
libéraux (Guizot) : pour eux, le nombre ne confère aucun droit et la tyrannie de la majorité
menace toujours la minorité. Trois caractéristiques du peuple le condamne : son irréalité
(le peuple est un agrégat d’individus, il ne peut être un que par son ou ses représentants),
son irrationalité collective et individuelle (sentiments violents, unanimité rare et
provisoire, objectifs trop rapprochés), à quoi on peut ajouter aujourd’hui, son inactualité
(à mesure que la nation s’affaiblit). La longue attente du suffrage universel (1848 et 1946)
témoigne de la force de ces objections.
Schumpeter a proposé une conception de type économique de la démocratie45.
L’individualisme a tué le peuple, qui n’a d’ailleurs jamais représenté la masse, mais une
partie seulement de la population selon des critères variables. Désormais, l’idée du bien
commun ayant disparu, la démocratie n’est pas le moyen de le réaliser, mais une simple
méthode pour désigner des gouvernants dans une lutte concurrentielle.
Selon une perspective plus optimiste, on peut renouer avec l’idée de peuple dans une
société individualiste, en raison d’une tendance des individus à se conformer aux goûts et
inclinations communes, à rechercher la similitude, donc à s’associer, à retrouver le sens de
la collectivité, l’œuvre d’éducation aidant.
• L’histoire et le peuple
Si l’on entend par peuple l’ensemble de la société, la France n’a connu que de très
courtes périodes de quasi-unanimisme : les débuts de la Révolution, les débuts de la
Seconde République, les débuts de la Grande Guerre, la Libération. Mais, en général, c’est
la division qui a prévalu. La Révolution a provoqué un clivage durable entre « les deux
France », visible dans une géographie électorale d’une grande stabilité. À l’intérieur du
camp révolutionnaire se sont opposés les partisans de 1789 et ceux de 1793. Le peuple de
gauche a connu quelques moments d’union (1936, 1945-1946), mais aussi de profondes
divisions avec le syndicalisme d’action directe et le parti communiste. L’individualisme
consumériste a rendu encore plus difficile la constitution d’un peuple, puis la crise
économique a ruiné l’idée d’une « moyennisation « générale.
Cependant, former un peuple est ressenti comme une nécessité par une société. Un
peuple est toujours à construire. Le populisme est une proposition pour le faire. Que vautelle du point de vue de la démocratie ?
.
.
.
.
45
Schumpeter (1883-1951), un économiste autrichien, est l’auteur de Capitalisme, socialisme, démocratie
(1953).
17
.
III. LES POPULISMES DANS L’HISTOIRE
1°) Les populismes revendiqués (hors de France)
Les premiers mouvements populistes46 ont revendiqué cette appellation, qui n’avait
donc rien de péjoratif à l’origine : pour eux, le mot populisme vient de peuple, ils
entendent exprimer les valeurs et les désirs du peuple.
a) Le premier populisme se manifeste dans la Russie tsariste du milieu du XIXe
siècle. Après plusieurs échecs, l’intelligentzia révolutionnaire, d’origine sociale aisée, se
tourne vers le peuple (narodnik) surtout paysan, pour le connaître et l’éduquer ; les
intellectuels se font instituteurs, comptables, infirmiers, ouvriers agricoles, etc. ; ils sont
appelés « narodniki » (populistes) vers 1870. Ce sont des slavophiles hostiles aux projets
modernisateurs des tsars inspirés par les Lumières depuis Pierre le grand, parce qu’ils
risquaient de détruire l’identité russe fondée sur la communauté paysanne. Incompris, ils
échouent rapidement.
b) Le second a lieu aux USA, vers la fin du XIXe siècle. Il possède deux particularités
en commun avec le précédent : il se développe dans le monde agraire, sur un mode
volontiers nostalgique. Il représente une contestation de ce qu’on appelle l’« Àge doré »
(1865-1890) qui voit le triomphe du capitalisme industriel dans le Nord-Est, accompagné
46
Nous ne parlerons que des populismes politiques, surtout français, tout en sachant qu’il existe des
populismes littéraires revendiqués, qui ont eu peu d’échos, mais le mérite de poser le problème de la place du
peuple.
18
de la misère dans les villes et de graves difficultés dans les campagnes 47. En 1890 se forme
un véritable parti des petits fermiers de l’Ouest, le People’s Party, non révolutionnaire
mais radical, anticapitaliste, antilibéral, partisan de l’inflation qui diminuerait leurs dettes
(ils sont favorables à l’étalon-argent contre l’étalon or), et réformateur sur le plan politique.
Aux élections présidentielles de 1896 le démocrate Bryan adopta la plate-forme des
populistes, le bipartisme américain n’est donc pas brisé, et Brian fut battu. Certaines
revendications seront reprises en compte par le progressisme (Theodore Roosevelt) après
1900.
c) Les populismes latino-américains dans le second tiers du XXe siècle
Des populismes nombreux et divers apparaissent dans des pays peu développés en proie
à la crise économique des années 193048. Les exemples les plus typiques sont ceux du
Brésil de Getulo Vargas de 1937 à 1945 et de 1950 à 1964 (le gétulisme) et de l’Argentine
de Juan Peron de 1946 à 1955 (le péronisme ou justicialisme).
Leurs caractères : / chefs charismatiques entretenant un rapport direct avec le peuple
(forte charge émotionnelle) // adhésion populaire (le peuple se sait influent lors des
élections et des manifestations de masse, il se sent compris, il gagne en dignité) /// mesures
de justice sociale (législation du travail), dirigisme économique (nationalisations) ////
autoritarisme ///// beaucoup de nationalisme.
Le point commun de ces populismes et de ceux qui les ont suivis, c’est le thème du
complot contre le peuple.
2°) Les mouvements qualifiés de populistes en France
La question du populisme s’y pose différemment. D’une part, il apparaît dans un pays
économiquement développé et pourvu d’une démocratie parlementaire. D’autre part,
l’approche intellectuelle est différente : ce ne sont pas les contemporains qui ont utilisé ce
vocable, mais les historiens de notre temps, Michel Winock en particulier, qui ont appliqué
à des épisodes du passé une notion réexaminée, dans les années 1980, à la lumière d’études
américaines (Margaret Canovan, Populism, 1981), par des sociologues et des politologues,
comme Pierre-André Taguieff (1984), qui ont établi une distinction souvent reprise entre
deux types de populisme, protestataire et identitaire.
Pour sa part, l’historien Jean-François Sirinelli inscrit le populisme dans l’histoire de
l’extrême droite en France qui comporte, selon lui, deux branches. La première, contrerévolutionnaire, a déjà perdu la bataille politique vers 1880, lorsque l’« écosystème
républicain » s’est établi, mais elle survit sur le plan idéologique et connait même, au
47
Celle-ci étaient liées à la baisse des prix depuis les années 1870, qui était plus forte pour les produits
agricoles que pour les produits manufacturés, à la nécessité de s’endetter pour acheter des machines. Les
ennemis des agriculteurs étaient les banques (déflation, loyer de l’argent élevé), les compagnies de chemins
de fer (tarifs excessifs), finalement Wall Street.
48
Le contexte est original : / nationalisme hostile au colonialisme puis à l’impérialisme // volonté de
mettre fin au pouvoir des oligarchies traditionnelles /// passage d’une société rurale à une société urbaine de
pays sous-développés. Ce sont les analystes politiques du lieu et de l’époque, qui, dès les années 1950 en
Amérique latine (dans les années 1970 en Europe), les ont ainsi dénommés, mais certains ont préféré
conserver le terme « populaire ». Ces expériences originales (on a parlé d’un populisme de gauche) récusent
aussi bien le communisme que le fascisme (auquel certains historiens les ont apparentés). Elles ont été
liquidées par des dictatures militaires vers 1960. Pour les autres populismes, voir XXe siècle, n° 56, p. 179.
Le populisme a ressurgi « de gauche » au Venezuela avec Chavez (1999-2013), en Équateur, en Bolivie, « de
droite) en Colombie.
19
temps de l’Affaire Dreyfus, une résurgence avec Charles Maurras et l’Action française :
éloge de la monarchie absolue et de la France traditionnelle, nationalisme, antisémitisme ;
dénonciation des « quatre États confédérés » ligués contre la France (franc-maçons,
étrangers, protestants, juifs surtout) ; idée de la rupture entre pays légal et pays réel. Cette
pensée reste minoritaire mais vivace entre les deux guerres et inspire le pouvoir au temps
de Vichy49. Au contraire, la seconde branche, nationale-populiste, va s’imposer dans la
vie politique française, mais pendant longtemps, de manière intermittente.
a) Le boulangisme (1889-1891), populisme protestataire
Les raisons du mécontentement sont alors nombreuses. Le peuple est concerné dans
son triple aspect : • 1°) politique : la République, qui est encore fragile, déçoit à cause de
sa constitution votée par une assemblée conservatrice, des scandales de corruption
(scandale des décorations 1887, Panama 1889), et de lois que certains jugent détestables
(sur l’école, les congrégations, etc.) • 2°) social : de graves difficultés sont liées à la longue
dépression de la fin du siècle, à la modernisation douloureuse pour les petits travailleurs
indépendants qui réclament des mesures protectionnistes, à la première mondialisation qui
accélère la circulation du capital et des hommes (cf. les massacres d’Italiens à AiguesMortes en 1893, les nombreuses manifestations contre les travailleurs belges ou allemands)
• 3°) national : la défaite et de la Commune sont à l’origine d’un véritable traumatisme à
droite comme à gauche : la perte de l’Alsace-Lorraine, n’est pas acceptée, la politique
coloniale de Ferry est désapprouvée par une part de l’opinion. C’est l’époque des grands
débats intellectuels sur les notions de race et de nation.
Les grands traits du populisme se précisent alors : - Nationalisme : il passe de
gauche à droite : la nation incarnait le peuple souverain, désormais, elle protège de
l’ennemi. - Antiparlementarisme : le système représentatif parlementaire jugé inefficace
et corrompu, doit être remplacé par un pouvoir fort de caractère plébiscitaire (le chef adulé
est alors le général Boulanger). Le mouvement n’est pas antirépublicain, mais hostile à la
république bourgeoise, le populisme a la fibre sociale plus développée que la bourgeoisie
républicaine. - Antisémitisme. - Idéologie et programme flous. Ajoutons à ces traits la
conquête d’un large électorat : des antirépublicains de tout bord, des gens de gauche au
moins au début50, des « petits » surtout. Ce mouvement ne compte pas de grand théoricien
politique, cependant Maurice Barrès célèbre à l’époque peut être considéré comme son
chantre attitré.
La menace pour la République est réelle, cependant l’échec est rapide. Il est dû à la
médiocrité du chef, à la quasi inexistence du programme en raison de la composition
hétéroclite du mouvement, mais aussi à l’adoption par le gouvernement des mesures dont
nous avons parlé (droit du travail, assurance, santé, etc., impôt sur le revenu de 5 %
seulement mais qui va vite augmenter). Moment capital selon Pierre Rosanvallon : il y a là
une révolution silencieuse, un nouveau contrat social, qui dépasse le capitalisme libéral.
b) Les Ligues au temps de l’Affaire Dreyfus, populisme identitaire (antisémite) 51
49
À cette mouvance, appartient Patrick Buisson, le conseiller de N. Sarkozy.
50
Des politiques comme Gambetta ou Clémenceau, et même d’anciens communards comme le
pamphlétaire Rochefort.
51
L’antisémitisme, associé à l’anticapitalisme, s’est développé aussi bien à l’extrême gauche qu’à
l’extrême droite, avant même le boulangisme. Le livre d’Édouard Drumont La France juive, paru en 1886
est un grand succès de librairie ; l’auteur fonde le journal La Libre parole en 1892 ; le journal quotidien La
Croix (1883) qui a 500 000 lecteurs à la fin du siècle, multiplie les articles antisémites dès 1884 ; la Ligue
20
c) Les ligues des années Trente : conjonction du protestataire et de l’identitaire :
extrême-droite ou populisme ?52 Étaient-elles fascistes ? La question a été posée dans
les années 1980 et reste controversée53. La grande majorité des historiens français, tout en
reconnaissant quelques influences intellectuelles, ont refusé ce qualificatif.
d) Un populisme protestataire sous la IVe République : le poujadisme
Après 1945, l’extrême droite antirévolutionnaire est alors totalement discréditée par les
quatre années d’occupation au cours desquelles elle a inspiré le gouvernement Pétain. En
revanche, sous la IVe République le populisme a connu un moment de célébrité, alors que
commençaient les Trente Glorieuses.
Pierre Poujade, libraire-papetier à Saint-Céré (Lot) crée l’UDCA en 1953 (Union
de défense des artisans et commerçants), dotée d’un journal Fraternité française,
capable de mobiliser jusqu’à 100 000 personnes Porte de Versailles (début 1955).
Lors des législatives de 1956, le parti rassemble 2,5 millions de voix (11,6 %) et
compte 52 députés (dont Jean-Marie Le Pen). L’extrême droite le soutient, le PC a
manifesté quelques sympathies à son égard, mais au début seulement.
Le poujadisme représente la réaction de couches intermédiaires modestes
souvent rurales (artisans, petits commerçants, petits patrons) menacées par la
modernisation économique et l’urbanisation, et, de manière plus conjoncturelle,
hostiles à la réglementation parisienne, à la lutte de l’État contre la fraude fiscale et
l’alcoolisme (Mendès-France 1953-1954 est détesté à ce titre, mais aussi en tant que
antisémite créée en 1889, relancée en 1897, atteint quelque 10 000 adhérents à la fin du siècle, Drumont se
fait élire à Alger en 1898.
Non seulement cette mouvance oppose de manière traditionnelle le chrétien et le juif, mais le Français,
particulièrement le petit peuple, et le juif (auquel on joint souvent le protestant et le franc-maçon), qui occupe
les plus hautes fonctions étatiques et capitalistes ; l’« invasion juive » conduit à l’« asservissement de notre
race », à la décadence ; les thèmes religieux, sociaux et racistes s’entremêlent. À l’apogée de l’affaire
Dreyfus (1898-1900) la République est menacée, mais le mouvement s’étiole rapidement faute à nouveau de
leader charismatique et de programme clair. Malgré des points communs, l’identitaire et le protestataire n’ont
pas fusionné.
52
Source de souffrance, de défiance, de protestation, la crise qui débute en 1930 est longue, multiforme,
économique et sociale (chômage), morale (la décadence dénoncée par certains, qui aurait sa source dans les
excès des « années folles ») et politique (multiplication des scandales, incapacité des démocraties de lutter
contre le chômage et la menace communiste, intérêt pour le fascisme italien et à un moindre degré pour le
nazisme). La crise identitaire est moins évidente, pourtant l’antisémitisme et de la xénophobie prospèrent.
Pour l’extrême droite, les remèdes seraient la remise en cause du libéralisme, l’organisation corporative
de la société (selon les idées du conservatisme antirévolutionnaire reprises par le catholicisme traditionnaliste
et selon le modèle du fascisme italien), les moyens seraient le rassemblement national autour d’un chef, la
mobilisation des masses, l’organisation paramilitaire et, pour certains, l’action illégale, comme le Six Février
1934. Les historiens ont beaucoup débattu de la nature des Croix de Feu du colonel de la Rocque : Z.
Sternhell y voit une organisation facsiste, M. Winock s’y refuse. Certes, ce fut un parti de masse très organisé
(400 000 adhérents en 1935, 1 000 000 en 1939), certes son idéologie de rassemblement était très forte, mais
son nationalisme était défensif, son projet social fondé sur l’association capital-travail, et surtout La Rocque,
qui souhaitait réformer de système parlementaire, n’a jamais tenté un coup de force. Des affinités peuvent
être établies avec le R.P.F.
La République s’est défendue. Les Ligues ont accepté leur dissolution et se sont transformées en partis
politiques (ainsi les Croix de Feu en Parti social français). Certes, elles ont fortement marqué les esprits, mais
il leur manquait un plan de prise du pouvoir et une large confiance dans le peuple.
53
Publication du livre de Zeev Sternhell historien israélien, Ni droite, ne gauche. L’idéologie fasciste en
France, Seuil, 1983. Grégoire Kauffmann, « Un climat politique qui rappelle la fin du XIXe siècle, ou les
années 1930 », Le Monde, 19. 04.2013.
21
juif). À ces victimes de la modernisation s’ajoutent ensuite celles de la
décolonisation. De Gaulle, de retour au pouvoir en 1958, fait le choix de la
modernisation et de la décolonisation. C’est la fin du poujadisme, un mouvement
foncièrement conservateur, qui n’a donc été, lui aussi, qu’un phénomène passager.
3°) Le Front national dans le paysage électoral français
a) À partir des années 1980, malgré ses fluctuations, il est devenu un phénomène
électoral important et durable, ce qui constitue une nouveauté.
• Le FN, créé en 1972, reste pendant une dizaine d’années, un agglomérat
d’extrême-droite marginal et hétéroclite54, Il est présidé par Jean-Marie Le Pen qui
réussit à faire cohabiter des éléments divers autour du nationalisme et de
l’anticommunisme. Il s’engage, par principe ou par opportunité, dans le cadre des
processus électoraux démocratiques55, et aspire à devenir un parti structuré.
• De 1982 à 1998, il prend son essor, au moment où la France subit fortement le
choc de la crise et où la gauche parvient au pouvoir56.
• Suivent, de 1999 à 2009, dix années de difficultés malgré l’éclat de 200257.
• Il se relève avec Marine Le Pen aux cantonales de 2011 et à la présidentielle de
2012 (17,90 %), ce qui ne dépasse pas ses meilleurs scores antérieurs. Mais, il
s’étend géographiquement à partir de sa base de l’est de la France (Le HavrePerpignan) et sociologiquement (chez les agriculteurs et les 25-34 ans) et il recule
dans les grandes villes et certaines banlieues, progresse dans le péri-urbain et auprès
des moins diplômés.
L’enquête TNS-Sofres, publiée par Le Monde le 13 février 2014, montre
l’enracinement croissant du FN. Il est de moins en moins perçu comme un danger
(perçu ainsi par les deux tiers ou les trois quarts de la population pendant 10 à 20
54
D’abord nommé Front national pour l’Unité française, c’est un rassemblement hétéroclite de petits
groupes très marqués à l’extrême droite : contre révolutionnaires classiques liés au catholicisme intégriste ou
au maurrassisme, nostalgiques de Pétain et de l’Algérie française, néo-fascistes et néo-nazis). Il reste
groupusculaire avec des résultats ridicules aux élections. (voir Mathias BERNARD, Cités, 2012, p.124).
55 Contrairement aux extrémismes privilégiant la violence, même si la proximité de fait reste à l’occasion
évidente : skinheads ou néonazis peuvent fournir le service d’ordre ; le 1er Mai 1995, ce sont des skinheads
qui poussent dans la Seine un jeune Marocain. Mais en 1990, ce sont des néonazis (dévoilés en 1996) et non
le FN qui a profané des tombes du cimetière juif de Carpentras.
56
Premiers succès à la municipale partielle de Dreux (1883) ; première participation à un débat télévisé le
13 février 1984 ; 10 premiers élus aux élections européennes de 1984 ; 35 députés aux élections
parlementaires à la proportionnelle de 1886, environ 15 % des voix aux présidentielles de 1988 et 1995,
majorité absolue des suffrages aux municipales partielles de Vitrolles en 1996 ; 15 % des voix aux
législatives de 1997.
57
Le parti se divise à propos des moyens d’accès au pouvoir. Fin 1998 se produit la scission de Bruno
Mégret, qui considère les incartades de Le Pen comme nuisibles à la respectabilité du parti. Le nombre
d’adhérents qui était de 70 000-80 000 avant la scission diminue.
En 2002, la présidentielle porte Le Pen au second tour devant Lionel Jospin, coup de tonnerre à
relativiser, car la cohabitation de 1997 à 2002 avait brouillé les frontières, la gauche s’était divisée et le
score frontiste n’augmente guère (16,86 % des voix), mais si l’on y ajoute celui de Bruno Mégret et de son
Mouvement national républicain (MNR) : 2,34 %, on arrive à 19,2 %. Aux législatives suivantes, le FN
n’obtient que 11,3 %, 10,4 à la présidentielle de 2007, 6,3 aux européennes de 2009. Des années au cours
desquelles les extrêmes droites européennes progressent.
22
ans, il ne l’est plus que par la moitié depuis 2010). L’accord avec les idées du FN, très
variable dans le temps, atteint 34 % en 2014. La capacité à participer à un
gouvernement lui est accordée par 35 % (24 % lui dénient encore cette capacité).
Une évidence pour de nombreux analystes : le FN est devenu un élément structurant
de la politique française58 ; il faut maintenant compter avec une nouvelle famille politique,
sans qu’on puisse prévoir précisément sa physionomie future, son poids relatif et ses
alliances éventuelles.
IV. LES DÉBATS AUTOUR DU FN ET DU POPULISME
1°) La thèse du national-populisme autoritaire de J.-M. Le Pen
Le FN serait la forme française du populisme, car il y a autant de populismes que de
populistes59, même si chaque populisme partage avec d’autres certains caractères. Voici les
principaux caractères attribués au FN de J.-M. Le Pen :
• L’importance du chef et de son charisme. La rhétorique joue un rôle capital dans les
moments de crise60.
• L’« appel au peuple »61 au démos, est classique. Il n’y a là rien d’inacceptable pour un
démocrate ; ce fut même un thème de gauche. Mais le populiste dit au peuple qu’il possède
toutes les qualités, qu’il est le « vrai » peuple, c’est-à-dire un peuple uni, un peuple
particulier, un peuple ordinaire, autant de raisons pour que s’en trouvent exclus ceux qui
nuisent à cette unité.
Le leader charismatique ne représente pas le peuple (ce serait difficile pour Le Pen
compte tenu de sa fortune, même s’il est né dans une famille modeste), mais il le
comprend, il exprime ses besoins et sa colère, bref, il l’incarne (« Je dis tout haut ce que
vous pensez tout bas » déclare Le Pen). Ce qui ne va pas sans contradictions au moins
apparentes : on a signalé le « populisme caractériel » de Le Pen62, sa violence, son
impulsivité, ses déclarations scandaleuses, qui sont en contradiction avec la volonté
d’entrer dans le jeu électoral, mais lui assurent une grande visibilité médiatique (les
excès de langage sont souvent très contrôlés).
58 Il ne fait cependant que rattraper les autres partis extrémistes européens, la politique de Sarkozy lui
ayant pompé de nombreuses voix de 2002 à 2007.
59
Toute généralisation est impossible : à chaque fois qu’un caractère est affirmé, on trouve un contreexemple dans un pays étranger (par exemple, il y a eu dans les années 1970 des partis populistes en
Scandinavie dont les chefs étaient populaires, sans plus).
60
P.-A. TAGUIEFF, « Le populisme et la science politique » in XXe siècle n° 56, oct-déc. 1997.
61
Pascal PERRINEAU, « Le peuple dans le national-populisme », Les entretiens d’Auxerre, p. 302.
62
Guy HERMET (Le Monde, 19-20.05.2002).
23
• L’antiélitisme politique et social : le soupçon, la dénonciation d’un complot
- Contre ceux d’en haut - Contrairement à l’extrême droite, le FN promet la
démocratie, une démocratie « vraie ». Le peuple doit être représenté sans la médiation des
élites, de l’« établissement », il est trahi par la représentation. Le référendum exprimerait
mieux la démocratie (directe) définie comme le règne de la majorité.
- Les « petits » contre les « gros » - Le FN prend le parti des « petits », il parle en leur
nom : Cette division rompt l’unité du peuple, mais seulement dans la mesure où elle est
trop (?) importante, car le populisme ne vise pas à l’égalité, et surtout pas par le moyen
d’une révolution sociale (pour lui, propriété individuelle et hiérarchie sociale sont
légitimes). Longtemps, Le Pen reste marqué par le poujadisme, la défense des
commerçants, artisans, petits patrons menacés ; puis il est séduit par le néo-libéralisme
(Thatcher, Reagan), fortement amendé par la préférence nationale. Ce qu’il conteste c’est,
en plus de l’énormité des inégalités, leur reproduction par le moyen de l’école, de la
connivence, de l’interpénétration entre élites politiques (« l’UMPS »), économiques,
médiatiques, culturelles (de là une forte méfiance à l’égard des intellectuels en général, des
anciens élèves des Grandes écoles en particulier). On trouve donc chez lui des thèmes de
gauche, utilisés à d’autres fins.
• La question identitaire (le peuple national) : ceux d’en face
La crise d’identité de la France, de l’Europe occidentale, du monde occidental, est un
thème rebattu, nationaliste par excellence : l’appel à l’ethnos. La hantise de Le Pen, c’est le
cosmopolitisme et la décadence63. Elle a pour soubassement une crise de la puissance,
donc de la souveraineté à tous les sens du terme, culture inclue. La peur de l’Autre est
un sentiment ancien et largement partagé en vertu d’arguments de deux ordres. L’un
d’ordre immatériel : la nation se définit presque toujours par rapport à l’Autre au nom de
l’identité ethno-raciale, puis culturelle. L’autre d’ordre matériel : en période faste,
l’étranger concurrence le travail non spécialisé des nationaux, en période de crise
s’ajoutent la raréfaction de la ressource publique pour la prise en charge des immigrés
pauvres, et le risque de concurrence des enfants des nationaux par les descendants éduqués
des immigrés.
Autres ennemis extérieurs et non des moindres, les institutions qui limitent la
souveraineté de la France, au premier rang desquelles l’Union européenne, son euro dont
il faudrait sortir, son libéralisme douanier, son acceptation de la mondialisation, et la
possibilité qu’elle offre aux élites « internationales », « cosmopolites » de se
déresponsabiliser. Son ancrage idéologique, c’est le « nationalisme des nationalistes »64
Des trois orientations, politique, sociale et nationale, c’est la dernière que Le Pen met au
premier plan et sur laquelle il avance des propositions claires. D’où le terme de nationalpopulisme (P.-A. Taguieff65), autoritaire ajoutent certains.
63
M. Winock, in revue XXe siècle, p. 89-90.
64
Celui-ci est définit ainsi par Raoul Girardet in Le nationalisme français. Anthologie 1871-1914, Seuil,
1983, p. 18 : Il « n’est plus un nationalisme conquérant. Il est avant tout un mouvement de défense […]. Ce
qu’il veut, c’est tout d’abord une digue, une ligne d’arrêt. Devant la poussée ou les infiltrations des barbares,
les fortifications ne sont jamais trop hautes, les fissures trop bien colmatées, la garde trop bien assurée.
Aussi, prend-il souvent un aspect exclusif, fermé, jaloux. Il tend à se figer, à se durcir, à s’enfermer dans
l’orgueilleuse certitude de représenter seul les intérêts de la patrie. »
65
P.-A. TAGUIEFF, « La doctrine du national populisme en France », Études, janvier 1986, p. 27-46.
24
• Des idées séduisantes, mais pas d’idéologie constituée, de programme crédible : la
démagogie
Le Pen est « le type du démagogue moderne » selon M. Winock66.Les sondages
montrent que ses idées séduisent un nombre croissant de Français. Mais la
cohérence d’ensemble, l’idéologie, reste confuse, par exemple, l’attitude à l’égard de
la tradition républicaine. Le populisme joue sur l’émotivité, les passions plus que sur
la réflexion, sur le simple plutôt que le complexe : il suffit de se débarrasser des gens en
place, des institutions en vigueur, sans offrir de garanties ni sur une meilleure sélection des
élites ni sur un nouveau mécanisme institutionnel. Mais, surtout en économie, on reste
dans le très court terme.
2°) La généalogie du FN selon les historiens français67
Contre-révolution ? Mouvement fasciste ? Nationalisme populaire ? Nouvel aspect de la
« fonction tribunitienne » attribuée autrefois au Parti communiste68 ?
Selon Pierre Milza, à l’évidence, Le Pen a raison de se revendiquer de la droite, mais
peut-il refuser la dénomination d’extrême droite ? Au début, il en fait partie à l’évidence,
et le souci de conquérir un électorat n’est pas contradictoire avec cette affirmation, car
Mussolini, Hitler et d’autres ont fait de même. Sa revendication de la proportionnelle est
logique pour un parti minoritaire. Son projet d’un régime purement présidentiel mettant fin
au jeu des partis, et son discours violent et parfois antisémite, dessinent un régime
autoritaire. Le respect affiché du cadre libéral pluraliste et de la démocratie constitue une
lourde ambiguïté et alimente le soupçon de tenir un double langage dans le but de « ratisser
large ».
Y a-t-il une filiation fasciste ?69 Le Pen a des sympathies pour les régimes de Franco,
Salazar, Pinochet, il se tait sur les autres, mais minimise le génocide. Il proteste contre
toute accusation de fascisme avec raison s’il s’agit du fascisme-régime installé, mais à tort
s’il s’agit du fascisme-mouvement avant la prise de pouvoir. Certains traits fascistes du
FN appartiennent en réalité à toutes les extrêmes droites : haine de l’« établissement »,
préservation de l’identité face à l’Autre, culte du chef, pouvoir fort et antiparlementarisme
double référence à la réaction et à la révolution. Mais il existe des différences majeures
avec le fascisme : pas de parti de masse, ni de parti-armée (formations paramilitaires), fort
ancrage à droite, État fort mais de type libéral en ce sens qu’il serait réduit à ses fonctions
régaliennes, respect des cadres anciens de la vie en société et de la tradition chrétienne,
nationalisme défensif.
66
M. WINOCK, revue XXe siècle, n° 56, p. 88.
67
Pierre MILZA, « Droite extrême ou national-populisme ? » in Jean-François SIRINELLI, Histoire des
droites en France, tome I : Politique, Gallimard, 1992. Voir aussi Michel Winock (sd), Histoire de l’extrême
droite en France, Seuil, 1994.
68
69
À Rome, les tribuns de la plèbe avaient pour mission de défendre les plébéiens.
Un vif débat historiographique a opposé dans les années 1980 la plupart des historiens français du
moment à leur collègue israélien Zeev Sternhell, qui faisait de la France un lieu important de naissance de
l’idéologie fasciste (La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Le Seuil,
1978 et Ni droite, ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Le Seuil, 1983. Voir aussi Robert Soucy
(historien américain), Le fascisme français (1924-1933), PUF, 1989.
25
Mieux vaut rechercher les origines du lepénisme en France. Dans un livre capital,
l’historien René Rémond a distingué trois courants majeurs dans la droite française,
légitimisme, orléanisme, bonapartisme70, auxquels dans la dernière édition du livre il
ajoute un quatrième en raison de la montée du FN, qu’il hésite cependant à appeler
populiste. Chacune de ces traditions a laissé des marques dans le lepénisme (du père) : le
conservatisme social et culturel, la libre entreprise, les procédés autoritaires.71
Selon P. Milza, la filiation est plutôt celle de « la synthèse du traditionalisme
ultraconservateur72 et du national-populisme (ou du boulangisme) qui constitue la
nature profonde du régime de Vichy, très éloigné de la République, comme on sait.
Plusieurs courants se mélangent donc dans un parti « attrape-tout », non sans tensions
entre eux et avec une double indécision concernant l’avenir, affadissement (cf. Les Croix
de Feu), ou radicalisation.
3°) Le FN « bleu marine» : infléchissement réel ou de façade ?
« Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » écrit P. Perrineau. Avec le renouveau
générationnel, la nouveauté de fond, c’est que la fille et son entourage ont l’ambition
d’accéder au pouvoir73.
Les continuités sont en quelque sorte symbolisées par le nom inchangé du parti.
Elles apparaissent aussi involontairement par des mots, une emphase, des actes, des
pratiques74, le passé des dirigeants et des nouveaux élus, la composition du bureau
exécutif75. Mais il existe des continuités assumées76 : • 1) Le charisme personnel
70
René RÉMOND, La droite en France de 1815 à nos jours, Aubier 1954, 1963, 1968, revu sous le titre
Les droites en France, Aubier, 1982. Les trois courants : 1) Le légitimisme, vite vaincu politiquement, reste
culturellement vivace (Action française, Vichy, intégrisme catholique) ; il est contre-révolutionnaire, avec ses
références à l’autorité, à la société hiérarchique, aux communautés traditionnelles, à l’alliance du Trône et de
l’Autel. 2) L’orléanisme partisan d’une monarchie modérée, parlementaire, accepte une partie de l’héritage
révolutionnaire, politiquement libéral mais socialement conservateur. 3) Le bonapartisme, qui accepte les
principes de la Révolution, mais entend restaurer l’autorité par le pouvoir personnel et l’appel au peuple par
le référendum.
71
L’apport de R. Rémond est précieux à un autre titre. Contrairement aux affirmations des marxisants, il
avance que les choix politiques ne sont pas liés nécessairement à la condition économique des individus,
sinon la droite ne l’emporterait jamais, les pauvres étant toujours plus nombreux que les riches. Les
conditions culturelles sont aussi importantes (origine sociale, géographique, religion, éducation, profession,
etc.) pour déterminer un « tempérament politique ».
72
Le traditionalisme : / existence d’un ordre naturel fondé sur la hiérarchie et l’enracinement / exigence
d’un État fort mais au rôle circonscrit (pas d’État jacobin) / respect des libertés concrètes (à la Maurras, pas
celle, abstraites, de 1789), notamment de la liberté de l’enseignement / protection de l’individu mais inséré
dans des groupes.
73
Le père se contentait de jouer un rôle de trublion, gardant peut-être quelque espoir de s’emparer du
pouvoir de l’extérieur. La ligne nouvelle se manifeste par les actions en justice, les exclusions ou départs
volontaires (de traditionnalistes), le rajeunissement des cadres soucieux de faire carrière. La conquête du
pouvoir se ferait ainsi non de l’extérieur mais de l’intérieur du régime.
74
Cf. la présence de MLP le 27 janvier 2012 au bal du FPÖ à Vienne, ou les paroles prononcées, les
attitudes adoptées par de simples militants (tatouages, etc.). Par surcroît, le père, président d’honneur, est
toujours là pour maintenir, à l’occasion, les traditions.
75
Encadré P. PERRINEAU, La France…, p. 59.
76
Esprit, mai 2011, p. 103.
26
hérité du père ; le clan Le Pen reste au centre d’une « PME familiale »77 • 2) Le
discours antisystème (l’UMPS) : « La démocratie représentative est morte » déclare
MLP • 3) « L’anti-européisme » • 4) Anti-islamisme surtout • 5) La « priorité
nationale » substituée à la « préférence nationale » contre l’immigration78 • 6) La
suppression du droit du sol.
Les nouveautés ont un double objectif : rechercher la respectabilité républicaine,
« banaliser »79 (ou « dédiaboliser ») le parti et élargir son électorat en exprimant toutes
les insatisfactions et les peurs du moment, en pratiquant une « véritable OPA sur le
“modèle républicain“ »80, celui d’un État social, fort et laïque.
1) Sur le plan politique. La stratégie a changé : il n’est plus question de promouvoir
une fédération des extrêmes droites comme Jean-Marie Le Pen, mais de rassembler « les
patriotes » (Jean Jaurès voire Mendès-France sont appelés à la rescousse !). D’où la mise
en sourdine des interprétations de la seconde guerre mondiale (une seule opposition
frontale le « détail de l’histoire » devient « le sommet de la barbarie »), de l’Algérie
française, de l’antisémitisme et du racisme.
Le FN cesse d’être contre l’État, les fonctionnaires, les services publics, le discours
devient favorable à l’État-providence, à la condition qu’il soit exclusivement réservé aux
nationaux.
Par ailleurs, la laïcité républicaine est adoptée : le FN défend la loi de 1905, les
formules les plus rigoureuses (interdiction du voile, de la kippa) et les plus pratiques
(mixité des piscines, menus des cantines),
2) Sur le plan social, Marine Le Pen gauchit son programme en faveur des
« oubliés » et des « invisibles ». Elle devient présidente trois ans après la crise financière
de 2008 : alors que la droite classique reste libérale sur le plan économique, elle met
fin aux contradictions de son père, qui était économiquement à droite et socialement
à gauche. Marine Le Pen se pose en défenseur des classes périurbaines ou rurbaines ; elle
cultive la peur du déclassement individuel et collectif dans la société française. Ce qui
pose deux questions : celle de l’importance du monde « ouvrier » dans la société française
et celle du poids des ouvriers dans le vote FN 81(W. p. 40). Le FN avance ses pions aussi
dans les syndicats, divisés et en perte de vitesse82, qu’il accuse par ailleurs d’être liés au
« système ». L’Union européenne est contestée en tant que libérale économiquement et
dans une perspective assez gaullienne. Par ailleurs, le discours s’ouvre un peu à la
modernité, aux problèmes féminins (à la différence de son père qui était nataliste,
familialiste).
77
P.PERRINEAU, La France…, p. 61.
Dénonciation des sous-estimations opérées par des statistiques d’immigration mensongères,
rappel de l’insécurité, volonté de réserver les bénéfices de l’État providence aux natifs, renvoi dans les trois
mois des étrangers au chômage, organisation du regroupement familial … dans le pays d’origine.
78
79
La banalisation est renforcée par la multiplication des partis dits populistes en Europe.
80
P. Perrineau, La France…, p. 80
81
« Le pourcentage d’ouvriers votant FN est passé de 25 % en 2007 à 35 % en 2012, ce qui signifie qu’ils
représentent entre un quart et un cinquième de l’électorat de ce parti. Ce n’est pas négligeable, mais cela ne
suffit pas pour dire du FN qu’il est un parti ouvrier et encore moins un parti d’ouvriers »( M. WIEVIORKA,
Le Front national, p. 40). Pour une approche critique plus détaillée des statistiques : Annie Collovald, Le
“populisme du FN“, p.119 et sv.
82
M. WIEVIORKA, Le Front… , p. 41.
27
3) Sur le plan culturel, MLP fait la promotion de l’identité française menacée par
l’islam, qui est la plus efficace figure de l’Autre, même si, en principe, le FN ne s’oppose
qu’à ses formes extrémistes. Ainsi, s’ajoute à la défense du patrimoine matériel (le
niveau de vie) celle du patrimoine immatériel (le style de vie) : c’est, selon la formule
de Dominique Reynié, le « populisme patrimonial », apparu vers 2000, de type
« attrape-tout » : défense des valeurs chrétiennes chère à la droite, celle de la laïcité à
la gauche… La laïcité remplace le racisme ou la xénophobie comme moyen de lutte
contre l’Autre (dont on souligne le sexisme, l’homophobie, le non-respect des droits
des femmes, etc.) Quant à la politique culturelle préconisée, elle ne serait pas
favorable à la modernité, jugée par trop élitiste.
L’avenir à moyen terme du FN reste incertain pour des raisons diverses : flou des
propositions, caractère évolutif de son électorat, risques de la banalisation (la
difficulté est de se banaliser… jusqu’à un certain point). Il y a plus une
recomposition territoriale qu’une recomposition sociale : « ce n’est pas le passage de la
gauche vers la droite des damnés de la terre » (Rosanvallon)83. On se reportera aux
hypothèses de M. Wieviorka et de Pascal Perrineau84.
V. LE POPULISME, RÉVÉLATEUR ET SIGNAL D’ALARME
Quelle que soit l’idée qu’on s’en fasse, le populisme doit être pris au sérieux par les
démocrates, parce que : 1°) Il désigne désormais un phénomène permanent (Hermet),
lié à des évolutions structurelles telles que le déclin de l’idée de progrès, la disparition de
la conception messianique de la classe ouvrière, les difficultés de la démocratie et de
l’État-providence, l’expansion de l’instruction. 2°) Il pose la question de la démocratie
dans son rapport au peuple, et plus largement celle des rapports entre politique et
société85. 3°) II est un redoutable défi, en tant que « forme prise au XXIe siècle par le
retournement contre elle-même de la démocratie » (Rosanvallon)86.
1°) Le populisme comme « politique du peuple »
• Pour nombre de commentateurs (hostiles au FN, il faut le souligner d’emblée), ce
populisme-là est l’expression d’observations concrètes, d’aspirations légitimes,
« l’expression générale dans une conjonction donnée d’un sentiment populaire global sur
la situation politique vécue » (G. Dupuy), justifiée par un souci de justice sociale, d’égalité
des chances, par le refus surtout du phénomène inclusion/exclusion, un type de discours
qui n’est, selon certains, ni de gauche, ni de droite (G. Hermet). Ces réclamations sont liées
83
84
On peut faire la même observation à propos du Tea Party aux USA.
M. Wieviorka, Le Front…, p. 80, P. PERRINEAU, La France au Front…, 4e Partie
85
Pierre-André Taguieff : « La fausse clarté de la catégorie « extrême-droite » relayée par celle de
« droite radicale » aura constitué le principal obstacle devant les tentatives d’analyser les formes émergentes
d’une contestation globale non marxisante des sociétés contemporaines. Elle conduit à postuler que les néopopulismes de droite européens, réduits à des rejetons de la vieille extrême-droite, sont une “menace pour la
démocratie“, alors qu’ils sont d’abord un symptôme du malaise démocratique, une expression de la crise de
confiance dans les démocraties pluralistes ou de la crise de la démocratie représentative […] ».
86
Dans Peuples et populisme, p. 32.
28
à la panne de la démocratie sociale, au « sentiment d’impuissance, d’absence d’alternative
et d’opacité du monde qui en découle »87. Elles cumulent désarroi social, désenchantement
politique, perte de repères culturels, selon Guy Coussedière88, pour qui « le populisme est
l’entrée en résistance d’un peuple à l’égard de ceux qui prétendent le gouverner »89. Bref,
« si l’on veut éviter le populisme, alors il faut se placer résolument du côté du peuple »90.
Répondre à ces aspirations, c’est la tâche même de la démocratie ! Populisme est-il
donc un mot inutile ? Le populisme du peuple n’est-il pas simplement l’aspiration
démocratique ?
• On peut le soutenir, mais l’expression de ce populisme constitue une invitation
pressante à se remettre en cause adressée aux élites compétentes, élus et haute
administration, qui risquent de se couper du peuple : l’argument qu’elle emploie volontiers
de la nécessité de la représentation peut dissimuler de sa part la crainte du peuple, de son
ignorance, de son incompétence, de son irrationalité, voire de son absence de « bons »
principes (que vaudrait en effet une majorité qui porterait au pouvoir des extrémistes ?).
Dans ces conditions, le peuple n’est plus une cause à défendre, mais un problème à
résoudre91.
Jacques Rancière92 est particulièrement virulent à l’égard de ce qu’il appelle
l’oligarchie qui, selon lui, rêve d’une gestion managériale dans le cadre du néolibéralisme, prétend soustraire l’expertise à l’examen politique, souhaite l’avènement d’un
monde sans politique, c’est-à-dire sans choix (cf. le référendum européen de 2005 tenu
pour nul et non avenu). Cette attitude engendre des mécontentements sans débouché
précis, l’abstention ou le vote contestataire, une défiance à double sens, mortelle pour la
démocratie, des gouvernés à l’égard des gouvernants et des gouvernants à l’égard des
gouvernés, voire le mépris du peuple. « Populisme ! » devient alors une insulte adressée à
ce qui n’est pas de l’ordre de la technocratie, un réflexe de défense. Le pire se produit en
période de crise lorsque, précisément est mise en doute la compétence des « compétents ».
Si l’on veut schématiser, pour cette famille de pensée, l’équivalence populisme =
extrême droite est erronée comme l’équivalence lepénisme = populisme, qui leur apparaît
même comme une faute grave (cf. l’ouvrage d’Annie Collovald, Le ”populisme du FN”,
un dangereux contresens?). Le FN n’est pas populiste mais démagogue (Coussedière),
vichyssois (Collovald), antidémocratique, extrémiste, etc. Finalement FN = extrème-droite
serait la bonne équivalence.
2°) Le(s) populisme(s) des leaders populistes
En raison de la diversité de ses formes, il vaut mieux employer le pluriel, ou bien, lui
ajouter un qualificatif ou un nom propre (d’homme ou de parti).
87
88
P. ROSANVALLON, in Peuples et populisme, p. 32.
« Manifestation
(COUSSEDIERE)
89
90
du
conservatisme
légitime
du
peuple »
hostile
au
gauchisme
culturel
G. COUSSEDIÈRE, Éloge…, p. 122.
J. JULLIARD, in Le Nouvel Observateur.
91
Pour reprendre des propos d’Annie COLLOVALD, Le « populisme du FN » … p.189. L’auteur met en
cause à cet égard le néolibéralisme appliqué à droite et à gauche.
92
Dans La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, 106 p.
29
Démocratie et populismes se préoccupent des mêmes questions capitales, mais y
répondent avec des principes et des méthodes tout différents.
• La question de la figuration du peuple. Le populiste, parti ou leader, prétend
incarner le peuple, tout le peuple, demande une délégation aveugle pour une réalisation
rapide et intégrale des désirs populaires. Ce qui risque d’entrainer l’usage de la violence
contre des résistances jugées illégitimes, des conflits forcément pervers.
Pour sa part, un leader démocratique ne prétend pas incarner tout un peuple, il
représente une partie de la société, dans le respect de la minorité.
• La question de l’unité politique est liée à la précédente. Marine Le Pen insiste sur
sa capacité à réaliser l’indispensable unité du peuple : « Ni droite, ni gauche,
Français », répondant ainsi aux sondages (en 2010, 67 % des Français ne font
confiance ni à la droite, ni à la gauche, 40 % ne se disent ni de gauche ni de droite). La
désignation d’ennemis et leur exclusion s’imposent, aux antipodes de la
fraternité : élites et corps intermédiaires, étrangers et même nationaux de culture
différente au nom de l’identité, bref, quiconque paraît s’opposer à la vision du monde du
leader et du parti. Il y a plus d’un point commun avec les totalitarismes : ainsi l’aversion à
l’égard de la démocratie représentative, la volonté de l’UN.
Les démocrates, au contraire, conscients du pluralisme de la société, légitiment les
conflits et aspirent à les surmonter en faisant confiance au temps, à la délibération, à la
médiation, et, surtout, en s’appuyant sur le principe fondateur que la minorité accepte la
victoire par les urnes de la majorité (dans le respect de processus électoraux évidemment).
Pour Guy Coussedière, le peuple recherche la similitude (construite) et non l’identité
(donnée)93. Le démocrate refuse de naturaliser les différences.
• La question de la passion en politique. Le populiste démagogique, partant du souci
d’améliorations concrètes légitimes, parie pour la spontanéité, la simplification,
l’immédiateté, qui exacerbent les conflits au lieu de les apaiser. Il joue sur l’exaspération
des passions, qu’elles soient positives (obéissance au chef, au parti) ou négatives
(méfiance de l’Autre)94. Le populisme peut même prendre des formes hyperboliques et se
présenter comme un hyperdémocratisme.
À l’opposé, les démocrates classiques ont pour principe de promouvoir une politique
fondée sur la raison, selon la tradition des Lumières. Mais ils ont tort d’en rester là, car les
sentiments jouent forcément un rôle en politique, que cela plaise ou non (Rousseau l’a
déjà dit). Toute passion n’est pas néfaste. Si la rationalité doit guider le choix des moyens
(et encore…), celui des objectifs, des grands choix politiques relève des affects.
3°) Propositions
Le populisme révèle des aspirations justifiées, même s’il s’efforce de les amplifier à son
profit.
93
Le peuple politique, selon G. Coussedière, ne se fonde plus sur une transcendance, mais sur lui-même,
il recherche la similitude (construite, notamment par l’éducation, par un effort d’imitation et d’innovation,
conduisant à une sociabilité partagée) et non l’identité (donnée non politique, plus ou moins transcendante,
assimilable ni à la race, ni à la classe).
94
À l’occasion, il peut promouvoir l’incompétence (exemple des jurys populaires introduits dans les
tribunaux correctionnels, signe de défiance non seulement à l’égard des magistrats mais aussi envers la loi).
30
• Introduire une certaine dose de populisme ? Selon Ernest Laclau, « une démocratie
vivante doit savoir créer un équilibre entre le monde institutionnel et les revendications
populaires […]. Sans une certaine dose de populisme, la démocratie est inconcevable
aujourd’hui. »95 Pour Guy Hermet, on peut légitimer un type de discours, dont on peut
trouver des éléments chez des « semi-populistes contrôlés »96, comme Sarkozy ou Royal
en 200797.
• Réformer l’esprit et les techniques de la démocratie représentative. Celle-ci
implique nécessairement des déformations, mais l’important est qu’elles soient réduites le
plus qu’il est possible. Mais que demande le peuple ? Les propositions divergent : pour les
uns, il veut être mieux représenté et non s’emparer lui-même des leviers de commande car
il a conscience de son incompétence, pour d’autres, comme Rosanvallon, il souhaiterait
disposer de nouveaux moyens d’expression et d’action conçus par les citoyens euxmêmes98 : c’est la démocratie participative.
• Réinventer un grand projet démocratique
Selon Norberto Bobbio, les grandes espérances démocratiques ont été brisées : 1 - la
perspective d’une société unie : le pluralisme s’est imposé, 2 - le règne de l’intérêt
général : les intérêts particuliers jouent un rôle excessif, 3 - l’extension des principes
démocratiques hors du champ politique, par exemple à l’économie : les oligarchies
triomphent, 4 - la transparence des divers pouvoirs : ils restent opaques, 5 - l’efficacité de
l’éducation99 : sous certains angles, elle renforce les inégalités. Bref, l’idée de progrès n’a
plus bonne presse.
Pour Rosanvallon100, on entre dans le troisième âge de la démocratie (le premier est
celui du monisme républicain, le second celui de la démocratie d’équilibre). Le but est
toujours de former un monde commun, en sachant qu’il n’y a désormais plus de modèle,
mais des expériences et des déceptions à méditer. « La démocratie est expérience et
histoire »101, « La démocratie, c’est rêver de supposer que nous la possédons […]. Elle
n’est qu’un jeu de possibles, inauguré dans un passé encore proche, dont nous avons tout à
explorer »102 La démocratie est un travail pour donner confiance, contribuer à la
reconnaissance, construire le peuple (démocratique), car celui-ci, n’est pas un
95
96
Le Monde, 20 février 2012.
Le Monde 2, 4 novembre 2006.
97
Sarkozy et la « racaille », Ségolène et la « démocratie participative » ou le « Aimez-vous les uns les
autres », Bayrou et la dénonciation du complot des médias et de l’énarchie.
98
Rosanvallon (in Peuples et populisme) : 1°) Le peuple est divers : arithmétique (mais la majorité ne
peut représenter toute la société), social (il a une histoire), principiel (il établit la Constitution, le droit),
aléatoire (il faut réfléchir à des applications limitées du tirage au sort). 2°) Il demande une démocratie
permanente (pas simple !) : multiplication des votes, implication citoyenne dans la surveillance et le contrôle.
3°) Il a besoin de délibération, d’interaction, de vie commune pour donner du sens, redéfinir le contrat social
pour une société plus égale et productrice du commun.
99
Cité par P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, p. 361.
100
101
102
Id., conclusion.
Marcel Gauchet : La Révolution des pouvoirs, p.12.
Claude Lefort, Éléments d’une critique de la démocratie, 1971, p.28.
31
présupposé, il ne préexiste pas à sa représentation politique103. Sans doute faut-il
« compliquer la démocratie pour l’accomplir ».
103
Rosanvallon propose quelques pistes : 1°) Mettre fin à la domination du capitalisme financier,
condition nécessaire mais insuffisante pour mettre fin à la domination de la rente et du privilège. - 2°)
Proposer un nouveau contrat social comme alternative au « programme » du FN et pour cela, aller au-delà
de la politique traditionnelle de la gauche, celle de la dépense publique et de la redistribution. - 3°)
Réinventer la parole collective.
32
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