MISE AU POINT Cuisson et cancer : pourquoi pas ?1 Cooking and cancer: why not? J.M. Lecerf* L e rôle de certaines habitudes alimentaires dans la survenue des cancers est évoqué depuis les travaux de D. Burkitt et ceux de H. Trowell, et cette notion a été soutenue par une étude de R. Doll et R. Peto (1), célèbres épidémiologistes britanniques. En 1997, puis en 2007, le rapport du World Cancer Research Fund (WCRF) a rendu des avis graduels sur le risque de cancer lié à l’alimentation. Alors qu’il n’est pas convenu de parler d’aliment anticancer, des études ont conduit à évoquer un risque attaché à un aliment précis, la viande. Ainsi, le WCRF concluait en 2007 que ce risque était convaincant pour la viande, avec un risque relatif de cancer colorectal de 1,29 (IC95 : 1,04-1,60) par 100 g consommés par jour. Si les méta-analyses permettent de fournir ces chiffres, les données ne sont homogènes ni selon les études, ni selon les populations. En effet, la viande ne peut pas être considérée, d’un point de vue alimentaire, indépendamment de l’alimentation globale dans laquelle elle s’inscrit, et des procédés de transformation qu’elle subit. C’est le cas de la cuisson. Celle-ci peut générer l’apparition de substances – les amines hétérocycliques (AH) – dont on sait qu’elles s’avèrent mutagènes sur les tests de Ames/Salmonella, et sont cancérogènes chez l’animal. La présence des AH ne pourrait-elle pas rendre compte en partie des différences en termes de risque de cancer selon les études et de la relation entre la consommation de viande et la survenue, outre les cancers colorectaux, d’autres cancers ? Données expérimentales 1 © Correspondances en Métabolis­ mes Hormones Diabètes et Nutri­ tion 2012;XVI (5-6):155-60. * Service de nutrition, institut Pasteur, Lille. Les dérivés des AH produits par le métabolisme humain provoquent des mutations dans différents types de cellules. Ils se lient à l’ADN au niveau de sites riches en base GC (guanine et cytosine) en formant des adduits (2). Chez les rongeurs, leur administra- 504 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 tion par voie orale entraîne la formation de tumeurs dans de nombreux organes cibles : foie, poumon, côlon, intestin, peau, glandes mammaires (3). Chez les singes, le composé IQ induit des tumeurs hépatiques dans 65 % des cas après 7 ans d’exposition à des doses de 10 à 20 mg/kg 5 jours sur 7 (4). Le PhIP provoque plutôt des lymphomes, ainsi que des cancers du côlon et des glandes mammaires chez le rat (5). Les nouveau-nés de souris sont encore plus sensibles ; or, le PhIP peut passer de la mère au fœtus à travers le placenta durant les derniers jours de la gestation, et le lait maternel constitue une autre voie d’exposition aux AH (6). La nourriture représente chez l’homme la principale source d’AH : on en retrouve ainsi dans les urines de volontaires humains ayant une alimentation normale, mais pas dans celles d’individus nourris par voie parentérale (7). Cependant, les doses testées en toxicologie sont beaucoup plus élevées que celles auxquelles les sujets sont soumis dans le cadre d’une alimentation courante. Les AH sont retrouvés en quantité faible, mais significative, lors de la cuisson des viandes et des poissons, d’autant plus que la température de la poêle s’élève (pour une même température de 70 °C au cœur de la viande) et ce pour des cuissons brèves (30 minutes), et en quantité même très élevée dans les sauces, les extraits de viande, les arômes de viande, les résidus de poêles, etc. Seules les études épidémiologiques peuvent apporter des éléments plus formels. Nous n’aborderons que très peu la problématique différente et bien établie du caractère cancérogène des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) issus de la cuisson au feu de bois, au charbon, au contact des flammes, de la fumée (type barbecue). Nous aborderons également brièvement la question de l’acrylamide, composé de Maillard, et de son éventuel rôle cancérogène. Points forts »» Lorsque de la viande est cuite à température élevée et/ou grillée, des amines hétérocycliques se forment (viande bien cuite). »» Ces molécules sont expérimentalement cancérogènes. »» Les études épidémiologiques montrent nettement leur rôle dans l’apparition du cancer colorectal, mais aussi du cancer du sein, de la prostate, du poumon, de la vessie et du pancréas. Cela pourrait en partie rendre compte du lien entre une consommation élevée de viande et la survenue d’un cancer. »» Des facteurs génétiques modulent les effets de leur consom-mation. »» Leur apparition dépend de nombreux facteurs culinaires et peut être limitée par certains usages. »» Des recommandations diététiques et culinaires pratiques doivent être élaborées pour la prévention des cancers. Les composés néoformés lors de la cuisson Les composés néoformés lors de la cuisson sont de 4 types : les composés de Maillard, les amines hétérocycliques, les produits d’oxydation et les hydrocarbures aromatiques polycycliques. Les produits de la réaction de Maillard Les produits de la réaction de Maillard résultent de l’interaction entre des sucres réducteurs (hexoses) et des acides aminés, suivie d’un ensemble complexe d’étapes donnant naissance à des composés variés, dont les principaux sont les composés carbonylés : N carboxyméthyllysine (CML), hydroxyméthylfurfural (HMF) et acrylamide. La principale source d’acrylamide est représentée par les produits tels que les frites, les chips, le pain, les céréales transformées. On en retrouve peu dans la viande. L’acrylamide présente dans les tissus biologiques provient aussi du tabagisme. Les produits d’oxydation Les produits d’oxydation sont des molécules issues des réactions de thermo-oxydation des corps gras, notamment insaturés. Ils ne sont pas spécifiques de la viande. Ils sont surtout liés au chauffage excessif des graisses de cuisson, notamment des lipides riches en acides gras insaturés. Les hydrocarbures aromatiques polycycliques Les HAP sont issus de la combustion incomplète de sub-stances organiques à partir des radicaux libres générés au cours des réactions de pyrolyse et de pyrosynthèse (8). La température très élevée, la cuisson au feu de bois, au charbon, au contact de la flamme ou de la fumée entraînent l’apparition de substances telles que le benzo(a)pyrène, le dibenzo(a)pyrène, le dibenzo(a)anthracène et plus de 100 autres composés. Ces molécules hautement cancérogènes sont essentiellement produites lors de la cuisson sévère des aliments gras au contact du bois et des hydrocarbures fossiles et confèrent à l’aliment carbonisé une croûte noire qui y adhère. Les sources directes principales de ces HAP sont le tabagisme, la pollution et l’exposition professionnelle, tous susceptibles d’agresser directement la peau et la muqueuse respiratoire. Les amines hétérocycliques Plus de 25 AH ont été isolés et identifiés comme potentiellement mutagènes. Tous contiennent de 2 à 5 cycles aromatiques, avec 1 atome d’azote (N) ou plus dans ce noyau, et habituellement un groupement aminé non cyclique (8-10). Les AH sont constitués lors de la cuisson. Leur formation dépend de la température, qui détermine 2 familles d’AH : ceux formés à une température comprise entre 100 et 300 °C et appelés AH thermiques, du type IQ (indoles quinolines ou indoles quinoxalines), qui sont des amino-imidazo-azaarènes et des composés polaires ; et ceux formés à de plus hautes températures (supérieures à 300 °C), appelés AH pyrolytiques, de type non IQ, qui sont des amino-carbolines et des composés non polaires. Les premiers sont générés à partir de la réaction entre des acides aminés libres (la créatine et la créatinine) et des hexoses, et donc à partir des composés de Maillard, conduisant à des pyridines et pyrazines hétérocycliques, puis aux IQ. Les seconds apparaissent au-delà de 250 à 300 °C à partir de la dégradation des premiers à travers la réaction de pyrolyse entre les acides aminés et les protéines. Les principaux amino-imidazo-aza-arènes sont DMIP, PhIP, iso IQ, IQ, MeIQ, IQx, MeIQx, Di MeIQx, etc. Les principaux amino-carbolines sont α, β, γ et δ carbolines, Phe-P-1, Orn-P-1 Cre-P-1, Lys-P-1, etc. Les niveaux d’AH formés lors de la cuisson des viandes varient entre 0,2 et 650 μg/g selon le mode de cuisson utilisé ; PhIP représente dans tous les cas l’AH majoritaire (11). La formation des AH, surtout lors de la cuisson des viandes et des poissons, a été décrite pour la première fois en 1964 (12), et leur caractère cancérogène chez l’animal a été établi Mots-clés Cancer Amines hétérocycliques Viande Cuisson Cancer colorectal Highlights »» On high-heated or grilled meat cooking, heterocyclic amines occurr (well-done meat). »» These molecules have a cancerogenic effect. »» Epidemiological studies have shown that they have a role in the colorectal, breast, prostate, lung, bladder, and pancreatic cancer risk. »» This could partially explain the relationship between high meat consumption and cancer. »» Genetic factors may modulate the effect of heterocyclic amines on that risk. »» Their occurrence in foods depends from many cooking factors and may be decreased with some uses. »» Practical dietary and culinary recommendations must be made for cancer prevention. Keywords Cancer Heterocyclic amines Meat Cooking Colorectal cancer La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 | 505 MISE AU POINT Cuisson et cancer : pourquoi pas ? en 1987 (13). En 2009, une importante revue de la littérature se prononçait nettement en faveur de l’augmentation du risque de cancer lié à la consommation de viande “bien cuite” (well-done) [14]. Cancer et adénome colorectal Une coloscopie réalisée chez 807 femmes asymptomatiques a mis en évidence 158 adénomes colorectaux (15). Le risque d’adénome colorectal était de 1,72 (IC95 : 0,96-3,07) pour la consommation de viande cuite à la poêle (p = 0,01) et de 1,90 pour les apports estimés en amines hétérocycliques (MeIQx). Dans l’étude prospective EPIC-Heidelberg sur 25 540 sujets, 516 adénomes colorectaux ont été dénombrés (16). Le risque relatif d’adénome colorectal était de 1,47 (IC95 : 1,13-1,93) pour les apports de PhIP, avec une forte significativité (p = 0,002) pour les petits adénomes et adénomes distaux ; il s’élevait à 1,27 pour les apports de MeIQx, à 1,18 pour les apports de Di MeIQx, et à 1,36 (IC95 : 1,05-1,76 ; p = 0,04) pour la consommation de viande “bien cuite”. Deux études cas-témoins ont montré une corrélation entre la préférence pour les parties fortement grillées (surface brune) des viandes et le risque de cancer du côlon (17, 18). En 2005, une revue de la littérature ayant analysé 15 études épidémiologiques a montré un risque de cancer colorectal accru (de 1,3 à 8,8 fois plus important) dans 12 études où l’information était présente pour la consommation de viande “bien cuite” (9). Ce p e n d a n t , d a n s l ’é t u d e c a s - t é m o i n s d e K. Augustsson et al., aucun lien n’a été fait entre les apports en AH et le risque de cancer (19). De même, une autre étude cas-témoins n’a pas mis en évidence de lien entre la consommation de viande “bien cuite” et le risque de cancer colorectal (20). Cette étude cas-témoin australienne a observé une relation inverse (OR = 0,73 ; IC95 : 0,55-1,01) entre la fréquence de consommation de viande rouge cuite et le risque de cancer colorectal (21) ; toutefois, en tenant compte de la taille des portions, puis du caractère bien cuit de la viande, cette association inverse persiste mais n’est plus significative. Les auteurs considèrent que, dans la plupart des études, la mesure de l’exposition à la consommation de viande n’est pas assez précise quand il s’agit de prendre en considération le mode de cuisson. Il faut en effet noter que, dans la plupart des études, les apports en AH sont estimés sur la base des apports 506 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 en viande et des teneurs en AH dans les tables de composition selon le degré et le mode de cuisson, et ne sont pas mesurés. Autres cancers Cancer du sein L’étude de Shangai chez 3 015 femmes âgées de 25 à 64 ans a montré une association positive (OR = 1,92) entre la consommation de viande rouge et le cancer du sein, dans le cas d’une viande “bien cuite” ou cuite en friture (22). Dans un échantillon de 35 644 sujets âgés de 35 à 75 ans de l’étude EPIC, le mode de cuisson à haute température semble expliquer l’hétérogénéité des résultats entre les pays (23) : il concerne 15 % des sujets en Italie du Nord et 49 % aux Pays-Bas ; la cuisson par friture, grill et barbecue représente 12 g de viande par jour dans le sud de l’Espagne et 91 dans le nord. Dans la population féminine de cette étude (319 826 femmes âgées de 20 à 70 ans), répartie entre 10 pays et 23 centres européens, la relation entre cancer du sein et consommation de viande rouge (pour 150 g/j) est élevée (HR = 1,16 ; IC95 : 1,03-1,32) dans les pays où la proportion de viande cuite à haute température est forte, alors qu’elle n’existe pas (HR = 0,82 ; IC95 : 0,63-1,07) dans les pays où cette proportion est faible. On observe par ailleurs une interaction significative entre la viande rouge cuite à haute température et le cancer du sein (p = 0,017) [24]. Une étude cas-témoins aux États-Unis n’a pas montré de relation entre le risque de cancer du sein, les apports en AH et l’estimation de l’activité mutagène de la viande (25). Dans une étude prospective américaine auprès de 52 158 femmes âgées de 55 à 74 ans, le risque de cancer du sein invasif est accru en cas de consommation plus élevée de MeIQx (HR = 1,26 ; IC95 : 1,031,55), mais pas de Di MeIQx (26). Dans l’étude de la Swedish Mammography Cohort auprès de 61 433 Suédoises suivies pendant 17,4 ans, il existe une interaction avec des facteurs hormonaux, puisque le risque de cancer invasif est accru pour la consommation de viande grillée ou poêlée chez les patients ayant des récepteurs aux estrogènes ER+ et des récepteurs à la progestérone PR− (27). Dans une revue de la littérature analysant 7 études prospectives, on constate, lorsque les données sont disponibles (6 études sur 7), que le risque relatif de MISE AU POINT cancer du sein est accru en cas de consommation de viande grillée ou “bien cuite” : il passe de 1,92 à 4,6 (9). Cela a été observé dans l’étude Iowa Women’s Health Study auprès de 41 836 femmes âgées de 55 à 69 ans, chez qui une relation de type dose-réponse entre la consommation de viande “bien cuite” et le risque de cancer du sein a été mise en évidence (28). En ce qui concerne l’acrylamide, issu principalement des céréales, du pain et des pommes de terre, les premières études ont été menées sur la base d’une estimation des apports. Deux études cas-témoins et une étude prospective (29-31) n’ont pas montré de corrélation entre l’apport en acrylamide et le risque de cancer du sein, mais une étude fondée sur le taux d’acrylamide et de son métabolite, la glycinamide, et les adduits sur l’hémoglobine N terminale a montré, après ajustement sur le tabac, une relation entre ce paramètre biologique et le risque de cancer du sein récepteur aux estrogènes récepteur + (32). le risque de cancer du poumon ; une relation identique a été observée avec les apports en MeIQx (HR = 1,25 ; IC95 : 1,07-1,45 ; p = 0,02) [36]. Cancer de la prostate Au cours de l’étude prospective NIH-AARP Diet and Health Study, 854 cas de cancer de la vessie ont été identifiés lors du suivi pendant 7 ans de 300 933 hommes et femmes. Le risque relatif de cancer de la vessie était de 1,19 (IC95 : 0,95-1,48 ; p = 0,06) pour les apports estimés en PhIP (39). Dans une récente étude cas-témoins, le risque de cancer de la vessie était très augmenté pour les deuxième, troisième et quatrième quartiles d’apports en AH, avec un OR respectif de 1,47, de 2,58 et de 3,32 (p < 0,001) [40]. Dans l’étude américaine NIH-AARP Diet and Health Study auprès de 175 343 hommes âgés de 50 à 71 ans et suivis pendant 9 ans, le risque de cancer de la prostate est modérément élevé en cas de consommation de viande grillée/barbecue (HR = 1,11 ; IC95 : 1,03-1,19) ou d’apports élevés en benzo(a)pyrène (HAP) [HR = 1,09 ; IC95 : 1,00-1,18], mais le risque de cancer avancé est beaucoup plus élevé (respectivement HR = 1,36 et 1,28) [33]. Chez 1 294 hommes ayant eu un cancer de la prostate et suivis pendant 2 ans en moyenne, la progression (décès, métastases ou augmentation du PSA) n’est observée que pour une consommation élevée de poulet avec (et non pas sans) la peau (HR = 2,26 ; IC95 : 1,36-3,76 ; p = 0,003) [34]. Or, la viande de poulet “bien cuite”, grillée, est plus riche en HA que les autres viandes, et le poulet avec la peau est beaucoup plus souvent cuit grillé. Cancer du poumon Une étude cas-témoin italienne rapporte une corrélation entre les apports en AH et en benzo(a)pyrène et le risque de cancer du poumon (35). L’étude de la cohorte NIH-AARP Diet and Health Study auprès de 278 380 hommes suivis pendant 8 ans a également montré une corrélation entre la consommation de viande rouge “bien cuite” ou “très bien cuite” (HR = 1,20 ; IC95 : 1,04-1,38 ; p = 0,04) et Cancer du pancréas J. Zhu et al. ont montré que la teneur en adduits ADN/PhIP était associée à une augmentation du risque de cancer du pancréas et à la préférence pour la viande “bien cuite” (37). Une étude cas-témoin a montré une corrélation entre les apports en amines hétérocycliques et le risque de cancer du pancréas pour PhIP (OR = 1,8 ; IC95 : 1,0-3,1), Di MeIQx (OR = 2,0 ; IC95 : 1,2-3,5) et MeIQx (OR = 1,5 ; IC95 : 0,9-2,7) et pour le benzo(a) pyrène (OR = 2,2 ; IC95 : 1,2-4,0) [38]. Cancer de la vessie Facteurs déterminant la teneur en AH ➤➤ La température, la durée et la méthode de cuisson affectent la teneur en AH ; il existe une relation avec le degré de température, mais elle n’est pas linéaire pour tous les AH. Au-delà de 200 °C, la quantité d’AH augmente dramatiquement, alors qu’en dessous de 150 °C, elle n’est pas détectable. ➤➤ Le type de viande intervient également. La peau (de poulet) est un facteur mécanique protecteur pour la viande ; certains AH (PhIP) sont plus facilement formés dans la viande de poulet, tandis que d’autres (8-MeIQx) le sont moins que dans le viande de bœuf et de porc. La teneur en créatine et celle en glycogène peuvent être déterminantes. Cette dernière dépend de facteurs génétiques propres à l’animal : l’allèle RN– confère à la viande une teneur plus forte en glycogène, une couleur La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 | 507 MISE AU POINT Cuisson et cancer : pourquoi pas ? plus foncée et une moindre formation de certains AH malgré une couleur brune en surface. Tout cela peut expliquer certaines discordances épidémiologiques. ➤➤ La durée de cuisson joue un rôle : en deçà de 5 minutes, certains AH n’apparaissent pas ; au bout d’un certain temps, un plateau apparaît, car des AH peuvent être détruits. Selon la teneur en graisse de la viande, la durée nécessaire pour atteindre la température souhaitée peut être raccourcie : en effet, le gras permet un bon transfert de la chaleur, ce qui permet de générer moins d’AH. La formation de certains AH peut aussi venir de la pyrolyse de gouttelettes de jus de viande qui tombent sur les flammes, sont transportées avec la fumée et se déposent sur la viande. ➤➤ Le mode de cuisson intervient : la cuisson au micro-ondes peut entraîner l’apparition d’AH du type carbolines, la friture celle d’IQ et de carbolines. La cuisson bouillie, rôtie ou en bain de friture induit une température plus basse et donc moins d’AH. La cuisson en friture plate (contact avec une poêle), au grill ou au barbecue génère le plus d’AH en raison du niveau de température et de la perte en eau. ➤➤ L’ajout de sucre en excès retarde la formation d’AH du fait d’une interaction avec la réaction de Maillard : dans ce cas en effet, les produits de Maillard sont plus rapidement formés ; ils interagissent avec la créatine ou la créatinine, ce qui conduit à réduire la teneur en glucose. En présence d’un excès de sucre, les acides aminés ne participent pas à la réaction non enzymatique de brunissement (réaction de Maillard), ce qui les rend moins disponibles pour la formation d’AH. De plus, les produits de Maillard peuvent réagir avec les molécules mutagènes, ce qui réduit encore la teneur en AH. ➤➤ Le fait de faire mariner la viande pendant 6 à 24 heures dans du vin ou de la bière diminue la formation d’AH. L’utilisation d’épices réduit également l’apparition d’AH, sans doute en raison des antioxydants qu’elles contiennent, ce qui inactive les radicaux libres générés comme intermédiaires dans la réaction de Maillard. C’est le cas aussi des marinades contenant des épices riches en antioxydants polyphénoliques. Les composés phénoliques qui inhibent le plus la formation d’AH semblent être le thé et l’huile d’olive (vierge), ainsi que la naringénine des agrumes. Les composés soufrés de l’ail exercent également un effet favorable, de même que les caroténoïdes de la tomate ! L’ajout d’huile de maïs augmente la formation d’AH du fait des lipoperoxydations induites ; la cuisson à 508 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXI - n° 10 - décembre 2012 l’huile de coprah, avec du lard ou de l’huile de soja induit aussi cette formation. Mais c’est surtout dans les fonds de poêle que l’on retrouve le plus d’AH après l’usage de matières grasses, de façon moindre cependant en cas d’utilisation d’une margarine contenant un peu de lait. Facteurs de variation des AH ou de leurs effets in vivo Des apports élevés en légumes crucifères (tel le chou) pendant 12 jours réduisent l’excrétion urinaire de 8-MeIQx et de PhIP (41). Cela est vraisemblablement dû à l’augmentation du métabolisme des AH et à l’activation de systèmes de détoxication via les cytochromes par les crucifères. On sait par ailleurs qu’il existe des phénotypes variables d’acétyleurs des AH pouvant expliquer des différences selon les individus et les populations. Un risque accru de cancer du côlon a été observé chez les acétyleurs rapides NAT2 (42). Le double phénotype rapide pour CYP1A2 et NAT2 augmente ainsi considérablement le risque de cancer du côlon en cas de consommation de viande cuite (OR = 6,45) [43]. Une autre étude montre que le phénotype CYP1A2 affecte le risque de cancer colorectal lié au tabagisme, mais pas celui engendré par la consommation de viande rouge, quel que soit le mode de cuisson (44). Le rôle du double polymorphisme génétique rapide NAT2 et CYP1A2 prédisposant à une plus grande sensibilité aux carcinogènes délivrés par une cuisson à haute température a été suggéré dans les études comparant des Japonais vivant à Hawaï et des Hawaïens de naissance (45), et confirmé dans une étude américaine montrant que le risque de cancer colorectal associé à la consommation de viande rouge “bien cuite” était plus élevé avec les 2 variantes CYP1B1 et SULTA1 (46). Une étude n’a pas montré de variation du risque de cancer du sein selon le génotype NAT2 et les apports en AH (24). L’impact d’autres facteurs nutritionnels a été analysé de la façon suivante dans l’étude EPIC-Heidelberg : si l’apport en flavonols (polyphénols) est inférieur aux apports médians, l’effet de PhIP sur le risque d’adénome colorectal est plus élevé, puisque le RR passe de 1,47 à 1,76 (IC95 : 1,17-2,65) [16]. On sait que les produits laitiers réduisent le risque de cancer du côlon ; le rôle des ferments lactiques pourrait intervenir : chez le rat, Lactobacillus diminue l’excrétion urinaire des AH, ce qui pourrait signifier qu’ils sont moins absorbés (47). MISE AU POINT Conclusion L’ensemble des données expérimentales et épidémiologiques est en faveur du rôle des amines hétérocycliques formées lors de la cuisson des viandes (et des poissons) dans la cancérogenèse. Celles-ci pourraient en partie rendre compte de l’accroissement du risque de cancer colorectal lors d’une consommation élevée de viande, mais aussi du risque d’autres cancers (sein, prostate, vessie, poumon, pancréas). L’étude de E. De Stefani et al. montre ainsi que le lien entre les AH et le risque de cancer colorectal persiste après ajustement pour la consommation de viande, l’apport énergétique et l’apport lipidique, mais que la relation entre la consommation de viande et le risque de cancer colorectal disparaît (48). Les conditions de formation des amines hétérocycliques sont bien déterminées, et les facteurs susceptibles d’en atténuer l’apparition ou les effets sont connus. Tout cela justifie que des recommandations pratiques simples soient proposées pour contribuer à la prévention des cancers : éviter une consommation trop fréquente de viande (rouge ou blanche) ; éviter de consommer régulièrement de la viande “bien cuite” et/ou grillée ; maîtriser la durée de cuisson et la température ; préférer les cuissons à l’eau, au court-bouillon, à la vapeur, en papillote ; utiliser largement les épices ; favoriser les marinades ; consommer, simultanément à la viande, du chou et des aliments riches en polyphénols ; en outre, pour éviter l’apparition d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, éviter d’utiliser fréquemment le barbecue au bois, le charbon de bois, le charbon ; éviter un apport excessif en acrylamide en limitant la consommation de pain grillé, chips et de frites. Cependant, les facteurs génétiques modulent l’effet des AH, et il pourrait être utile de cibler les conseils U n autre regard sur v o tre s péc ialité chez les personnes prédisposées. ■ edimark edimark Objectif oncologie LES EXPERTS ET LA LETTRE VOUS LIVRENT LEUR REGARD SUR VOS SPÉCIALITÉS Retrouvez-les sur www.edimark.tv * Nouvelle séquence Oncologie ORL edimark Dr Sébastien ALBERT ALBERT, A LBERT,, Pr René-Jean BENSADOUN, Dr Philippe CÉRUSE, Dr Sylvie CLAUDIN, LBERT Pr Sandrine FAIVRE, Pr Joël GUIGAY, Dr Frédéric KOLB, Pr Jean-Louis LEFEBVRE, Dr Frédéric PEYRADE, Dr Patrick SOUSSAN, Dr Stéphane TEMAM, Dr Alain TOLEDANO, Dr Gérald VALETTE Sénologie Dr Véronique DIÉRAS, Dr Florence LEREBOURS, Dr Anne LESUR, Pr Jean-François MORÈRE, Dr Rémy SALMON, Pr Laurent ZELEK Oncologie digestive Pr René ADAM, Pr Thomas APARICIO, Dr Pascal ARTRU, Dr Frédéric DI FIORE, Pr Michel DUCREUX, Dr Éric FRANÇOIS, Dr Astrid LIÈVRE, Dr Jean-Philippe METGES, Pr Jean-Marc PHELIP, Pr Jean-Christophe SABOURIN, Dr Denis SMITH, Pr Jean-Philippe SPANO, Pr Julien TAÏEB, Dr Christophe TOURNIGAND, Pr Marc YCHOU Oncologie thoracique Nouvelle séquence Nouvelle séquence Dr Martine ANTOINE, Dr Benjamin BESSE, Dr Fabienne ESCANDE, Pr Dominique GRUNENWALD, Pr Jean-François MORÈRE, Pr Françoise MORNEX, Pr Denis MORO-SIBILOT, Dr Maurice PÉROL, Dr Gilles ROBINET, Pr Jean TRÉDANIEL TR Psycho-oncologie Dr Sarah DAUCHY * Inscription immédiate et gratuite résevée aux professionnels de santé. Sous l’égide de Directeur de la publication : Claudie Damour-Terrasson Rédacteur en chef : Pr Jean-François Morère Avec le soutien institutionnel de MISE AU POINT Cuisson et cancer : pourquoi pas ? Références bibliographiques (suite de la p. 509) 1. Doll R, Peto R. The causes of cancer: quantitative estimates of avoidable risks of cancer in the United States today. J Natl Cancer Inst 1981;66:1191-308. 2. Eisenbrand G, Tang W. Food-borne heterocyclic amines. Chemistry, formation, occurrence and biological activities. A literature review. Toxicology 1993;84:1-82. 3. Bogen KT. Cancer potencies of heterocyclic amines found in cooked foods. Food Chem Toxicol 1994;32:505-15. 4. Thorgeirsson UP, Dalgard DW, Reeves J, Adamson RH. Tumor incidence in a chemical carcinogenesis study of nonhuman primates . Regul Toxicol Pharmacol 1994;19:130-51. 5. Nagao M, Ushijima T, Wakabayashi K et al. Dietary carcinogens and mammary carcinogenesis. 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