lettre 47 - Archéologie des Amériques

publicité
APRAS ASSOCIATION POUR LA RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE SOCIALE L E T T R E D ' I N F O R M A T I O N www.mae.u-­‐paris10.fr/apras n°47 PRINTEMPS 2012 Chers membres de l’APRAS, En 2011, le comité de l’APRAS a mis en œuvre les objectifs qu’il s’était fixés en novembre 2010 : d’organiser de nouvelles manifestations, qui constituent des lieux et des moments de réflexion sur notre discipline, en dehors des enjeux institutionnels, et de renforcer l’association en recrutant de nouveaux membres. Nous avons donc été très actifs en 2011 à travers deux manifestations en particulier, le colloque international « Un ‘tournant animaliste’ en anthropologie ? » (Collège de France, 22-­‐24 juin 2011), organisé en collaboration er
avec le LAS et la Fondation Sommer. Et le 1 congrès de l’Association Française d’Ethnologie et d’Anthropologie durant lequel plusieurs ateliers ont été organisés par nos membres. Ces deux manifestations ont rencontré un immense succès : vous en trouverez des comptes-­‐rendus dans cette Lettre. Nous avons aussi organisé un séminaire d’un jour (4 novembre 2011), à Londres, à l’Institut Français, pour présenter les tendances de l’anthropologie française aujourd’hui. Cette journée était une commande du Royal Anthropological Institute et de son directeur, David Shankland, avec lequel nous souhaitons continuer à collaborer pour d’autres projets. ème
Notre 19 conférence Robert Hertz a été donnée par Irène Bellier le 15 juin 2011 « L’anthropologue, l’indigène et les peuples autochtones ». Vous trouverez le texte à la fois dans la Lettre, mais aussi sur notre site et sur celui de l’AFEA. Notre prochaine conférence aura lieu le 22 juin au grand amphithéâtre de l’EHESS, et notre hôte sera Marc Augé. Nous vous attendons nombreux pour ce qui sera notre ème
20 conférence ! Suivi comme d’habitude par un cocktail. Nous sommes également partenaires du colloque organisé par Raphaël Rousseleau et Tiziana Leucci, « De la 'danse de Shiva' à la World Music. Icône du rythme et langage des gestes entre l'Inde, l'Europe et les Etats-­‐Unis », qui aura lieu au musée du quai Branly (salle de cinéma), les 29 et 30 mai prochain. Nous préparons les années qui viennent avec un cycle de journées d’études sur les relations entre anthropologie et philosophie, et un colloque international sur l’anthropologie et l’archéologie (2013), en collaboration avec différents partenaires. Nous nous sommes aussi positionnés, avec de nombreuses associations amies (AFEA, ASES, etc.) contre la circulaire Guéant sur le séjour des étudiants étrangers, nuisible de manière générale, mais surtout dans nos disciplines des sciences humaines et sociales. Le comité a décidé de vous épargner la lecture des comptes-­‐rendus des CA que vous pourrez trouver sur notre site, mais nous maintenons la publication dans la Lettre de celui de notre AG annuel. Nous rendons hommage à deux membres de l’APRAS qui nous ont quittés cet hiver : Michel Izard, un des fondateurs de notre association, et Jacques Gutwirth, un membre très fidèle. Pour que notre association vive, elle a besoin de moyens, d’abord humains : il faut donc convaincre amis et collègues de nous rejoindre ; et financiers : merci de payer votre cotisation ! Sophie Chevalier, Présidente 1 COMPTE-­‐RENDU DE L’ASSEMBLEE GENERALE 15 juin 2011 L’assemblée générale de l’APRAS s’est tenue le mercredi 15 juin 2010, de 15h à 16h30, dans les locaux de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 105 Bd Raspail. Quatorze membres étaient présents ; onze procurations. Certaines personnes ont profité de leur présence pour payer leurs cotisations annuelles. Le quorum était, contrairement à ce qui est dit dans le rapport moral, de 16 voix. L’assemblée présente avait 25 voix. 1. Rapport moral et rapport financier Sophie Chevalier fait lecture de son rapport moral. Elle procède dans la foulée à la lecture du rapport financier établi par Aurélie Névot, trésorière. Les deux sont approuvés à l’unanimité. 2. Renouvellement du CA de l’APRAS Le CA de l’APRAS est à renouveler : quatre membres sont sortants. Marie-­‐Charlotte Arnauld a décidé de ne pas se présenter ; alors que Sophie Blanchy, Sophie Houdart et Emmanuelle Lallement se représentent. Candidature de Raphaël Rousseleau. Les trois membres du CA qui se représentent sont élus à l’unanimité ; et Raphaël Rousseleau est élu dans la CA, également à l’unanimité des voix. 3. Discussions sur les activités prochaines de l’APRAS ème
Juste après l’AG aura lieu la 19 conférence Robert Hertz donnée par Irène Bellier, Directrice de recherche au CNRS, sur le thème « L’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones ». Du 22 au 24 juin aura lieu au Collège de France, un colloque international Un tournant ‘animaliste’ en anthropologie ? co-­‐organisé par la Fondation Sommer, le Laboratoire d’Anthropologie Sociale (LAS) et l’APRAS. Plusieurs membres ont été particulièrement actifs dans cette organisation, Sophie Chevalier, Sophie Houdart et Vanessa Manceron. Il rassemblera une vingtaine de chercheurs dont de nombreux étrangers. P. Descola,
membre de l’APRAS, y donnera une des conférences d’ouverture. er
Le 1 Congrès de l’AFEA aura lieu du 21 au 24 septembre 2011 à l’EHESS sur le thème Connaissances no(s) limite(s). L’APRAS a été très active dans l’organisation de ce congrès. Irène Bellier, Sophie Chevalier, Sophie Houdart et Vanessa Manceron sont dans le CA de l’AFEA s’y sont beaucoup investies. Sophie Chevalier mentionne une collaboration avec le Royal Anthropological Institute pour l’organisation d’un « French Anthropology Day » au British Museum, le vendredi 4 novembre 2011. Une discussion s’ensuit pour proposer des noms d’intervenants en accord avec les souhaits de nos partenaires britanniques. 4. Relations de l’APRAS avec : l’AFEA, l’EASA et le WCAA. AFEA : en 2012, l’AFEA renouvellera son CA ; il serait bien que des membres de l’APRAS y soient toujours présents. Le congrès de l’EASA aura lieu pour la première fois en France, à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, sur le thème de « Incertitude et inquiétude », du 10 au 13 Juillet 2012. Deux membres de l’APRAS sont dans le comité scientifique, Sophie Chevalier et Maria Couroucli. L’APRAS est membre du WCAA et présente sur son site. La prochaine réunion aura lieu lors du AAA de Montréal en novembre 2011. 5. Nouveaux membres L’APRAS accueille deux nouveaux membres : Vanessa Manceron (chargée de recherche au CNRS/Musée Nationale d’Histoire Naturelle) et François Robinne (directeur de recherche au CNRS/IRSEA-­‐ Maison Asie Pacifique, Marseille). L’AG se termine vers 16h20. Sophie Chevalier Présidente RAPPORT MORAL ASSEMBLEE GENERALE DU 15 juin 2011 membres dont 21 personnes sont à jour de leur cotisation, le même nombre que l’an passé (pour mémoire, 2009 : 25 adhérents). Notre quorum aujourd’hui est donc de 14 personnes (2/3 des membres à jour de leur cotisation). Nous avons associé ce « ménage » avec une réflexion sur le montant des cotisations, que nous avons abaissé à 25 euros, au risque de mettre en danger notre équilibre financier, mais en espérant recruter des membres ou du moins faire revenir d’anciens adhérents. I-­‐ SITUATION ACTUELLE Membres Cette année, le comité de l’APRAS a décidé de mettre à jour la liste de ses membres pour ne tenir compte que des personnes qui payent effectivement leur cotisation. Nous nous sommes néanmoins efforcés de contacter individuellement les membres qui figuraient sur notre ancienne liste, mais qui ne payaient plus leur cotisation, pour qu’ils se prononcent sur leur adhésion à notre association. Aujourd’hui, nous avons 24 2 Nous payons aussi notre cotisation pour l’année en cours, contrairement aux autres années, car nous nous étions peu à peu « décalés ». Nous n’avons eu que deux nouveaux adhérents, Vanessa Manceron et François Robinne. Une réflexion s’impose donc sur l’avenir de l’APRAS : soit l’on reste une petite association, mais alors active, avec des membres qui participent – ce qui n’est pas vraiment le cas, à part quelques personnes ; ou l’on a une vraie politique de recrutement. La question se posera rapidement au niveau financier : même si nous n’avons pas beaucoup de dépenses, nos rentrées reposent sur les seules cotisations de nos membres. Bref, l’APRAS est en danger pas immédiat, mais il faut y songer sérieusement. CA et Bureau Le CA et le Bureau se sont réunis le 25 novembre 2010, le 7 février 2011 (par skype) et le 15 juin 2011. Et nous prévoyons de réunir le CA cet automne. Je rappelle les fonctions réparties au sein du bureau : Sophie Chevalier : Présidente ; Emmanuelle Lallement : Secrétaire ; Aurélie Névot : Trésorière, Sophie Houdart : Chargée de la Lettre, Sophie Blanchy : Mise à jour site Web. Quatre membres du CA arrivent au terme de leur mandat respectif et sont rééligibles : Marie-­‐Charlotte Arnauld, Sophie Blanchy, Sophie Houdart et Emmanuelle Lallement. Marie-­‐Charlotte ne souhaite pas se représenter. Heureusement, nous avons une candidature, celle de Raphaël Rousseleau. Nous devons donc voter aujourd’hui pour le renouvellement de trois membres du CA et élire un quatrième. Lettre Vous avez reçu la Lettre n°46, l’automne passé, avec deux annexes, les textes de la 17ème conférence – « Sous un manguier du Kuttanad » -­‐ donnée par notre collègue Francis Zimmerman, le 30 juin 2009 ; et celle de ème
la 18 conférence, « Un ethnologue mécontent et heureux » d’Olivier Herrenschmidt, donnée le 10 juin 2010. ème
19 Conférence Robert Hertz La 19ème conférence aura lieu tout à l’heure et notre invitée est Irène Bellier « L’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones ». Le cocktail aura lieu en salle 7 (et s’il fait beau dans la cour). Site Web Nous avons toujours notre site web qui est hébergé par la MAE de Nanterre et mis à jour régulièrement. Cependant, il faudrait songer à l’améliorer visuellement ; de même, l’APRAS n’a pas de logo digne de ce nom. II-­‐ QUEL ROLE POUR L’APRAS ? L’an passé, j’avais évoqué la nécessité de redéfinir le rôle de l'APRAS dans la nouvelle configuration associative qui se mettait en place ; ce travail de réflexion s’est poursuivi au sein du CA où nous avons réaffirmé notre attachement à l’APRAS. Dès l’an passé, il nous avait semblé qu’un des rôles possibles – et presque historiques – de l’APRAS était de participer aux débats de notre discipline à travers différents partenariats, puisque nos faibles moyens ne nous permettent pas de lancer des initiatives coûteuses. Bien sûr, nous continuons d’exister à travers la conférence Robert Hertz, la Lettre annuelle, notre site web. Mais cela ne permet pas à l’association se développer (et donc d’attirer de nouveaux membres). Nous avons poursuivi dans cette politique avec un partenariat tout d’abord avec le LAS et la Fondation Sommer pour l’organisation d’un colloque international intitulé « Un ‘tournant animaliste’ en anthropologie ? » qui aura lieu au Collège de France du 22 au 24 juin 2011, auquel participeront des anthropologues, membres de l’APRAS comme Philippe Descola, mais aussi des historiens, des philosophes. Plusieurs d’entre nous sont aussi très actifs dans l’AFEA et en particulier dans l’organisation de son premier congrès dont le thème est « Connaissance No(s) Limite(s) » qui aura lieu du 2 du 21 au 24 septembre 2011 à l'EHESS, à Paris. Trois ateliers sont organisés par des membres de l’APRAS : « Ethnographie de l'universel. L'exposition internationale de Shanghai », « Villes et citadins dans la globalisation », et « Nourriture, terre et semences dans la globalisation ». Nous sommes aussi présents dans l’organisation du prochain congrès de l’Association Européenne des Anthropologues Sociaux (EASA) qui aura lieu du 10 au 13 juillet 2012 à Paris (Université de Paris Ouest Nanterre). Le thème en sera : « Incertitude et inquiétude » (« Uncertainty and disquiet ») Il serait opportun de proposer dans ce cadre des ateliers au nom de l’APRAS. Nous nous efforçons aussi de garder contact avec nos collègues au niveau international en participant aux réunions du WCAA qui ont lieu lors de conférences internationales, à celle de l’EASA en l’Irlande l’an passé, ou lors des réunions de l’AAA (Nouvelle-­‐Orléans et l’an prochain, Montréal) lorsqu’un membre du CA participe à ces conférences. Dans le domaine des relations entre associations, le directeur du Royal Anthropological Institute m’a sollicité la présidente de l'APRAS afin de l'aider à organiser une série de conférences au British Museum pour présenter l'anthropologie française actuelle. Il semble donc que nous conservons une bonne visibilité internationale. Si l’APRAS semble avoir retrouvé son rôle et son dynamisme, ils reposent sur un nombre restreint d’individus, et s’organisent autour de quelques événements. Il est urgent que d’autres membres nous rejoignent pour développer nos activités ! Sophie Chevalier, Présidente
3 COMPTE-­‐RENDU DU COLLOQUE INTERNATIONAL « UN ‘TOURNANT ANIMALISTE’ EN ANTHROPOLOGIE ? » / « AN ‘ANIMAL TURN’ IN ANTHROPOLOGY ? » COLLEGE DE FRANCE, 22-­‐24 JUIN 2011 ou critiques nombreuses et témoignèrent de positions très contrastées. D’une certaine façon, elles se répartirent suivant une ligne de crête qui penchait tantôt du côté d’un élargissement sensible, voire radical (Edurado Viveiros de Castro) de l’anthropologie au champ des « non humains » et, par voie de conséquence, d’une certaine « dés-­‐
anthropocentrisation de l’anthropologie » (Ph. Descola), tantôt du côté d’une perspective discontinuiste qui visait à rendre clair « l’intérêt conceptuel de la discontinuité » (F. Wolff) ou les limites – voire « l’obscurantisme » – de l’implication animaliste (Jean-­‐Pierre Digard). Au-­‐delà de cette partition nécessairement réductrice, les études de cas développées au cours des différentes sessions révélèrent toute la complexité des situations contemporaines, comme les transformations ontologiques induites par les développements des techniques de greffes animales par exemple (Catherine Rémy), l’enrôlement des animaux dans les dispositifs de surveillance écologique (Charles Stépanoff) ou bien même dans le traitement des maladies cardiovasculaires (Adrian Franklin). Elles montrèrent également l’extraordinaire labilité des frontières entre l’homme et l’animal suivant les temps et les lieux, et surtout la remarquable inventivité des personnes – au nombre desquels des chercheurs – pour instaurer des modes relationnels ou communicationnels inédits : ainsi de la captation des émotions ou des comportements (Emmanuel Grimaud et Stéphane Rennesson, Janet Browne), de l’étude des technologies de traçage (Etienne Benson), des manières d’être présents avec les animaux (Vinciane Despret, Garry Marvin, Jocelyne Porcher), des situations de concurrence (Vincent Leblan) ou de partenariat (Boris Sax), ou bien des formes d’engagement militant et des dispositifs de sensibilisation (Christophe Traini, Isacco Turina, David Fraser). L’ensemble de la manifestation a été filmé et pourra être prochainement visionné à partir du site du Collège de France. Sophie Houdart
Au mois de juin dernier, l’APRAS a participé à l’organisation et la tenue du colloque international « Un ‘tournant animaliste’ en anthropologie ? » (22-­‐24 juin 2011, Collège de France). Cette manifestation, conçue à l’initiative de Frédéric Keck (LAS), Vanessa Manceron (MNHN) et Noëlie Vialles (Collège de France) et financée en grande partie par la Fondation Sommer, avait pour objectif de faire état des réflexions et recherches sur les relations entre hommes et animaux qui se sont développées, ces deux dernières décennies, au point de constituer un domaine spécialisé. Plus particulièrement, et de manière un peu provocatrice, elle visait à interroger ce « tournant animaliste », entendu à la fois comme position politique et morale de défense des animaux, et comme position épistémologique postulant une continuité entre hommes et animaux en donnant à ces derniers une subjectivité ou une agentivité. Elle posait notamment la question suivante : jusqu’à quel point l’intérêt pour “l’Animal” contribue-­‐t-­‐il à la connaissance des animaux autant que des hommes en société, à la connaissance de la diversité et de la complexité de la cohabitation des vivants ? Il s’agissait de mettre en perspective les travaux, très nombreux, portant sur le thème « l’homme et l’animal » en adoptant un détour réflexif sur le sens, les implications et la portée de ces thèmes, dans les sociétés contemporaines et dans l’anthropologie elle-­‐même. Pour soutenir un tel programme épistémologique, le comité d’organisation a sollicité la participation de chercheurs dans les domaines de l’anthropologie bien sûr, mais aussi de la philosophie, de l’histoire, des sciences cognitives, de la morale ou de la politique. Outre les conférences d’ouverture, situant la problématique dans les champs de l’anthropologie (Philippe Descola, LAS), de l’histoire (Arriet Ritvo, MIT) et de la philosophie (Francis Wolff, ENS), quatre sessions permirent de croiser les points de vue en abordant plus spécifiquement : 1/ la question des méthodologies, 2/ celle des dispositifs socio-­‐techniques, 3/ celle des attitudes contemporaines, 4/ celle, enfin, des ontologies. Les présentations appelèrent souvent des commentaires 4 COMPTE-­‐RENDU DU 1ER CONGRES DE L’ASSOCIATION FRANÇAISE D’ETHNOLOGIE ET D’ANTHROPOLOGIE (AFEA) « CONNAISSANCES NO(S) LIMIT(ES) » EHESS, 21-­‐24 SEPTEMBRE 2011 Le premier congrès de l’AFEA a eu lieu en septembre 2011 (21-­‐24 septembre) à l’EHESS, à Paris sur le thème « Connaissances no(s) limit(es) ». Pour plusieurs d’entre nous, membres de l’APRAS, il s’agissait là d’un achèvement, après un long parcours qui a commencé en 2007, lors des Assises de l’ethnologie et de l’anthropologie en France (en décembre). Ou plutôt, un peu avant, quand l’APRAS et l’AFA, faisant fi des conflits qui avaient donné naissance à une scission associative dans l’anthropologie française, se sont mises ensemble pour organiser cet événement. Les Assises ont été un lieu où toute la discipline, sans considération de statuts a pu se rassembler et débattre. Ce rassemblement d’anthropologues en France ne s’était plus produit depuis 1977. Durant ces trois jours de décembre, environs 350 personnes se sont rassemblées, soit au Musée de l’Homme, soit au Musée du Quai de Branly. Après les Assises, l’APRAS a organisé un forum des associations en anthropologie qui a eu lieu à Aix (septembre 2008) auquel ont participé une vingtaine d’entre elles. Puis un petit nombre d’entre nous a travaillé laborieusement durant une année pour aboutir à la création de l’AFEA (janvier 2009). Le premier CA comprenait plusieurs membres de l’APRAS, Irène Bellier, Sophie Chevalier, Sophie Houdart et Vanessa Manceron. Il nous a rapidement semblé que pour que l’AFEA existe, il faillait créer un rendez-­‐vous régulier, sur le modèle de l’ASA en Grande-­‐Bretagne ou du AAA aux Etats-­‐Unis. La préparation de ce congrès a occupé le CA pendant deux ans, car nous étions de parfaits amateurs, et tout était à construire. Ce congrès a été un immense succès : pas un accroc dans notre organisation malgré nos craintes, une ambiance à la fois studieuse et amicale dans l’équipe et parmi les participants. Plus de 600 personnes y ont assisté ; 476 personnes ont communiqué, parmi lesquels un grand nombre d’étudiants – plus de la moitié – dans 45 ateliers et 11 tables-­‐rondes. Ils ont discuté autour d’un café proposé par l’équipe d’étudiants que nous avions recrutée, et ils ont regardé les dernières publications exposées sur les stands des éditeurs. Ces anthropologues affirmés ou en herbe, mènent des terrains dans plus de 70 pays et 285 aires géographiques différentes, dont d’ailleurs on pourrait interroger la pertinence. Les thèmes des communications étaient variés mais, en lien avec la thématique générale du congrès, nombreuses étaient celles qui interrogeaient la connaissance comme phénomène social et culture ; qui portaient sur ses modes de fabrication, ses usages, et sur les enjeux et effets produits par celle-­‐ci. Beaucoup d’ateliers s’intéressaient aussi à des problématiques contemporaines comme les nouvelles technologies, les risques, l’environnement, les dynamiques urbaines. Mais également sur des objets plus intimistes, les émotions, le corps, et l’engagement. Des thèmes pourtant classiques dans notre discipline étaient absents : la parenté, les phénomènes religieux, par exemples. Les tables-­‐rondes ont permis de discuter de sujets importants pour notre discipline comme les terrains ethnographiques, l’éthique, les éditions, la recherche action, le patrimoine, l’enseignement de l’anthropologie hors université, pour ne citer que ceux-­‐ci, dans le désordre. Un seul regret, les plénières : d’abord l’absence de Paul Rabinow, le premier jour. Puis, probablement, une commande trop floue passée aux autres intervenants : leurs interventions très générales, loin de la thématique du congrès, nous ont déçues. S’il y a un constat à faire après ce congrès, il est d’abord celui de la dynamique de la discipline, son renouvellement à travers les nombreux étudiants qui y ont assisté et le besoin de se retrouver régulièrement dans un congrès national, pour échanger et donner à voir les connaissances anthropologiques. Assurément, le succès de ce congrès valait bien toutes les réunions endurées à discuter de la thématique, des plénières ; les soirées à faire et défaire l’organisation des salles ; les coups de gueule de certains et les milliers de mails échangés… Lors de la dernière AG de l’AFEA, plusieurs d’entre nous se sont retirés du CA pour laisser la place à une nouvelle équipe qui aura à charge d’organiser le prochain congrès dans trois ans. Sophie Houdart prend le relais de Sophie Chevalier pour représenter l’APRAS à l’AFEA. Sophie Chevalier, Présidente 5 CONFERENCE ROBERT HERTZ IRENE BELLIER 15 JUIN 2011 En effet, après l’étude d’une société amazoniennne sans classe où le pouvoir des chefs ne relève d’aucune ostentation, Irène Bellier a entrepris à l’ENA, au cœur de la matrice du pouvoir à la française, une recherche anthropologique sur les élites et sur les conditions de la transformation d’un individu en chef. Dès les années 1990, sa recherche s’ouvre sur les institutions européennes, notamment par l’étude des effets du multiculturalisme et du multilinguisme sur la fabrique de l’identité européenne, et sur la politique européenne des minorités, en particulier celle concernant les Roms. Ce déplacement du terrain du lointain au proche ont débouché sur des perspectives théoriques et méthodologiques l’amenant à ses recherches les plus récentes, sur les organisations internationales d’une part, et sur la transformation des autochtones en "acteurs politiques" d’autre part. Sur tous ces thèmes, ses recherches ont toutes donné lieu à la publication d’ouvrages et d’un grand nombre d’articles, à des conférences et à des directions de travaux. Le projet européen qu’elle dirige actuellement, « Scale of Governance : the UN, the States and Indigenous Peoples : issues and meanings of self-­‐
determination at the time of globalization » (2010-­‐2015), consacré aux changements induits par les normes internationales via le développement de leurs programmes d’action, et aux réponses des États et des peuples autochtones, reflète son approche comparative et sa volonté d’associer à la recherche des partenaires inhabituels : tant des autochtones que certains secteurs des organisations internationales. Elle a toujours eu aussi à cœur de mettre en relation les différentes scènes de débat de ces problématiques dans les différents univers linguistiques où elles se situent. C’est avec grand intérêt et plaisir que l’APRAS a accueilli la conférence d’Irène Bellier. Sophie Blanchy Irène Bellier est Directrice de recherche au CNRS, en poste au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS) aujourd’hui au sein de l’Institut Interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC). Diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (1976), elle a développé sa recherche sur quatre grands thèmes : anthropologie amazoniste et gender studies (1979-­‐1991), à la suite de sa thèse d’ethnologie et d’anthropologie sociale (1986) sur les rapports entre les femmes et les hommes dans une société d’Amazonie péruvienne (les Mai huna, Tukano occidentaux) ; anthropologie du pouvoir avec l’étude de la fabrique des élites à la française (1986-­‐1993) ; anthropologie des institutions européennes (1993-­‐2007) ; enfin anthropologie des organisations internationales et des peuples autochtones depuis 2000, avec la responsabilité d’un programme financé par le Conseil Européen de la Recherche ERC de 2010 à 2015. Ces quatre grands thèmes abordés successivement dans sa carrière sont liés par la logique de ses approches et reflètent la progression et l’élargissement d’une pensée qui, ayant abordé les problématiques anthropologiques et politiques dans les situations locales de terrains ethnographiques éloignés, a su reprendre ces mêmes questions dans les contextes des sociétés occidentales complexes et des relations internationales. L’ethnographie des Mai Huna menée au début de sa carrière va conduire en effet Irène Bellier à s’intéresser, à partir de 2000, aux questions de la mondialisation, en développant un terrain de recherches aux Nations Unies sur la construction du mouvement international des peuples autochtones. Mais ce passage doit beaucoup au long détour qu’elle a fait par l’anthropologie du pouvoir et des institutions, ses travaux lui ayant permis d’analyser et de comprendre les processus structurant notre monde à l’échelle française et européenne. 6 « L’ANTHROPOLOGIE, L’INDIGENE ET LES PEUPLES AUTOCHTONES » Irène Bellier (IIAC/LAIOS, EHESS-­‐CNRS) Je remercie l’APRAS de m’avoir invitée à ème
prononcer la 19 Conférence Robert Hertz. C’est un grand honneur qui m’est fait auquel je vais essayer de répondre en ouvrant devant vous un chantier qui m’occupe depuis quelques années. Cela concerne l’émergence dans l’espace politique de la catégorie des peuples autochtones, une catégorie avec laquelle l’anthropologie française n’est pas très à l’aise alors que l’anthropologie anglo-­‐saxonne débat depuis longtemps des questions d’indigeneity. A partir de ce malaise à propos de « qui est du lieu » et de son rapport avec la société dominante, je voudrai proposer une réflexion sur les tensions entre « l’indigène », pris dans un rapport singularisé, et « les peuples » comme collectif pluralisé. Entre l’anthropologie, l’indigène et les peuples autochtones, on observe des relations de proximité, puisque l’ethnologie s’est construite comme science de ces autres-­‐là et que l’anthropologie hérite de ses connaissances; on voit aussi des tensions comme cela se passe dans une famille dont certains membres cherchent à échapper à la protection paternelle, ce qui invite à poursuivre la réflexion sur l’autonomie respective de l’objet et des sujets. L’anthropologie est confrontée à un changement de paradigme qui n’est pas tout à fait nouveau, puisque l’on évoque en France, depuis déjà vingt ans, une double évolution conduisant à rapatrier les méthodes de l’anthropologie vers le premier monde qui l’a vu naître, et à se saisir pleinement d’une matière politique dont d’autres disciplines se chargeaient d’explorer les sens. Quelque chose s’est produit que l’on percevait dans les années 1990 comme un effet de la mondialisation, une étape de la construction des démocraties, un moment de la mise à jour des rapports coloniaux. Ce quelque chose se produit avec la fin de la guerre froide qui sonne le glas des partis communistes et amorce une recomposition dans le paysage des luttes sociales. On a affaire à une nouvelle remise en question des formes de domination, qui s’appuie pendant plus d’une décennie sur un engagement dans les droits de l’homme, lesquels marquent les approches diplomatiques de l’époque. Trente ans après, on vérifie que les rapports de domination n’ont pas disparu – ce qui n’a rien d’étonnant – et surtout on observe de grands déplacements dans le champ du pouvoir, avec la transformation du rôle de l’Etat par le jeu des politiques néolibérales et la conquête de l’imaginaire par le marché. De nouveaux acteurs ont fait une apparition remarquable dans le champ politique, c’est clairement le cas des firmes multinationales qui disposent de leurs forums et de moyens d’influence conséquents. C’est aussi le cas des peuples autochtones, pueblos indigenas ou indigenous peoples qui ont commencé dans les années 1970 une reconquête de leur autonomie à partir de luttes qui ne sont plus seulement locales. L’Etat-­‐
nation est contesté de l’intérieur et de l’extérieur. En prenant pied dans la communauté internationale, en développant des alliances transnationales avec différents secteurs associatifs, en négociant directement avec les organisations onusiennes, les leaders des peuples autochtones ont enclenché un mouvement qui produit des effets dans la gouvernance et l’approche normative des affaires qui les concernent. Si le terme de gouvernance doit être soumis à un appareil critique, il n’en reste pas moins que c’est de cela qu’il s’agit lorsque l’on voit comment se construisent, non pas « la » mais les « questions autochtones » et comment les Nations unies y répondent par des politiques de « main streaming », d’intégration, dans tous les domaines des politiques publiques. Un des effets de la prise en charge de soi dans la mouvance des peuples autochtones concerne la « volonté de parler en nom propre » ; de ne plus voir les affaires de l’individu, de la famille, de la communauté réglées par tel médiateur, maître ou patron ; une volonté de participer à la prise de décision, comme en témoignent les discours, rapports et études que j’analyse sur la scène des Nations unies. Cela a toute une série d’effets quant à savoir ce que « parler », « participer » ou « participer à la prise de décision » veulent dire, et surtout à quels dispositifs cela renvoie. Mais cette volonté d’être visibles fait écho, vous l’aurez compris, à l’une des perspectives évoquées par les auteurs indiens des études subalternes et concerne l’affirmation de soi comme sujet de droit. Malaise dans la discipline… Une sorte de backlash s’est produit dans les années 1990 qui plaça les anthropologues occidentaux devant des situations plus compliquées pour pratiquer le terrain nécessaire à la construction de leurs enquêtes et objets théoriques. Les indigènes se mirent à poser des conditions à l’entrée, une espèce de droit de passage devait être ainsi acquittée par l’anthropologue s’il voulait rester sur place, établir ces relations de confiance dont dépend sa capacité à comprendre le monde qu’il ou elle entend décrire. Il fallait expliquer la raison d’être là et ce qui serait fait. Cela se traduit aujourd’hui par des demandes encore plus précises sur ce que peut apporter l’anthropologue au groupe étudié. L’indigène fait de la résistance et le générique semble approprié pour parler de cette réinscription dans 7 un nouveau contexte, comme en témoignent les titres de deux articles et ouvrage : « The return of the native » 1
de Adam Kuper en 2003 , ‘El retorno de lo indigena » de 2
Carmen Salazar et Valérie Robin, en 2009 . Ils se distinguent sur le fond de leurs propositions : le premier pour critiquer un essentialisme primitiviste dans la construction onusienne des « indigenous peoples », le second pour exposer le changement de perspective inhérent à la revalorisation des « pueblos indigenas » au Pérou et les problèmes que cela pose. Dans la foulée des réflexions critiques d’Arjun Appadurai sur l’impossibilité de parler de « culture » à laquelle il préfère la forme adjectivée « culturel », on pourrait ne prendre « indigène » que sous cette forme d’attribut, pour dire par exemple « les savoirs indigènes » plutôt que l’essentialiser avec un substantif, dérangeant parce qu’il se construit sur le mode qu’a critiqué l’anthropologie contemporaine, celui de la personnalité culturelle censée catalyser les traits du groupe, comme on disait autrefois le Français, l’Allemand, le Nuer ou le Dogon. Mais cette forme, et ce singulier que nous critiquons, rappellent le statut subalterne et personnel qui était associé aux populations indigènes dans le dispositif de la colonie, connu chez nous sous le nom de Code de l’indigénat. La « mission civilisatrice » de la France de l’Empire a bien été analysée, et récemment encore critiquée lors de la loi sur les apports positifs de la colonisation, mais il reste des domaines à revisiter, à propos de populations qui entendent faire reconnaître non seulement leurs différences culturelles mais leurs droits à être dans un Etat selon des modalités inclusives, non excluantes. Raymond Firth, dans son ouvrage écrit en 1940, Human types, en son chapitre 7 sur l’anthropologie dans la vie moderne, disait, que « l’anthropologie aujourd’hui n’est pas seulement l’étude du passé, ou des peuples primitifs en dehors de l’orbite de la civilisation » (ma traduction). Nous, anthropologues, en sommes convaincus, il est clair que nous ne parlons plus des peuples primitifs. Mais dans l’opinion publique, dans l’académie ou dans les sciences du gouvernement, cela n’est pas toujours le cas. Un certain mépris entoure l’indigène. Une petite anecdote montrera combien les frontières des sciences humaines et sociales habitent d’une inégalité fondamentale la pensée d’une division entre monde civilisé et monde ethnologisé. A l’époque où j’étudiais les Enarques, et particulièrement la formation des « chefs à la française », entre 1988 et 1992, Jean Leca, grand spécialiste du Maghreb en sociologie politique, me demanda ce que cela faisait d’étudier « des indigènes puissants ». En trois mots, il pointait un double problème. Le premier concerne la dénomination des sujets – et accessoirement le statut de la métaphore – au regard de la réception de l’objet par l’anthropologie, les collègues ayant tendance à l’époque à considérer que l’anthropologie d’une institution du pouvoir relevait de la sociologie, si ce n’est du journalisme. Ils comprenaient mal comment je pouvais délaisser le monde amazonien et la société mai huna à propos de laquelle j’avais écrit ma thèse doctorale. Aux yeux des anthropologues, les Enarques n’étaient pas des indigènes, ce en quoi ils avaient raison, mais cela devait attirer mon attention sur la manière dont les Enarques se représentaient à eux-­‐
mêmes et pourquoi les média les voyaient comme une « tribu », ce que j’ai critiqué en son temps. « Des indigènes puissants » identifie ce groupe en particulier. Il ne s’agit pas de tous les puissants ni de tous les indigènes. Le second problème concerne la question du pouvoir. Le sociologue faisait allusion à l’influence que les puissants de France pouvaient exercer sur l’anthropologue. On peut penser à divers moyens et je distinguerai deux temps : au moment de l’enquête, autour des questions de confidentialité qui rendirent impérative une négociation quotidienne et individuelle avec des sujets désireux de contrôler le chercheur ; et au moment de la restitution, autour des questions d’image, celle des individus et celle de 3
l’institution, dans un ouvrage grand public . Cela n’avait été nullement nécessaire, dans l’enquête réalisée auprès des Mai huna qui ne m’avaient posé aucune condition, me laissant seule face à mes soucis éthiques, ma formation ayant d’ailleurs été remarquablement silencieuse sur cette question. Même si la scène n’avait pas concerné le groupe social particulier des Enarques, l‘expression « des indigènes puissants » ne pouvait en aucune façon référer aux indigènes issus de la colonisation. Certes les théories postcoloniales commençaient à se développer dans les mondes indiens, américains et africains, mais elles n’étaient pas débattues en France. Par ailleurs, dans le contexte même de ces courants, les sujets des études anthropologiques qui se reconnaissent aujourd’hui dans l’expression « peuples autochtones » n’étaient pas distingués dans l’ensemble national, ou dans l’ensemble des subalternes qui cherchaient à conquérir une autonomie de parole comme le pose Gayatri Spivak dans son chapitre « Les subalternes 1
A. Kuper, 2003, « The Return of the Native », Current Anthropology, 44-­‐3: 389-­‐395. 2
Valérie Robin-­‐Azevedo et Carmen Salazar-­‐Soler (eds), 2009, El regreso de lo indígena. Retos, problemas y perspectivas, Lima, Cusco, IFEA, CBC, 292 p. 3
Voir Irène Bellier, 1993, L’Ena comme si vous y étiez, Paris, Ed du Seuil. 8 4
peuvent-­‐elles parler ? » . C’est une question que l’on ne peut évidemment pas adresser aux Enarques, dont l’une des caractéristiques est de pouvoir parler de tout et d’en tirer autorité. Un mouvement comme « les indigènes de la République » n’avait pas fait son apparition. On ne se posait pas la question de la place dans la République des minorités produites par l’empire. L’Europe n’avait pas encore élaboré sa convention sur la lutte contre les discriminations. On l’aura compris, la métaphore de « l’indigène puissant » est un oxymore confirmant que l’indigène n’est pas le détenteur du pouvoir. Durant ces années, des protocoles éthiques firent leur apparition au Canada, en Australie, dans les mondes anglo-­‐saxons plutôt que francophones, parce que les indigènes ne voulaient plus être pris pour des objets passifs destinés aux collections muséales ou aux études académiques. La science occidentale était mise en accusation, et je nommerai seulement ici Linda Tuhiwai Smith, universitaire maorie qui appelle à une décolonisation des méthodes de la science. Son livre, Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous 5
Peoples , commence par ses mots d’une rare violence pour nous, scientifiques occidentaux : « Le mot ‘recherche’ est probablement l’un des mots les plus sales du vocabulaire du monde indigène ». Pour elle, l’impérialisme et le colonialisme sont les formations spécifiques par lesquelles l’Occident a vu, puis nommé, les communautés indigènes pour s’approprier les terres, les savoirs et les organiser d’une manière qu’elle critique. L’indigène fait retour, alors qu’il était destiné à s’éteindre dans les processus de civilisation dont on constate les effets au plan des religions et des systèmes d’organisation sociale, économique et politique. Dans l’opposition entre l’indigène « qui est du lieu » et celui qui ne l’est pas, à savoir le colonisateur, le missionnaire, l’explorateur ou le scientifique, s’est établi un rapport de force qui a poussé à la mise en œuvre de politiques d’assimilation d’une rare violence si l’on en juge par les témoignages qui ressortent aujourd’hui de la part des générations perdues, ou dites « volées », forcées à la scolarisation dans des internats coupés de leur milieu familial, et rendues honteuses de leurs origines. Pour l’Occident – et le singulier ici ne rend pas justice à ceux qui ont dénoncé au cours des siècles la brutalité des rapports avec les indigènes –, il ne s’agissait pas seulement d’éduquer les esprits ou de racheter les âmes, la violence était nécessaire pour conquérir les terres, disposer d’une main d’œuvre corvéable, forcer l’apprentissage de nouvelles valeurs, construire l’Etat. C’est au dernier quart du dernier siècle, à l’issue de luttes qui ont commencé bien avant, et grâce à la mobilisation conjointe de différents secteurs de l’église et des organisations de droits humains occidentales sur lesquels on peut dire beaucoup de choses, que les Nations unies ont fini par s’ouvrir aux délégations autochtones, enclenchant une dynamique qui aboutit à ce que l’on puisse aujourd’hui parler des peuples autochtones. Pour mémoire, Deskaheh, chef haudenesaunee de la Fédération des six nations iroquoises, puis un chef spirituel maori, Ratana, avaient été repoussés de la Société des Nations, en 1923 et 1926, lorsqu’ils tentèrent de faire valoir leurs droits dans le concert des nations. Les peuples autochtones posent souci à l’anthropologie à plusieurs titres, elle qui sait combien mythiques sont les explications locales ou indigènes sur l’origine chthonienne, elle qui a moins théorisé sur le concept de « peuple » que sur celui d’ethnie, et qui ne s’est pas aperçu que la version hellène de l’autochtonie ne pouvait s’appliquer dans les cas considérés. Comment peut-­‐on être autochtone ?, interrogeait 6
Marcel Détienne . C’est ce que je vais essayer de montrer maintenant. Une expression globale pour des réalités diverses A l’époque où je travaillais avec les Mai huna, une toute petite société d’Amazonie péruvienne rattachée à la famille linguistique tukano occidentale, le terme de « peuple autochtone » n’était pas en usage. J’utilisai dans l’un de mes premiers articles en 1983, l’expression « groupe ethnique » pour évoquer les généalogies des communautés locales, et remonter, par un travail d’archives sur l’histoire dans la région, des clans qui les composent. J’avais retrouvé avec eux le sens de leur autodénomination, Mai huna qui signifie « nous, êtres humains » ; une identité collective et un positionnement dans l’humanité que bien d’autres groupes établissent, mais que les colons environnant leur refusaient. L’enjeu était de leur permettre de reprendre ce nom, bien différent de celui que l’administration avait enregistré – Orejones « grandes oreilles » – et surtout différent de celui qui leur était donné régionalement, à savoir Coto, qui désigne le singe hurleur. II se trouve qu’ils ont une origine chthonienne mais je vous ferai grâce du mythe qui la relate (El Temblor y la Luna, Abyayala 1991). Dans cet article, je signalai la relation raciste qui distinguait les Mai huna des Péruviens. Les premiers étaient « unosindigenas/ indigènes », des « hombres salvajes /indios bravos/ personnes sauvages ». Les 4
In C. Nelson et L. Grossberg, 1988, Marxism and the Interpretation of Culture, Basingstoke : MacMillan Education. 5
Linda Tuhiwai Smith, 1999, Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous Peoples, Zed Books. 6
Marcel Detienne, 2003, Comment être autochtone ? Du pur Athénien au Français raciné, Paris : Seuil. 9 seconds étaient des « racionales », des « personnes douées de raison », terme qui était réservé aux « Blancos », les Blancs, indépendamment de la couleur de leur peau. Les Indiens de la forêt étaient en quelque sorte le chainon manquant de la chaîne de l’évolution comme en témoigne une courte description qu’il me plaît de rappeler ici parce qu’elle témoigne d’un jugement inacceptable aujourd’hui, partagé par les dits « racionales » qui exploitaient économiquement les Mai huna, et que l’on entend encore énoncé, à propos d’autres peuples des forêts. Je traduis Hernandez qui écrivait en 1955: « J’ajouterai que ces Indiens avec leurs disques énormes de 13 cm qu’ils portaient dans les oreilles ressemblaient de loin à de vrais singes écoutant et piaillant. Ce sont les singes hurleurs rationnels de ces forêts si l’on me permet l’expression ». Le mouvement de récupération des ethnonymes s’est généralisé, en Amérique latine et dans le monde dans la période même de la reconnaissance internationale comme « peuples autochtones ». Il traduit quelque chose de plus qu’un choix onomastique. On sait combien les manières de nommer pèsent sur l’identité des sujets. Qu’on se rappelle seulement l’origine du mot Amérique – dérivé du prénom du navigateur de Christophe Collomb, Amerigo Vespucci – et la raison pour laquelle sont nommés Indiens les occupants de ces contrées. Il s’agit d’une erreur d’adresse. Il fallut cinq cents ans pour que parvienne la réponse des pueblos indigenas d’Amérique, formulée en 1992, avec l’expression Abyayala, héritée de la langue kuna de Panama. Elle fut adoptée à Rio lors du Sommet de la Terre et du développement durable, dans l’un des contres sommets manifestant, à l’occasion du ième
5 centenaire, qu’il s’agissait d’une conquête et non d’une découverte. Depuis lors se structurent des institutions Abyayala, par exemple un parlement ou des sommets, comme celui qui eut lieu en 2009, sur « les droits de la terre », en Bolivie. L’expression Abyayala est surtout à l’usage des pueblos indigenas, sauf pour la maison d’édition équatorienne fondée par des missionnaires Salésiens et qui se distingue par ses publications sur les questions indiennes. Le terme « indien » qui est devenu d’un usage commun pour parler de ces gens là dans cette région du monde, n’est pas mieux accepté que le mot « indigène » ou « autochtone », en tout cas pas par tous, ni dans toutes les circonstances. Au Guatemala, il est réfuté au profit du terme Maya, semble-­‐t-­‐il mieux accepté par les groupes rattachés aux vint-­‐quatre langues maya. En Bolivie, si la notion de peuple Quichua-­‐Aymara a été forgée pour rassembler les communautés andines, l’expression « indigènes, paysans et originaires » vise à réunir les Andins et les Amazoniens dans le nouveau dispositif constitutionnel. Au Canada, différents peuples Amérindiens, Inuit et Méti, se reconnaissent dans le label de Premières nations / First nations. Mais on parle aussi des aboriginal peoples, tandis qu’en Australie l’expression indigenous peoples vise dorénavant à inclure les Aborigènes et les insulaires du Détroit de Torres. En Amérique latine se développe la notion de « pueblos originarios » qui rappelle l’expression de « peuples premiers » connue en France. Les termes First peoples sont usités pour l’Afrique australe, mais tout récemment le gouvernement australien a subventionné le premier congrès des First Peoples of Australia. On ne fera pas le tour du monde des modes de nomination qui témoignent des luttes des sujets indigènes pour redéfinir leurs identités collectives. On assiste à beaucoup de transformations dans le champ des désignations pour la reconnaissance de soi dans un corps politique, sur tous les continents. Cela va de la réappropriation d’ethnonymes singuliers (ainsi au Burundi ne dit-­‐on plus Pygmées mais Batwa) à la reformulation des catégories englobantes formulées à une certaine époque par les constituants pour simplifier la complexité, ou ne pas dire l’ethnicité ; du type « scheduled tribes / tribus répertoriées» pour les Adivasis en Inde, ou « populations vulnérables » pour désigner les San ou Bushmen au Botswana. Il est passionnant de replacer les manières de se dire et de dire les autres comme les modes d’inscription ou de déni légal, dans les temporalités et les espaces qui leur sont propres. C’est là que l’on s’aperçoit que le sujet autochtone n’a rien d’une évidence et que l’expression « peuples autochtones » suscite un clivage bien différent de celui qui s’est posé entre « civilisé » et « primitif ». On verra d’un côté ceux qui ne voient pas l’intérêt d’en discuter les bornes, je dirai globalement les autochtones organisés qui ont une conscience du rapport inégal, qui appuient leurs stratégies sur la conquête de droits civils et politiques, qui s’allient à des organisations non autochtones pour relayer leurs mouvements et qui cherchent l’inclusion dans le corps politique, pour refonder celui-­‐là autour des notions de diversité et de pluralisme. De l’autre, se situent ceux qui veulent en circonscrire les effets pour des raisons variées qui se cristallisent autour de deux polarités : l’autochtonie est un mythe néfaste pour l’humanité qui est le fruit de migrations ; le concept n’est qu’instrumental et il sert à exclure. Cette vision oppose des nationalismes (existants ou fantasmés) que l’on peut rattacher pour certains à la droite extrême. Je n’entrerai pas dans ce débat que j’ai ouvert avec Peter Geschiere dans le volume de Social 7
Anthropology . Je veux seulement signaler que le clivage n’oppose pas autochtones et non autochtones, Occident et reste du monde. De nombreux juristes, 7
Dans un numéro special sur le theme “The Uses and Misuses of ‘Indigeneity’ and ‘Autochthony’” (Guest editors: Quentin Gausset, Justin Kenrick and Robert Gibb), 19-­‐2, May 2011. 10 anthropologues, sociologues, militants des droits de l’homme, écologistes qui peuvent développer une approche critique, endossent les expressions « indigenous peoples » et « pueblos indigenas » qui ne soulèvent pas les réactions que « peuple autochtone » suscite, en particulier parmi les Africanistes. Cela nous interroge autant sur la fixation de la terminologie aux Nations unies – pourquoi choisir « autochtone » plutôt qu’indigène en français ? – que sur les marges d’acceptabilité des attributs « autochtone » ou « indigène » dans les régions du monde et dans l’académie. Cette traduction a été retenue au milieu des années 1980, lors de la rédaction de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, pour échapper à la subalternité incorporée dans le concept d’indigène qui établissait une distinction de droits entre les citoyens français, de souche métropolitaine, et les sujets français de l’Empire. Elle correspond dans les langues officielles de l’ONU aux formes acceptées de pueblos indigenas, indigenous peoples, et à l’expression russe des « petits peuples du Nord ». Mais l’expression, quelle que soit sa langue reste générale, et ce qu’elle désigne doit être interprété au regard des catégories existantes dans chacun des pays, lesquelles ne sont stabilisées ni dans le temps, ni pour toutes les entités concernées. Si elles résonnent avec les catégories reprises au niveau international par des Conventions, comme par exemple la Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux, adoptée en 1989, les évolutions présentes montrent un recentrement sur la question du peuple, laquelle se retrouve exprimée dans les conventions et déclarations des années 2000. ème
En Inde, la 5 annexe de la Constitution se réfère aux « tribus répertoriées » d’Inde centrale, et la ème
6 aux territoires du Nord Est : les premières se retrouvent dans le vocable adivasi, que les seconds réfutent pour se ranger sous la bannière des indigenous peoples. En Indonésie, les expressions masyar rakatadat ou komunitas adatter pencil renvoient à la notion de « géographiquement isolés » et de « lois coutumières ». Au Vietnam ou à Taiwan les groupes concernés sont dits « montagnards ». La plupart des pays n’ont pas incorporé la notion de peuples, ou n’ont pas de termes pour nommer globalement ces entités, ou bien les incorporent dans un dispositif de contrôle comme celui des « minorités » au Bangladesh, des « minorités nationales » (ou nationalités minoritaires ?) en Chine, des « races nationales » en Birmanie. Ces différences montrent un champ de variations des modalités de traitement politique et un fort différentiel au regard de la reconnaissance de droits à un collectif qui pourrait à un moment donné exiger l’exercice du droit à l’autodétermination. Le concept de minorités qui existe partout dans le monde, sous des formes juridiques plus ou moins fortes (la France ne l’ayant pas incorporé dans sa constitution), ne renvoie pas à l’ensemble des droits reconnus au peuple dans la communauté internationale, mais aux droits individuels de la personne appartenant à une minorité, lesquels sont garantis par les conventions cadres pour la protection des minorités. Toutes sortes de raisons éclairent le paysage des minorités nationales, religieuses ou linguistiques mais un trait les distingue des peuples autochtones qui ne constituent pas toujours des minorités démographiquement parlant : on note des variations allant de 0,4% de San en Angola ou d’Ainu au Japon, à des ensembles de plusieurs peuples représentant plus de 60% en Bolivie ou au Guatemala. Ceux qui se rangent sous la bannière des peuples autochtones réfutent un abandon de leur souveraineté – ce qui conduit à repenser celle-­‐ci, avec par exemple le concept de « souveraineté permanente des peuples autochtones sur les ressources du territoire ». Ceux d’entre eux qui ont signé des traités avec les puissances coloniales ou d’ « autres arrangements constructifs », comme on dit en langage onusien, s’efforcent d’en revitaliser le respect. Les autres, tentent de démontrer leur dépendance culturelle de la construction syntagmatique « terre-­‐
territoire-­‐ressources ». C’est pourquoi, on envisage de considérer leurs situations plutôt sous l’angle de décolonisations inachevées, imparfaites, ou renouvelées par l’avancée des nouveaux fronts de colonisation. D’Amérique à l’Océanie en passant par l’Europe, l’Asie et l’Afrique, la mobilisation des acteurs a conduit la réflexion vers le droit des peuples à disposer d’eux-­‐
mêmes, forgée en 1918 pour résoudre un problème européen. Mais plusieurs théories se sont succédé pour marquer le terrain, la première étant dite la « blue water theory » qui renvoie aux processus de colonisation européenne par delà l’océan. Elles conduisent à remettre en accusation la doctrine de la Découverte et les bulles papales (Romanus Pontifex, Inter Caetera) ème
signées au 15 siècle pour autoriser l’assujettissement à la chrétienté des habitants rencontrés. Ce sera l’objet d’un nouveau débat à la prochaine session de l’Instance permanente sur les Questions autochtones, promesse d’une grande révision planétaire de ce que l’histoire a fait aux populations autochtones. Mais par la dynamique des luttes pour les droits civiques, l’échange entre organisations, la circulation des leaders, la formation des élites autochtones et la participation régulière aux travaux onusiens, la théorie de la colonisation s’est étendue à d’autres situations: par exemple, pour évoquer la colonisation arabe en Afrique du Nord des populations berbères, kabyles, touareg; ou la colonisation nordique des Saame (anciennement Lapons). La question des populations autochtones s’est alors enracinée dans une mise en évidence des conditions de la marginalisation, comme c’est le cas pour 11 les populations batwa-­‐pygmées, ogyek, khoi-­‐san, et autres chasseurs cueilleurs ou pasteurs nomades, dont la situation a été examinée par la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. Cet organe de l’Union Africaine s’est préoccupé de savoir quels étaient les groupes relevant de l’approche onusienne dans un continent où tout africain est reconnu comme indigène. La situation est semblable en Asie, si ce n’est qu’aucun organe régional ne s’est lancé dans une telle réflexion à ce jour. Ce qui conduit des pays comme l’Inde, le Bangladesh ou la Chine à la situation paradoxale de signer la déclaration des droits des peuples autochtones qui contient des dispositions précises au regard des droits à l’autodétermination sans penser à une mise en œuvre qui ne concerne pas l’ensemble des Indiens, des Bengalis ou des Chinois, lesquels vivent dans des pays indépendants. Alors schizophrénie ou grande hypocrisie ? L’avenir nous le dira. La plupart des sociétés et cultures autochtones sont prises dans des rapports complexes avec la société dominante, et elles se livrent à « un bricolage identitaire » comme le disent F. Morin et B. Saladin 8
d’Anglure . C’est clair qu’elles sont soumises à des processus de changement, se sont déplacées sur le territoire de telle sorte que leur autochtonie n’est pas une donnée d’évidence mais une relation construite. Pour résumer une histoire complexe, la marginalisation résulte de l’occupation sur une base généralement non négociée, parfois très ancienne, des terres par des colons, d’un partage inégal des ressources de chasse, de pêche ou de cueillette, et précisément aujourd’hui de la dépossession quant à l’usage des ressources des sol et sous-­‐sol par les nouveaux colons que sont les firmes extractives ou agro industrielles. La tentation romantique de conserver de telles sociétés, culturellement distinctes, ou de prouver qu’elles n’ont pas été atteintes par la modernité, est à la fois illusoire et contraire à un phénomène décrit pour l’Amérique du Sud, d’une émergence des indigènes comme acteur contemporain : « différents pour être modernes », 9
comme disait Christian Gros en 2000 . L’histoire des rapports des indigènes/autochtones à la société nationale, dominante ou planétaire, est à faire car la partie autochtone est souvent considérée comme « sans histoire », en raison de langue non reconnue, d’absence de tradition écrite et des effets de plusieurs mécanismes d’invisibilisation dans la fabrique nationale de l’histoire. Elle peut être vue aux prismes des politiques indigénistes, d’assimilation ou de gestion multiculturelle, qui dessinent en contrechamp un dispositif de contrôle du sujet autochtone. C’est d’ailleurs un problème central du dispositif qui se met en place actuellement que de considérer les autochtones comme ayant été privés, et étant toujours privés, de quelque chose. Autrefois privés de civilisation, privés de religion, privés de terre par la doctrine de la terra nullius, ils sont aujourd’hui privés de revenus, privés de droits, privés d’avenir : du passé découle la situation de pauvreté et d’exclusion. Mais du mode de calcul de ces privations découlent des mécanismes d’aide qui peuvent être aussi pernicieux que l’ont été les politiques d’assimilation. D’où l’intérêt des leaders autochtones manifesté dans les enceintes internationales pour peser sur les modes d’appréhension et d’évaluation des questions autochtones. La conversion de l’indigène en peuple autochtone… le passage de la victime à l’acteur C’est en partant de l’exploration des catégories de nomination et de marginalité dans les différents pays qui ont répondu à l’enquête commanditée par le Conseil Economique et Social des Nations Unies, en 1972, que José Martinez Cobo, un professeur de sociologie équatorien et Augusto Willemsen Diaz, un diplomate guatémaltèque, ont rédigé l’étude sur les discriminations à l’encontre des populations autochtones, dite Rapport Cobo (E/CN.4/ sub 2/1986/87 add 1-­‐4), à partir de laquelle se produiront les développements institutionnels à l’échelle planétaire. Ils se sont produits à partir, non de l’identification essentialiste des populations en question dans le monde, mais de critères permettant d’appréhender leurs places dans les dispositifs politiques ou juridiques de l’Etat dans lequel ils étaient promis à une disparition prochaine qu’on l’appelle assimilation, intégration ou qu’elle résulte d’actes de grande violence. La violence est centrale dans l’analyse du rapport entre les peuples autochtones et les Etats. L’expression d’ethnocide et de génocide culturel est désormais inscrite dans la Déclaration dont j’ai déjà parlé. Ce rapport Cobo identifie des caractéristiques qui tiennent en dix lignes dans un rapport en cinq volumes. Les peuples autochtones sont 1) « des peuples et des nations qui présentent une continuité historique avec les sociétés précédant la conquête et la colonisation de leurs territoires », 2) et qui se considèrent comme distincts des autres secteurs de la société dominant aujourd’hui ces territoires, totalement ou partiellement. Ils constituent, aujourd’hui, des secteurs non dominants de la société et sont déterminés à préserver, développer et transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité 8
F. Morin & B. Saladin d'Anglure, 1995, « L'ethnicité, un outil politique pour les autochtones de l'Arctique et de l'Amazonie », Études Inuit Studies, 19 (1) : 37-­‐68. 9
C. Gros, 2000, « Identité ou métissage : la nation en question », Hérodote, 99-­‐4 :106-­‐136. 12 ethnique, sur la base de leur existence continue en tant que peuple, en accord avec leurs propres systèmes culturels, leurs systèmes légaux et leurs institutions sociales ».L’approche multicritères a permis d’identifier sur tous les continents 90 Etats concernés par les questions autochtones, et 390 millions de personnes. Mais on ne dispose pas de recensements exhaustifs et précis du fait de l’indéfinition relative de la catégorie, et de la nécessité de repenser les outils statistiques destinés à la mesure de la diversité. La question des statistiques ethniques pose toute une série de problèmes quant aux effets de la catégorisation dans les politiques publiques. Elle occupe aussi une place centrale dans la réflexion sur la lutte contre les discriminations et sur l’efficacité des mesures de redressement, réparation, promotion sociale. La définition Cobo qui souligne le rapport de certains peuples aux territoires comme source et moyen de leur subsistance, pose le problème de la continuité historique avec les sociétés précédant la colonisation, dont la connaissance engage un travail de reconstruction des mémoires et de dialogue à l’échelle territoriale. Elle conduit à réfléchir aux modalités d’inscription de ces groupes dans la culture de l’Etat qui les englobe. Une interprétation étroite des critères peut conduire à nier l’impact de la colonisation, au nom de l’exigence d’authenticité et, soit pousser à reconstruire l’histoire, soit délégitimer le droit à recouvrer des terres ancestrales réaffectées à des tiers. Cela devrait conduire à des interprétations fondées moins sur le respect des critères que sur l’analyse des relations. L’expression « questions autochtones » est celle qui rassemble le mieux les problématiques traitées dans les instances onusiennes, qui se sont étoffées au fil des ans. Ces instances se sont saisies du sujet en examinant d’abord les aspects relatifs aux discriminations, pour construire ensuite un nouveau régime de droits qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en œuvre dans les Etats et dans les autonomies autochtones. Cela s’est joué en une quarantaine d’années et l’examen des processus tout comme l’analyse des discours montrent que les questions autochtones se sont construites comme un domaine de spécialités avant de s’étendre hors du champ des droits de l’homme qui reste toutefois l’horizon de référence. Pour ne donner qu’un seul exemple : les mesures prises pour atténuer les effets du changement climatique, qui concernent l’ensemble des Etats, sont comprises autant comme une question technique que les experts autochtones s’efforcent de s’approprier pour orienter les propositions des Etats qui sont seuls à pouvoir s’engager internationalement, qu’une question de droits humains au nom du droit à la sécurité alimentaire, du droit à l’eau ou du droit à l’habitat. Le plaidoyer pour que ces mesures ne portent pas plus préjudice aux populations autochtones s’appuie sur la relation particulière qu’elles entretiennent avec un territoire dont elles tirent les moyens de leur reproduction comme société culturellement distincte. S’il y a trente ans les autochtones n’avaient accès que comme témoins à la sous-­‐Commission des droits de l’Homme chargée de la protection des minorités, aujourd’hui ils et elles siègent et président une Instance permanente sous la tutelle du Conseil Economique et Social. Ils sont devenus des interlocuteurs reconnus d’une foultitude d’organisations internationales, à commencer par la Banque mondiale. Le changement de position à l’intérieur de l’institution, la remontée dans la hiérarchie et la requalification comme expert, constituent un outil formidable pour accéder, selon des modalités fragiles mais néanmoins observables, à plusieurs organes de la gouvernance mondiale. Dès lors, les autochtones sont à la fois dans les communautés locales et dans la communauté internationale, dans les organes de traités, dans les groupes de travail sur la propriété intellectuelle, dans les agences spécialisés de l’ONU, dans les sommets de la planète. Les représentants ont tendance à voir leurs communautés comme victimes des processus de développement, nourrissant de ce fait le registre des doléances. Et les communautés sont aussi devenues les terrains d’intervention des ONG et agences de développement. En devenant acteurs des transformations en cours, ou à venir, les leaders revendiquent une plus grande participation aux lieux où se décident les cadres normatifs et politiques. L’enjeu est de parvenir à inscrire leurs problématiques à l’agenda de la communauté internationale. L’approche socio-­‐constructiviste qui permet de comprendre comment naissent les institutions doit être complétée par une étude de la manière dont elles vivent, pensent et meurent pour filer la métaphore de Mary Douglas. Car les institutions ne sont pas de pures formes, creuses ou trop pleines. En particulier pour les autochtones, les institutions onusiennes sont riches d’une histoire et fonctionnent comme un lieu de socialisation et de reproduction. Plusieurs milliers d’entre eux y passent chaque année. Un groupe de travail créé en 1982 a, durant 24 ans, servi de tribune à l’expression des doléances, de matrice de réflexion sur les violations de droits humains, et d’école de formation au langage international. Je ne peux guère détailler la sociologie ou les modes de fonctionnement de ce groupe. Mais c’est là qu’est né le projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones, qui fut ensuite négocié dans un autre groupe de travail, plus d’une dizaine d’années avant que la Déclaration ne soit adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2007. De cette époque, des années 1980 et 1990, qui vit l’émergence de « pères fondateurs » et de « mères protectrices », datent des 13 habitudes de travail (sous la forme d’assemblée générale, caucus ou conclave). Datent aussi certaines formes de respect (devant les aînés et devant le protocole qui pèse sur l’apprentissage des nouveaux venus). Datent enfin certaines modalités de discussion entre les organisations autochtones et les Etats qui sont nécessairement ouvertes et conclues par des paroles rituelles dont la sacralité, plus invoquée que ressentie, établit la spécificité des questions autochtones dans le champ onusien. Ce sont ces actes et ces paroles dans leurs versions originales et dans leurs traductions, ainsi que la capacité à identifier ce qu’il y a de commun entre les situations évoquées, qui ont contribué à forger l’identité générique de peuple autochtone, transcendant les singularités régionales et linguistiques. Son adoption dans le champ politico-­‐légal des Nations Unies, amplifiée par des gestes plus symboliques comme le jour, l’année et les deux décennies des populations autochtones, lui confère une force performative remarquable. Mais cette identité globale ne peut être abordée en substance, ce qui oblige à la prendre pour ce qu’elle est : une catégorie politique relationnelle efficace. Dans les deux groupes de travail que je viens de mentionner, il est apparu que les Etats membres de l’ONU avaient des dispositifs très différents pour reconnaître ou pas les populations concernées, dialoguer avec elles ou les traiter de terroristes, définir ou réformer des politiques publiques dans les domaines soumis à examen critique : l’éducation, le développement, la santé, les droits civils et politiques, économiques, sociaux et culturels, droit à l’expression, droit aux médias, etc. Au moment des négociations sur les droits collectifs et le principe d’autodétermination, ils se distinguèrent en pays « amis », comme les pays scandinaves ou latino-­‐américains et « pays récalcitrants » comme le Canada, l’Australie, la Nouvelle Zélande, les Etats-­‐Unis ou la France. Certains pays échappèrent à ce clivage, soit parce qu’ils brillaient par leur absentéisme, soit parce qu’ils ne se sentaient pas concernés par cette approche de l’indigénéité. Ce fut le cas de la plupart des pays africains et asiatiques qui viennent maintenant, après que la Déclaration a été adoptée, communiquer leurs positions à l’Instance permanente. Et qui commencent à incorporer dans la loi nationale le terme autochtone, comme le fit en février 2010 la République du Congo, après que la République centrafricaine ait adopté peu avant la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (relative aux peuples indigènes et tribaux – adoptée en 1989). Le point nodal des oppositions entre Etats et organisations autochtones porte sur la reconnaissance du caractère de « peuple » au sens international du terme. Celui-­‐ci confère en effet la personnalité juridique qui permet d’ester en justice, de poser la question de la souveraineté et d’examiner les modalités d’application du droit des peuples à disposer d’eux mêmes. Au départ l’enjeu était de protéger des groupes socio-­‐culturels promis à disparition par l’avancée des fronts de colonisation et la modernisation des Etats. Si l’on a vu que ces groupes réfutent l’assimilation à des bandes sauvages et reformulent leurs identités collectives comme « peuples » en se réappropriant leurs manières de se dire, le fait est que la Déclaration a renouvelé la dynamique de réflexion sur les rapports entre peuple, nation et Etat. La particularité du processus de la Déclaration est de ne donner aucune définition ni liste de peuple autochtone, et de valider le double processus de l’identification de soi comme autochtone et de reconnaissance par le « peuple ». Le ralliement des pays récalcitrants, exprimé publiquement en 2009 et 2010, universalise la portée de ce texte qui, avec la notion de droits collectifs, complète en 46 articles le dispositif des droits individuels contenus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. 150 pays sur 192 ont endossé ce document, ce qui est un signe fort. C’est cette qualification de « peuple » opératoire dans un régime de droit, qu’il convient de voir anthropologiquement au-­‐delà des Nations Unies dont la Charte commence par ces mots magiques : « Nous, les peuples… ». Il faut revenir à l’échelle locale pour comprendre comment se construit et se transforme le rapport au territoire qui n’est pas toujours le lieu où l’on est né de la terre, mais peut être celui que les colons ont laissé libre ou celui que l’on reconstruit dans la ville, celui enfin que l’on imagine. Car un nouvel imaginaire colle à l’identité de peuple autochtone, dont l’objectif, plus affirmé en Amérique latine qu’ailleurs, est bien de transformer l’Etat nation. Un sens du collectif se dégage de l’appel à une vision holistique pour la construction du bien commun, autour de la philosophie du « bien vivre » qui est invoquée comme figure de résistance au « mieux vivre », but avoué des politiques de développement et d’ajustement structurel. Qu’on la dise en quichua sumac kawsay ou en zapotèque mexicanisé comunalidad, cette notion de « buen vivir » constitue un horizon de mobilisation de la communauté internationale pour un nouveau paradigme de développement, dit avec « culture et identité » dans le langage Unesco, ou « autodéterminé » et « fondé sur les droits de 10
l’homme » dans le langage autochtone . 10
Tauli-­‐Corpuz V., Enkiwe-­‐Abayao L. et de Chavez R., 2010, Towards an Alternative Development Paradigm. Indigenous People’s Self-­‐Determined Development, Tebtebba. 14 J’ai souvenir, au moment des négociations sur la Déclaration que j’ai pu observées, d’ardentes discussions sur le fait d’être considérés comme des peuples de seconde catégorie, des ethnies, des minorités. Ces discussions alimentaient l’impérieuse nécessité de sortir du singulier dans lequel était enfermé l’indigène, le tribal dans les représentations dominantes. Dans les discours des délégations autochtones, l’étendard des peuples, avec un S, et des droits collectifs qui s’y attachent, n’est pas seulement conçu comme le moyen de reproduire cultures et modes de subsistance particulier, ou d’assurer la transmission de la langue et des valeurs, dans une vision défensive. Avec l’inscription dans le concert des peuples des Nations unies, il veut se transformer en perspective d’avenir, ce qui éclaire le recours à la figure des savoirs autochtones pour le futur de l’humanité. Certainement idéalisée – mais c’est le propre des luttes d’émancipation –, l’affirmation de leurs droits et l’avancée de propositions politiques deviennent le moyen de marquer une résistance aux processus du néolibéralisme, forme ultime du capitalisme dont les effets s’observent dans les territoires que les autochtones entendent protéger, aux côtés d’autres acteurs, de la défense de l’environnement à la lutte contre la mondialisation : je veux parler des tensions que suscitent l’extraction minière et la pollution des sols et des eaux, la déforestation, des déplacements forcés par la construction des grands barrages, tout autant que des problèmes posés par les monocultures de rente et autres plantations destinés à la production des agro-­‐
carburants ou encore de la pêcherie industrielle. Alors, sur la scène onusienne, le concept de peuple autochtone se décline sous diverses formes, allant de l’expression de soi comme représentant du peuple à l’expression du peuple comme homogène. Il peut être nommé par un ethnonyme de référence du type peuple wayuu, wiririka, kanak, chakma, ou touareg – ce qui interroge sur les modes de représentativité des leaders. Des questions se posent, naturellement, étant donnée la diversité des expériences autochtones aujourd’hui, pour paraphraser Marisol de la Cadena, Orin Starn, Anna Tsing ou Tania Murray Li. On voit aussi l’expression « peuples autochtones », et non des références à des peuples particuliers, servir les logiques, plutôt culturalistes, de certaines organisations internationales, comme on le note avec ce concept d’interculturalité qui, à l’initiative de l’UNESCO ou de l’OMS, se décline en programmes de santé, d’éducation ou de promotion touristique. Quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à un concept fourre-­‐tout mais idéologiquement puissant, il nous faut observer qu’il est plus mobilisateur que celui d’ethnie dont l’usage finit par être réservé à ceux qui parlent sur les personnes et les groupes considérés. L’ethnie est une catégorie que les anthropologues ont beaucoup critiqué (de Fredrik Barth jusqu’à Jean Loup Amselle, et M’Bokolo) et elle nourrit plus la réflexion sur les politiques de l’ethnicité que sur le droit des peuples. Aux Nations unies, les termes « ethnies » ou « groupes ethniques » ne sont guère usités que dans les discours des représentants gouvernementaux. Comme les noms attribués par le dominant, l’ethnie est jetée à la poubelle de l’histoire autochtone qui est une histoire de mobilisation. Pour citer un Mapuche de ma connaissance, « peu importe que l’on nous dise autochtone ou indigène, nous sommes des peuples et refusons d’être des races ou des ethnies ». Je résume bien sûr trop rapidement des évolutions qui se produisent depuis la scène des Nations unies et qui sont loin d’être achevées. Je conclurai en mentionnant l’importance de ces trois institutions mises en place à partir des années 2000 : l’Instance permanente sur les Questions autochtones qui a pour mandat de faire des recommandations au Conseil Economique et Social et aux Etats ; le Rapporteur spécial sur les Droits et Libertés Fondamentales des Peuples Autochtones qui réalise des missions d’enquête in situ ; et le Mécanisme Expert sur les Droits des Peuples Autochtones au sein du Conseil des Droits de l’Homme qui veille à ce que la dimension propre aux catégories de populations autochtone ne soit pas exclue de l’examen périodique universel auquel sont dorénavant soumis tous les Etats du globe. L’affirmation des peuples autochtones aux Nations unies, aux sièges de Genève et de New York, se complète d’un dispositif qui s’étoffe chaque année de programmes conduits par les agences spécialisées comme le PNUD, le FIDA, l’UNESCO, ou l’OMS, et par les Banques : Banque Mondiale, Banque Interaméricaine de Développement, Banque Asiatique de Développement, etc. Plus d’une trentaine de ces agences élaborent des projets, des lignes d’actions, des manuels de procédures opérationnelles. Elles s’appuient sur le repérage et le formatage des interlocuteurs autochtones. Ce qui crée une nouvelle catégorie de passeurs culturels. Si la machine onusienne s’emballe, la logique du mainstreaming produit des effets institutionnels, et on note des changements dans les politiques des Etats. Alors indigène ou autochtone ? Ce qui compte c’est d’abord le respect des droits, individuels et collectifs. Pour conclure : Le changement que le concept de peuple autochtone introduit dans les pratiques des anthropologues Avec la réappropriation de soi comme peuple, susceptible de bénéficier de droits, à condition de mettre en œuvre la Déclaration et plusieurs conventions internationales allant de la lutte contre le racisme à la protection des expressions culturelles en passant par les droits des femmes, des enfants et des travailleurs, un 15 nouvel horizon d’action est configuré, dans lequel entrent en jeu les ONG de développement, les églises, les ONG de droits humains, les écologistes, les agences onusiennes, et les autochtones. Ils créent leurs propres associations, mais aussi leurs business, et on observe un redéploiement de leurs pratiques économiques – ce que 11
les Comaroff étudient dans leur ouvrage Ethnicity, Inc qui traite de l’expansion de la corporate governance néo-­‐libérale dans le « monde indigène ». A propos du déplacement des logiques de l’ethnicité dans le champ entrepreneurial, j’observerai que les firmes agro-­‐
industrielles, extractives, minières ou forestières ne sont incluses dans le dialogue qui, à des échelles distinctes, peut se nouer entre les autochtones, les ONG, les Etats et les organisations internationales, que lorsqu’il y a conflit et qu’intervient une médiation externe aux communautés concernées. La démarche fondée sur les droits pour équilibrer les rapports entre sociétés dominantes et peuples autochtones s’arrête là où des intérêts économiques puissants sont en jeu. Le chantier vient d’être ouvert avec la nomination d’un rapporteur spécial des Nations unies sur les entreprises extractives. La multiplication des acteurs dans le paysage des autochtones s’est traduite, pour les anthropologues, par une mise en question de leur place. On est parfois confondu avec les experts en développement et attaqué lorsque l’on s’engage dans la défense des communautés menacées par des projets industriels. Mais d’autres phénomènes affectent nos manières de travailler. Les conditions de l’enquête se sont transformées par l’impact des nouvelles technologies qui connectent les zones les plus éloignées à la toile cybernétique et dont s’emparent les indigènes ou les autochtones pour faire circuler des expériences, des mots d’ordre ou maintenir des contacts après qu’une rencontre ait eu lieu à Rio ou à Durban. Le monde des communautés ne ressemble plus à celui décrit à l’époque de mes études. L’informateur privilégié d’autrefois peut être l’animateur d’un réseau très vaste de communication dont la dynamique pèse sur la nature des informations qui circulent. L’anthropologue n’occupe plus la place exclusive de producteur des connaissances sur les sociétés du globe. Les autochtones animent des réseaux sociaux, et les institutions onusiennes comme les organisations de soutien se rencontrent sur facebook ou discutent par twitter. En même temps, parce que les luttes autochtones sont d’abord enracinées dans le local, on voit se mettre en place des processus de règlement des conflits, des politiques de démarcation territoriale, des recours aux tribunaux pour toutes sortes de raisons. Les anthropologues se voient sollicités de produire les données nécessaires à la légitimation de droits sur le territoire ou permettant de comprendre les pratiques culturelles pour juger au civil ou au pénal. Les indigènes sont aussi sortis pour nombre d’entre eux, et certainement ceux qui sont aujourd’hui leaders, de l’espace confiné des communautés. Ils ont migré à la ville, ont accédé à l’université, et ils sont plus nombreux à être diplômés, souvent en droit ou en anthropologie. Cela change la scène des rapports entre indigènes et anthropologues et contribue à reconfigurer la discipline, suscitant toujours dans l’académie des débats sur les mérites respectifs de l’anthropologie fondamentale et de l’anthropologie appliquée, mais aussi sur la question de l’engagement et de l’implication. De par son intérêt pour l’altérité, son empathie, ses méthodes, et surtout, de par le bagage accumulé des études réalisées depuis les pères fondateurs de la discipline, l’anthropologue reste dans une position unique pour éclairer l’histoire, la sociologie ou la culture de tel groupe. Il ou elle reste sollicitée pour intervenir dans les dispositifs de gestion des altérités socio-­‐
culturelles. On connaît ceux qui furent agents de pacification, collecteurs d’objets muséaux, conseillers du prince pour l’administration des régions coloniales. Certains occupent des fonctions semblables à la Banque mondiale, à l’Unesco, dans les commissions spéciales, les bureaux des affaires indiennes, ou dans les missions permanentes des Etats auprès des Nations unies. Leur place pourrait bien être contestée par l’arrivée de ces nouveaux passeurs culturels dont je parlais précédemment. Avant que ne se déploie la réflexion sur l’éthique de la recherche par laquelle il convient de s’assurer du consentement des personnes aux modalités et aux finalités de l’étude dont elles sont sujettes, on parlait de restitution du savoir académique aux communautés. On se demandait comment serait changée la face du monde si des anthropologues issus des mondes colonisés se mettaient à nous décrire, nous les indigènes du premier monde. On vivait dans les années 1980 les prémisses d’une relation nouvelle à établir : l’inégalité des rapports tirée du positionnement respectif de l’anthropologue et des informateurs dans des rapports de race, de genre et de classe était devenue pensable. Il me semble que cette période est révolue. L’indigène n’est plus celui que l’on pense, la mondialisation bouscule les frontières du soi et de l’autre. La critique postmoderne du « regard éloigné » a poussé la formation d’anthropologues producteurs d’analyses sur leurs propres univers socioculturels. Cela finit par établir certaine confusion entre ceux qui étudient le soi – quelles que soient les frontières de celui-­‐ci et quelles que soient leurs origines – et qui tirent de leur appartenance au groupe une légitimité supposée garantir une meilleure connaissance des mondes à 11
J.L. Comaroff et J. Comaroff, 2009, Ethnicity.Inc, Chicago : Chicago University Press. 16 décrire et ceux qui, en étudiant les autres, s’indigénisent et négocient leur relative étrangeté, comme en témoigne Giorgos Agelopoulos dans son article sur « Autochtones et anthropologues », à propos de son 12
terrain en Grèce . Alors, restent toujours en question la manière dont se forment les savoirs anthropologiques ; la manière dont ils sont reçus hors le petit cercle de la communauté scientifique ; dont ils sont utilisés dans des dispositifs politiques, et ce que l’on peut, ou l’on doit apporter aux personnes avec qui l’on travaille. Cela contribue à déplacer le débat sur le terrain de l’invention de pratiques faisant place à des modes reconnus et acceptés de co-­‐production des savoirs, de connaissances que l’on aurait tort de voir nécessairement finalisées. Cela peut être dérangeant de bousculer la fabrique du savoir occidental, de repenser les méthodologies de la recherche, ou de contribuer à des études commanditées. Mais dans une approche toute pragmatique, je dirai que tout dépend du commanditaire. C’est de cela qu’il s’agit aussi, au moins théoriquement, dans tout le courant des réflexions visant à repenser l’université, dans une dynamique d’universalisation plus ouverte, ce que dans leur ouvrage sur « L’université, l’Etat et le marché » et autour de la fabrique politique de la société de la connaissance, « knowledge society », Robert A. Rhoads et Carlos Alberto Torres dénomment 13
« pluriversité » . Il me semble qu’il y a là un défi qui contribue à reformuler l’espace dans lequel ce que nous analysons circule plus largement. Irène Bellier [email protected] www.sogip.ehess.fr http://www.iiac.cnrs.fr/laios/spip.php?article250 13
Robert A. Rhoads et Carlos Alberto Torres, 2006, The University, State and Market. The Political Economy of Globalization in the Americas, Stanford: Stanford University Press. 12
Georgios Agelopoulos, 2005, « Autochtones et anthropologues. Expériences ethnographiques en Macédoine occidentale », Ethnologie française, 35-­‐2 : 305 à 315. 17 HOMMAGES De retour en France, il participe pendant les années 1980 à l’essor de l’anthropologie urbaine, avec Colette Pétonnet qu’il avait rencontrée au CFRE, et d’autres chercheurs comme Gérard Althabe, Michèle de la Pradelle, Yves Delaporte et Daniel Terrolle. Plusieurs publications dans des revues comme Ethnologie Française ((1982) ou L’Homme (1982), ainsi que des traductions comme celle de l’ouvrage de Ulf Hannerz (« Explorer la ville », 1983) faite par I. Joseph, participent de cette effervescence. Un groupe d’anthropologues intéressés par l’urbain s’est formé : en 1983, avec Colette Pétonnet, il propose la création d’une équipe de chercheurs sur l’anthropologie urbaine. Celle-­‐ci donnera naissance en 1985 au Laboratoire d’anthropologie urbaine qui existe toujours comme équipe du IIAC, et qu’il co-­‐dirigera avec C. Pétonnet jusqu’à sa retraite en 1992. C’est grâce à ses travaux et son dynamisme, à son rôle de passeur, que l’anthropologie urbaine, du proche, de la modernité est devenue aujourd’hui parti intégrante de l’anthropologie française. Ses ouvrages : 1970, Vie juive traditionnelle. Ethnologie d’une communauté hassidique, Paris, Minuit. 1982, (ed.) Etudes d’anthropologie urbaine, L’Homme, 22 (4). 1987, Les Judéo-­‐chrétiens d’aujourd’hui, Paris, Cerf. 1987, (ed) avec C. Pétonnet, Chemins de la ville, Paris, CTHS. 1991, (ed.) Anthropologie urbaine religieuse, Archives de sciences sociales des religions, 73. 1998, L’Eglise électronique. La saga des télévangélistes, Paris, Bayart. 2004, La renaissance du hassidisme de 1945 à nos jours, Paris, Odile Jacob. 2012, « Ancrage dans l’ethnologie et ses méthodes » et « L’aspect hassidique. Lieu-­‐clé d’une étude globale », G. Teissonnières et D. Terrolle (eds) A la croisé des chemins, Paris, Editions du Croquant. Pour une biographie plus personnelle : http://www.iiac.cnrs.fr/lau/spip.php?article529. Site où l’on trouvera également une bibliographie plus complète. L’APRAS et la communauté des anthropologues français ont perdu, cet hiver, deux de leurs membres : Jacques Gutwirth et Michel Izard. Nous souhaitons ici leur rendre hommages. Jacques Gutwirth (1926-­‐2012) L’APRAS a perdu cet hiver l’un de ses fidèles membres. Même à la retraite et habitant à Francfort, Jacques Gutwirth continuait à suivre nos activités et nos efforts pour fédérer la discipline. Ainsi il fût très présent en 2007, lors des Assises de l’anthropologie et de l’ethnologie en France. Comme de nombreux anthropologues de sa génération, Jacques Gutwirth a eu un parcours atypique. Il passe un baccalauréat français en 1945, à Rio de Janeiro où ses parents s’étaient installés dès le début de la guerre pour échapper à la folie nazie. En 1947, JG retourne vivre à Anvers, sa ville natale : il y exerce la profession de diamantaire durant une dizaine d’années. Puis pour des raisons de santé, il abandonne cette activité, et il commence une licence en Lettres à Paris en 1958, dans le cadre de laquelle il suit des enseignements d’ethnologie et de sociologie générale, en particulier, ceux de Leroi-­‐Gourhan au Musée de l’Homme. Et en 1960, il a « un coup de foudre » -­‐ selon son expression pour cette discipline (2012, 94). Il s’inscrit alors au Centre de formation à la recherche ethnologique (CFRE) entre 1961 et 1962. Avec le soutien de Roger Bastide et d’André Leroi-­‐Gourhan, il se lance dans la transposition des concepts et méthodes enseignées en anthropologie générale pour des terrains extra-­‐européens et ruraux, à des terrains urbains européens. Il ne sera pas le seul pionnier : il partage ce rôle avec Colette Pétonnet. Il va alors être entre Paris et Anvers où il enquête sur une communauté hassidique, entre 1961 et 1963, en se concentrant surtout sur une ethnographie des apparences. En 1969, il soutiendra une thèse intitulée « Vie juive traditionnelle. Ethnologie d’une communauté hassidique » sous la direction d’André Leroi-­‐Gourhan, qui est la monographie d’une communauté. Elle sera publiée en 1970, premier ouvrage d’anthropologie urbaine en France. Il entre au CNRS en 1968 et poursuit ses recherches en anthropologie urbaine, avec des terrains à Montréal (1971) ; puis dès 1975, plus longuement aux Etats-­‐Unis, à Boston où il enquête sur une communauté dirigée par un leader hassidique ; enfin en 1976, il commence une recherche sur les judéo-­‐chrétiens à Los Angeles. Ce séjour lui permet d’approfondir sa connaissance de la littérature américaine en ethnologie et sociologie urbaine. Il s’intéressera toute sa carrière à une ethnologie urbaine des phénomènes religieux. 18 14
Michel Izard (1931-­‐2012) Michel Izard, l’un des fondateurs de l’APRAS en 1989 et son premier trésorier, est décédé cet hiver. Comme de nombreux anthropologues de sa génération, il a une formation en philosophie dans les années 50, puis il suit des cours d’ethnologie à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, études durant lesquelles il fait connaissance de Claude Lévi-­‐Strauss et de Georges Balandier, et qui aboutiront à un doctorat de troisième cycle en 1967. Il entrera au CNRS en 1963, et dans le Laboratoire d’anthropologie sociale en 1968 ; il gravira tous les échelons de la carrière jusqu’à directeur de recherche de 1ère classe (1989) puis émérite (1998). Alors que Maurice Godelier est directeur du département des sciences de l’homme et de la société au CNRS, il en devient le chargé de mission pour l’anthropologie (1982). Il préside de 1983 à 1986 la section 33 (« Anthropologie, ethnologie, préhistoire ») du CNRS. Tout au long de sa carrière, il coordonnera des séminaires à l’EHESS et à l’Université de Paris X-­‐
Nanterre. Il commencera sa vie de chercheur comme contractuel de l’Institut des sciences humaines appliquées en 1957, avec une étude en Haute-­‐Volta (Burkina-­‐Faso actuel), dans le cadre d’un projet d’aménagement d’un affluent de la Volta, région qu’il ne quittera plus. Il se prend alors d’intérêt pour l’étude d’un système social et politique régional, le Moogo. Cette région regroupait pendant la période précolonial (avant 1895) plusieurs royaumes, dont les deux plus importants étaient celui de Ouagadougou et celui du Yatenga. C’est sur ce dernier que Michel Izard va travailler pendant plus de vingt ans. Il va collecter des récits sur la conquête de la région du Yatenga au XVIème siècle, ainsi que leurs multiple variantes, de manière systématique, village après village, quartier après quartier. Tandis que sa compagne Françoise Héritier étudiera la parenté chez des voisins, les Samos. Ces recherches, basées à la fois sur des récits oraux et sur des sources écrites -­‐ arabes et européennes – aboutiront à une histoire de ces systèmes politiques et sur une interrogation à propos du totalitarisme. Elle constituera sa thèse d’Etat qui sera publiée dans deux volumes en 1985. Il y détaille comment des conquérants, « gens de pouvoir », venus du sud au XVIème siècle, vont devoir s’en remettre aux autochtones, « gens de la terre », du soin de propitier une terre sur laquelle la conquête ne leur a donné aucun pouvoir. Ces études vont permettre de créer une anthropologie politique française de l’Afrique, à une époque où elle constituait une spécialité de l’anthropologie britannique avec les travaux de E.E. Evans-­‐Pritchard et Meyer Fortes , et que la discipline en France était plutôt tournée vers l’étude du symbolique et du religieux. Cette anthropologie politique historique va se poursuivre avec Emmanuel Terray et Pierre-­‐
Philippe Rey, mais dans une perspective marxiste. Outre ces recherches africanistes, Michel Izard va également dirigé deux ouvrages, l’un avec Pierre Smith (1979) d’inspiration structuraliste sur les mythes et les rites ; et l’autre avec Pierre Bonte (1991), qui sont des classiques de la discipline en France. En particulier, tout étudiant a plongé un jour son nez dans le dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie ! Ses ouvrages : 1979, avec Pierre Smith (dir.) La fonction symbolique, Paris, Gallimard. 1985, Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga, Cambridge, CUP. 1985, Le Yatenga précolonial. Un ancien royaume du Burkina, Paris, Karthala. 1991, avec Pierre Bonte (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF. 2004, (dir.) Claude Lévi-­‐Strauss, Cahier de L’Herne, 82. Un volume d’hommages sera publié en juin 2012 sous le titre La terre et le pouvoir dans L’Homme.
14
Michel Izard a rédigé un très grand nombre de comptes rendus sur les ouvrages des collègues africanistes britanniques, une littérature qu’il connaissait donc bien. 19 ASSOCIATION POUR LA RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE SOCIALE L’Association pour la Recherche en Anthropologie Sociale, fondée en 1989 et régie par la loi de 1901, est ouverte à tous les anthropologues qui font métier de cette discipline, qu’ils ou elles soient bénéficiaires d’un statut ou non, de chercheur (e) ou d’enseignant(e), résidant en France ou à l’étranger. Depuis 1989, l’association s’est développée par l’incorporation de nouveaux membres, par la réalisation de Journées d’études à double finalité, professionnelle et scientifique, et par le parrainage de colloques organisés par ses membres. Chaque année elle organise à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales la Conférence Robert Hertz qui est ouverte à tous les amateurs et professionnels des sciences sociales et humaines.
LETTRE D’INFORMATION Depuis sa création, l’APRAS suit les développements institutionnels de l’anthropologie à travers les réformes successives des instances françaises qui veillent au recrutement et à l’évaluation des chercheurs (CNRS, CNU) comme de celles qui se préoccupent de la mise à disposition du public des apports des anthropologues concernant les sociétés et cultures du monde (Musée du Quai Branly). Elle réfléchit sur la pratique anthropologique, ses objets, ses méthodes, les nouvelles conditions d’exercice et ses développements. Les demandes d'adhésion doivent être adressées à Sophie Chevalier, 135 rue du Faubourg Poissonnière, 75009 Paris. Elles sont désormais dispensées de parrainage et présentées en Conseil d’Administration, qui prend la décision d’admission à la majorité des deux tiers. La Lettre d'information est ouverte à tous les membres de l'association. Elle publie libres opinions, papiers d'humeur, lettres de terrain, compte rendus d'ouvrages ou informations (manifestations, publications, etc.), amorces de débats. Adresser les textes, le plus possible brefs, rédigés sous forme définitive, par courrier électronique à Sophie Houdart, [email protected]­‐paris10.fr. Ce 47e numéro de la Lettre d'information a été préparé par Sophie Chevalier (rédaction) et Sophie Houdart (rédaction et composition).
NOTES CONCERNANT LES ARCHIVES DE L’APRAS Plusieurs anciens présidents ont transmis à la présidente actuelle des archives en leur possession. Après un premier tri, il s’est avéré que celles-­‐ci pouvaient avoir un intérêt pour qui chercherait à retracer l’activité et le rôle de l’APRAS dans la discipline. Il a donc été décidé lors du dernier CA de l’APRAS, de déposer ces archives à la bibliothèque Eric de Dampierre, à la MAE de Nanterre pour permettre un accès public. Marie-­‐Dominique Mouton, responsable de la bibliothèque et en charge des archives, nous a donné son accord pour un tel dépôt. Néanmoins, ces archives sont très incomplètes, elles ne permettent pas de retracer en particulier, les premières années d’existence de l’association, et il manque aussi des documents administratifs fondamentaux, comme l’attestation de création de l’APRAS ou une version à jour des statuts. Si donc vous possédez encore des archives de l’association, prière de contacter la présidente. 20 
Téléchargement