situant leurs travaux dans l’intemporalité de l’éternel « présent ethnographique », soit de la
reconnaître et d’en tenir compte dans leurs interprétations des phénomènes socioculturels.
Or, depuis deux décennies, la situation est en train de changer en profondeur. En effet, les
peuples autochtones produisent un discours nouveau et propre sur eux-mêmes et sur les
rapports interethniques, tels qu’ils les vivent. Discours nouveau, dans la mesure où il ne se limite
plus aux configurations symboliques d’antan concernant le Cosmos, le Soi et l’Autre -
configurations qui avaient besoin d’un « traducteur », l’anthropologue - mais bien de discours
destinés directement aux milieux politiques et académiques globalisés; discours propre, en
raison de l’appropriation de concepts comme « souveraineté » et « autodétermination », qui
sous-tendent une redéfinition des rapports de pouvoir.
Cette situation nouvelle présente un double défi pour l’anthropologie. En premier lieu, sur le plan
scientifique, elle brise le monopole dont nous jouissions depuis les origines, en tant
qu’énonciateurs du seul discours pertinent sur l’ethnoculturel. En second lieu, sur le plan
politique et éthique, certains de ces nouveaux acteurs en viennent soit à contester la légitimité
même de tout discours sur eux qui soit produit à l’extérieur du groupe, qu’il soit administratif,
religieux ou anthropologique, soit à vouloir orienter les objectifs et le contenu de cette recherche.
On demande alors à l’anthropologue de s’impliquer dans le sens d’un changement jugé
désirable pour le groupe. L’initiative peut aussi, bien sûr, venir de lui.
Avec quelques exceptions près, les anthropologues reconnaissent aujourd’hui à la fois
l’importance de la continuité socioculturelle, base d’équilibre collectif et individuel, et le droit des
personnes autochtones à opter pour des changements qui correspondent davantage à leurs
aspirations. Le point d’équilibre entre les deux peut être difficile à définir dans la pratique. Que
se passe-t-il si la culture du groupe X ne définit pas les rapports politiques de la même manière
que la tradition inspirée des philosophes européens du Siècle de Lumières? Et si la condition
des femmes et des enfants diffère considérablement des conceptions qui prévalent dans les
pays du Nord? La recherche anthropologique peut montrer scientifiquement que ces différences
correspondent à des rôles précis et complémentaires, reliés aux modes de production de la
subsistance et de reproduction du groupe : c’est ainsi qu’on interprète, par exemple, les règles
concernant le « contrôle des femmes fertiles » dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ce
genre d’analyse s’inscrit dans la perspective du relativisme culturel.
Sur le plan éthique, cependant, la situation est beaucoup plus complexe. On peut argumenter
que, lorsqu’il existe un consensus dans un groupe socioculturel concernant une situation
donnée, on serait malvenu de vouloir la modifier. C’est ainsi que de nombreux anthropologues
ont pris fait et cause pour des communautés et des peuples autochtones dont les conditions
d’existence étaient mises en cause par de « grands projets de développement » : la lutte des
Cris de la Baie James contre l’extension des grands barrages, celle des autochtones du bassin
amazonien contre l’exploitation forestière et minière sur leurs territoires ont suscité de vastes
mouvements de solidarité, qui incluaient des anthropologues. Ce type d’action de défense du
mode de vie d’un peuple est l’une des formes de ce que j’appelle l’anthropologie impliquée. Il est
aussi tout à fait compatible avec le postulat du relativisme culturel : si toutes les cultures se
valent, toutes méritent de survivre!.
Mais il est des situations plus complexes, comme celles qui entraînent les transformations
sociales et culturelles internes d’un groupe. Certains changements, comme une éducation
moderne généralisée ou la démocratisation des institutions, peuvent apparaître tout à fait
désirables à ceux qui ont le moins de droits dans une société (souvent, les femmes et les
jeunes) alors qu’elles apparaîtront peu souhaitables, voire carrément inacceptables, pour les
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