La Renaissance et le rêve par Antonella Fenech Kroke
La Renaissance a conféré aux songes une importance extraordinaire. Pour les philosophes, les théologiens, les médecins et les poètes des
XVe et XVIe siècles, en rêvant, l’homme s’évade des contraintes de son corps et peut entrer en relation avec les puissances de l’Au-delà,
divines ou maléfiques. Loin des questionnements de notre époque marquée par la psychanalyse et renseignée par les neurosciences, cette
conception fascine les artistes de la Renaissance, qui sont confrontés en outre à un défi majeur : comment représenter l’irreprésentable ?
Selon le sujet, les périodes et les régions, ils ont apporté à cette question des réponses fort différentes, que l’exposition propose de réunir et
de confronter. Le parcours conduit naturellement le visiteur de l’endormissement au réveil, traversant rêves, visions et cauchemars.
Issue elle-même d’un rêve de vie nouvelle, la Renaissance a puissamment revalorisé la faculté imaginative et conféré aux songes une
importance extraordinaire : dans la vie politique et sociale, avec le renouveau des pratiques divinatoires ; dans la littérature, tant en prose
qu’en poésie ; dans les débats médicaux et théologiques.
Bien antérieur aux interprétations de la psychanalyse et aux découvertes des neurosciences, ce que l’on pourrait appeler l’« ancien régime »
du rêve repose sur l’idée que le sommeil et les songes nous mettent en relation avec les puissances de l’Au-delà. Aussi les hommes de la
Renaissance, comme ceux du Moyen Âge, doivent-ils affronter une redoutable question : en s’évadant des contraintes de son propre corps,
le rêveur peut-il entrer en contact avec le divin, ou se trouve-t-il au contraire livré à des « démons » étrangers ? La réponse des artistes des
XVe et XVIe siècles à une question plus troublante encore – comment représenter ce que rêve un rêveur ? – est particulièrement
fascinante. Les artistes s’inspirent de la mythologie et de l’histoire sainte, sans toujours distinguer songe et vision.
Giotto à St François d’Assise peint le rêve et la réalité dote à cote (le Rêve d’Innocent III-1299 basilique sup. d’Assise)
Benozzo Gozzoli reprend le même schéma (le Rêve d’Innocent III 1450-52 St François, Montefalco)
Sano di Pietro montre la vision dans un espace conduit par les regards des personnages (L’apparition de St Jérôme et St Jean Baptiste
à St Augustin et de St Jérôme à Sulpice Sévère, Paris Louvre)
La mise en scène d’intercesseurs, permet dans une syntaxe plus complexe et plus souple de montrer le rêve entre 2 mondes. Piero della
Francesca (le songe de Constantin, 1524, Arezzo san Francesco) introduit l’ange, médiateur dans une scène dans une scène au
sommeil codifié.
Raphaël invente une mise en image où la représentation du rêve se situe dans une mandorle. (Joseph explique ses rêves à Pharaon, loges
VII, 1519 Vatican Rome)
Andrea del Sarto, met en scène l’explication du rêve (qui lui est à peine signifié) par la mise en scène de l’histoire fragmentée. (Joseph
interprétant le rêve de Pharaon, vers 1517, Florence palais Pitti)
Certains artiste explorent le rêve en tant que révélation d’un autre monde, saint ou infernal, d’autres l’utilisent pour transfigurer le vécu
quotidien ou montrer sa dimension érotique, chez les plus exigeants il est perçu comme une métaphore de l’art lui-même.
Sauf exception (Dürer), ces artistes ne peignent pas leurs propres rêves. Ils peignent ceux des autres, ou ceux qu’ils pourraient avoir ; ils
représentent tantôt des récits de rêve, tirés de la mythologie et de l’histoire sainte, tantôt des visions reconstruites qui se font parfois
cauchemardesques. Mais tous se heurtent à la même difficulté : peindre le rêve, c’est-à-dire non l’apparence mais l’apparition, c’est vouloir
représenter l’irreprésentable. Tenter de peindre l’onirique, c’est à bien des égards transgresser les frontières de l’art, élargir
considérablement le domaine et en affirmer les nouveaux pouvoirs. Selon le sujet, les périodes et les régions, suivant aussi leur talent
particulier, peintres et graveurs ont apporté à ce défi des réponses fort différentes.
La nuit Mère du sommeil et des songes, la nuit est profondément ambivalente. Elle ouvre un espace et un temps d’inquiétude, voire de
terreur ; mais elle apaise aussi et invite au recueillement.
À la fin du XVIe siècle, Cesare Ripa se souvient de la puissance redoutable que lui conférait l’Antiquité, lorsqu’il la décrit dans son
Iconologia comme « une femme vêtue d’un manteau bleu constellé, avec deux grandes ailes déployées dans le dos ; sa carnation est sombre, son front orné d’une
couronne de pavots ; dans les bras, elle porte deux enfants endormis, à droite un enfant blanc (le Sommeil), à gauche un enfant noir (la Mort)... ». Hésiode disait
de l’Obscurité primordiale qu’elle avait conçu Thanatos (la Mort) ainsi qu’Hypnos (le Sommeil), et selon Ovide elle était mère des Furies.
Le modèle, illustre, qui a inspiré nombre d’artistes est celui qu’a donné Michel-Ange, dans les années 1530-1534, en sculptant La Nuit pour
le tombeau de Julien de Médicis à Florence. Les imitateurs ont diversement réélaboré cette savante composition ; mais tout en modifiant
quelque peu les attributs et la pose, ils ont conservé l’essentiel : la Nuit veille. Son regard est tourné vers l’intérieur ; ses yeux sont mi-clos,
mais vivaces. Car elle n’est pas simple absence de jour ; elle redistribue les formes, appelle d’autres couleurs et crée une autre lumière. La
Nuit, mère du sommeil et des songes est ambivalente.
Michele di Ridolfo del Ghirlandaio, d’après Michel-Ange (1503–1577) Allégorie de la Nuit vers 1553-1555 huile sur bois ; 135
x 196 cm Rome, Galleria Colonna avec ses masques représentant les leurres que sont les images nocturnes.
Battista Dossi (vers 1490 –1548) Allégorie de la Nuit 1543-1544 huile sur toile ; 82 x 149,5 cm Dresde, Staatliche
Kunstsammlungen, Gemäldegalerie Inquiétante et tributaire de Jérôme Bosch, l’allégorie de Battista Dossi figure La Nuit comme une
majestueuse femme endormie, à côté de monstres qu’éclaire un château en flammes. C’est une illustration d’un passage d’Ovide, la maison
du sommeil, crée pour Ercole d’este.
La vacance de l’Âme - Dormir, rêver peut-être Le statut du sommeil, à la Renaissance, s’éclaire grâce au concept de vacatio animae,
vacance de l’âme, élaboré par Marsile Ficin en référence à Platon. Pour lui, l’inspiration surgit dans les moments de dépossession du sujet,
caractérisés par la perte de raison, il est possible à l’âme, médiatrice entre le corps et le monde, de se libérer temporairement des servitudes
de la matière : l’occasion en est fournie, notamment, par le sommeil et par la mélancolie. Détachée plus ou moins complètement du corps,
l’âme de certains endormis peut s’élever vers un principe supérieur et divin ; elle accède à l’état prophétique, de même qu’à l’inspiration
poétique. Mais il semble osé de dire que l’âme de l’enfant Jésus se détache de son corps durant le sommeil… La peinture renaissante
multiplie les images de dormeurs, en les insérant dans un contexte mythologique ou chrétien. « Dormir, rêver peut-être » : fait place aux
endormis, et plus encore de belles endormies dénudées. Que ces figures rêvent ou non, elles sont « en vacance » et incitent à la songerie.
Lavinia Fontana (1552–1614) le Sommeil de Jésus 1591 Rome, Galleria Borghese
Lavinia Fontana (1552–1614) le Sommeil de Jésus, vers 1580, Escorial Madrid
Eros qui dort, marbre romain d’époque impériale Offices, Florence
Bronzino (1503-1572) Madonna Panciatichi 1538-1540 Florence, Galleria degli Uffizi
Lorenzo Lotto (1480-1556) Apollon endormi vers 1530 Budapest, Szépmüvészeti Múzeum illustre le dormeur sous l’angle du
mythe. Mais attention, l’artiste doit équilibrer deux sortes d’inspiration créatrice, celle débridé et celle placide venant du sommeil. Le
sommeil est alors un thème de réflexion sur le métier de l’artiste et de la gloire de la création. État propice à l’inspiration créatrice : c’est
quand le dieu solaire s’assoupit que dansent les Muses. L’espace du sommeil et du rêve apparaît ainsi comme celui de la « fureur poétique ».
Giorgio di Giovani Endymion endormi et Séléné, vers 1530, Sienne coll. Monte dei paschi le sommeil est aussi support de l’amour.
Le sommeil devient une image de la fuite de l’homme en quête d’immortalité et de jeunesse éternelle.