FIN DE PARTIDA Dossier d’accompagnement pédagogique De

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ESPAGNE
POLOGNE
Dossier d’accompagnement pédagogique
FIN DE PARTIDA
De Samuel Beckett
Traduction Ana María Moix
> Spectacle en espagnol surtitré en français
Mise en scène Krystian Lupa
Du mercredi 4 au dimanche 8 mai 2011
Du mercredi au samedi à 20h, dimanche 8 à 16h
Salle Bernard-Marie Koltès
Contact Relations publiques : Lorédane Besnier • Tel : 03 88 24 88 47 • [email protected]
Site internet : www.tns.fr • Réservations : 03 88 24 88 24
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
ESPAGNE
POLOGNE
Fin de partida (Fin de partie)
De Samuel Beckett
Traduction Ana María Moix
> Spectacle en espagnol surtitré en français
Mise en scène, scénographie et lumières Krystian Lupa
Costumes Piotr Skiba
Projections Alfonso Nieto
Composition musicale Pawel Szymański
Avec
José Luis Gómez
Susi Sánchez
Ramón Pons
Lola Cordón
Hamm
Clov
Nagg
Nell
Production Teatro de La Abadía-Madrid (membre de l’UTE)
Coproduction El Canal Centre d’Arts Escèniques de Salt/Girona, Palacio de Festivales
de Cantabria (Santander), Teatro Arriaga (Bilbao), Teatro Calderón (Valladolid),
avec l’aide de l’Instituto Polaco de Cultura
> Spectacle créé au Teatro de La Abadía à Madrid le 13 avril 2010
Du mercredi 4 au dimanche 8 mai 2011
Du mercredi au samedi à 20h, dimanche 8 à 16h
Salle Bernard-Marie Koltès
Fin de partie
est publié par Les Éditions de
Minuit, 1978.
Comment se comportent les hommes quand ils se retrouvent dans une situation sans
issue ? Que le monde prenne fin demain ou qu’il ait déjà disparu avant-hier, Beckett
nous le raconte à travers deux protagonistes, Hamm et Clov, qui passent l’essentiel de
leur temps à jouer : l’un le maître, l’autre le valet. Longtemps considéré comme un
philosophe de la catastrophe, Beckett se révèle dans la mise en scène de Krystian Lupa
comme un artiste pour qui le jeu est au centre de tout.
Krystian Lupa, metteur en scène polonais qui a présenté en juin 2004 au TNS La
Plâtrière de Thomas Bernhard, a retrouvé dans Fin de partida son goût pour un théâtre
charnel, ludique et des extrêmes psychologiques.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
SOMMAIRE
Entretien avec Krystian Lupa autour de Fin de Partida……………p. 5
Photos du spectacle……………………………………………………………………..……………p. 9
Paroles de Krystian Lupa…………………………………………………….…………………p. 12
Parcours
Samuel Beckett………………………………………………………………………………….p. 20
Krystian Lupa……………………………………………………………………………………..p. 21
Les comédiens……………………………………………………………………………………p. 22
Prochainement au TNS…………………………………………………………………………..p. 15
Autres activités du TNS…………………………………………………………………………..p. 16
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Entretien avec Krystian Lupa - Octobre 2010 - Strasbourg
Olivier Ortolani – Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre en scène la pièce de Samuel Beckett Fin de partie ?
Krystian Lupa – La mise en scène de Fin de partie est à l’origine une proposition de José Luis Gomez. Avant cela,
il m’est arrivé de me frotter à Beckett et je me suis demandé à plusieurs reprises si j’étais capable de le mettre
en scène. Travailler sur une pièce de Beckett est toujours quelque chose de terrifiant parce qu’il a tout prévu
dans les moindres détails, parce que ses consignes pour la mise en scène sont particulièrement strictes. Je
trouvais cela dérangeant de ne devoir faire que ce qu’il voulait sans pouvoir finalement proposer quelque
chose de nouveau.
Et lors des premières répétitions, nous avons plaisanté à ce sujet : Beckett donne peut-être des indications de
mise en scène avec autant de précision parce qu’il n’a pas confiance dans les metteurs en scène et dans les
acteurs. Si ces derniers ne comprennent rien du tout, il faut au moins qu’ils fassent ce qui est indiqué dans les
didascalies (rires). En fait, c’est même mieux de ne rien comprendre que de ne comprendre qu’à moitié.
J’imagine que cela doit être intéressant de voir comment un metteur en scène et un acteur n’ayant rien
compris au texte jouent ce que Beckett veut... Un acteur qui ne sait pas ce qu’il joue... Ces instructions précises
avaient certainement un sens à l’époque où Beckett menait ce combat avec les acteurs et les metteurs en
scène, dont le travail n’était peut-être pas digne d’intérêt.
Lorsque nous avons commencé à fouiner dans le texte, il nous est bien vite apparu qu’il recelait une quantité
monstrueuse de secrets. Pour moi, c’était fascinant. En effet pour Beckett, l’essentiel dans le texte, c’est le
non-dit, ce qu’il y a entre les lignes. Dans Fin de partie, Hamm et Clov, les deux personnages principaux, ne
disent pas la vérité, ils se cachent et sont dans un rapport de force au sein d’un jeu de mensonges. Ils
expriment des banalités quotidiennes et l’essentiel est tu. J’ai accepté cette mise en scène à la condition de
faire ce que je voulais avec le texte.
En 1967, Beckett a lui-même mis ce texte en scène au Schiller-Theater à Berlin. Dès les premières répétitions,
il a tenu ces propos aux acteurs : « Si vous êtes d’accord, on ne parlera pas de philosophie, mais de situations,
de contextes ». De quoi avez-vous parlé avec vos acteurs pendant les répétitions ?
De différentes choses. Je comprends les propos de Beckett : il voulait que les acteurs ne soient pas conscients
de tout. La non-conscience a sa propre vérité. Si l’acteur veut être trop démonstratif, alors ce sera un échec. Le
jeu d’acteur a ses limites et finalement ces dernières se situent dans une trop grande conscience [du texte].
L’essentiel pendant les répétitions était de trouver une autre vérité théâtrale, un nouveau mode de jeu. En
Espagne, le théâtre est joué de façon assez traditionnelle, en ce sens où l’acteur montre ce qui se passe en lui
lorsqu’il joue. Et ça, on ne peut pas le montrer ici. Dans notre Fin de partie, il s’agit d’associer une posture
provocante à ce qui est caché. Le personnage principal est constamment dans la provocation : il se provoque
lui-même, il provoque son partenaire, il provoque ce monde entre le public et l’acteur. Il y a une sorte de jeu
un peu pervers avec ce 4ème mur qui exclut complètement le public mais dans le même temps, il y a aussi un jeu
avec le public. Le public existe à un moment, puis n’existe plus l’instant d’après. L’acteur voit le public, puis il se
dit : je suis complètement seul. Ce qui en résulte est si fort, que le spectateur a lui aussi ce sentiment
d’étrangeté : est-ce que j’existe ? Est-ce que je n’existe pas ? Joue-t-on pour moi ? M’ignore-t-on ?
Dans le cadre du théâtre « classique », le spectateur est assis en toute sérénité dans un fauteuil. Pendant toute
la représentation, c’est le même processus qui est à l’œuvre : l’acteur joue pour moi et me donne cette
agréable conviction – je suis de l’autre côté de la frontière. Chez Beckett, cette frontière est quelque chose de
particulier : elle est toujours un peu provocante, quelque peu irritante et incertaine. Avec Beckett, le
spectateur apprend subitement via l’acteur qu’il est aussi un partenaire, d’un coup il a le sentiment qu’on
s’adresse directement à lui. Mais c’est encore plus compliqué, lorsque l’acteur l’ignore de façon ostentatoire en
tant que spectateur. Il dit au public : tu n’es rien et je ne suis pas là pour toi. Je suis libre. Je suis un être-aumonde métaphysique et pas un acteur à ta solde. Il s’agissait là d’un domaine qui me fascinait
particulièrement, car il contenait la tâche suivante : comment puis-je montrer cette représentation qui relève à
la fois du jeu d’un acteur et de la performance ?
Dans votre mise en scène, vous avez pris de grandes libertés en ce qui concerne la scénographie. Au plafond,
il y a un lustre qui ne figure pas chez Beckett, l'espace est assez petit…
C’est le monde intérieur. On est dans un bunker. Après la guerre, il restait en Europe centrale beaucoup de ces
bunkers abandonnés et c’était mystérieux et attirant pour un enfant comme moi. Le mythe et la fascination
sont liés à un tel espace. Un tel lieu est aussi recouvert de graffiti : des gens viennent et utilisent la puissance
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Fin de partida
de ce mythe pour en faire quelque chose. Pour moi, cet espace correspond à la représentation de la
catastrophe chez Beckett.
Habituellement, Nagg et Nell sont dans des poubelles posées sur scène. Dans votre mise en scène, on les tire
du mur alors qu’ils sont allongés dans leurs cages de verre. On voit aussi intégralement leur corps : ils sont en
partie nus et rachitiques, comme démunis…
C’était génial en fait que Beckett ait le premier cette idée des poubelles. Dans chaque représentation de Fin de
partie, il y a ces poubelles – aujourd’hui c’est incontournable. Pour moi, c’était particulièrement difficile, de
faire la même chose. Je me posais aussi la question suivante : que peut-il y avoir dans ce bunker ? Il y a
plusieurs possibilités.
Lorsque j’étais à Pompéi, j'ai vu des hommes, ceux qui autrefois ont été soudainement surpris par la
catastrophe, fossilisés dans des aquariums, où il y a eu peut-être un jour, bien avant, des poissons. Dans ces
bunkers de la seconde Guerre Mondiale, il y a eu peut-être aussi des expériences avec des humains qui y
étaient enfermés. Pour moi, c’était essentiel d’imaginer Hamm faisant une expérience sadique et
métaphysique avec son père et sa mère. Peut-être souhaite-t-il forcer ses pieux parents à expier leur faute.
Eux, au contraire, veulent toujours parler de son bonheur. C’est alors qu’il y a un combat entre le père et le fils.
La mise en scène de ce sentiment qu’a le fils d’être une victime, est un motif récurrent. Il est victime de la
bêtise et des péchés de ses parents.
On a l’impression en voyant votre spectacle que vous et les acteurs ont beaucoup d’empathie pour les
personnages de Beckett.
La scène avec les parents me touche beaucoup chez Beckett. J'en ai une lecture très personnelle. Il s'agit là
vraiment de l'absurde et de l'humour à la Beckett. Que faire de notre aspiration au bonheur lorsque nous
sommes vieux et que ce bonheur est devenu irréalisable ? Le mensonge envers soi-même prend ici de telles
proportions que le bonheur tant désiré devient in fine une construction absurde, complètement détachée du
monde et de la réalité.
La phrase la plus importante pour Beckett lui-même était celle-ci : « Rien n’est plus drôle que le malheur ».
Oui, bien sûr, il s'agit là aussi d'une provocation. On peut dire qu'autrefois le rire et les pleurs étaient
complètement opposés – et qu'aujourd'hui c'est par le rire que la tragédie nous touche. Autrefois, dans la
tragédie antique et dans la tragédie française classique, le sentiment tragique était lié au pathos. Ce qui signifie
que notre tragédie humaine se situait toujours dans de hautes sphères. Le pathos provoquait ainsi la distance
de la tragédie. Chez Beckett, la tragédie est vue d'en-dessous, cette trouvaille fait toute l'actualité et la
jeunesse de Beckett. Son œuvre ne porte pas les traces du temps.
Quelle est l'actualité de Beckett selon vous ?
Le sentiment ou la dimension du mal est chez lui particulièrement actuel : il faut composer avec le mal inhérent
à notre nature. Le mal est visible dans notre société, surtout quand on veut faire d'un enfant un homme
nouveau. Cette éducation au bien, voulue par les parents et l'école, qui veut à tout prix faire de chaque enfant
un homme honnête, n'est qu'une maladie qui mène à une moralité vide de sens. Notre moralité occidentale est
quelque chose de profondément artificiel. L'homme ne se situe pas dans la moralité de son propre chef – cette
dernière est imposée de l'extérieur à chaque individu. On l'a vu par exemple pendant la Seconde Guerre
Mondiale, où des millions de gens honnêtes qui allaient à l'Église par exemple, sont devenus subitement de
sadiques assassins. Cette tension vers le mal a été d'un coup mise à jour. Et le mal est emprunt de liberté. La
liberté et le mal, voilà bien un thème récurrent dans Fin de partie.
Dans Le Réformateur, Thomas Bernhard, un auteur qui vous est proche, écrit : « Précisément l'être humain
est inhumain ».
Ça pourrait être aussi l'être humain qui veut être inhumain. L'humanité pour un homme est quelque chose de
terrible et d'impossible. L'homme ne supporte pas d'être humain.
Et le théâtre est le lieu où l'on peut essayer de vivre pleinement cet « être-humain » ?
Bien sûr ! La scène est pour ainsi dire un espace d'expérimentation pour ce test.
Ainsi Hamm n'est pas seulement mauvais. Tous croient qu'il n'est qu'un monstre. On est toujours un monstre
quand on veut volontairement faire une expérience avec soi-même, quand on tente quelque chose, quand on
refuse de n'être qu'un produit de l'éducation humaine – et qu'on prend en main sa propre personnalité, sa
propre moralité. Il faut franchir cette frontière entre le bien et le mal plusieurs fois, et soudain on se perd dans
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Fin de partida
cette expérience. C'est bien plus simple d'être mauvais que d'être bon. Les monstres fascinent plus que les
Saints...
La spiritualité joue un grand rôle dans vos spectacles. J'ai l'impression que vous cherchez à réaliser ce à quoi
Paul Klee aspirait au travers de sa peinture, à savoir « rendre visible l’invisible ».
Oui, rendre l'invisible un peu plus visible – mais pas complètement. Il ne s'agit que d'apparitions qui restent
discrètes et floues comme des ombres.
La pièce Fin de partie n'est-elle pas une sorte de parcours initiatique inaccompli ? Les personnages n'en
ressortent pas transformés en hommes neufs. La fin est inéluctable, mais la possibilité d'une transformation,
même si elle n'est pas perçue, est présente tout au long de la pièce.
Oui, c’est cela. Ce motif de l’enfant occupe une place particulièrement mystérieuse dans Fin de partie. Clov
était peut-être cet enfant que Hamm a pris à des inconnus pour l'emmener avec lui. Il y a une seconde
possibilité : j'étais un enfant et plus tard, tout est parti de travers. Ma vie est ratée et je veux en commencer
une nouvelle. Cette idée de résurrection au travers de l'enfant, cette chaîne de l'humanité transmise de
génération en génération... Ce que je n'ai pas fait, mon enfant doit le faire. Bien que ce soit impossible, on fait
quelque chose de cette impossibilité. L'homme est mis au monde pour faire l'impossible. Tout ce qui est
possible est en effet banal. C'est aussi pourquoi il est plus simple d'être mauvais. Il est plus facile d'ouvrir la
porte du mal que celle du bien qui est fermée à double tour. Que veut Hamm ? Quel espoir met-il dans les
histoires qu'il raconte? Que cherche-t-il dans ces histoires ? Nous avons le sentiment qu'il ne cherche pas
quelque chose de connu dans son passé, mais justement quelque chose qu'il ne connaîtrait pas. Il y cherche
quelque chose qui lui montre qu'il n'est pas un homme mauvais, mais au contraire un homme bon. C'est
pourquoi Clov se met à rire de façon terrifiante au moment où il voit subitement que Hamm veut lui dire qu'il
est bon et qu'il veut être bon. Et Clov de penser : « Si Hamm me convainc avec ses histoires, alors je ne pourrai
pas partir. Peut-être qu’il a raison. Je ne puis lui retirer ce droit, mais ce droit est une prison pour moi. Sa bonté
m’ôte la liberté de le quitter ». Tout ceci est absurde et paradoxal, mais finalement assez juste en ce qui
concerne les hommes. C’est aussi pourquoi il est si difficile d’être bon et heureux. Bon et heureux ? C’est
absolument impossible. On peut être bon et malheureux ou mauvais et heureux.
Vous avez donné le rôle de Clov à une femme.
C’était instinctif, une idée spontanée. Lorsque j’ai donné le rôle de Clov à une femme, je ne savais pas vraiment
pourquoi je le faisais. Lorsque Hamm a pris cet enfant, il pouvait encore voir le monde même s’il était
probablement proche de la cécité. Ceci a été une énorme catastrophe – mais aussi un miracle pour lui de
pouvoir encore voir le monde. Cette histoire de Hamm est de facto étrange, mais Clov ne veut pas l’entendre.
Peut-être que le vrai père de l’enfant lui dissimulait déjà qu’il s’agissait d’une fille, car un petit garçon était
quelque chose de plus précieux. Si Clov était une fille, et si Hamm, aveugle, pensait que l’enfant était un
garçon, alors c’était logique de lui donner une éducation de garçon. Et même Clov ne savait pas qu’il était un
garçon. C’est seulement plus tard qu’il l'a découvert. Ça a été pour lui une histoire fascinante. Tout cela
s’articule autour de la conscience sexuelle de l’humain qui aujourd’hui pose problème, dans la mesure où d’un
coup on se rend compte que cette division de l’humanité entre hommes et femmes n’est pas juste. Que
représente ce monde libre pour Clov ? Où va-t-il ? Dans quel monde imaginé, dans quelle représentation
trouve-t-il refuge ?
Comme dans beaucoup de vos mises en scène, l’espace a quelque chose d’étouffant qui rend claustrophobe.
L’espace correspond aussi à la représentation qu’en a Hamm. Nous ne savons pas finalement ce qu'a été cette
catastrophe mondiale qui s'est produite auparavant. Peut-être pourrait-on affirmer : cette catastrophe totale
est une projection de ma catastrophe intérieure. C’est pourquoi cette pièce, ma chambre, devient une sorte de
double de moi. Si je me sens oppressé alors chaque pièce, aussi grande soit-elle, me rend claustrophobe et j’ai
envie de tout faire exploser.
Ainsi la crise intérieure est transférée vers l’extérieur. Le motif de la crise est une constante de vos mises en
scène.
La crise est quelque chose de mauvais pour nous et nous redoutons d’être en crise, car celle-ci est liée à la
souffrance. Ce faisant, nous ignorons que la crise est un processus de développement très important. Sans
crise, nous ne saurions nous développer davantage. La crise nous inflige une souffrance que nous ne sommes
pas à même de nous infliger seul et que nous craignons – et cette souffrance nous travaille. C’est la souffrance
qui nous travaille le plus, nous les hommes. Sans souffrance, nous ne ferions rien.
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Fin de partida
Qui considériez-vous comme maître à penser à vos débuts dans le théâtre ? Qui furent vos modèles ? De qui
avez-vous le plus appris ?
Krystian Lupa : Lorsque j’étais jeune, Tadeusz Kantor était mon idole. Sa façon radicale de faire du théâtre en fit
un modèle à mes yeux. Auprès de lui, on apprenait qu’une énergie devait forcément traverser l’acteur. À
l'époque, Kantor était comme une bible pour moi. Maintenant, je suis très éloigné de lui, je n’ai plus de maître.
Un jeune artiste ne peut pas transformer directement sa propre vie en œuvre d’art, il a d’abord besoin d’un
autre artiste, d’une autre œuvre d’art comme modèle. Ce n’est qu’au travers du maître que l’on vient à la vie.
Et lorsque, au travers du maître, on est enfin venu à la vie, alors il faut vivre pleinement et ce sera notre
époque qui sera notre maître.
Quelle est pour vous la caractéristique la plus importante chez un metteur en scène ?
Je pense qu’il doit savoir convaincre ou fasciner ses partenaires, ses acteurs. Un acteur doit aller quelque part,
sans se poser de question, sans hésiter – mais pas parce qu’il obéit à un ordre. Il doit succomber à sa propre
fascination, mais dans le même temps, il doit s’épanouir au sein du groupe. Il convient de conserver ce
mécanisme de la fascination. Mais il ne s’agit pas de lui être totalement soumis. En effet, ce qui peut
potentiellement naître est mieux que ce que nous recherchons.
De quelles qualités doit disposer un acteur pour susciter votre intérêt ? Y en a-t-il qui sont essentielles à vos
yeux ?
Un acteur doit bien sûr savoir faire son travail. Cependant, un acteur intéressant ne cesse jamais d'être un
homme, d'être lui-même. Pour un acteur, l'humain prime sur le professionnel. Au début d'un travail, il faut tout
recommencer à zéro et se sentir totalement démuni. Beaucoup d'acteurs, particulièrement les grands, refusent
de se prêter à ce jeu. Ils ont honte de se sentir démunis.
Lorsque vous jetez un regard sur votre carrière artistique, n'avez-vous pas l'impression que certains moments
furent cruciaux, décisifs, qu'il y eut donc des ruptures ? Ou pensez-vous qu'il y a plutôt une continuité dans
votre parcours artistique ?
Je pense que l'artiste qui existe dans chaque individu vit moins longtemps que l'individu lui-même. Je plaisante,
bien sûr ! L'artiste en nous vit aussi longtemps qu'un chien, un cheval ou bien un chat. La gloire permet à
l'artiste mort de continuer d'exister, de poursuivre un travail, ou bien de s'offrir un nouvel animal artistique.
Ces ruptures, ces crises sont essentielles. Il m'est arrivé quelquefois de vivre ce genre de crises. Lorsque Kantor
est mort subitement, je ne savais plus comment continuer. Un jeune artiste se sent toujours un peu comme un
usurpateur. Il veut montrer au monde entier qu'il sait faire quelque chose de très remarquable, bref il veut
montrer qu'il est génial. Mais il y a toujours une angoisse sous-jacente. À la mort de Kantor, je me suis
véritablement retrouvé nu et démuni du jour au lendemain. En fait, dans les situations de crise, il faut savoir
s'avouer cela. C'est ce qui nous redonne la santé, nous octroie plus d'authenticité, plus de bonheur, ce qui nous
rapproche de la vraie vie. Et soudain, cette angoisse resurgit et il nous faut mourir encore : alors il en sort
encore quelque chose de neuf.
Entretien réalisé par Olivier Ortolani
le 24 octobre 2010 à Strasbourg
Traduction de l’allemand Christophe Piquet
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Photos du spectacle
Crédit : Teatro Abadio – Ros Ribas
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Fin de partida
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Dessins de recherche pour les costumes,
réalisés par le costumier Piotr Skiba.
Dessins de recherche pour la scénographie,
réalisés par Krystian Lupa
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Fin de partida
Paroles de Krystian Lupa
Utopie et Alchimie
Entretien avec Piotr Gruszczynski pour la revue UBU, n°6, avril 1997
Quel a été votre chemin vers le théâtre ?
Très compliqué et, à vrai dire, je ne sais pas exactement où il a commencé. Peut-être, lorsque j’avais dix ans et
que m’amusais à faire du théâtre avec un seul acteur et un seul spectateur dans le jardin de mes parents en
jouant l’histoire d’un pays imaginaire.
Par la suite mes projets sont devenus totalement différents.
Je me suis inscrit à la faculté des sciences physiques que j’ai abandonnée au bout d’un an pour les Beaux-Arts.
J’ai été surtout intéressé par le dessin, et notamment par son côté anecdotique qui rejoignait quelque part le
théâtre. Hélas, aux Beaux-Arts, c’était la période d’enthousiasme pour la peinture pure, pour les couleurs. Ce
qui m’a, peut-être, poussé à changer encore une fois de cap et à choisir, cette fois-ci l’Ecole de Filin à Lodz.
C’était le temps d’une vraie boulimie cinématographique. Un seul jour passé sans voir un film était un jour
perdu. Malheureusement, j’étais renvoyé de l’Ecole du Filin, probablement à cause de ce qu’on y appelait le
maniérisme. A l’époque j’ai été imprégné des idées de la nouvelle vague.
Durant mes études à Lodz je me suis lié avec le théâtre Cytryna pour lequel je faisais des scénographies. Cette
expérience m’a permis de comprendre que le théâtre était l’endroit qui me convenait le mieux. J’ai donc
entamé des études de mise en scène à Cracovie.
Tout au long de mes études j’ai été fasciné par Witkacy (Stanislaw lgnacy Witkiewicz).
J’ai débuté par Les Gracieuses et les épouvantails. A cette époque j’ai collaboré avec deux théâtres en même
temps occasionnellement avec le Théâtre Stary à Cracovie et sous contrat, à Jelenia Gora, où Alina Obidniak
dirigeait un théâtre très ambitieux. J’y ai rencontré un groupe de jeunes gens, pleins d’ardeur, qui avaient
formé une véritable troupe de Witkacy. C’est ainsi que se sont réalisés mes rêves d’enfance.
A Jelenia Gora j’ai mis en scène quelques pièces de Witkacy et deux spectacles d’auteur Le Dîner et La Chambre
transparente. Au Théâtre Stary j’ai monté entre autres Le Retour d’Odysse de Stanislaw Wyspianski, L’Oeuvre
sans nom de Wit kacy et La Ville de songe selon Alfred Kubin.
La Ville de songe, malgré l’accueil peu favorable des critiques, reste pour moi, je crois, le spectacle le plus
important de cette période. Nous étions fascinés par nos découvertes qui nous transportaient dans un nouvel
espace. Evidemment, il y avait aussi des chutes déprimantes. Malheureusement, je ne reviendrai plus à ce
spectacle, c’est dommage, car aujourd’hui il pourrait être remarqué.
La Ville de songe compte beaucoup pour moi également du point de vue de mes recherches actuelles. Je me
penche sur les structures cachées de la condition spirituelle de l’homme d’aujourd’hui.
Dans La Ville de songe et dans le Mariage de Witold Gombrowicz, monté aussi à Jelenia Cors, j’ai traité ce sujet
avec un certain courage. Je crois qu’à présent, je ne saurais plus pénétrer avec tant de force ce qui est
irrationnel et chaotique.
Ensuite a commencé ma grande aventure avec la littérature autrichienne. J’ai adapté Les Rêveurs et L’Homme
sans qualités de Robert von Musil, Malte de Reiner Maria Bilke, Kalkwerk et Emmanuel Kant de Thomas
Bernhard ainsi que Les Somnambules de Hermann Broch. Bernhard m’inspire en ce moment au même degré
qu’autrefois Witkacy. Il me semble que c’est justement chez lui que je retrouve ce que les autres auteurs
mettaient toujours à l’écart, à savoir des épisodes sans importance et des trames infantiles dans le psychisme
de chaque individu.
J’ai également mis en scène Ritter, Dene, Voss de Thomas Bernhard. Certains critiques ont soutenu que c’était
une image de la dégénération ou de la dégradation psychique, une sorte de mort spirituelle. Moi, je ne suis pas
du tout de cet avis. Le héros de cette pièce n’est pas un cadavre spirituel. Il est en train d’écrire son œuvre,
mais ne reste pas à l’abri de la cacophonie et de la futilité des choses quotidiennes.
II se peut que justement maintenant, suite à la disparition d’un manteau protecteur de notre psychisme, cette
futilité commence à nous envahir. Ritter, Dene, Voss explore ce domaine des émotions futiles, bien cachées qui
au moment de crise de ce que j’appelle la sphère de haut vol » peuvent mieux exprimer les tendances de
l’homme ou de quelque chose en lui. A présent, je dois me tourner vers une nouvelle littérature, je ne sais pas
encore laquelle. J’espère que ce sera un nouveau pas si je suis encore capable de faire un nouveau pas.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Quels sont vos maîtres de théâtre ?
J’avais un professeur et deux maîtres. J’ai été formé par Konrad Swinarski qui m’a appris à poser des questions
et à ne pas me contenter de premières réponses. Tadeusz Kantor était mon premier maître. Je l’admirais
énormément. J’avais d’ailleurs très peur qu’on me reproche de l’imiter. On ne l’a pas fait quoique je me sois
beaucoup inspiré de son théâtre dans mes premiers spectacles. Andreï Tarkowski était mon deuxième maître,
surtout son film Staiker.
Revenons un instant à votre passion pour la littérature autrichienne. Il vous est arrivé de traduire des textes
pour des fins théâtrales. Quelle importance y attribuez-vous ?
La traduction relève de l’alchimie. Le courant qui traverse quelqu’un au moment de traduire est insaisissable.
Cela lui permet d’atteindre les micro-structures les plus infimes du texte, auxquelles on ne fait pas attention
lors d’une lecture rapide qui vise à saisir le contenu. Le fait de traduire permet de s’identifier avec l’auteur,
d’entrer dans sa peau. On est obligé de rester longtemps au niveau des phrases, du langage, de vivre le
moment où a été énoncée une pensée. Il se crée entre les deux langues quelque chose de trè mystérieux
quand on essaie de transférer dans sa langue natale un geste émotionnel, caché derrière une phrase.
Vous vous servez du théâtre pour des travaux d’exploration très approfondis, pour opérer l’âme humaine.
Qu’est-ce qui vous permet de faire du théâtre un outil ésotérique ?
Le fait que l’homme y existe dans une situation différente de la réalité, de la vie. Toutes les créations
artistiques naissent dans une tension définie par deux points l’homme et la matière. Le théâtre possède cette
particularité que l’homme, le comédien est en même temps la matière d’expression. Il est non seulement la
matière d’expression mais en plus la source, l’inspiration et le médium. Son propre physique et son âme sont
formés par la réalité théâtrale de l’instant.
La véritable concentration chez le comédien est un état de profonde autoréflexion, un état de méditation. On
ne peut pas verbaliser cette méditation ni la décrire en tant que méthode. Cet état de grâce ne dure qu’un
court instant et s’éteint dans le geste suivant de l’acteur. Il s’exprime par une action et non par une réflexion
intellectuelle.
Ce n’est qu’une poignée d’observations en vrac mais je crois que ce n’est pas la peine de les mettre en ordre.
J’ai comparé une fois un comédien sur scène, portant une autre personnalité et une autre réalité, à un
centaure : la partie inférieure est à lui, c’est-à-dire à l’acteur, et la partie supérieure c’est le personnage qu’il
porte, pour ainsi dire, sur son dos. L’acteur ne se transforme jamais entièrement en son personnage. La dualité
existe toujours. Aux moments de grâce, elle devient fascinante, mystérieuse et permet de saisir la nature
humaine mieux que l’observation d’un homme uniquement dans des situations réelles, quotidiennes.
Comment choisissez-vous les acteurs pour vos pièces ?
Je cherche des acteurs susceptibles de posséder des personnalités que je pourrai développer.
Les comédiens concentrés uniquement sur l’élaboration ou le perfectionnement de leur métier ne
m’intéressent pas.
Le travail avec moi ne devrait pas être facile. L’acteur n’est pas sensé trouver immédiatement de bonnes
solutions et me les vendre. Tout ce qui est à découvrir exige de lui qu’il redevienne incertain et malhabile. Si
l’acteur a peur de retourner à l’état de doute, d’incapacité par lequel commence tout chemin vers la création
d’un personnage, il est condamné à reproduire ce qu’il sait déjà faire. Je dépends donc beaucoup du courage
des acteurs. Le metteur en scène fait un pas mais le comédien doit faire le suivant. Le metteur en scène fait
violence et l’acteur doit le faire à son tour. Je place mon espoir en l’acteur et l’acteur place son espoir en moi.
Cela rappelle des recherches érotiques qui sont intuitives et imprévisibles.
La création n’est-elle pas un acte d’amour sublimé ?
Dans vos représentations la scène est presque toujours séparée de la salle par une grille, des barreaux de Fer
ou une cloison semi-transparente. A quoi cela sert-il et qu’est-ce qui en résulte ?
J’appelle cette réalité l’« Utopie ». Ce n’est pas uniquement une fiction comme dans un hon film.
L’Utopie est binaire. L’univers de la communauté des comédiens coexiste avec la situation présentée sur scène.
L’Utopie est un merveilleux phénomène double qui commence même avant la levée du rideau. Cela se passe
parallèlement de deux côtés. Du côté des spectateurs lorsqu’ils se préparent à la maison pour sortir au théâtre
et se réunissent ensuite dans le foyer. Un bon public se soumet au rituel d’attente et laisse derrière lui les
préoccupations du quotidien.
L’Utopie est en train de naître également dans les loges des artistes avant la représentation. En écoutant leurs
conversations, j’arrive à deviner comment sera le spectacle. Elles ne doivent pas être obligatoirement de « haut
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Fin de partida
vol », mais toujours personnelles. Parfois, à ce moment-là, les comédiens sont déjà transformés en centaures,
et l’on sent qu’ils ont déjà endossé leurs personnages. La séparation entre la scène et le public a un but
pervers. La mise en évidence d’un mur, d’une frontière entre les deux réalités engendre dans le subconscient
un processus d’osmose. Pour que l’osmose puisse se produire il faut une membrane. Un baiser à travers une
vitre est plus touchant qu’un baiser direct. La rencontre de deux personnes séparées par un obstacle est une
rencontre plus difficile mais plus forte.
En outre la séparation de la scène et de la salle par une grille ou par des barres parallèles modifie l’optique. On
obtient une vue à travers une trame qui amplifie l’effet tridimensionnel.
Et quelle est votre stratégie envers le public ?
Je ne la définis jamais jusqu’au bout. C’est, sans aucun doute, une intention amoureuse.
Je désire que le spectateur se laisse enchanter. C’est alors qu’il pourra entrer dans l’univers que je lui propose
et qui va l’emporter. Il doit s’abandonner à l’ambiance de fête. L’enchantement est une condition de départ.
S’il se produit, il y a des chances que tout le reste apparaîtra car seule la communion des deux univers (celui de
l’acteur et celui du spectateur) rend visible les mécanismes qui autrement restent cachés.
Quand j’ai le sentiment que ce dessein s’est réalisé, aucune critique, même la plus virulente ne peut
m’atteindre. Mais le jour où le spectacle n’est qu’une coquille vide, quelque chose qui n’a pas vraiment existé,
que nous n’aurions pas eu le droit de montrer au public, je sais que nous nous sommes moqués des
spectateurs, et tout commentaire de leur part, même flatteur, me fait mal.
Dans chacune de vos représentations les héros traversent une grave crise spirituelle, une crise d’identité, une
grande transformation. Quelles sont les causes de ces crises et quelles sont les chances d’en sortir ?
Toutes les sociétés et toutes les cultures doivent passer par des crises. Sans elles l’évolution ne serait pas
possible. Les crises sont une espèce de mutations. L’humanité a une mission à accomplir à travers des
transformations de la matière vers la spiritualité, vers Dieu. Les souffrances et les chutes douloureuses, y
compris la mort, sont nécessaires pour le développement spirituel.
Telle est ma religion, peu orthodoxe. Je suis optimiste dans le contexte de cette foi. Je crois que tout ce que
nous faisons possède un sens.
II faut s’infiltrer dans les fissures les plus étroites et développer le processus de construction de l’esprit. Le
théâtre est un médium qui se prête parfaitement à ce but. Il est, de toute évidence, porteur de la vie spirituelle
de l’homme, et c’est grâce au théâtre que j’ai pu vivre des expériences métaphysiques qui m’ont transformé.
Traduit du polonais par Miroslava Szkotzak
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Fin de partida
Entretien avec Michel Archimbaud réalisé pour le CNT, 1999
Extraits
APPROCHES
Pour aller d’un extrême à l’autre, parlons de la mort. Que représente-t-elle pour vous ?
La mort est certainement une chose que chaque homme, chaque individu doit maîtriser. Il doit passer par
toutes les étapes lui permettant de se familiariser avec elle. Bien sûr, cela commence toujours par la révolte,
puis vient l’effroi éprouvé par l’enfant et ensuite les cauchemars de l’adolescence. C’est à 22 ou 23 ans que j’ai
éprouvé le plus profondément la peur de la mort. Je me souviens encore de ces instants précédant le sommeil
durant lesquels ma pensée rejoignait tout à coup la frontière entre la vie et la mort. Brusquement, je
m’asseyais sur mon lit, et je fixais le vide, un vide froid, un vide noir, saisi d’une terreur sans nom.
Et dans votre œuvre ?
En ce qui concerne la mort, mon art m’a été d’un grand secours. Il faut dire que je me suis beaucoup occupé de
la mort dans mes spectacles et dans les réflexions que je menais autour d’eux. Je crois que cette continuelle
présence de la mort dans mes représentations m’a aidé. Mais c’est aussi parce que j’ai cherché à lui trouver
une autre dimension. Dans le fond, je n’ai jamais été exclusivement fasciné par la mort et mes spectacles ne
parlent pas uniquement de la mort. Ils évoquent tout aussi bien, voire plutôt, ce qui naît autour d’elle. La mort
des individus, comme celle de structures plus vastes que les individus – mort des cultures, mort des dieux, mort
des archétypes – toutes ces morts s’associent souvent à l’apparition d’une nouveauté. Quant à la relation à la
mort proprement dite, je pense que chacun construit sa propre « religion » ; il n’est même pas nécessaire que
celle-ci soit vraiment précise. En ce qui me concerne, j’en suis arrivé à une idée qui tourne autour de la
réincarnation. Ce n’est pas aussi net que dans les doctrines de la réincarnation, mais, pour ma part, je pense
que le « moi » existe en tant que tentative d’approche du monde. Si je suis « moi-même », je ne peux être
personne d’autre. Cependant, lorsque je cesse d’être « moi-même », le « moi » ne disparaît pas. Il se retrouve
ailleurs. Le « moi » qui sent, qui pense, le « moi » vivant, le « moi »» doit être ! C’est une consolation
extraordinaire que de penser cela. Bien sûr, l’homme reste très attaché à perpétuer ce qu’il a été jusque là, à
continuer d’être lui-même. C’est ce qu’expriment les théories de l’immortalité.
[…]
ENSEIGNEMENT
Abordons maintenant vos activités. Vous enseignez à la faculté de mise en scène de Cracovie, ce que nous
nommerions, ici, le Conservatoire. Que représente l’enseignement pour vous ?
La première chose que je voudrais dire, concernant cette activité, c’est que, pour enseigner, il faut en avoir le
temps. Il y a eu une période - elle a duré deux années — durant laquelle je ne disposais que de très peu de
temps pour l’enseignement. Dans ces conditions, je me suis aperçu qu’enseigner cessait de me procurer de la
joie. Le sentiment d’une mauvaise conscience sans doute, l’impression de ne pas donner ce que l’on devrait
donner. Je le répète, pour pouvoir travailler avec les jeunes, pour mener avec eux une pratique pédagogique, il
faut disposer d’énormément de temps et d’énergie. Maintenant pour ce qui est de l’enseignement lui-même,
je considère qu’il opère dans les deux sens. Ainsi mes élèves m’apprennent-ils et me donnent-ils ce que je ne
possède plus, c’est-à-dire la nouvelle vision du monde dont ils sont porteurs avec leur imagination. Je puise
bien entendu dans cet apport. Ou encore, j’aime être initié à une matière, découvrir une œuvre dramatique
que je ne connaissais pas, lorsque par exemple l’un de mes élèves me présente un ouvrage à adapter qui
m’était inconnu. Alors, ce sont mes élèves qui m’entraînent dans cette nouveauté. Moi, je ne fais que leur
suggérer les questions. Les questions de quelqu’un qui découvre, donc des questions sincères et non plus les
hypocrites questions du maître qui ne cherche qu’à montrer qu’il possède la meilleure réponse. L’idée selon
laquelle l’éducation est la rencontre entre quelqu’un qui sait plus et mieux et quelqu’un qui sait moins et moins
bien est erronée. Cette idée, dès le début, décourage l’élève. Elle lui prouve simplement qu’il ne peut rien
apporter mais uniquement recevoir. Très souvent, le manque d’humilité que les pédagogues reprochent aux
jeunes et la révolte de ces derniers n’en sont que les effets. Pour ma part, je ne sais pas jusqu’à quel point je
m’en libère. Il y a toujours en effet la tentation de Pygmalion, que je combats mais qui, quoi que l’on puisse
faire, pointe dans la nature vaniteuse de l’homme : la tentation de former l’élève. Reste que l’avouer au moins
à ses élèves fait du bien aux deux parties.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
[…]
Toujours dans le cadre de votre enseignement, conseillez-vous des lectures à vos élèves ?
Oui, les ouvrages de Stanislavski, de Michail Tchekhov, et autres livres semblables, concernent directement le
métier d’acteur. C’est par là qu’il faut commencer. Cependant, je ne souhaite pas que le comédien cherche les
solutions aux problèmes que lui pose son métier en ne pensant qu’a sa nature spécifique d’acteur. Donc, je
propose à mes élèves de lire aussi des psychologues. Je leur conseille de lire Jung, de lire Mindel. Son ouvrage
Le corps en rêve a été une révélation pour moi. C’est à mon avis la direction la plus intéressante aujourd’hui.
L’élève doit parvenir à découvrir son corps. Il a besoin d’acquérir suffisamment de confiance pour que son
corps devienne le centre de son inspiration. Il ne lui faut pas en rester au niveau d’une pensée qui envoie des
ordres au corps, il doit pénétrer son corps qui répondra alors d’une façon étonnante, imprévue et véritable.
Bien entendu, je souhaite aussi que mes élèves lisent les philosophes, ceux qui, par exemple, s’occupent de la
sensualité, qu’ils lisent Nietzsche, Wittgenstein.
[…]
LES SPECTACLES
Vous avez connu Kantor, vous avez été son élève. Pouvez vous dresser un portrait de l’homme ?
En fait, je n’ai pas été directement l’élève de Kantor puisqu’il n’enseignait pas à l’école. Il y a d’ailleurs, à ce
sujet, une anecdote amusante. La Faculté de mise en scène où j’étudiais était une chose nouvelle à Cracovie. La
première année était même une année expérimentale et Kantor avait été invité à venir donner des cours.
Malheureusement, lorsqu’il a accepté d’enseigner aux « premières années », j’étais déjà passé en « deuxième
année ». Ce qui fait que je n’ai pas pu assister à ses cours. Mais l’anecdote n’est pas là. Kantor, donc, a
commencé son enseignement, cependant dès le second cours il s’est senti offensé par les étudiants : l’un d’eux
avait eu l’audace de ne pas être d’accord avec lui. Alors simplement il a quitté la salle en claquant la porte. Cela
a marqué la fin de la collaboration de Kantor avec notre Faculté. Par la suite, Kantor a dit pis-que-pendre de
cette Faculté. Quoiqu’il en soit, si je n’ai pas suivi ses cours, j’ose cependant me dire l’élève de Kantor, à cause
de la véritable fascination que j’éprouvais pour son théâtre à l’époque. Cette fascination avait commencé avec
Les Belles et les guenons, en raison particulièrement de l’existence du comédien vis-à-vis du texte et du rapport
qu’il entretient avec celui-ci. Dans Les Belles et les guenons, les hommes du vestiaire interdisent aux acteurs de
jouer leur texte. Les acteurs se trouvent pris de panique et essayent en cachette, sous peine d’être tués, de
jouer le plus possible C’était pour moi une façon radicale de supprimer la sécurité nécessaire au comédien.
Parce que le travail du comédien repose sur une grande sécurité. Il doit jouer son rôle et sait que personne ne
va le contrarier, que personne ne va l’interrompre au moment où il parle. Mais cela n’a jamais lieu dans la vie.
Si quelqu’un est trop lent ou trop orgueilleux, surtout dans les situations dramatiques, on lui coupe simplement
la parole, on ne lui permet pas de parler ! Je combats toujours ce sentiment de sécurité chez les comédiens,
parce qu’il n’est pas motivé. Ce n’est que l’un des aspects du faux qui existe dans le théâtre. Cette remise en
cause radicale m’avait saisi à l’époque. Puis, est venue La Classe morte qui a été pour moi la plus grande
révélation théâtrale.
Quelle importance Kantor a-t-il eu dans votre oeuvre et comment avez-vous pris votre indépendance ?
Mes premiers spectacles ont été montés, je puis dire, sous la « pression » de mon émerveillement pour Kantor.
Puis j’ai senti que si je ne m’en débarrassais pas, je ne pourrais jamais devenir un artiste sincère. J’éprouvais
cette sorte de crainte de l’imposture, caractéristique de l’artiste débutant qui se sent encore incapable de
puiser dans sa propre expérience émotionnelle. A ce stade, il est obligé de se servir des autres artistes pour
parler de la vie. C’est ainsi. Je constate à présent que c’est une étape naturelle vers la découverte de son
propre contenu émotionnel, une clé. La clé de mon contenu émotionnel a été Kantor, Evidemment à un
moment, il est nécessaire de s’en libérer. Doit-on pour autant le faire de force ? Pourquoi irais-je nier ce que
j’admire ? Aujourd’hui, dans ce monde tellement « médiatisé » le fait de préserver jalousement sa singularité
est devenu, après l’époque de « l’avant-garde », une situation paranoïaque. Dire que seul j’ai le droit de
peindre des zigzags parce que j’ai été le premier à le faire, que seul tel autre a le droit de peindre des ronds
parce qu’il a été le premier à peindre des ronds, est pour moi quelque chose d’erroné et de nocif. Nous devons
plutôt tendre vers une osmose profonde entre les différences. Cela est d’ailleurs en train de se produire et
aucun droit d’auteur ne pourra contrarier ce mouvement. Mais il ne s’agit que d’une parenthèse. Pour en
revenir à Kantor, je n’ai pas voulu m’en libérer dans le seul but qu’on ne m’accuse pas de plagiat. Pour tout
dire, j’étais étonné que dans les spectacles que je montais, personne ne discerne la marque de Kantor. En fait,
Kantor s’est « estompé » naturellement. Tout simplement, à un moment donné, la vie a fait son entrée. Les
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Fin de partida
problèmes suscités par la relation avec l’acteur, qui sont le fond de la réalité théâtrale, se sont posés à moi. J’ai
cessé de penser à Kantor à partir de ce moment. Mais il subsiste certainement quelque part en moi.
[…]
Voyez-vous dans l’adaptation d’une œuvre littéraire à la scène un travail réducteur ou, au contraire, la
possibilité d’une véritable re-création ?
Eh bien, si je constate qu’il n’y a aucune chance de pouvoir suivre un autre chemin que celui adopté par
l’œuvre littéraire, si je dois raconter à nouveau ce qui a déjà été conté, d’une façon achevée, alors je
n’entreprends pas l’adaptation. Chaque domaine a ses lieux propres ceux qui sont nommés et ceux qui ne le
sont pas. La littérature possède ses lignes de narration grâce auxquelles elle cerne la réalité. Il existe également
des zones qu’elle ne parvient pas à atteindre. Si je découvre que de telles zones existent dans une œuvre, alors
je tente l’adaptation. Je suis fasciné par l’idée de la variation. Beethoven qui prend une valse de Diabelli pour
en faire une nouvelle réalité musicale, Bach qui reprend Vivaldi et recrée tout autre chose à partir du thème…
Cette possibilité, découverte et sanctionnée en quelque sorte par les compositeurs, est une chance incroyable.
Je reste surpris que dans les autres domaines artistiques cette démarche soit encore écartée. Il reste toujours
des craintes, des hésitations, face à de semblables manipulations. Pourtant, je pense que ce genre de création
commence par un « acte-parasite ». C’est-à-dire que lorsque je suis fasciné par l’univers d’un artiste, j’y
pénètre et là, je mets au jour un espace qui n’a pas été perçu ou touché entièrement par le monde dans lequel
je suis entré.
Une démarche difficile...
Au début, en Pologne, les critiques exprimaient beaucoup de réserves sur ma manière de faire. Souvent, en
effet, j’ajoute des scènes que j’appelle « apocryphes » – d’ailleurs, le fait d’essayer de me transformer en Rilke,
par exemple, de retrouver sa sensibilité, est une merveilleuse expérience – bref, j’ajoute des textes lorsque je
dois créer une scène. La réalité théâtrale est l’incarnation d’un autre côté que celui de la réalité littéraire, Ainsi,
dans le Kalwerk de Bernhard, il y a une scène centrale où Konrad rêve d’écrire une étude. Dans le roman, il
suffit de l’évoquer, de dire que le rêve avait telle ou telle nuance. Mais quand il faut le créer au théâtre, ce rêve
doit prendre corps, il doit acquérir sa propre durée. Plus encore, il doit, à ce moment-là, avoir sa propre
substance, son propre contenu. Donc, l’étude doit exister. Il a donc fallu écrire un texte, le texte que Bernhard
n’a pas rédigé, qu’il n’a pas voulu ou pu écrire, Il a fallu écrire l’étude dont Konrad avait rêvé. Autre exemple,
dans mon dernier spectacle, ici à Paris, à la fin des Somnambules, Broch dit que Hanna Wendling est
descendue, malade, après l’explosion, là où se trouvaient la cuisinière, le jardinier, la femme de chambre. Elle a
vécu une expérience bizarre qui lui a fait voir ces gens d’une manière qui ne lui avait pas été donnée
auparavant. En adaptant le roman au théâtre, j’ai dû écrire cette scène. J’ai dû inventer la conversation qui se
noue entre ces gens, trouver les rapports qui les lient, qui les séparent ou provoquent des conflits, bref, tout ce
que Broch n’avait pas été contraint d’écrire.
Qu’est-ce qui vous attire dans le travail d’adaptation ?
Le contact de la littérature avec la réalité de la création qui se déroule durant les répétitions. Au début il existe
une matière littéraire, une matière très importante envers laquelle on ne peut être infidèle, que l’on ne saurait
trahir. Mais cette matière n’est pas tout. Au cours du travail, quelque chose de plus naît de cette œuvre qui n’a
pas de forme dramatique. Des situations et des scènes, que l’œuvre ne contient pas en soi, apparaissent. Cette
création, le fait que l’œuvre théâtrale ne se contente pas d’être au service de l’œuvre littéraire mais qu’elle
donne naissance à une nouvelle œuvre, est un processus impétueux. Avec une œuvre dramatique on ne
pourrait pas se permettre cela. L’œuvre dramatique appartient seulement au théâtre, ce qui souvent me
paralyse, me décourage. Les dramaturges contemporains pensent au théâtre plus qu’à la vie. Ils écrivent les
yeux rivés sur les planches de la scène, sur les comédiens, sur la manière dont leur oeuvre peut être jouée. Ils
gardent les yeux fixés sur les autres dramaturges, sur les conventions théâtrales en vigueur et sur les modes
stylistiques, de telle sorte que le secret de la vie contemporaine pénètre de moins en moins dans l’œuvre
dramatique. A mon avis, ce n’est pas sans raison que les choses ont changé. Pour les grands romantiques, la
forme dramatique était, au fond, la forme centrale. Goethe, en écrivant son Faust, choisit le drame pour le plus
grand énoncé de la vie. Nos romantiques polonais choisissent le drame comme leur Grand’ Œuvre. Mais
e
aujourd’hui, les grands écrivains du XX siècle choisissent le roman de préférence au théâtre, comme s’ils
voulaient embrasser, au moyen de cette forme, un monde qui les dépasse et qui devient sans cesse plus
énorme. C’est pour cette raison que j’ai choisi ce « principe-parasite », afin de mener en quelque sorte, une vie
en symbiose avec la littérature. Il existe des couples d’animaux qui vivent ainsi en symbiose permanente,
chaque partie donnant quelque chose à l’autre.
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Je suis frappé par l’importance que vous accordez à la musique. De nos jours on mêle très rarement la
musique au théâtre.
Je considère en effet que la musique est ce qu’il y a de plus primaire dans l’émotion de l’homme.
Réciproquement, celui qui éprouve cette émotion porte en lui une musique primaire, un chant. Dans les
situations extrêmes, il arrive que l’homme fasse jaillir ce chant intérieur. Il est indéniable qu’à l’origine, le
théâtre était une symbiose de musique et de jeu de scène. La musique y jouait un rôle sacralisant, un rôle rituel
et non pas seulement celui d’une simple illustration comme c’est le cas pour le théâtre contemporain. Pour
moi, la musique telle que je l’imagine dans le théâtre rituel, le théâtre primitif, le théâtre antique surtout,
guidait l’acteur, lui ouvrait un espace de forces. Lorsque la musique fait irruption, l’acteur se trouve projeté au
sein d’un espace doté de sa propre direction, son propre dynamisme, un espace dans lequel sa présence lui
paraît moins accidentelle, moins renvoyée à elle-même. Or, je pense qu’il est important que l’acteur sente
derrière lui une réalité qui l’aide, le soutient et lui donne une direction. Rilke dans son magnifique essai : La
Mélodie de la chose, ne dit rien d’autre quand il insiste sur le fond commun qui permet aux acteurs de se
réaliser, cela m’est très proche et très cher. Avec un tel fond commun ils n’ont plus besoin de forcer leur voix,
d’exagérer leurs gestes. Il leur sert en quelque sorte de support. Pour ma part, j’essaie de faire en sorte que la
musique ne soit pas là seulement pour faciliter la perception de la réalité par le spectateur, ni pour jouer le rôle
d’un accessoire, d’un embellissement, mais qu’elle constitue un élément essentiel du dialogue intérieur,
profondément caché, de l’acteur avec l’espace. L’homme véritable dans une situation véritable sait reconnaître
l’espace dans lequel il entre, il sait si celui-ci lui est favorable ou adverse, s’il y trouvera l’apaisement ou
l’inquiétude. Tout cela dépend évidemment des déterminations qui cernent l’homme. Quant à l’acteur, quel
qu’il soit, comme il ne lui est pas possible de s’identifier à son rôle jusqu’à ce point de véracité qui lui
permettrait de reconnaître aussitôt l’espace dans lequel il pénètre, la musique, cet élément primaire, peut le
rapprocher de cet espace, l’aider à communiquer avec lui.
L’ARTISTE ET SON PUBLIC
Pensez-vous que l’artiste se doive d’être obligatoirement un artiste engagé ?
Pour moi, un artiste qui ne s’engage pas n’est pas un artiste. Seul un engagement dans le monde, qui va
jusqu’au bout, peut donner naissance à une création artistique. Je ne sais pas ce qu’il en est pour la France,
mais en Pologne le terme « artiste engagé » a longtemps été de rigueur. Il voulait dire artiste engagé dans
la « réalité actuelle ». Le plus souvent cela consistait à s’engager dans les événements politiques courants et
brûlants. Mais je ne crois pas que ce type d’engagement relève du domaine de l’art. Lorsque l’actualité me
provoque, elle suscite des sentiments et des craintes qui s’installent quelque part et prennent leur place
indépendamment du fait que je me serve ou non de cette actualité. Lorsque dans Les Somnambules, j’évoque
les événements qui ont eu lieu au début du siècle, je n’en traite pas d’un point de vue historique, j’en parle du
point de vue propre à l’homme contemporain. J’y mets tous mes pressentiments, mes émotions, une
spiritualité contemporaine. En faisant ainsi j’ai le sentiment, et l’espoir, de créer une oeuvre plus
profondément engagée que si j’avais œuvré en faveur d’une cause ou d’une lutte, qu’elle soit politique,
écologique ou autre.
[…]
En France dans les années 30 avec Firmin Gémier, dans les années 50 avec Jean Vilar, on a tenté de mettre en
place un théâtre populaire. Cette idée vous est-elle proche ?
Bien entendu. Je pense que le théâtre à un rôle très important à jouer dans, je dirais, le dialogue à l’intérieur de
la société. Plusieurs fois, j’ai tenté de rendre cela possible. Mais j’ai rapidement constaté que je n’étais pas un
homme en mesure d’entreprendre avec succès cette action. Le théâtre a plusieurs visages, il y a un théâtre qui
remonte aux origines, il y a un théâtre qui cherche, etc... Ces différents visages se complètent, œuvrent de
conserve. Pour ma part, je suis incapable d’outrepasser ma nature. Je ne suis pas capable de simplifier les
choses, de les livrer sous une forme réduite afin de toucher un public plus large.
La considération du public n’est donc pas quelque chose d’essentiel pour vous ?
Non, non pas du tout. En Pologne on m’a reproché de ne pas tenir compte du public, de faire un théâtre
élitiste. Je ne le crois pas. J’ai, par exemple, essayé de réaliser un spectacle télévisé pour les enfants. Cela
d’ailleurs, a été pour moi une expérience incroyable, profonde. Un temps je suis redevenu enfant. Ce fut l’une
de mes plus grandes aventures. Alors élitiste, non ! Je n’ai pas l’intention de m’adresser à une élite seulement !
Je parle de choses importantes de la façon qui me semble la plus simple, parce que je trouve que la simplicité
est une exigence artistique, esthétique. L’artiste n’a pas le droit de compliquer les choses qui n’ont pas besoin
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
de l’être. Mais dans le même temps il doit aussi se confronter à ce qui est complexe. Cela relève plutôt de
l’éthique de l’artiste, lequel a charge, selon moi, de parler des choses qui lui importent tout en essayant de les
transmettre de la façon la plus suggestive. C’est un peu comme un rêve dont on vient de s’éveiller et que l’on
tente de raconter, dont on cherche à transmettre le mystère. C’est ce que je fais. Mais je ne veux pas trahir le
mystère du rêve pour être compris. Il m’est impossible de renoncer à ce qui est important uniquement pour
toucher un public plus large. L’artiste doit créer en restant le plus possible fidèle à la matière qu’il a choisie.
Justement, le public...
La réception que réserve le public au travail de l’artiste est une donnée. Je suis opposé aux spéculations sur la
réaction du public comme cela se fait en Amérique, contre cette idée de calculer l’œuvre en fonction du public,
de l’édifier afin qu’elle rencontre une audience plus large, une approbation plus grande. Je suis, pour ma part,
incapable de le faire, et je pense, de surcroît, qu’agir de cette façon sur une grande échelle est nocif à la
culture. D’ailleurs, cette démarche n’est pas du tout une marque de respect envers le public. C’est une façon
dédaigneuse de traiter le spectateur. À mon avis, c’est une forme de prostitution. En ce qui me concerne, je
tiens beaucoup à ce que le spectateur s’émeuve, qu’il prenne en affection ce que j’aime. C’est le désir de
chaque artiste. Inversement, je souffre lorsque le spectateur ne comprend pas, lorsqu’il s’en va. Malgré tout, je
ne peux abandonner ce qui se trouve derrière l’acte créateur : la fidélité envers la matière dont je suis parti.
Mais entendez-moi bien, je respecte le théâtre populaire. Il existe beaucoup d’artistes talentueux que cette
forme réjouit, qui s’expriment par son biais d’une façon sincère et authentique, qui, par leur engagement dans
l’existence quotidienne, créent des œuvres et prennent en compte l’actualité. Moi-même, je suis fasciné par
l’homme ordinaire, le mystère de la médiocrité de la vie quotidienne. Le fait que ce mystère ne soit pas le plus
simple et celui qui attire le plus, tient à ma nature. Je suis ainsi fait, et je ne changerai pas. Je ne suis pas libre
de changer Je ne fais pas du théâtre comme je le veux mais comme je le dois, c’est à dire en accord avec ma
nature et d’une manière sincère uniquement. Ce qui ne m’empêche pas d’être heureux quand il y a des
spectateurs, des gens émus, et de souffrir lorsque les gens sortent.
En France les créateurs, pour un oui ou pour un non, parlent de se mettre en danger. Qu’est-ce que cela
évoque pour vous « se mettre en danger dans la création » ?
Il y a eu une époque où je redoutais d’aller vers le public. Aujourd’hui, je ne sais pourquoi, cette crainte a
disparu. Je me suis peut être simplement créé un cocon qui me permet de repousser la peur. Mais la peur est
demeurée au rang de mes rituels privés qui sont liés à la représentation d’un spectacle. Je ne prendrai jamais,
par exemple, le risque de me trouver parmi les spectateurs durant une représentation ou au cours d’un
entracte. Quand je sors de la salle où je me glisse toujours en secret, je ne veux rencontrer personne. Je ne
veux pas rencontrer les spectateurs au moment où mon spectacle s’adresse à eux. C’est une superstition ou
une peur. Je pense qu’il y a aussi d’autres raisons qui motivent ce comportement. Il faut dire qu’au moment du
spectacle, je me retrouve en état de transe, un état qui ressemble à un songe, comme si j’étais emporté par
une vague. Dans cet élan, je n’éprouve pas de peur, plutôt une sorte d’euphorie, laquelle ne s’extériorise pas
par le bonheur mais selon une certaine fluidité. Tout cela coule, sans trac, sans appréhension. Ce qui ne veut
pas dire que je n’ai pas de craintes. Elles sont simplement dirigées vers le spectacle lui-même. J’ai peur que sa
réalité ne s’effondre. J’ai peur de ressentir de la honte à montrer une œuvre infirme, une œuvre qui ne
parvient pas à vivre, qui fait semblant de vivre. Il en est ainsi lorsque les moments cruciaux qui requièrent une
extrême concentration et doivent incarner un certain mystère, ne sont pas assumés par l’acteur. Ce n’est pas
de sa faute, parfois cette réalité se brise. Dans le fil ténu des relations réciproques, ce qui importe c’est ce qui
se passe entre les acteurs, plus que ce que l’acteur lui-même apporte. Lorsque cela meurt, que cela cesse de
fonctionner, la représentation devient insupportable. Moi-même, je la vois comme une chose prétentieuse,
intolérable, ennuyeuse et inutile. J’éprouve alors de la honte à représenter quelque chose de faux, de la honte
à devoir continuer à mentir au spectateur. C’est une expérience très douloureuse. Quand cela se produit,
jamais je ne fais retomber la faute sur l’acteur, du moins je m’y efforce même si parfois, dans un état de
dépression, je me laisse aller à des accusations. Mais cela c’est une toute autre chose... Ma plus grande peur ne
provient pas des relations avec le spectateur, mais réside dans le fait de savoir si la représentation est vivante.
C’est une crainte qui ressemble à celle d’une mère ou d’un père envers l’enfant qui vient de naître, le nouveauné que l’on entoure de soins et pour lequel on a peur. Pour moi, la représentation, cette réalité qui n’est plus
mon œuvre, est menacée. J’ai un grand bonheur lorsqu’elle accède à son autonomie, lorsqu’elle acquiert son
sens propre, qu’elle devient une valeur en elle-même. Alors, qu’elle m’appartienne ou qu’elle appartienne aux
acteurs, n’a pas d’importance. Lorsque cette réalité meurt, la peur surgit...
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Parcours
Samuel Beckett
(1906-1989)
D'origine irlandaise, Samuel Beckett a rapidement opté pour la France, où il séjourne comme lecteur à l'Ecole
Normale Supérieure, de 1928 à 1930, et où il s'installe définitivement en 1937, engagé comme secrétaire par
James Joyce.
Il écrit son premier roman, Murphy, en 1935, en anglais. Par la suite, il écrira la majeure partie de son œuvre en
français, choisissant ainsi volontairement de travailler avec et sur une langue qui n'est pas la sienne. Beckett est
bien plus connu pour ses pièces de théâtre que pour ses romans, pourtant souvent plus travaillés et inventifs
que son théâtre.
En attendant Godot (1953, créé par Roger Blin) met en scène l'attente et la dépossession des corps immobilisés
par le temps et l'espace. Dans Oh les beaux jours! (1961) le personnage qu'incarnera si magnifiquement
Madeleine Renaud a le corps à demi enterré au début de la pièce, et qui s'enfonce lentement au gré de la perte
de sa mémoire.
Les héros du théâtre de Beckett sont dépossédés de l'action, de la mobilité, et même de leur corps. Il ne leur
reste que la parole. La forme théâtrale est réduite à son extrême expression.
Cette fois (1974) manipule le temps : des voix " off " font entendre la voix du personnage à trois époques
différentes de sa vie.
Beckett s'intéresse aussi à un théâtre qui n'est que parole : le théâtre radiophonique. En 1970 il écrit Souffle,
pièce pour souffle et lumière.
Beckett s'est aussi essayé au cinéma, à la télévision, explorant là aussi les rapports et tensions entre la
narration et l'incarnation.
Beckett a souvent monté lui-même ses œuvres (Fin de partie au Schiller Theater de Berlin en 1961), montrant
ses préoccupations d'espace, de lumière, d'une physique de la scène plus que d'une métaphysique, terme dont
on a fréquemment qualifié son œuvre.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Krystian Lupa
Né en 1943 à Jastrzebie Zdroj en Pologne, il étudie les arts graphiques à l’académie des Beaux-Arts de Cracovie.
Il commence sa carrière de metteur en scène à la fin des années soixante-dix au Teatr Norwida de Jelenia Gora,
tout en dirigeant quelques productions au Stary Teatr de Cracovie, dont il devient le metteur en scène attitré
en 1986. Depuis 1983, il enseigne la mise en scène au Conservatoire d’Art dramatique de Cracovie.
Influencé par T. Kantor (son “maître”, avec le cinéaste A. Tarkovski) et grand lecteur de Jung, il développe sa
conception du théâtre comme instrument d’exploration et de transgression des frontières de l’individualité
(exposée dans un texte intitulé Le Théâtre de la révélation). Il monte d’abord les grands dramaturges polonais
du XXe siècle : Witkiewicz, Wyspianski, Gombrowicz (Yvonne, Princesse de Bourgogne, 1978, Le Mariage, 1984)
et conçoit entièrement deux spectacles: La Chambre transparente (1979) et Le Souper (1980). En 1985, il créé
Cité de rêve au Stary Teatr d’après le roman d’Alfred Kubin (L’Autre Côté).
Parallèlement à la mise en scène d’œuvres dramatiques, Tchekhov (Les Trois Sœurs, Festival d’Automne, 1988),
Genet, Reza, Schwab (Les Présidentes, 1999), Loher (Les Relations de Claire, 2003), la littérature romanesque,
particulièrement autrichienne, devient son matériau de prédilection.
Il adapte et met en scène Musil (Les Exaltés, 1988 ; Esquisses de l’homme sans qualités, 1990), Dostoïevski (Les
Frères Karamazov, 1988, Odéon-Théâtre de l’Europe, 2000), Rilke (Malte ou le Triptyque de l’enfant prodigue,
1991), Bernhard (La Plâtrière, 1992 ; Emmanuel Kant et Déjeuner chez Wittgenstein, 1996; AuslöschungExtinction, 2001), Broch (Les Somnambules, 1995, Festival d’Automne à Paris, 1998), Boulgakov (Le Maître et
Marguerite, 2002), Nietzsche et E. Schleef (Zarathoustra, 2006).
Créateur de théâtre complet, il s’impose à la fois comme concepteur d’adaptations, plasticien (il signe lui
même les scénographies et les lumières de ses spectacles) et directeur d’acteurs (connu pour son long travail
préparatoire avec les comédiens sur la construction des personnages). Ses spectacles sont également marqués
par un travail singulier sur le rythme, temps ralenti dans le déroulement de l’action scénique, souvent
concentrée autour de moments de crises. De nombreux prix ont distingué son travail, dernièrement le Prix
Europe pour le théâtre (2009). À la suite de Factory 2, il créé Persona.Marilyn et Le Corps de Simone (deux
volets d’un projet autour des figures de Marilyn Monroe et Simone Weil).
Krystian Lupa a déjà été accueilli à Strasbourg la saison passée avec La tentation de Véronique la tranquille de
Robert Musil présenté au Maillon-Wacken. Il prépare actuellement au Théâtre de Vidy-Lausanne La salle
d’attente, librement inspirée de Catégorie 3.1 de Lars Norén, mise en scène qui réunit un ensemble de jeunes
acteurs sortis de diverses grandes écoles de Suisse et de France dont celle du TNS.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Les comédiens
José Luis Gómez / Hamm
Acteur et metteur en scène José Luis Gómez débute sa carrière en Allemagne où il suit les enseignements de l’Institut d’Art
Dramatique de Westphalie (Bochum). En 1988 il reçoit le prestigieux Prix National de Théâtre espagnol. Dernièrement il a
mis en scène La Paix perpétuelle de Juan Mayorga (Centro Dramático Nacional/Teatro de La Abadía) et l’opéra Simon
Boccanegra de Verdi (Liceu Ópera de Barcelone). En tant qu’acteur il a joué récemment dans Play Strindberg de Friedrich
Dürrenmatt dirigé par Georges Lavaudant et dans Rapport pour une Académie de Franz Kafka qu’il met en scène. Parmi les
derniers rôles qu’il joue au cinéma on le retrouve notamment dans Les Fantômes de Goya de Milos Forman et dans
Étreintes brisées de Pedro Almódovar. Il est directeur artistique du Théâtre de La Abadía.
Susi Sánchez / Clov
Elle joue dans quatre des mises en scène de José Luis Gómez : La Paix perpétuelle de Juan Mayorga, Le Roi se meurt de
Ionesco, Castillos en el aire de Fermín Cabal et dans Noces de sang de Lorca. Elle travaille également avec d’autres metteurs
en scène comme Lluís Pasqual (Le Public de Lorca), Miguel Narros (Goneril dans Le Roi Lear), Daniel Veronese (Et des
femmes rêvèrent à des chevaux) et Tomaž Pandur (Gertrude dans Hamlet).
Ramón Pons / Nagg
Il travaille aux côtés des célèbres acteurs espagnols Alberto Closas et Julia Gutiérrez Caba au sein de leur compagnie ; il a
notamment joué dans Yerma de Lorca avec Nuria Espert et dans Tirano Banderas de Valle-Inclán mis en scène par José
Tamayo. Au cinéma, il joue dans Étreintes brisées de Pedro Almódovar.
Lola Cordón / Nell
Parallèlement à ses collaborations au cinéma et à la télévision, elle a récemment joué dans La Célestine de Fernando de
Rojas aux côtés de Nati Mistral, dans L’Héritière de Ruth et Augustus Goetz mis en scène par Gerardo Malla, dans Doux
Oiseau de jeunesse de Tennessee Williams mis en scène par Alfonso Zurro et dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde
mis en scène par María Ruiz.
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Théâtre National de Strasbourg
Fin de partida
Prochainement au TNS
ATELIER-SPECTACLE DE SORTIE DU GROUPE 39 DE L’ÉCOLE DU TNS OUVERT AU PUBLIC
B+B
E
FRAGMENTS WOYZECK DE GEORG BÜCHNER ET GRAND-PEUR ET MISÈRE DU III REICH DE BERTOLT BRECHT
e
Atelier-spectacle de sortie du groupe 39 (3 année) de l’École supérieure d’art dramatique du TNS
dirigé par Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux.
Deux soirées, deux misères allemandes qui se font écho : 1836, l’invention foudroyante du théâtre moderne
par Büchner, l’histoire d’un crime, éclatée en fragments ; 1938, de nouveaux fragments de Brecht, courtsmétrages pour informer le monde entier du quotidien de la terreur dans son pays.
Avec le groupe 39, nous nous réattelons à ces fables vivaces. Les jeunes acteurs, régisseurs, scénographes,
metteurs en scène et dramaturge d’aujourd’hui ne les trouvent pas mortes, loin de là. En plusieurs sessions
réparties sur trois années, nous avons pris à cœur de les aider à donner leur version, leur sentiment sur ces
vieilles histoires qui ne vieillissent pas.
Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux
DU JEUDI 9 AU JEUDI 16 JUIN 2011
Fragments Woyzeck jeudi 9, mardi 14 et jeudi 16
Grand-peur et misère du IIIe Reich vendredi 10 et mercredi 15
• Intégrale le samedi 11
Fragments Woyzeck à 16h,
Grand-peur et misère du IIIe Reich à 20h
Horaires du mardi au vendredi à 20h
Relâche dimanche 12 et lundi 13
Espace Klaus Michael Grüber (18 rue Jacques Kablé)
Entrée libre • Réservation obligatoire au 03 88 24 88 24 (dans la limite des places
disponibles)
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Fin de partida
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