DOSSIER THÉMATIQUE Grossesse et cancer du sein Cancer du sein, parité et allaitement Breast cancer, parity and breastfeeding Aude Recoules-Arché*, Virginie Fourchotte** L e cancer du sein est une préoccupation majeure de santé publique. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à 1,2 million le nombre de cancers du sein diagnostiqués dans le monde en 2002, responsables la même année de 410 000 décès. L’épidémiologie de ce cancer a été largement étudiée dans le monde avec identification de facteurs de risque associés : génétiques, environnementaux, nutritionnels et hormonaux. Son incidence est en augmentation, principalement dans les pays occidentaux, atteignant actuellement 1 femme sur 10. Les changements de mode de vie, avec notamment la diminution de la parité et de l’allaitement, ont été décrits comme étant des facteurs de risque de cancer du sein. Le facteur déclenchant serait l’hyperestrogénie associée. De nombreuses études épidémiologiques tentent de classer les facteurs de risque en rapport avec la reproduction et l’allaitement et les différents types de cancer du sein sur les plans histologique et biologique (présence de mutations génétiques, caractère invasif ou in situ, récepteurs hormonaux présents ou non). Effets de l’allaitement et de sa durée sur le risque de cancer du sein * Cabinet médical, gynécologie obstétrique, 11, avenue d'Eylau, Paris. ** Département de chirurgie oncologique, institut Curie, Paris. En 2002, une méta-analyse regroupant 47 études épidémiologiques réalisées dans 30 pays, incluant 50 302 femmes atteintes de cancer du sein et 96 973 femmes indemnes, a été publiée dans le Lancet (1). Le but était de savoir si la parité, l’allaitement et la durée de l’allaitement (0, moins de 6 mois, de 7 à 18 mois, de 19 à 30 mois, de 31 à 54 mois et plus de 54 mois) constituaient un facteur protecteur de cancer du sein. Les autres paramètres 8 | La Lettre du Sénologue ̐ n° 55 - janvier-février-mars 2012 liés à la reproduction ont été étudiés (âge de la première grossesse, parité, âge de la ménopause) ainsi que les autres facteurs classiques épidémiologiques de cancer du sein. Les 2 groupes étaient comparables avec une parité de 2,2 versus 2,6. Le taux de femmes nullipares était de 16 % versus 14 %, et celui de l’allaitement était de 71 % versus 79 %. Le taux de femmes allaitantes dans les pays développés est en moyenne de 50 % contre plus de 90 % dans les pays en voie de développement, au Japon et en Scandinavie. La durée d’allaitement est plus courte (8,7 mois versus 29,2 mois) dans les pays développés. Il ressort de cette étude que, sans allaitement, chaque naissance vivante permettrait de baisser significativement le risque de cancer du sein de 7,0 % (p < 0,0001). Il apparaît que l’allaitement est un facteur protecteur de cancer du sein indépendant de la parité avec une diminution du risque de 3,8 % par enfant allaité plus de 12 mois (p < 0,0001). Effets de la parité et de l’allaitement en fonction du type histologique (invasif ou in situ) En juillet 2011, l’étude Women’s Health Initiative (WHI) [2] cherchait à identifier les facteurs de risque ou protecteurs de carcinome canalaire in situ (CCIS) du sein chez les femmes ménopausées, et cherchait à savoir notamment si les facteurs liés à la reproduction avaient le même impact sur les cancers in situ et sur les cancers invasifs, ce qui semblerait logique puisque les auteurs indiquent que le stade in situ précède le stade invasif. Points forts Mots-clés » S’il est admis depuis 1920 que la parité et l’allaitement sont des facteurs protecteurs de cancer du sein, nous ne sommes pas actuellement capables de répondre avec finesse à cette question en termes de nombre d’accouchements et de durée d’allaitement. » Les études récentes commencent à s’intéresser à la durée et au curseur de la parité en fonction des sous-types histologiques, hormonologiques et génétiques. » L’Organisation mondiale de la santé recommande une durée d’allaitement de 6 mois pour des raisons pédiatriques et non carcinologiques. Il s’agit d’une étude prospective randomisée avec étude observationnelle. Au total, 64 060 femmes ont été incluses et 664 ont déclaré un CCIS dont le facteur de risque identifié était la ménopause tardive (> 55 ans). En revanche, le facteur protecteur était la multiparité à partir de 5 grossesses (HR : 0,70 ; IC95 : 0,47-1,03). La multiparité (de 1 à 4 grossesses) et l’âge au cours de la première grossesse (< 20 ans versus > 30 ans) sont à la limite de la significativité comme marqueurs protecteurs (HR : 1,32 ; IC95 : 0,92-1,90 ; p = 0,13 pour l’âge lors de la première grossesse). L’allaitement et la durée de l’allaitement n’influencent pas l’incidence du CCIS. Les résultats sont superposables quel que soit le grade histologique tumoral (bas, moyen ou haut grade). En 2010, Ma et al. (3) se sont interrogés sur le risque de carcinome in situ (CIS) et de cancer invasif du sein en rapport avec les grossesses chez les femmes ménopausées. Il s’agit de l’étude de cohorte prospective CTS (California Teachers Study), menée de 1995 à 2007 et incluant 133 479 femmes. Seules les femmes ménopausées (53 440) ont été incluses dans l’étude. Les facteurs de risque étudiés étaient la parité (0, 1, 2, 3, 4 et plus), l’âge au moment de la première grossesse menée à terme (inférieur à 21 ans, entre 22 et 24 ans, entre 25 et 29 ans, entre 30 et 34 ans et plus de 35 ans), la durée de l’allaitement (0, moins de 6 mois, de 6 à 11 mois, de 12 à 23 mois et plus de 24 mois), l’antécédent de nausées et vomissements gravidiques et la survenue ou non d’une prééclampsie. Ont été différenciés les CIS d’une part, quels que soient leurs types histologiques (lobulaire ou canalaire) [n = 628], et les carcinomes invasifs (n = 2 828) d’autre part. Les résultats sont les suivants : la parité (uni- ou multi-) constitue à elle seule un facteur protecteur de CIS (RR : 0,85 ; IC95 : 0,69-1,04) et de cancer invasif (RR : 0,91 ; IC95 : 0,83-1,00). Le risque diminue dans les 2 cas avec l’augmentation de la parité. L’âge au cours de la première grossesse est un facteur de risque indépendant de la parité ; les femmes âgées de plus de 35 ans pour leur première grossesse voient leur risque de CIS doubler (RR : 2,18 ; IC95 : 1,36- 3,4) et une augmentation de 27 % de leur risque de développer un cancer du sein invasif (RR : 1,27 ; IC95 : 0,99-1,65) par rapport aux femmes âgées de moins de 21 ans au moment de leur première grossesse. La durée de l’allaitement n’était pas associée significativement au risque de CIS ou de cancer invasif. Par ailleurs, les risques calculés pour la parité, l’âge de la première grossesse et l’allaitement ne variaient pas, qu’il s’agisse d’un CIS ou d’un cancer invasif. Les auteurs précisent que, pour les cancers invasifs, les femmes multipares avec une première grossesse jeune dont les récepteurs hormonaux sont positifs (RE+ : récepteurs aux estrogènes positifs et RP+ : récepteurs à la progestérone positifs) ont un risque de cancer réduit, alors que ce n’est pas le cas pour les patientes dont les récepteurs hormonaux sont négatifs (RE– ; RP–). Effet de la parité et de l’allaitement en fonction du statut hormonal tumoral En juillet 2006, une méta-analyse de Ma et al. (4) regroupant les études épidémiologiques recherche le lien entre cancers du sein dont les récepteurs hormonaux sont positifs (RE+ ; RP+), ceux dont les récepteurs hormonaux sont négatifs (RE– ; RP–) et les paramètres liés à la reproduction (parité, âge lors du premier accouchement, allaitement, âge de la ménarche). Les résultats confirment un effet protecteur de la parité pour les cancers hormonaux positifs, chaque naissance réduisant le risque de cancer de 11 %. L’âge avancé lors de la première grossesse constitue un facteur de risque de cancers hormonaux dépendants estimé à 27 %, de manière plus marquée chez les patientes ménopausées. Dans cette étude, il n’y a pas d’impact sur les cancers non hormonopositifs. En revanche, l’allaitement a un effet protecteur décrit quel que soit le statut hormonal tumoral. Les auteurs supposent que les mécanismes protecteurs de l’allaitement sont différents de ceux liés à la parité et à l’âge tardif de la première grossesse. En juillet 2008, Lord et al. (5) reprennent comme hypothèse les résultats de l’étude décrite précédemment (l’âge jeune lors de la première grossesse et Cancer du sein Parité Allaitement Highlights Although we have known since1920 that parity and breast feeding are protective factors for breast cancer, we still cannot state with precision the number of births and the duration of breast feeding necessary to produce this effect. Recent studies are beginning to examine breast feeding duration and levels of parity in relation to histological, hormonologic and genetic subtypes. The World Health Organisation recommends a 6-month breast feeding period for pediatric rather than carcinologic reasons. Keywords Breath Cancer Parity Breath feeding La Lettre du Sénologue ̐ n° 55 - janvier-février-mars 2012 | 9 DOSSIER THÉMATIQUE Références bibliographiques 1. Collaborative Group on Hormonal Factors in Breast Cancer. Breat cancer and breastfeeding: collaborative reanalysis of individual data from 47 epidemiological studies in 30 countries, including 50 302 women with breast cancer and 96 973 women without the disease.Lancet 2002;360:187-95. 2. Kabat GC, Kim MY, Woods NF et al. Reproductive and menstrual factors and risk of ductal carcinoma in situ of the breast in a cohort of postmenopausal women. Cancer Causes Control 2011;22:1415-24. 3. Ma H, Henderson KD, SullivanHalley J et al. Pregnancy-related factors and the risk of breast carcinoma in situ and invasive breast cancer among postmenopausal women in the California Teachers Study cohort. Breast Cancer Res 2010;12:R35. 4. Ma H, Bernstein L, Pike MC, Ursin G. Reproductive factors and breast cancer risk according to joint estrogen and progesterone recept status: a meta-analysis of epidemiological studies. Breast Cancer Res 2006;8:R43. 5. Lord SJ, Bernstein L, Johnson KA et al. Breast cancer risk and hormone receptor status in older women by parity, age of first birth, and breastfeeding-a case-control study. Cancer Epidemiol Biomarkers Prev 2008;17:1723-30. 6. Shinde SS, Forman MR, Kuerer HM et al. Higher Parity and Shorter Breastfeding Duration. Association with triple-negative phenotype of breast cancer. Cancer 2010;116:4933-43. 7. Antoniou AC, Shenton A, Maher ER et al. Parity and breast cancer among BRCA1 and BRCA2 mutation carriers. Breast Cancer Res 2006;8:R72. Grossesse et cancer du sein la multiparité diminuent significativement le risque de cancer hormonopositif, alors que l’allaitement diminue l’incidence des cancers du sein qu’ils soient hormonopositifs ou négatifs). Les données ont été étudiées à partir de l’étude Women’s Contraceptive and Reproductive Experience (CARE), étude épidémiologique de cohorte cas-témoin réalisée de 1994 à 1998 chez des femmes âgées de 35 à 64 ans présentant une tumeur primitive du sein (n = 4 575), comparées à un groupe témoin (n = 4 682). Chez les femmes ayant eu une première grossesse avant 25 ans, le risque de cancer du sein diminuerait de 36 % par rapport aux nullipares (p = 0,0001). Cet effet bénéfique n’est pas constaté chez les femmes ayant mené leur première grossesse après 25 ans et est valable pour les cancers hormonopositifs (OR : 0,59 ; IC95 : 0,42-0,82 ; p = 0,004). De manière marquante, les auteurs constatent que la décroissance du risque de cancer du sein lié à l’augmentation de la parité n’est valable que si la première parité survient avant 25 ans (p = 0,001), et encore une fois seulement pour les cancers hormonaux dépendants (p = 0,0001). Au sujet de la parité, en cas de première grossesse à un âge tardif, chaque nouvelle parité augmenterait le risque de cancer du sein quel que soit son statut hormonal mais de manière non significative. La multiparité pour les patientes allaitantes ne diminuait pas de manière significative les tumeurs RO+RP+ et les tumeurs RO–RP– par rapport au groupe des non-allaitantes. En revanche, pour les multipares ayant eu une première grossesse après 25 ans, il existe un rôle protecteur significatif (OR : 0,62 ; IC95 : 0,63-1,12), non retrouvé dans le groupe des moins de 25 ans. Les auteurs suggèrent que l’effet protecteur de la parité serait à moduler en fonction de l’âge à la première grossesse. Par ailleurs, ils émettent l’hypothèse que l’allaitement serait plus intéressant pour les primipares âgées, afin de contrebalancer le risque accru de cancer en cas de multiparité et de primiparité après 25 ans. Effet de la parité et de l’allaitement chez les patientes triple-négatives En novembre 2010, Shinde et al. (6) publient les résultats d’une étude de série menée de 2001 à 2006 au Texas sur les facteurs de risque comme la parité, l’allaitement (oui ou non, durée de l’allaitement par enfant, âge lors de la première grossesse) chez les 10 | La Lettre du Sénologue ̐ n° 55 - janvier-février-mars 2012 patientes atteintes d’un cancer du sein invasif (n = 2 473) en comparant le groupe triple-négatif (RE– RP–, HER2– [Human Epidermal Growth Factor Receptor 2]) au groupe non triple-négatif (468 cas versus 2 005 cas). Les résultats indiquent que les cancers triple-négatifs sont associés de manière indépendante à une parité élevée (OR : 2,76 ; IC95 : 1,86-4,08) si la parité est supérieure ou égale à 3 (OR : 1,89 ; IC95 : 1,30-2,74), si elle est inférieure ou égale à 2 enfants par rapport aux nullipares, à la durée de l’allaitement inexistante ou de courte durée (OR : 0,55 ; IC95 : 0,4-0,74), si la durée de l’allaitement est supérieure à 2 mois par enfant (OR : 0,58 ; IC95 : 0,42-0,82) et si elle est inférieure ou égale à 2 mois par rapport aux patientes non allaitantes. En conclusion, un âge jeune (<40 ans au moment du diagnostic), une origine ethnique afro-américaine, une parité élevée (supérieure ou égale à 3) et une absence d’allaitement ou un allaitement de courte durée constituent des facteurs de risque indépendants de cancer du sein triple-négatif chez les patientes présentant un cancer invasif. Effet de la parité sur les cancers génétiques En 2006, l’équipe d’Antoniou et al. (7) a réalisé une étude rétrospective cas-témoin. La question était de savoir si l’allaitement et la parité constituaient également un facteur protecteur de cancer du sein chez les patientes porteuses de la mutation BRCA1 ou BRCA2 (457 femmes porteuses d’une mutation BRCA1 ou 2 ont été comparées à 332 patientes non mutées). L’âge moyen au moment du diagnostic était de 43,4 ans chez les patientes mutées (BRCA1 : 44,7 ans, BRCA2 : 45,4 ans) et de 47,3 ans chez les non-mutées. Les patientes âgées de plus de 40 ans, porteuses d’une mutation, ayant mené au moins 1 grossesse à terme, présentaient un risque plus faible de développer un cancer du sein (HR : 0,54 ; IC 95 : 0,370,81 ; p = 0,0002), sans différence significative des résultats en fonction du type de mutation. Chez les patientes mutées âgées de moins de 40 ans, il n’y a pas d’effet aggravant de la parité. L’augmentation de la parité est associée à la diminution du risque de cancer du sein de 10 % par naissance (HR : 0,90 ; p = 0,058). Au-delà de 2 grossesses, ce résultat n’était plus valable chez les patientes mutées BRCA1. Quant à l’âge tardif de la première grossesse, il semble qu’il existe un risque augmenté pour les DOSSIER THÉMATIQUE patientes mutées, mais de manière non significative (HR : 1,3, p = 0,38). Dans le cas des patientes BRCA2, l’âge tardif de la première grossesse représentait un risque hautement significatif (HR : 4,77 ; p = 0,002), mais le nombre de cas (n = 32) est trop faible et nécessite des études complémentaires. En conclusion, comme pour la population générale, la parité et l’âge jeune de la première maternité seraient des facteurs protecteurs de cancer du sein. Conclusion On ne peut répondre de manière tranchée et fine à l’intérêt ou non de l’allaitement. S’il est indéniable que la grande multiparité et l’allaitement prolongé sont des facteurs protecteurs de cancer du sein, nous ne sommes actuellement pas capable d’affiner des chiffres significatifs qui correspondent à notre mode de vie. En effet, selon le dernier rapport démographique de l’INSEE, en France en 2010, les femmes accouchent en moyenne à l’âge de 30 ans et ont une parité moyenne de 2,01 enfants. La moitié allaite à la sortie de la maternité, avec une grande disparité selon les régions, et la durée moyenne est de 10 à 12 semaines. L'autre moitié arrête l’allaitement pour raisons professionnelles ou lactogenèse insuffisante à parts égales. S’il est vrai que l’âge jeune de la primiparité, la multiparité et l’allaitement sont des événements protecteurs dans la vie d’une femme de cancer du sein, il semble difficile aujourd’hui d’appliquer les recommandations de l’OMS (allaitement durant 6 mois). Il s’agit plus d’un débat de société que d’un débat médical. ■ Objectif sénologie ZY^bVg` Vivez en vidéo l’actualité de votre discipline. Soyez toujours plus nombreux à consulter et à télécharger nos émissions sur www.edimark.tv* SUIVEZ MOIS APRÈS MOIS L’ACTUALITÉ DE LA SÉNOLOGIE Pr Laurent ZELEK Débats d’experts… Reportages en régions… Comptes-rendus de congrès… Émissions présentées par le Dr Alain Ducardonnet Edimark.tv vous propose un autre regard sur votre spécialité * Inscription immédiate et gratuite résevée aux professionnels de santé. Sous l’égide de Directeur de la publication : Claudie Damour-Terrasson Rédacteur en chef : Pr Jean-François Morère Avec le soutien institutionnel de La Lettre du Sénologue ̐ n° 55 - janvier-février-mars 2012 | 11