uns et des autres et avons développé des projets communs comme, par exemple, le colloque « Représenter, nommer,
classer » qui rassemblait des enseignants des SHS de médecine, des enseignants de médecine et de bio-médecine et
des étudiants de philosophie.
Vu de l’extérieur, on a l’impression que ces questions sont encore peu abordées par les philosophes et que les
SHS ont un peu de mal à s’approprier le discours scientifique sur le cerveau produit par les neurosciences. Cela
tient-il à une différence de culture scientifique, de méthodologie, ou est-ce parce qu’il s’agit de contenus
difficiles à appréhender pour qui n’est pas médecin ?
Daniel Parrochia : Traditionnellement, en France, ce sont plutôt les médecins qui se sont occupés des questions
touchant le cerveau. Cela tient à l’histoire des sciences. Au 19e siècle, c’est Gall, un médecin, qui produit la théorie des
localisations cérébrales, puis il y a la théorie des neurones et le début de l’histo-anatomie. Au cours du 20e siècle, les
révolutions concernant la connaissance du cerveau sont le fait de médecins : la messagerie chimique, l’identification des
récepteurs, etc. Une neurophysiologie un peu « humide » se superpose à la neurophysiologie « sèche » du cerveau,
celle de la transmission électrique. Tout cela est longtemps resté bio-médical et c’est seulement à partir du moment où
se sont développées les sciences cognitives, via l’informatique et l’intelligence artificielle, que cette réflexion s’est
décalée de la médecine vers la psychologie de la connaissance et ce que l’on a appelé les sciences cognitives. C’est
donc dans les années 70 que ces problématiques ont été appropriées par la philosophie, d’abord par la philosophie
américaine de l’esprit puis ont nourri, petit à petit, l’ensemble des réflexions traditionnelles de la philosophie de la
connaissance, des rapports de l’âme et du corps, etc. C’est probablement cette exportation assez récente qui explique
que ces questions puissent sembler marginales dans les programmes.
Jean-Jacques Wunenburger : Je nuancerai un peu ce qu’a dit Daniel Parrochia. Non pas que l’approche historique qu’il
propose soit discutable, mais parce que les philosophes, par d’autres biais, se sont toujours intéressés aux relations
entre le corps et l’esprit. C’est vrai que progressivement, à partir du 19e siècle, la relation entre cerveau et conscience
est devenue un objet d’étude croisée entre médecine et philosophie. Mais cela ne veut pas dire qu’auparavant, ça n’était
pas une préoccupation majeure de la philosophie. Pour ce qui concerne cette double approche, elle est repérable dès les
années 1930 avec Bergson qui a, le premier, réconcilié la philosophie avec les connaissances médicales et
neuro-biologiques. Cela s’est d’abord fait à travers l’étude des fonctions supérieures ; mémoire, rêve, ainsi que leurs
pathologies. On retrouve cela dans tous les manuels de philosophie du milieu du 20e siècle. Les données sur les
localisations des fonctions cérébrales sont, par exemple, étudiées lorsqu’on aborde les études psychologiques. Si vous
prenez la philosophie médiatique des années 70-80, en France en particulier, elle est effectivement très détachée des
problèmes des sciences et en particulier des sciences du vivant. Mais c’est très français. On a pratiqué une philosophie
très littéraire et, il faut le reconnaître également, ces nouveaux savoirs médicaux sont issus d’un mouvement
d’accélération des sciences qui a un peu dépassé les philosophes. Mais aujourd’hui, et votre présence en témoigne, les
choses sont en train de changer. Ici, plusieurs enseignants-chercheurs travaillent sur ce sujet. Nous ne prétendons pas
maîtriser les savoirs des biologistes mais travailler à une rencontre fructueuse entre les milieux scientifiques et les
savoirs philosophiques.
Daniel Parrochia : Les neurosciences sont une discipline assez récente. Elle date des années 60. La philosophie des
neurosciences ne peut pas se mettre en place avant les neurosciences elles-mêmes… Ce que faisait Bergson était
relatif à l’état du développement des sciences du système nerveux des années 20-30, de la psychologie expérimentale,
etc. Toute sa philosophie est une grande protestation contre les excès de la théorie de la localisation cérébrale. Que
manque-t-il à celui à qui il ne manque que la parole ? Beaucoup plus que la parole stricto sensu.
Longtemps, on a eu besoin de faire appel à des notions comme l’ego, le moi ou le « self » pour rendre compte
de l’unité de l’expérience (les données des sens, le temps, etc.). Les explications des neurosciences qui rendent
compte de cette unité comme d’une unité « fonctionnelle » produite par des fonctions cognitives donnent le
sentiment que le cerveau suffit et qu’on n’a plus besoin de ces concepts là. Comment les philosophes
réagissent-ils à cela ?
Jean-Jacques Wunenburger : Effectivement on parvient à reconstituer la plupart des opérations de la vie mentale dont
on connaît de mieux en mieux la complexité et les performances. Mais il n’empêche que, phénoménologiquement, si
nous voulons parler de ce dont on parle, on le fait à partir d’un langage et d’une conscience qui ne sont pas réductibles à
cet appareillage, à ce soubassement matériel, même si ont sait mieux aujourd’hui toute la place qu’il occupe dans
l’accomplissement de ces fonctions. Je pense ainsi que les notions de self, d’ego, de « je », de subjectivité, etc.,
demeurent et qu’elles sont d’un autre ordre, celui de la réflexivité et non du mécanisme. Par rapport à un certain