esthétique mobilise probablement tous ces supports matériels cognitifs, mais elle n’en reste pas moins
une jouissance irréductible à une formule neurochimique.
D’un point de vue éthique, le cerveau peut-il être considéré comme un organe comme les
autres ?
Daniel Parrochia : Je ne suis pas spécialiste de l’éthique, mais il ne me semble pas que les
neurosciences posent des problèmes particuliers par rapport aux autres disciplines biomédicales. Très
largement, on retrouve les mêmes questions qui sont celles ce l’embryologie, de la mort, etc..
Concernant l’expérimentation, qu’il s’agisse du cerveau ou d’un autre organe, elle pose des problèmes
identiques ; il faut que celui qui accepte les expérimentations bénéficie de l’information nécessaire
pour donner un « consentement éclairé », ce qui est un problème massif de la bio-éthique. Du côté
des substances qui agissent sur le cerveau, elles ont des effets qui peuvent être très importants
comme l’addiction, la modification des comportements, etc. Cela pose effectivement des problèmes
éthiques mais ceux-ci ne sont pas nouveaux. Il me semble qu’il n’y a pas de problèmes singuliers
posés par les neurobiologies, même s’ils sont peut-être potentialisés dès lors qu’il s’agit du cerveau,
un organe lié à la personnalité, à nos comportements, etc.
La question des modifications des états de consciences…
Daniel Parrochia : C’est pareil. A-t-on le droit d’agir sur quelqu’un pour modifier ses états de
conscience ? Ca n’est pas une question spécifiquement liée aux neurosciences. Lorsque dans un
supermarché les produits sont disposés de manières à induire des actes d’achats bien déterminés, on
peut se la poser. Mais encore une fois, il n’y a pas de problème théorique nouveau. Certes, il faut
mettre un certain nombre de barrières à l’utilisation de ces substances parce qu’elles ont une action
directe, mais ceci n’est qu’une partie d’un problème beaucoup plus vaste. Dès que nous entrons en
relation et en communication les uns avec les autres, nous nous modifions les uns les autres, nous
interagissons. Jusqu’à quel point tolérer cette action de modification et où mettre la limite ?
Jean-Jacques Wunenburger : Oui, je crois qu’il y a une différence de degrés entre certains
organes et d’autres. La reproduction et le cerveau sont deux fonctions vitales qui renvoient à la
transmission de l’identité et à sa conservation, et elles ont été valorisées culturellement et
affectivement, ce qui est fondée philosophiquement. Il est certain qu’une greffe de cœur n’a rien à
voir avec une greffe de cerveau. Ceci dit, il y a à la fois une simple reprise des questions de fond, et
d’autre part une sorte de surdétermination de l’intervention, sous couvert de recherche biologique,
mais qui ne font que prolonger pour le cerveau des situations que nous connaissons déjà sur le plan
de la vie. Il n’y a qu’un changement d’échelle. Toutes ces questions sur les limites de la liberté, les
processus d’aliénation, la perte d’identité, etc., sont des choses qui se produisent déjà dans la vie, il
n’y a rien de nouveau. D’une certaine manière, notre réaction est de dire : s’il y a sans doute dans les
neurosciences des avancées très impressionnantes, pour nous philosophes, ce n’est pas si
spectaculaire que cela car cela nous renvoie à des questionnements que l’on rencontre depuis très
longtemps. Bien sûr les objets n’ont pas la même échelle, les mêmes noms, etc., mais cela ne modifie
pas complètement le questionnement. Liberté, limite, intégrité, ce sont des questions qui traversent
l’histoire des sciences et de l’anthropologie.
Un courant de la philosophie s’est intitulé la neurophilosophie. S’agit-il d’une discipline
qui existe vraiment, tirant son contenu de l’apport des neurosciences, ou s’agit-il
davantage d’un effet de mode ?
Daniel Parrochia : A partir du moment où les neurosciences ont commencé à se développer, la
philosophie américaine de l’esprit s’est attachée à préciser les positions philosophiques que j’ai
schématisées tout à l’heure : « empirisme », « spiritualisme », etc. On a distingué entre les
matérialistes substantialistes, d’autres plus fonctionnalistes, d’autres encore plus physicalistes, etc.
Ceci peut-être taxé de neurophilosophie — notamment quand on adopte des positions plus
matérialistes ou empiristes que spiritualistes —, il demeure qu’il ne s’agit, là encore, que d’un
raffinement de positions qui ont été traditionnellement répertoriées dans la philosophie. Je ne crois
pas que cela fasse une discipline en soi, ni que cela débouche sur une science en soi qui consisterait à