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a politique publique
L
du Portugal en matière
des drogues :
mythes et réalités
A. Leandro
Ou la décriminalisation de la consommation
des substances psychoactives illégales au Portugal
Armando Leandro*, Luis Patricio**
L’achat, la possession et l’usage de stupéfiants pour une consommation individuelle
ont été décriminalisés au Portugal depuis une loi promulguée en 2000 et entrée en
vigueur en 2001. Ainsi, le fait de consommer des drogues devient une infraction administrative. Toutes les drogues sont concernées : du cannabis à la cocaïne en passant par
l’héroïne. Cette décriminalisation a l’avantage de changer le regard porté sur l’usager
de drogues et surtout le toxicomane : il n’est plus le criminel qu’il faut envoyer au tribunal puis en prison, mais un malade qu’il faut soigner. Elle permet d’éviter qu’il ne
soit mis en prison avec des délinquants "lourds", et donc de l’inscrire ainsi dans l’école
du crime. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille légaliser la consommation de
drogues ou accepter les actes délictueux. Le trafiquant reste au Portugal un criminel passible de sanctions pénales qui restent inchangées! Mais le choix est clair : pour
l’usager, c’est la prévention de la récidive, pour le toxicodépendant, l’incitation à se
soigner et se réinsérer, concrétisé par l’institution des dix-huit commissions de dissuasion des drogues devant lesquelles les uns et les autres doivent se présenter.
D’abord la dissuasion
Le système de décriminalisation portugaise
de la consommation repose sur la présentation du consommateur devant une commission, administrative et non judiciaire, dite de
"dissuasion de la consommation". Elle comprend un juriste, et deux autres "techniciens",
médecins, psychologues, sociologues assistants sociaux ou autres, compétents dans le
domaine des toxicomanies. La mission de la
commission est essentiellement de rappeler
au simple consommateur, récréatif, l’interdiction de consommer et, si c’est sa première
infraction, elle suspend l’enquête juridique,
d’abord provisoirement, puis définitivement,
du moins s’il ne récidive pas pendant un certain temps. En revanche, en ce qui concerne
le consommateur toxicodépendant, la finalité du dispositif mis en place est de faciliter
son accès aux traitements et à la réinsertion
et non de le stigmatiser. Aussi, une telle suspension n’est possible que s’il se soumet à une
prise en charge thérapeutique dans l’un des
63 centres de désintoxication du pays, dans le
respect de l’anonymat, et gratuitement. En attendant, il pourra se voir infliger une amende
* Juge de la Cour suprême, jubilé.
** Médecin psychiatre, chef de service à Lisbonne,
Portugal.
ou une autre sanction prévue par la loi, essentiellement des interdictions de fréquenter
certains lieux de "deal", "à risques".
L’objectif de ce dispositif de dissuasion est
clairement d’éviter la récidive de la consommation de l’usager, d’inciter et faciliter l’accès
au traitement du toxicodépendant, considéré
comme une personne qui souffre d’un problème de santé et d’éviter leur emprisonnement. La prison n’est pas en effet, un lieu de
soins et de réinsertion des toxicodépendants,
bien au contraire. Pour ces personnes qui font
de l’usage, du mésusage et abus de substances
psychoactives, illégales, la promiscuité avec
d’autres, condamnées à des peines d’emprisonnement, potentialise les risques de leur
marginalisation et de leur apprentissage du
crime.
Même si le malade toxicodépendant ou l’usager est incarcéré pour un crime ou un délit,
il pourra bénéficier, en prison d’une prise en
charge de sa dépendance, voire de ses autres
comorbidités, si toutefois la prison dispose de
moyens pour cela.
Avant cela, la loi portugaise prévoyait déjà
l’alternative à la prison, sous la forme de travaux d’intérêts généraux, ou d’autres mesures
pénales. Malheureusement, ces dispositions
n’étaient pas vraiment appliquées : l’accusé
n’allait pas en prison, mais il ne faisait pas non
plus les travaux communautaires prescrits !
Le Courrier des addictions (13) ­– n ° 2 – Avril-mai-juin 2011
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D’où le travail mené en commun par de nombreux intervenants en toxicomanie, médecins
et juges, et quelques responsables politiques
parmi d’autres, pour élaborer et faire promulguer cette loi de décriminalisation. Toutefois,
la possession de substances illégales, qui n’est
donc plus un crime, continue à être interdite.
Lorsque l’usager "se fait pincer", la police les
lui confisque. Certains de nos malades qui
pensent, toujours à tort, qu’il est permis d’en
détenir de petites quantités, traduisent : "la
police nous les volent". Encore faut-il faire la
distinction entre celui qui est pris en possession d’une quantité correspondant à plus de
dix jours de consommation (des quantités
arbitraires définies "politiquement" plus que
techniquement par la loi), considéré a priori
comme un trafiquant et, en deçà, l’usager
simple qui sera dirigé vers l’une de ces commissions de dissuasion, pour un entretien
d’évaluation. À noter, l’effet "collatéral" de ce
seuil des 10 jours de consommation et plus
pour qualifier le trafic : des petits noyaux de
consommateurs, toxico-dépendants ou non,
s’appuient sur lui pour démarcher, vendre, livrer à domicile, à pied, en moto ou en voiture,
de la drogue… On s’en est bien rendu compte
dans les quartiers chauds de Lisbonne, en
octobre 2010 par exemple : des porteurs de
petites boules de free base enveloppées dans
du papier cellophane, les avalaient dès qu’ils
voyaient poindre à l’horizon la police, puis les
vomissaient ensuite pour les vendre !
Elle a changÉ le regard
sur la drogue
Cette loi de décriminalisation a foncièrement
changé au Portugal le regard porté par les médecins, juges, enseignants, politiques sur la
personne toxicodépendante. Ils ont compris
et admis qu’elle est un malade qui récidive
parce qu’il lui faut soulager la souffrance du
manque et de l’exclusion sociale, exactement
comme un alcoolique se remet à boire ou un
tabagique à fumer. Pour l’aider à s’en sortir,
c’est donc d’alternatives sanitaires dont il a
besoin. Voilà pourquoi, le système portugais
cherche aussi à faciliter l’accès aux soins et à
la réduction des risques. Depuis 1987, sous
l’égide du ministère de la Santé1, on a mis sur
pied un réseau autonome de soins, dans les
villes et quartiers les plus sensibles, en prenant contact au fil du temps avec des ONG
et leurs communautés thérapeutiques et avec
des structures de réduction de risques.
Du côté de l’appareil judiciaire et policier, on
a enregistré également d’importants changements et évolutions : les juges et les parquets ont mis sur pied des actions régulières
de formation au Centre d’études judiciaires,
à Lisbonne (École nationale de la magistrature portugaise) avec la participation des
professionnels intervenants en toxicomanie.
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De même, la question de la toxicomanie a été
introduite dans la formation de l’École supérieure de police.
À la fin de l’année 1999 et au début de 2000,
on a mené des actions importantes dans
des quartiers marginaux de grandes villes
comme Lisbonne et Porto, où sévissaient
des scènes ouvertes de drogues pour faciliter l’accès aux soins et à la réduction des
risques. Grâce aux réseaux de soins et aux
politiques sociales locales, on a pu mettre
en place, dans les villes les plus importantes,
des réponses socio-sanitaires à la grande exclusion sociale et faire (presque) disparaître
des rues ces scènes ouvertes.
Aller plus loin
Les programmes de réduction des risques et
de minimisation des dommages, dont certains étaient déjà antérieurement implantés
sur le terrain, ont reçu leur légitimité juridique par le décret loi nº 183, 2001. Celui-ci
rappelle le principe du pragmatisme, adossé
sur celui d’humanisme, tous les deux inscrits
dans la stratégie nationale de lutte contre la
drogue approuvée par la résolution du conseil
de ministres nº 46/99 de 22 avril 2001.
L’évaluation de ces programmes est positive
puisqu’ils ont permis de convaincre un certain nombre d’usagers de modifier leurs comportements de consommation, de diminuer
les pratiques d’injections intraveineuses. Ce
sont de bons résultats, mais ils ne suffisent
pas : au-delà de ces contacts réguliers avec les
usagers, il faut parvenir à les aider à rejoindre
des programmes de traitement, au seuil d’exigence plus élevé. La réduction des risques ne
peut pas, en effet, être une voie de garage,
comme l’ont été dans le passé, certaines communautés thérapeutiques sans aucun projet
pour l’autonomie des résidents.
Au niveau du dispositif des soins, le ministère
de la Santé (SPTT/IDT) a augmenté de façon
significative le nombre des centres pour traitement. Les ONG en ont également ouvert,
ce qui a beaucoup changé l’accès aux soins, y
compris le traitement des comorbidités. Mais
il faut poursuivre le mouvement pour inciter
le malade à se soigner et recouvrer son autonomie.
Reste que la décriminalisation de l’usage de
drogue ne peut et ne doit pas être entendue comme une banalisation des drogues
ni comme une opportunité à saisir par les
réseaux de trafiquants pour accroître leur
offre. Il faut faire plus encore pour prévenir
les usages, les récidives, mieux prendre en
charge les patients dans des lieux de soins
vraiment thérapeutiques. Et non dans des
prisons !
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1. Le centre pour le traitement des toxicomanes (Centro
das Taipas) est né en 1987 à Lisbonne sous l’égide du
ministère de la Santé (ministre Leonor Beleza).
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Soins ambulatoires sous contrainte, la levée de bouclier
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Décidé (presque) à chaud à l’issue d’un discours de Nicolas Sarkozy en décembre 2008,
quelques jours après le meurtre à Grenoble
d'un étudiant par un schizophrène en fuite, "le projet de loi sur les droits et la protection des personnes
faisant l'objet de soins psychiatriques" a été adopté en
mars par l’Assemblée nationale. On attend maintenant
son examen imminent par le Sénat, avec, en ligne de
mire, son application à marche forcée prévue pour le
début août.
Le texte propose notamment l’instauration de soins
sous contrainte à domicile et à l’hôpital, à la demande
ou non d’un tiers. À la demande du Conseil constitutionnel, il impose l’intervention du juge des libertés
et de la détention pour prolonger une hospitalisation
d’office au-delà de 15 jours. Ce dernier ne pourra en
revanche intervenir sur une décision de soins sous
contrainte en ambulatoire qui relèvera cette fois du
préfet. Il institue aussi une période d’observation et de
soins d'une durée maximale de 72 heures, lorsque le
malade est hospitalisé sans son consentement. Trois certificats seront établis par au moins deux
psychiatres différents, lors de l’admission, 24 heures après et à l’issue de cette période d’observation. Le psychiatre responsable de la prise en charge du patient pourra proposer à tout moment
d’en modifier la modalité pour "tenir compte de l’évolution de l’état de la personne", à condition de
motiver sa décision par un "certificat médical circonstancié". Le dispositif de suivi des patients sera
épaulé par la création d’un collège de soignants qui examinera les cas les plus sensibles (après séjour en unité pour malades difficiles, irresponsables pénaux…). Le projet de loi concerne quelque
70 000 personnes qui, chaque année, sont hospitalisées sous contrainte, soit à la demande d’un
tiers (dit "HDT", 60 000 cas) ou d’office en cas d’atteinte "à la sûreté des personnes" ou "à l’ordre
public" (dit "HO", 10 000 cas).
Enfin, à ceux, à droite comme à gauche, qui réclament une réforme globale, la secrétaire d’État à la
Santé, Nora Berra, a promis aux députés qu’un "plan santé mentale" serait annoncé à l’automne.
Voire…
En attendant, la quasi-totalité des syndicats de psychiatres publics et privés, soutenus par
des syndicats de magistrats et la Ligue des droits de l'homme dénoncent ce projet de loi qu’ils
qualifient "d'inadapté et d'inapplicable". Ils affirment que ce texte "sécuritaire (…) assimile trouble
mental à délinquance". Par ailleurs, le "Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire" estime que
ce projet de loi crée un "casier psychiatrique". Ce Collectif s’est constitué le 12 décembre 2008,
autour de l’Appel contre la nuit sécuritaire signé depuis par près de 30 000 citoyens. Il réunit des
professionnels de la psychiatrie tous statuts confondus (en grande majorité), et des personnes du
"monde de la culture et des citoyens". Parmi les premiers signataires : Stéphane Hessel, ambassadeur de France ; Jack Ralite, sénateur Seine-Saint-Denis, ancien ministre de la Santé ; Edgar Morin, sociologue et philosophe ; Serge PorteIli, vice-président au tribunal de Paris ; Rony Brauman,
ex-président de Médecins sans Frontières ; Denis Baupin, maire adjoint de Paris ; Olivier Besancenot, direction nationale du NPA ; Nicole Borvo Cohen-Seat, sénatrice communiste de Paris ;
Pierre Dardot, philosophe ; Jérome Guedj, vice-président du Conseil général de l’Essonne (PS) ;
Pierre Laurent, secrétaire national du Parti Communiste Français ; Noël Mamère, député Europe
Écologie Les Verts de Gironde ; Jean-Luc Melenchon, député européen coprésident du Parti de
Gauche ; Laure Adler, journaliste ; Marie Darrieusecq, écrivain ; Laurent Mucchieli, directeur de
recherches au CNRS ; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; Élisabeth Roudinesco, historienne ; Catherine Dolto, médecin, haptopsychothérapeute ; Caroline Eliacheff, pédo-psychiatre,
psychanalyste ; Gérard Pommier, psychanalyste ; Marcial Difonzo, metteur en scène ; Daniel Mesguich, metteur en scène…
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