Le Courrier des addictions (13) – n ° 2 – Avril-mai-juin 2011 24
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D’abord la dissuasion
Le système de décriminalisation portugaise
de la consommation repose sur la présenta-
tion du consommateur devant une commis-
sion, administrative et non judiciaire, dite de
"dissuasion de la consommation". Elle com-
prend un juriste, et deux autres "techniciens",
médecins, psychologues, sociologues assis-
tants sociaux ou autres, compétents dans le
domaine des toxicomanies. La mission de la
commission est essentiellement de rappeler
au simple consommateur, récréatif, l’inter-
diction de consommer et, si c’est sa première
infraction, elle suspend l’enquête juridique,
d’abord provisoirement, puis définitivement,
du moins s’il ne récidive pas pendant un cer-
tain temps. En revanche, en ce qui concerne
le consommateur toxicodépendant, la fina-
lité du dispositif mis en place est de faciliter
son accès aux traitements et à la réinsertion
et non de le stigmatiser. Aussi, une telle sus-
pension n’est possible que s’il se soumet à une
prise en charge thérapeutique dans l’un des
63 centres de désintoxication du pays, dans le
respect de l’anonymat, et gratuitement. En at-
tendant, il pourra se voir infliger une amende
* Juge de la Cour suprême, jubilé.
** Médecin psychiatre, chef de service à Lisbonne,
Portugal.
La politique publique
du Portugal en matière
des drogues :
mythes et réalités
Ou la décriminalisation de la consommation
des substances psychoactives illégales au Portugal
Armando Leandro*, Luis Patricio**
L’achat, la possession et l’usage de stupéfiants pour une consommation individuelle
ont été décriminalisés au Portugal depuis une loi promulguée en 2000 et entrée en
vigueur en 2001. Ainsi, le fait de consommer des drogues devient une infraction admi-
nistrative. Toutes les drogues sont concernées : du cannabis à la cocaïne en passant par
l’héroïne. Cette décriminalisation a l’avantage de changer le regard porté sur l’usager
de drogues et surtout le toxicomane : il n’est plus le criminel qu’il faut envoyer au tri-
bunal puis en prison, mais un malade qu’il faut soigner. Elle permet d’éviter qu’il ne
soit mis en prison avec des délinquants "lourds", et donc de l’inscrire ainsi dans l’école
du crime. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille légaliser la consommation de
drogues ou accepter les actes délictueux. Le trafiquant reste au Portugal un crimi-
nel passible de sanctions pénales qui restent inchangées! Mais le choix est clair : pour
l’usager, c’est la prévention de la récidive, pour le toxicodépendant, l’incitation à se
soigner et se réinsérer, concrétisé par l’institution des dix-huit commissions de dissua-
sion des drogues devant lesquelles les uns et les autres doivent se présenter.
ou une autre sanction prévue par la loi, es-
sentiellement des interdictions de fréquenter
certains lieux de "deal", "à risques".
L’objectif de ce dispositif de dissuasion est
clairement d’éviter la récidive de la consom-
mation de l’usager, d’inciter et faciliter l’accès
au traitement du toxicodépendant, considéré
comme une personne qui souffre d’un pro-
blème de santé et d’éviter leur emprisonne-
ment. La prison n’est pas en effet, un lieu de
soins et de réinsertion des toxicodépendants,
bien au contraire. Pour ces personnes qui font
de l’usage, du mésusage et abus de substances
psychoactives, illégales, la promiscuité avec
d’autres, condamnées à des peines d’empri-
sonnement, potentialise les risques de leur
marginalisation et de leur apprentissage du
crime.
Même si le malade toxicodépendant ou l’usa-
ger est incarcéré pour un crime ou un délit,
il pourra bénéficier, en prison d’une prise en
charge de sa dépendance, voire de ses autres
comorbidités, si toutefois la prison dispose de
moyens pour cela.
Avant cela, la loi portugaise prévoyait déjà
l’alternative à la prison, sous la forme de tra-
vaux d’intérêts généraux, ou d’autres mesures
pénales. Malheureusement, ces dispositions
n’étaient pas vraiment appliquées : l’accusé
n’allait pas en prison, mais il ne faisait pas non
plus les travaux communautaires prescrits !
D’où le travail mené en commun par de nom-
breux intervenants en toxicomanie, médecins
et juges, et quelques responsables politiques
parmi d’autres, pour élaborer et faire promul-
guer cette loi de décriminalisation. Toutefois,
la possession de substances illégales, qui n’est
donc plus un crime, continue à être interdite.
Lorsque l’usager "se fait pincer", la police les
lui confisque. Certains de nos malades qui
pensent, toujours à tort, qu’il est permis d’en
détenir de petites quantités, traduisent : "la
police nous les volent". Encore faut-il faire la
distinction entre celui qui est pris en posses-
sion d’une quantité correspondant à plus de
dix jours de consommation (des quantités
arbitraires définies "politiquement" plus que
techniquement par la loi), considéré a priori
comme un trafiquant et, en deçà, l’usager
simple qui sera dirigé vers l’une de ces com-
missions de dissuasion, pour un entretien
d’évaluation. À noter, l’effet "collatéral" de ce
seuil des 10 jours de consommation et plus
pour qualifier le trafic: des petits noyaux de
consommateurs, toxico-dépendants ou non,
s’appuient sur lui pour démarcher, vendre, li-
vrer à domicile, à pied, en moto ou en voiture,
de la drogue… On s’en est bien rendu compte
dans les quartiers chauds de Lisbonne, en
octobre 2010 par exemple : des porteurs de
petites boules de free base enveloppées dans
du papier cellophane, les avalaient dès qu’ils
voyaient poindre à l’horizon la police, puis les
vomissaient ensuite pour les vendre !
Elle a changÉ le regard
sur la drogue
Cette loi de décriminalisation a foncièrement
changé au Portugal le regard porté par les mé-
decins, juges, enseignants, politiques sur la
personne toxicodépendante. Ils ont compris
et admis qu’elle est un malade qui récidive
parce qu’il lui faut soulager la souffrance du
manque et de l’exclusion sociale, exactement
comme un alcoolique se remet à boire ou un
tabagique à fumer. Pour l’aider à s’en sortir,
c’est donc d’alternatives sanitaires dont il a
besoin. Voilà pourquoi, le système portugais
cherche aussi à faciliter l’accès aux soins et à
la réduction des risques. Depuis 1987, sous
l’égide du ministère de la Santé1, on a mis sur
pied un réseau autonome de soins, dans les
villes et quartiers les plus sensibles, en pre-
nant contact au fil du temps avec des ONG
et leurs communautés thérapeutiques et avec
des structures de réduction de risques.
Du côté de l’appareil judiciaire et policier, on
a enregistré également d’importants chan-
gements et évolutions : les juges et les par-
quets ont mis sur pied des actions régulières
de formation au Centre d’études judiciaires,
à Lisbonne (École nationale de la magistra-
ture portugaise) avec la participation des
professionnels intervenants en toxicomanie.
A. Leandro
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