Réalité et théorie en physique du XXème siècle

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Réalité et théorie en physique du XXe siècle
Gaëtan Borot
La relativité et la mécanique quantique répondent (initialement) à deux
échecs de la physique classique, et imprègnent depuis presque un siècle la
physique moderne. Leurs prédictions, dans des champs d’expérimentation
parfois séparés, ont été vérifiées de façon remarquable jusqu’à présent. Pour
particulariser, disons la confirmation de la relativité du temps mesuré, et les
expériences sur des objets individuels en mécanique quantique. Néanmoins,
l’état de leur interprétation et les conceptions qu’elles inspirent sur la physis
ne sont pas au même stade. Constatons avant tout que, alors que la relativité
est certes « contre-intuitive »mais ne soulève pas de polémique sur la nature
de la physique, la mécanique quantique est dès sa fondation (symbolisé par
les échanges entre Einstein et Bohr) et encore significativement aujourd’hui
sujette à un problème de compréhension sur l’essence de la réalité qu’elle
décrit. Je n’évoquerai pas le statut des probabilités en mécanique quantique
et les paradoxes qu’ils ont soulevés dès sa conception, ni le « problème de
la mesure ». Le point de vue adopté concernera les éléments de réalité que
l’on peut associer aux théories modernes, leur valeur et le déplacement de
leur grille de lecture.
Les sommets d’élaboration de physique théorique (ou de physique mathématique, les deux se recouvrant certainement plus dans l’activité scientifique de l’époque que les conséquences relatives à la physique usuellement
retenues) atteints dans les années 1920-1930 irradient encore les idées physiques contemporaines dans un très vaste domaine. La quantification des
orbites électroniques, la quantification de la lumière, le principe de Pauli,
sont à la base d’une compréhension physique non spécialiste. Mais depuis
les fondements de la mécanique quantique de Von Neumann, le lien de la
théorie avec des « objets quantiques », comme les atomes des chimistes
étaient des « objets classiques », a évolué. Il est possible de ne pas chercher exclusivement à comprendre la mécanique quantique par rupture avec
la physique classique, mais à développer de nouvelles images, métaphores,
de nouveaux raisonnements qui sont plus proches d’un esprit « quantique ».
Ils ne sont pas destinés, bien au contraire, aux seuls spécialistes, mais à la
diffusion des idées scientifiques. A plusieurs niveaux : au grand public, à la
1
vulgarisation, aux curieux des nouvelles technologies, aux élèves puis aux
étudiants. Considérons un objet comme le photon. Einstein a expliqué l’effet photoélectrique en considérant que la matière peut absorber des quanta
d’énergie, que Lewis appellera plus tard des photons. Ils sont devenus assez connus et jouent un rôle important dans les images disponibles (et employées) pour parler (dans une certaine part à un niveau technique, presque
exclusivement à un niveau non spécialiste) et expliquer de l’optique en
mécanique quantique. Mais il est souvent utilisé (à raison) comme une particule, qui peut être absorbée, qui voyage à la vitesse c, qui constituent les
ondes électromagnétiques, qui peut rebondir sur une surface (pression de
radiation). Ce n’est pas une vision qui justifie de la mécanique quantique.
L’exemple illustre que beaucoup de rouages de la physique classique ont
encore pied pour comprendre ce qui se passe. L’originalité quantique est
particulièrement mise en évidence, jusqu’à présent dans des expériences individuelles : la question de la dualité onde-corpuscule dans des expériences
à un photon mériterait une longue discussion, encore ouverte pour arriver à
une compréhension de la nature des choses. J’évoquerai plutôt deux idées ”
nouvelles ” de l’époque de la jeune mécanique quantique, et fondamentales
pour la physique des particules, où les théoriciens ont me semble-t-il créé
des éléments de réalité après avoir inventé un formalisme.
Les états quantiques
La description d’un système se fait en terme d’états, qui sont des vecteurs d’un espace de Hilbert, et les « observables »selon le terme de la
littérature sont des opérateurs linéaires hermitiens. Une question de curiosité
pour l’étudiant qui entend que la mécanique quantique est compliquée, qu’il
est indispensable de faire des mathématiques pour l’aborder, est de savoir
pourquoi1 . L’expliquer en détail (sans technique) est plus agréable et vivant
devant un tableau. J’ébauche seulement quelques prémisses (des intentions
très partielles de la quantification canonique2 ). La structure linéaire est assez naturelle : si l’on raisonne en terme d’états, nous souhaitons leur associer
des grandeurs physiques (des observables) : ils correspondent à une certaine
1
La compréhension d’un aspect plus technique nourrit la curiosité à part entière
Il y a ici plusieurs niveaux de compréhension. Chacun peut-être intéressant, surtout
dans une démarche d’apprentissage, puis de communication et de diffusion des savoirs.
Le premier est celui de l’algèbre linéaire. Un second fait appel la théorie spectrale, et
approche déjà mieux le travail de Heisenberg, et surtout de Von Neumann. Je le dcouvre
peu peu. Il reste que la mécanique analytique est trop peu enseignée pour comprendre à
partir de la mécanique classique les bases de la théorie quantique
2
2
position, ou un moment cinétique. Notons X la grandeur position, et |xi
l’état que nous associons à « je suis à la position x », c’est-à-dire à la valeur
x de la grandeur X. Nous ne sommes plus dans l’espace usuel (celui des
vecteurs positions, des vitesses, moment cinétique, . . .), où l’on ajoute des
positions comme des vecteurs, . . .. Les positions physiques toutefois ne sont
pas toujours définies avec une précision parfaite. Cela ne tient pas forcément
de la mécanique quantique, on peut comprendre que la position d’un atome
n’ait pas de sens à des échelles de 10-20 m par exemple. Les états que l’on
décrit peuvent avoir une petite extension, aussi on peut imaginer qu’un seul
|xi ne suffise pas pour parler de la particule. Ainsi, il n’est pas plus difficile de
définir un espace vectoriel E de base (|xi) pour les considérer tous ensemble ;
b Si
c’est l’espace des états. X définit naturellement un opérateur linéaire X.
l’on souhaite faire des paquets de |xi pour exprimer qu’il existe une extension finie, on peut aussi souhaiter avoir droit à plus qu’un nombre fini de |xi :
la commodité mathématique est de compléter cette espace. Maintenant, les
états représentant deux positions différentes |xi et |x0 i sont incompatibles,
ce que l’on peut noter hx0 |xi = 0, mais lorsqu’un état |φi a une extension
en position, il recouvre plusieurs |xi : s’il y a contribution de |xi, hx|φi est
non nul. Cela suggère pour représenter toutes ces propriétés d’introduire un
produit scalaire . . . Je ne parlerai pas de l’introduction et de l’utilisation des
probabilités.
La superposition d’états : mise en réalité
Remarquons que cette description en termes d’états (avec la construction
de la dynamique) donne tout de suite accès à des phénomènes d’une autre
physique, et d’une autre échelle, en particulier à la physique atomique et
au magnétisme. Venons en à la superposition linéaire qui était mon objectif
initial. Lorsque deux états de base |1i et |2i d’énergie W sont couplés par
un terme A (par exemple, un moment magnétique peut pointer en haut ou
en bas, et est placé dans un champ magnétique), ils ne sont plus stationnaires : placés dans l’état |1i initialement, le système aura certes l’énergie
moyenne W (résultat statistique), mais on pourra trouver lors des mesures
des énergies entre W − A et W + A. Il existe en fait une autre base d’états
|Ii, |IIi qui est combinaison linéaire de |1i et |2i, et qui est propre pour
le hamiltonien, c’est-à-dire qu’ils sont découplés. Si le système est initialement dans l’état |Ii il y restera tout au long de son évolution, aura une
énergie constante. Cette image d’oscillations entre les états |Ii et |IIi pour
un état initialement |1i, et de changement de base, pour écrire tout état en
décomposition sur des états stationnaires (purement quantique) est simple
3
et importante pour la compréhension de la bistabilité. Elle acquiert un statut
proche de ce qu’on appellerait réalité si l’on considère une histoire de particules élémentaires, les kaons neutres : K0 et son antiparticule. L’expérience
montre que si l’on fait traverser une feuille métallique à un faisceau de kaons
neutres, après une épaisseur suffisante on ne détecte plus que des K0 , car
les antikaons interagissent rapidement avec la matière pour donner d’autres
particules. Néanmoins, à la sortie du milieu on retrouve K0 et K0 . Murray
Gell-Mann a interprété dans les années 70 (et fait des prédictions quantitatives) le kaon comme un système à deux états K0 et K0 couplés : dans le vide,
il est décrit par une nouvelle base d’états stationnaires, qui ont chacun une
durée de vie bien définie (le klong et le kcourt). Lorsqu’il reste K0 seul, dans
le vide, nous retrouvons des oscillations entre K0 et K0 . Le mot particules
élémentaires suggère que ces entités ont une existence propre, qu’elles constituent des « briques » stables de la réalité. On pourrait en attendre, dans une
vision ordonnée et classique de la nature, des métaphores fondées sur une certaine permanence. Que l’on puisse raisonnablement imaginer une expérience
en les déplaçant par la pensée, les soumettre à de nouvelles situations, à
des protocoles expérimentaux. Quoique possible, ce n’est pas satisfaisant,
d’autres descriptions de la réalité sont suggérées. Ce qui peut être compris
initialement comme une commodité mathématique (la structure linéaire sur
les états), comme une manière de description et non une évidence fondamentale ou une forte contrainte de la tradition, de notre entendement comme la
référence à la notion d’espace et de mouvement analytique (rendu naturel par
la mécanique à partir de la Renaissance, et clarifié techniquement par Leibniz et Newton), devient un phénomène physique, un évènement se déroulant
dans le cadre de la réalité. En contrepartie, les objets de la réalité ne sont
plus si simplement tangibles. C’est une concession à l’histoire, puisque la
théorie atomique a rencontré de nombreuses oppositions, e l’existence des
atomes a été accepté grâce aux travaux des chimistes, qui ont démontré par
l’effort de l’expérimentation que les propriétés de conservation des éléments
(de l’isolation de l’oxygène par Lavoisier ), de stabilité et de transformation était parfaitement explicable, et même prédictive ( à la classification
périodique de Mendeleı̈ev qui couronnait la compréhension atomique de la
matière) dans le cadre de l’atomisme. Depuis, et même avec la découverte
de structures internes (nucléaires dans un premier temps avec les expérience
de Rutherford sur la diffusion de particules alpha sur les atomes lourds),
l’atome, initialement une affaire d’idées, constitue un niveau de description
stable en entités qui peut combler les empiristes et les réalistes. Une nuance
toutefois, il me semble que le débat sur l’existence des atomes était relatif en
partie à « la réalité qui se trouve dans la nature ». L’atomisme a été contesté
4
par exemple car il pouvait être jugé intellectuellement non acceptable, ou
bien comme hypothèse superflue ou trop abstraite3 Mais il offrait une hypothèse constitutive de réalité ; les atomes sont des boules sur un abaque,
que l’on peut compter, échanger, en arithmétique. La compréhension physique sous-jacente est relativement ensembliste. Même la structure4 de la
matière est prise comme un assemblage d’atomes (et la chimie a pu décrire
nombre de propriétés, au moins qualitatives et phénoménologiques avant que
la chimie quantique offre des possibilités de calcul ab initio incomparables).
Un type d’explication physique pour l’atomisme (mais pas exclusivement
puisqu’elle existe dans la méthode cartésienne) est une reconstruction de la
réalité après analyse et reconnaissance d’entités stables. En comparaison,
l’illustration proposée en physique des particules ne suggère pas de réalité
stable, objet de la connaissance. Si l’on veut parler de réalité, ce sera la
dynamique, qui est auto-référente, et son apparition dans les phénomènes,
comme la superposition linéaire, les oscillations. Ce n’est pas gênant si l’on
reconnaı̂t l’ambiguı̈té de « l’élémentaire »des particules, qui laisserait supposer une conception fondamentale dans la lignée de ce que cela signifiait
classiquement.
Les interactions
Plus précisément, je souhaite illustrer ces idées basées sur un exemple
singulier, pour suggérer que la physis n’est pas laissée vacante par les théories
modernes : on peut élaborer des systèmes de compréhension physique, indépendamment des représentations classiques, qui ouvrent sur les théories
modernes. La première est le rôle de la dynamique dans la compréhension
des interactions. Première étape : le modèle à deux niveaux des systèmes
bistables. L’existence d’un couplage A non nul se traduit par l’apparition
de deux modes propres, l’un d’énergie supérieure W + A, l’autre d’énergie
inférieure. Le système peut abaisser son énergie en se plaçant dans un état
symétrique, ici avec une probabilité 12 , 12 d’être dans un état |1i ou |2i. C’est
une image à garder en tête pour comprendre des problèmes plus difficiles.
Deuxième étape donc : avec un électron entre deux protons supposés fixes
(le problème à trois corps est aussi compliqué en mécanique quantique que
classique ; ici c’est un modèle pour l’ion H+
2 ), les états sont associées à des
fonctions d’onde sur l’espace, dont l’amplitude au carré donne la densité de
3
Peut-être un peu, si j’ose dire, comme les cordes peuvent sembler ridicules lorsque l’on
parle (ce qui est une question qui a un peu perdu de son sens) de la nature ultime du
monde.
4
Et non ses propriétés. C’est un exemple de gouffre explicatif.
5
probabilité de présence. Pour les états de plus basse énergie, la physique est
analogue à celle d’un système à deux états. Un état symétrique (abaissant
l’énergie) correspond à un maximum de présence au milieu : c’est un état
liant. Pour l’état antisymétrique, la probabilité de trouver l’électron entre les
deux protons est nulle, l’état est plutôt antiliant. Alors qu’il y a répulsion
entre les protons, la présence de l’électron et son partage (oscillations si
on le place dans un état : proche de l’atome |1i par exemple) va abaisser l’énergie du système : les protons interagissent de manière globalement
attractive par l’intermédiaire de l’électron. Troisième étape : la cohésion
nucléaire. Sur la même image, les théoriciens en physique nucléaire ont envisagé dès les années 30 que les interactions (dites fortes) entre nucléons
(c’est-à-dire neutrons et protons) dans le noyau atomique étaient véhiculées
par des particules, en l’occurrence le méson π de Yukawa (qui a reçu le prix
Nobel en 1949). L’échange de mésons est un processus dynamique qui va
abaisser l’énergie du noyau. Quatrième étape : la chromodynamique quantique. Il s’agit maintenant de comprendre comment les quarks interagissent.
En fait, les quarks n’ont pas été observé libres. Ils se trouvent, toujours aux
énergies auxquelles nous avons accès, par paires ou par triplets5 . Ce sont des
conséquences de la recherche de symétrie, que j’évoquerai qualitativement
sous la forme suivante : un quark existe sous trois « couleurs »possibles, qui
traduisent des propriétés de symétrie continue. Le groupe de symétrie est
SU3 (SO3 est le groupe de rotation dans l’espace réel à 3 dimensions ; SU3
est l’analogue dans l’espace complexe à 3 dimensions), c’est un groupe de
Lie de dimension 8 (si l’on envisage des transformations proches de l’identité, à la limite que l’on différentie, on trouve un espace tangent qui est de
dimension 8). Les 8 générateurs infinitésimaux sont associés (le terme est
imprécis dans mon esprit encore) au changement de couleur d’un quark,
c’est-à-dire encore l’échange du gluon qui réalise cette modification : un
quark vert devient un quark rouge si on l’habille d’un gluon (i.e qu’on lui
applique la transformation) antivert-rouge. L’échange de gluons permet la
cohésion des quarks. En conclusion, la physique des particules a fondé l’interaction sur l’identification de symétrie (invariance suivant un groupe de
transformation sur les particules interagissant), et une compréhension dynamique par l’échange de bosons qui sont des générateurs de ces groupes.
5
Je dépasserai rapidement ma compréhension actuelle en discutant ce que sont les
quarks en physique des particules et pourquoi ils sont reconnus comme particules
élémentaires, alors qu’ils n’ont jamais été vus isolés. J’admets ici beaucoup de faits,
expérimentaux ou théoriques, sans pouvoir m’appuyer sur une base scientifique au-delà
d’une curiosité divagante. La forme elle-même est inachevée, c’est une vision en construction.
6
Suivant l’interaction considérée, les bons générateurs (c’est-à-dire ceux qui
sont couplés seulement à une grandeur : la charge pour le photon qui est
vecteur de l’interaction électromagnétique) sont une base parmi d’autres
de l’espace tangent : des combinaisons linéaires peuvent faire apparaı̂tre
d’autres générateurs plus adaptés. La recherche d’une unification des interactions fondamentales revient à chercher un groupe de symétrie plus vaste
dans lequel évolue chaque interaction.
Modes et propriétés de stabilité
Cette incursion peu assurée a pour but de se former une idée de ce qu’est
une particule élémentaire pour la physique moderne, et du rôle qu’elle joue
dans un discours sur la réalité. Avec les quarks, il me semble qu’il y a une
conception de l’entité plus proche de celle évoquée pour l’atomisme, mais
leur implication dans les phénomènes est tout autre : les particules vecteurs
de l’interaction couplent la dynamique avec la nature des objets. C’est en
ce sens qu’il n’y a pas d’entités stables sur lequel fonder une compréhension
synthétique. J’ai utilisé les mots état propre (pour état stationnaire) ou
« bon générateur »(n’agissant que sur une propriété à la fois) : cela traduit l’idée de mode, qui est très présente en physique depuis les travaux
de Fourier. Une onde sur une corde vibrante se décompose sur un ensemble
de modes propres, c’est-à-dire que le profil est une superposition d’ondes
progressives (de période et de vitesse de propagation diverses), la dynamique de chacune étant indépendante de celle des autres. Fourier en 1815
a appliqué le principe de cette décomposition pour résoudre l’équation de
la chaleur. Mais ces modes dépendent de l’interaction considérée. Si l’on
ajoute une perturbation au système (la pesanteur pour une corde, ou sa
raideur par exemple), deux cas se présentent : la forme des modes est globalement préservée, on peut les indexer de la même manière, et les propriétés
de chaque mode sont légèrement modifiées, mais la physique est similaire ;
mais, comme pour la perturbation de deux niveaux de même énergie, voire
plus radicalement, il peut également apparaı̂tre un problème de nature physique différente, et donc de nouveaux phénomènes. Une difficulté possible
pour attacher une réalité aux prédictions de la mécanique quantique est la
confrontation : d’une exigence de description fondamentale qu’on lui attribue naturellement, et une analogie de non-stabilité des modes suivant le type
d’interactions considérées. La question peut sembler connexe au problème
central (qui a été reconnu comme faisant débat, et par opposition à la relativité) de l’interprétation de la mécanique quantique, et il est vrai qu’il n’est
pas spécifiquement quantique de constater que la vaste gamme d’énergie,
7
englobant le macroscopique, le microscopique mais aussi l’atomique et le
subatomique puisse faire apparaı̂tre des phénomènes physiques basés sur des
entités aux propriétés bien différentes. Toutefois, il n’est pas inutile, dans
la considération de la physique (pas uniquement quantique) ouverte par les
théories du XXe siècle de l’infiniment petit et des interactions de souligner ce
glissement du questionnement sur la réalité, et de s’intéresser aux nouvelles
images pouvant stimuler la compréhension. D’autre part, avec les oscillations de Rabi, il n’est pas question de changer d’échelle d’énergie : c’est un
résultat élémentaire en mécanique quantique, concrétisant en un phénomène
la superposition linéaire. Il faut entendre ainsi l’affirmation que la mécanique
quantique donne immédiatement accès à une nouvelle physique. Par ailleurs,
le sentiment sur ce phénomène de résonance6 n’est pas plus teinté de mystère
que les prédictions de la relativité sur le rayonnement synchrotron7 . Ce sont
des idées simples, décrivant quelque chose d’incompréhensible classiquement,
éventuellement contre-intuitif ou surprenant, mais l’attitude à adopter est
claire : ce sont des résultats de l’activité scientifique, qui ont investi, si ce
n’est le réel, nos représentations. Il y a eu création de sens, entre une époque
ou la superposition n’aurait pas eu de signification, pas de point d’attache
aux connaissances et aux intentions, et où elle n’était pas imaginable, non
dans la mesure où elle n’avait pas encore été imaginée, mais où elle n’avait
pas sa place dans ” le monde extérieur ”, ce que nous décrivons, c’est-àdire qu’elle n’existait pas, et son statut d’évènement dans le déroulement
de processus physique. Ces termes sont commodes et font pas appel à des
Idées ou à une hypothèse réaliste, ils soulignent seulement que nous pouvons maintenant raconter une histoire (et c’est une des meilleures façons
que nous avons imaginés jusqu’à présent) où la superposition linéaire entre
en scène, est le nud de l’intrigue, que le sujet soit original ou non. Détaché de
la technique, la transmission des acquis scientifiques se rapproche du conte.
Il est plus difficile de croire au monde féerique en dehors de l’instant où l’on
crée soi-même un sens général, communicable au plus jeune soi, aux futurs
liens devinés par la conscience, aux autres présents, en se construisant une
expérience ou avec la démarche plus assurée d’un retour vers l’enseignement.
6
À la base de la compréhension de la résonance magnétique nucléaire (RMN). Le
magnétisme est une notion subtile déjà en physique classique, et relativement peu communiquée dans la vulgarisation. Pour prendre un exemple mécanique, concernant des atomes
et des molécules que les images classiques permettent bien d’imaginer, l’ammoniac NH3
réalise des oscillations entre l’état N au dessus, ou en dessous des H.
7
Une particule ultrarelativiste émet du rayonnement principalement dans la direction
de son mouvement. Le rayonnement synchrotron correspond celui d’une particule en
mouvement circulaire.
8
Ne pas insister sur la réalité, mais la manière dont relativité et mécanique
quantique ont construit leurs fables, et comment nous pouvons relire leurs
classiques.
L’objet en relativité, en physique quantique
Les principes de la relativité restreinte concernent le temps et l’espace :
ils sont proches de l’intuition, et aisément communicables. Cela tient beaucoup au travail d’Einstein, qui est parti (du moins dans son expression) de
situations physiques simples pour construire une autre compréhension du
temps et de l’espace. Concepts qui existaient déjà et étaient largement popularisés, comme les idées de référentiel, d’horloge. Les anecdotes retenues
sont des images assez humaines : que se passerait-il si je chevauchai un rayon
de lumière ? comment des passagers dans des trains reçoivent des signaux
lumineux et qu’en déduisent-t-il sur la simultanéité8 ? La compréhension
quantitative de phénomènes de contraction des longueurs, de dilatation du
temps, et avec plus de précautions de relativité de la simultanéité ne pose
pas de problème dans une optique de vulgarisation : l’introduction des postulats de la relativité : invariance de la physique dans les référentiels inertiels, invariance de la vitesse de la lumière ; ne nécessite pas de nouvel outil
de description : les phénomènes eux-mêmes ne se déroulent pas dans un
espace abstrait, même s’il apparaı̂t rapidement que l’espace-temps est un
point de vue très agréable. On peut comprendre avec un diagramme d’Univers qu’en changeant de référentiel, les coordonnées d’espace et de temps se
mélangent, qu’une partie du temps d’un voyageur constitue un peu de notre
espace, . . .mais les rotations dans l’espace-temps ne sont guère présentées
comme une réalité physique. En effet, les longueurs, et la mesure du temps,
ne sont pas eux-mêmes des phénomènes, ils permettent de caractériser des
évènements, tels qu’ils sont observés (puisque les difficultés d’un cadre physique absolu ont été surmontés), mais ne sont pas les objets de la relativité.
Les modifications cinématiques sur les observations en terme de longueur
et de temps de divers témoins sont étrangères à une unité de conscience
et d’expérience, alors que le processus physique relève de la reconnaissance
d’un invariant. Par ailleurs, le temps est souvent en physique plutôt attribut qu’objet. Il n’a pas de propriétés, et si nous racontons qu’il se contracte,
c’est seulement en référence à un mécanisme qui le mesure, par exemple la
8
C’est une présentation courante, je ne sais pas si elle est due à Einstein
9
désexcitation d’un atome dans un état instable. Il ne lui arrive rien, c’est
au plus un cadre d’interprétation, attaché à une existence. Ainsi, la relativité ne touche pas à la stabilité d’entités physiques, et ne contient pas
de difficultés d’interprétation qui puisse alimenter un débat dépassant le
cadre de la physique. Elle n’admet pas de paradoxe qui n’aient une réponse
claire et parfaitement comprise. Au contraire de la physique quantique, la
relativité est comprise, dès son initiation. Elle s’est substituée à l’implacabilité de la mécanique newtonienne, dans une version cinématique pour la
relativité restreinte. En revanche, la mécanique quantique bien qu’attachée
à des problèmes physique concrets, comme la stabilité de l’atome, le comportement de la capacité calorifique à basse température, le rayonnement de
corps noir a du créer une partie des objets qu’elle essayait de décrire, comme
le spin, et se posant la question de la réalité sous-tendant ses prédictions,
a déclenché le problème de l’interprétation. Il s’agit de savoir ce que nous
disent les probabilités sur ce que font des objets quantiques. Il restait à créer
ce qu’il existait pour supporter ce que nous observions, puisque les images
classiques ne convenaient plus. Déjà l’idée de photon avait été choquante
au début du XXe siècle car on s’appuyait sur les succès de la théorie ondulatoire. La vibration lumineuse à la base de la théorie de Fresnel avait
acquis avec Maxwell une nature, en terme d’onde électromagnétique, et les
interférences, la diffraction, le rayonnement, étaient bien compris. Dans ce
contexte, retrouver une conception corpusculaire était délicat, et c’est la
dualité onde-corpuscule qui a montré que les images classiques n’étaient
plus pertinentes à un niveau plus fondamental. Einstein l’avait déjà évoquée
pour la lumière, mais plus surprenant de Broglie propose d’associer une onde
à une particule matérielle, accrédité par les expériences de Davisson et Germer qui observent deux années plus tard des interférences avec un faisceau
d’électrons. La théorie qui obtenait ses premiers succès ne parvenait pas à
retrouver le contact avec des éléments de réalité tout en décrivant des processus qui ne pouvaient pas se comprendre dans l’espace naturel, hors de
l’espace abstrait. C’est le cas des intrications : la notion de particule n’avait
aucune ambiguı̈té, et pour décrire deux particules A et B place dans un
espace des états produit tensoriel E2 = E1 ⊗ E1 des espaces d’états individuels. En gardant à l’esprit que les observables physiques sont représentées
par des opérateurs, E2 leur offre les états des deux particules en parallèle
sur lesquels elles peuvent agir. Imaginons deux électrons9 , chacun étant associé à un paquet d’onde, et dans l’état initial on peut supposer que chacun
9
La situation physique est plus complexe car les deux particules sont indiscernables,
mais il s’agit seulement de donner une présentation moins anonyme.
10
évolue dans son espace E1 (A), ou E1 (B). Lorsqu’ils vont interagir, l’opérateur
d’évolution ne laisse pas stable chacun de ces espaces, la position de B va
influer sur la réaction de A, les états vont donc être mélangés : l’état ne
s’écrit plus comme un produit tensoriel, la décomposition E1 ⊗ E1 n’est plus
pertinente. Pour comprendre la dynamique il faut envisager la propagation
de paquets d’onde dans l’espace total E2 , à 9 dimensions. Après l’expérience
on peut imaginer que les deux électrons sont séparés, mais la localité dans
un espace à 9 dimensions est différente de celle de notre espace à 3 dimensions. Le comportement des « deux particules »est en fait irréductible
à une évolution de deux particules dans l’espace usuel. Comment prendre à
la lettre la mécanique quantique, peut-on comprendre des phénomènes physiques par les rouages développés dans l’espace abstrait ? Cela ne signifie pas
que nous devons chercher à revenir absolument à un espace concret. Si l’on
accepte la mécanique quantique, il est intéressant de chercher à construire
des métaphores en propre. Comprendre est une exigence peut-être trop forte,
c’est une concession par rapport à la relativité, mais de nouvelles (par rapport aux fondations) perspectives peuvent éclairer le monde quantique.
L’interprétation de Feynman
Bien que ne répondant pas au débat qui animait Einstein et Bohr, Feynman a renouvelé la compréhension interne et le lien avec l’intuition, avec une
présentation moins axiomatique. Ce n’est pas exactement une théorie physique, mais un point de vue, une conception des phénomènes quantiques et
de la manière de les aborder, qui justifie le lexique de la métaphore employé
depuis le début. On peut comprendre qu’un physicien n’ayant pas participé
à l’élaboration de la première mécanique quantique ait imaginé une façon
de la dessiner. Outre ses talents (et son intérêt) pour la vulgarisation, sa
description de la physique est élégante et agréable, commençant souvent
par une question comme « comment font les physiciens pour . . . ». La simplicité de ses textes et les nombreuses idées de physique qu’il éclaire par
une approche personnelle en fait un beau moment de lecture. L’espace des
états est un réservoir, la notion centrale est celle d’amplitude de probabilité. Pour passer d’un état |ai à un état |bi (cela peut représenter beaucoup
de choses différentes : une position, un état de spin, un nombre de particules . . .), il existe une certaine amplitude complexe hb|ai. Nous pouvons
suivre le système et nous demander quelle est l’amplitude de |ai à |bi en
passant par des états intermédiaires |a1i, |a2i : c’est simplement le produit
des amplitudes. Par exemple, nous suivons un photon dans une expérience
de trous d’Young. Cela revient à ajouter de petites flèches dans le plan
11
complexe, pour trouver l’amplitude finale. Par exemple, nous suivons un
photon dans une expérience de trous d’Young |1i et |2i : il y a plusieurs
possibilités pour passer de la source |si au détecteur |di. La règle est de
sommer leurs amplitudes : hs|1ih1|di + hs|1ih1|di. Cette méthode est très
intéressante, elle s’applique lorsque l’on cherche à déterminer des amplitudes
de diffusion, de propagation, et conduit aux intégrales de chemin et aux histoires de Feynman. Connaissant bien la mécanique analytique, il attribue à
S
chaque chemin (une succession d’états) reliant |ai et |bi une amplitude e ih̄ ,
où S est l’action (l’intégrale du lagrangien sur le chemin), et il faut faire la
somme sur tous les chemins pour trouver l’amplitude de |ai à |bi. Par cette
méthode il peut retrouver l’équation de Schrödinger, et dispose d’un point
de vue équivalent à la formule de Heisenberg en opérateurs d’évolutions. Il
interprète par exemple le principe de moindre action, et lui donne une signification intéressante à la limite semi-classique : la somme est constituée de
nombreuses flèches dont la direction varie rapidement d’un chemin à l’autre,
lorsque les actions mises en jeu sont grandes devant h̄ (c’est-à-dire pour les
phénomènes de la physique classique). En les ajoutant l’amplitude stagne,
sauf lorsque l’action est stationnaire. Autour d’un tel chemin, les amplitudes
sont voisines, presque en phase, elles vont s’ajouter constructivement et cela
donnera une contribution majeure à l’amplitude totale. Finalement, seuls les
chemins s’écartant peu de la trajectoire classique qui satisfait un principe variationnel seront significatifs. Pour un nombre macroscopique de photons par
exemple, on retrouve le rayon lumineux : tout se passe comme si la lumière
se déplaçait pour minimiser son action10 . Feynman ajoute que les photons ne
choisissent pas ce chemin, mais il apparaı̂t par addition constructive : pour
lui, les photons explorent toutes les éventualités en même temps. On ne peut
toujours ne pas « comprendre la mécanique quantique », mais les histoires de
Feynman ouvrent un horizon original pour l’imagination. C’est une manière
d’écrire qui au-delà de son élégance a fait ses preuves dans le développement
de la physique fondamentale et a inspiré aussi bien la recherche scientifique
que spéculative (l’interprétation manyworlds d’Everett dans les années 50
par exemple). Il me semble possible de délaisser à ce point une notion essentielle de particule, supposant des propriétés d’unicité, de localité, d’identification, comme élément de réalité. Prenons les photons : en optique quantique, le champ électromagnétique dans une cavité est représenté par un
bain d’oscillateurs harmoniques, et les photons sont les excitations de ces
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Ce qui n’a pas attendu le XXe siècle pour être remarqué, mais cela n’a pas été si
clair dans la littérature que j’ai rencontrée. L’image de Feynman, dans une conférence de
vulgarisation, dépasse de plus le principe de moindre action.
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oscillateurs, comme les phonons sont les excitations des modes de vibration
dans un solide. Les effets quantiques ne manifestent particulièrement sur des
expériences individuelles : on peut parler d’états à un photon, mais pour le
voir, pour lui donner un certificat d’existence expérimental, il faut l’absorber. Les expériences ne peuvent être faites qu’une seule fois, lorsque l’on sait
(par détection) qu’il y avait (un état à) un photon, il n’est plus possible de
le détecter une second fois au même instant : l’optique quantique prévoit
une probabilité nulle de détecter simultanément le photon en deux endroits
différents. Pourtant, il a une amplitude non nulle pour être détecté en chaque
position : on ne peut pas poser les deux questions à la fois. Dès lors, le photon
peut être seulement considéré avec certitude comme une manière d’interagir
avec la matière, en l’occurrence nos appareils de mesure, une apparition traduisant la notion de quantification des échanges. En dehors, pas d’existence
physique. Néanmoins, c’est un personnage légitime, qui peut intervenir de
manière virtuelle pour véhiculer l’interaction électromagnétique entre deux
particules chargées, calculer des corrections radiatives aux niveaux d’énergie
atomique (il joue comme un intermédiaire), ou de manière réelle lors d’une
photodétection, plus proche de l’expérience. Il n’y a pas de retour complet à
la réalité tangible, mais des processus que l’on a compris et qu’il faut décrire
avec des conventions, pour donner un sens courant à la précision qui a été
atteinte dans le développement des théories, et qui doit en mécanique quantique reformuler la question, manifestement inventer son objet et une partie
de sa réponse pour communiquer aux autres disciplines.
Quelles explications ?
Ce n’est pas une pratique courante de la science normale, selon le terme
de Thomas Kuhn, de devoir recourir à plus que le paradigme afin de s’expliquer. Lorsqu’Einstein prédit la courbure des rayons lumineux au voisinage
d’une masse et l’effet de mirage gravitationnel que les observations d’Eddington confirmeront en 1919, il peut choquer des physiciens qui ne sont pas acquis à la relativité générale même s’ils sont en mesure d’identifier le contenu
phénoménal de l’idée. La métaphore est géométrique, on peut comparer la
déviation des photons par la forme locale de l’espace temps au mouvement
d’une bille sur une surface élastique creusée par une boule massive. Le calcul existe qui indique aux expérimentateurs et aux spécialistes quantitatives
ce qu’ils doivent constater, mais d’autres arguments peuvent convaincre ou
intéresser les simples curieux. En revanche, expliquer ce qu’est le spin, à
l’intention de non spécialistes, si ce n’est montrer ce que l’hypothèse permet
de conclure, revient à admettre. Il se trouve donc que si l’on effectue une ro13
tation complète dans l’espace, les électrons ne reviennent pas dans le même
état. Expérimentalement, c’est un champ magnétique qui procède à la rotation (il y a précession), et l’effet peut se mettre en évidence par superposition
d’un faisceau ayant subi une rotation de 2Pi à un faisceau inchangé : on observe des interférences destructrices. En conséquence, nous pouvons penser
que la rotation due à la précession autour du champ magnétique, phénomène
bien connu et lié à une image mécanique évidente et non spécifiquement liée
au magnétisme, n’est pas vraiment une rotation habituelle pour un objet
quantique. Au-delà des preuves expérimentales concluantes quant au spin,
de la vertu théoriquement explicative de cette notion, elle est difficile à expliquer. Pas dans un cadre bien défini, une intervention au tableau où il n’y
aurait pas de questions. Et si un esprit ayant l’audace curieuse et naı̈ve demandait innocemment pourquoi, je pourrais l’inviter dans l’espace abstrait
et lui montrer que la particule a une orientation, lui décrire une promenade
sur une surface non orientable comme le ruban de Mbius, qui existe dans
la nature. Peut-être comprendra-t-il, verra-t-il quelque chose de nouveau.
J’aurai pourtant manqué sa question. Il faut imaginer s’adresser à un enfant qui demande incessamment pourquoi, parfois automatiquement, sans
même attendre une réponse, ou sans pouvoir la comprendre, pour vérifier
une part de signification des théories physiques qui ne sont pas exclusivement interprétatives. Les amateurs, les non spécialistes, les spécialistes
d’autres disciplines sont aussi concernés par un discours sur la réalité, la
science concrétise ses idées grâce à eux, et l’élaboration d’une explication
ou d’une compréhension doit être envisagé destinée en fin de compte à tout
un éventail d’intérêts et de difficultés. A cette condition les théories peuvent
être prises au sérieux, pas seulement pour les scientifiques, également pour
les futurs acteurs de la recherche, mais dans un contexte plus général qui
relève de la culture. C’est une étape qu’un idéal d’universalité, quoiqu’il
puisse ne pas être central dans les intentions ou motivations scientifiques et
dans l’activité intellectuelle, qu’il puisse ne pas organiser principalement les
pratiques, parce qu’elle ne se situe pas à ce niveau, ou qu’une part d’originalité et d’audace radicale voire défiante amène à la laisser de côté en premier
lieu, doit garder en mémoire pour se forger une opinion sérieuse et communicable. Il tient lieu de garde-fou d’un espace d’idées communes plutôt
que de fil directeur, et permet en partie de juger de manière stimulante et
critique l’évolution des conceptions et leur diffusion. Quelle attitude alors
adopter face à une idée qui n’est ni voilée par un vaste champ de connaissances, par les développements précis d’une science de métier, ni exprimable
pour être comprise de manière satisfaisante par un entendement curieux et
commun ? La remarque célèbre de Feynman : « personne ne comprend la
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mécanique quantique »tient selon moi à ces quelques choses d’élémentaires
qui ne résistent pas aux premières questions naı̈ves, pas encore entêtées, du
pourquoi. Ces questions sont spécifiques à l’univers quantique, sans empêcher
la constitution culturelle d’un monde extérieur qui exploite ces idées. Dans
la direction de l’infiniment petit ou des grandes énergies, c’est une vision
bouillonnante, avec un retournement du progrès en complexité. L’analyse
ensembliste puis géométrique est englobée dans une conception de modèles
plus vastes, dépendant d’échelle. La description elle-même est un cadre variable, paramétré dont on peut étudier les propriétés asymptotiques. Il n’y a
pas de lacune de réalité : elle s’élabore en même temps que les travaux scientifiques comme support et source d’imagination. La science du XXe siècle
lui a conféré une autre dimension, qui n’est pas limitée aux objets, mais à
leurs relations qui vont les définir - comme les particules - puis leur rendre
une existence qui n’avait pas sa place dans le monde antérieur. L’invention a
été motivée ne serait-ce que par la réalité expérimentale, toujours témoin et
médiateur des expériences de pensée, mais la prendre au sérieux, lui donner
la place d’une fable, dépasse son modèle.
Si l’on retourne maintenant à la question « qu’est-ce que la réalité »,
et pas seulement la question « que nous dit la science contemporaine - en
somme - sur la réalité ? », nous pouvons toujours nous interroger sur les
apports purement constructifs des théories du XXe siècle. L’ébauche que
j’ai présentée est une relecture, des idées physiques, descriptives, de ” nouveaux concepts ”, mais aussi une représentation de leur évolution historique,
de leur compréhension synthétique. En partie des perceptions des communautés scientifiques et non spécialistes successives, beaucoup de l’expérience
de l’élève, curieux de la physique et de son objet, donc qui accède dès l’origine aux questions concernant nature et son essence grâce à des discussions
se situant dans un espace culturel plus vaste, et observe la modification de
ses points de vues tout en fréquentant les évolutions historiques des idées.
Ainsi, lorsque l’on considère le sentiment souvent spontané d’artificialité de
la mécanique quantique, au sens d’un changement de formalisme qui va
à l’encontre des idées les plus intuitives sur la réalité, et trop éloigné du
sens du commun quant à la physique, reconnaissons l’apport de la physique
théorique du début du XXe siècle, où la science a retrouvé le contact avec la
question de la nature des choses. Au-delà de leur contenu et des résultats,
cette nouvelle étape dans l’histoire des idées a rendu moderne une critique
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de l’élaboration de théories physiques, en relation avec le conceptuel et le
réel. Nous avons assisté à de nouveaux processus de création de sens, puis
de réalité d’expression. Sur ce point le développement de la physique quantique et de la physique moderne concentre une innovation. La relativité, si
elle répond à des exigences à l’origine physique, ou amène une réflexion sur
le temps ou une nouvelle géométrisation du monde-cadre physique et des
processus s’y déroulant, n’efface pas de signification : la vision du monde est
étendue et le regard préservé.
Livres
Richard Feynman : Lumière et matière, La nature de la physique
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