près quarante années d’indépendance
dans la stabilité qui avaient contribué à sa
bonne réputation, la Côte d’Ivoire a connu, le
24 décembre 1999, son premier coup d’État militaire. Celui-ci a été accueilli avec
soulagement par la population, qui en espérait sans doute la sortie d’un enlisement
politique dont les périls allaient croissant. Mais le gouvernement de coalition aus-
sitôt mis en place par la junte, qui regroupait les forces de l’opposition et des per-
sonnalités de la société civile, n’a pas résisté aux tensions qui traversent la société
et la classe politique ivoiriennes, ni aux pressions corporatistes d’une armée désor-
mais consciente de son pouvoir. Le second gouvernement transitoire constitué en
mai a vu non seulement l’entrée en force des militaires mais aussi l’éviction des repré-
sentants du Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara. Le
23 juillet, une réforme de la Constitution adoptée par référendum visait à priver ce
dernier du droit de se porter candidat à la présidence, par le biais d’une clause sur
mesure définissant de manière très restrictive les conditions de nationalité requises
1
.
Cette évolution inquiétante dans un pays longtemps présenté sur le continent
comme un modèle de réussite économique, de stabilité politique et de cohésion
nationale – on parlait de « miracle ivoirien »dans les années soixante-dix – exprime
le déclassement progressif de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale depuis le
début de la décennie quatre-vingt. La dégradation de sa situation financière puis
économique a sapé les fondements d’une régulation politique interne qui avait
notamment permis de contenir les tensions sociales et régionales. Cette évolution
révèle les blocages de la trajectoire suivie par le pays depuis son indépendance ; mais
elle révèle aussi des recompositions majeures, bien que peu visibles, dans les rap-
ports de force et les jeux d’acteurs entre État, firmes nationales et étrangères.
Les impasses des choix originels
Les succès ivoiriens des années soixante et soixante-dix, puis les déboires des deux
décennies suivantes trouvent leurs fondements dans les choix effectués dès avant
Coup de cacao
en Côte d’Ivoire
Économie politique d’une crise
structurelle
par Bruno Losch
Contre-jour
a
l’indépendance par la direction politique du territoire de Côte d’Ivoire et en pre-
mier lieu par Félix Houphouët-Boigny, simultanément ministre de la République
française et président de l’Assemblée territoriale, puis Premier ministre de la
République autonome. Ces choix comprenaient trois orientations principales : la
poursuite de la spécialisation agro-exportatrice engagée par la métropole dès les
années vingt, centrée essentiellement sur le bois puis sur le café et le cacao ;
l’alliance avec les firmes d’origine coloniale présentes sur le territoire ; la large ouver-
ture du pays aux capitaux et aux hommes, avec un code des investissements attrac-
tif et une remarquable politique d’intégration des migrants originaires des pays voi-
sins (comprenant notamment l’accès à la terre, aux services publics et le droit de
vote). Cette politique, qui a fait du pays le chef de file de la voie libérale à une époque
où des solutions de type nationaliste et socialiste étaient tentées sur le continent,
a été rendue possible puis confortée par deux facteurs majeurs : tout d’abord un
environnement économique favorable, avec d’une part le maintien d’un régime de
protection des exportations agricoles – la préférence coloniale étant relayée par l’accès
privilégié au marché et les aides de la Communauté européenne – et, d’autre part,
des marchés du café et du cacao régulés par des accords internationaux entre
États ; ensuite un contexte géopolitique, celui de la guerre froide, où la Côte
d’Ivoire a joué un rôle de relais de la politique africaine de la France qui justifiait
un traitement privilégié de la part de l’ancienne métropole.
Cet environnement sécurisé aide à mieux comprendre la stabilité des compro-
mis économiques, politiques et sociaux internes, médiatisés par un pouvoir très for-
tement personnalisé, avec un chef de l’État d’une longévité exceptionnelle (près
de cinquante ans aux commandes du pays
2
). Ces compromis étaient fondés sur une
double alliance – entre l’État et les firmes étrangères, entre l’État et les « planteurs »
(les producteurs de café et de cacao) – et consolidés par les gages matériels accor-
dés aux différentes catégories socio-professionnelles (en particulier l’armée et les
corporations ayant une propension naturelle à la revendication comme les ensei-
gnants ou les médecins), aux clientèles politiques (par l’accès aux postes de res-
ponsabilité et aux rentes d’exportation du café et du cacao) et aux différentes cir-
conscriptions régionales (grâce à des programmes d’investissements publics « de
rattrapage »). Ils étaient placés sous la garde d’un pouvoir autoritaire qui a su
habilement éviter certains excès, maintenir les apparences et contenir les contes-
tations grâce à de grands programmes publics, financés notamment par l’endet-
tement, qui permettaient d’offrir postes et prébendes. Mais le coût de tous ces dispo-
sitifs s’est progressivement alourdi avec l’usure du pouvoir et la montée des effectifs
de jeunes diplômés qui ne trouvaient plus place ni dans le secteur public, ni dans
l’économie mixte, ni dans un secteur privé frappé par le ralentissement de la crois-
sance dès la fin de la décennie soixante-dix.
Le « basculement du monde » à compter du début des années quatre-vingt,
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 7
caractérisé par le bouleversement de l’économie et de la géopolitique mondiales
(début du processus de libéralisation et de désengagement des États, puis fin de la
guerre froide), a eu des conséquences redoutables sur une économie qui, ayant choisi
la spécialisation primaire, s’est trouvée fragilisée par un environnement devenu brus-
quement plus concurrentiel. D’autant plus que les capacités d’adaptation à ce nou-
veau contexte étaient étouffées par le fonctionnement clientéliste d’un pouvoir
vieillissant, otage de ses propres rigidités internes
3
, et par l’absence d’un jeu démo-
cratique qui aurait permis d’engager un vrai débat sur le devenir du pays et sur des
alternatives de gouvernement. La baisse des cours du café et du cacao et des autres
matières premières agricoles liée à la recomposition des marchés (arrivée de nou-
veaux concurrents, fin de la régulation internationale par les accords sur les pro-
duits de base, pouvoir croissant des firmes) a révélé le degré de dépendance du pays
vis-à-vis des marchés internationaux de produits primaires. La réponse ivoirienne
a consisté en une fuite en avant dans l’endettement, avec comme effet immédiat
une détérioration brutale de la situation économique et financière et un pouvoir
croissant des bailleurs de fonds internationaux. Ceux-ci se sont empressés de
mettre en place de très classiques plans d’ajustement structurel ayant pour effet de
réduire encore plus les marges de manœuvre du pouvoir politique. Après plu-
sieurs années d’« habiles »contournements des mesures d’assainissement macro-
économique et le sacrifice de certaines catégories socio-professionnelles par trop
revendicatives sur l’autel de l’austérité budgétaire (en particulier les enseignants et
les professionnels de la santé), le président ivoirien, plus isolé que jamais parmi les
nombreux prétendants à sa succession, mènera une illusoire « dernière charge » en
déclenchant une incroyable « guerre du cacao »
4
. Celle-ci se soldera par une déroute
fatale à l’économie ivoirienne et aux différents compromis intérieurs. En effet,
après des années de résistance et forcé de constater le relâchement progressif du sou-
tien français, Houphouët-Boigny sera contraint de diviser par deux le sacro-saint
prix garanti aux planteurs de café et de cacao (qui n’avait jamais été revu à la baisse
depuis le début des années soixante) puis, face à la généralisation de la contestation,
de lâcher du lest en matière politique et syndicale avec un retour au pluralisme et
l’organisation, en 1990, des premières élections formellement concurrentielles.
Depuis cette date, la Côte d’Ivoire vit dans une sorte de temps intermédiaire dont
la transition politique actuelle ne constitue que l’expression tardive. Les soubre-
sauts de la fin du règne d’Houphouët-Boigny, marquée par la guerre de succession,
par la poursuite de la récession et de la paralysie économique et par l’alignement
de la France sur les prescriptions des institutions de Bretton Woods (déclaration
Balladur d’octobre 1993), ont été occultés dès 1994 par la concordance providen-
tielle entre la dévaluation du franc CFA
5
et la remontée des cours des principales
exportations agricoles. Le successeur du président décédé, Konan Bédié, a ainsi béné-
ficié d’une reprise de croissance qui non seulement a fait illusion quant à la santé
8 Critique internationale n°9 - octobre 2000
de l’économie ivoirienne mais qui a aussi permis de relancer vivement un système
clientéliste essoufflé. Cela était d’autant plus vital que l’usure du pouvoir n’était
pas seulement celle d’Houphouët-Boigny mais celle de tout un système, et que la
légitimité du nouveau président était faible du fait que l’opposition avait boycotté
l’élection présidentielle de 1995. La fuite en avant du régime dans l’affairisme à
l’occasion des privatisations s’est accompagnée d’une forte concentration des res-
sources et d’une croissance accélérée des inégalités. En même temps, le pouvoir
politique proposait des palliatifs idéologiques avec la promotion du concept d’« ivoi-
rité » et de la xénophobie qui en est le corollaire. Ce discours d’exclusion, rom-
pant l’un des derniers compromis historiques de la Côte d’Ivoire indépendante – celui
de l’ouverture aux pays voisins –, a empoisonné le débat politique. En provoquant
des tensions nouvelles au sein de la collectivité nationale, il n’a fait qu’accélérer la
déroute du régime Bédié, qui n’a pas su faire face à une nouvelle détérioration de
la situation économique : l’« Éléphant d’Afrique », surnom d’origine gouverne-
mentale d’une Côte d’Ivoire désireuse de se comparer aux dragons asiatiques, s’est
effondré en moins de cinq ans sur un nouveau « mauvais tour »des marchés inter-
nationaux, révélant ainsi sa fragilité. L’armée est intervenue pour faire valoir ses
revendications qui s’inscrivaient dans un besoin général de changement, et pour
éviter la dérive répressive d’un pouvoir aux abois. Mais les difficultés actuelles
montrent combien il est complexe d’inventer de nouveaux compromis nationaux
et de changer les modalités de la régulation politique.
Les enjeux politiques de la libéralisation
La définition de nouvelles règles du jeu s’avère d’autant plus difficile que, dans un
contexte désormais libéralisé sous la pression des bailleurs de fonds, les marges de
manœuvre du pays et du pouvoir politique sont réduites. L’internationalisation des
économies, l’apparition d’acteurs privés d’envergure mondiale issus des processus
de fusion-concentration, la vitesse et la très grande instabilité des recompositions
économiques liées à la fluidité des mouvements financiers ont bouleversé l’envi-
ronnement économique de la Côte d’Ivoire. La place acquise par le pays sur le mar-
ché du cacao – premier producteur avec 45 % de l’offre mondiale – l’a propulsé
au cœur d’une bataille entre grands groupes industriels qui s’efforcent de conso-
lider leurs positions locales mais aussi de réduire la domination de la Côte d’Ivoire
sur le marché cacaoyer. Ces luttes d’intérêts et leurs conséquences locales ne sont
bien sûr pas étrangères à l’évolution politique récente.
L’examen des privatisations ivoiriennes et de la libéralisation du secteur straté-
gique du café-cacao permet de mesurer l’évolution des rapports de force et de
distinguer trois phases qui ont rythmé l’économie politique nationale. La première
phase est celle de l’indépendance (années soixante), caractérisée par la répartition
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 9
des tâches entre secteurs privé et public, national et étranger. À compter de la
promulgation du code des investissements en 1959, qui a fondé l’alliance durable
avec les capitaux extérieurs, les positions dominantes des entreprises étrangères dans
leurs secteurs traditionnels d’intervention
6
n’ont pas été contestées par les pouvoirs
publics : les firmes étaient non seulement invitées à rester en Côte d’Ivoire mais
aussi à y développer leurs activités. En revanche, dans les secteurs nouveaux de diver-
sification, où les investisseurs étrangers faisaient défaut, l’État est intervenu direc-
tement pour se substituer à un capital privé national très embryonnaire. C’est par
exemple le cas des oléagineux, où les pouvoirs publics créeront de toutes pièces un
nouveau secteur agro-industriel avec l’aide massive de la Banque mondiale et de
la CEE. Dans le secteur du café-cacao, la configuration mise en place à la fin de
la période coloniale est maintenue : l’État, par l’intermédiaire de la Caisse de sta-
bilisation, organise la régulation du secteur et dispose d’un monopole sur les
exportations, tandis que la commercialisation intérieure est prise en charge par des
opérateurs privés. Seul change le profil des firmes, puisque les vieilles sociétés
polyvalentes de traite coloniale (le trinôme CFAO, SCOA, CFCI) se replient au
profit d’entreprises, principalement françaises, spécialisées dans le négoce.
La deuxième phase, dans les années soixante-dix et le début de la décennie sui-
vante, est caractérisée par l’émergence de capitaux ivoiriens sous l’impulsion des
pouvoirs publics qui favorisent la création de joint ventures où l’État sert souvent
de relais avant de céder ses participations au secteur privé national. Cette phase est
celle du clientélisme triomphant, où les représentants des différentes factions sont
dotés par le pouvoir présidentiel, ou sur son intervention auprès du secteur privé,
de postes dans les conseils d’administration et de participations au capital social des
entreprises. C’est dans le secteur café-cacao que l’évolution est la plus spectacu-
laire: non seulement les firmes étrangères ouvrent leurs portes à des participations
minoritaires nationales, mais elles permettent aussi la création de sociétés ivoiriennes
fictives dont l’existence repose sur l’attribution de quotas d’exportation par l’État
qui leur sont revendus aussitôt. Ce système clientéliste débouche sur l’apparition
d’une galaxie de sociétés structurées autour d’un oligopsone de firmes étrangères
sous contrôle du monopole public d’exportation de la Caisse de stabilisation. Ce
complexe politico-économique
7
n’est toutefois pas rédhibitoire et n’empêche pas
l’émergence de véritables stratégies d’entreprise fondées sur une politique com-
merciale et des choix d’intégration verticale. C’est en particulier le cas de la société
SIFCA, créée et contrôlée par le négociant français Tardivat qui, allié à l’industriel
néerlandais De Zaan (filiale de l’américain Grace Cocoa), investit dans la première
transformation du cacao (broyage des fèves).
La troisième phase correspond à la mise en œuvre effective, au début des années
quatre-vingt-dix, du programme de privatisation imposé par les bailleurs de fonds
internationaux, puis à la libéralisation du secteur café-cacao qui s’étalera – du fait
10 Critique internationale n°9 - octobre 2000
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