Coup de cacao:Économie politique d’une

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Contre-jour
Coup de cacao
en Côte d’Ivoire
Économie politique d’une crise
structurelle
par Bruno Losch
a
près quarante années d’indépendance
dans la stabilité qui avaient contribué à sa
bonne réputation, la Côte d’Ivoire a connu, le
24 décembre 1999, son premier coup d’État militaire. Celui-ci a été accueilli avec
soulagement par la population, qui en espérait sans doute la sortie d’un enlisement
politique dont les périls allaient croissant. Mais le gouvernement de coalition aussitôt mis en place par la junte, qui regroupait les forces de l’opposition et des personnalités de la société civile, n’a pas résisté aux tensions qui traversent la société
et la classe politique ivoiriennes, ni aux pressions corporatistes d’une armée désormais consciente de son pouvoir. Le second gouvernement transitoire constitué en
mai a vu non seulement l’entrée en force des militaires mais aussi l’éviction des représentants du Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara. Le
23 juillet, une réforme de la Constitution adoptée par référendum visait à priver ce
dernier du droit de se porter candidat à la présidence, par le biais d’une clause sur
mesure définissant de manière très restrictive les conditions de nationalité requises1.
Cette évolution inquiétante dans un pays longtemps présenté sur le continent
comme un modèle de réussite économique, de stabilité politique et de cohésion
nationale – on parlait de « miracle ivoirien » dans les années soixante-dix – exprime
le déclassement progressif de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale depuis le
début de la décennie quatre-vingt. La dégradation de sa situation financière puis
économique a sapé les fondements d’une régulation politique interne qui avait
notamment permis de contenir les tensions sociales et régionales. Cette évolution
révèle les blocages de la trajectoire suivie par le pays depuis son indépendance ; mais
elle révèle aussi des recompositions majeures, bien que peu visibles, dans les rapports de force et les jeux d’acteurs entre État, firmes nationales et étrangères.
Les impasses des choix originels
Les succès ivoiriens des années soixante et soixante-dix, puis les déboires des deux
décennies suivantes trouvent leurs fondements dans les choix effectués dès avant
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 7
l’indépendance par la direction politique du territoire de Côte d’Ivoire et en premier lieu par Félix Houphouët-Boigny, simultanément ministre de la République
française et président de l’Assemblée territoriale, puis Premier ministre de la
République autonome. Ces choix comprenaient trois orientations principales : la
poursuite de la spécialisation agro-exportatrice engagée par la métropole dès les
années vingt, centrée essentiellement sur le bois puis sur le café et le cacao ;
l’alliance avec les firmes d’origine coloniale présentes sur le territoire ; la large ouverture du pays aux capitaux et aux hommes, avec un code des investissements attractif et une remarquable politique d’intégration des migrants originaires des pays voisins (comprenant notamment l’accès à la terre, aux services publics et le droit de
vote). Cette politique, qui a fait du pays le chef de file de la voie libérale à une époque
où des solutions de type nationaliste et socialiste étaient tentées sur le continent,
a été rendue possible puis confortée par deux facteurs majeurs : tout d’abord un
environnement économique favorable, avec d’une part le maintien d’un régime de
protection des exportations agricoles – la préférence coloniale étant relayée par l’accès
privilégié au marché et les aides de la Communauté européenne – et, d’autre part,
des marchés du café et du cacao régulés par des accords internationaux entre
États ; ensuite un contexte géopolitique, celui de la guerre froide, où la Côte
d’Ivoire a joué un rôle de relais de la politique africaine de la France qui justifiait
un traitement privilégié de la part de l’ancienne métropole.
Cet environnement sécurisé aide à mieux comprendre la stabilité des compromis économiques, politiques et sociaux internes, médiatisés par un pouvoir très fortement personnalisé, avec un chef de l’État d’une longévité exceptionnelle (près
de cinquante ans aux commandes du pays2). Ces compromis étaient fondés sur une
double alliance – entre l’État et les firmes étrangères, entre l’État et les « planteurs »
(les producteurs de café et de cacao) – et consolidés par les gages matériels accordés aux différentes catégories socio-professionnelles (en particulier l’armée et les
corporations ayant une propension naturelle à la revendication comme les enseignants ou les médecins), aux clientèles politiques (par l’accès aux postes de responsabilité et aux rentes d’exportation du café et du cacao) et aux différentes circonscriptions régionales (grâce à des programmes d’investissements publics « de
rattrapage »). Ils étaient placés sous la garde d’un pouvoir autoritaire qui a su
habilement éviter certains excès, maintenir les apparences et contenir les contestations grâce à de grands programmes publics, financés notamment par l’endettement, qui permettaient d’offrir postes et prébendes. Mais le coût de tous ces dispositifs s’est progressivement alourdi avec l’usure du pouvoir et la montée des effectifs
de jeunes diplômés qui ne trouvaient plus place ni dans le secteur public, ni dans
l’économie mixte, ni dans un secteur privé frappé par le ralentissement de la croissance dès la fin de la décennie soixante-dix.
Le « basculement du monde » à compter du début des années quatre-vingt,
8 — Critique internationale n°9 - octobre 2000
caractérisé par le bouleversement de l’économie et de la géopolitique mondiales
(début du processus de libéralisation et de désengagement des États, puis fin de la
guerre froide), a eu des conséquences redoutables sur une économie qui, ayant choisi
la spécialisation primaire, s’est trouvée fragilisée par un environnement devenu brusquement plus concurrentiel. D’autant plus que les capacités d’adaptation à ce nouveau contexte étaient étouffées par le fonctionnement clientéliste d’un pouvoir
vieillissant, otage de ses propres rigidités internes3, et par l’absence d’un jeu démocratique qui aurait permis d’engager un vrai débat sur le devenir du pays et sur des
alternatives de gouvernement. La baisse des cours du café et du cacao et des autres
matières premières agricoles liée à la recomposition des marchés (arrivée de nouveaux concurrents, fin de la régulation internationale par les accords sur les produits de base, pouvoir croissant des firmes) a révélé le degré de dépendance du pays
vis-à-vis des marchés internationaux de produits primaires. La réponse ivoirienne
a consisté en une fuite en avant dans l’endettement, avec comme effet immédiat
une détérioration brutale de la situation économique et financière et un pouvoir
croissant des bailleurs de fonds internationaux. Ceux-ci se sont empressés de
mettre en place de très classiques plans d’ajustement structurel ayant pour effet de
réduire encore plus les marges de manœuvre du pouvoir politique. Après plusieurs années d’« habiles » contournements des mesures d’assainissement macroéconomique et le sacrifice de certaines catégories socio-professionnelles par trop
revendicatives sur l’autel de l’austérité budgétaire (en particulier les enseignants et
les professionnels de la santé), le président ivoirien, plus isolé que jamais parmi les
nombreux prétendants à sa succession, mènera une illusoire « dernière charge » en
déclenchant une incroyable « guerre du cacao »4. Celle-ci se soldera par une déroute
fatale à l’économie ivoirienne et aux différents compromis intérieurs. En effet,
après des années de résistance et forcé de constater le relâchement progressif du soutien français, Houphouët-Boigny sera contraint de diviser par deux le sacro-saint
prix garanti aux planteurs de café et de cacao (qui n’avait jamais été revu à la baisse
depuis le début des années soixante) puis, face à la généralisation de la contestation,
de lâcher du lest en matière politique et syndicale avec un retour au pluralisme et
l’organisation, en 1990, des premières élections formellement concurrentielles.
Depuis cette date, la Côte d’Ivoire vit dans une sorte de temps intermédiaire dont
la transition politique actuelle ne constitue que l’expression tardive. Les soubresauts de la fin du règne d’Houphouët-Boigny, marquée par la guerre de succession,
par la poursuite de la récession et de la paralysie économique et par l’alignement
de la France sur les prescriptions des institutions de Bretton Woods (déclaration
Balladur d’octobre 1993), ont été occultés dès 1994 par la concordance providentielle entre la dévaluation du franc CFA5 et la remontée des cours des principales
exportations agricoles. Le successeur du président décédé, Konan Bédié, a ainsi bénéficié d’une reprise de croissance qui non seulement a fait illusion quant à la santé
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 9
de l’économie ivoirienne mais qui a aussi permis de relancer vivement un système
clientéliste essoufflé. Cela était d’autant plus vital que l’usure du pouvoir n’était
pas seulement celle d’Houphouët-Boigny mais celle de tout un système, et que la
légitimité du nouveau président était faible du fait que l’opposition avait boycotté
l’élection présidentielle de 1995. La fuite en avant du régime dans l’affairisme à
l’occasion des privatisations s’est accompagnée d’une forte concentration des ressources et d’une croissance accélérée des inégalités. En même temps, le pouvoir
politique proposait des palliatifs idéologiques avec la promotion du concept d’« ivoirité » et de la xénophobie qui en est le corollaire. Ce discours d’exclusion, rompant l’un des derniers compromis historiques de la Côte d’Ivoire indépendante – celui
de l’ouverture aux pays voisins –, a empoisonné le débat politique. En provoquant
des tensions nouvelles au sein de la collectivité nationale, il n’a fait qu’accélérer la
déroute du régime Bédié, qui n’a pas su faire face à une nouvelle détérioration de
la situation économique : l’« Éléphant d’Afrique », surnom d’origine gouvernementale d’une Côte d’Ivoire désireuse de se comparer aux dragons asiatiques, s’est
effondré en moins de cinq ans sur un nouveau « mauvais tour » des marchés internationaux, révélant ainsi sa fragilité. L’armée est intervenue pour faire valoir ses
revendications qui s’inscrivaient dans un besoin général de changement, et pour
éviter la dérive répressive d’un pouvoir aux abois. Mais les difficultés actuelles
montrent combien il est complexe d’inventer de nouveaux compromis nationaux
et de changer les modalités de la régulation politique.
Les enjeux politiques de la libéralisation
La définition de nouvelles règles du jeu s’avère d’autant plus difficile que, dans un
contexte désormais libéralisé sous la pression des bailleurs de fonds, les marges de
manœuvre du pays et du pouvoir politique sont réduites. L’internationalisation des
économies, l’apparition d’acteurs privés d’envergure mondiale issus des processus
de fusion-concentration, la vitesse et la très grande instabilité des recompositions
économiques liées à la fluidité des mouvements financiers ont bouleversé l’environnement économique de la Côte d’Ivoire. La place acquise par le pays sur le marché du cacao – premier producteur avec 45 % de l’offre mondiale – l’a propulsé
au cœur d’une bataille entre grands groupes industriels qui s’efforcent de consolider leurs positions locales mais aussi de réduire la domination de la Côte d’Ivoire
sur le marché cacaoyer. Ces luttes d’intérêts et leurs conséquences locales ne sont
bien sûr pas étrangères à l’évolution politique récente.
L’examen des privatisations ivoiriennes et de la libéralisation du secteur stratégique du café-cacao permet de mesurer l’évolution des rapports de force et de
distinguer trois phases qui ont rythmé l’économie politique nationale. La première
phase est celle de l’indépendance (années soixante), caractérisée par la répartition
10 — Critique internationale n°9 - octobre 2000
des tâches entre secteurs privé et public, national et étranger. À compter de la
promulgation du code des investissements en 1959, qui a fondé l’alliance durable
avec les capitaux extérieurs, les positions dominantes des entreprises étrangères dans
leurs secteurs traditionnels d’intervention6 n’ont pas été contestées par les pouvoirs
publics : les firmes étaient non seulement invitées à rester en Côte d’Ivoire mais
aussi à y développer leurs activités. En revanche, dans les secteurs nouveaux de diversification, où les investisseurs étrangers faisaient défaut, l’État est intervenu directement pour se substituer à un capital privé national très embryonnaire. C’est par
exemple le cas des oléagineux, où les pouvoirs publics créeront de toutes pièces un
nouveau secteur agro-industriel avec l’aide massive de la Banque mondiale et de
la CEE. Dans le secteur du café-cacao, la configuration mise en place à la fin de
la période coloniale est maintenue : l’État, par l’intermédiaire de la Caisse de stabilisation, organise la régulation du secteur et dispose d’un monopole sur les
exportations, tandis que la commercialisation intérieure est prise en charge par des
opérateurs privés. Seul change le profil des firmes, puisque les vieilles sociétés
polyvalentes de traite coloniale (le trinôme CFAO, SCOA, CFCI) se replient au
profit d’entreprises, principalement françaises, spécialisées dans le négoce.
La deuxième phase, dans les années soixante-dix et le début de la décennie suivante, est caractérisée par l’émergence de capitaux ivoiriens sous l’impulsion des
pouvoirs publics qui favorisent la création de joint ventures où l’État sert souvent
de relais avant de céder ses participations au secteur privé national. Cette phase est
celle du clientélisme triomphant, où les représentants des différentes factions sont
dotés par le pouvoir présidentiel, ou sur son intervention auprès du secteur privé,
de postes dans les conseils d’administration et de participations au capital social des
entreprises. C’est dans le secteur café-cacao que l’évolution est la plus spectaculaire : non seulement les firmes étrangères ouvrent leurs portes à des participations
minoritaires nationales, mais elles permettent aussi la création de sociétés ivoiriennes
fictives dont l’existence repose sur l’attribution de quotas d’exportation par l’État
qui leur sont revendus aussitôt. Ce système clientéliste débouche sur l’apparition
d’une galaxie de sociétés structurées autour d’un oligopsone de firmes étrangères
sous contrôle du monopole public d’exportation de la Caisse de stabilisation. Ce
complexe politico-économique7 n’est toutefois pas rédhibitoire et n’empêche pas
l’émergence de véritables stratégies d’entreprise fondées sur une politique commerciale et des choix d’intégration verticale. C’est en particulier le cas de la société
SIFCA, créée et contrôlée par le négociant français Tardivat qui, allié à l’industriel
néerlandais De Zaan (filiale de l’américain Grace Cocoa), investit dans la première
transformation du cacao (broyage des fèves).
La troisième phase correspond à la mise en œuvre effective, au début des années
quatre-vingt-dix, du programme de privatisation imposé par les bailleurs de fonds
internationaux, puis à la libéralisation du secteur café-cacao qui s’étalera – du fait
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 11
de la résistance pied à pied de l’État – sur toute la décennie : la Caisse de stabilisation n’est supprimée qu’en janvier 1999 et le secteur cacao est entièrement libéralisé en août, soit... quatre mois avant le coup d’État. Cette période va être marquée par la confrontation entre un secteur privé national émergent, issu
essentiellement du complexe café-cacao, et des opérateurs privés étrangers d’envergure internationale intéressés par le démantèlement des actifs publics selon plusieurs logiques : la recherche de situations de monopole (c’est le cas de la privatisation de certains services publics comme l’eau et l’électricité repris par le groupe
français Bouygues), la garantie des approvisionnements comme dans le cas du
cacao (avec la « remontée » des industriels vers la collecte primaire des fèves), ou
encore la consolidation d’une fonction (à l’instar du groupe français Bolloré qui a
sécurisé son activité principale dans le transport maritime et le transit par le rachat
d’actifs dans le secteur productif – cacao, coton, hévéa – et dans les transports
intérieurs avec l’acquisition des chemins de fer ivoiriens). Au cours de la décennie, les performances du capitalisme national vont cependant se révéler surprenantes
et montrer simultanément la capacité de repositionnement des intérêts politiques
d’un secteur public déchu vers le secteur privé. En effet, à partir d’actifs obtenus
par protection dans le secteur café-cacao, gérés non sans habileté grâce à une politique d’investissement – qui distingue le phénomène des logiques rentières habituelles –, les intérêts ivoiriens vont prendre le contrôle des fleurons du secteur cafécacao situés au cœur du complexe politico-économique : le groupe SIFCA, grâce
à un changement d’alliances internes, et le groupe JAG, à l’occasion du dépôt de
bilan du propriétaire-fondateur. Sur cette base, les deux groupes, dans l’actionnariat
desquels on retrouve les principaux représentants de la classe politique8, vont
partir à l’assaut des privatisations – avec le recours assez classique à quelques délits
d’initiés – et s’y tailler des domaines consistants structurés autour de deux holdings :
SIFCOM et OCTIDE. La base productive trop étroite et la croissance trop rapide
du second précipiteront son déclin et son rachat partiel par le premier. SIFCOM
connaîtra une croissance plus durable, caractérisée non seulement par la poursuite de l’intégration verticale dans le secteur cacao – investissement industriel dans
le broyage en Côte d’Ivoire, création et rachat d’industries en Europe – mais aussi
par la diversification tant au sein du secteur agro-industriel (huile de palme, caoutchouc, riz, sucre) que dans de nouveaux secteurs (pharmacie, rachat des télécommunications ivoiriennes en association avec France-Telecom, etc.). En fin de
décennie, SIFCOM était devenu le premier groupe agro-industriel africain (hors
Afrique du Sud).
L’épilogue provisoire de ces évolutions est enchâssé dans la difficile transition
politique en cours. Il l’explique en grande partie et permet de comprendre ses
incertitudes. Deux phénomènes majeurs ont accompagné les changements des
cinq dernières années. Le premier porte sur les conséquences de la croissance de
12 — Critique internationale n°9 - octobre 2000
l’offre ivoirienne en cacao, des prises de contrôle à l’intérieur de la galaxie de
firmes du secteur et de la concentration des actifs liés aux privatisations. Les
besoins de financement nécessaires à l’achat de la récolte de cacao (mais aussi de
café, de coton, de caoutchouc, etc.) et au fonctionnement des groupes agro-industriels sont devenus colossaux et ont rapidement buté sur une limite évidente d’une
économie comme celle de la Côte d’Ivoire (qui n’est pas étrangère à l’histoire et
au statut de la zone CFA) : la grande faiblesse de son secteur bancaire. Malgré des
évolutions récentes et l’apparition de quelques outsiders, celui-ci reste contrôlé par
les filiales de trois grandes banques françaises (BNP, Générale, Lyonnais) qui ont
longtemps limité leur intervention à une activité de comptoir. Les groupes ivoiriens, s’ils ont montré leur capacité de contribution à l’émergence d’un capitalisme
industriel national, ont buté sur la faiblesse structurelle du capital bancaire et l’impossible émergence d’un capitalisme financier autonome. Ils ont dû chercher des
financements off shore qui passaient généralement par la constitution d’alliances et
par leur adossement à de grands groupes industriels étrangers. Ce besoin de financement a rencontré le besoin d’implantation des grands industriels du cacao qui
cherchaient à consolider leurs positions chez le premier producteur mondial en prévision de la fin du monopole de la Caisse de stabilisation, mais aussi pour éviter
de laisser la place à leurs concurrents. Le second phénomène est précisément la
concentration spectaculaire des firmes au niveau international. La libéralisation et
la baisse tendancielle des prix dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ont
été l’occasion de fusions et d’acquisitions qui se traduisent par le partage du marché mondial entre quelques entreprises majeures. Les trois plus grandes – le suisse
Klaus Jacobs et les américains Cargill et ADM – sont désormais implantées en Côte
d’Ivoire, directement, par leurs filiales ou par leurs associés, et elles y disposent toutes
d’un outil industriel. L’absorption par ADM de Grace Cocoa, le partenaire industriel de SIFCA, a fait entrer le leader mondial chez le leader ivoirien, qui a dû lui
consentir une participation plus élevée pour consolider sa croissance rapide. Les
grandes difficultés financières du groupe SIFCOM depuis le coup d’État – qui montrent, si besoin était, que la proximité du pouvoir politique facilite les appuis bancaires – pourrait se traduire par la cession rapide de la branche SIFCA, celle qui
contrôle les activités cacaoyères. L’acheteur sera assurément étranger ; et le secteur-pivot de l’économie ivoirienne sera alors pratiquement sous contrôle extérieur.
Le déclassement de la Côte d’Ivoire lié à la fragilité de ses bases économiques
et à l’affaiblissement de son rôle géopolitique s’accompagne donc, sous l’effet de
la libéralisation de son marché intérieur et des recompositions de l’économie mondiale, d’une perte de contrôle de son secteur stratégique (celui du cacao en particulier, et plus globalement de son secteur agro-industriel). Cette évolution, qui fait
suite à la perte des ressources qu’offrait une économie administrée en termes de
régulation politique, éclaire la rupture de décembre 1999 et les enjeux de la tran-
Coup de cacao en Côte d’Ivoire — 13
sition en cours. Les luttes de faction autour du pouvoir, la capacité de mobilisation de fonds dans la perspective des élections de l’automne 2000 ont un lien
étroit avec les configurations d’alliances aux intérêts étrangers9.
Pour la première fois depuis 1955, les planteurs ivoiriens de cacao sont soumis
directement aux prix mondiaux. L’accentuation marquée de la baisse des cours
– que son origine soit liée aux « fondamentaux » du marché (le rapport offredemande-stocks), à l’impact de la libéralisation de l’offre ivoirienne ou plus probablement aux deux – s’est traduite par une baisse de plus de 50 % du prix payé
au producteur. L’hypothèse d’un contrôle total de la commercialisation par quelques
grandes firmes mondiales pourrait ramener à moyen terme les campagnes ivoiriennes
dans une situation de dépendance assez peu différente de celle de l’économie de
traite coloniale.
Dans cette situation difficile, la Côte d’Ivoire a pourtant des atouts dont bien
des pays de sa région ne disposent pas : un potentiel productif, des infrastructures
de bonne qualité, des cadres bien formés. Pour éviter les scénarios les plus pessimistes, dont les exemples ne manquent pas en Afrique, la Côte d’Ivoire a besoin
de reconstruire un projet national, ouvert sur les nouvelles réalités du monde, qui
lui permettront de refonder des politiques publiques favorables au maintien et au
développement de son capital physique et humain et à l’investissement. C’est ce
qui se joue actuellement10.
1. Pour une analyse plus détaillée des recompositions en cours nous renvoyons le lecteur au numéro spécial de la revue Politique
africaine intitulé « Côte d’Ivoire : la tentation ethno-nationaliste » (n° 78, juin 2000).
2. Houphouët-Boigny a représenté, puis dirigé la Côte d’Ivoire de son élection comme député du territoire à la Constituante
française de 1945 à son décès dans ses fonctions de Président de la République, fin 1993.
3. À cet égard, la perte d’autonomie en termes de politique économique due à l’appartenance de la Côte d’Ivoire à la zone
Franc doit être très largement relativisée puisque le pouvoir politique utilisait à plein les avantages liés à la liberté des mouvements de fonds à l’intérieur de la zone et à la convertibilité du franc CFA pour pérenniser et consolider les modalités de
prélèvement et de redistribution.
4. La « guerre du cacao », qui a duré 27 mois (juillet 1987-octobre 1989), a consisté en un arrêt des exportations de cacao
par la Côte d’Ivoire, dont l’objectif était de faire plier les industriels utilisateurs. Elle est révélatrice non seulement de
l’aveuglement politique de son initiateur – en lutte contre la « spéculation internationale » – mais aussi d’une grande
méconnaissance des forces du marché : capacité de résistance et d’adaptation des firmes et comportements opportunistes
des autres pays producteurs, qui ont su profiter du désistement ivoirien.
5. Cette décision est avant tout celle de la direction du Trésor français, qui ne pouvait plus soutenir les déficits des comptes
publics des États-membres de la zone Franc. Rapidement et sommairement habillée de voiles diplomatiques, elle confirme
l’alignement de la politique d’aide française sur les institutions de Bretton-Woods et la réduction de ses ambitions dans cette
partie du monde qui a perdu sa valeur stratégique – repli dont la Côte d’Ivoire a directement fait les frais.
6. Import-export (notamment du café et du cacao), production directe dans certains secteurs d’investissement colonial (cas
du bois, de l’hévéa, de l’ananas et de la banane), quelques industries de transformation (café et cacao bien sûr, mais aussi métallurgie et plastiques).
14 — Critique internationale n°9 - octobre 2000
7. Cette configuration renvoie à ce que nous avons dénommé le complexe café-cacao ivoirien, exprimant l’étroite imbrication des intérêts privés et de la classe politique. Voir B. Losch, Le complexe café-cacao de la Côte d’Ivoire. Une relecture de la trajectoire
ivoirienne, thèse, Université de Montpellier, 1999, à paraître chez Karthala.
8. Il est bien sûr extrêmement difficile d’avoir le contenu précis de l’actionnariat des firmes, dans la mesure où les liaisons
financières et les participations croisées entre sociétés écran sont très nombreuses – elles n’ont rien à envier dans leur complexité aux montages des grands groupes des pays industrialisés – et où les prête-noms sont fréquents. On retrouve cependant, nominativement et officiellement (par exemple dans la banque de données financières du ministère de l’Économie et
des Finances) les noms des principales personnalités du régime Houphouët-Boigny puis du régime Bédié ou de leurs
familles. SIFCOM comprenait jusqu’à très récemment (après le putsch) une participation directe de Bédié et passait pour
être contrôlé par des intérêts qui lui sont très proches.
9. Ainsi, dans un entretien de février 2000, Mamadou Koulibaly, ministre du Budget du gouvernement de transition, évoquait le clivage entre un camp Bédié et un camp Ouattara reflétant des oppositions au sein du patronat français entre la « vieille
garde des comptoirs » et les jeunes managers, symbolisés d’un côté par SIFCA et la CFAO et de l’autre par Bouygues et ses
sociétés locales. Politique africaine n° 77, mars 2000, p. 141.
10. Les dernières recompositions survenues après l’achèvement de cet article confirment à la fois le rythme des changements
qui affectent l’économie ivoirienne et les perspectives évoquées en termes de dépendance et de perte de contrôle. En effet,
le groupe américain ADM s’est emparé fin juillet 2000 de l’ensemble des actifs cacaoyers de SIFCA (installations de collecte et industries) à l’occasion d’un montage financier complexe associant le groupe minotier franco-sénégalais Mimran,
réputé proche d’Alassane Ouattara. Voir La Tribune, 26 juillet 2000.
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