“ U Aspects psychologiques de la douleur mammaire chez la patiente

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TRIBUNE
Aspects psychologiques de la douleur
mammaire chez la patiente
atteinte de cancer
Breast pain in women diagnosed with cancer:
psychological angle
“
U
S. Dauchy,
C. Lopez
Psychiatres, unité de psychooncologie, département de soins
de support, Gustave-Roussy,
Villejuif.
n numéro spécial consacré à la douleur mammaire se doit d’en considérer
les aspects psychologiques, tant les composantes émotionnelles et cognitives
de la douleur sont indissociables des composantes sensorielles. La perception
douloureuse peut en effet être influencée par l’état émotionnel, mais aussi par
les pensées et représentations associées à la douleur, ainsi que par un éventuel
passé douloureux. À l’inverse, la douleur a également un retentissement potentiel
sur l’état psychique, aux niveaux comportemental (troubles du sommeil, réduction
de l’activité, baisse de l’appétit, du désir sexuel, etc.), cognitif (troubles de l’attention ou
de la concentration) et affectif (certaines émotions négatives sont plus fréquemment
associées à la douleur, telles que la frustration, la colère, la peur, l’épuisement,
le sentiment de n’être pas aidé, la perte d’espoir, etc.).
On a choisi de circonscrire le champ de cet article aux aspects psychologiques
et psychiatriques de la douleur du sein chez la patiente atteinte d’un cancer, car le
modèle de la cancérologie est particulièrement adapté à la prise en compte des aspects
psychologiques associés à la douleur. La première raison en est la culture de prise en
charge globale et multidisciplinaire en cancérologie et une forte prévalence de difficultés
psychologiques, notamment émotionnelles, qui ont permis le développement de la
prise en compte systématique de ces aspects psychologiques, sous le vocable de psychooncologie. La prise en charge psycho-oncologique permet de soutenir le patient dans
son travail d’adaptation psychologique, y compris lorsque celui-ci s’accompagne d’un
déséquilibre psychopathologique ou de répercussions sur la relation de soins, et fait de
l’oncologie, lorsque l’organisation des soins respecte ces objectifs, un modèle de prise
en charge intégrée des aspects psychologiques et somatiques. La deuxième raison est
l’intrication particulièrement importante, dans la douleur mammaire chez la patiente
atteinte de cancer du sein, entre composante somatique (puisqu’il s’agit de l’organe siège de
la maladie) et composante psychique. Cette intrication est probablement plus forte encore
pour un organe aussi chargé d’affects et de représentations conscientes et inconscientes
que le sein, intrication qui, loin d’ouvrir le champ à l’interprétation symbolique hâtive,
doit plutôt inciter les cliniciens à une rigueur renforcée dans l’analyse de ces composantes
psychologiques. Nous allons explorer rapidement ces différentes composantes.
Plainte douloureuse et désordre émotionnel
La prévalence d’épisodes dépressifs chez les patients douloureux varie entre 5 et 85 %
en fonction des études ; et 15 à 100 % (en moyenne, 65 %) des patients déprimés présentent
des douleurs. Le risque de dépression paraît d’autant plus important que la douleur est
intense, prolongée et multiple (1, 2). Ce chiffre est à rapprocher de la fréquence d’épisodes
dépressifs chez les patients atteints de cancer : dans la récente méta-analyse de A.J. Mitchell
et al. (3) portant sur 70 études (n = 10 071), la prévalence de la dépression tous types
confondus (critères ICD, DSM) était de 16,3 % pour une prévalence d’épisodes dépressifs
majeurs (EDM) de 14,9 %. Chez ces patients atteints de cancer, le risque de dépression est
plus important en cas de douleur physique non contrôlée (2 à 4 fois plus de risque) [4, 5].
Chez les femmes traitées pour un cancer du sein, en particulier, la persistance de douleurs
à distance du traitement est associée à un risque accru de dépression (6).
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La douleur chronique est également associée à un risque plus élevé de troubles anxieux, et
notamment de trouble panique ou de stress post-traumatique (7). En cancérologie, des liens
importants entre la douleur et la peur de la récidive ont également été décrits. Celle-ci est définie
comme une inquiétude concernant la possibilité d’une récidive associée à des préoccupations
concernant le cancer et la santé en général. Ces inquiétudes sont directement liées à la perception
qu’a le sujet de son propre risque de rechute. Parmi les facteurs qui peuvent majorer cette peur
ou déclencher des réactions anxieuses paroxystiques figurent certains événements (cancer
d’un proche, examens de contrôle, document médiatique sur le cancer, etc.) ou l’expérience de
symptômes interprétés de façon erronée par le patient comme étant un signe de récidive, comme
la douleur, notamment lorsqu’elle concerne l’organe initialement malade (8).
Le risque suicidaire semble également plus important chez les patients douloureux.
L’étude de N.K. Tang et al., menée en 2006, retrouvait des idées suicidaires chez 20 %
des patients avec des douleurs chroniques. Cette étude concluait à un risque suicidaire
2 fois plus élevé chez les patients présentant des douleurs chroniques (9).
Au niveau biologique, le lien entre douleur et dépression n’est pas encore bien compris, mais
la sérotonine semble jouer un rôle important. Chez le patient déprimé, les taux de sérotonine
sont abaissés. Or, la sérotonine joue un rôle clé dans le processus douloureux, en particulier au
travers de projections neuronales descendantes qui partent du tronc cérébral (substance grise
périaqueducale et noyau du raphé). Ces voies descendantes exercent, en fonction du contexte
émotionnel ou affectif, un contrôle facilitateur ou inhibiteur (contrôle inhibiteur descendant)
de la nociception au niveau médullaire. Chez le patient déprimé, donc avec des taux de
sérotonine bas, les systèmes de modulation de la douleur seraient déréglés, moins efficaces, ce
qui expliquerait la fréquence des syndromes douloureux.
La douleur chronique est donc un facteur de risque potentiel de trouble émotionnel,
mais aussi un marqueur potentiel de perturbation émotionnelle, voire elle partage avec les
troubles émotionnels des voies pathogénétiques communes. La conclusion, en clinique, est
d’avoir toujours une grande vigilance vis-à-vis de l’état émotionnel des patientes ayant une
plainte douloureuse, qu’elle soit mammaire ou extramammaire.
Représentations associées à la douleur mammaire chez la patiente
atteinte de cancer
La douleur du sein de la patiente atteinte de cancer a parmi ses caractéristiques, et
en plus de ses composantes biopsychosociales, d’être parfois à l’origine de la découverte
de la maladie. Elle prend alors la valeur de “signal d’alarme” pour l’organisme, et ainsi est
susceptible de “matérialiser” les angoisses de récidive à venir. Elle peut d’ailleurs, dans ce rôle,
être investie comme un moyen d’avoir accès à l’état somatique : certains patients vont ainsi
tolérer une douleur modérée dont la stabilité est un facteur de réassurance.
Parfois, la douleur de la région mammaire est également secondaire aux thérapeutiques
(douleur post-mastectomie, lymphœdème, douleur neuropathique, etc.). Témoin de la
limite de la puissance médicale à guérir sans léser le corps sain, elle peut être alors une façon
d'exprimer la toxicité des traitements. Là encore, cette représentation peut être un facteur
d’entretien. Ainsi, certaines douleurs persistantes, éventuellement mal traitées par des
patients peu observants, peuvent venir témoigner de ce qui a été irrémédiablement “blessé”
par le cancer, dans une phase de rémission où les proches comme les soignants demandent
au patient d’aller mieux et de ne plus parler de l’épreuve de la maladie. Dans le même ordre
d'idée, lorsque la douleur reste la seule raison de contact avec la structure oncologique de
référence, sa persistance peut avoir pour effet de figer le lien avec celle-ci et d’éviter l’abandon
symbolique de la fin de la prise en charge oncologique.
Dernière représentation à prendre en compte, le lien imaginaire entre douleur et cancer
reste fort, et la notion de douleur non contrôlable est une des représentations traumatiques
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le plus souvent associées au cancer, qu’elle soit ancrée dans des expériences personnelles
(douleur postopératoire, par exemple) ou dans le souvenir de proches, parfois traités et
décédés des années auparavant.
Intégrer ces aspects psychologiques dans l’évaluation de la douleur
mammaire est essentiel
1. Bair MJ, Robinson RL, Katon
W, Kroenke K. Depression and
pain comorbidity: a literature review. Arch Intern Med
2003;163(20):2433-45.
2. Ohayon MM, Schatzberg AF.
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3. Mitchell AJ, Chan M, Bhatti H
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anxiety, and adjustment disorder
in oncological, haematological,
and palliative-care settings: a
meta-analysis of 94 interviewbased studies. Lancet Oncol
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5. Ciaramella A, Poli P. Assessment of depression among
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6. Fann JR, Thomas-Rich AM,
Katon WJ et al. Major depression after breast cancer: a
review of epidemiology and
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7. Asmundson GJ, Katz J. Understanding the co-occurrence of
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9. Tang NK, Crane C. Suicidality in chronic pain: a review of
the prevalence, risk factors and
psychological links. Psychol Med
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10. Syrjala KL, Jensen MP,
Mendoza ME et al. Psychological
and Behavioral Approaches to
Cancer Pain Management. J Clin
Oncol 2014;32(16)1703-11.
La conséquence pratique de ce bref passage en revue des aspects psychologiques liés
à la douleur mammaire chez une patiente atteinte de cancer du sein est la nécessité :
➤➤ d’évaluer systématiquement l’état émotionnel des patientes ;
➤➤ d’ouvrir avec la patiente un espace de parole suffisant, indépendamment de tout suivi
psychologique (on parle ici simplement d’ouvrir la relation médecin-patient “standard”
à la possibilité de verbalisation d’une parole subjective − tout soignant, du moment
qu’il a établi avec le patient une relation chaleureuse et de confiance, peut avoir un rôle
de ­facilitation de l’expression et de la communication émotionnelles du patient,
ce qui ­représente une des premières étapes du soin psychologique) ;
➤➤ de se garder de toute interprétation hâtive s’engouffrant dans la symbolique de l’organe ou
l’association à des symptômes psychopathologiques concomitants (expressivité émotionnelle,
par exemple) pour en faire des éléments explicatifs de la douleur.
L’objectif est ici d’assortir un examen somatique rigoureux, intégrant la recherche
d’une atteinte lésionnelle, à l’ouverture d’un espace de parole qui vise à permettre à la patiente
d’exprimer les émotions ou les représentations qui accompagnent la douleur mammaire et qui
seront autant de facteurs non pas directement causaux, mais d’entretien ou de fixation possible de
cette plainte douloureuse. Si le patient sent qu’il a le droit d’extérioriser sa tristesse ou son angoisse
sans craindre que l’autre ne le fasse taire (éventuellement en l’envoyant chez un psychologue…),
s’il perçoit dans l’écoute du soignant que celui-ci ne s’intéresse pas seulement à ses symptômes
physiques, il pourra d’autant plus facilement aborder d’autres domaines que sa douleur.
Enfin, au plan thérapeutique, dans ce modèle de la genèse multifactorielle, il ne s’agit
pas de choisir entre cause organique et cause psychogène, mais plutôt de savoir poser avec
raison, le cas échéant, l’indication des différents traitements, comme les antidépresseurs.
Certains instruments d’évaluation peuvent aider le clinicien. Par exemple, l’emploi du QDSA
(questionnaire de la douleur de Saint-Antoine) peut révéler l’importance des items de la classe
“affective”, douleur déprimante, suicidaire, etc. qui inciteront à rechercher un épisode dépressif.
Il pourra également être utile de repérer l’effet anxiolytique de certains traitements antalgiques,
en particulier chez des patientes anxieuses mais réticentes à le verbaliser, ou éprouvant même
des difficultés à identifier leur vécu émotionnel (patients alexithymiques).
Lorsqu’une prise en charge spécialisée est nécessaire, elle pourra faire appel à différentes
techniques ; le choix dépendra de la demande du patient (démarche psychothérapeutique,
ou à l’inverse demande médicamenteuse pure) et de l’importance de la détresse
et des symptômes. Chez certains patients qui souhaitent rester dans un abord somatique,
les techniques psychocorporelles pourront avoir un remarquable effet (10).
Pour conclure, la prise en charge psychologique des patients douloureux n’est acceptable
par le patient, qui la demande peu souvent, que si elle représente une partie intégrée
d’un soin global qui le reconnaisse comme personne entière et unique. Une prise en charge
scindée, clivée entre psychologue et somaticien, risque grandement de mettre en échec et
l’un et l’autre, tant le patient réclame d’être écouté plus loin que dans son seul symptôme,
du fait de sa douleur. L’important est de repérer précocement les troubles, voire de les
prévenir, notamment en autorisant au patient l’expression émotionnelle. Savoir proposer une
consultation conjointe ou une évaluation psychologique suffisamment intégrée pour qu’elle
soit acceptée permet ensuite d’associer au soin la dimension psychique, ce qui ne nécessite
pas forcément un suivi spécialisé.
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