Les Perses

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ESCHYLE
Les Perses
n° 1127
toujours fort estimée, mais assez peu lue, Les
T ragédie
Perses d’Eschyle paraissent dans la collection GF
sous la forme d’une édition séparée. Par rapport au
volume des Tragédies complètes d’Eschyle traduites par
Émile Chambry (GF n° 8), où Les Perses figurent bien
évidemment, ce nouvel ouvrage répond à une double
ambition.
• Proposer au public une traduction nouvelle, qui soit
pleinement lisible – c’est-à-dire une traduction littéraire,
et non pas « universitaire », une traduction visant à donner
dans notre langue un reflet de l’ensemble des aspects de
l’œuvre originale. On ne s’est donc pas limité à transposer
simplement le contenu discursif de la pièce : on a voulu
restituer aussi quelque chose de sa tonalité, ou plutôt de
ses diverses tonalités – tragique, bien sûr, mais aussi
épique, et peut-être secrètement ironique ; on s’est appliqué à donner une idée de la puissance poétique du langage
d’Eschyle, dans sa simplicité comme dans ses audaces ; on
a tenté de serrer ce langage, autant qu’il se pouvait, dans sa
densité, son mouvement et ses rythmes. Proposer une traduction lisible : mais, dès lors, une traduction jouable,
aussi bien…
• Mettre l’œuvre en perspective par un appareil critique
(notes, Présentation, Dossier) qui permette au lecteur
d’aujourd’hui d’en saisir la portée. Celle qu’elle pouvait
avoir pour Eschyle et ses contemporains, qui trouvaient
dans l’évocation du désastre des Perses devant l’armée
grecque, à Salamine, de quoi flatter leur orgueil national ;
mais également, par-delà cette antique confrontation entre
l’Occident et l’Orient, la portée intemporelle et universelle
qui est la sienne, dans la méditation qu’elle nous invite à
Les Perses
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mener, comme toute grande tragédie, sur les pièges que la
fatalité ourdit pour punir la démesure des hommes.
L’appareil critique s’attache ainsi à mettre en regard les
Perses imaginaires d’Eschyle avec les Perses réels – ceux
que les historiens, en particulier Hérodote, nous laissent
connaître ; à préciser le contexte historique, pour apprécier
la latitude qu’Eschyle s’est autorisée dans le traitement de
faits réels et contemporains ; à analyser, dans la composition de l’œuvre, la marque propre du poète-dramaturge,
mais aussi ce dont il est redevable à la tradition littéraire
grecque, en particulier à Homère et à l’épopée ; à souligner enfin l’originalité irréductible de ces Perses par rapport au genre de la tragédie, notamment tel qu’il a été
codifié ultérieurement par Aristote.
Le Parcours de Lecture qui suit reprend, développe et
prolonge certaines de ces pistes, et en explore quelques
autres.
Danielle SONNIER & Boris DONNÉ.
La tragédie des Perses est vieille de deux mille cinq
cents ans. Il serait absurde de vouloir en montrer la modernité, quand il y a tout à gagner à découvrir la puissante
étrangeté d’un texte « lointain et sauvage 1 ». D’emblée,
trois remarques s’imposent.
– Il s’agit sans doute (en concurrence avec les Suppliantes) de la plus ancienne des trente-deux tragédies qui
nous ont été conservées du répertoire grec, et la simplicité
tout archaïque de sa structure semble mettre en pleine
lumière les ressorts fondamentaux du tragique grec.
– Négligeant les sujets tirés de la mythologie ou de
l’épopée homérique, Eschyle prend ici pour thème un événement récent, la victoire des Athéniens et de leurs alliés grecs
sur l’armée perse, commandée par le « grand roi » Xerxès à
la bataille navale de Salamine (à quelques kilomètres
d’Athènes), en 480 avant J.-C. Or si l’on sait qu’Eschyle
était présent comme soldat à cette bataille, on comprend quel
intérêt personnel il porte à cet événement. Huit ans plus tard
(en 472 avant J.-C.) au théâtre de Dionysos à Athènes, au
pied de l’Acropole, il présente cette tragédie devant des gradins où sont assis bon nombre d’anciens combattants, et des
hommes et des femmes qui ont vu Athènes occupée, l’Acropole et ses temples incendiés.
1. J. de Romilly, Les Perses, PUF, coll. « Érasme », 1974, p. 21.
Les Perses
Eschyle est le mystère antique fait homme ;
quelque chose comme un prophète païen. Son
œuvre, si nous l’avions toute, serait une sorte de
bible grecque.
V. Hugo, William Shakespeare
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– Eschyle situe la scène en Perse (s’il avait choisi
Athènes, la joie des Athéniens vainqueurs n’aurait pas
fourni une donnée tragique !). L’action se passe donc au
palais royal perse, et les événements de 480 sont vécus et
commentés, avec le retard dû à la distance, du point de
vue des vaincus. Certes, la pièce est patriotique, elle
flatte la fierté d’être grec, elle donne à voir la douleur des
Perses qu’un tyran mégalomane a conduits au désastre.
Mais la peinture de la souffrance de l’adversaire vaincu
ne saurait se réduire à un exercice de ricanement
sadique : la tragédie ne se moque pas de la douleur, elle
la fait partager (terreur et pitié…) 1. Et par là, elle vise à
l’universel : elle demande aux vainqueurs de se mettre en
sympathie avec les vaincus. Surtout elle pose les grandes
questions « bibliques » : à quelles lois obéit l’histoire ?
Pourquoi la douleur ? Que veulent les dieux ? Que peuvent les hommes ? Pourquoi le malheur sur un homme,
sur une famille ou tout un peuple ? Autant de questions
qui fondent toute tragédie eschylienne.
I. LE
TRAGIQUE : ANGOISSE
ET ATTENTE, DÉSESPOIR
L’ANGOISSE
Les deux cent cinquante premiers vers en orchestrent la
montée progressive, en trois paliers successifs : le coryphée, le chœur, la reine mère viennent installer ce climat.
La pièce s’ouvre par un prologue, prononcé ici par le coryphée, chef et porte-parole du chœur. Le chœur entre avec
lui solennellement et se met en place lentement pendant
que leur chef s’exprime. Ce sont des vieillards (quinze
sans doute), notables du palais, préoccupés par le sort de
l’armée dont on est sans nouvelles. Le coryphée cherche à
se rassurer : la Perse est puissante, riche. Que peut-on
craindre au milieu de l’or qui resplendit partout ? Dans les
cinquante-six premiers vers, il utilise quatre fois le mot
1. Nous reviendrons plus loin sur l’aspect caricatural que prend parfois
la douleur perse.
poluchrusos (tout en or). Pourtant, « le tourment / point le
cœur de mon cœur » (• v. 10-11) ; son cœur est un
« prophète de malheur » (kakomantis thumos) qui lui inspire de noires inquiétudes et qui assombrit l’éclat de l’or.
Il a beau énumérer ensuite la formidable puissance de
l’armée « dorée » partie avec Xerxès, il trouve le temps
long et les messagers lents.
Le chœur, une fois en place (• v. 65), entonne son
Ier chant : on l’appelle la parodos, le chant d’entrée du
chœur, qui suppose danse et psalmodie. Pour autant, le
chœur n’est pas un élément décoratif ; il participe à
l’action, il est intéressé à l’avenir obscur. Ces vieillards
ont peur, pour eux-mêmes, pour leurs enfants absents ;
mais ils expriment aussi l’angoisse de tout un peuple, des
« femmes perses, de douleurs / prostrées » dont « les lits
sont tout pleins de larmes » (• v. 133-135). Ils élargissent
ainsi les propos alarmistes du coryphée. Toutefois, eux
aussi essaient de se rassurer : l’armée a déjà franchi l’Hellespont (le Bosphore) qui sépare les deux continents… Le
« troupeau merveilleux » conduit par Xerxès est comme
« la mer / qui déferle, irrésistible » (• v. 74 et 90). Mais le
cœur n’y est pas, les vieillards sont, plus que d’autres,
sujets à l’angoisse 1. Ces vieillards paralysés par l’âge et
l’anxiété sont donc la voix même du tragique, offerts aux
coups du destin sans moyen de défense. D’où l’importance du chœur dans les tout débuts du genre tragique, au
point qu’on a pu dire que « la tragédie est née du chœur
tragique, à l’origine elle fut le chœur et rien que le
chœur 2 ». Les Perses gardent bien des traits de ces origines, dans la mesure où le texte ressemble encore à un
« poème tragique », sans beaucoup d’action, tout en
« plaintes dolentes » (• v. 1077).
Après la parodos viennent les épisodes, les parties comprises entre deux chants du chœur, et tandis que les épi1. Cf. J. de Romilly : « Le chœur doit être à la fois plus intéressé que quiconque à l’issue des événements, et partout incapable d’y jouer luimême aucun rôle. Il est par définition impuissant. Aussi est-il le plus
souvent formé de femmes ou de vieillards, trop vieux pour aller se
battre. » La Tragédie grecque, PUF, 1970, p. 28.
2. Nietzsche, Naissance de la tragédie (1871), Gonthier, p. 47.
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sodes dialogués, au nombre de trois, nouent l’intrigue, les
chants du chœur réagissent aux péripéties de l’« action »,
se font la voix de l’opinion publique.
Le premier épisode commence avec l’entrée de la reine
mère, veuve de Darius, mère de Xerxès. Elle aussi est
animée par une « inquiétude sans nom » (• v. 165). Elle
sort d’un cauchemar : dans son sommeil, elle a vu deux
femmes, l’une perse, l’autre grecque, que Xerxès cherchait à mettre sous le joug (zugon, mot clé). L’une se laissait faire, l’autre se révoltait. Et Xerxès tombe de son char.
À son réveil, elle a vu deux rapaces se livrer bataille et
l’épervier massacrer l’aigle. Pourquoi ce duo féminin, ce
duel dans les airs ? La reine n’ose pas comprendre, mais
elle sait bien que les rêves sont envoyés par les dieux, et
que le vol des oiseaux est porteur d’un sens oraculaire…
En tout cas, les intuitions du chœur, les rêves et les
observations de la reine sont des signes dont la gravité
ascendante scande la montée de l’angoisse. Que reste-t-il à
faire quand on est femme ou vieillard ? Attendre.
ATTENDRE POUR APPRENDRE
Nécessité de subir, impossibilité d’agir, fébrilité de
l’attente ; le tragique pur, lisse, passif, est là : rien ne se
passe, tout s’est déjà passé. Attendre dans l’angoisse, c’est
laisser emplir le vide intérieur par l’imagination du pire.
Et le pire est toujours sûr (pour le personnage mais surtout
pour le spectateur qui sait, lui, parfaitement ce qui s’est
passé, ici ou dans les pièces mythologiques : il connaît le
sort qui attend Iphigénie, Agamemnon, Œdipe ou Priam).
Le tragique grec est donc aux antipodes du « suspense », il
ne titille pas la curiosité, il creuse la douleur. De là cette
conséquence : l’importance prépondérante du messager,
du messager porteur de mauvaises nouvelles 1. Si l’on voit
bien le rôle des messagers, on comprend alors la structure
de la pièce : chaque épisode fait intervenir une manière de
1. On pourrait, par exemple, citer le cas d’Œdipe roi de Sophocle : les
messagers ne cessent d’apporter à Œdipe des indices qui le désignent
comme le criminel que lui-même recherche.
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messager, ici « le » messager, ensuite Darius, messager
des dieux, enfin Xerxès lui-même.
« Le » messager vient confirmer ce que suggéraient
tous les signes profanes ou divins :
l’armée barbare, tout entière, a péri (• v. 255).
Après l’angoisse, le désespoir. La pièce ne sera plus
qu’un long lamento de deuil : la tragédie, c’est quand il
n’y a plus d’espoir. Mais cela pose un problème technique
au poète : le désespoir est profondément statique, comment y introduire de l’action ? Eschyle connaît son métier,
il sait donner du rythme, faire rebondir l’intérêt, accroître
la douleur par palier : avant le récit de Salamine, longue
énumération de disparus de haut rang ; après le récit
(• v. 435), une formule promise à un bel avenir dans les
arts narratifs, du genre « ce n’est rien encore, attendez la
suite ». Effectivement le messager distille lentement le
venin : vient le massacre de l’îlot de Psyttalie. Lamentations redoublées. Puis nous l’entendons évoquer la pénible
retraite des Perses à travers la Thessalie et la Thrace, avec
le franchissement catastrophique du Strymon, véritable
Berezina ! Et plus tard, c’est Darius qui révélera le
désastre de Platées, où périt l’essentiel de l’infanterie
perse (• v. 800-819).
APPRENDRE ET PUIS COMPRENDRE
Seule action véritable : l’initiative de la reine mère,
veuve de Darius. Forte d’un espoir en un avenir meilleur,
elle pratique un rituel capable de ramener des enfers le
fantôme de son époux, le père de Xerxès. Venu de l’audelà, Darius fonctionne comme un messager des dieux :
peut-être il sait quelque remède :
quel autre mortel dirait la fin de nos maux ? (• v. 631-632).
Oui il sait la cause des maux qui se sont abattus sur le
royaume. La reine sait ce qui s’est passé mais elle veut
comprendre. Elle sait qu’un tel malheur ne peut venir que
Les Perses
LE DÉSESPOIR
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des dieux, mais elle veut connaître leurs raisons : « à mes
yeux apparaît l’hostilité des dieux » (• v. 604).
Or seul un mort peut expliquer la volonté divine en
action dans l’histoire, puisque c’est dans l’au-delà qu’on
comprend. Les morts, plus proches des dieux, sortis de la
caverne où dansent les ombres des apparences, peuvent
seuls éclairer et donner du sens au malheur. Darius
s’empare des faits (en ajoute même : le désastre de Platées) et les éclaire, les développe comme le négatif d’une
photographie. Messager de l’au-delà, il fait comprendre ;
statue du Commandeur, il condamne.
À la fin du deuxième épisode, le chœur chante la
sagesse de Darius, son impérialisme intelligent, modéré,
respectueux de la volonté divine. Et à l’apparition solennelle de Darius succède l’arrivée du trop humain Xerxès
(• v. 909), troisième et dernier épisode. Xerxès, troisième
messager, somme toute, mais qui n’apporte que le spectacle lamentable de sa propre déchéance, messager devenu
message, chez qui le tragique le dispute au grotesque, pour
qui on hésite entre pitié et dérision.
Ainsi va crescendo, jusqu’au lamento final, jusqu’aux
« plaintes dolentes », la douleur des vaincus, douleur que
le Grec vainqueur, Eschyle, comprend tout en la condamnant. Car il sait que le sort des Perses peut être celui de
tout homme, que le bonheur (olbos) est à la merci de
l’erreur (Atè) et que rien n’est jamais acquis. Plus tard
Aristophane, dans sa comédie les Acharniens, écrira :
De leurs ennemis, les sages apprennent beaucoup (v. 375).
La tragédie la plus ancienne du répertoire doit le caractère sévère et dépouillé de sa structure, sa raideur statique,
moins à l’archaïsme qu’au souci de peindre la condition
humaine dans toute sa désolante faiblesse : les hommes
sont toujours sous la dépendance des dieux.
Schéma rapide :
– Premier épisode (• v. 155-531). Angoisse et désespoir : le messager des survivants.
– Deuxième épisode (• v. 598-851). La révélation : le
revenant Darius, messager des dieux.
– Troisième épisode (• v. 909-1017). Dernier messager :
Xerxès lui-même.
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DU TRAGIQUE
LA PRÉSOMPTION, ATÈ,
FATALITÉ, JUSTICE DIVINE
:
Les dieux sont mécontents, voilà la conclusion que les
vieillards tirent du récit du messager (• v. 281-282, 345346, 354, 362).
à quelle peine / les dieux ont-ils voué les Perses ? (• v. 281-282).
Il faut qu’un daïmôn ait anéanti l’armée,
et chargé la balance d’un sort [tuché] inégal (• v. 345-346).
La jalousie des dieux [ton théôu phthonon] (• v. 362), etc.
D’où vient cette jalousie ?
LA PRÉSOMPTION OU LA DÉMESURE (HUBRIS)
Les puissants aiment à contempler leur puissance : ainsi
se développent les vices les plus nuisibles aux mortels, le
contentement de soi, l’inutile éloge de sa prospérité
(olbos), l’orgueil. Les richesses, la réussite ne sont pas de
mauvaises choses en soi, mais elles le deviennent dès
qu’elles sont excessives. Cela nous est dit deux fois, pour
que nous le sachions bien (• v. 163-164, 250-252).
[je crains] que trop de richesse [megas ploutos] ne jette au sol,
[dans la poussière,
la prospérité qu’édifia Darios, avec l’aide d’un dieu. (• v. 163-164)
Le bonheur modéré et contrôlé a la bénédiction des
dieux, mais tout excès est puni. Le mécanisme de la catastrophe a été souvent décrit par les auteurs grecs : une trop
grande richesse fait naître chez les puissants le désir insatiable d’avoir plus. Cette passion porte un nom, la
pléonexia, « l’avoir-plus » (mot grec qui ne figure pas
dans notre texte, mais l’idée s’y trouve : « accroître ses
richesses », auxanein olbon, • v. 756). Pire encore, elle
engendre également la folie des grandeurs, la présomption, la démesure (hubris). C’est le chemin parcouru par
Xerxès : il n’a su, dans ses appétits de conquête, ni limiter
ses horizons ni modérer ses audaces. Au bout du chemin,
poussé par l’hubris, il a rencontré Atè, il a rendu les dieux
jaloux, ils sévissent.
Les Perses
II. AUTOUR
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ATÈ
Atè est citée deux fois, au début et à la fin du texte, par
le chœur. Celui-ci, qui hésite encore entre espoir et
angoisse, s’écrie d’abord :
Mais le piège qu’ourdit un dieu,
quel mortel pourra l’éviter ? […]
Atè, cette enjôleuse, égare
l’homme pour le prendre en ses rets (• v. 94-99).
Puis, en écho à Xerxès, le chœur tire le bilan de la
catastrophe : « le regard d’Atè » (• v. 1006).
Atè, c’est la déraison, l’égarement de l’esprit, le tropisme de l’erreur, la folie : envoyée par les dieux, c’est elle
qui punit l’hubris, la démesure, en faisant faire des bêtises
à l’orgueilleux. Tantôt nom propre, c’est une déesse qui
s’installe dans la tête du coupable et le fait déraisonner,
telle « Vénus tout entière ». Tantôt nom commun, c’est
une « maladie mentale » (• v. 751), un « nosos phrénôn »,
une maladie de la tête. « Atè est souvent présentée comme
une punition de l’hubris, une tromperie intentionnelle qui
pousse la victime à commettre de nouveaux crimes […]
quos vult perdere, Jupiter prius dementat [ceux que
Jupiter-Zeus veut perdre, il commence par leur ôter la
raison] » 1.
E.R. Dodds précise également qu’Atè, déesse, est synonyme d’alastôr et de kakos daïmôn, termes que l’on trouve
réunis dans un même vers :
O ma reine, il y eut, pour engager tous ces malheurs [i.e. le
désastre de Salamine] / un vengeur [alastôr], un méchant daïmon
[kakos daïmon] surgi on ne sait d’où. (• v. 354)
En fait, nous savons d’où il vient : Atè est envoyée par
Zeus, « le dieu punisseur », le dieu « qui demande des
comptes » (• v. 827-828), dieu euthunos (ce mot désigne le
vérificateur des comptes d’un magistrat !). Et Zeus n’est
pas regardant sur les moyens qu’il utilise pour maintenir
1. E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion, coll. « Champs »,
1977. Dodds explique que l’irrationnel est tellement incompréhensible
pour un Grec que ce dernier l’attribue d’abord à une puissance divine
installée en nous, avant de la désacraliser.
l’ordre ; ruses et pièges en tout genre sont des armes légitimes contre les impies présomptueux, car la justice
divine, c’est-à-dire l’ordre dans l’univers, n’a rien à voir
avec la morale. Xerxès va en faire l’expérience : s’il
commet erreur sur erreur, crime sur crime, c’est par l’effet
d’un aveuglement d’origine divine, d’un « piège ourdi par
un dieu » (• v. 94). C’est une des expressions clés du
texte : dolomètin apatan théou. Mot à mot, la tromperie
d’un dieu (apatan théou) ourdie par une intelligence rusée
(dolometin). Dolomètis, adjectif, est un curieux assemblage de deux substantifs ; dolos : la ruse, mètis : astuce.
Cette mètis demande explication, qui nous est fournie par
M. Détienne et J.-P. Vernant dans Les Ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs 1. La mètis, c’est l’intelligence
pratique, le savoir-faire, la roublardise ; elle est opposée à
la noèsis, la pensée abstraite, la réflexion. Platon, c’est la
noèsis ; Ulysse, Thémistocle, c’est la mètis, Zeus aussi !
Mètis, avant de perdre sa majuscule, fut une déesse : première épouse de Zeus, enceinte d’Athéna (également
experte en mètis), elle fut avalée par Zeus qui craignait son
adresse perfide. Par là, « Zeus s’incorpore la mètis, il
devient lui-même Mètis », expert en dolos, ce qui est
indispensable dans le monde impitoyable des dieux. Car
Zeus, usurpateur du pouvoir de son père Cronos, est toujours sur ses gardes !
Explicite chez Eschyle, le thème du dolos, à la fois ruse et piège,
se retrouve dans tous les récits mythiques des combats que Zeus
doit soutenir 2.
Zeus et dolos sont liés. Ainsi, le dieu pousse Xerxès à la
faute ; et à la folie s’ajoute la malchance (tuchè) : Zeus
gèle le Strymon pour le dégeler au passage des Perses !
Entre folie et malchance, que peut Xerxès, lamentable
Picrochole ?
1. Flammarion, coll. « Champs », 1978.
2. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La Mètis des
Grecs, Champs-Flammarion, 1978, p. 66.
Les Perses
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LES ERREURS DE XERXÈS
Personne ne les a identifiées et définies avant que
Darius ne les révèle comme telles : ambitions stupides,
lubies imbéciles, choix stratégiques incohérents. Nous les
connaissions déjà, mais nous savions qu’elles étaient suggérées par le « dieu vengeur », rusé et malveillant. Ces
erreurs sont au nombre de quatre.
• L’invasion de la Grèce
Le songe de la reine nous a déjà renseignés sur ce
point : des deux femmes, l’une accepte le joug, l’autre le
refuse. Darius en éclaire le sens (• v. 759-786) dans la
tirade où il déploie la généalogie des grands rois et juge
leur politique. Les bons rois sont ceux dont « la raison
gouvernait la vaillance » (• v. 767), ceux à qui les dieux ne
sont pas hostiles. Ce sont des sages parce qu’ils respectent
les données naturelles de la géographie, ce qu’on pourrait
appeler la géopolitique divine. Darius chante les louanges
des unificateurs de l’Asie sous le sceptre perse, parce que
cette ambition est conforme à la géographie. En revanche,
vouloir conquérir la Grèce mérite la colère des dieux,
parce que les mers (le Bosphore entre autres) sont des
frontières naturelles inscrites dans l’ordre intangible de
l’univers, dont les dieux sont les garants. D’ailleurs, avant
même les dieux olympiens (génération de Zeus), c’est
Gaïa, la terre, qui a enfanté le ciel (Ouranos) et la mer
(Pontos). Par là, elle a établi un monde différencié et
stable, voulu par elle. Xerxès voudrait-il que Gaïa puisse
agréer un retour au chaos primitif ?
• Les ponts sur le Bosphore
Pire encore, l’attentat perpétré contre le Bosphore !
Jeter un pont sur la mer (Pontos), « jeter un joug au collier
de la mer » (• v. 71, expression qui fait écho au v. 49-50 :
« jeter sur la Grèce un joug de servitude »), c’est vouloir
modifier la géographie naturelle, boucher un détroit, marcher sur les eaux (et pourquoi pas voler dans les airs,
comme l’a fait Icare l’imbécile ?).
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Eschyle utilise ici un verbe rare, « metarrhutmizein
poron » (• v. 747) dont la meilleure traduction serait peutêtre « dénaturer le détroit ». Car il faut comprendre que les
attentats de Xerxès contre la nature sont tout aussi « contre
nature » que les crimes monstrueux qui alimentent le
théâtre tragique ; Atrée tuant les enfants de son frère et les
lui faisant manger, Œdipe assassinant son père et épousant
sa mère, etc.
• Le désastre de Salamine
Le messager l’attribue à un alastôr que nous connaissons (• v. 954), à « la jalousie des dieux » (• v. 362), mais
aussi à « la ruse de l’homme grec » (• v. 362). Cet homme
est Thémistocle, jamais nommé ! En fait Thémistocle
ourdit deux ruses, mais le messager ne parle que de la
seconde, la moins célèbre, ne faisant qu’une allusion
(• v. 413) au plan stratégique, au dolos imaginé par le stratège grec, essentiel dans l’explication de la victoire. Les
vaisseaux grecs étaient trois fois moins nombreux que les
perses ; il choisit de combattre dans le détroit, entre l’île
de Salamine et la côte, pour obliger l’ennemi à n’engager
ses navires que par petits paquets dans le goulet. C’est
alors qu’Atè vient aveugler Xerxès, mais à la suite d’un
second dolos : Thémistocle demande à l’un de ses serviteurs de se faire capturer par une patrouille perse et de
trahir en révélant que les Grecs ont peur, sont désunis et
vont fuir. Aussitôt Xerxès fait boucher les issues de la
baie : c’est ce que voulait Thémistocle pour contraindre
ses propres alliés réticents (Sparte) à combattre là où il
veut. Ainsi, non seulement les conditions stratégiques sont
défavorables à Xerxès et les qualités manœuvrières des
marins athéniens sont sans égales, mais le roi commet
l’imprudence de combattre sur mer (imprudence ou
impudence ?), c’est-à-dire chez Poséidon, le dieu qu’il a
insulté au Bosphore !
Les Perses
Il [i.e. Xerxès] s’est flatté de contenir le cours de l’Hellespont sacré, /
de ce Bosphore où coule un dieu, comme un esclave dans des
liens ! [...] / Simple mortel, il s’est imaginé qu’il vaincrait tous les
dieux ! (• v. 745-749)
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• La destruction des temples de l’Acropole
C’est Darius qui nous en parle. Le messager ne s’en est
pas vanté, c’était à ses yeux sans importance dès lors que
les Perses n’y avaient rien perdu. Sans doute cette destruction a-t-elle eu lieu après Salamine, réaction de dépit
furieux. En tout cas, ce sacrilège sera payé comptant à la
bataille de Platées :
apogée de leurs maux,
prix de leur présomption [hubris], de leurs pensées impies
(• v. 807-808)
Curieux personnage que ce Darius, statue du Commandeur ! Il a pourtant des ignorances qui méritent explication. Mort, il a pris connaissance des oracles divins, il sait
ce qui attend son fils. Mais il ne sait rien des faits, de leur
chronologie. C’est pourquoi, à son arrivée, il interroge sa
veuve avec la rigueur d’un professionnel de l’information
et en tire la conclusion suivante :
Comme ils se sont vite réalisés, tous ces oracles (• v. 739)
C’est que la connaissance des oracles n’entraîne pas la
connaissance des dates de leur accomplissement, peut-être
parce que les morts « vivent » hors du temps !
Pour conclure, quelle est, dans tout cela, la place de la
fatalité ? Est-ce elle qui fait tout, comme on se plaît à le
dire ? Sur ce point, écoutons J. de Romilly :
Rien de ce qui arrive n’arrive sans le vouloir d’un dieu, mais rien
n’arrive sans que l’homme y participe. Le divin et l’humain se
combinent 1.
Le tragique, somme toute, commence quand la responsabilité de l’homme est engagée et qu’il ne peut plus rien
contre la justice divine qui sévit. C’est Xerxès lui-même
qui s’est engagé sur le chemin des ténèbres où il devait
fatalement rencontrer Atè.
1. La Tragédie grecque, op. cit., p. 172.
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Si Xerxès reste responsable de ses malheurs, Athènes et
ses alliés, de leur côté, ont leur propre mérite dans la victoire. Les dieux n’ont pas tout fait. Eschyle, avec discrétion mais clarté, souligne le rôle joué par Athènes et
exprime sa fierté patriotique : Athènes doit sa victoire à
ses vertus, à ses institutions, à sa nature propre.
Les compliments les plus flatteurs viennent de l’adversaire : « au souvenir des Athéniens, comme je pleure »,
confesse d’abord le messager (• v. 285), « souvenez-vous
bien d’Athènes », conseille ensuite le sage Darius (• v. 824).
Et la reine qui demande avec une arrogance naïve où se
situe cette ville en gardera aussi le souvenir cuisant ; la
réponse du messager définit à grands traits ce qui fait sa
force (• v. 230-242), en prenant soin de souligner le parallèle avec la Perse.
L’OR ET L’ARGENT
Alors que les Perses sont couverts d’or dans leurs
palais, les Athéniens n’ont que de l’argent, et dans la terre
(• v. 238). Il s’agit là de la mine du Laurion, découverte en
483 avant J.-C., trois ans avant Salamine. Dès lors, la mine
assura à la cité un revenu annuel considérable. Bien plus,
Thémistocle proposa de prêter l’argent aux cent plus
riches citoyens de la ville et de les charger de mettre en
chantier chacun une trière (navire de guerre). L’argent en
terre est conservé pour le service de l’État.
LES ESCLAVES ET LES CITOYENS LIBRES
Les Grecs sont libres :
Ils ne peuvent être dits esclaves, ni sujets, de personne (• v. 242).
La démocratie athénienne n’a donc rien à voir avec le
despotisme perse. En fait, comme à Athènes la plupart des
esclaves étaient d’origine barbare et asiatique, les Athéniens se plaisaient à penser que tous les Perses étaient
réduits, chez eux aussi, à la condition d’esclaves. Mais le
Les Perses
III. AUTRE POINT DE VUE :
L’INTERPRÉTATION POLITIQUE
22
mot doulos (esclave) n’a pas le même sens des deux côtés
de la mer Égée. En Asie, la société très hiérarchisée fait
que tout le monde est « esclave », comme l’explique
O. Picard : à chaque degré, le subordonné est « l’esclave » de son supérieur et au sommet de la pyramide, les
grands vassaux, les satrapes, les vieillards du chœur sont
« esclaves » du grand roi, qui seul est libre 1.
C’est exactement le despotisme défini par Montesquieu.
Cet esclavage consenti est d’ailleurs revendiqué comme
nécessaire par le chœur, qui craint un changement de
régime si le grand roi disparaît :
Dans l’Asie, on ne vivra plus
assujetti aux lois des Perses,
on ne leur acquittera plus
le tribut que l’on doit au maître,
on ne se prosternera 2 plus
pour recevoir leurs ordres […]
Lors pour la langue des mortels
plus d’entrave : ainsi délié
le peuple est libre de parler ;
délié le joug de la force ! (• v. 584-694)
Ainsi les Grecs savent se battre parce qu’ils sont
pauvres et n’ont rien à perdre, parce qu’ils sont libres et
redoutent l’esclavage. En face, un cliché très répandu voulait que les soldats perses fussent poussés au combat à
coups de fouet.
Salamine, c’est la victoire de la jeune démocratie athénienne.
L’ARC ET LES FLÈCHES CONTRE LA PIQUE ET L’ÉPÉE
Cette opposition est si souvent reprise (• v. 85-86, 146148, 239-240, 278, 1020-1022) qu’elle doit porter un sens
lourd. Pour les Grecs, l’arc est l’arme des lâches (celle du
beau Pâris dans l’Iliade), l’épée est l’arme des braves
(celle d’Achille). Car l’arc frappe de loin, l’archer voit
1. O. Picard, Les Grecs devant la menace perse, SEDES, 1974, chap. XII.
2. Au v. 588, cet agenouillement est une allusion à ce que les Grecs
appelaient la proskunèsis, la prosternation de rigueur devant le roi, posture humiliante qui semblait aux Grecs caractéristique de cet esclavage
institutionnel.
sans être vu, tandis que l’épée, en affrontement loyal 1, est
seule digne du « champ d’honneur ». La guerre est une
activité noble, encore faut-il que le combattant s’expose
aux coups, qu’il coure un risque. On ne peut tuer avec
gloire sans risquer d’être tué. Vieille conception homérique, reprise plus tard sur ce lingot de plomb estampillé
Corneille :
À vaincre sans péril on triomphe sans gloire 2.
La défaite des Perses a donc une double cause : la mauvaise humeur des dieux, et la bravoure des Grecs. Mais
Athènes est valorisée par rapport aux autres cités
grecques, parce qu’elle est la seule vraie démocratie, et
parce qu’elle a fourni la majeure partie des trières à Salamine (cent quatre-vingts, et Sparte, par exemple, seulement seize). Toujours est-il qu’il reste prudent de commencer par remercier les dieux :
Le dieu donna aux Grecs le prestige naval [donner le kudos, mot
difficile : supériorité, victoire ou gloire]. (• v. 455)
LE BON ET LE MAUVAIS GOUVERNEMENT
Eschyle ne nie pas pour autant, lui qui appartenait à une
vieille famille aristocratique, que la monarchie puisse être
une bonne forme de gouvernement : Darius en est
l’exemple. En face de Xerxès, le mauvais roi, il est idéalisé, il est « comme un dieu ».
– Avant de disparaître, Darius fulmine les condamnations et formule les bons principes. Tel Moïse sur le Sinaï,
il dicte ses commandements : gérer sagement son
royaume, dans les limites voulues par Gaïa, ne plus
convoiter la Grèce.
Zeus, punisseur, tient des comptes sévères [euthunos] :
il s’abat sur les pensées par trop orgueilleuses (• v. 827-828).
1. Le v. 240 présente une belle hypallage, très eschylienne (fréquente
dans les chœurs) : les épées y sont qualifiées de stadaia, ce qui doit
signifier :« les épées (des soldats) qui combattent de pied ferme ».
2. Le Cid, v. 434.
Les Perses
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24
Un sort particulier peut être fait à la belle métaphore des
vers 820-822, qu’on peut s’amuser à rendre en alexandrins
très (trop ?) classiques :
Point ne sied aux mortels trop de prétentions [huperphronein :
« avoir la grosse tête »]
Car l’orgueil [hubris] mûrissant produit l’épi d’erreur [atè]
La moisson de l’été n’est faite que de larmes.
– Ces larmes sont celles de Xerxès. Eschyle donne à
voir, dans le dernier épisode, l’ampleur de la honte qui
l’accable. Son père dictait les lois comme Moïse, lui se
lamente comme Jérémie sur les ruines de Jérusalem, tout
en reconnaissant qu’il porte toute la responsabilité d’un
pareil désastre :
Me voici, lamentable,
moi qui suis devenu un mal
pour la race des miens (• v. 931-933).
Comme il est tout-puissant, la honte de la défaite (comme
le ferait la gloire de la victoire) est tout entière pour lui,
alors que cette gloire qui le fuit auréole chacun des citoyens
athéniens. Et voilà la raison pour laquelle les grands noms
de Thémistocle et d’Aristide ne sont jamais prononcés. Le
peuple athénien seul a le kudos, seul il mérite les couronnes
de laurier. Les héros ne sont plus ceux d’Homère ; ces
vanités, ces glorioles individuelles n’ont leur place que dans
les catalogues des forces barbares et, suprême dérision,
dans la liste des morts que donne le messager.
IV. PROPOSITIONS D’EXPLICATIONS
DU TEXTE : LIGNES DIRECTRICES
→ Prologue et parodos (V. 1-100)
• Le prologue expose la situation
Le coryphée cherche à faire taire l’inquiétude de son
cœur, en contemplant ou en imaginant le luxe barbare (au
palais, à l’armée, à Suse et Ecbatane), puis en s’exaltant
sur les forces armées, si puissantes que le regard ne saurait
25
• Poétique des noms propres
Les noms des chefs barbares chantent la musique d’un
Orient mystérieux et sonore, musique exotique à quoi les
Grecs étaient très sensibles, comme nous…
• Le chœur de la parodos
Il reprend les mêmes thèmes : il se gargarise des
exploits déjà accomplis (le joug mis sur le Bosphore), la
conquête du monde est programmée. Puis, par effet de
chiasme par rapport aux propos du coryphée, nouvelle
allusion à l’or, mais sous un aspect inattendu :
[Xerxès,] cet homme égal des dieux, et dont la race est née de l’or
(• v. 80).
La tradition voulait que les Perses fussent les descendants de Persée, fils de Zeus et de Danaé (fécondation in
auro !). Zeus, amoureux de Danaé, sévèrement cloîtrée
par son père, parvint à ses fins en répandant une pluie d’or,
par une fente du toit, sur la prisonnière. Ainsi les Perses
non seulement ont de l’or, mais sont en or !
• Les imprudents
Les voilà victimes de ce qu’on a appelé l’ironie tragique. Cette figure du discours consiste à mettre dans la
bouche du sujet parlant des propos dont la portée est radicalement contraire à ce qu’il croit. En se vantant, il croit se
rassurer, faire preuve de lucidité, alors qu’en réalité il dit
tout ce qu’il faut pour irriter les dieux (Xerxès, « égal des
dieux » ! • v. 80). L’hubris est aussi sur lui !
• Le lyrisme choral
Le principe du lyrisme choral veut qu’à la strophe corresponde l’antistrophe, le texte de la strophe, psalmodié,
accompagnant et rythmant les évolutions chorégraphique
Les Perses
en supporter le spectacle terrible à voir (• v. 27 et 48). Le
catalogue qu’il donne des chefs (voués à la mort) est imité
d’Homère (Iliade, chant II) ; il évoque en même temps
l’étendue de l’empire, de l’Égypte au Pakistan…
26
dans un sens, celui de l’antistrophe dans l’autre (strophè,
de stréphò : tourner). Strophe et antistrophe sont composées sur la même prosodie : ainsi, par exemple, le vers 65
(• strophe 1) présente le même schéma quantitatif que le
vers 73 (• antistrophe 1), c’est-à-dire :
∪∪––∪∪––∪∪––
et ainsi de suite pour les vers suivants. Ce parallélisme
rythmique s’accompagne d’un parallélisme de fond :
Strophe 1 : le Bosphore est vaincu
Antistrophe 1 : le monde entier le sera
Strophe 2 : Xerxès aux mille bras
Antistrophe 2 : son armée, irrésistible
Mais :
Strophe 3 : le piège ourdi par un dieu
Antistrophe 3 : Atè et ses filets
• La langue lyrique
Elle emprunte au dialecte dorien ses sonorités lourdes.
– Beaucoup de mots forgés formant ce qu’on appelle
des « hapax » (un seul emploi connu) ; exemple : linodesmos (aux liens faits de fils de lin).
– Nombre de métaphores hardies (le joug autour du cou
de la mer, le filet tendu par Atè qu’un bond ne saurait franchir, etc.).
– Syntaxe déconstruite, juxtaposant les mots qui prennent
un sens par effet de voisinage ; mosaïque de mots où chacun,
par son timbre, sa place, fait rayonner autour de lui son sens
et reçoit celui des autres. Exemple vers 81-82, mot à mot :
bleu-nuit, de ses yeux, regardant, sanguinaire, un regard de
dragon. Le chœur, d’une façon générale est saturé de métaphores, parfois obscures, le texte étant parfois peu sûr.
→ La bataille de Salamine ( v. 396-432)
C’est sans doute le passage le plus célèbre de la pièce, et
certainement celui qui évoquait des souvenirs précis dans la
mémoire de certains spectateurs. On ne s’étonne donc pas
de lire moins un récit de bataille qu’une série d’images
fortes, une sorte d’ode lyrique. Ces images sont de celles
qui peuvent s’être installées le plus solidement dans la
mémoire des anciens combattants qui, tel Fabrice à
Waterloo, n’ont rien compris au déroulement de la bataille
et n’en gardent que des flashes et des sons.
Tout est plein de bruits et de fureur. On attendait
Homère ou un historien, on trouve Shakespeare : aucun
fait d’armes individuel, aucun duel épique (comparer avec
Hérodote, VIII, 83 et s.). Paradoxalement, l’historien est
plus proche d’Homère, plus attentif aux exploits des héros.
Confirmation : la gloire ne va pas aux Achilles, mais au
peuple dans son ensemble.
Violence des images : fracas des navires éventrés, des
étraves de bronze heurtant le bronze, des rames brisées, des
corps tombant dans la mer et même des crânes heurtant les
rochers des écueils et des rives, grondement de la mer
(rhotos) auquel répondent des grognements indistincts des
Barbares (même bruit que la mer). Et par-dessus, la voix
claire et construite de la langue grecque qui domine le tohubohu et donne un but et une rationalité à ce combat de
chiens. La Marseillaise athénienne se fait entendre : « délivrez / votre patrie, délivrez vos fils et vos femmes »
(• v. 403-404). La victoire finale baigne dans le sang, avec
l’image la plus violente, les Grecs assommant à coups de
planche, « comme des thons », les derniers rescapés.
Dominante, en langue grecque, des gutturales et des
dentales : le verbe païô (frapper) quatre fois en rejet.
Jusqu’à ce que la nuit indifférente jette un regard froid sur
la musique sinistre des agonisants.
Quand on lit dans Hérodote (VIII, 90) que Xerxès, dans
sa dérisoire mégalomanie, s’est assis au pied du mont
Aigaléos, en face de Salamine, pour y jouir du spectacle
de la bataille (• v. 466), comment ne pas imaginer
qu’Eschyle ait voulu faire hommage au peuple souverain,
assis au pied de l’Acropole en reconstruction, de cette
solennelle naumachie ?
→ Le commos final (v. 1002-1077)
On appelle commos un dialogue entre le chœur et un
personnage dans des circonstances de douleur paroxys-
Les Perses
27
28
tique. Il appartient donc totalement à la partie lyrique du
texte, psalmodié et dansé, divisé en strophes et antistrophes.
Ce troisième et dernier épisode, qui nous fait voir
Xerxès, se termine par un long dialogue entre le roi et le
chœur (Xerxès s’adresse au chœur à la deuxième personne
du singulier). Le mouvement final dessine une sorte de
dérive vers la fureur masochiste, chacun renchérissant sur
l’autre (• v. 1002-1003, 1007-1008, 1032-1033) ; effet
inquiétant de compétition dans le délire et l’autoflagellation, entre des derviches « tourneurs » (stréphô) en état
second. Peu à peu le texte n’est plus qu’un commentaire
aux cris de douleur (ototoï, oïoï, io, ioa, etc.). Ce n’est plus
un dialogue mais des cris alternés. Les strophes ellesmêmes se défont, plus rien n’est dit. Fond et forme partent
à la dérive.
La scène est d’abord un spectacle donnant à voir les
gestes qui accompagnent le texte : on se frappe la poitrine,
on s’arrache barbe et cheveux, on déchire ses vêtements
devant un public grec qui n’aime guère ce genre d’outrances barbares. Il est donc logique de penser qu’Eschyle
ait voulu, en libérant ces gesticulations orientales, faire
œuvre satirique et donner à sourire, au moment où Xerxès
présente une image de lui lamentable qui n’est plus celle
d’un roi : ultime vengeance de Zeus.
D’ailleurs les propos mêmes du roi prennent une coloration vaguement ridicule lorsqu’il se plaint de ne plus
avoir d’escorte (comme si c’était la conséquence la plus
fâcheuse de ses défaites) et qu’il serre sur son cœur un
paquet de flèches, ultime trésor dont nous avons vu la
triste signification.
À partir du vers 1038, l’expression « rentre au palais »
marque le début du cortège constituant l’exodos (sortie du
chœur). Le chœur et Xerxès quittent la scène lentement au
moment où les strophes se défont en cris primaires.
Ainsi le roi est nu, il n’est plus qu’un homme, ou plutôt
qu’une épave salaminienne, échouée aux marches de son
palais, dont il vient heurter, de son front vaincu, les
marbres et les ors.
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BIBLIOGRAPHIQUE
• Hérodote, Histoires, Livres VII-VIII, Les Belles Lettres.
• Olivier Picard, Les Grecs devant la menace perse, SEDES,
1980.
• Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, PUF, 1970.
• La Crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle, Les Belles
Lettres, 1958.
• Les Perses, PUF, coll. « Érasme », 1974.
André POIZAT.
Les Perses
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