Le Courrier des addictions (9) – n° 4 – octobre-novembre-décembre 2007 114
en a tiré six “situations de vie”
types qu’on a présentées alors à
229 patients schizophrènes, en
leur demandant celle qui avait
leur préférence, qu’ils jugeaient
meilleures que la leur. Deux de
ces vignettes décrivaient des
situations radicalement oppo-
sées : l’une correspondait à une
vie chaotique d’artiste de rue,
en rupture de ban et de traite-
ment, l’autre à l’enfermement
et isolement dans une commu-
nauté religieuse. Nous nous
attendions à ce que les patients
préfèrent la forme de liberté dé-
crite par la première vignette. Il
n’en n’a rien été : ils préféraient
la seconde ! Cela nous interroge
beaucoup sur l’état de nos pa-
tients. Ce type d’étalonnage de
la qualité de vie, très innovant,
a certainement ses limites. En
donnant vraiment les moyens
aux patients de s’exprimer se-
lon leurs possibilités, il a le mé-
rite de servir de poil à gratter,
de secouer le cocotier des certi-
tudes des psychiatres.
Le Courrier des addictions :
Quelle est la valeur scientifi-
que de ces mesures de qualité
de vie ?
B. F. : Nombreux sont, en effet,
ceux qui s’interrogent sur la
légitimité de ce type d’évalua-
tion : il s’agit, en effet, de me-
sures exclusivement subjectives
et non objectives comme on en
a l’habitude. Dès lors se pose
bien la question d’envisager de
réaliser un travail scientifique
portant sur l’évaluation de tel-
les caractéristiques. Par exem-
ple, le sous-score de dépression
(PRO) qui est, semble-t-il, une
constante de toutes les échelles
de qualité de vie, de l’évalua-
tion de la souffrance psychique.
Certaines personnes, atteintes
de maladies très sévères, vont
“en rabattre” d’elles-mêmes
sur leurs revendications “de
bien-être”, et, s’ajustant à leur
état, répondront à des questions
concernant un état de dépression
possible : “ça va !”. Et ils ob-
tiendront un score de qualité de
vie “meilleur”, alors qu’en fait,
selon des critères plus généraux
pour ne pas dire objectifs, “ça
ne va pas !”. D’où l’intérêt de
recouper “les ressentis” décla-
ratifs, pour approcher de façon
plus précise la qualité de vie
réelle des patients, comme nous
l’avons fait avec l’OPS pour
les patients schizophrènes. Le
PRO, souvent, ne suffit pas !
La recherche en psychiatrie
a été trop longtemps victime
d’une OPA de la neurobiolo-
gie qui fait du neurone et des
neuromédiateurs son paradig-
me. Au point, qu’aujourd’hui,
le champ épistémologique de
la santé mentale est la biologie,
avec l’obligation, pour le cher-
cheur qui s’y intéresse, de prou-
ver en permanence son objecti-
vité : tout ce qui est objectivable
par imagerie médicale, dans un
tube à essai est scientifique. Tout
ce qui est proche de la vie du pa-
tient, appartient à la trivialité que
l’on écarte de la main. Au nom de
quoi ? Au nom de qui ? Les gens
ne sont pas que des neurones !
Personnellement, je milite pour
que l’on fasse “de la science”
aussi avec le subjectif. Si nous ne
le faisons pas, ce sont des “gou-
rous” qui le feront !
La vie ne se résume pas
au cortex préfrontal !
Le Courrier des addictions :
Comment intégrer la notion
de qualité de vie en ce qui
concerne le problème plus
spécifique des addictions?
B. F. : Justement, pour des pa-
tients “addicts”, la vraie ques-
tion de la privation de liberté
n’est pas un problème de neuros-
ciences mais une question philo-
sophique. Le cortex préfrontal ne
résume pas toute leur vie ! Il faut
éminemment en tenir compte.
Pour ces patients, précisément,
nos traitements ne constituent
pas a priori une amélioration
de leur qualité de vie mais, sou-
vent, une forme de dégradation,
alors que c’est l’inverse pour
leur entourage, leur famille.
Ils ont tendance à choisir la sé-
dation de leur mal-être, ou de
maximaliser leur bien-être, dans
l’instant, avec le ou les produits
dont ils sont dépendants, al-
cool ou drogues, et dont on les
prive. Ils ont beaucoup de mal
à se projeter dans l’avenir. Il
nous faudra tenir compte éga-
lement de la modification de
conscience induite par les pro-
duits eux-mêmes. Les mesures
de qualité de vie ne mesure-
ront pas tout à fait les mêmes
choses chez eux que chez les
patients “classiques” de psy-
chiatrie. Mais, comme dans le
cas des patients psychiatriques,
schizophrènes, en particulier,
il n’est pas sûr que l’approche
empirique déclarative classique
soit “valide” pour faire ce genre
de mesure. Pour finir, il est très
difficile d’envisager des études
de suivi à long terme avec des
toxicomanes (un certain nombre
sont SDF, ont des personnalités
borderline, disparaissent dans
la nature…). On les limite donc
dans le temps, à six mois-un an,
ce qui en restreint sérieusement
l’intérêt! On ne mesure pas, en
effet, les mêmes choses à 5 mois
qu’à 5 ans ! Ou alors, on “se ra-
bat” sur des études de cohortes,
par définition plus faciles à me-
ner que des essais randomisés,
surtout lorsque les populations
étudiées sont coincées en insti-
tution.
Le Courrier des addictions :
Comme celles que vous avez
étudiées en 2003 et 2004
dans 23 établissements péni-
tentiaires français ? (***)
B. F. : Oui, pour la première
fois, en France, nous avons
mené une étude épidémiologi-
que transversale de grande am-
pleur auprès de 800 hommes
incarcérés, tirés au sort dans
23 établissements pénitentiai-
res français (maisons centrales,
maisons d’arrêt, centres de dé-
tention), 100 hommes dans un
établissement de Martinique
et 100 femmes dans deux éta-
blissements. La technique de
repérage diagnostique, très ori-
ginale, a combiné les avantages
d’une évaluation standardisée
et celle d’une évaluation cli-
nique. En effet, chaque détenu
était interrogé en même temps,
pendant au moins deux heures,
par un binôme de deux clini-
ciens (un psychiatre, le plus
souvent “senior”, et un psy-
chologue clinicien). Dans un
premier temps, le psychologue
conduisait un entretien structu-
ré conformément aux directives
du MINI (Mini International
Neuropsychiatric Interview).
Le psychiatre poursuivait par un
entretien libre avec la personne
de 20 minutes environ. Résul-
tats : selon le consensus des bi-
nômes d’enquêteurs, 36 % des
détenus présentaient au moins
un trouble psychiatrique, et la
grande majorité en cumulait
plusieurs (troubles anxieux ou
thymiques associés à la dépen-
dance aux substances illicites
ou à l’alcool, notamment). Et,
à chaque fois, la discussion des
deux praticiens confortait, voi-
re majorait notablement le dia-
gnostic : 6,2 % ont diagnosti-
qué, de façon consensuelle, une
schizophrénie, 24 % un trouble
dépressif majeur, 17,7 %, une
anxiété généralisée et 14,6 %
une toxicomanie.
Parmi le sous-groupe des 300
détenus incarcérés, pour la
première fois, depuis moins de
6 mois, 18 % présentaient une
dépendance aux substances illi-
cites et 16 % à l’alcool.
Les enquêteurs ont considéré
que 35 % des détenus qu’ils
avaient interrogés étaient “ma-
nifestement”, “gravement” ou
“parmi les patients les plus”
malades. D’où, au final, un pa-
tient sur cinq (soit 22 %) ont été
signalés à l’équipe soignante de
l’établissement pénitentiaire,
avec son accord (sauf cas consi-
déré comme d’urgence).
Ces prévalences sont globale-
ment plus élevées que celles
des données internationales.