Cas clinique Un, deux, trois, T4 J.M. Kuhn* me S., d’origine guinéenne, est née en M 1958. Elle n’a aucun antécédent pathologique particulier. Elle commence une première grossesse à l’âge de 34 ans et donne naissance, à terme, à un garçon de 3,650 kg. Le post-partum est marqué par une absence de montée laiteuse puis de retour de couches. Le bilan qui est alors réalisé confirme l’effondrement de la sécrétion prolactinique (< 1 ng/ml) associé à un déficit gonadotrope et corticotrope. À cette date, les autres secteurs fonctionnels antéhypophysaires paraissent normaux. Un examen par IRM de la région hypophysaire retrouve une volumineuse formation globuleuse et homogène des régions sellaire et suprasellaire (figure 1). La masse tumorale affleure au niveau du chiasma optique. Le champ visuel est néanmoins normal. Le contexte clinique (post-partum), le syndrome tumoral qui n’entraîne pas d’effraction du plancher sellaire et les caractéristiques endocriniennes font porter le diagnostic d’hypophysite lymphocytaire auto-immune. Un traitement par Solupred® (0,5 mg/kg) est alors entrepris. La posologie initiale sera maintenue 4 semaines, puis la corticothérapie poursuivie à doses progressivement décroissantes. Elle sera interrompue au bout de 6 mois. Le relais est pris par une dose substitutive d’hydrocortisone jusqu’à la nouvelle évaluation hypophysaire, effectuée un an après la naissance de l’enfant. À cette date, Mme S. reste aménorrhéïque. Elle se plaint d’asthénie, de frilosité et de crampes. Elle pèse 60 kg pour 1 m 59. La pression artérielle est à 120/70 mmHg et la fréquence cardiaque à 80 pulsations/minute. Le champ visuel est cliniquement normal. Le bilan endocrinien évaluant la fonction antéhypophysaire retrouve des stigmates hormonaux similaires à ceux qui avaient été * Service d’endocrinologie et des maladies métaboliques, hôpital de Bois-Guillaume, CHU de Rouen. initialement constatés : prolactine < 1 ng/ml, insuffisance gonadotrope. La fonction corticotrope reste insuffisante mais il n’est, à cette date, pas aisé de faire la part de ce qui revient au processus lésionnel et aux antécédents de corticothérapie anti-inflammatoire. L’examen par IRM de la région hypophysaire retrouve un aspect de selle turcique partiellement vide, la corticothérapie ayant fait totalement disparaître la masse sellaire d’allure tumorale. Mme S. poursuit son traitement par hydrocortisone à la dose de 20 mg/jour, hormonothérapie substitutive – qui pourra être interrompue un an plus tard – ; la fonction corticotrope, évaluée sur la réactivité surrénalienne au Synacthène®, étant spontanément restaurée. À l’inverse, le taux de TSH plasmatique s’inscrivait dans les limites de la normale et était associé à une thyroxine libre un peu basse (8 pmol/l : N = 10-23), sans qu’à cette date une substitution par LT4 soit instaurée. À l’âge de 39 ans, Mme S., qui demeure aménorrhéïque, souhaite commencer une nouvelle grossesse. À cette occasion, une nouvelle évaluation dynamique de la fonction antéhypophysaire fournit les informations suivantes : a – l’absence de réactivité gonadotrope à l’administration aiguë de GnRH confirme le déficit de sécrétion en FSH et LH ; – le taux de prolactine est à 1 ng/ml, non réactivable par la TRH ; – la TSH s’élève de 0,54 à 3,67 mU/l après administration du même sécrétagogue mais la thyroxine libre est à 7,7 pmol/l ; – la GH est à 1 ng/ml, non stimulable par la GH-RH et le taux d’IGF-1 plasmatique est à la limite inférieure de la normale ; – enfin, l’ACTH est à 25 pg/ml et la réponse du cortisol plasmatique à l’administration de Synacthène® s’avère normale. Une substitution par hormone thyroïdienne est initiée (Lévothyrox® 75 µg/jour). Un traitement par gonadotrophines exogènes induit une grossesse gémellaire que Mme S. mènera à son terme sans problème particulier. L’apport exogène de T4 est porté à 100 µg/jour aux 2e et 3e trimestres de cette grossesse. Mère de trois enfants, Mme S. souhaite, à l’âge de 42 ans, une nouvelle grossesse. Toujours substituée par 100 µg de LT4 par jour, elle subit à nouveau une stimulation par gonadotrophines exogènes, traitement qui induit une grossesse triple. À l’initiation de l’induction par gonadotrophines, le taux de T4 libre est à 14,2 pmol/l. Au milieu du premier trimestre de la grossesse, ces taux sont à nouveau mesurés. La T4 libre est à 54,7 pmol/l et la T3 libre à 15,2 pmol/l b Figure 1. Aspects de l'hypophyse par imagerie en résonance magnétique nucléaire avant (figure 1a) et après traitement par Solupred® (figure 1b). 135 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 3, mai-juin 2002 Cas clinique a Thyroxine 60 300 000 50 40 200 000 30 20 100 000 hCG mU/l T4 libre pmol/l 10 0 10/97 8/98 1/99 12/99 6/00 10/01 11/01 2/02 0 T4 libre hCG b Thyroxine 60 5 50 4 40 TSH mU/l nante, va dans le même sens. Si le caractère tout à fait transitoire de l’hyperthyroïdie est compatible avec l’hyperthyroïdie sur thyroïdite, il l’est beaucoup moins avec l’hypothèse d’une maladie de Basedow. Enfin, argument biologique de poids en défaveur d’une maladie auto-immune supplémentaire, la recherche de la présence d’anticorps antithyroïdiens et d’anticorps stimulant la thyroïde s’est avérée négative. Reste donc la troisième possibilité, celle d’une hCG-toxicose. L’évolution des taux plasmatiques de T4 libre, de TSH et d’hCG au cours des deux dernières grossesses et dans l’intervalle de temps qui les sépare, conforte tout à fait ce diagnostic (figure 2). Les taux de T4 libre évoluent parallèlement à ceux d’hCG. L’inflation du taux de T4 libre est d’autant plus importante que la grossesse est multiple (2e grossesse gémellaire, troisième grossesse triple). Cette entité d’hCG-toxicose est connue de longue date. Elle est liée aux propriétés TSH-like de l’hCG. Dans les grossesses gémellaires, les taux d’hCG plasmatique ont tendance à être plus élevés que dans les grossesses monovitellines, les taux de T4 libre, plus élevés et, consécutivement, ceux de TSH plus bas. En cas de grossesse triple, ces phénomènes sont majorés, comme c’est le cas pour Mme S. S’il est connu depuis longtemps que l’intensité de la thyrotoxicose est parfaitement corrélée au taux d’hCG plasmatique, des études récentes ont affiné la connaissance du mécanisme physiopathologique. Il ne paraît pas univoque. Comme cela est mentionné plus haut, le taux d’hCG plasmatique est un des éléments déterminants. Il sera élevé dans des circonstances favorisantes : grossesse multiple, tumeur trophoblastique. Le taux d’hCG n’est cependant pas le seul facteur en cause. En effet, l’hCG existe sous différentes formes moléculaires qui apparaissent plus ou moins aptes à se lier aux récepteurs de la TSH et à induire une stimulation d’hormonogenèse thyroïdienne. Des variants moléculaires de l’hCG, particuliers par la diminution du contenu en acide sialique, ou dépourvus d’une partie de leur fraction C-terminale ou encore de conformation moléculaire particulière, possèdent une activité intrinsèque thyréostimulante plus élevée. Tout récemment, il a été démontré que la conformation même du récepteur de la TSH pouvait être elle-même T4 libre pmol/l (N = 3,5-6). Un tel constat fait interrompre par le gynécologue-obstétricien la substitution par hormone thyroïdienne. Au 5e mois de grossesse, Mme S., qui se plaint toujours d’asthénie, de crampes, de constipation et de frilosité, ne suit plus aucun traitement hormonal substitutif. Son taux de T4 libre est à 6,2 pmol/l, ce qui amène à reprendre immédiatement la substitution hormonale thyroïdienne à la posologie de 100 µg par jour. L’évolution des taux plasmatiques de TSH, de T4 libre et d’hCG plasmatiques est mentionnée sur la figure 2. Nous sommes donc dans la situation très particulière où une femme, atteinte d’un déficit thyréotrope séquellaire d’une hypophysite auto-immune (une des atteintes endocriniennes les plus fréquentes dans de telles circonstances), développe, au cours d’une grossesse triple, une hyperthyroïdie. Le diagnostic d’hypophysite auto-immune survenue au décours de la première grossesse fait, en effet, peu de doute même si une preuve histologique manque. Il s’agit d’un événement apparu dans le post-partum, s’accompagnant d’une insuffisance hypophysaire dissociée et d’un aspect pseudo-tumoral de l’hypophyse, totalement régressif après une corticothérapie de quelques mois. La recherche de la présence d’anticorps antihypophyse sera effectuée avec retard (deux ans plus tard) et s’avérera négative, ce qui ne permet en aucun cas de réfuter ce diagnostic. Seule la positivité de cette recherche aurait une valeur informative. En dehors d’un surdosage en hormones thyroïdiennes, hypothèse diagnostique écartée chez Mme S., qui a toujours suivi son traitement suivant les indications qui lui ont été données, trois diagnostics sont susceptibles d’expliquer le développement, au cours de la 3e grossesse, d’une hyperthyroïdie chez une femme ayant un déficit thyréotrope. Le contexte auto-immun (hypophysite) doit avant tout faire évoquer la possibilité d’une stimulation immunologique du thyrocyte. Les hypothèses, premièrement d’une maladie de Basedow ou, deuxièmement, d’une poussée d’hyperthyroïdie sur thyroïdite auto-immune, doivent a priori être évoquées. La survenue de l’épisode d’hyperthyroïdie au cours du premier trimestre de la grossesse, phase de la tolérance immunitaire, est un argument contre ces diagnostics. L’absence de signe ophtalmologique, sans être détermi- 3 30 2 20 1 10 0 10/97 8/98 1/99 12/99 6/00 10/01 11/01 2/02 0 T4 libre TSH Temps (mois/année) Figure 2. Évolution des taux plasmatiques de T4 libre et d’hCG (figure 2a), de T4 libre et de TSH (figure 2b) sur la période allant de fin 1997 (2e grossesse) à fin 2001 (3e grossesse). un facteur déterminant de l’hCG-toxicose par augmentation de l’affinité de la cellule thyroïdienne pour l’hCG. Le cas de Mme S. est exemplaire en ce sens qu’une hCG-toxicose vient contrebalancer les conséquences d’un déficit thyréotrope séquellaire d’une hypophysite auto-immune. On pourrait, par boutade, suggérer que la grossesse représente une solution thérapeutique à son insuffisance thyréotrope, mais chacun aura compris qu’il s’agit là d’un jeu intellectuel et que cette femme nécessite un traitement hormonal substitutif thyroïdien, sauf peut-être pendant la première moitié de ses grossesses, surtout si elles sont multivitellines. Références ◗ Hershman JM. Thyroid 1999. ◗ Asteria C. Eur J Endocrinol 1999. ◗ Talbot J.A et al. Clin Endocrinol 2001. 136 Act. Méd. Int. - Métabolismes - Hormones - Nutrition, Volume VI, n° 3, mai-juin 2002