P >> P R É L È V E M E N...

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VO CABULAIR E
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PRÉLÈVEMENT*
Par Alain Rey, directeur de la rédaction
du Robert, Paris
P
Vocabu laire
armi les composés du verbe latin levare,où
l’idée centrale n’est pas “mettre plus haut”,
mais “rendre plus léger”, puisqu’il vient de
l’adjectif levis “léger”, la langue française a retenu
elevare, d’où élever, sublevare, soulever, relevare,
relever, et enfin praelevare, prélever.
Quant à enlever, il est formé en ancien français :
en lever.
Nuances et différences de sens sont dues aux préfixes, mais il arrive que lever, élever et soulever
s’entrecroisent, tandis qu’enlever et prélever se
“détachent”, puisqu’ils correspondent à une suppression. Quand, dans le vocabulaire des cuisiniers,
on parle de lever une cuisse de volaille, il n’y a là
rien d’égrillard : il s’agit de détacher délicatement
cette partie hautement comestible pour la mettre
dans l’assiette, où elle sera mangée. Lever devient
alors plus proche de découper, qui est une façon de
couper, mais selon les règles.
Le chirurgien ne coupe ni ne découpe ; le boucher, si.
C’est que les choses sur lesquelles agissent ces professions sont toutes différentes : les parties d’un organisme vivant, surtout de l’espèce humaine, ont une
autre nature, une autre signification que celles d’un
animal mort destiné à la consommation humaine.
La spécificité de prélever, par rapport à lever et soulever, est très claire : il ne s’agit pas d’alléger et de faire
monter, mais de détacher d’un ensemble, comme
dans enlever, avec, en supplément, l’idée que trans-
met l’élément prae,“ en avant, dans le temps ou dans
l’espace”. En effet, le prélèvement ne se contente pas
de prendre en détachant, il le fait de manière à “précéder”, à “pré-parer” une autre opération et transforme
la prise en une contribution pour l’avenir. C’est ainsi
qu’au XVIIe siècle, afin d’exprimer qu’on “levait” pour
l’impôt une partie d’un revenu ou d’un bien, on est
allé chercher un composé inexistant en latin classique,
mais employé par les juristes du Moyen Âge, praelevare, pour en faire un néologisme français.
Du droit civil et financier, ce verbe utile et son dérivé
prélèvement sont passés, sans doute dans les années
1920, à la médecine et à la chirurgie. On a d’abord
parlé de prélèvement d’un élément physiologique à
des fins d’analyse ; puis, avec les progrès de la greffe,
on a pu prélever non plus un organe lorsqu’il était
détruit par une pathologie, mais un organe sain, aux
fins de “transplantation” ultérieure. La transplantation
se dénomme par une métaphore botanique, le prélèvement par une métaphore juridique et financière ; le
miracle de la sémantique est qu’elle peut harmoniser
des niveaux et des domaines divers pour exprimer
une réalité nouvelle et homogène.
Le vocabulaire, cependant, garde des traces de ses
origines. Ainsi, les prélèvements d’organes enlèvent,
détachent, mais c’est pour un destin inverse.
Le linguiste, pour peu qu’il aime plaisanter sur un
sujet si grave, pourrait dire par un horrible calembour que, dans prélèvement, “le bonheur est dans
le pré-” !
* © Le Courrier de la Transplantation 2003;1(3):4.
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Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
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