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VOCABULAIRE
Vocabulaire
Correspondances en Onco-Théranostic - Vol. III - n° 2 - avril-mai-juin 2014
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PRÉLÈVEMENT* Par Alain Rey, directeur de la rédaction
du Robert, Paris
* © Le Courrier de la Transplantation 2003;1(3):4.
P
armi les composés du verbe latin levare,où
l’idée centrale n’est pas “mettre plus haut”,
mais “rendre plus léger”, puisqu’il vient de
l’adjectif levis “léger”, la langue française a retenu
elevare, d’où élever, sublevare, soulever, relevare,
relever, et enfi n praelevare, prélever.
Quant à enlever, il est formé en ancien français :
en lever.
Nuances et diff érences de sens sont dues aux pré-
fixes, mais il arrive que lever, élever et soulever
s’entrecroisent, tandis qu’enlever et prélever se
“détachent”, puisqu’ils correspondent à une sup-
pression. Quand, dans le vocabulaire des cuisiniers,
on parle de lever une cuisse de volaille, il n’y a là
rien d’égrillard : il s’agit de détacher délicatement
cette partie hautement comestible pour la mettre
dans l’assiette, où elle sera mangée. Lever devient
alors plus proche de découper, qui est une façon de
couper, mais selon les règles.
Le chirurgien ne coupe ni ne découpe ; le boucher, si.
C’est que les choses sur lesquelles agissent ces pro-
fessions sont toutes diff érentes : les parties d’un orga-
nisme vivant, surtout de l’espèce humaine, ont une
autre nature, une autre signifi cation que celles d’un
animal mort destiné à la consommation humaine.
La spécifi cité de prélever, par rapport à lever et soule-
ver, est très claire : il ne s’agit pas d’alléger et de faire
monter, mais de détacher d’un ensemble, comme
dans enlever, avec, en supplément, l’idée que trans-
met l’élément prae,“ en avant, dans le temps ou dans
l’espace”. En eff et, le prélèvement ne se contente pas
de prendre en détachant, il le fait de manière à “pré-
céder”, à “pré-parer” une autre opération et transforme
la prise en une contribution pour l’avenir. C’est ainsi
qu’au XVIIe siècle, afi n d’exprimer qu’on “levait” pour
l’impôt une partie d’un revenu ou d’un bien, on est
allé chercher un composé inexistant en latin classique,
mais employé par les juristes du Moyen Âge, praele-
vare, pour en faire un néologisme français.
Du droit civil et fi nancier, ce verbe utile et son dérivé
prélèvement sont passés, sans doute dans les années
1920, à la médecine et à la chirurgie. On a d’abord
parlé de prélèvement d’un élément physiologique à
des fi ns d’analyse ; puis, avec les progrès de la greff e,
on a pu prélever non plus un organe lorsqu’il était
détruit par une pathologie, mais un organe sain, aux
fi ns de “transplantation” ultérieure. La transplantation
se dénomme par une métaphore botanique, le prélè-
vement par une métaphore juridique et fi nancière ; le
miracle de la sémantique est qu’elle peut harmoniser
des niveaux et des domaines divers pour exprimer
une réalité nouvelle et homogène.
Le vocabulaire, cependant, garde des traces de ses
origines. Ainsi, les prélèvements d’organes enlèvent,
détachent, mais c’est pour un destin inverse.
Le linguiste, pour peu qu’il aime plaisanter sur un
sujet si grave, pourrait dire par un horrible calem-
bour que, dans prélèvement, “le bonheur est dans
le pré-” !