D o s s i e r : maladies incipiens Entre cancer biomédical et cancer vécu : peut-on, et comment, dire au patient qu’il n’est pas malade ? Luc Perino* D u point de vue global du praticien, les cancers dits “hématopoïétiques” présentent des spécificités d’ordre diagnostique, clinique, thérapeutique et évolutif qui les distinguent nettement de la grande famille des tumeurs dites “solides”. Le diagnostic de ces cancers est relativement précoce et aisé, car il repose sur des analyses hématologiques courantes et sur des tumeurs (rate, ganglions) facilement accessibles à la palpation par le clinicien. Ce sont sur ces tumeurs que les chimiothérapies classiques ont eu les meilleurs résultats. Certains lymphomes et leucémies ont, les premiers, amené l’idée de guérison possible en cancérologie. La chirurgie y est quasiment absente, du moins la chirurgie mutilante. Enfin, la surveillance est également plus aisée, pour les mêmes raisons que celles du diagnostic initial. Mais surtout, c’est dans cette famille hématopoïétique que l’on découvre la plus forte proportion de “cancers” cliniquement muets dont nous avons désormais acquis la certitude qu’ils le resteront longtemps ou définitivement (certaines leucémies lymphoïdes chroniques, les petits lymphomes folliculaires, les gammapathies monoclonales de signification indéterminée, etc.). Ces différences fondamentales font de cette branche de la cancérologie une excellente base de réflexion sur des sujets actuellement brûlants tels que le dépistage, le surdiagnostic, l’annonce du diagnostic, et, surtout, sur les tensions de plus en plus grandes entre la recherche biomédicale et l’intérêt du patient. *Médecine générale, diplômé de médecine tropicale et ­d’épidémiologie ; écrivain ; essayiste (www.lucperino.com). 70 Si notre désir de progrès biomédical est réellement lié à l’intérêt de nos patients, il nous faudra impérativement inventer un nouveau concept intermédiaire entre maladie biomédicale et maladie vécue. Pour l’instant, aucune faculté médicale n’a vraiment manifesté le désir de combler cette lacune épistémo­logique. Pour les cancers du sein, dont nul ne sait dire a priori combien et lesquels deviendront métastatiques ou mortels, l’estimation des surdiagnostics se fait par des extrapolations statistiques où la marge d’erreur est grande. Aujourd’hui, cette estimation varie de 10 % à 50 % selon l’“idéologie” des auteurs ! Inversement, l’hémato-oncologie paraît plus précise : les données actuelles de la science affirment qu’une gamma­pathie monoclonale a un risque de transformation en hémopathie maligne de 1 % par an et de 15 % à 10 ans. Nous avons ici une précision pronostique inégalée en cancérologie, qui devrait nous obliger à une précision au moins équivalente dans notre “science” de l’annonce au patient. Pour établir cette science, il est indispensable d’avoir compris la notion “d’équivalence secondaire du vécu”. Un mot diagnostique correspond à un objet-maladie défini par la biomédecine. La simple formulation de ce mot – indépendamment de l’état clinique du patient – provoque toujours une morbidité psychologique, voire physique. Ainsi, les patients, dont la santé était excellente avant le “mot”, finiront par rejoindre le vécu morbide des patients initialement symptomatiques. Pire, la morbidité vécue peut être paradoxalement supérieure lorsque aucun signe clinique n’avait préalablement alerté le patient. En effet, un patient qui avait perçu une tuméfaction ou une adénopathie possède un point de repère simple en suivant les variations de volume de cette “tumeur”, alors qu’un patient dépourvu de repère clinique vit parfois avec plus d’angoisse l’attente d’un résultat biologique, car la vacuité clinique peut créer une plus grande dépendance au pouvoir biomédical. Pour cette science de l’annonce, il faut aussi faire un point lucide sur l’arsenal thérapeutique disponible. Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 2 - Mars-avril 2013 Avant-pro pos Un traitement capable de ralentir une pathologie cliniquement évoluée est généralement inefficace, voire nocif sur une entité biomédicale infraclinique. La cancérologie offre de plus en plus de situations infracliniques où il est illicite d’appliquer ce que T.J. Scheff (1) a nommé “la règle de décision médicale” liée à la présupposition que l’activité médicale ne peut être que bénéfique, donc qu’il est préférable de juger quelqu’un malade que de le déclarer en bonne santé. Certains médecins rétorqueront que l’application pratique de ces considérations théoriques est impossible en raison de la multiplicité des sources d’informations et des pressions du marché qui profite de l’angoisse créée par le mot, pour élargir le cadre de la prescription. Pressions qui s’exercent de façon égale sur le clinicien et sur son patient. La façon la plus honorable de sortir de ces imbroglios socio-sanitaires est d’en revenir aux valeurs fondamentales. Les philosophes nomment “axio­ logie” l’étude des valeurs morales et éthiques. Pour un médecin, il est “bien” de faire progresser les sciences biomédicales, comme il est “bien” de protéger les intérêts et la qualité de vie de son patient. Il apparaît donc une “tension axiologique”, c’est-à-dire une incompatibilité entre 2 systèmes de valeurs. Cette tension est d’autant plus forte que les connaissances cliniques et biomédicales du médecin progressent. Heureux sont les ignorants ! Du côté du patient, sa position de profane limite ses choix. S’en remettre sans retenue au mot diagnostique et aux décisions médicales qui le suivent engendre inévitablement une souffrance liée à la morbidité secondairement vécue et à la découverte brutale de sa finitude. Réfuter le mot diagnostique et le suivi médical, en raison de l’absence de signe clinique, engendre un autre type de souffrance liée au doute du profane. Dans tous les cas, la relation entre le médecin et le patient est asymétrique. L’asymétrie est d’autant plus grande que seul le médecin a la possibilité de la rompre. D’où l’importance de la réflexion avant de prononcer tout mot ayant valeur de diagnostic ou de pronostic. Le médecin peut-il résoudre cette “tension axiologique” autrement qu’en optant pour le “tout biomédical” au détriment certain de son patient, ou en optant pour le “tout patient” en pénalisant alors un peu la recherche épidémiologique et biomédicale ? Oui, il le peut, en revenant aux valeurs fondamentales, c’est-à-dire à l’homme, “terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener” (2). Prenons très pratiquement l’exemple de l’annonce d’une gammapathie monoclonale de signification indéterminée (MGUS) à une personne de plus de 65 ans. N’ayons pas peur d’appliquer ici nos connaissances pronostiques précises en faisant fi des pressions du marché, du jugement de nos pairs normatifs, et d’une illusoire judiciarisation. Il est ici possible de dépasser les postures toujours asymétriques de “décision partagée” ou d’“information éclairée”, et d’aller jusqu’à supprimer totalement l’asymétrie de la relation. “Madame ou Monsieur. Non, contrairement à ce que vous avez lu ou entendu, vous n’avez pas de cancer, ni de maladie, ni de risque supérieur de cancer ou de maladie. Votre système immunitaire vieillit, comme tous vos organes et fonctions. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que les organes et fonctions vieillissent à des allures différentes. Audition, articulations, peau, etc., ont leur propre rythme ; votre système immunitaire a le sien. Je n’ai donc rien de particulier à vous proposer comme surveillance ou comme traitement. Vivez votre vie en oubliant cette analyse… Cependant, nous faisons actuellement des recherches sur les modalités de vieillissement du système immunitaire. Cela nous aiderait si vous acceptiez une analyse par an… À vous seul d’en décider…” La tension axiologique et l’asymétrie de la relation sont ici résolues d’un seul coup. Certains puristes ou progressistes vaguement corporatistes ou subtilement marchands trouveront la formulation trop triviale… Laissons-les s’agiter… D’après les données actuelles de la science, aucun juge ne vous reprochera d’avoir oublié de proposer une surveillance, car le patient, rassuré par un clinicien-chercheur humaniste, reviendra assurément vers vous s’il a les moindres symptômes ou inquiétudes. Aucun patient ne vous reprochera de lui avoir rappelé gentiment qu’il vieillissait, ni de lui avoir proposé d’étudier les modalités de ce vieillissement, car vieillir utilement est un honneur que vous lui avez fait. ■ Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 2 - Mars-avril 2013 Références 1. Scheff TJ. Being mentally ill : a sociological theory. Chicago: Aldine de Gruyter, 1966. 2. Diderot D. Article “Ency­ clopédie”, Encyclopédie, 1751. 71