Avant-propos
Un traitement capable de ralentir une pathologie cli-
niquement évoluée est généralement inefficace, voire
nocif sur une entité biomédicale infraclinique. La cancé-
rologie offre de plus en plus de situations infracliniques
où il est illicite d’appliquer ce que T.J. Scheff (1) a nommé
“la règle de décision médicale” liée à la présupposition
que l’activité médicale ne peut être que bénéfique, donc
qu’il est préférable de juger quelqu’un malade que de le
déclarer en bonne santé. Certains médecins rétorque-
ront que l’application pratique de ces considérations
théoriques est impossible en raison de la multiplicité
des sources d’informations et des pressions du marché
qui profite de l’angoisse créée par le mot, pour élargir
le cadre de la prescription. Pressions qui s’exercent de
façon égale sur le clinicien et sur son patient.
La façon la plus honorable de sortir de ces imbro-
glios socio-sanitaires est d’en revenir aux valeurs
fondamentales. Les philosophes nomment “axio-
logie” l’étude des valeurs morales et éthiques. Pour un
médecin, il est “bien” de faire progresser les sciences
biomédicales, comme il est “bien” de protéger les
intérêts et la qualité de vie de son patient. Il appa-
raît donc une “tension axiologique”, c’est-à-dire une
incompatibilité entre 2 systèmes de valeurs. Cette
tension est d’autant plus forte que les connaissances
cliniques et biomédicales du médecin progressent.
Heureux sont les ignorants !
Du côté du patient, sa position de profane limite ses
choix. S’en remettre sans retenue au mot diagnostique
et aux décisions médicales qui le suivent engendre
inévitablement une souffrance liée à la morbidité
secondairement vécue et à la découverte brutale de
sa finitude. Réfuter le mot diagnostique et le suivi
médical, en raison de l’absence de signe clinique,
engendre un autre type de souffrance liée au doute
du profane.
Dans tous les cas, la relation entre le médecin et le
patient est asymétrique. L’asymétrie est d’autant
plus grande que seul le médecin a la possibilité de
la rompre. D’où l’importance de la réflexion avant de
prononcer tout mot ayant valeur de diagnostic ou
de pronostic.
Le médecin peut-il résoudre cette “tension axiologique”
autrement qu’en optant pour le “tout biomédical” au
détriment certain de son patient, ou en optant pour le
“tout patient” en pénalisant alors un peu la recherche
épidémiologique et biomédicale ? Oui, il le peut, en
revenant aux valeurs fondamentales, c’est-à-dire à
l’homme, “terme unique d’où il faut partir et auquel il
faut tout ramener” (2).
Prenons très pratiquement l’exemple de l’annonce
d’une gammapathie monoclonale de signification indé-
terminée (MGUS) à une personne de plus de 65 ans.
N’ayons pas peur d’appliquer ici nos connaissances
pronostiques précises en faisant fi des pressions du
marché, du jugement de nos pairs normatifs, et d’une
illusoire judiciarisation. Il est ici possible de dépasser les
postures toujours asymétriques de “décision partagée”
ou d’“information éclairée”, et d’aller jusqu’à supprimer
totalement l’asymétrie de la relation.
“Madame ou Monsieur. Non, contrairement à ce que
vous avez lu ou entendu, vous n’avez pas de cancer,
ni de maladie, ni de risque supérieur de cancer ou de
maladie. Votre système immunitaire vieillit, comme
tous vos organes et fonctions. Je ne vous appren-
drai rien en vous disant que les organes et fonctions
vieillissent à des allures différentes. Audition, arti-
culations, peau, etc., ont leur propre rythme ; votre
système immunitaire a le sien. Je n’ai donc rien de
particulier à vous proposer comme surveillance ou
comme traitement. Vivez votre vie en oubliant cette
analyse… Cependant, nous faisons actuellement
des recherches sur les modalités de vieillissement
du système immunitaire. Cela nous aiderait si vous
acceptiez une analyse par an… À vous seul d’en
décider…”
La tension axiologique et l’asymétrie de la relation sont
ici résolues d’un seul coup.
Certains puristes ou progressistes vaguement corpora-
tistes ou subtilement marchands trouveront la formu-
lation trop triviale… Laissons-les s’agiter… D’après les
données actuelles de la science, aucun juge ne vous
reprochera d’avoir oublié de proposer une surveillance,
car le patient, rassuré par un clinicien-chercheur huma-
niste, reviendra assurément vers vous s’il a les moindres
symptômes ou inquiétudes. Aucun patient ne vous
reprochera de lui avoir rappelé gentiment qu’il vieillis-
sait, ni de lui avoir proposé d’étudier les modalités de
ce vieillissement, car vieillir utilement est un honneur
que vous lui avez fait.
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Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 2 - Mars-avril 2013
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1. Scheff TJ. Being mentally ill :
a sociological theory. Chicago:
Aldine de Gruyter, 1966.
2. Diderot D. Article “Ency-
clopédie”, Encyclopédie, 1751.
Références