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Cahiers français 378
c a h i eç r s
fran ais
t Le projet d’accord de libre-échange
entre l’Union européenne et les États-Unis
t Quel avenir pour les partis politiques ?
t La politique immobilière de l’État
M 05068 - 378 - F: 10,00 E - RD
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Janvier-février 2014
LES CLASSES MOYENNES
DANS LA CRISE
La
documentation
Française
Sommaire
DO SSIER
CAHIERS FRANÇAIS
Équipe de rédaction
Philippe Tronquoy
(rédacteur en chef)
Olivia Montel
(rédactrice)
Jean-Claude Bocquet
(secrétaire de rédaction)
Conception graphique
Bernard Vaneville
Illustration
Manuel Gracia
Infographie
Annie Borderie
Édition
Carine Sabbagh
Promotion
Anne-Sophie Château
Avertissement au lecteur
Les opinions exprimées
dans les articles n’engagent
que leurs auteurs.
Ces articles ne peuvent être
reproduits sans autorisation.
Celle-ci doit être demandée à
La Documentation française
29, quai Voltaire
75344 Paris Cedex 07
ou
[email protected]
1 ÉDITORIAL
par Olivia Montel
2 Les classes moyennes,
une notion protéiforme
et ambivalente
Serge Bosc
8 L’identité des classes
moyennes au fil du temps
Christophe Charle
15 Classes moyennes,
démocratie
et changement social
Philippe Raynaud
21 Moyennisation
ou polarisation ? La dynamique
des classes moyennes en France
et dans un monde globalisé
Louis Chauvel
28 Culture et mode de vie
des classes moyennes :
quelles évolutions ?
Philippe Coulangeon
35 Le vote
des classes moyennes
Élisabeth Dupoirier
© Direction de l’information
légale et administrative, Paris 2014
En application de la loi du 11 mars 1957 (art.41)
et du code de la propriété intellectuelle
du 1er juillet 1992, toute reproduction
partielle ou totale à usage collectif
de la présente publication
est strictement interdite
sans autorisation expresse
de l’éditeur. Il est rappelé
à cet égard que l’usage abusif
et collectif de la photocopie
met en danger l’équilibre économique
des circuits du livre.
42 Les classes moyennes,
perdantes du modèle social
français ?
Henri Sterdyniak
51 Des classes moyennes
déclassées ? Les limites
d’une analyse globalisante
Camille Peugny
59 Les classes moyennes
dans les économies émergentes
Pierre Jacquemot
DÉBAT
65 Le projet d’accord
de libre-échange
entre l’Union européenne
et les États-Unis
65 1. Europe-États-Unis :
l’impossible désaccord ?
Michel Fouquin
71 2. Grand marché
transatlantique :
un contexte tendu
Jean Gadrey
LE POINT S UR…
76 Quel avenir
pour les partis politiques ?
Florence Haegel
POLITIQUES PUBLIQU ES
81 La politique immobilière
de l’État
Stéphane Manson
BIBLIOTHÈQUE
85 Michel Offerlé,
Les patrons des patrons –
Histoire du Medef,
Odile Jacob, 2013.
présenté par Antoine Saint-Denis
ÉD ITORIAL
QUELLES CLASSES MOYENNES ?
Vecteur de l’ascension sociale et des valeurs progressistes pour les uns, lieu de cristallisation
du mécontentement, du repli social et de la crainte du déclassement pour les autres, les classes
moyennes véhiculent des images pour le moins contrastées.
Soulignons en premier lieu que la notion même de classes moyennes est problématique : en
effet, quelle que soit la méthode utilisée pour définir ce groupe social – revenus, critères socioprofessionnels, sentiment d’appartenance –, c’est sa pluralité et son ambivalence qui prédominent,
encourageant les usages idéologiques de l’expression. Outre l’hétérogénéité économique, sociale et
politique des catégories regroupées sous le terme de classes moyennes, les contours de cet ensemble
sont particulièrement flous et sa délimitation vers le haut est particulièrement sujette à débat.
Aux incertitudes quant à la définition des classes moyennes s’ajoutent deux controverses. La première
concerne le rétrécissement de ces groupes intermédiaires : observe-t-on, après la moyennisation des
Trente Glorieuses, une fonte de leurs effectifs correspondant à un mouvement de bipolarisation de la
structure sociale sur le haut et le bas de l’échelle ?
Ensuite, les classes moyennes sont-elles victimes, après avoir profité pleinement des possibilités
d’ascension sociale, d’un phénomène de déclassement, au cours de leur trajectoire de vie et/ou d’une
génération à l’autre ?
Certaines analyses mettent l’accent sur la situation objectivement favorable des classes moyennes
françaises. En effet, d’après les données internationales, l’Hexagone échapperait au phénomène
de shrinking middle class observé notamment dans les pays anglo-saxons. Par ailleurs, certaines
études quantitatives tendent à montrer que le déclassement renvoie davantage à une crainte qu’à
un phénomène réel, les classes moyennes ayant tendance à maintenir leur position au sein de la
structure sociale. Le mécontentement des classes moyennes, particulièrement important en France,
s’inscrirait alors en contradiction avec la situation objective de ces groupes, moins dégradée que
dans d’autres pays. D’autres travaux, cherchant à expliquer ce paradoxe, mettent toutefois en avant
la déstabilisation dont elles sont l’objet. D’une part, les trajectoires au sein des classes moyennes
françaises ont tendance à diverger : les fractions les plus favorisées continuent de profiter de la
mobilité sociale ascendante et consolident leurs positions tandis que les fractions les moins favorisées
pâtissent de la dégradation des conditions de l’emploi salarié. Ce phénomène de polarisation, dont
le ressenti s’exprime dans le langage via le succès de la distinction entre les classes moyennes
« supérieures » et « inférieures », aurait été renforcé par la crise. Le malaise des classes moyennes
renvoie d’autre part à la fin de ce que l’on a appelé la « société de classes moyennes » : celles-ci,
désormais, ne sont plus épargnées, comme elles l’ont pu être durant des Trente Glorieuses, par le
chômage et la précarité. Si le déclassement observé n’est pas massif, il devient une réalité tangible
faisant basculer les perceptions et les représentations.
Olivia Montel
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
1
LES CLASSES MOYENNES :
UNE NOTION
PROTÉIFORME
ET AMBIVALENTE
Serge Bosc
Sociologue, ancien enseignant à l’Université Paris VIII-Saint-Denis
Si la notion de classes moyennes est très présente dans le débat public, sa définition est
particulièrement problématique. Que cette dernière repose sur le sentiment subjectif
d’appartenance, sur des critères objectifs de revenus, de position hiérarchique ou de nature
du travail, la diversité des statuts et l’ambivalence de certaines catégories sociales ne permettent pas de mettre en évidence un groupe ou un ensemble de groupes sociaux cohérent.
Selon Serge Bosc, ces contours flous favorisent des usages idéologiques de l’expression
« classes moyennes » dans les discours médiatiques et politiques.
C. F.
L’expression même de « classe(s) moyenne(s) »
est problématique. Comme le notait Alain Touraine au
début des années 1970 (1), elle associe deux ordres d’analyse qui ne se recoupent pas forcément, ou du moins
que partiellement : le qualificatif « moyen » renvoie à
l’idée d’échelles hiérarchiques en termes de revenu,
de patrimoine, de diplôme voire de prestige ; le terme
de classe(s) se réfère quant à lui aux classes sociales
dans les traditions marxienne et weberienne, c’est-àdire à la division sociale du travail, à la possession ou
non-possession du capital productif, aux rapports de
pouvoir engendrant des groupes sociaux inégaux aux
intérêts divergents et en conflits ouverts ou larvés.
Par ailleurs, le qualificatif « moyen » laisse place
à des appréciations pour le moins fluctuantes (l’entre
deux, le milieu, la majorité, etc.) tout en étant chargé de
connotations politico-morales variant selon les époques
et les intervenants sur la scène publique.
professionnelles (les CSP ou les PCS en France (2),
d’autres nomenclatures dans certains pays développés), les catégories utilisées étant mises en rapport
avec des lectures variées des classes sociales et de
leurs évolutions. Depuis un certain nombre d’années,
les approches en termes de revenus et de « classes
de revenus » se multiplient au détriment des critères
socioprofessionnels. Parallèlement, des enquêtes par
sondage sur l’auto-positionnement des individus sur
l’échelle sociale sont régulièrement menées depuis
plusieurs dizaines d’années.
Ces différentes approches aboutissent à des visions
très diverses des classes moyennes et cela non seulement
en raison de leurs logiques et présupposés différents
mais aussi par les délimitations très variées pour chacune des approches utilisées, en particulier celles par
les revenus et par l’autoévaluation.
Pendant longtemps, les études sociologiques sur les
classes moyennes ont privilégié les approches socio-
(1) Touraine A. (1972), « Moyennes (classes) », Encyclopedia
Universalis.
2
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
(2) La nomenclature des Professions et catégories sociales
(PCS) a remplacé en 1982 celle des Catégories socioprofessionnelles (CSP).
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES : UNE NOTION PROTÉIFORME ET AMBIVALENTE
Le sentiment d’appartenance
aux classes moyennes
Cette approche consiste à questionner les individus
interrogés sur la façon dont ils se positionnent dans la
société, à quelles catégories ou « classes » ils se sentent
appartenir. Des enquêtes par sondages sont régulièrement
effectuées auprès d’un échantillon représentatif de la
population en leur soumettant une liste de propositions.
Premier fait remarquable, le pourcentage de non-réponses,
c’est-à-dire de refus de s’affilier à un groupe social ou à
une catégorie proposée est relativement important, surtout
parmi les catégories populaires. Mais ce qui ressort de
plus significatif tient aux intitulés proposés : dans les
enquêtes récentes, l’intitulé « classes populaires » a
tendance à disparaître au profit d’expressions comme
« défavorisés » ou « catégories modestes ». À l’autre bord
de l’échelle sociale, « gens aisés » et « privilégiés » se
substituent à « bourgeoisie » ou « classes supérieures ».
Au surplus, on note dans plusieurs enquêtes la présence
des intitulés « classes moyennes inférieures » et « classes
moyennes supérieures ». Ces terminologies accroissent
sensiblement le nombre d’individus qui s’identifient aux
classes moyennes. En croisant les réponses des enquêtés
avec leur catégorie socioprofessionnelle, on constate par
exemple que le pourcentage d’ouvriers s’identifiant à ces
dernières varie entre 43 et 55 % dans les enquêtes récentes
de l’IFOP. Ces réponses manifestent une démarcation
de la part des ouvriers et employés qualifiés et stables
vis-à-vis des catégories non qualifiées et du « précariat »
ou encore une défiance envers l’assistanat à l’instar
d’autres catégories intermédiaires (3). Vers le haut de la
pyramide sociale, près de 80 % des enquêtés parmi les
20 % les plus riches s’identifient aux classes moyennes
(50 % aux « classes moyennes supérieures », 29 % aux
« inférieures ») : ces résultats traduisent selon R. Bigot (4)
une réticence à s’afficher en haut de l’échelle sociale ;
« les riches, ce sont les autres ».
rapport à celui de 2010. Ce double résultat témoigne
bien des ambivalences de cette approche : la hausse
des pourcentages sur cinquante ans résulte d’abord de
la croissance des emplois « intermédiaires » entre le
personnel directionnel supérieur et les postes de pure
exécution (cf. supra) ; la petite baisse de ces dernières
années reflète plutôt les difficultés rencontrées par les
tranches « inférieures » des classes moyennes avec la
crise mondiale à l’œuvre depuis 2009. De façon générale, se déclarer « classes moyennes » renvoie tout aussi
bien à une situation professionnelle, à des conditions
de vie et à des aspirations sociales et aux désirs de se
démarquer d’étiquettes dévalorisantes ou gênantes.
L’approche par les revenus
et les niveaux de vie
L’approche par les revenus et les niveaux de vie (5) est
en vogue depuis le début des années 2000. Elle consiste à
délimiter sur l’échelle des revenus la part de la population
se situant entre les catégories dites « aisées » et celles
dénommées modestes et pauvres. Deux méthodes – qui
peuvent être complémentaires – sont utilisées. Celle des
« fractiles », le plus souvent les déciles qui divisent un
ensemble donné en 10 parts égales. Celle qui consiste à
fixer une fourchette, par exemple de 75 à 150 %, autour du
revenu médian des ménages. Cette approche, aussi utile
soit-elle, pose de sérieux problèmes. Le premier est celui
des éventails choisis. Selon les instituts de recherche, les
classes moyennes peuvent rassembler de 40 à 60 % voire
70 % de la population. Des écarts donc considérables.
Et dans ce registre, les subdiviser en « inférieures »,
« intermédiaires » ou « centrales » et « supérieures »
ne fait qu’amplifier a priori les contours des classes
moyennes, à l’instar des enquêtes sur l’auto-positionnement mais dans ce cas sur décision des responsables
de ces organismes de recherche.
Si l’on prend en compte les résultats des enquêtes
sur longue période, la croissance des répondants se
positionnant comme « classes moyennes » est frappante (d’un peu plus de 20 % dans les années 1960
à des estimations variant entre 45 et 70 % dans les
années 2010). Cependant, le sondage IFOP de 2013
enregistre une baisse de 5 points (de 65 à 59 %) par
Un autre écueil est celui des rapports entre niveau de
vie et profil social. Les « classes de revenus » résultant
de ce découpage ne prennent pas en compte des éléments
constitutifs des groupes sociaux (auxquels on peut plus
ou moins associer des catégories ou des groupes socioprofessionnels de l’INSEE et/ou des classes sociales)
comme l’univers professionnel, le « capital culturel »,
le style de vie et les réseaux sociaux. Ainsi, les niveaux
(3) Schwartz O. (2009), « Vivons-nous encore dans une société
de classes ? », Paris, « La Vie des idées », 22 septembre.
(4) Bigot R. (2009), « Les classes moyennes sous pression »,
Cahier de recherche n° 249, CRÉDOC.
(5) Pour tenir compte de la composition des ménages, on divise
le revenu disponible du ménage par le nombre d’unités de consommation, sachant que le poids des unités décroît avec le nombre et
l’âge des membres du ménage.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
3
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES : UNE NOTION PROTÉIFORME ET AMBIVALENTE
Les catégories constituées à partir de ces critères
socio-économiques sont censées rassembler non seulement des actifs ayant un profil professionnel et social
semblable mais également former, au niveau des grandes
catégories ou des groupes, des ensembles « présentant
une certaine homogénéité sociale » (relations personnelles, comportements, opinions) (6).
Cet outil gagne à être utilisé dans une perspective de
classes : les classes moyennes se trouvent logées entre
les classes supérieures au sens extensif ou restrictif
(classe dirigeante) de l’expression (cf. infra) et les
classes populaires, dominées pendant longtemps par
le groupe ouvrier, aujourd’hui largement composées
en sus d’employés d’exécution.
Les composantes des classes moyennes :
petits indépendants
et salariat intermédiaire
de revenus d’un certain nombre d’intermittents du spectacle et d’« intellos précaires » sont tels qu’ils peuvent
se retrouver classés parmi les catégories modestes ou
populaires alors que leurs profils sociaux les placent
sans conteste parmi les classes moyennes. Inversement,
des ouvriers hautement qualifiés se trouvent ainsi rangés parmi les classes moyennes quand leurs relations
sociales, leur culture, leur sentiment d’appartenance,
éventuellement leurs affiliations syndicales les logent
dans la classe ouvrière ou les classes populaires. Le
croisement des « classes de revenu » avec les catégories
sociales s’avère en ce sens nécessaire.
Catégories socioprofessionnelles
et classes moyennes
L’approche des classes moyennes par les statuts
socioprofessionnels reste la démarche la plus usitée par
les sociologues et les autres observateurs de la scène
sociale (historiens, politologues), même si nombre
d’entre eux utilisent les données des sondages d’autopositionnement et celles sur les « classes de revenus ».
Rappelons brièvement que les individus actifs sont
classés en catégories socioprofessionnelles à partir de
la profession dans son acception à la fois technique et
« sociale » : sont pris en compte simultanément le type
de métier ou d’occupation, le statut de l’actif (salarié
ou indépendant, secteur public ou secteur privé pour les
salariés), le couple formation/qualification, la position
hiérarchique dans les administrations et les entreprises.
4
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
À cet égard, deux notions clés peuvent être mobilisées : celle fort ancienne des « petits indépendants »
et celle, aujourd’hui centrale, du ou des « salariat(s)
intermédiaire(s) ».
Les « petits indépendants » ou, en termes classistes,
la « petite bourgeoisie indépendante », autrement dit
des entrepreneurs individuels ou des petits employeurs
se distinguent du patronat proprement dit. En termes
de catégories socioprofessionnelles, la notion renvoie à
certaines catégories d’agriculteurs, aux artisans et aux
commerçants. Ces « anciennes classes moyennes » sont
en déclin plus ou moins prononcé. À noter cependant que
la catégorie « commerçants et assimilés » cache un pôle
de professions en nette croissance, celle des « prestataires
de services » constituée entre autres d’agents immobiliers, de courtiers d’assurances, de patrons d’agences de
voyages, lesquels ont parfois des revenus élevés à l’instar
des commerçants spécialisés dans le luxe.
Sans autre précision, le « salariat intermédiaire »
renvoie à l’ensemble des agents salariés qui ne sont ni
des agents de pure exécution ni des salariés-dirigeants
et « cadres d’état-major » (7). Avant de se pencher sur
les problèmes que pose cette définition trop générale, il
faut souligner que la majorité de ces salariés constitue
aujourd’hui l’essentiel de la constellation des classes
moyennes. On a assisté depuis la fin de la Seconde
(6) Le code des CSP, INSEE, 1969.
(7) Sur cette notion voir Bouffartigue P. (2004), « Le salariat
intermédiaire sous tensions » in Bouffartigue P. (dir.), Le retour des
classes sociales, Paris, La Dispute.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES : UNE NOTION PROTÉIFORME ET AMBIVALENTE
Guerre mondiale à un bouleversement de la structure des
emplois. Au recensement de 1954, les non-salariés représentaient encore plus d’un tiers des actifs quand les cadres
« moyens » et « supérieurs » (selon la terminologie de la
nomenclature de 1954) n’en totalisaient qu’un dixième.
De nos jours, les indépendants se réduisent à environ 8 %
(près de 10 % en incluant les professions libérales) tandis
que le duo « professions intermédiaires » et « cadres et
professions intellectuelles supérieures » approche les
40 % de la population active. Même si une partie des
membres de ce dernier groupe loge dans les classes
supérieures, leurs effectifs restent très importants par
rapport à celui des années 1950. C’est dans cette mesure
que l’on peut parler, historiquement, d’un déplacement du
centre de gravité des classes moyennes des indépendants
aux couches salariées comme en témoigne la floraison
de l’expression « nouvelles classes moyennes » depuis
les années 1980.
Cette constellation salariée recouvre une réalité très
diversifiée qui amène à parler de salariats intermédiaires
au pluriel. Par ailleurs, l’approche par les catégories
socioprofessionnelles pose elle aussi des problèmes
de délimitation.
Les « professions intermédiaires »
au cœur des classes moyennes salariées
Tout le monde s’accorde sur ce point, le groupe
« professions intermédiaires » est typique de ces salariats et apparaît comme le centre des classes moyennes
salariées. Alain Desrosières et Laurent Thévenot, les
concepteurs de la nouvelle nomenclature, notent que
le qualificatif « intermédiaires » joue sur les deux sens
du terme (8) : des places intermédiaires en termes de
qualification et de compétence et des positions d’intermédiaires entre l’encadrement supérieur et les employés
subalternes (« opérer les mises en ordre », « rendre
les décisions exécutoires », éventuellement jouer les
médiateurs) ou encore exercer des fonctions d’interface
comme le suggèrent des chercheurs du CEREQ (9).
sociaux peuvent plutôt être caractérisées comme des
techniciens du « travail sur l’humain ».
« Employés » et « cadres et professions
intellectuelles supérieures » : des groupes
composites et socialement hétérogènes
Les professions intermédiaires sont bordées de
groupes qui, en raison de leur grande diversité interne,
sont à l’intersection de différentes classes sociales.
Peut-on ranger globalement le groupe des employés
parmi les classes moyennes ? De nos jours, assurément
non. Selon les termes d’André Chenu (10), les employés
tels que définis par l’INSEE ne forment pas un groupe
social tant il est éclaté : il rassemble des employés
administratifs, des agents de service, des employés de
commerce, des personnels de service aux particuliers (où
dominent employés de maison et femmes de ménage).
Seuls les premiers, dénommés auparavant « employés
de bureau », peuvent sous certains aspects (diplômes,
nature du travail, carrières professionnelles) être considérés comme à la lisière des classes moyennes. Dans
les autres catégories du groupe, la prédominance des
postes non qualifiés, les salaires inférieurs à ceux de la
plupart des ouvriers, le travail partiel contraint, le taux
de chômage élevé, les origines sociales et les alliances
conjugales les rattachent aux classes populaires.
Cela dit, cette caractérisation s’applique essentiellement aux professions intermédiaires administratives
de la fonction publique et des entreprises ainsi qu’aux
commerciaux et aux agents de maîtrise. Les autres catégories du groupe, instituteurs, infirmier(e) s, travailleurs
Le groupe des « Cadres et professions intellectuelles supérieures » (CPIS) se présente lui aussi
comme un groupe socioprofessionnel hétérogène,
même si le « capital culturel » élevé de la plupart de
ses membres établit une caractéristique commune (11).
Sa position hiérarchique supérieure dans les groupes
salariés fait de cet ensemble la zone frontière entre
classes moyennes et classes supérieures. La notion
de classes supérieures est englobante et davantage
descriptive qu’opératoire. Elle pointe tour à tour le
haut niveau relatif des diplômes, des revenus, des patrimoines, des trains de vie. En ce sens, elles désignent
largement ce que les enquêtes d’appartenance sociale
et les « classes de revenu » désignent comme « classes
moyennes supérieures ». La classe dirigeante renvoie
quant à elle aux personnels dirigeants des entreprises et
des administrations publiques auxquels on peut ajouter
les élites médiatiques et culturelles.
(8) Desrosières A. et Thévenot L. (2002), Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
(9) Cadet J.-P. et Guitton Ch. (2013), Les professions intermédiaires. Des métiers d’interface au cœur de l’entreprise, Paris,
Armand Colin.
(10) Chenu A. (2005), Sociologie des employés, Paris, La
Découverte, coll. « Repères ».
(11) Voir l’article de Philippe Coulangeon, p. 28.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
5
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES : UNE NOTION PROTÉIFORME ET AMBIVALENTE
Deux catégories sociales du groupe sont relativement faciles à situer dans l’espace social. Celle des
« professeurs et professions scientifiques » qui est
dominée par les enseignants du secondaire ; leurs rémunérations (nettement plus faible que celles des cadres),
l’encadrement pédagogique de jeunes, la confrontation fréquente à des publics difficiles, en font une des
composantes des classes moyennes. Les professions
libérales (médecins, notaires, avocats, architectes)
quant à elles logent en grande majorité aux classes
supérieures en raison de leur statut d’indépendant, de
leurs dépenses d’installation et leurs revenus (les plus
élevés en moyenne, avec ceux des chefs d’entreprise).
Écartés des centres de pouvoir directionnel, la grande
majorité des cadres d’entreprise et des administrations
publiques ne font pas partie de la classe dirigeante.
Reste à savoir s’ils relèvent des classes supérieures ou
des classes moyennes ; or, il est difficile de trancher
unilatéralement. Dans mon ouvrage paru en 2008 (12),
j’employais une formule ambivalente : « le monde
des cadres (est) à la charnière des classes moyennes
et supérieures ». De fait, la réponse n’est pas simple.
En termes de diplômes, de salaires, de patrimoines
(du moins pour les « héritiers »), la frontière avec les
professions intermédiaires est consistante (13). À ce
titre, les cadres font partie des classes supérieures.
Mais simultanément, leur situation dans l’organisation
du travail, les directives programmatiques qu’on leur
assigne et leur autonomie très contrôlée en font une des
figures du « salariat intermédiaire » et sous cet angle,
des membres des classes moyennes.
Ce rapide passage en revue des approches techniques
et théoriques pour circonscrire les classes moyennes
montre qu’elles renvoient à une notion à géométrie
variable tenant en particulier au fait qu’elles correspondent à des représentations variées. La diversité
des délimitations proposées résulte soit de postulats
initiaux de la part des auteurs (par exemple retenir 5
ou 8 déciles dans le cas d’une définition en « classes
de revenu »), soit du profil ambivalent de plusieurs
catégories sociales dans une approche par les PCS.
Par ailleurs, cette dernière approche met assez vite en
évidence la différenciation interne des classes moyennes
(12) Bosc S. (2008), Sociologie des classes moyennes, Paris, La
Découverte, coll. « Repères ».
(13) Cf., entre autres, Amossé Th., « Cadres/non cadres : une
frontière toujours consistante » in Bouffartigue P., Gadéa Ch. et
Pochic S. (2011), Cadres, classes moyennes : vers l’éclatement ?
Paris, Armand Colin, p. 32-45.
6
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
basée en bonne partie sur la pluralité des clivages qui
les traversent : outre l’opposition salariés/indépendants, les catégories salariées sont différenciées par la
position hiérarchique, la césure entre secteur privé et
secteur public, les univers professionnels et culturels,
les orientations politiques.
C’est sans doute cette diversité qui fait qu’il n’y
a pas, de nos jours, de « noyau d’identification pour
l’ensemble des classes moyennes » (14). Cependant, au
sein de cette constellation, plusieurs groupes professionnels ont une forte identité sociale et/ou sont représentés
par des organisations syndicales « fortes » comme les
enseignants, les infirmières, une partie des cadres.
Les utilisations politiques
du label classes moyennes
S’il n’existe pas de porte-parole unificateur des
classes moyennes, celles-ci sont en revanche de plus
en plus invoquées sur la scène politique et médiatique.
Historiquement, le phénomène n’est pas nouveau,
mais dans le passé, il correspondait à des tentatives de
regroupement de certaines catégories comme sous le
Front Populaire ou après la Seconde Guerre mondiale (15).
Encore une fois, l’ambivalence sémantique du signifiant
« classes moyenne(s) » joue manifestement. C’est en
ce sens que Klaus Peter Sick avait intitulé en 1993
un article « Le concept de classes moyennes. Notion
sociologique ou slogan politique ? » (16).
On peut évoquer rapidement quelques occurrences
actuelles pour illustrer ce phénomène : l’invocation
privilégiée des classes moyennes depuis les années 2000
est d’abord une façon de nier la structuration en classes
et ses conflits attenants : les « favorisés » et les « aisés »
effacent la bourgeoisie et la classe dominante ; les
pauvres et les catégories modestes se substituent aux
classes populaires (de fait réparties entre ces dernières
et les classes moyennes inférieures). En 2011, dans un
entretien au site d’information Atlantico (17), Laurent
(14) Pour reprendre l’expression de Ruhlmann J. in « Les discours sur les classes moyennes », in Beaud S., Lindgaard J. et
Confravaux J. (dir) (2008), La France invisible. Enquêtes sur un
pays en état d’urgence, Paris, La Découverte, 1re éd. 2006.
(15) Sur les usages politiques du terme de « classes moyennes »,
voir dans ce même numéro l’article de Christophe Charle, p. 8.
(16) Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1993, n° 37.
(17) Atlantico, 17 novembre 2011. Cet entretien est réalisé à
propos de la sortie de son ouvrage, La lutte des classes moyennes,
Paris, Odile Jacob, 2011.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES : UNE NOTION PROTÉIFORME ET AMBIVALENTE
Wauquiez, alors ministre de l’Enseignement supérieur
et de la Recherche, résume de façon éloquente cette
vision : « aujourd’hui la lutte des classes est finie. Ce
qui importe, c’est celle des classes moyennes. Ce sont
elles qui sont en lutte pour survivre ». Cette lutte pour
la survie, du moins pour le maintien de leur niveau de
vie, est une allusion à l’antienne des « classes moyennes
matraquées par l’impôt » par opposition aux riches qui
bénéficient des niches fiscales et surtout aux milieux
nécessiteux qui vivent abusivement des aides sociales
(l’« assistanat »). Parallèlement, les classes moyennes
sont présentées comme l’emblème de la méritocratie,
renouant en cela avec les discours de Gambetta opposant
le travail fécond des « nouvelles couches sociales »
(les petits propriétaires) aux rentiers et aux notables.
Aujourd’hui, l’accent est mis sur les efforts entrepris
par les salariés « moyens » pour parvenir à la réussite
sociale via l’investissement scolaire et les efforts de
promotion professionnelle. Ces comportements « vertueux » sont censés être un facteur de stabilité sociale.
●●●
Ce rapide tour d’horizon débouche sur un double
constat : non seulement les classes moyennes comme
ensemble social sont une notion fluctuante dans leurs
définitions et leurs contours mais en outre font l’objet
de plus en plus fréquemment d’usages politico-idéologiques sur la scène médiatique et politique.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
7
L’IDENTITÉ
DES CLASSES MOYENNES
AU FIL DU TEMPS
Christophe Charle
Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, IHMC, CNRS/ENS, IUF
Plurielle et ambivalente, l’identité des classes moyennes change d’une époque à l’autre, au
gré des évolutions de la structure sociale, de ses représentations, mais aussi des usages
politiques de l’expression.
Si elles sont souvent définies et se définissent elles-mêmes régulièrement par la négative
– ni riches, ni pauvres ; ni capitalistes, ni prolétaires –, certains intérêts et valeurs communs
sont parfois revendiqués dans le discours politique, de Gambetta identifiant la “nouvelle
couche » de petits propriétaires à Mitterrand cherchant à former un “front des salariés ».
Toutefois, les coalitions électorales qui se forment autour des classes moyennes ne survivent
généralement pas à la pluralité sociale de ces catégories, ce qui est à mettre en relation,
selon Christophe Charle, avec les alternances politiques depuis 1975.
C. F.
Les travaux d’histoire sociale ou de sociologie sur
les classes moyennes contemporaines se sont multipliés
tout comme les débats autour de cette notion dans le
discours médiatique (Ruhlmann, 2001, Chauvel, 2006,
Bigot, 2009). Pour comprendre les enjeux de ces derniers, il convient de faire l’histoire des sens successifs de
cette expression. La culture du flou et de l’ambivalence
autour de la notion de classes moyennes ne relève pas
seulement d’éléments objectifs, mais tient aussi et
surtout à ses acceptions multiples et successives ainsi
qu’à ses usages contradictoires dans le champ politique.
En français, la forme plurielle « classes moyennes »
est utilisée pour masquer la pluralité sociale qu’elle
désigne. De ce constat découlent trois interrogations.
Pourquoi le pluriel est-il devenu précocement dominant en France et quand l’emporte-t-il sur la forme au
singulier ? Quelles sont les implications, en termes de
représentation, de ce pluriel sémantique ? Est-ce seulement une spécificité objective des classes moyennes
dans la société ou une stratégie de différenciation par
rapport à la bourgeoisie et aux classes populaires, facilitée par sa signification ambiguë et attrape-tout ? On
8
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
s’interrogera enfin sur le lien entre la dynamique de
ce débat et la dynamique sociale française, laquelle
a très vite mis l’accent sur l’aspiration à l’égalité des
chances par le jeu de la mobilité sociale. À chaque
fois que ce projet social apparaît plus problématique,
le discours de défense des classes moyennes s’affirme
(ainsi de nos jours).
En fonction de ce balancement, trois grandes
périodes peuvent être distinguées : au moment de l’établissement de la IIIe République, la forme plurielle et
le sens moderne de « classes moyennes » se mettent en
place. Du début du XXe siècle jusqu’aux années 1970,
alternent les usages politiques ambigus de ce pluriel,
selon des invariants remarquables en dépit des transformations sociales objectives. En revanche, depuis les
années 1970, se développe un nouveau processus de
dissociation en raison du changement de climat économique, de la poussée décisive de la scolarisation et de la
féminisation des emplois supérieurs qui diversifient la
composition des groupes intermédiaires. Aussi l’ancien
discours de rassemblement s’avère-t-il de plus en plus
fragile et est régulièrement démenti par les faits. C’est
DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
l’une des manifestations de la crise des représentations
des classes moyennes, qu’on entende ce terme au sens
politique ou sociologique.
Classes moyennes
et Républiques (1870-1970)
Le retour de la République en 1870 coïncide avec
l’émergence d’un nouveau discours qui anticipe sur la
notion moderne de classes moyennes. C’est la fameuse
thèse de l’avènement des « nouvelles couches » amenées
au pouvoir par la démocratie et la « fin des notables ».
Les « nouvelles couches »
La formule de Gambetta est lancée dans son discours de Grenoble sur la « couche sociale nouvelle »
(26 septembre 1872). Le seul critère qui permet de
définir cette « couche », c’est le travail, qui s’oppose
implicitement à la rente et à l’oisiveté des notables
et des riches, précédemment au pouvoir. Ce nouveau
discours sur les classes moyennes, expression qui
désigne maintenant les strates entre le peuple et la
bourgeoisie, repose sur la promesse républicaine de
l’ascension sociale. Le mérite individuel prouvé par
le talent, le diplôme, l’épargne, l’engagement civique,
doit désormais l’emporter sur l’héritage et la propriété.
Celle-ci n’est admise que si elle est petite et qu’elle est
le produit du travail personnel.
Le chef du parti républicain s’adresse en particulier
aux classes moyennes indépendantes, ce qui indique
que Gambetta a une idée très claire de la sociologie du
public qui l’écoute, formé de petits patrons, de petits
commerçants, de maîtres artisans, d’employeurs, etc.
Toutefois, la nouvelle formulation n’est pas simplement une apologie de la démocratie des « petits » et
de la République. Elle justifie les premières réformes
républicaines : réformes scolaires, liberté de la presse,
développement de la fonction publique territoriale,
démocratisation de l’armée (1). Elle peut s’appuyer
également sur un certain nombre de transformations
sociales objectives : la croissance des catégories intermédiaires dans les recensements, la déprolétarisation
de la société paysanne grâce à l’exode des plus pauvres
(1) Cf. Charle C. (1991), Histoire sociale de la France au
XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Points » ; et Charle C. (2001),
La crise des sociétés impériales : France, Allemagne, GrandeBretagne, 1900-1940. Essai d’histoire sociale comparée, Paris,
Seuil.
vers les villes, la diffusion de l’instruction et la mise en
place de nouvelles filières méritocratiques (2). Ce discours enfin véhicule une tonalité optimiste et inaugure
ainsi toute une série de nouveaux lieux communs sur
les vertus des classes moyennes dont on peut repérer
la permanence au moins jusqu’à la IVe République
(Guillaume, 1997).
La forme plurielle est mieux accordée également à la
faiblesse d’organisation des groupes sociaux en France.
Dans la mesure où ni le patronat, ni la classe ouvrière,
ni la paysannerie ne disposent, à la fin du XIXe siècle,
d’organisations unifiées véritablement majoritaires ou
représentatives, aucun des discours de classe n’atteint
le degré de légitimité ou de diffusion du discours politique lui-même. Dans une société fondée sur le suffrage
universel et la liberté, le discours politique est le seul
véritablement habilité à assurer les transactions entre
groupes. Or, il se doit d’être universaliste pour des
raisons simplement électorales.
Dans une France encore très rurale, le choix d’un
suffrage territorial réduit le poids des groupes les plus
modernes de la société industrielle sauf dans certains
quartiers des grandes villes. Ce que certains républicains ou radicaux justifient par une prétendue analyse
objective de la société française (les classes moyennes
occuperaient en France une place quantitativement plus
importante que dans les autres pays, ce qui suppose
qu’on les prenne en considération tout particulièrement)
est en fait largement une rationalisation de leur analyse et stratégie électorales. En appeler aux classes
moyennes, c’est offrir à tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le vocabulaire de classe unitaire une
identité commune qui n’implique que des obligations
minimales : le vote au lieu de l’organisation, le choix
entre des programmes politiques, élaborés par d’autres,
plutôt qu’une stratégie définie à la base, la possibilité
de bascule et d’influence décisive à la marge, du fait
de la multiplicité et de la complexité des coalitions
politiques en France (3).
À mesure qu’on avance dans le XXe siècle, la fréquence des alternances politiques donne ainsi aux
électeurs ou groupes incertains sur leurs volontés et
leur identité, un espace d’action finalement plus efficace
que les pesantes machines des groupes de pression. La
(2) Marchand O. et Thélot C. (1991), Deux siècles de travail en
France, Paris, INSEE.
(3) Cf. Berstein S. et Rudelle O. (1992), Le modèle républicain,
Paris, PUF.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
9
DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
seconde raison du succès de ce discours est qu’il est
tenu par des élites politiques principalement issues des
professions libérales. Or, leur vision du monde présente
nombre de points communs avec celle des classes
moyennes en général : le souci de l’indépendance, la
méfiance vis-à-vis de l’État, l’individualisme, l’attention à la diversité des intérêts particuliers qu’elles ont
à prendre en compte dans leur activité (4).
la vision de classe qui les condamne au dépérissement
vers le haut ou vers le bas. En contrepartie, ce flou qui
préserve l’autonomie des sous-ensembles ne permet
qu’une mobilisation formelle et à éclipse, face à une
menace externe qui changerait les règles du jeu. C’est
pourquoi l’impulsion de cette mobilisation vient le
plus souvent de forces politiques qui instrumentalisent
l’ambiguïté sémantique en fonction de leurs stratégies.
De la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, les
classes moyennes, redéfinies sur les bases du contrat
et du discours républicains précédents, vont parcourir,
d’une manière cyclique, des moments d’exaltation ou
de recul défensif, d’unité provisoire ou de division
profonde.
Parce qu’elle recouvre des réalités et des organisations aussi diverses, l’expression, permet en effet
des usages de centre gauche (défense républicaine
contre les « gros », selon une mythologie rodée depuis
la Révolution française) ou de centre droit (défense
corporative contre l’État ou contre le déclassement),
selon aussi les conjonctures et les intérêts politiques
ou sociaux des locuteurs.
Le corporatisme généralisé
On pourrait objecter que ces alternances sont
d’abord l’expression de la situation objective des classes
moyennes et de leur passage cyclique par ces phases
favorables et défavorables au cours de l’évolution sociale
française. Sans doute ces changements créent-ils les
conditions de ces oscillations dans les tonalités du discours ; mais, ce qui est frappant, c’est l’hystérésis des
représentations et des stratégies discursives, malgré
l’accélération des transformations sociales (5). Pourtant,
des évolutions socioprofessionnelles majeures les ont
affectées : les classes moyennes indépendantes déclinent
au profit des classes moyennes salariées, les professions
intermédiaires se féminisent, tandis que l’élévation du
niveau scolaire global de toutes ces catégories introduit
une lutte de classement, en termes non plus seulement
d’argent ou de position hiérarchique mais aussi de génération, c’est-à-dire de mode de reproduction (Bourdieu,
1979). Tout se passe comme si ce discours était devenu le
bien commun des républiques et de certaines catégories
sociales, qu’elles s’auto-analysent ou soient vues par
leurs adversaires d’extrême gauche.
C’est précisément cette diversité et cette multiplicité
des groupes englobés qui imposent de s’accrocher à
cette terminologie ancienne. Contre la terminologie
d’origine socialiste ou communiste, fondée sur l’unicité
des classes (« classe ouvrière », « bourgeoisie », « petite
bourgeoisie »), cette terminologie pluraliste offre une
vision du monde social adaptée aux groupes refusant
(4) Cf. Guillaume P. (1996), Le rôle social du médecin depuis
deux siècles (1800-1945), Paris, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale ; Karpik L. (1995), Les avocats, entre
l’État, le public et le marché, XIIIe-XXe siècles, Paris, Gallimard.
(5) Cf. Marchand O. et Thélot C. (1991), op. cit.
10
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Le poids des mots
Une troisième raison explique la permanence de
ces lieux communs dans une société changeante. Dans
un discours politique général, des simplifications s’imposent qui s’accommodent mieux d’un cadre global
pluraliste que d’une stratification rigide et unitaire
affectionnée par les théoriciens.
Ce n’est pas un hasard si l’apogée du discours politique réaliste, à base sociologique, a coïncidé avec la
IVe République, soit un système fondé sur la représentation proportionnelle (6). En rétablissant le scrutin
majoritaire à base territoriale, la Ve République a poussé
au contraire à la réunification partisane ou aux coalitions
et a cultivé un discours de plus en plus unanimiste.
Les classes moyennes, au sens le plus vague, peuvent
ainsi reprendre leur fonction conciliatrice (à droite
d’abord) avec le gaullisme au-dessus des classes, puis
au centre avec le giscardisme et enfin, à gauche, avec
la rénovation du parti socialiste qui veut mobiliser les
« couches moyennes salariées » (Lavau, Grunberg, Mayer,
1983). Ce renouveau de l’usage politique aboutit en
fait à une euphémisation sociale du terme en fonction
des stratégies d’alliance changeantes dans un système
multipartisan. Ce flou dans le discours politique est
compensé, il est vrai, par une organisation corporative
grandissante des diverses classes moyennes réelles dans
le nouvel équilibre de l’État technocratique après 1958 où
le pouvoir se déplace du Parlement à d’autres instances.
(6) Cf. Guillaume S. (1997), Les classes moyennes au cœur
du politique sous la IVe République, Bordeaux, Éd. de la MSHA
et Borne D. (1977), Petits bourgeois en révolte ? Le mouvement
Poujade, Paris, Flammarion.
DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
Depuis la fin des années 1970 :
triomphe ou déclin des classes
moyennes ?
Depuis une trentaine d’années, l’effacement du
marxisme et l’affaiblissement des organisations syndicales ont facilité le retour au politique de la vision
sociale actuelle des classes moyennes. Ainsi, ce qu’il
est convenu d’appeler aujourd’hui la « crise des classes
moyennes » est sans doute la prise de conscience de
l’épuisement d’une rhétorique républicaine, vieille de
cent ans, qui a subi un double échec pendant le septennat
de Giscard d’Estaing et ceux de François Mitterrand.
Le double échec :
de Valéry Giscard d’Estaing…
L’antagonisme entre les deux modes de gouvernement et de gestion de la crise de l’État-providence
depuis les années 1980 (version néo-libérale de type
anglo-saxon ou version sociale-démocrate atténuée de
type nordique) traverse à la fois les élites politiques et
les classes sociales et, tout particulièrement, la zone
intermédiaire de la société. L’instabilité politique croissante née des alternances (1981, 1986, 1988, 1993,
1995, 1997, 2002, 2007 (7), 2012) marque l’insatisfaction
de fractions de plus en plus nombreuses de l’électorat et la perte des repères anciens. La Ve République
initiale avait été bâtie sur le principe inverse, celui
de la continuité et de l’absence d’opposition entre le
président et le Parlement. Cette stabilité facilitée par
la prospérité a coïncidé avec les seize années de la
République gaullienne et pompidolienne (1958-1974).
Elle permettait de désamorcer les conflits les plus graves
par une redistribution des bénéfices et des promesses
de mobilité. Les analystes politiques ont interprété le
premier reflux du gaullisme, après la mort de Georges
Pompidou, par la volonté d’affranchissement des classes
moyennes salariées par rapport à un État trop interventionniste, promesse que semblaient réaliser les débuts
du septennat de V. Giscard d’Estaing avec le thème
d’un grand rassemblement social autour des classes
moyennes et le lancement de « réformes de société »
en accord avec le nouveau style de vie plus libéral de
ces nouvelles couches.
(7) Bien que les présidents Chirac et Sarkozy appartiennent au
même groupe politique, ce dernier a beaucoup insisté sur la rupture
avec son prédécesseur, accusé d’avoir maintenu le statu quo instauré par la « gauche plurielle ».
Cette tonalité reflète encore l’optimisme des Trente
Glorieuses et la vision technocratique dominante des
années 1960-1970, fascinée par le modèle américain
de la classe moyenne (Boltanski/Bourdieu, 1976). Le
nouveau président et son équipe croient encore à une
sortie de crise rapide. Ils cherchent avant tout à atténuer les difficultés des groupes les plus fragiles (loi de
l’indemnisation à 90 % du chômage), que sont alors
surtout les ouvriers et ouvrières ainsi que les immigrés
des secteurs les plus archaïques ou les moins compétitifs
qu’on incite au retour dans leur pays d’origine. La mise
en avant des classes moyennes, appelées ici groupe
central pour faire moderne et insister sur leur unité,
s’oppose directement au thème de la France coupée
en deux qui domine la scène politique à l’époque avec
l’Union de la Gauche et son programme commun. En
fait, les classes moyennes, comme le prouvaient toutes
les enquêtes, formaient, certes, une base électorale
croissante pour les partis gaulliste, centriste ou socialiste mais restaient particulièrement divisées par toutes
sortes de clivages, notamment éthiques, investis par
le traditionnel affrontement gauche/droite (Bourdieu,
1979 ; de Singly et Thélot, 1988).
… à François Mitterrand
Une union politique des classes moyennes
de courte durée
La progression spectaculaire du parti socialiste
après 1971 a reposé également sur un large appui de
ces catégories sociales en expansion numérique dans la
société. Elles ne se reconnaissaient dans aucun des partis
traditionnellement dominants à gauche (parti communiste, l’ancienne SFIO) ou à droite (parti gaulliste et
modérés de plus en plus conservateurs), le centre ayant
rallié la majorité conservatrice à l’occasion de l’élection
de G. Pompidou puis de celle V. Giscard d’Estaing.
Cette transformation du discours et de la configuration politiques, décalée par rapport aux transformations
des structures sociales, a reposé sur un paradoxe : au
moment où le parti socialiste rénové renouait dans le
discours avec un marxisme remis au goût du jour qui
justifiait l’alliance indispensable avec le parti communiste, il devenait, par sa composition militante comme
par son électorat, un parti des classes moyennes salariées
et de la frange supérieure des classes populaires. D’un
certain point de vue, il s’agissait d’une réutilisation
masquée de la stratégie de Gambetta. La notion de
« front de classe des salariés », très large et très vague,
jouait le rôle des nouvelles couches chez Gambetta tan-
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
11
DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
dis que la dénonciation des « monopoles » (commune
avec le discours communiste) permettait d’assurer la
continuité avec le discours traditionnel de la gauche
dirigé contre « les gros ».
Pourtant, l’analogie avec les débuts de la
III République rencontre vite ses limites puisque le
succès de 1981 a été de très courte durée. Les fissures
rapides entre les états-majors socialiste et communiste,
la démobilisation rapide de l’électorat de la gauche unie,
le glissement tout aussi rapide des nouveaux électeurs
de la gauche vers la droite, la remobilisation inverse de
l’électorat de la droite et la percée d’une extrême droite
à partir de 1983-1984 ont remis en cause le rapport
de force de mai 1981. Pour expliquer ses difficultés
politiques, la gauche socialiste a surtout invoqué des
facteurs extérieurs.
e
En fait, la fraction des électeurs qui a fait pencher la
balance pour Mitterrand, le 10 mai 1981, avait surtout
émis un vote de rejet contre un président sortant qui
n’avait pas tenu ses promesses et sous-estimé la crise.
Selon un sondage d’août 1981, 61 % des petits commerçants et artisans et 60 % des cadres moyens jugeaient le
bilan de Giscard d’Estaing négatif. C’étaient les scores
les plus élevés de tous les groupes sociaux (8) alors que
ceux-ci naguère fondaient la solidité de l’électorat
gaulliste. À court terme, les difficultés économiques ont
facilité l’alternance mais, tout de suite après, elles ont
(8) Mayer N. (1986), La boutique contre la gauche, Paris, FNSP.
12
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
joué à leur tour contre l’alliance que prétendait incarner
la gauche. À mesure que le chômage progressait, les
couches sociales qui se sont ralliées de plus en plus à
la gauche au cours des années 1970, loin d’être unies,
étaient en effet traversées à leur tour par un clivage
interne de plus en plus sensible.
Il séparait moins les gagnants et les perdants de
la société que les groupes exposés au chômage et au
déclassement et ceux protégés du sous-emploi. La
césure passait au sein des classes moyennes selon
qu’elles relevaient ou non du secteur public. Ainsi, les
sondages électoraux et les enquêtes d’opinion fondés
sur des classifications sommaires des groupes ont longtemps été incapables de saisir les évolutions en cours.
Leurs catégories trop larges ne tenaient pas compte
de cette segmentation sociale née de la crise du sousemploi, ni du type d’entreprise ou d’administration, ni
de l’origine sociale, ni du type d’étude, ni de l’origine
ethnique et de l’enracinement géographique. Or, les
premières grandes mesures du septennat ont encore
renforcé l’inégalité entre salariés. Ainsi, les nationalisations ont concerné les secteurs les plus concentrés,
les grandes entreprises, déjà les plus généreuses avec
leurs salariés. Dans le même temps, la dégradation de
l’économie produite par certaines mesures entraînait
une exposition supplémentaire au chômage des salariés
du secteur privé, frappés également de plein fouet par
la désindexation des salaires sur les prix instaurée au
nom de « la rigueur » à partir de 1983.
DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
La percée de l’extrême droite
chez les classes moyennes indépendantes
La percée du Front national a d’abord reposé sur le
passage à l’extrême droite d’une fraction des classes
moyennes indépendantes (majoritairement à droite)
inquiètes devant l’ouverture européenne commune à
la gauche socialiste et à la droite classique et choquées
par les mesures trop libérales sur le plan culturel ou
social ou le « laxisme » face aux immigrés. Ce dernier argument a rallié également à l’extrême droite les
principales victimes de la concurrence entre catégories
non qualifiées françaises et étrangères, les catégories
populaires en déclin (9). La gauche payait sa cécité sur
la fragilité de ses bases idéologiques et politiques,
d’autant plus que son discours antérieur avait postulé
une convergence miraculeuse des intérêts des couches
qu’elle voulait fédérer dans une conjoncture qui avivait,
au contraire, les conflits internes multiples.
Mais la droite n’est pas protégée pour autant. Le
même phénomène, mutatis mutandis, rend compte de
la fragilité des retours des conservateurs au pouvoir, de
leurs divisions croissantes et de la montée continue de
l’extrême droite. Ainsi, le succès relatif des législatives
de 1986 est effacé tout aussi vite par la reculade du
gouvernement Chirac face au mouvement étudiant de
novembre 1986 et par l’image de classe que donnent
certaines mesures symboliques (suppression de l’impôt
sur les grandes fortunes, attribution de sociétés nationalisées à des groupes proches du pouvoir). Elles conduisent
au double échec (présidentiel et législatif) de 1988.
Là aussi, comme en 1981, la fraction d’électeurs qui
changent de camp le fait plus négativement que positivement, ce qui met les sortants en position d’accusés
de tous les maux croissants d’une société en crise.
La fin du discours de rassemblement ?
Face à ce double processus de rejet rapide et
répété des deux grandes tendances politiques qui se
succèdent au pouvoir, on peut reprendre le schéma
général d’interprétation proposé. Depuis plus de vingt
ans désormais, le discours politique parvient de moins
en moins à trouver la rhétorique englobante qui permettrait l’alliance durable des catégories privilégiées,
des catégories moyennes et de fractions des classes
populaires, qu’elles soient orientées à gauche ou à droite,
(9) Parmi les premiers électeurs du Front national aux élections
européennes de 1984, on trouve 23 % d’inactifs et de retraités, 30 %
d’ouvriers, 9 % de petits commerçants, (Mayer, 1986, p. 322-323).
alliance qui caractérisait l’ère des majorités stables de la
Ve République. Or, sans cette représentation collective,
un système majoritaire, mais à partis multiples, comme
celui de la France ne peut fonctionner.
De tous les pays d’Europe comparables, la France est
donc, Italie mise à part, celui qui connaît le plus profond
dérèglement de son modèle politique antérieur. Il tient
à un clivage sous-jacent que les politiques n’arrivent
pas à gérer de manière cohérente. Même les classes
moyennes les plus proches des options individualistes
et néo-libérales demandent une action tutélaire de l’État
pour assurer leur reproduction sociale et scolaire. Une
politique néo-libérale affirmée, même quand certains
dirigeants de droite ont eu des velléités de l’appliquer
(après 1986 ou après 2007), se heurte non seulement
aux intérêts acquis des classes moyennes liées à l’État,
plutôt traditionnellement orientées à gauche, mais également à une large fraction des classes moyennes liées
au marché, plutôt orientées à droite, voire à certaines
fractions privilégiées proches de l’État. En effet, avec la
scolarisation généralisée et la montée des qualifications
pour lutter contre le déclassement des diplômes, l’essentiel de la formation des enfants de tous ces groupes
dépend du système scolaire secondaire et supérieur, en
particulier de ses filières les plus sélectives, dominées
par les couches privilégiées mais convoitées également
par les divers types de classes moyennes. Cette centralité
du rapport à l’État enseignant explique que les conflits
les plus mobilisateurs, à gauche comme à droite, aient
éclaté à propos de réformes éducatives.
Mais, à gauche comme à droite, ces mobilisations
inverses contribuent surtout à l’immobilisme et à un
statu quo qui ne profite finalement qu’au secteur sélectif
de l’enseignement supérieur dont la rareté, et donc le
prix social en temps de crise, s’élèvent à mesure que les
autres filières non sélectives se banalisent (Baudelot,
Establet, 2000). D’où un sentiment croissant de déclassement, les mêmes diplômes n’offrant plus les mêmes
perspectives à mesure qu’on avance dans les générations
au sein de familles de niveau social comparable.
Inversement, la montée des coûts sociaux liée à la
crise du sous-emploi ne peut pas non plus être affrontée selon une pure logique social-démocrate pour une
raison de fond : la gauche française ne dispose pas des
moyens de mobilisation sociale inhérents à ce mode de
gouvernement, à savoir des syndicats forts et unis qui
partageraient une partie des présupposés idéologiques
du parti social-démocrate au pouvoir.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
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DOSSIER - L’IDENTITÉ DES CLASSES MOYENNES AU FIL DU TEMPS
Cette incapacité, à gauche comme à droite, à trouver un discours consensuel et une stratégie cohérente
autour des classes moyennes, parce que celles-ci sont
traversées par les contradictions centrales des évolutions
sociales, marque donc l’épuisement d’un siècle de rhétorique de l’équilibre et de l’ambiguïté. C’est d’autant
plus dommageable que l’élection politique centrale du
système politique, l’élection présidentielle, étant de type
majoritaire se joue à la marge sur ce type de discours.
Aucun groupe social ne peut être laissé de côté, si un
candidat veut prétendre, thème récurrent de toutes les
campagnes, être le président de tous les Français. Il faut
donc promettre à la fois moins d’impôts – puisque ce
sont les groupes les plus gros payeurs d’impôts sur le
revenu ou qui ont le moins de moyens d’échapper aux
contrôles – et plus d’État en fonction de la tradition
républicaine séculaire déjà évoquée, avec ensuite des
nuances sur le type d’État (plus social, plus éducateur
ou plus sécuritaire selon les sensibilités politiques et
les niveaux sociaux).
croisées face à l’autre, rejeté hors de la société. Le
décalage entre société et discours politique donnant
sens à l’identité des groupes moyens reste donc une
constante sur toute la période ici envisagée, mais joue
maintenant à l’inverse de la période fondatrice, si bien
que la République comme les « classes moyennes »
ne voient plus leur avenir que dans un passé plus ou
moins mythifié.
●●●
Ainsi, loin de trouver une formule rassembleuse
comme celle des républicains des années 1870, le discours politique français courant sur la société (hors
élections) est marqué par l’obsession du chômage,
l’insécurité, le risque de perte de statut avec les changements accélérés induits par la concurrence internationale
et la répartition inégale des sacrifices selon les classes
d’âges et les sexes. Il en vient même à adopter une nouvelle rhétorique binaire qui va dans le sens du discours
des extrêmes. On y oppose, comme dans le marxisme
des années 1930-50, inclus et exclus, fractions du bon
et du mauvais côté de la fracture sociale liée au sousemploi, « France d’en bas » contre nantis, victimes
de l’insécurité contre groupes protégés (10). Dans ces
constructions rhétoriques, les « classes moyennes »,
avec leurs brouillages des frontières et leurs promesses
d’ascension sociale, trouvent de moins en moins leur
place, sauf sur le registre défensif de la « mise en péril »
ou de la descente sociale (Ruhlmann, 2001).
On aboutit ainsi à ce paradoxe d’une France définie par de multiples antagonismes et rassemblée, le
temps bref d’un scrutin, par une rhétorique des peurs
(10) Lipietz A. (1998), La société en sablier. Le partage du travail contre la déchirure sociale, Paris, La Découverte.
14
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
BIBLIOGRAPHIE
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● Boltanski L. et Bourdieu P.
(1976), « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3.
● Ruhlmann J. (2001), Ni bourgeois, ni prolétaires. La défense
des classes moyennes en France au
XXe siècle, Paris, Seuil.
● Bourdieu P. (1979), La distinc- ● Singly (de) F. et Thélot C.
tion. Critique sociale du jugement, (1988), Gens du privé, gens du
Paris, Éditions de Minuit.
public, la grande différence, Paris,
Dunod.
● Chauvel L. (2006), Les classes
moyennes à la dérive, Paris, Seuil.
CLASSES MOYENNES,
DÉMOCRATIE
ET CHANGEMENT SOCIAL
Philippe Raynaud
Université Panthéon-Assas/Institut universitaire de France
Depuis l’analyse du sociologue Georg Simmel, les classes moyennes sont considérées
comme jouant un rôle clef dans la démocratie et le changement social. Ce schéma s’applique
particulièrement aux transformations des Trente Glorieuses dans lesquelles leur participation a été décisive. Néanmoins, nous rappelle Philippe Raynaud, elles peuvent aussi être
portées à soutenir comme dans les années 1930 des régimes extrémistes dès lors que le
système politique se révèle incapable de garantir leur rôle. Sujets du changement social,
elles en sont également les objets, comme le montre leurs transformations sous l’effet de
la forte croissance d’après-guerre puis des changements économiques à l’œuvre depuis
les années 1980.
C. F.
L’idée que la « classe moyenne » joue un rôle
fondamental dans les régimes libres a été récemment
remise à l’honneur dans le débat public, notamment
dans un article brillant de Francis Fukuyama (1). Pour
celui-ci, la démocratie libérale reste la seule solution
plausible des problèmes de notre monde ; on ne peut
toutefois exclure son échec (provisoire ?) si le système
politique perd le soutien de la partie de la population
qui est à la fois bien « éduquée » et rationnelle dans
son rapport à l’économie moderne sans appartenir pour
autant à la mince élite du pouvoir. En France même, le
mécontentement ou la « crise » des classes moyennes
sont des thèmes familiers du débat politique et même
des sciences sociales, qui deviennent plus attentives
à ces classes dont l’importance rend plus difficile la
réduction de la question sociale à l’opposition entre
dominants et dominés. Cette évolution du débat public
conduit ainsi à nous faire sortir d’un schéma hérité de
Marx pour nous ramener apparemment à l’un des plus
anciens topoi de la philosophie politique, qu’on peut
faire remonter à la Politique d’Aristote.
Pour le philosophe grec, la classe moyenne, ni trop
riche ni trop pauvre, est la base naturelle du « régime
constitutionnel » (politeia). Les citoyens issus de la
classe moyenne se laissent plus facilement conduire par
la raison, savent obéir sans être serviles et commander
sans être despotiques, « ils ne convoitent pas les biens
des riches, ni les autres le leur comme les pauvres
convoitent celui des riches (2) ». Pour Marx, au contraire,
la « petite bourgeoisie » ne peut jouer qu’un rôle marginal entre la classe dominante et le prolétariat, dont
l’affrontement dominera l’histoire moderne jusqu’à
l’avènement du socialisme. Les interprétations du rôle
politique des classes moyennes naviguent entre ces
deux thèses. En France, l’avènement du gouvernement
représentatif s’est accompagné d’une valorisation de
la classe moyenne comme « juste milieu » entre la
réaction et la « démagogie » qui a trouvé son expression classique chez François Guizot. Pour ce dernier,
si l’égalité civile était légitime, le pouvoir politique
devait être exercé par des représentants élus par un corps
électoral restreint à des propriétaires assez riches pour
être attachés à la préservation de l’ordre social. Dans
(1) Fukuyama F. (2013), « La révolution des classes moyennes »,
article traduit dans Courrier international, 6 juillet.
(2) Aristote (1990), Les politiques, IV, 11, Paris, trad. Flammarion-GF, p. 313.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378 15
DOSSIER - CLASSES MOYENNES, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT SOCIAL
ce contexte, la « classe moyenne » se confond avec la
bourgeoisie, qui est « moyenne » parce qu’elle se situe
entre l’ancienne aristocratie et les classes populaires.
Mais l’idée du rôle politique des classes moyennes ne
disparaît pas avec l’avènement de la démocratie, comme
le montre, par exemple, la confiance de Gambetta dans
la « couche sociale nouvelle » (3) née de la modernisation économique de la société française sous le Second
Empire. Au début du XXe siècle, le débat traverse le
mouvement socialiste lui-même et est un des enjeux
de la controverse entre le « révisionniste » Bernstein
et les tenants de l’orthodoxie marxiste : la survie des
classes moyennes en dépit des prévisions de Marx et
leur attachement à la démocratie sont pour Bernstein
des arguments en faveur d’une réorientation réformiste
de la politique de la social-démocratie.
On aurait tort cependant de sous-estimer ce qu’a de
nouveau la démocratie moderne, qui, au-delà du conflit
entre le « petit nombre » et la multitude, se caractérise
par le changement incessant des positions et l’innovation
permanente. C’est ce qu’avait parfaitement saisi, à la
fin du XIXe siècle, le sociologue Georg Simmel, l’un
des premiers à percevoir le rôle nouveau de la classe
moyenne. C’est ce qui lui a permis, comme le remarque
Henri Mendras, de « subvertir complètement le schéma
marxiste » (4) : « la classe moyenne apporte avec elle un
élément sociologique entièrement nouveau. Ce n’est pas
seulement une troisième classe ajoutée aux deux autres,
et qui n’en diffère qu’en degrés, comme elles diffèrent
elles-mêmes l’une de l’autre. Ce qu’elle a de vraiment
original, c’est qu’elle fait de continuels échanges avec
les deux autres classes et que ces fluctuations permanentes effacent les frontières et les remplacent par des
transitions permanentes continues […]. Telles sont les
raisons qui font qu’une société où la classe moyenne est
prédominante se caractérise par une grande élasticité ;
c’est que, les éléments y étant très mobiles, il lui est
plus facile de se maintenir en variant, si le milieu varie,
qu’en restant obstinément immuable (5) ». L’importance
des classes moyennes ne tient pas seulement à leur
rôle stabilisateur mais aussi à leur dynamisme propre,
qui font d’elles des acteurs majeurs du « changement
social » ; il n’est donc nullement contingent que les
(3) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article de
Christophe Charle, p. 8.
(4) Mendras H. (1988), La Seconde Révolution française 19651984, 2e éd., p. 58.
(5) Simmel G. (1981), Sociologie et épistémologie, (trad.) Paris,
PUF, p. 200.
16
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
difficultés actuelles que connaissent les démocraties se
traduisent par une insatisfaction chronique des « classes
moyennes ». L’analyse du rôle des classes moyennes
peut utilement servir de fil conducteur pour comprendre
les transformations de la société française depuis une
trentaine d’années, mais elle requiert d’abord une brève
mise au point sur leur définition – et sur leur extension.
Qui sont les classes moyennes ?
Il est devenu banal d’affirmer que la définition des
classes moyennes varie avec la sensibilité politique et on
en conclut en général qu’il est impossible de s’accorder
pleinement sur une définition. Cela n’empêche pas pour
autant que la plupart des analystes finissent par adopter
des critères proches de ceux utilisés par le CRÉDOC
ou par l’Observatoire des inégalités : « les 30 % les
plus démunis composent les catégories ‘‘modestes’’.
Les 20 % les plus riches composent les catégories
‘‘aisées’’. Les classes ‘‘moyennes’’ se situent entre les
30 % les plus démunis et les 20 % les mieux rémunérés.
Elles représentent 50 % de la population (6) ». Selon les
données de 2008, la frontière supérieure des classes
moyennes, au-delà de laquelle on est « aisé » ou riche,
commencerait à 2 127 euros après impôts et prestations
sociales pour une personne seule, 4 068 euros pour un
couple sans enfants et 5 174 euros pour un couple avec
enfants. Ces définitions étant posées, on ne manque pas
de constater avec un certain plaisir que beaucoup d’acteurs sociaux vivent dans une illusion qui, si répandue
soit-elle, a pour effet et peut-être même pour fonction de
conforter les privilégiés dans leurs bonnes consciences
puisque beaucoup d’entre eux (par exemple, une partie
des enseignants) s’imaginent de bonne foi appartenir aux classes moyennes alors qu’ils sont en fait des
« riches ». Cette manière de voir qui paraît aujourd’hui
naturelle constitue en fait une rupture complète avec
toute la tradition de la pensée politique (d’Aristote à
Marx et au-delà), mais il n’est nullement certain qu’elle
représente un progrès. Traditionnellement, on partait
de l’opposition entre le « petit nombre » et le « grand
nombre » et on considérait que la « classe moyenne »
était constituée par les groupes intermédiaires que
leurs intérêts et leurs « humeurs » situaient entre les
deux classes extrêmes ; la situation la plus courante est
donc celle d’une pyramide dont le sommet est constitué
(6) Observatoire des inégalités, 25 janvier 2012 ; cf. Bigot R.
(2009), « Les classes moyennes sous pression », Consommation et
modes de vie n° 219, mars, CRÉDOC.
DOSSIER - CLASSES MOYENNES, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT SOCIAL
par le petit nombre, la base par le « peuple », la classe
moyenne se situant à une hauteur médiane entre les
deux, ce qui exclut en général qu’elle soit majoritaire ;
si cela se produisait, cela voulait dire que la classe
moyenne s’était tellement étendue qu’elle avait fini par
se confondre avec le peuple, dont se trouvaient alors
exclus les plus démunis (7). Dans ce cadre traditionnel,
l’analyse était centrée sur les relations de conflit et/ou
de coopération entre les groupes sociaux, et c’est pour
cela que le raisonnement en termes de classe sociale
s’épanouit après la fin de l’Ancien Régime et de la
société d’ordres, chez Guizot et chez Marx. Dans les
modèles d’aujourd’hui, on part d’une définition statistique de l’« homme moyen » (Quetelet) pour définir les
classes sociales, ce qui rend plus difficile l’analyse de
leurs relations et qui a pour premier effet d’élargir le
champ des « privilégiés » tout en diminuant celui des
classes populaires. Pour pouvoir dire quelque chose de
la société, des sociologues ou des économistes comme
Dominique Goux et Éric Maurin, qui partent de cette
(7) C’est la situation que décrit en fait Aristote dans sa théorie de la « politeia », dont la « démocratie » où domine un peuple
constitué des plus pauvres, constitue la forme corrompue.
approche statistique, en viennent néanmoins assez vite
à redéfinir les masses considérées comme pertinentes
pour poser que les classes populaires » représentent
50 % de la population, les classes supérieures 20 % et
les classes moyennes 30 % (8), ce qui revient à substituer
à la pyramide traditionnelle un trapèze isocèle – et
à définir les « riches » ou les « privilégiés » de telle
manière qu’on y trouve à la fois les professeurs agrégés, les avocats d’affaires et les patrons du CAC 40. Il
me semble au contraire que, si l’on veut comprendre
la dynamique sociale contemporaine, il vaut mieux
partir de l’opposition classique entre le petit nombre
et le grand nombre (Aristote) ou entre le Peuple et
les Grands (Machiavel), pour voir le rôle qu’ont pu
jouer les « classes moyennes », dont la redéfinition
permanente est évidemment un des facteurs décisifs
du changement social.
(8) Goux D. et Maury É. (2012), Les nouvelles classes
moyennes, Paris, Le Seuil, coll. « La vie des idées ».
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
17
DOSSIER - CLASSES MOYENNES, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT SOCIAL
1965-1984 : l’irrésistible ascension
des classes moyennes
Pour ce qui concerne le cas français, il est commode
de partir d’un ouvrage classique, La Seconde Révolution
française 1965-1984 d’Henri Mendras, qui a donné
des transformations de la société française le plus saisissant des tableaux. Publié à la fin des années 1980,
il exprime avec élégance et profondeur le sentiment
assez répandu alors que la démocratie française avait
accompli en une vingtaine d’années des changements
considérables, qui lui avaient permis, d’un côté, de
donner un contenu concret aux idéaux démocratiques
ou républicains (liberté, égalité, fraternité) et, de l’autre,
de dépasser l’héritage indissolublement absolutiste,
aristocratique et révolutionnaire de la « première »
Révolution. Or, dans cette transformation, les « classes
moyennes » jouent évidemment un rôle décisif. Dans la
vision courante au début du XXe siècle, les trois classes
principales sont la paysannerie, la classe ouvrière et la
bourgeoisie : « entre ces trois grands groupes majeurs,
les classes moyennes étaient marginales, tiraillées
entre leurs origines populaires et paysannes et leurs
ambitions bourgeoises (9) ». Dans la société nouvelle,
les paysans ont presque disparu, la bourgeoisie n’est
plus constituée de rentiers – et le développement de
la classe moyenne, qui fait de celle-ci le modèle de
référence pour le plus grand nombre, s’est fait autour
des « cadres » beaucoup plus que des « indépendants ».
Le résultat paradoxal de cette évolution, c’est que la
notion même de « classe moyenne » devient elle-même
problématique, dès lors que la majorité de la population
tend à se reconnaître en elle : « en pure logique, si tout
le monde est moyen, personne ne l’est (10). » En fait,
Mendras montre que ce paradoxe n’interdit nullement,
bien au contraire, de définir une « constellation centrale » qui, dans un graphique en forme de toupie, reste
très minoritaire (25 % de la population) et fortement
distincte des « indépendants » traditionnels (15 %), de
l’élite (3 %), du peuple (50 %) et des pauvres (7 %). La
force de ce groupe vient de sa capacité à favoriser les
transactions entre peuple et élite qui font le dynamisme
de la société et elle est paradoxalement augmentée par
sa diversité interne : il comprend à la fois des « cadres »
liés aux chefs d’entreprise et, plus bas dans la hiérarchie, tous les « noyaux innovateurs » constitués
de ceux, enseignants, animateurs sociaux, etc., qui se
(9) Mendras H., op. cit.
(10) Ibid., p. 60.
18
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
veulent plus pédagogues que chefs (11). Cette diversité
de la « constellation centrale » va de pair avec des
changements importants au sein de l’élite qui « ne peut
plus être qualifiée de dirigeante au sens fort qu’avait
autrefois la notion de classe dirigeante », car, « de plus
en plus, son rôle consiste à contrôler l’ensemble du
système social et non plus à le diriger (12) ». La nouvelle
« constellation centrale » s’inscrit dans un monde où
les hommes politiques ont renoncé à gouverner l’économie, où les dirigeants des entreprises dépendent de
plus en plus des marchés et où les médias, soumis à
l’audimat, cherchent davantage à renvoyer à la société
sa propre image qu’à former l’opinion.
De cette analyse brillante, plusieurs enseignements
peuvent être tirés. Elle montre d’abord l’intérêt de
conserver une définition relativement restreinte de
l’« élite » si l’on veut comprendre le rôle propre des
« classes moyennes » ou de la « constellation centrale »
dans les relations entre le « peuple » et les riches » aussi
bien que leur pouvoir d’exemple dans la société globale.
S’il n’y avait pas une certaine distance, clairement perceptible, entre le gros de la population et les fractions
supérieures de la classe moyenne, on ne comprendrait
pas la capacité de celle-ci à façonner l’esprit public et
à orienter les comportements des classes. On perdrait
ainsi l’essentiel de ce que Simmel avait si bien vu
– le rôle déterminant de la classe moyenne dans une
société mobile et orientée vers l’innovation plus que
vers la conservation du passé. Inversement, le type
d’analyse que propose Mendras permet de sortir du
schéma purement vertical des théories fondées sur la
seule opposition entre le peuple et les élites, dont l’usage
« critique » (Bourdieu) reste tout aussi incapable de
rendre compte de la dynamique démocratique que ses
versions cyniques (Pareto, Michels) : les transformations
de la société française entre 1965 et 1984 n’ont pas aboli
la division sociale, mais elles ne sont pas pour autant
un leurre. D’un autre côté, le choix de l’appellation
« constellation centrale » pour désigner le groupe social
qui s’est substitué aux anciennes classes moyennes est
aussi une manière de mettre en lumière la part de fausse
conscience ou d’illusion qui a accompagné l’extension
apparente de la classe moyenne jusqu’au moment où
« si tout le monde est moyen, personne ne l’est ». Ce
sentiment correspond à une expérience réelle liée à
la forte croissance des « Trente Glorieuses » et à la
(11) Ibid., p. 85-93.
(12) Ibid., p. 79-80.
DOSSIER - CLASSES MOYENNES, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT SOCIAL
réduction des inégalités qui les a accompagnées mais
il a entretenu l’illusion statistique qui conduit à la
confusion entre les classes moyennes et les individus
dotés de revenu ou de capital « moyen » : l’image
actuelle de la « classe moyenne » exprime moins un
progrès dans l’objectivation des réalités sociales que
la sublimation d’une aspiration sociale en catégorie
pseudo-scientifique. Enfin, l’accent mis sur la diversité du groupe central – en termes de revenus mais
aussi de niveau culturel, de valeurs, d’engagements
politiques – permet de comprendre les transformations
de la société française sans se contenter de célébrer
la victoire progressive de l’innovation et des valeurs
égalitaires ou libertaires : la transformation du rapport
entre le peuple et les élites suppose aussi une transaction
entre le nouveau et l’ancien ou, comme on disait au
temps de Guizot, entre la « résistance et le mouvement ».
Les classes moyennes,
sujets ou objets du changement
Le rappel de la transformation de la société française
étudiée par Henri Mendras nous permet de comprendre
ce qui fait l’originalité de la période de l’après-guerre.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, le livre de Mendras décrit
une société qui ressemble certes à celle où il vit mais
qui s’en distingue néanmoins à l’évidence par une
confiance dans l’avenir qui semble bien loin de nous.
C’est l’époque où les Français, convertis à la « modernité », veulent se « réconcilier avec l’entreprise », où
le culte de la démocratie se substitue à celui de la
Révolution et où s’affirme un individualisme heureux
qui n’exclut pas la compassion pour les « exclus » : le
« système » n’a jamais bénéficié d’une telle confiance,
que l’on serait bien en peine de retrouver aujourd’hui.
Mais cette période correspond aussi à un changement
profond dans la position des classes moyennes au sein
du système politique, qui aboutit à une situation originale et peut-être transitoire liée au déclin de l’ancienne
structure de la société bourgeoise.
L’argument « aristotélicien » sur la « modération » de la classe moyenne a une validité certaine
lorsqu’il s’agit d’expliquer les conditions d’existence
des régimes modérés : la classe moyenne peut du fait
même de sa position centrale jouer un rôle majeur
dans la transaction entre le petit nombre et le grand
nombre. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la
classe moyenne soit toujours portée à la modération,
notamment si le système politique est incapable de lui
donner un rôle ; après tout, le fascisme italien et, dans
une moindre mesure, le nazisme, ont été en partie des
mouvements de « classes moyennes », et même de
petits bourgeois bien intégrés, mais hostiles à la fois
à la grande bourgeoisie et à la classe ouvrière et que
l’exacerbation des conflits sociaux et politiques avait
poussés à des engagements violents (13). D’un autre
côté, une des constructions les plus remarquables de
l’après-guerre – la social-démocratie telle qu’elle s’est
développée en Allemagne et dans les pays nordiques
– est le résultat d’un compromis global entre les milieux
patronaux et les organisations ouvrières dans lequel les
classes moyennes ont été en fait contournées ou neutralisées – alors même qu’elles devaient, par la fiscalité,
apporter une contribution majeure à la construction de
l’État-providence (14). Là, en revanche, où les « partis
ouvriers » étaient plus faibles (voire inexistants comme
aux États-Unis) ou hostiles au compromis réformiste
(comme les communistes français), le rôle des classes
moyennes a été plus important, tout en aboutissant à
des résultats qui varient avec les cultures nationales.
La période actuelle est sans doute moins favorable
à des compromis globaux, dans la mesure où le rôle
des autorités politiques décroît au bénéfice des forces
économiques et d’instances de régulation de nature
judiciaire ; cette évolution est d’ailleurs renforcée en
Europe par la multiplication des niveaux de décision
politique qui réduit l’importance de l’État-nation. Elle
est, surtout, marquée par des redéfinitions profondes
dans les intérêts et dans les clivages politiques et/ou
idéologiques qui font éclater les « constellations centrales » du type de celle qu’avait étudiée Mendras et
qui rendent très difficile l’attribution d’une identité
politique forte aux classes moyennes. L’influence très
réelle de ce que l’on appelle depuis David Brooks les
« bobos » (15) serait impensable si les « valeurs » de ces
derniers (l’ouverture, la tolérance, la préférence pour
l’innovation, etc.) ne s’imposaient qu’à une mince
couche de privilégiés et n’étaient pas relayées par tout
un monde de travailleurs sociaux et de professionnels
de la culture et de la communication qui occupent
de fait une situation intermédiaire entre les couches
(13) Voir par exemple Lipset S. M.(1960), Political man : The
social base of politics, Garden City, N.Y., Doubleday.
(14) Brooks D. (2000), Les Bobos (trad.), Paris, Livre de Poche.
(15) Voir notamment Le Goff J.-P. (2012), La fin du village,
Paris, Gallimard.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
19
DOSSIER - CLASSES MOYENNES, DÉMOCRATIE ET CHANGEMENT SOCIAL
populaires et les (nouvelles) classes dirigeantes (16).
Mais on peut aussi considérer qu’une partie non négligeable des classes moyennes ne se reconnaît pas plus
dans les nouvelles valeurs « sociétales » que dans les
résultats de la mondialisation ; dans le cas français,
c’est ce que montrent par exemple, d’un côté, la forte
mobilisation, très au-delà des milieux catholiques traditionnels, contre le « mariage pour tous », et de l’autre,
l’écho réel, y compris dans certains milieux économiques, de thèses protectionnistes qui ont trouvé un
relais au gouvernement avec Arnaud Montebourg. On
peut noter des divisions comparables aux États-Unis,
où l’évolution « libérale » (au sens américain) de la
société s’accompagne de l’émergence de mouvements
comme le tea party et on ne doit pas non plus oublier
que si, dans le monde arabe, une partie importante
de la classe moyenne est favorable à une évolution
plus ou moins démocratique, le noyau dur des mouvements islamistes contient de nombreux cadres à la
fois aisés et « éduqués » qui expriment peut-être une
réaction antimoderne à certains égards comparable à
celle qui a traversé les « petits bourgeois » européens
des années 1930.
(16) Voir Bergougnioux A. et Manin B. (1979), La socialdémocratie ou le compromis, Paris, PUF et (1989), Le régime
social-démocrate, Paris, PUF.
20
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Dans le monde développé ou riche, les classes
moyennes ont sans doute perdu la centralité dont elles
jouissaient dans les années où la croissance allait de
pair avec le développement de l’État-providence mais
le système politique continue d’avoir besoin de leur
appui ; dans les pays émergents, les efforts demandés
pour s’intégrer dans le système économique international requièrent à la fois des soutiens politiques plus
larges que l’élite dirigeante et des consommateurs
relativement assez aisés pour soutenir la demande
intérieure mais assez peu nombreux pour éviter une
hausse massive du coût du travail. En ce sens, les classes
moyennes restent bien la clé du changement social et
de la stabilité politique.
MOYENNISATION
OU POLARISATION ?
LA DYNAMIQUE
DES CLASSES MOYENNES
EN FRANCE ET DANS UN
MONDE GLOBALISÉ
Louis Chauvel
Professeur à l’Université du Luxembourg, chercheur affilié à l’OFCE
La France connaît un paradoxe quant à la dynamique des classes moyennes. Alors que
le « malaise » des classes moyennes est important, leur situation objective, mesurée par
l’évolution d’indicateurs de répartition des revenus semble beaucoup plus favorable que
dans les autres pays développés. Les classes moyennes françaises semblent épargnées,
pour l’instant aussi bien par le rétrécissement de leurs rangs (shrinking middle class) que
par la hausse des inégalités, deux phénomènes largement observés à l’étranger. Selon
Louis Chauvel, un examen plus approfondi de la question montre toutefois les raisons de
leur inconfort : la stabilité des indicateurs d’inégalité dissimule une crise profonde de
dynamique sociale qui menace la « civilisation de classe moyenne ». Ces groupes ne sont
plus assurés, comme ils ont pu l’être au cours des Trente Glorieuses, de bénéficier d’une
mobilité sociale ascendante et d’une stabilité économique.
C. F.
Les classes moyennes sont un des thèmes les plus
controversés des sciences sociales françaises, peut-être
parce qu’elles ont été au cœur du rêve français depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qu’elles cristallisent aujourd’hui toutes les angoisses de la société.
Une manière de poser le débat d’une façon neuve est
de s’intéresser aux sciences sociales internationales
qui par contraste, soulignent l’exception française :
les questions sont de nature différente, les méthodes
d’analyse divergent, et les conclusions aussi.
Une question centrale dans le reste du monde est celle
de la polarisation de la structure sociale, autrement dit
d’une expansion des inégalités. Dans ce mouvement, les
revenus médians seraient l’épicentre de la « tectonique
des classes ». Pour de nombreux indicateurs, comme pour
l’analyse des distributions (cf. le strobiloïde), la France
fait figure d’exception : le paradoxe apparent est que,
pour les inégalités économiques comme pour l’écartèlement des classes moyennes, la France reste protégée,
résiste au changement, mais exprime en même temps
un fort malaise. Pour autant, un examen tout à la fois
plus global et théorique de la question permet de saisir
pourquoi des tensions s’accumulent devant le modèle
français de société de classes moyennes.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
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DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
Débats français : pessimistes,
optimistes, constructivistes
Si l’on exclut les nombreuses contributions d’ordre
médiatique, on repère en France trois grands groupes de
travaux qui, en regard de la production internationale, plus
positive, revêtent un aspect nettement plus normatif. Le
premier groupe présente une teinte pessimiste et souligne
l’existence d’un maillon fragile au milieu de la société :
sans remonter aux marxistes du XIXe siècle, pour qui
la paupérisation absolue des classes moyennes était le
sens même du capitalisme, Bourdieu (1979) voyait en
elles des fractions dominées des classes dominantes et,
de ce fait, un groupe social frustré, dont le malaise était
intrinsèque. Cette lecture pessimiste, empreinte d’une
peur de la chute, est selon Pech (2011), une composante
durable du débat social depuis le XIXe siècle.
À l’opposé, Mendras a dressé la carte d’une
« constellation sociale » rassemblant les grands gagnants
des Trente Glorieuses dont Bidou (1984) avait montré
l’émergence. Dans cette veine, Goux et Maurin (2012)
fondent leur analyse sur l’idée d’un paradoxe : celui de
catégories sociales qui seraient encore objectivement
en ascension et en même temps psychologiquement
tenaillées par la peur du déclin.
Un troisième groupe s’intéresse avant tout aux
constructions sociohistoriques. Comprendre à partir
de la figure du « cadre » la construction sociale d’une
conscience collective est l’enjeu central de Boltanski
(1982) : comment l’imaginaire collectif est-il travaillé
par les syndicats, les luttes, l’établissement d’institutions
sociales œuvrant à la reconnaissance de frontières, la
stabilisation de grands discours exprimant par exemple
la peur de déchoir ? De même pour Bosc (2008), l’enjeu
central est la construction d’une définition des « classes
moyennes » où la question des frontières et la délimitation
du groupe sont fondamentales. On retrouve chez Pech
la même sensibilité pour une lecture historique longue
capable de détecter les traits génétiques de la question des
classes moyennes, d’où la focalisation sur des structures
sociales lourdes plus que sur les faits sociaux émergents.
Les classes moyennes dans les
sciences sociales mondiales
Par comparaison avec l’intense production mondiale
sur les classes moyennes, les sciences sociales françaises sont relativement isolées, un peu frileuses dans
leur approche plus souvent historique qu’empirique, le
22
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
travail comparatif restant une exception (Damon, 2013),
l’explication des faits sociaux laissant souvent la place
à des considérations plus normatives. Les recherches
internationales se présentent sous un tout autre jour :
l’évaluation de l’hypothèse de rétrécissement ou non de
la classe moyenne (shrinking middle class) est centrale.
Pressman (2007), qui a été l’un des premiers à tenter
une synthèse générale en se fondant sur les données
internationales du Luxembourg Income Study (LIS)(1),
divise l’espace des middle class studies internationales en
trois types d’approches. La première, présentée comme
sociologique, est fondée sur une définition statutaire, dans
laquelle le niveau d’éducation, le statut socioéconomique
de l’emploi, un mode de consommation et un ensemble
particulier de valeurs concourent à caractériser le groupe.
La seconde, plus économique, retient une définition par
le revenu : la classe moyenne regroupe les individus dont
le revenu est situé, par exemple, entre 75 et 125 % de la
médiane (selon une définition proposée par Thurow), ces
marges pouvant être modifiées pour assurer un test de
sensibilité. La troisième approche, plus psychosociale,
relève de l’auto-identification des individus à la classe
moyenne ; cette définition pose problème dans la mesure
où 62 % des Maliens se voient comme membres des
classes moyennes, contre seulement 40 % des Polonais,
pourtant 8 fois plus riches et dont les revenus sont nettement plus resserrés.
Pressman voit la seconde définition comme la plus
appropriée dans la mesure où la middle class n’est pas
définie par ses frontières mais par son centre, l’écart du
compas permettant ensuite de tracer des limites, certes
arbitraires mais pas plus que les autres, qui serviront
à saisir si le périmètre dès lors repéré se remplit ou se
vide d’individus dont les caractéristiques spécifiques ou
non se diffusent ou s’évanouissent. Le refus des excès
de sophistication théorique aide ici à clarifier des faits
sociaux complexes.
Inégalités et polarisations
Dans une importante contribution sur les classes
moyennes, Brandolini et Atkinson (2013) soulignent
cette complexité en suivant deux indicateurs comparés : le coefficient de Gini et l’index de polarisation de
Wolfson. Le premier analyse l’inégalité globale et le
second l’écartèlement autour de la médiane, mesurant
ainsi la tendance au rétrécissement de la classe moyenne.
(1) www.lisdatacenter.org
DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
Ces travaux complètent ainsi ceux d’Alderson et al.
(2005) et de Pressman (2007) menés sur les enquêtes
archivées au LIS et permettent d’établir ces conclusions :
- sur une plus longue durée, en remontant aux
années 1960, les États-Unis et le Royaume-Uni mettent
en évidence le plus fort déclin de la middle class ;
- l’indice de Gini montre que les inégalités se sont
accrues presque partout depuis 1985 (tableau 1). Des
travaux plus détaillés mettent en évidence un phasage
complexe : les pays anglo-saxons ont ouvert la voie,
suivis par l’Allemagne et la Suède, plus égalitaires en
début de période, puis par les pays du Sud, dans lesquels la disparition des seniors pauvres a été une source
d’égalisation jusque dans les années 1990 ;
- si on se centre sur les revenus primaires (salaires,
revenus du travail non salarié, profits, retraites), avant
impôts et transferts sociaux, ce déclin est encore plus
fort ; l’intensification des politiques redistributives, dans
les pays où on l’observe, a contribué à contrecarrer les
effets du marché. Les autres pays mettent en évidence
un appauvrissement relatif des classes moyennes inférieures en Allemagne comme ailleurs, ce que montre
Ursula Dallinger (2013) qui distingue trois strates au
sein des classes moyennes.
- l’indice de polarisation de Wolfson confirme le
diagnostic en termes de pression accrue sur les revenus intermédiaires, avec deux exceptions notables : le
Danemark et la France qui, jusqu’en 2005, ont résisté
à la tendance générale ;
- la middle class définie par les ménages situés
entre 75 % et 125 % de la médiane a diminué dans
de nombreux cas, d’une façon parfois considérable,
comme en Finlande ;
Les dernières enquêtes disponibles fin 2013 (les
enquêtes européennes SILC 2005-2011) complètent
ce tableau : les exceptions danoises et françaises
s’émoussent alors. Dans les deux cas, en six ans, le
coefficient de Gini s’est accru de 3 points. Néanmoins,
en France, cette progression n’est pas due à la compression des classes moyennes (l’indicateur de Wolfson est
invariant en France) mais à la croissance des rétributions
Tableau 1. Indicateurs de dynamique des classes moyennes 1985-2005
Pays
Taïwan
Évolution
de l’indicateur
de Wolfson
(en points)
Évolution
de l’indicateur de Gini
(en points)
Pourcentage
des classes moyennes
2005 (en %)
Évolution
du pourcentage
des classes moyennes
(en points de %)
3.5
3.6
40.1
– 3.4
Finlande
3.1
4.2
48.6
– 7.1
Canada
2.8
3.4
36.5
– 4.1
Pologne
2.5
4.8
37.4
– 2.7
Autriche
2.4
4.2
45.5
– 5.6
Royaume-Uni
2.3
4.1
34.0
– 2.3
Luxembourg
1.4
3.2
45.4
0.7
Suède
1.4
1.8
51.7
– 6.7
États-Unis
1.3
3.5
30.5
– 0.6
0.8
1.3
45.3
0.6
Mexique
Allemagne (ouest)
– 0.3
1.3
25.9
1.3
Norvège
– 0.4
2.3
53.3
1.7
Danemark
– 1.1
– 2.8
51.9
– 0.2
Italie
– 1.2
0.5
31.9
– 2.0
France
– 1.5
– 1.5
42.0
1.0
Note :
Les pays sont triés par degré décroissant de changement de l’indicateur de Wolfson.
Une augmentation des indicateurs de Gini et Wolfson correspondent à une hausse des inégalités.
Source : Atkinson et al (2013) pour Gini et Wolfson. Complété par l’auteur pour le pourcentage de la classe moyenne délimitée par les niveaux 75 %
et 125 % de la médiane, et ses variations dans le temps.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
23
DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
Lire la tectonique des classes
de revenu : le strobiloïde
supérieures. L’interprétation du changement français
est toutefois controversée car l’enquête SILC a connu
une rupture de série préjudiciable au suivi.
Est-il possible de mieux représenter ces contrastes ?
Les dynamiques à l’œuvre apparaissent mieux au travers
de l’analyse graphique des répartitions. Ces représentations initiées par Vilfredo Pareto permettent d’en établir
la morphologie. Il comparait ces répartitions à la forme
d’une toupie, d’où le nom de strobiloïde. La largeur de
la courbe à une hauteur donnée est proportionnelle au
nombre d’individus à ce niveau : de nombreux individus
se situent au milieu (la médiane) et la densité diminue à
mesure que l’on s’élève loin du centre ; ils se raréfient
aussi à la racine de la courbe, proche du niveau zéro.
Plus le ventre du strobiloïde est rebondi, plus les classes
moyennes sont fortement représentées.
La France ne connaît donc pas de polarisation ni
d’explosion des inégalités évidentes, mais plutôt une
stagnation du niveau de vie des classes moyennes qui
ne suivent pas la progression du haut de la pyramide
sociale. Autrement dit, la France est un des seuls pays
où en 2011, le processus de shrinking middle class n’est
toujours pas enclenché, du point de vue des revenus (la
situation patrimoniale pouvant renvoyer à des analyses
encore plus complexes). Nous sommes donc loin de la
situation de la classe moyenne américaine qui continue
sur sa pente déclinante avec 28,6 % de membres en 2010
contre 30,5 % en 2005 et 37,3 % en 1974, les années 1990
ayant été marquées par une pause.
4
3
3
3
4
4
Graphique 1. Strobiloïdes comparés de 9 nations circa 1985-2011
Danemark 11
1
1
0
1
France 11
0
1
3
Israël 07
Mexique 84
Mexique 04
0
1
2
1
1
-1
2
Israël 79
0
0
Royaume-Uni 10
0
1
3
3
1
0
-1
Royaume-Uni 79
4
0
4
-1
États-Unis 10
2
États-Unis 79
1
1
2
0
1
0
3
France 79
1
1
0
0
4
-1
-1
2
3
3
4
-1
Allemagne 11
2
Allemagne 83
Pays-Bas 11
4
0
4
-1
Pays-Bas 87
0
0
0
1
1
2
Danemark 87
2
Suède 11
2
Suède 81
-1
0
1
-1
0
1
Note : à gauche est l’ancienne date, à droite la plus récente en trait plein et les pointillés permettent de repérer les changements
intervenus.
24
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
Ces courbes sont doublement standardisées, puisque
l’ordonnée 1 représente la médiane et que la surface
dans la courbe est une constante : elles permettent ainsi
de comparer les pays et de suivre les transformations.
L’axe horizontal est celui de la densité : en France,
en 2011, par exemple, la densité (en abscisse) est de
0,95 au niveau de la médiane car 0,95 % de la population vit avec un revenu situé entre 100 et 101 % de la
médiane. Nous avons donc là une mesure de la densité
de la classe médiane de revenu qui varie entre 1,4 pour
la Suède de 1981 à 0,5 pour le Mexique de 2004, voire
0,4 pour l’Afrique du Sud d’aujourd’hui.
Dans cet ensemble de neuf strobiloïdes, la France
semble tout à la fois moyenne et immuable, mais il faut
interroger cette position métastable : le dégonflement
des classes médianes est d’ailleurs un phénomène assez
général, très sensible à l’aune des deux ou trois dernières
décennies. Ainsi, les pays nordiques ont perdu de leur
spécificité et l’ouverture de l’éventail des revenus a eu
lieu avant tout par le bas. Les Pays-Bas ont perdu de leur
forme caractéristique de sapin de noël ; satisfaisant d’un
point de vue rawlsien, le manque de hiérarchie sous la
médiane a dû être repensé sous le coup des frustrations
des catégories situées au-dessus des généreux minima.
L’Allemagne change de modèle social et pourrait suivre
la dé-moyennisation anglo-saxonne. Israël, un des cas
les plus complexes, montre une polarisation extrême
malgré la présence de minima évitant aux plus pauvres
la chute aux confins du niveau zéro. Le cas mexicain
termine le spectre avec un degré d’inégalités banal
dans les pays en développement. La dynamique assez
générale de polarisation reste mystérieuse mais a rencontré différents types d’explications :
- les mécanismes institutionnels : moindre rôle des
syndicats, démantèlement du revenu minimum et des
régulations, réduction de la pression fiscale ;
- la démographie et les mouvements de la population : baby-boom, immigration, travail des femmes,
homogamie croissante des plus qualifiés ;
- le fonctionnement des marchés : ralentissement de la
croissance, importation de biens précédemment élaborés
par les classes populaires nationales, désindustrialisation,
biais technologique dans la croissance, winner-takes-all
society(2), effets différentiels de la précarisation.
(2) Société dystopique où les gagnants se partagent la totalité
des gains, des miettes étant laissées aux autres.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
25
DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
Selon les pays et les phases de l’histoire récente, ces
éléments portent chacun une part de vérité. Pourtant,
une autre explication structurale, propre à la dynamique
du capitalisme globalisé, peut être mentionnée avec
l’hypothèse de Xavier Gabaix et Augustin Landier
(2008). Les plus hautes rémunérations sont celles des
dirigeants des entreprises les plus larges, marquées par
une proportionnalité entre revenus et taille de l’entreprise mesurée par l’accumulation de capitaux plus que
par le nombre de salariés. La concentration progressive
du capitalisme global où la taille des marchés se compte
maintenant en milliards de consommateurs produit une
divergence entre managers globalisés et producteurs
locaux. Concrètement, il s’agit du contraste entre le
personnel déprimé de l’United States Postal Service,
celui déqualifié de la boutique UPS du coin de la rue,
et le monde des dirigeants de la même entreprise qui
jouent la carte d’un monopole mondial contre DHL et
Fedex. Dans ce jeu, ce qui fut le fondement des classes
moyennes (le progrès du travail intermédiaire qualifiant)
a disparu. La mauvaise nouvelle est que, dans les nouveaux pays émergents, les classes dirigeantes partagent
généralement cette philosophie socioéconomique où
la conception européenne continentale d’une société
moyenne construite autour d’un État social fort est
généralement vue comme non-pertinente.
DÉFINITIONS
Niveau de vie : revenu disponible après transferts
sociaux et impôts par unité de consommation. Il
traduit le niveau de confort économique d’un ménage.
Coefficient de Gini : indicateur, souvent exprimé en
pourcentage, variant entre 0 % (0) pour un pays parfaitement égal où les niveaux de vie sont rigoureusement
égaux et 100 % (1) pour un pays parfaitement inégal où
un seul individu reçoit toutes les ressources.
Index de Wolfson : indicateur dérivé du Gini et dont
les variations repèrent avant tout le creusement des
inégalités autour de la médiane.
Médiane : niveau de revenu divisant en deux parties
égales la population entre ceux qui gagnent plus et
ceux qui ont moins.
Strobiloïde : figure graphique comparative permettant
de représenter la « pyramide » des revenus et leurs
transformations.
26
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Les classes moyennes dans les pays
en développement
Il n’empêche qu’un intense débat se développe
aussi sur cette question : l’émergence dans les pays
en développement d’une catégorie toujours plus large
de consommateurs qui semblent ne rien avoir à envier
à ceux des pays d’industrie avancée est un élément
nouveau à prendre en compte (Damon 2013).
Cette idée correspond dans le champ des middle
class studies au débat entre d’un côté Pinkovskiyn
et Xavier Sala-i-Martin (2009) et de l’autre Branko
Milanovic (2012) sur les inégalités dans le monde. Pour
le premier, la dynamique nouvelle d’enrichissement
de grands pays en développement, en particulier les
« BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine), mais aussi
l’Afrique du Sud, la Malaisie et l’Indonésie, notamment,
conduit à un rétrécissement sensible des inégalités
mondiales, dynamique que les auteurs attribuent à la
libéralisation des marchés mondiaux capable selon
eux de promouvoir une gigantesque classe moyenne
mondiale.
Au contraire, Milanovic insiste sur le fait que
ces nouveaux pays développés sont porteurs d’inégalités internes situées très au-delà du niveau connu
aujourd’hui dans les anciens pays industriels. En effet,
l’enrichissement moyen dans des pays comme la Chine
a bénéficié avant tout aux plus aisés, laissant les autres
dans la pauvreté et la frustration relatives : l’enrichissement des BRIC ne semble pas aller avec une baisse
des inégalités internes marquées par l’expansion de
classes moyennes intermédiaires.
Il en découle l’idée que l’émergence de ces classes
moyennes pourrait être un trompe-l’œil dans des pays
privés de classes médianes : une haute bourgeoisie se
détache, 15 % de managers, décideurs, cadres, experts,
situés loin au-dessus de la moyenne, s’élèvent et accèdent
à la consommation « de masse », en nombre plus qu’en
proportion, le reste peinant à échapper aux bidonvilles.
L’histoire sociale n’a pas encore tranché en faveur des
classes médianes des pays en développement : le modèle
suédois des années 1970 ne semble pas être la cible du
consensus social, s’il existe, des élites brésiliennes.
La civilisation de classe moyenne
sous tension
Comme depuis vingt-cinq ans, rien ne s’est passé
DOSSIER - MOYENNISATION OU POLARISATION ? LA DYNAMIQUE DES CLASSES MOYENNES EN FRANCE ET DANS UN MONDE GLOBALISÉ
en France, en apparence, du point de vue de la densité
des classes moyennes, il n’y aurait lieu ni de s’alarmer
ni de réfléchir. Si cette spécificité égalitaire et stable
de la France est une exception, elle pourrait bien être
en vérité une fausse impression, ce que les études sur
la « repatrimonialisation » de la société montrent bien
(Piketty 2013). La thèse de l’immuabilité des classes
moyennes françaises ne résiste pas non plus à un diagnostic plus approfondi (Chauvel 2012), qui montre
les causes objectives du malaise des classes moyennes
françaises. En effet, elles ne sont plus indemnes vis-àvis des maux réservés naguère aux classes populaires :
le déclassement, notamment scolaire, la précarité de
l’emploi, le chômage, la stagnation salariale, et bien
sûr la crise du logement, ne sont plus en effet confinés
dans le bas de la hiérarchie sociale. Il s’agit ici, bien
plus que du pourcentage d’individus appartenant à la
classe moyenne, de la question de la pérennité de la
« civilisation de classe moyenne », pour parler comme
Koyré (1954)(3).
Jean Fourastié (1949)(4) avait tracé les critères d’une
expansion économique porteuse de progrès sociaux :
l’expansion salariale, en particulier aux échelons
intermédiaires, la stabilisation des statuts d’emploi,
la maîtrise des grands risques sociaux de la vie et de
la mort (veuvage, revenus de réversion, santé, retraite)
et la sécurité sociale pour soi et ses proches, l’expansion des diplômes sans inflation des titres, la mobilité
structurelle ascendante qu’elle permet, la hausse du
niveau de consommation et de la capacité à épargner, la
certitude d’offrir des études et un emploi meilleurs à la
génération suivante, ont été des éléments distinctifs de
l’ascension de cette civilisation de classes moyennes.
L’heure est plutôt au reflux.
Le cas étasunien offre l’exemple remarquable d’un
retour aux sociétés polarisées, même si la démocratie
américaine demeure attachée à l’idéal de société de
classe moyenne. Omettre ces questions pour réduire
la question sociale aux catégories « les plus en difficulté » pourrait bien accroître encore des frustrations
et des angoisses d’autant plus légitimes qu’elles ont
un fondement empirique. Par rapport à une large part
du débat français sur la juste définition des classes
moyennes, les réalités sociales mondiales comparées
(3) Koyré A. in Fabre L. et al. (1954), Le nouveau monde et
l’Europe, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière.
(4) Fourastié J. (1949), Le grand espoir du XXe siècle, Paris,
PUF.
sont de nature à renouveler les problématiques existantes ici. Mais la question passionnante entre toutes
est la suivante : combien de temps encore le strobiloïde
français pourra-t-il tenir ainsi, comme en apesanteur,
dans un monde qui se transforme si rapidement ? (*)
(*) Ce travail résulte d’une recherche financée par le Fonds
National de la Recherche du Luxembourg (FNR).
BIBLIOGRAPHIE
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O
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classes moyennes sont-elles pro- O Pressman S. (2007) « The Decline
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Issues, vol. 41.
fr/pdf/notes/2012/note18.pdf
O Chauvel L. :
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
27
CULTURE
ET MODE DE VIE
DES CLASSES MOYENNES :
QUELLES ÉVOLUTIONS ?
Philippe Coulangeon
Observatoire sociologique du changement, CNRS/SciencesPo
Les travaux sociologiques autour de la culture et des styles de vie des classes moyennes
se divisent généralement en deux courants : les analyses qui, dans la lignée de Pierre
Bourdieu, soulignent la soumission de ces catégories intermédiaires aux normes de la
légitimité culturelle imposées par les classes favorisées et celles qui, dans la lignée
d’Henri Mendras, voient dans l’essor d’une culture de masse un facteur de brouillage des
frontières traditionnelles de classe.
Selon Philippe Coulangeon, les styles de vie des classes moyennes sont avant tout caractérisés par une grande diversité, qui fait écho à leur hétérogénéité économique, sociale
et politique. Si ces catégories peuvent se retrouver parfois à l’avant-garde de certaines
évolutions dans les styles de vie, ceux-ci restent fortement déterminés par leur position
dans l’espace social.
C. F.
28
Les classes moyennes agrègent en France des catégories dont l’unité repose principalement sur la position
intermédiaire qu’elles occupent dans l’espace social
(Goux et Maurin, 2012). Cette proximité ne définit
évidemment pas l’identité d’un groupe social dont
l’unité demeure problématique (1). Si l’on inclut dans le
périmètre des classes moyennes l’ensemble des petits
commerçants et artisans et les professions intermédiaires
de la santé, de l’éducation et du travail social, comme le
proposent Goux et Maurin, le groupe ainsi défini réunit
des travailleurs indépendants et des salariés, des salariés
du public et des salariés du privé, des catégories dont
la position est principalement assurée par le diplôme
et d’autres dont les ressources sont principalement
d’ordre économique. Il réunit aussi des catégories en
forte expansion (professions intermédiaires) et des
catégories en déclin prononcé (commerçants et artisans),
dont les trajectoires contrastées sont en elles-mêmes un
facteur d’éclatement. L’identité des classes moyennes
est-elle davantage assurée par la proximité des styles
de vie, c’est-à-dire par le partage d’un certain nombre
de traits communs dans l’ordre de la consommation,
des loisirs et de la culture ?
(1) À ce sujet, voir dans ce même numéro l’article de Serge
Bosc, p. 2.
(2) Date de la dernière enquête de l’INSEE sur les budgets de
famille.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
L’unité problématique
des styles de vie «moyens »
La plupart des indicateurs statistiques du style
de vie des classes moyennes livrent une image assez
conforme à leur position intermédiaire au sein de la
société. En matière de consommation, le poids des
dépenses contraintes, en particulier de logement et
alimentaires, est ainsi en 2006 (2) sensiblement plus élevé
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
que dans les ménages de cadres, mais notablement plus
faible que dans les ménages d’employés et d’ouvriers
(graphique 1). On n’observe pas de différence significative entre les salariés et les indépendants. En sens
inverse, les dépenses de loisirs et culture pèsent plus
lourd que dans les budgets des ménages d’employés
et d’ouvriers, mais sont proportionnellement moins
importantes que dans les ménages de cadres (ibid.).
tratives et commerciales des entreprises (37 jours)
présentent un profil plus proche de celui des salariés
d’exécution (employés et ouvriers) (3). L’hétérogénéité
du style de vie des classes moyennes en matière de
temps libre apparaît encore plus prononcée lorsqu’on
prend en compte les artisans et commerçants, qui se
distinguent par des journées de travail nettement plus
longues que celles des professions intermédiaires (6 h 51
Graphique 1. Structure des dépenses selon la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence en 2006
(en pourcentage de la dépense totale)
120
100
40
20
11,3
10,9
9,2
7,9
7,6
15,6
17,1
6,6
6,3
19,3
18,5
8,9
8,4
8,1
12,4
14,1
14,3
15,9
Cadres
Professions
intermédiaires
Employés
Ouvriers
13,1
12,7
8,7
9,3
10,8
17,2
18,3
16,7
7,3
7,4
10
12,3
8,6
8,7
9,1
17,1
15
Agriculteurs
Artisans,
commerçants,
chefs d’entreprise
80
60
11,6
17,2
8,1
12,3
18,1
7
14
0
Produits alimentaires et boissons non alcoolisées
Boissons alcoolisées, tabac et stupéfiants
Articles d’habillement et chaussures
Logement, eau, gaz, électricité et autres combustibles
Ameublement, équipement ménager et entretien courant de la maison
Transports
Communications
Loisirs et culture
Enseignement
Hôtels, restaurants, cafés
Services médicaux et de santé
Autres biens et services
Source : Insee, enquête budget de famille 2006.
Des styles de vie hétérogènes
Au-delà de ces constats d’ensemble, l’unité du
style de vie des classes moyennes apparaît toutefois
très incertaine. Sur nombre d’indicateurs, les fractions
indépendantes et salariées des classes moyennes, en
particulier, sont fortement différenciées. Ainsi, par
exemple, alors que les professions intermédiaires de
la fonction publique comptent parmi les catégories qui
disposent en moyenne du nombre le plus élevé de jours
de congés (45 jours par an, soit plus que les cadres),
les techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise
(40 jours) et les professions intermédiaires adminis-
contre 5 h 16 en moyenne en 2009) et, en sens inverse,
par des temps libres quotidiens sensiblement plus courts
(3 h 16 contre 3 h 49) (4).
Cette hétérogénéité traduit très directement l’éclatement d’un groupe social tributaire des trajectoires
contrastées de ses composantes, à l’image de la typologie
proposée par Pierre Bourdieu à la fin des années 1970
dans La Distinction, autour de trois variantes de la
(3) Source : INSEE, enquête Emploi en continu sur l’année 2010.
(4) Source : INSEE, enquête emploi du temps 2009-2010.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
29
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
« petite bourgeoisie » : petite bourgeoisie en déclin
(commerçants et artisans, principalement), petite
bourgeoisie d’exécution (cadres moyens) et petite bourgeoisie nouvelle (métiers d’assistance médico-sociale
et de conseil, animateurs et intermédiaires culturels,
métiers de la mode et des médias, artisans et commerçants d’art, etc.). Ces trois catégories se distinguaient à
la fois par la nature et le volume de leurs ressources et
par leurs orientations culturelles. À la morale rigoriste
et au goût désuet des petits indépendants, Bourdieu
opposait ainsi la bonne « volonté culturelle » de la petite
bourgeoisie d’exécution salariée, fortement redevable à
l’École (et à l’État), et la morale hédoniste de la petite
bourgeoisie nouvelle aux positions peu assurées, moins
fortement dotée en capital économique que la petite
bourgeoisie traditionnelle et moins diplômée que la
petite bourgeoisie d’exécution (Bourdieu, 1979).
sentants de commerce, professionnels de la publicité
et du marketing, agents immobiliers) emblématiques
de « l’accroissement de la part qui revient, jusque dans
la production des biens, au travail symbolique de production du besoin » (Bourdieu, 1979, p. 397), participe
d’une recomposition des classes moyennes. Ces catégories, davantage immergées dans l’univers marchand que
les groupes décrits par Bourdieu dans les années 1960
et 1970, souvent situées aux confins du salariat et de
l’indépendance, sont porteuses de ressources culturelles non scolaires manifestées notamment dans les
caractéristiques du « maintien » (manières de se tenir,
de s’exprimer, de se déplacer, etc.). Comme le montre
Lise Bernard (2013) à travers le cas emblématique des
agents immobiliers, ces catégories se distinguent aussi
par une adhésion particulièrement marquée aux valeurs
de la culture matérielle et de la consommation.
Cette tripartition continue à faire sens aujourd’hui.
Ainsi, les professions intermédiaires manifestent une
certaine appétence pour les consommations de biens et
services culturels les plus légitimes (lecture de livres,
fréquentation des musées et des équipements culturels,
ou même cinéma) par rapport aux ouvriers et employés ;
celle-ci demeure toutefois plus modeste que celle des
cadres supérieurs. À l’opposé, les petits indépendants,
artisans et commerçants affichent des consommations
de biens culturels tantôt proches (musée) de celles des
employés, tantôt légèrement plus marquées (théâtre,
concert), mais parfois aussi inférieures (lecture, cinéma)
(tableau 1).
Au vu de cette hétérogénéité, on peut toutefois
s’interroger sur la pertinence de la notion de « classes
moyennes », qui agrège des groupes tellement hétérogènes, que ce soit d’un point de vue social, culturel ou
politique (5), qu’il semble extrêmement hasardeux de
parler de style de vie ou d’identité des classes moyennes
au singulier.
Une position consolidée
La situation sociale des classes moyennes est
souvent décrite aujourd’hui comme fragile, incertaine,
à l’image de ressources non seulement plus modestes
que celles des classes supérieures, mais plus instables :
Tableau 1. Pratiques culturelles selon les catégories sociales (en %)
Au cours des 12 derniers mois
Ont lu au moins un livre
Sont allés au théâtre,
concert
Sont allés au musée
Agriculteurs
34
25
25
Artisans, commerçants
46
33
32
Cadres supérieurs
81
61
70
Professions intermédiaires
68
46
52
Employés
59
30
32
Ouvriers
28
20
20
Ensemble
55
33
36
Lecture : en 2009, 28 % des ouvriers ont lu au moins un livre au cours des douze derniers mois.
Sont allés au cinéma
38
53
80
71
59
47
53
Source : INSEE. Année des données : 2009, France métropolitaine, personnes de 16 ans et plus.
Les principaux facteurs de changement du style de
vie des classes moyennes prises dans leur ensemble
tiennent sans doute à l’évolution du poids relatif de
leurs composantes. Si le déclin des petits indépendants
se poursuit, l’expansion des « métiers de présentation
et de représentation » (Bernard, 2013, p. 267) (repré-
30
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
statuts mois assurés, compétences et qualifications
moins générales, moins transférables, plus précaires
que celles des cadres, en particulier. Cette fragilité est
(5) Comme le rappelle Étienne Schweisguth (1983), les petits
indépendants votent massivement à droite, tandis que les professions intermédiaires salariées votent majoritairement à gauche.
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
notamment à l’origine d’une angoisse du déclassement
particulièrement répandue dans ces catégories (Peugny,
2009 ; Maurin, 2009) et abondamment débattue et commentée au cours des années récentes (Chauvel, 2006 ;
Goux et Maurin, 2012). Ce pessimisme social n’est
cependant pas en accord avec les données relatives au
niveau et au mode de vie de ces catégories, au regard
desquelles la position relative des classes moyennes
apparaît plutôt stable. Pour la plupart des indicateurs,
l’écart avec les catégories populaires comme avec
les catégories supérieures se maintient en effet. Si la
croissance du poids des dépenses contraintes (logement,
eau, gaz, électricité, frais d’assurance, téléphone, etc.)
est particulièrement prononcée au sein des classes
moyennes, elle l’est plus encore dans les catégories
aux revenus les plus modestes (Bigot, 2009). La thèse
de la paupérisation des classes moyennes apparaît ainsi
peu étayée (6).
Plus encore, ces catégories tendent même à certains
égards à se rapprocher des classes supérieures, et à
s’éloigner des classes populaires. Comme les premières,
elles présentent un écart positif, bien que plus modeste,
à la dépense annuelle moyenne par unité de consommation, contrairement aux secondes, qui présentent un
écart négatif à cette même dépense annuelle moyenne
(Accardo et al., 2009). L’analyse de l’évolution de la
structure des budgets de consommation fait apparaître
une relative stabilité des écarts entre classes moyennes,
indépendantes comme salariées, et ouvriers, d’une
part, et entre classes moyennes et cadres, d’autre part,
s’agissant des dépenses d’alimentation (graphique 2).
En matière de logement, en revanche, les écarts se
creusent assez nettement avec les ouvriers, pour qui les
dépenses afférentes pèsent de plus en plus lourd, tandis
qu’un certain rapprochement s’opère avec les cadres
(graphique 3 ; Accardo et Bugeja, 2009).
Sur le terrain de la culture et des loisirs, de même,
les écarts se creusent ou se maintiennent de part et
d’autre (graphique 4). Écart positif avec les ouvriers
et négatif avec les cadres, qui semblent ainsi consolider leur privilège culturel (Coulangeon, 2011). C’est
pourtant sur ce terrain que l’autonomie et la dimension
prescriptrice du style de vie des classes moyennes ont
le plus souvent été défendues par les tenants de la
thèse de la « moyennisation », pour lesquels l’essor
démographique de ces catégories s’accompagnait
(6) Voir dans ce même numéro les contributions de Louis
Chauvel, p. 21 et Camille Peugny, p. 51.
Graphique 2. Rapport des coefficients budgétaires
selon catégorie socioprofessionnelle
de la personne de référence en 2001 et 2006
– Alimentation
1,40
1,20
1,00
Rapport PI/Ouvriers
0,80
Rapport PI/Cadres
0,60
Rapport ArtComm/
Ouvriers
0,40
Rapport ArtComm/
Cadres
0,20
0,00
2001
2006
Alimentation
Source : Insee, enquêtes Budget des familles 2001 et 2006.
Lecture : en 2001, le coefficient budgétaire de l’alimentation des ménages
d’artisans et commerçants est 1,29 fois supérieur à celui des cadres.
Graphique 3. Rapport des coefficients budgétaires
selon catégorie socioprofessionnelle
de la personne de référence en 2001 et 2006
– Logement
1,40
1,20
1,00
Rapport PI/Ouvriers
0,80
Rapport PI/Cadres
0,60
Rapport ArtComm/
Ouvriers
0,40
Rapport ArtComm/
Cadres
0,20
0,00
2001
2006
Logement
Source : Insee, enquêtes Budget des familles 2001 et 2006.
d’une dilution des frontières de classe, perceptible
dans la standardisation des modes de consommation,
des usages vestimentaires et des habitudes alimentaires, dans la diffusion des biens d’équipement et
dans l’uniformisation des loisirs de masse (Mendras,
1980 et 1988) (7). L’autonomie et l’influence culturelles
des classes moyennes restent pourtant fort débattues.
(7) Mendras H., La Sagesse et le désordre : France 1980, Paris,
Gallimard, 1980 ; La seconde révolution française, 1965-1984,
Paris, Gallirnard, 1988.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
31
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
Graphique 4. Rapport des coefficients budgétaires
selon catégorie socioprofessionnelle
de la personne de référence en 2001 et 2006
– Culture et loisirs
1,40
1,20
Rapport PI/Ouvriers
1,00
Rapport PI/Cadres
0,80
0,60
Rapport ArtComm/
Ouvriers
0,40
Rapport ArtComm/
Cadres
0,20
0,00
2001
2006
Culture et loisirs
Source : Insee, enquêtes Budget des familles 2001 et 2006.
L’autonomie culturelle des classes
moyennes en question
L’identité sociale et culturelle des classes moyennes,
en particulier de leur composante salariée, est souvent
associée au projet social et politique fondé sur l’intériorisation des principes individualistes de hiérarchie,
d’autorité et de mérite, dont ces catégories seraient
intrinsèquement porteuses (Bourdieu, 1979, p. 389).
Individualisme méritocratique
et libéralisme culturel
Le modèle culturel sous-jacent à ce projet s’accompagne d’une forte euphémisation de la conflictualité
du social. Il procède également d’une rupture avec
la culture ouvrière et d’un rapport ambigu avec la
culture bourgeoise. Si l’univers de la petite bourgeoisie
nouvelle manifeste un rejet de la morale ascétique de
l’épargne et de la production au profit de l’adhésion à
un certain hédonisme consumériste (Bourdieu, 1979,
p. 356), cette adhésion apparaît au bout du compte
profondément en accord avec les transformations
contemporaines d’un capitalisme fondé sur la consommation de masse où la contrainte s’exerce à travers la
production sans cesse renouvelée du besoin, davantage
qu’à travers l’exercice coercitif de l’autorité.
Décrites par Bourdieu (1979) comme répugnant
aux formes traditionnelles de l’action collective
ouvrière (syndicalisme, grève, manifestation), les nouvelles couches moyennes salariées semblent davantage
32
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
portées à l’engagement associatif (Bourdieu, 1979,
p. 533), forme d’action collective dépourvue d’ancrage
de classe, enracinée dans le local et le militantisme de
quartier, tournée vers les questions environnementales,
les mouvements de consommateurs, la critique du
productivisme et les mouvements sociaux postmatérialistes (Inglehart, 1977), régionalistes, identitaires
et minoritaires (Lechien, 2013). Certains politistes
ont du reste avancé de longue date que ces catégories
auraient été porteuses en France, au tournant des
années 1970 et 1980, d’un « libéralisme culturel »
largement impliqué dans le basculement à gauche
des classes moyennes (Grunberg et Schweisguth,
1983). Les classes moyennes salariées apparaissent
pourtant aujourd’hui relativement en pointe dans
nombre de mouvements sociaux classiques, comme
on a pu l’observer depuis le milieu des années 1990,
notamment dans les mouvements revendicatifs liés à
la question des retraites.
Par ailleurs, si ces catégories semblent aujourd’hui
davantage portées à la vie associative que les classes
populaires, elles le sont nettement moins que les cadres
supérieurs. En 2008, le taux d’adhésion associative
était ainsi de 43 % chez les professions intermédiaires,
30 % chez les employés, 26 % chez les ouvriers et
47 % chez les cadres (8). Seule la participation aux associations sportives ou de loisirs, mais aussi l’adhésion
syndicale, présentaient à cette date pour les professions intermédiaires des taux égaux ou supérieurs à
ceux des cadres. Pour les associations relevant de
l’action sanitaire, sociale, humanitaire et caritative,
en revanche, plus conformes pourtant à ces formes
non « classistes » d’action collective, les professions
intermédiaires n’apparaissaient pas spécialement en
pointe.
Les classes moyennes et la recomposition
des normes de la légitimité culturelle
Le même type d’incertitude entoure les aspects
plus étroitement culturels du style de vie des classes
moyennes. Cibles privilégiées de l’industrie de la
culture de masse et du divertissement, ces catégories,
de par leur nombre et leur position, contribueraient
à l’affaiblissement des hiérarchies culturelles et à la
recomposition des normes de la légitimité. Situées au
carrefour des trajectoires de mobilité sociale, cellesci seraient aussi le théâtre d’une coexistence pacifiée
de répertoires culturels diversifiés, la « tolérance »
(8) Source : Insee, Enquête SRCV-SILC 2008.
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
esthétique faisant ici pendant au libéralisme culturel
observé dans l’ordre des attitudes morales et politiques
(Ollivier, 2008).
La norme d’éclectisme culturel, partiellement
affranchie des clivages entre culture consacrée et
culture populaire, culture légitime et culture de masse,
(Peterson, 1997) dont les classes moyennes seraient
ainsi porteuses, demeure toutefois controversée. On a
pu ainsi observer, en matière de goûts et d’habitudes
d’écoute musicale, la prévalence, chez les personnes
d’origine populaire en situation de mobilité ascendante,
du modèle de la « bonne volonté culturelle » que
Pierre Bourdieu prêtait aux trajectoires d’ascension
sociale typiques de la « petite bourgeoisie », marquée
par une forme d’hyper-conformisme à l’égard des
normes traditionnelles de la légitimité culturelle dont, à
l’inverse, les membres des classes supérieures semblent
s’affranchir plus aisément (Coulangeon, 2013).
●●●
Le style de vie des catégories intermédiaires de
l’espace social continue de faire l’objet d’attentions
contradictoires. Reflet pour les uns de l’emprise des
normes des classes dominantes sur les pratiques et
les attitudes de catégories définies par leur « bonne
volonté culturelle » (Bourdieu, 1979), symptôme, pour
les autres, de la dilution des cultures de classes dans
des sociétés de mobilité sociale, de production et de
consommation de masse (Mendras, 1980 et 1988).
Les évolutions observées dans le monde occidental
contemporain, en général, et dans la société française en particulier montrent, pour l’essentiel, que ces
catégories intermédiaires, plus hétérogènes que ne le
suggère la figure traditionnelle du « petit bourgeois »,
n’échappent pas complètement aux contraintes de leur
position. Relais de prescriptions culturelles forgées
dans d’autres régions de l’espace social, elles n’en sont
pas moins parfois aussi aux avant-postes de certains
changements dans les styles de vie. La centralité de
la référence aux styles de vie hétérogènes de ces
catégories, sur le terrain de la consommation comme
sur celui de la culture, des mœurs ou des valeurs, ne
valide cependant pas la dilution des frontières symboliques entre les classes à laquelle elle continue d’être
souvent associée.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
33
DOSSIER - CULTURE ET MODE DE VIE DES CLASSES MOYENNES : QUELLES ÉVOLUTIONS ?
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O
LE VOTE
DES CLASSES MOYENNES
Élisabeth Dupoirier
Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF)
Pivot de la vie politique, les classes moyennes sont particulièrement courtisées par les
grands partis. Ont-elles des comportements électoraux qui les distinguent des classes
populaires et des franges les plus aisées de la population ?
Élisabeth Dupoirier met en évidence plusieurs caractéristiques du comportement électoral
des classes moyennes : partageant un goût plus prononcé que les autres catégories sociales
pour le « libéralisme culturel », elles sont assez hostiles, en revanche, au libéralisme économique et votent majoritairement à gauche. Touchées, comme le reste de la population,
par une défiance croissante vis-à-vis du monde politique et des partis de gouvernement,
elles sont séduites par le vote centriste et par les formations de gauche alternatives au
Parti socialiste.
C. F.
Les prémices de l’affrontement pour la conquête
de Paris entre Anne Hidalgo (PS) et Nathalie
Kosciusko-Morizet (UMP) sont à peine engagées que
les premiers documents de campagne des candidates
mettent l’accent sur leurs volontés de répondre prioritairement aux besoins des classes moyennes(1). Se
trouve ainsi confirmée l’importance que la gauche
comme la droite attachent de longue date au vote de
cette catégorie sociale pour la conquête et l’exercice
du pouvoir.
(1) Pour Anne Hidalgo (PS), il s’agira d’en faire la cible privilégiée de son programme de construction de logements et de
prendre ses distances par rapport à la politique fiscale du gouvernement socialiste « parce qu’aujourd’hui il y a beaucoup de classes
moyennes qui souffrent » (Le Monde, 23/09/2013). Pour Nathalie
Kosciusko-Morizet (UMP), les insuffisances socialistes en matière
de logements parisiens qui « excluent de Paris de plus en plus de
familles de classes moyennes […] » justifient son projet « d’un
nouveau logement social, un nouveau logement intermédiaire »
(Atlantico, 7/10/2013).
Choix et défense d’une définition
La définition des classes moyennes fait l’objet d’un
débat continu – entre sociologues mais aussi entre politistes(2) –, qui nécessite de préciser et d’argumenter le
choix de la définition adoptée ici. Celle-ci repose prioritairement sur le critère d’appartenance professionnelle
de l’électeur, tel qu’il est posé dans la nomenclature
des professions et groupes professionnels de l’INSEE
depuis 1982. Sous la dénomination de « professions
intermédiaires », les classes moyennes comprennent
quasi exclusivement des salariés, cadres moyens d’entreprise et des fonctions publiques, techniciens ainsi que
(2) Voir dans ce même numéro l’article de Serge Bosc, p. 2.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
35
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
contremaîtres et agents de maîtrise(3). Ainsi définies,
les classes moyennes ont pesé pour environ 23 % dans
l’électorat lors de l’élection présidentielle de 2012(4).
Avec l’installation de la crise économique, une nouvelle
approche fondée sur un critère socioéconomique – le
revenu déclaré du ménage dont le montant est évalué
en fonction du nombre de personnes qui en vivent – est
de plus en plus fréquemment utilisée pour définir les
classes moyennes, notamment dans les études d’opinion.
Ce critère conduit à privilégier la distinction entre une
« classe moyenne supérieure » et une « classe moyenne
inférieure ».
des électeurs des classes moyennes(6) (62 %) ont « le
sentiment d’appartenir à une classe sociale » (au lieu de
55 % des catégories populaires et 57 % de l’ensemble
de l’électorat). Et la propension de ces électeurs à se
déclarer spontanément comme membres des « classes
moyennes » est de 73 %, de loin la plus élevée de
toutes les catégories sociales (62 % pour l’ensemble
de l’électorat).
Lorsque l’objectif est de contribuer à la connaissance
du vote des classes moyennes, le critère de l’univers
professionnel s’avère préférable(5). En effet, le vote
– ses motivations, sa décision et son orientation – loin
d’être exclusivement déterminé par les conditions de
vie matérielles des électeurs, relève tout autant de leur
socialisation politique et de leurs modes d’intégration
dans la société. L’appartenance professionnelle en rend
mieux compte qu’un niveau de revenus. Mais dans
cette période de crise et de précarité sociale, le revenu
du foyer est un marqueur pertinent de segmentation
interne du groupe qui s’ajoute à d’autres pour identifier
des composantes des classes moyennes qui peuvent
présenter des différences significatives d’attitudes et de
comportements justifiant l’adoption de la dénomination
plurielle « des » classes moyennes.
Dans leurs rapports au politique, les classes moyennes
se sont pendant longtemps distinguées par leur niveau
de politisation bien supérieur à celui de la moyenne
des Français. En 2007, l’enquête post-présidentielle du
CEVIPOF établissait que 7 électeurs sur 10 issus des
classes moyennes s’intéressaient à la politique, soit un
niveau supérieur de 8 points à la moyenne de l’électorat.
Le niveau d’information quotidienne par la télévision
était lui-même élevé (54 %), et quel que fût leur choix
présidentiel entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal,
71 % de ces électeurs étaient satisfaits de la manière
dont la démocratie fonctionnait (+7 points par rapport
à la moyenne de l’électorat) et encore 53 % étaient
confiants dans la capacité de l’élection présidentielle à
faire « s’améliorer les choses » en France. Certes, certains signes d’un désenchantement politique commun à
l’ensemble des Français étaient déjà perceptibles comme
la défiance majoritaire à l’égard des partis et des hommes
politiques ou les doutes de 55 % sur la capacité de la
gauche comme de la droite de gouverner.
Au-delà des différences internes de conditions
sociales, le sentiment massif des individus « d’appartenir à une classe sociale » constitue un ferment
d’homogénéisation de la catégorie dans ses rapports
avec le politique. L’enquête post-présidentielle 2012 du
CEVIPOF montre qu’aujourd’hui, près des deux tiers
(3) Cette dénomination est celle du groupe 4 de la nomenclature
INSEE des catégories socioprofessionnelles. Les petits commerçants et artisans qui faisaient partie des classes moyennes indépendantes avant 1982 sont regroupées dans la nomenclature de 1982
en catégorie 2 dénommée « Artisans, commerçants et chefs d’entreprise » qui regroupe les anciens « Patrons de l’industrie et du
commerce.
(4) Il s’agit de l’estimation réalisée sur la base des enquêtes
électorales du Centre de recherches politiques de Sciences Po
(CEVIPOF) dans la mesure où il n’existe pas de statistiques
INSEE publiques pour évaluer précisément les poids respectifs des
grands groupes socioprofessionnels dans l’électorat lors de chaque
élection.
(5) Sur la pertinence de l’approche par l’univers professionnel et
la définition des classes moyennes en tant que « professions intermédiaires », voir Goux et Maurin (2012).
36
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
La dégradation des rapports
au politique
L’élection présidentielle de 2012 a confirmé cette
défiance grandissante à l’égard du politique et montré qu’elle atteignait désormais plus spécifiquement
certaines composantes des classes moyennes. Les individus les moins diplômés et ceux aux revenus les plus
modestes ont « décroché » en termes d’intérêt pour la
politique, de satisfaction quant au fonctionnement de
la démocratie et de confiance dans les hommes et les
partis. La majorité des classes moyennes du secteur
privé (54 %) et la majorité des non bacheliers (51 %)
ne font plus confiance ni à la gauche ni à la droite
pour gouverner par opposition aux salariés du secteur
public et aux plus diplômés parmi lesquels la défiance
demeure minoritaire.
(6) Dans la définition des classes moyennes retenue pour cette
étude.
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
Un ciment de valeurs communes
Les classes moyennes trouvent leur unité dans
l’attachement à un ensemble de valeurs qui les rapprochent des catégories supérieures et les distinguent
des catégories populaires.
Parmi elles, l’adhésion à un modèle méritocratique
valorisant les connaissances et les compétences comme
conditions de l’ascension sociale les rend attentives
à toutes les politiques qui concernent la proximité et
la qualité de l’école de leurs enfants. De même, leur
attachement à des valeurs relevant du « libéralisme
culturel » porté par le PS dans les années 1970(7) les
dresse contre les politiques qui risquent de nuire à
leur qualité de vie ou de compromettre les droits des
minorités. Elles suivent avec inquiétude les hausses de
la fiscalité et le projet de réforme des retraites trouvait
en juin 2013 les trois quarts de leurs membres prêts à
(7) On entend par « libéralisme culturel » un ensemble de
valeurs d’inspiration hédoniste (bien-être, permissivité des
mœurs), humaniste (droits de l’homme), universaliste (ouverture
aux autres) et anti-autoritaires (contestation de l’autorité et des
hiérarchies traditionnelles, dans le travail notamment).
se mobiliser pour défendre leur niveau de pension(8). À
l’opposé, elles ont d’entrée de jeu soutenu beaucoup
plus massivement que l’ensemble des Français (70 %
au lieu de 60 %)(9) la loi ouvrant le droit au mariage
pour tous, se déclarant par ailleurs majoritairement
favorables au droit à l’adoption d’enfants pour les
couples homosexuels (57 %) quand la majorité des
Français s’y révélait hostile (54 %).
Des réticences irréductibles
au libéralisme économique
Proches des catégories supérieures pour défendre les
politiques relevant du libéralisme culturel, les classes
moyennes se rapprochent en revanche des catégories
populaires en ce qui concerne leurs attitudes négatives
à l’égard du libéralisme économique et de la mondialisation. Leur prise de conscience de la gravité de la
crise et des risques qu’elle leur fait encourir fut plus
tardive que pour les catégories populaires (Dupoirier,
(8) Sondage CSA/L’Humanité, juin 2013.
(9) IFOP/Le Pèlerin, janvier 2013.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
37
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
2011) mais depuis la fin de l’année 2011, les enquêtes
régulières du CEVIPOF montrent que l’attitude réservée
des classes moyennes à l’égard de l’économie libérale
s’est transformée en une franche hostilité. De toutes
les catégories sociales, elles sont devenues les plus
défiantes à l’égard des banques (76 % au lieu de 70 %
en moyenne) et des grandes entreprises privées (64 % au
lieu de 60 %) que, selon elles, l’État doit « contrôler plus
étroitement » (64 % contre 58 %) plutôt que de « leur
faire confiance »(10). Pour les deux tiers des personnes
appartenant aux classes moyennes, si attentives à leur
qualité de vie et aux possibilités pour leurs enfants de
s’élever socialement, elles sont désormais convaincues
que les jeunes d’aujourd’hui ont moins de chances de
réussite que leurs parents.
La campagne présidentielle de 2012 a confirmé
leurs craintes des effets sociaux dont elles risquent
de pâtir. Une importante minorité de 45 % – 66 %
du segment aux revenus les plus modestes – disait à
ce moment « vivre difficilement » avec le revenu du
foyer. Elles se sont déclarées massivement hostiles à la
mondialisation, considérée comme « un danger » (57 %
au lieu de 47 % en 2007) et inquiètes pour leur pouvoir
d’achat (59 %, 7 points au-dessus de la moyenne des
Français). Elles sont devenues encore plus attentives
aux éléments pouvant nuire à la qualité de leur mode
de vie et au premier chef d’entre eux l’école (50 %
au lieu de 45 % en moyenne) et le logement (44 % au
lieu de 37 %) qui se sont ajoutés à leurs attentes en
termes de pouvoir d’achat (59 % au lieu de 52 %) et
de lutte contre les inégalités sociales (51 % au lieu de
41 %)(11). Et ces inquiétudes matérialistes, pour s’être
manifestées plus tardivement que celles des classes
populaires, n’en ont pas moins marqué les orientations
de leur vote présidentiel en 2012.
Un vote de gauche dominant
La première caractéristique du vote des classes
moyennes est l’avantage dont a bénéficié la gauche
par rapport à la droite à toutes les élections depuis les
années 1980. Lors du tour décisif de chaque élection
présidentielle, les classes moyennes ont toujours fait
majoritairement le choix du candidat de la gauche :
massivement en 1988 pour François Mitterrand (59 %),
de justesse en 1995 pour Lionel Jospin (51 %) mais de
(10) Baromètre de la Confiance politique du CEVIPOF,
vague 3, 2011.
(11) Présidoscope CEVIPOF/IPSOS.
38
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
nouveau généreusement en 2007 pour Ségolène Royal
(54 %) puis pour François Hollande en 2012 (55 %).
Lors des premiers tours, la domination du vote de gauche
a été aussi pendant longtemps la règle, facilitée par le
handicap qu’a constitué pour la droite l’installation
du Front national sur la scène électorale depuis 1988.
Cependant, la candidature de Nicolas Sarkozy lors
de l’élection présidentielle de 2007 ainsi que la présence
pour la première fois depuis 1988(12) d’un candidat
centriste se revendiquant « ni de gauche ni de droite »
ébranla partiellement cette règle. Le total des voix
recueillies par les candidats de la gauche au premier
tour (42 %) fut nettement dominé par le total des voix
des candidats du centriste François Bayrou et de l’UMP
Nicolas Sarkozy. À eux deux, ils rassemblèrent la majorité des suffrages des classes moyennes. Les élections
intermédiaires du quinquennat de Nicolas Sarkozy(13)
ont signé le retour de la domination du vote de gauche
des classes moyennes (Dupoirier, 2011).
Le premier tour de l’élection présidentielle de 2012
confirma cette tendance (tableau 1). Le total des voix
de gauche progressa de 6 points par rapport à la présidentielle de 2007 pour se rapprocher de la majorité
absolue : 48 %. Mais cette remontée ne dut rien au score
de Nicolas Sarkozy auprès des électeurs des classes
moyennes. Le score du président sortant fut en effet
identique à celui de 2007 et confirma son audience
auprès d’un quart des électeurs de cette catégorie sociale.
C’est au recul significatif du vote Bayrou qu’il faut
imputer le retour en grâce de la gauche parmi toutes
les composantes des classes moyennes. Elle obtint la
majorité absolue des suffrages des salariés du secteur
public (59 %) et des plus diplômés, mais seulement la
majorité relative des votes des salariés du privé (45 %)
et des non bacheliers (46 %).
Un vote à l’écart des mouvements
extrêmes
La deuxième tendance lourde du vote des classes
moyennes concerne leur faible attirance pour les formations présentant une position extrême sur l’échiquier
politique, qu’il s’agisse des mouvements d’extrême
gauche ou du Front national. La capacité de séduction
de l’extrême gauche sur les classes moyennes a toujours
(12) Candidature de Raymond Barre.
(13) Élections européennes de 2009 et surtout régionales
de 2010.
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
Tableau 1. Le vote des classes moyennes aux élections présidentielles de 2007 et 2012
Gauche
2007
1er tour (%)
2012
1er tour (%)
Évolution
2012-2007
2007
2e tour (%)
2012
2e tour (%)
Évolution
2007-2012
42
48
+6
54
55
+1
54
55
+1
EXG
5
2
-3
PS
30
30
=
Écologistes
3
2
-1
FDG (Front de Gauche)
14
PC
4
Centre (F. Bayrou en 2007 et 2012)
24
14
-10
Droite
26
26
=
46
45
-1
UMP (N. Sarkozy en 2007 et 2012)
25
24
-1
46
45
-1
Autres (Ph. de Villiers en 2007, N. DupontAignan et J. Cheminade en 2012)
1
2
+1
EXD
8
12
+4
Sources : CEVIPOF, enquêtes post électorales 2007 et 2012.
été inférieure à la moyenne de l’électorat. Quant au
FN, Marine Le Pen en 2012 avec 12 % des suffrages
améliore certes de 4 points le score de son père en 2007
(8 %) parmi les classes moyennes. Mais son audience
demeure bien inférieure à celle qu’elle obtient auprès
de l’ensemble des électeurs (18 %) et surtout auprès
des catégories populaires (25 %). L’élargissement de
son discours à la lutte contre les effets sociaux de la
crise touche surtout les segments les plus fragiles des
classes moyennes – 16 % des salariés du privé et des
revenus les plus modestes(14). Mais le score de la candidate du FN demeure bien inférieur à son audience
auprès des catégories populaires où elle obtient 20 %
des votes des salariés du privé et 29 % de ceux des
foyers les plus modestes(15). Outre l’adhésion à « ses
propositions, ses idées » (70 %), les motivations de
vote déclarées par les électeurs frontistes des classes
moyennes ont bien relevé d’attitudes protestataires :
44 % souhaitaient « manifester leur mécontentement »
et 40 % déclaraient voter pour la candidate du FN par
« rejet des autres candidats ».
La tentation du vote
« ni gauche ni droite »
La troisième caractéristique du vote des classes
(14) Le tiers des classes moyennes dont les revenus mensuels
du foyer par unité de consommation n’excèdent pas 1 450 euros.
(15) Le tiers des classes populaires dont les revenus mensuels
du foyer par unité de consommation n’excèdent pas 1 000 euros.
moyennes est leur attirance, quand l’offre électorale le
permet, pour les candidats revendiquant un positionnement hors du clivage gauche-droite. En 2007 et 2012,
la candidature de François Bayrou attira successivement
24 % et 14 % des votes des classes moyennes (19 % puis
9 % de l’ensemble des électeurs). La tentation centriste
est surtout le fait des plus diplômés et des revenus les
plus élevés dans la catégorie (18 % en 2012)(16).
Un vote socialiste en déclin
La dernière caractéristique du vote des classes moyennes
– et non la moindre – est leur relation ambiguë avec le PS.
Même si elles font incontestablement partie de ses plus fidèles
soutiens électoraux, leur relation privilégiée avec le PS de
François Mitterrand s’est émoussée au fil des vingt-cinq
dernières années (graphique 1). Tout d’abord parce qu’elles
ont été sensibles au renouvellement de l’offre électorale
de la gauche qui a contribué aux difficultés grandissantes
du PS pour conserver sa position de parti dominant de son
camp (Dupoirier, 2008). L’élection de 1995 fut l’occasion
de la première alerte de recul du vote PS parmi les classes
moyennes. Lionel Jospin recueillit au premier tour 25 %
de leurs suffrages, un score qui devançait à peine les 22 %
accumulés par les autres candidats de la gauche. On était
loin de la position dominante de François Mitterrand(17)
qui, débarrassé en 1988 de la concurrence substantielle
(16) Foyers dont le revenu mensuel par unité de consommation
dépasse 1 875 euros).
(17) Sur le soutien des classes moyennes à François Mitterrand,
voir dans ce même numéro l’article de Christophe Charle, p. 8.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
39
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
du PC, obtint 35 % quand ses concurrents de gauche n’en
totalisaient que 14 %. Le premier tour de l’élection présidentielle de 2002 confirma la mise en difficulté du PS : son
candidat ne recueillit que 20 % des voix face, il est vrai,
à 7 concurrents de gauche qui en totalisaient 33 %(18),
entraînant son élimination au second tour. Et si la situation
parut à nouveau mieux contrôlée en 2007 alors que la
concurrence des « petits candidats » de gauche était toujours nombreuse(19), c’est que le souvenir du 21 avril 2002
incita plus d’électeurs de gauche des classes moyennes à
un « vote utile » en faveur du PS dès le premier tour. Or,
ce frein à la dispersion s’est émoussé en 2012 puisque
le parti socialiste s’est vu à nouveau délaissé par 18 %
des électeurs des classes moyennes – au lieu de 12 % en
2007 – qui votèrent pour un autre candidat de gauche, au
premier rang desquels figurait Jean-Luc Mélenchon (14 %).
Ainsi, le candidat du PS n’a pas profité de la remontée de 6 points des votes de gauche en 2012 par rapport
à l’élection précédente : son score de premier tour fut
strictement égal à celui obtenu en 2007 par Ségolène
Royal, soupçonnée à l’époque d’être une candidate peu
attractive qui aurait bridé l’élan socialiste auprès des
électeurs des classes moyennes. François Hollande a pâti
plus qu’elle d’un déficit de « vote utile » de premier tour.
Graphique 1. Les votes PS et pour d’autres candidats
de gauche des classes moyennes aux premiers
tours des élections présidentielles de 1988 à 2012
40
35
30
25
20
15
10
PS
Autres candidats de gauche
5
0
1988
1995
2002
2007
2012
(18) Il s’agit de Gluckstein, Laguiller et Besancenot (extrême
gauche), Hue (PC), Chevènement (MDC), Taubira (Parti radical)
et Mamère (Verts).
(19) Il s’agit de six candidats : Besancenot, Schivardi et
Laguiller pour l’extrême gauche, Buffet (PC), Bové (altermondialiste) et Voynet (Verts).
40
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Les incertitudes des rendez-vous
électoraux de l’année 2014
Les difficultés qu’affronte le PS depuis le milieu des
années 1990 pour mobiliser et rassembler l’ensemble
des classes moyennes sont donc toujours d’actualité, ce
qui rend les élections locales de 2014 particulièrement
dangereuses pour le PS et les forces qui forment la
majorité présidentielle pour au moins trois raisons. La
première tient au statut d’« élections intermédiaires »
des élections locales puis européennes, fournissant
l’occasion d’adresser des « messages » aux gouvernants
sans risque de provoquer une alternance politique au
niveau national. La seconde raison tient au contexte
actuel de grande inquiétude des Français à l’égard de la
situation économique et sociale et de défiance vis-à-vis
de l’action du couple exécutif : 32 % de satisfaits de l’action de François Hollande et 38 % de celle de Jean-Marc
Ayrault parmi les classes moyennes selon le baromètre
politique IFOP/Paris-Match de septembre 2013. Il est
fort à parier que les tentations d’abstention ou même de
« vote sanction » des électeurs de gauche de mai 2012
seront fortes en mars et juin 2014 et viendront renforcer
les votes d’opposition pour des listes conduites non
seulement par des centristes ou des UMP mais aussi
par le FN, comme les résultats des élections partielles
de la rentrée 2013 le suggèrent. Les classes moyennes
qui se révèlent en septembre encore plus sévères que
l’ensemble des Français pour juger de l’action du Premier ministre – 31 % (– 7 points) de satisfaits selon
l’IFOP – et sont à peine plus nombreux à soutenir le
Président – 38 % (+6 points) – se mobiliseront-elles
pour soutenir les listes conduites par des socialistes
aux élections locales ? Rien n’est moins sûr, d’autant
plus que la troisième caractéristique des « élections
intermédiaires » est de favoriser les votes en faveur
des petits partis – c’est le pari des écologistes et aussi
celui du Modem allié à l’UDI – et surtout des partis
protestataires. On comprend alors la pression que JeanLuc Mélenchon essaye d’exercer sur le PC pour qu’il
renonce à son objectif de rassemblement des gauches
qui passe par l’alliance avec les socialistes, pour un
objectif d’autonomie qui justifie la reconduction de
l’alliance avec le Parti de Gauche. Le Front de Gauche
de 2012 fournirait une structure d’accueil crédible
pour les « déçus du socialisme » souhaitant néanmoins
conserver un vote de gauche. Les classes moyennes
pourraient être une cible de choix pour ce type d’offre
électorale. Quant aux fractions des classes moyennes
qui ont déjà quitté la gauche pour les candidats de
DOSSIER - LE VOTE DES CLASSES MOYENNES
l’UMP ou de l’extrême droite en 2012, elles trouveront
localement de quoi confirmer leur choix présidentiel ou
pour certaines sauter le pas vers un vote pour les listes
frontistes. Hypothèse à prendre d’autant plus en considération que le sondage réalisé en septembre 2013 par
l’IFOP sur l’image du FN auprès des Français montre
que les opinions des classes moyennes se rapprochent
voire s’alignent sur celles de la moyenne des Français :
31 % (34 % en moyenne) se déclarent « tout à fait » ou
« assez » proches des idées de Marine Le Pen et encore
40 % (44 % en moyenne) pensent qu’elle comprend les
problèmes des gens comme eux. Surtout, une solide
majorité de classes moyennes (60 %) est convaincue
que Marine Le Pen veut vraiment changer les choses.
31 % considèrent qu’elle aurait des solutions pour
sortir de la crise… Ces proportions rapprochent les
opinions des classes moyennes de celles de l’ensemble
de l’électorat.
BIBLIOGRAPHIE
● Desrosières A. et Thévenot L. ● Dupoirier É. (2011), Le vote
(2002), Les catégories socio-profes- des classes moyennes. Analyse de
sionnelles, Paris, La Découverte.
moyen terme et réflexions prospectives, note Fondapol.
● Dupoirier É. (2007), « Les classes
moyennes », in Pascal Perrineau ● Goux D. et Maurin É. (2012), Les
(dir.), Atlas électoral : qui vote quoi, nouvelles classes moyennes, Paris
où, comment ?, Paris, Presses de Seuil.
Sciences Po.
● Dupoirier É. (2008), « Le parti
socialiste et la gauche : l’implacable spirale de l’échec », in Pascal
Perrineau (dir.), Le vote de rupture :
les élections présidentielle et législatives d’avril-juin 2007, Paris,
Presses de Sciences Po, Chroniques
électorales.
La moyennisation des orientations du vote des
classes moyennes signerait alors leur renoncement
progressif à ce qui fut longtemps un des principaux
marqueurs de leur identité politique : le refus d’une
société bloquée aux valeurs de repli et de rejet des autres
à laquelle elles opposaient pour la majorité d’entre elles
la vision d’une société ouverte et humaniste, confiante
dans les bienfaits de l’innovation et du progrès en
termes de justice sociale et de qualité de vie pour tous.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
41
LES CLASSES MOYENNES,
PERDANTES DU MODÈLE
SOCIAL FRANÇAIS ?
Henri Sterdyniak
Économiste à l’OFCE
L’idée selon laquelle les classes moyennes seraient les grandes perdantes du modèle social
français est largement répandue et régulièrement relayée dans le champ politique. Pas assez
pauvres pour être éligibles aux prestations sous conditions de ressources, pas assez riches
pour accéder aux possibilités d’optimisation voire d’évasion fiscales, elles financeraient
des dépenses publiques élevées sans bénéficier de la générosité de l’État social. Henri
Sterdyniak démontre, chiffres à l’appui, que le système français dans son ensemble reste
en fait fortement redistributif du haut vers le bas et que les derniers alourdissements de la
fiscalité concernent essentiellement les catégories aisées. Néanmoins, il y a un domaine
des politiques publiques répondant de moins en moins à ses objectifs initiaux et pour lequel
les classes moyennes peuvent s’estimer perdantes : il s’agit de la politique familiale. Cette
tendance, que les politiques d’austérité ont renforcée, peut constituer une menace pour le
modèle social français, dont la survie nécessite l’adhésion des classes moyennes.
C. F.
La crise récente a d’abord conforté le modèle social
européen : elle a montré les dangers d’une croissance à
l’anglo-saxonne basée sur le creusement des inégalités,
l’endettement des ménages, les bulles financières et
immobilières. La fragilité de la retraite par capitalisation
est une nouvelle fois apparue. Cependant, le creusement
des déficits et des dettes publiques a amené les pays
européens à se lancer dans des politiques d’austérité,
de baisse des dépenses publiques et sociales, de hausses
des impôts. En France, la hausse des prélèvements
obligatoires a été fortement ressentie par les classes
moyennes, que le gouvernement avait promis d’épargner. En même temps, celles-ci peuvent craindre d’être
victimes du ciblage des dépenses sociales sur les plus
pauvres. Ainsi, les classes moyennes peuvent-elles
avoir le sentiment de ne pas bénéficier des avantages
que le système fournit aux plus défavorisés (CMU,
SMIC, RSA, minimum vieillesse) comme de supporter à plein la charge fiscale du système, sans avoir les
possibilités d’optimisation fiscale des plus riches. Une
42
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
nouvelle fois, la question est posée : dans le modèle
social français (MSF), la classe moyenne est-elle le
dindon de la farce ?
Le système français mêle de manière inextricable
des mécanismes universels, assistanciels et assuranciels.
Cela peut être vu comme un défaut : le système est peu
transparent, les plus riches bénéficient de prestations
dont ils n’ont pas besoin (famille, maladie)… Cela peut
être vu aussi comme une qualité : chacun bénéficie
de prestations similaires, les prestations sociales ne
sont pas stigmatisantes, ceux qui payent des impôts
et des cotisations reçoivent eux aussi des prestations
en échange, de sorte que le système bénéficie d’un
soutien de la masse de la population. Ce schéma idéal
se vérifie-t-il encore, ou les classes moyennes ont-elles
raison de se sentir de plus en plus perdantes dans l’opération ? L’adhésion des classes moyennes, qui sont le
pivot de la vie politique en termes électoral et social,
est indispensable à la survie du modèle social français.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Qui sont les classes moyennes ?
La société est une pyramide dans laquelle il est
difficile, mais nécessaire, de distinguer des classes
sociales bien tranchées. La classification peut s’effectuer selon des critères de niveau de revenu ou des
critères de pouvoir et d’autonomie. Nous définirons
ici les classes moyennes comme la partie de la population qui jouit d’une certaine autonomie financière et
économique grâce à un capital humain ou économique.
Dans cette optique, la société française se partage en
une classe de précaires, dont les revenus sont faibles
ou mal assurés (10 % de la population), les classes
populaires, ouvriers ou employés, le noyau du salariat, qui ont des tâches d’exécution, sans autonomie
dans leur travail (40 % de la population), les classes
moyennes (40 % de la population) et les classes supérieures (10 % de la population), qui ont des pouvoirs
hiérarchiques importants, une forte autonomie, une
grande aisance financière.
Cependant, la rupture n’est pas nette. Où placer
les contremaîtres, les ouvriers très qualifiés, les intellectuels précaires ? Où passent les barrières entre les
professeurs des écoles, ceux des collèges et lycées, les
maîtres de conférence et les professeurs du supérieur ?
Le critère du niveau de revenu et de patrimoine diffère
de celui du capital humain et de l’autonomie dans le
travail. Ne faut-il pas aujourd’hui distinguer les 1 %
les plus riches ? Et même les 0,1 % ? On peut étendre
les classes moyennes en y faisant figurer les classes
moyennes supérieures (médecins généralistes, professeurs, ingénieurs, cadres du public) pour ne laisser
au-dessus que les chefs d’entreprises, les possédants
d’importants patrimoines, les cadres dirigeants, les
financiers et certaines professions (artistes, vedettes
des médias, des arts et des spectacles).
Les classes moyennes se séparent assez nettement
en quatre catégories :
- les chefs de petites entreprises, les commerçants
et artisans ;
- les cadres intermédiaires du secteur privé
(contremaîtres, techniciens, représentants, cadres
administratifs, ingénieurs même si on prend une version large des classes moyennes) ;
- les cadres intermédiaires du secteur public (professeurs des écoles, fonctionnaires de catégories B,
infirmières, personnels des services sociaux, médicaux
et culturels, voire professeurs des collèges et des
lycées, fonctionnaires du bas de la catégorie A dans
la version large) ;
- certaines professions libérales (infirmières, médecins généralistes).
Tableau 1. Une répartition de la population active en 2011 (en %)
Classes supérieures
Chefs d’entreprise
Professions libérales
Cadres de la Fonction publique
Professeurs, Professions scientifiques
Profession de l’information, arts, spectacles
Cadres administratifs d’entreprises
Ingénieurs et cadres techniques
Classes moyennes
Artisans, Commerçants, agriculteur moyenne exploitation
Professeur des écoles, santé, travail social
Professions intermédiaires Fonction publique
Professions intermédiaires entreprises
Techniciens, contremaîtres
18,4
1,3
1,7
1,8
2,9
1,1
5,1
4,6
28,4
6,2
6,6
1,8
7,5
6,2
Classes populaires
53,0
Agriculteur sur petite exploitation
Employés
Ouvriers
0,9
29,5
22,7
Source : Calcul de l’auteur, selon INSEE, enquête Emploi.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
43
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Dans le secteur privé, les professions intermédiaires ont un salaire médian net de 2 000 euros par
mois (80 % d’entre eux ont un salaire compris entre
1 380 et 2 980 euros), tandis que les cadres ont un salaire
médian de 3 250 euros (80 % d’entre eux ayant un
salaire compris entre 2 070 et 6 165 euros)(1). On peut
donc choisir entre une définition étroite des classes
moyennes (qui les limite à un salaire allant jusqu’à
3 000 euros par mois) et une définition plus large (qui
peut aller jusqu’à 5 000 euros), qui inclut une grande
partie des cadres pour isoler les seuls cadres dirigeants.
principe un revenu garanti, satisfaisant et socialement
contrôlé.
Les commerçants, artisans, petits entrepreneurs
se vivent quant à eux directement comme les perdants du système. D’une part, leur sont imposées
des contraintes en matière de réglementations, de
normes, de formalités administratives, de droit du
travail. D’autre part, ils se plaignent du niveau élevé
des « charges sociales ». Les cotisations sociales
sont pourtant une composante du salaire (étant du
salaire socialisé ou du salaire différé), de sorte que
Tableau 2. Distribution du niveau de vie selon la CS en 2010 (euros par mois par UC)
1er décile
1 548
1 210
925
881
891
Cadres supérieurs
Profession intermédiaire
Employés
Ouvriers
Total
Médiane
2 653
1 947
1 569
1 452
1 632
9e décile
4 934
3 053
2 449
2 211
3 079
Source : INSEE (2013), Les revenus et le patrimoine des ménages.
Classes moyennes
et modèle social français :
une vue d’ensemble
Les différentes catégories de classes moyennes
profitent inégalement du modèle social français. Une
partie en bénéficient directement, dans la mesure où
elles sont employées par le secteur public. D’autres en
bénéficient indirectement comme les professions libérales de santé ou les activités culturelles, récréatives,
sportives fortement subventionnées. Ces catégories
sont au cœur du modèle social, qui leur assure en
réduire les cotisations revient à baisser le niveau de
vie des salariés. Jadis, les indépendants refusaient de
participer au système collectif de protection sociale :
les commerçants, les agriculteurs, les chefs d’entreprises comptaient sur la vente de leur entreprise
pour s’assurer un niveau de vie satisfaisant pendant leur retraite. Cette sécession s’est atténuée :
leurs régimes, bien qu’autonomes, se calent sur le
régime général ; leurs taux et assiettes de cotisations
convergent ; des réformes successives améliorent
la retraite des épouses-collaboratrices, les petites
retraites agricoles, etc.
Tableau 3. Dépenses publiques par fonction (en % du PIB, 2007)
Administration générale
Charge de la dette
Défense
Sécurité
Affaires économiques
Sous-total
Environnement
Logement, équipements collectifs
Éducation
Culture
Santé
Protection sociale
Total
Zone euro
3,6
3,0
1,3
1,7
3,9
13,5
0,8
1,0
4,7
1,1
6,8
18,2
46,1
Allemagne
2,9
2,9
1,0
1,5
3,2
11,5
0,5
0,8
3,9
0,8
6,5
19,4
43,5
France
4,1
2,7
1,7
1,5
3,2
13,2
1,0
1,9
5,5
1,4
7,8
21,8
52,6
Royaume Uni
2,2
2,2
2,3
2,5
2,9
12,1
1,0
1,1
6,1
1,0
7,0
15,1
43,2
Suède
5,6
1,8
1,6
1,3
4,0
14,3
0,4
0,7
6,7
1,1
6,6
21,1
51,0
États-Unis
2,1
2,7
4,1
2,0
3,5
14,4
0,0
0,7
6,0
0,3
7,4
6,7
35,5
Source : OCDE (2010).
(1) Chiffres 2010. Selon INSEE (2013) : Emploi et salaires.
44
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Des dépenses publiques élevées
contre des services publics étendus
Certes, le poids des dépenses publiques françaises
– les plus élevées de l’OCDE après le Danemark – exige
une contribution importante des classes moyennes et
supérieures. Cependant, le poids des dépenses régaliennes n’est pas supérieur à celui des autres pays
développés (tableau 3). La France se caractérise surtout
par le poids important de la protection sociale et des
dépenses profitant directement aux ménages.
Le modèle français comporte ainsi de nombreux
services fournis aux ménages gratuitement ou à bas
prix, en raison de subventions publiques. Ces services sont en principe ouverts à toutes les couches
de la population. Pourtant, les classes populaires ont
tendance à y avoir peu recours ; les classes les plus
aisées peuvent préférer des services privés, payants, de
sorte que ce sont les classes moyennes qui en sont les
bénéficiaires principales, que ce soit la fréquentation
des bibliothèques, des conservatoires de musique,
des activités sportives ou culturelles. L’enseignement
parfois contradictoires, de redistribution et d’incitation. Les prélèvements progressifs représentaient
en 2012 65,5 milliards d’euros pour l’impôt sur le
revenu (IR), 5 milliards pour l’impôt sur la fortune
(ISF) et 9,3 milliards pour les droits de successions,
soit 79,8 milliards sur un total d’impôts de 535 milliards d’euros.
La moitié des foyers fiscaux (soit 18,2 millions
sur 36,4 millions) ne sont pas imposables. Les travailleurs à bas salaires bénéficient du RSA, de la
prime pour l’emploi (PPE), des allocations logement
(AL), des prestations sous conditions de ressources,
qui font que leur taux d’imposition net est négatif. Les
classes moyennes paient surtout les impôts proportionnels : cotisations maladie-famille, CSG et TVA. L’IR
est très concentré sur les plus riches puisque 9,5 %
des ménages payent 74 % du montant total de l’IR
(tableau 4). Ainsi, les classes moyennes perdent-elles
très vite les avantages des plus pauvres (en termes de
prestations sociales) et peuvent-elles juger que l’impôt
n’est pas assez progressif (tableau 5).
Tableau 4. Répartition des foyers fiscaux et de l’impôt payé par tranches de barème (revenu 2009)
Quotient familial
Inférieur à 5 875 €
De 5 875 à 11 720 €
De 11 720 à 26 030 €
De 26 030 à 69 783 €
Supérieur à 69 783 €
Taux marginal
0
5,5
14
30
40
Nombre de foyers (en
milliers)
9 725
10 406
13 083
3 057
328
En %
Répartition de l’impôt
26,6
28,4
35,7
8,4
0,9
– 2,9
– 4,4
33,4
43,6
30,4
Source : Annuaire statistique de la DGFIP (2010).
public est gratuit en France, ce qui profite à toutes
les familles ayant des enfants, donc en particulier
aux classes moyennes. Au niveau de l’enseignement
supérieur, les classes populaires sont massivement
sous-représentées. C’est l’inverse pour les classes
supérieures et les enseignants. Les classes moyennes
inférieures sont pour leur part plutôt sous-représentées.
Au total, la barrière passe à l’intérieur de la classe
moyenne.
La contribution des classes moyennes
aux dépenses publiques
La fiscalité française comporte des prélèvements
proportionnels à assiette large, comme la TVA, la
CSG, les cotisations sociales, dont la finalité principale est de fournir des recettes aux administrations, et
des impôts progressifs qui poursuivent des objectifs,
L’idée selon laquelle les plus riches échappent à
l’impôt s’appuie sur trois arguments, de poids différents :
- selon certains, les revenus du capital ne sont pas
assez taxés. Mais les revenus du capital sont en réalité
aussi taxés que ceux du travail. Les aménagements dont
ils bénéficient proviennent du fait qu’une partie des
intérêts ne font que compenser l’inflation ou que les
dividendes ont déjà subi l’impôt sur les sociétés (IS) ;
- les plus riches bénéficient lourdement des
dépenses fiscales, qui nuisent à la progressivité de
l’impôt. Sur ce point, il convient de distinguer celles
qui permettent de mieux évaluer la capacité contributive des ménages (quotient familial, frais de scolarité)
et sont donc justifiées, de celles qui ont été instaurées
pour des motifs d’incitation. Parmi ces dernières,
certaines compensent effectivement des dépenses
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
45
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Tableau 5. Fiscalité et redistribution (famille avec deux enfants), en euros par mois, en 2013
SMIC
4 SMIC
10 SMIC
Salaire brut (1)
1 430
5 720
14 302
Cotisations maladie-famille (2)
297
1 189
2 975
Cotisations vieillesse-chômage patronale (3)
330
1 318
3 318
Cotisations vieillesse-chômage salariés (4)
197
789
1 836
Exonération bas salaires (5)
– 372
CSG-CRDS (6)
112
450
1 124
RSA/AL/AF/ARS (7)
371/280/129/60
129
129
IR (8)
0
235
1 846
TVA (9)
327
656
1 284
Impôt-prestations* (10)
– 476
2 401
7 100
Taux net d’imposition **(11)
– 41,1 %
39,2 %
46,0 %
NB : on distingue les cotisations maladie et famille, qui n’ouvrent aucun droit propre, qui sont des impôts comme la CSG ou les
prélèvements sociaux, des cotisations retraite et chômage, qui ouvrent des droits propres et sont donc des salaires différés et
ne sont pas dans les impôts.
* (10) = (2) + (6) + (8) + (9)- (5)- (7) ;
** (11) = (10)/((1)+(2)- (4)- (5))
Source : calculs de l’auteur.
socialement nécessaires et doivent être conservées
(monuments historiques, isolation thermique). D’autres
sont peu efficaces, donnent lieu à une intense activité de
défiscalisation (investissements dans les DOM-TOM,
investissements locatifs) et profitent effectivement
aux plus riches. Toutefois, les niches fiscales incitatives sont plafonnées et le plafond sera abaissé à
10 000 euros par foyer fiscal à partir de 2014 ;
- les plus riches bénéficient de possibilités d’optimisation ou d’évasion fiscale. Si l’État se doit, vis-à-vis
de l’ensemble des contribuables de tout mettre en
œuvre pour réduire ces pratiques (exit tax, impôt
mondial, taxation des plus-values), celles-ci sont
relativement marginales en nombres de personnes
concernées. Elles ne peuvent justifier un abaissement
de notre fiscalité.
Le gouvernement Ayrault avait annoncé que les
hausses d’impôt n’affecteraient que les 10 % de
Français les plus riches. En fait, il y a moins de 10 %
des ménages dont le taux marginal d’imposition atteint
30 % (tableau 4). Les classes moyennes (au sens strict)
ne sont pas concernées par le rétablissement des droits
de successions, la hausse de l’ISF, la tranche de l’IR
à 45 % ; elles sont peu touchées par le gel du barème
de l’IR. En revanche, elles sont frappées par la fin
de la non-imposition des heures supplémentaires et
des majorations familiales des retraites (mais ces
deux niches fiscales étaient peu justifiables) ; par
l’imposition des cotisations employeurs aux complémentaires santé ; par la hausse de la taxation des
revenus du capital et celle des droits de mutation.
46
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
L’abaissement du plafond du quotient familial frappe
les familles dont le salaire mensuel est supérieur à
5 854 € (2 enfants), 6 815 (3 enfants), 7 765 euros
(4 enfants). Au total, les classes moyennes au sens
strict sont nettement moins touchées que les familles
riches, même si ces dernières cherchent à se dissimuler
sous cette catégorie.
Les classes moyennes
et la protection sociale
L’assurance-maladie
L’assurance-maladie est financée par des cotisations proportionnelles aux revenus. La France a la
particularité de prélever des cotisations maladie sur
les revenus d’activité sans plafond et d’effectuer des
prélèvements sociaux sur les revenus du capital. En
sens inverse, les dépenses n’augmentent pas avec le
revenu. Ainsi, l’assurance-maladie réalise-t-elle un
transfert relativement important qui profite aux 50 %
les plus pauvres et pèse sur les plus aisés, particulièrement les 20 % les plus riches (tableau 6).
L’assurance chômage
Le taux de cotisation chômage est de 6,7 % (soit
4,4 % employeurs et 2,3 % salariés) dans la limite
de quatre fois le plafond de la sécurité sociale (soit
12 000 euros par mois). La quasi-totalité des salariés cotisent donc sur la totalité de leur salaire. Les
prestations chômage sont, par mois, de 354 euros
auxquels s’ajoutent 40,4 % du salaire de référence
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Tableau 6. Financement et remboursement de l’assurance-maladie en 2008
Décile
Cotisations AMC
D1
Financements
AMO
607 €
498 €
Remboursements
AMO
3 995 €
Remboursements
AMC
613 €
Dépenses
de santé
4 790 €
D2
1 272 €
D3
D4
Solde
3 503 €
859 €
5 386 €
724 €
6 380 €
3 979 €
1 728 €
906 €
4 918 €
648 €
5 810 €
2 932 €
2 295 €
932 €
3 858 €
718 €
4 850 €
1 349 €
D5
2 994 €
961 €
4 799 €
784 €
5 880 €
1 628 €
D6
3 810 €
1 008 €
4 864 €
723 €
5 920 €
769 €
D7
4 656 €
1 023 €
3 686 €
719 €
4 740 €
-1 274 €
D8
5 695 €
1 048 €
3 986 €
803 €
5 150 €
-1 954 €
D9
7 026 €
1 067 €
3 159 €
735 €
4 260 €
-4 199 €
D10
12 420 €
1 083 €
3 129 €
820 €
4 560 €
-9 554 €
AMO : assurance maladie obligatoire ; AMC : assurance maladie complémentaire.
Source : Dares (2012) : « La redistribution verticale effectuée par l’assurance-maladie », Études et résultats, n° 815.
(mais doivent être comprises entre 57,4 % et 75 % du
salaire de référence). Ce qui fait 879 euros pour un
salaire de 1 300 euros et 3 444 euros pour un salaire de
6 000 euros, soit des taux de remplacement s’élevant
respectivement à 67,6 % et 57,4 %. En 2012, les taux
de chômage étaient de 3,4 % pour les cadres, de 5,4 %
pour les professions intermédiaires, de 10,3 % pour
les employés, de 14,4 % pour les ouvriers (et même
de 20,4 % pour les ouvriers non-qualifiés).
Ainsi, le système est-il redistributif puisque les
ouvriers touchent des prestations proportionnellement
plus importantes et que leur taux de chômage est plus
élevé. Les professions intermédiaires et les cadres
peuvent considérer qu’ils sont perdants, dans la mesure
où ils auraient intérêt à constituer une caisse autonome.
Mais ils gagnent à être couverts par un système public,
sachant qu’un système privé ne peut couvrir un risque
macroéconomique de façon satisfaisante. Ainsi, ce
système bénéficie d’un soutien de tous les salariés.
En revanche, des réformes a priori redistributives
(comme plafonner les prestations) le fragiliseraient
et le priveraient en fait de ressources (puisque les
cotisations devraient être plafonnées).
meilleures années, les majorations familiales), assurantiels (la validation des périodes de chômage ou de
maladie) et assistanciels (le minimum vieillesse, le
minimum contributif).
Certes, les classes moyennes et supérieures
financent les prestations d’assistance dont bénéficient
les classes populaires. Le taux de remplacement décroît
en fonction du salaire. Ainsi, pour les hommes de la
génération 1942, il est de 77 % pour les ouvriers, 75 %
pour les employés et les professions intermédiaires,
68 % pour les cadres. En sens inverse, les cadres ont
une espérance de vie plus longue(2). Au total, la rentabilité de l’opération retraite serait très légèrement
croissante avec le niveau de salaire pour les carrières
complètes(3).
Avant la crise financière, certains pouvaient estimer que la retraite par répartition, avec son niveau
élevé de cotisation, empêchait les classes moyennes
et supérieures de souscrire à des plans de retraite par
capitalisation, dont la rentabilité était annoncée comme
bien supérieure. La crise a montré que la rentabilité
promise n’était pas au rendez-vous, qu’elle était surtout
extrêmement fluctuante.
Les retraites
En matière de retraite, tous les actifs cotisent à un
système public par répartition qui leur assure un niveau
de vie à la retraite à peu près équivalent à celui des
personnes en activité. Le système mêle des éléments
contributifs (les retraites dépendent essentiellement
des cotisations versées), rétributifs (la règle des 25
(2) À 35 ans, les hommes cadres bénéficient d’un surcroît d’espérance de vie de 4,4 années par rapport à la moyenne ; les professions intermédiaires ont 2,3 années de plus et les ouvriers 2 ans
en moins.
(3) Selon Briard K. (2007), « Taux de rendement de l’opération
retraite et redistribution intragénérationnelle », Retraite et société,
n° 51, p. 242-273.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
47
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
La politique familiale
C’est en matière de politique familiale que les
classes moyennes peuvent se sentir perdantes. La
politique familiale française a trois objectifs : le
premier est d’assurer aux familles un niveau de vie
équivalent à celui des personnes sans enfant, donc
de compenser le coût de l’enfant ; le deuxième est de
garantir un niveau de vie minimal aux enfants, donc
d’aider principalement les familles les plus pauvres ;
le troisième est de faciliter la conciliation vie professionnelle/éducation des enfants pour les parents, et
plus particulièrement pour les mères.
Ce troisième objectif est d’abord assuré aujourd’hui
par la généralisation et la gratuité de l’école maternelle.
Pour les enfants de moins de 3 ans, l’aide publique
bénéficie à toutes les familles, de façon dégressive,
Le premier objectif est aujourd’hui pratiquement
abandonné. Les allocations familiales restent
universelles, mais ayant été indexées sur les prix et
pas sur les revenus, elles sont devenues très faibles
relativement au coût effectif des enfants. Le revenu
médian par unité de consommation (UC) devrait
être, en 2013, de l’ordre de 1 670 euros par mois ;
un enfant représentant, en moyenne, 0,35 UC, son
coût moyen est de 585 euros, alors que le montant
des allocations familiales est d’environ 64 euros par
mois par enfant pour une famille de deux enfants,
d’environ 98 euros par enfant pour une famille
de trois enfants et nul pour les familles ayant un
seul enfant. Au lieu d’indexer correctement les
prestations existantes, le choix a été fait de favoriser
plutôt les prestations sous conditions de ressources,
avec cependant des plafonds différents. Ainsi, la
condition de ressources écarte 14 % des bénéficiaires
potentiels de la prestation d’accueil du jeune enfant
(PAJE), 24 % du complément familial et 52 % de
l’allocation de rentrée scolaire (ARS).
Par ailleurs, la France a conservé le système du
quotient familial. Ce système n’apporte en lui-même
aucune aide aux familles mais permet de tenir compte
du recul de niveau de vie que constitue la présence
d’enfant. Ainsi, les familles et couples sans enfants
ayant le même niveau de vie subissent le même taux
d’imposition. En apparence, le quotient familial ne
bénéficie pas aux familles non imposables et peu aux
familles faiblement imposées. Mais cet argument
occulte le fait que les familles non imposables bénéficient de leur non-imposition. La fiscalité ne peut les
aider plus qu’en ne les imposant pas(4).
Tableau 7. Prise en charge de la garde des jeunes enfants
Assistante maternelle
2 SMIC
4 ou 6 SMIC
Garde à domicile
4 ou 6 SMIC
Crèche
2 SMIC
4 SMIC
6 SMIC
Coût en euros par mois
1 054
État-CNAF
Reste à charge
801
685
253
369
1 157
1 205
1 282
1 059
1 044
111
334
349
2 362
1 393
Source : LFSS 2013, FQE Famille.
de sorte que les classes moyennes sont elles aussi
fortement aidées, même si elles le sont moins que les
familles les plus pauvres (tableau 7).
48
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
(4) Cf. Débat « Faut-il supprimer le quotient familial ? »,
Cahiers français n° 369, La santé, quel bilan ?, juillet-août 2012,.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Tableau 8. Impact de la présence d’enfants sur le niveau de vie et les ressources en 2013
Personne 1
RSA
SMIC
SMIC
SMIC
2 SMIC
3 SMIC
6 SMIC
Personne 2
Inactif
Inactif
½ SMIC
SMIC
1 SMIC
2 SMIC
4 SMIC
1 enfant*
200 €
263 €
142 €
56 €
164 €
167 €
167 €
1 enfant**
100,4
98,3
89,9
84,7
84,8
86,1
84,9
2 enfants*
219 €
260 €
202 €
140 €
164 €
186 €
230 €
2 enfants**
103,4
96,7
87,5
80,0
78,9
76,8
75,1
3 enfants*
242 €
310 €
281 €
231 €
237 €
216 €
319 €
3 enfants**
109,0
102,4
91,9
81,1
76,7
70,7
69,2
*Hausse des prestations et baisse d’impôts induits par la présence d’enfants, en euros par mois et par enfant ;
** Revenu relatif par rapport au couple sans enfant = 100. Le tableau est établi avec le plafond du QF de 2 000 euros pour 2013. La
baisse décidée pour 2013 jusqu’à 1 500 euros fera que le gain maximal apporté à une famille riche sera de 125 euros par enfant
pour un enfant ; 190 euros par enfant pour 2 enfants ; de 264 euros par enfant pour 3 enfants.
Source : calcul de l’auteur.
La prise en compte de l’ensemble des transferts et
de la fiscalité comparée entre un couple sans enfants
et une famille avec enfants aboutit au tableau 8. Pour
les familles les plus pauvres, celles sans ressources,
ou celles dont le revenu est de l’ordre d’un SMIC, la
présence d’enfants ne diminue pas le niveau de vie.
La charge des enfants est compensée par un surplus de
prestations. Ensuite, la perte de niveau de vie relative est
d’autant plus forte que la famille a beaucoup d’enfants
et a des revenus élevés. Ainsi, une famille ayant un
revenu de 3 SMIC perd 23 % de pouvoir d’achat en
ayant 3 enfants ; une famille ayant 5 à 10 SMIC en perd
30 %. La baisse est régulière. Par contre, si on raisonne
en euros, un creux apparaît dans les aides au niveau
des classes moyennes, dont les prestations sont faibles,
pour des revenus allant de 2 à 5 SMIC.
Ainsi, le problème n’est pas que les familles à revenus
élevés sont favorisées par le système, mais que les
prestations familiales sont devenues trop faibles,
de sorte que toutes les familles sont défavorisées.
Certes, au niveau du RSA, les familles ont le même
niveau de vie que les couples, mais celui-ci reste
nettement inférieur au seuil de pauvreté. Se donner
l’objectif de faire échapper tous les enfants à la
pauvreté demanderait une revalorisation de 50 %
du RSA. Revivifier le modèle social supposerait de
revaloriser les prestations familiales, de les indexer
sur les salaires, sans doute de les rendre imposables
et de maintenir le quotient familial avec un plafond
déterminé de manière justifiable (par exemple :
41 % de 0,35 revenu médian, 2 400 euros).
Un bilan de la redistribution
Au total, le système français apparaît fortement
redistributif, autant par les prestations que par les
impôts. Les 10 % de ménages aux revenus les plus
élevés ont un revenu primaire qui est 14,6 fois celui
des 10 % de ménages les plus pauvres ; le ratio passe
à 7,2 après redistribution (tableau 9). Ce sont surtout
les prestations sociales qui réduisent les inégalités de
revenu. On ne voit pas de niveau de revenu particulièrement favorisé ou défavorisé, même si les impôts
directs peuvent sembler finalement peu redistributifs.
Ainsi, les classes moyennes ne sont pas les perdantes du modèle social français. Elles bénéficient
de ses avantages (gratuité de l’éducation, faible coût
de la santé, assurances retraite et chômage) ; elles
LES AIDES AU LOGEMENT
Le plafond de ressources pour être éligible à l’allocation logement est de l’ordre de 2 200 euros de revenu
pour une famille avec deux enfants, ce qui la réserve
aux plus pauvres. Pour obtenir une habitation à loyer
modérée (HLM), il est de 4 090 euros par mois pour une
famille avec deux enfants (zone B), soit 1 950 euros par
unité de consommation (UC), ce qui écarte la moitié des
classes moyennes. Toutefois, les HLM sont peuplées
pour 50 % d’ouvriers-employés, pour 12 % de professions intermédiaires, pour 4 % de cadres. Malgré cela,
le taux d’effort (les dépenses nettes de logement rapportées au revenu) est de 23,6 % pour le quart des Français au niveau de vie le plus faible, de 18,9 % pour le
troisième quart (les classes moyennes), de 11 % pour
les 25 % les plus aisés. Les plus riches sont plus souvent propriétaires non-accédants. Chez les classes
moyennes, la situation est très contrastée entre les
accédants (30 % de la population, dont le taux d’effort
est de 28 %) et les propriétaires non-accédants (39 %
de la population, dont le taux d’effort est de 9,9 %). Les
soutenir supposerait que les pouvoirs publics aident à
l’accession et taxent les propriétaires non-accédants.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
49
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES, PERDANTES DU MODÈLE SOCIAL FRANÇAIS?
Tableau 9. Distribution du revenu disponible des ménages
< D1
D3-D4
D6-D7
> D9
Total
Revenu primaire
21,4
48,9
114,6
312,9
110,1
Taux de prestations sociales
67,5
7,2
2,4
0,5
5,1
Taux d’impôts directs
- 5,7
- 8,8
- 12,3
- 20,5
- 14,3
Revenu disponible
34,7
48,1
103,3
250,3
100
Revenu disponible
12 210 €
24 450€
36 390€
88 160 €
35 220 €
Lecture : Pour les lignes 1 et 3, 100 représente le revenu disponible moyen (soit 35 220 euros par an). Les ménages les plus riches
ont un revenu primaire qui représente 3,219 fois ce montant ; ils reçoivent des prestations sociales de 0,5 % de leur revenu primaire,
mais payent des impôts directs de 20,5 % de ce revenu, de sorte que leur revenu disponible est de 2,503 fois le revenu disponible
moyen.
Note : La lettre D désigne les déciles de revenu : par définition, les 10 % les plus pauvres ont un revenu inférieur au premier décile
(D1), ceux qui se situent entre le troisième et le quatrième décile (D3-D4) constituent la 4e tranche de 10 % sur l’échelle des revenus.
Ceux qui ont un revenu supérieur au 9e décile (D9) sont les 10 % les plus aisés.
Source : Calcul de l’auteur à partir de : INSEE (2013), Les revenus et le patrimoine des ménages.
contribuent à financer les prestations des plus pauvres
(qui sont fortement aidés par la politique familiale,
sociale et fiscale), dont certes elles ne bénéficient pas,
mais elles ne sont pas trop imposées relativement aux
plus riches. En revanche, leur soutien est vital pour le
maintien du modèle social français. Ceci suppose que
les réformes à venir évitent la tentation du ciblage,
ménagent et approfondissent le caractère universel
de certaines prestations, maintiennent et renforcent
la pression fiscale sur les plus riches, en s’attaquant
à l’optimisation fiscale.
problèmes économiques
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CAHIERS FRANÇAIS N° 378
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DES CLASSES MOYENNES
DÉCLASSÉES ?
LES LIMITES
D’UNE ANALYSE
GLOBALISANTE
Camille Peugny
Maître de conférences en sociologie, Université Paris 8
Chercheur au CRESPPA-CSU (Paris 8/CNRS)
Le thème du « déclassement » est récurrent dans l’actualité française. Après une longue
période d’essor et d’enrichissement des classes moyennes, celles-ci seraient confrontées
à la « panne » de l’ascenseur social et verraient leurs conditions de vie se dégrader, en
particulier si on considère la dynamique intergénérationnelle. Ainsi, les enfants nés après
la fin des Trente Glorieuses vivraient moins bien que leurs parents. Crainte sans fondement
réel pour certains, réalité objective pour d’autres, le déclassement fait débat. Camille Peugny
montre que les divergences d’analyse renvoient en grande partie à la définition que l’on
retient des classes moyennes, plus ou moins extensive vers le bas de l’échelle. Car si la
frange inférieure des classes moyennes est déstabilisée par les évolutions économiques
des dernières décennies et en particulier par la crise récente, les groupes constituant la
frange supérieure sont ceux qui ont le mieux profité de la démocratisation scolaire et de
l’ascension sociale des trente dernières années.
C. F.
Depuis plusieurs années, le thème du déclassement a
fait son apparition dans le débat public pour caractériser
la situation d’individus ou de groupes confrontés à une
dégradation de leurs conditions de vie. Au-delà des
débats occasionnés pour partie par le caractère polysémique du concept – le déclassement peut notamment
se mesurer au cours du cycle de vie ou impliquer une
comparaison entre générations en rapportant le sort
d’un individu à celui de ses ascendants (1) –, il s’agit
de montrer comment « la grande transformation »
du capitalisme dans les années 1970 a entraîné une
(1) Voir Peugny C. (dir.) (2010), « La montée du déclassement », Problèmes politiques et sociaux, n° 976, Paris, La Documentation française.
nouvelle « montée des incertitudes » (Castel, 2009)
pour les groupes sociaux fragilisés par l’émergence
de nouvelles manières de produire et d’échanger qui
accompagnent la mondialisation des échanges. À une
dynamique d’aspiration vers le haut de l’ensemble
de la structure sociale rendue possible par la période
des Trente Glorieuses succède ainsi une période de
déstabilisation des « perdants » de la mondialisation
(Wagner, 2007). Que signifie cette inversion de dynamique ? Certes, la période des Trente Glorieuses ne fait
pas disparaître les inégalités. Toutefois, après un quart
de siècle de forte croissance, chacun, quelle que soit sa
place dans la structure sociale, pouvait alors escompter
une amélioration sensible et assez rapide de ses condi-
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
51
DOSSIER - DES CLASSES MOYENNES DÉCLASSÉES ? LES LIMITES D’UNE ANALYSE GLOBALISANTE
tions de vie. C’est ce compromis salarial qui vole en
éclat dans les années 1970, provoquant une montée
de la précarité et du déclassement dont les centaines
de milliers puis les millions de chômeurs constituent,
dès la fin des années 1970, les premières victimes. En
raison de la précarisation du contrat de travail (diffusion
rapide des CDD dès la fin des années 1970, montée de
l’intérim), de son émiettement (fréquence croissante du
travail à temps partiel) et de la stagnation salariale, le
mouvement de déstabilisation gagne ensuite une partie
des classes populaires en emploi : c’est le phénomène
des travailleurs pauvres (2).
Depuis plusieurs années, c’est désormais le sort
des classes moyennes qui fait débat. Si certains travaux
les décrivent comme étant « à la dérive » (Chauvel,
2006), d’autres préfèrent souligner le dynamisme de
catégories en expansion, parvenant à maintenir leurs
positions (Goux et Maurin, 2012). Si des constats si
divergents peuvent coexister, c’est notamment parce
que les sociologues peinent depuis toujours à dessiner
les contours de ces catégories : au sein des « classes
moyennes » figurent en réalité des individus et des
groupes hétérogènes, inégalement dotés en ressources
économiques et culturelles.
Dans les lignes qui suivent, nous développerons
trois arguments. Nous montrerons tout d’abord que le
mouvement d’aspiration vers le haut de l’ensemble de la
structure sociale qui accompagne les Trente Glorieuses
est concurrencé de manière croissante par une dynamique de dualisation des emplois et des salaires. Dans un
deuxième temps, nous défendrons l’idée que les franges
inférieures des classes moyennes sont de fait confrontées
à un mouvement de déstabilisation et de déclassement
réel. Nous verrons enfin que les franges plus intégrées
des classes moyennes parviennent en revanche à maintenir leurs positions, en prenant notamment l’exemple
des parcours scolaires et du devenir professionnel des
enfants de père exerçant une profession intermédiaire.
Les classes moyennes sont depuis longtemps au
cœur des préoccupations des sociologues. Dès la fin
du XIXe siècle, observant l’expansion numérique de
groupes professionnels « intermédiaires », Simmel
Un quart de siècle après cette « seconde révolution
française », où en est ce mouvement de moyennisation ?
D’un point de vue quantitatif, les effectifs de ces catégories moyennes salariées ont continué à progresser
(Goux et Maurin, 2012). Entre 1989 et 2009, la part des
professions intermédiaires dans la population active en
emploi augmente ainsi de 4 points pour atteindre 24 %
(Peugny, 2013). Par conséquent, si la thèse de la moyennisation ne semble plus rendre compte de la réalité de
la dynamique de la société française aujourd’hui, c’est
plutôt en raison de la fin du mouvement d’aspiration vers
(2) Voir Clerc D. (2008), La France des travailleurs pauvres,
Paris, Grasset.
(3) Voir Nisbet R. A. (1959), « The Decline and Fall of Social
Class », Pacific Sociological Review, vol. 2, n° 1, p. 11-17.
De la moyennisation à la dualisation
de la structure sociale
52
conteste la vision marxiste de la lutte à mort entre deux
classes sociales. En effet, loin de n’être qu’une troisième
classe qui viendrait s’ajouter aux bourgeois et aux
prolétaires, la classe moyenne joue selon le philosophe
allemand un rôle décisif dans le processus de changement social car elle « fait de continuels échanges »
avec les deux autres classes et ces fluctuations finissent
par effacer les frontières entre les classes sociales, les
remplaçant par des transitions continues. Les sociologues qui vont prononcer l’acte de décès des classes
sociales à la fin des Trente Glorieuses (3) vont se montrer
très influencés par l’analyse de Simmel. En effet, si la
diminution des inégalités économiques et éducatives,
ainsi que les progrès de la mobilité sociale, leur offrent
des indicateurs « objectifs » (Chauvel, 2001), les théories de la « moyennisation » des sociétés occidentales
reposent plus largement sur le rôle majeur exercé par
les classes moyennes dans la dynamique sociale. En
France, c’est probablement Mendras (1988) qui fait
l’effort de théorisation le plus poussé en décrivant
l’émergence d’une vaste « constellation centrale », certes
encore assez largement minoritaire (environ 25 % de
la population), mais dont le rôle est crucial. Les cadres
appartiennent à cette nouvelle constellation centrale,
mais également les « noyaux innovateurs », composés
des professionnels de l’éducation, de la culture ou du
secteur médico-social dont la proportion double entre
le début des années 1960 et la fin des années 1980. Ces
« nouvelles classes moyennes salariées » partagent une
identité forte et des attitudes communes que d’aucuns
rassemblent alors sous le vocable de « libéralisme
culturel » et qui essaiment progressivement dans la
société française. Elles deviennent ainsi le moteur du
changement social et contribuent largement à l’alternance politique de 1981 en votant massivement pour
le Parti socialiste (Grunberg et Schweisguth, 1983).
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
DOSSIER - DES CLASSES MOYENNES DÉCLASSÉES ? LES LIMITES D’UNE ANALYSE GLOBALISANTE
le haut de la structure sociale. L’augmentation rapide
et continue du pouvoir d’achat a laissé la place à une
période prolongée de stagnation salariale. L’escalator,
décrit par Castel (2003), sur lequel chacun s’élève
même si les distances sociales demeurent, semble durablement grippé. Pire, des arguments en faveur d’une
dualisation de la structure sociale apparaissent. Dans
la lignée du travail de Reich (4), de nombreuses analyses
mettent en évidence une polarisation croissante sur le
marché du travail, et par conséquent, parmi les salariés
(Wagner, 2007). Sur le marché du travail, l’écart se
creuse entre les professions hautement qualifiées et
les emplois non qualifiés. Parmi les salariés, le clivage
grandit entre les cadres préparés à la mondialisation
de l’économie et les employés ou ouvriers peu dotés
en ressources permettant de faire face à l’exigence de
mobilité. Parmi les « perdants » de la mondialisation
figurent notamment plus de 5,5 millions d’employés
et d’ouvriers non qualifiés (Amossé et Chardon, 2006)
dont le niveau de vie est nettement inférieur à celui des
autres employés et ouvriers (5). Cette dualisation de la
structure sociale apparaît désormais dans les chiffres
officiels de la statistique publique, qu’il s’agisse des
revenus ou du patrimoine. L’INSEE a ainsi récemment
établi que les 50 % des Français les moins fortunés
ont vu leur niveau de vie baisser pour la troisième
année consécutive en 2011, tandis que la moitié plus
aisée a vu son niveau de vie augmenter, et à un rythme
d’autant plus rapide que l’on se rapproche des centiles
les plus fortunés (6). Si l’on accepte l’hypothèse d’un
mouvement de dualisation de la structure sociale, quel
diagnostic porter sur la situation des classes moyennes,
par définition constituées de groupes intermédiaires ?
Au risque d’être très schématique, nous exposerons
des arguments visant à montrer que ce mouvement
de dualisation tend à accentuer le clivage entre les
franges inférieures des classes moyennes, confrontées
à une précarisation de leurs conditions d’existence, et
les franges plus intégrées qui parviennent à maintenir
leurs positions.
(4) Voir Reich R. (1991), The Work of Nations. Preparing Ourselves for the 21st Century Capitalism, New York, Knopf, Simon
& Schuster.
(5) Voir Jauneau Y. (2009), « Les employés et ouvriers non qualifiés. Un niveau de vie inférieur d’un quart à la moyenne des salariés », INSEE Première, n° 1250.
(6) Voir INSEE (2013), « Les niveaux de vie en 2011 », INSEE
Première, n° 1464.
La déstabilisation des franges inférieures des
classes moyennes
Dans les définitions les plus extensives, les classes
moyennes recouvrent une vaste partie de l’espace social,
depuis les employés jusqu’à une fraction des cadres
supérieurs. Par exemple, il n’est pas rare que des travaux
internationaux définissent les classes moyennes comme
regroupant les individus dont le revenu est compris
entre 70 % et 150 % du revenu médian, ce qui revient,
dans le cas français, à désigner des individus gagnant
entre 1 200 et 3 000 euros mensuels. Dès lors, si l’on
définit le déclassement de la manière la plus générale
qui soit, à savoir comme une précarisation des conditions
d’existence, il ne fait guère de doute que les franges inférieures des classes moyennes y sont confrontées. Cette
déstabilisation se manifeste d’abord par des difficultés
budgétaires très concrètes et désormais largement documentées. Des travaux récents ont ainsi estimé à moins
de 300 euros mensuels le montant restant à un individu
gagnant 1 500 euros, une fois effectuées les dépenses
incompressibles (Bigot, 2009). Ces dépenses contraintes
représentent 38 % du budget des franges inférieures des
classes moyennes contre 21 % au début des années 1980
(Bigot, 2010). Le poids de ces dépenses contraintes est
particulièrement lourd pour les ménages du périurbain
où s’installent nombre de ces groupes sociaux qui constituent le bas des classes moyennes. À l’origine de la forte
croissance démographique du périurbain, la volonté de
devenir propriétaire de son logement, qui constitue «
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
53
DOSSIER - DES CLASSES MOYENNES DÉCLASSÉES ? LES LIMITES D’UNE ANALYSE GLOBALISANTE
l’horizon d’une promotion sociale réussie » (Donzelot,
2004) mais pousse à l’éloignement des centres-villes.
L’accès à la propriété nécessite une mobilisation financière importante, accrue par le renchérissement des
coûts de transport jusqu’au lieu de travail en raison de
la hausse spectaculaire des prix de l’énergie.
Cette dégradation objective des conditions et du niveau
de vie des franges inférieures des classes moyennes finit par
avoir des conséquences sur la manière dont ces individus
et ces ménages se représentent leur place dans la société.
En effet, si les Trente Glorieuses ont objectivement vu se
diffuser le salariat moyen, elles ont également eu un effet
sur les représentations subjectives de l’ordre social. Plus
précisément, la part des Français s’identifiant aux classes
moyennes, dans les sondages comme dans les enquêtes
académiques, a augmenté de manière régulière au cours
des dernières décennies, alors même que le mouvement
de réduction des inégalités était stoppé et la parenthèse de
la forte croissance refermée. Cette « moyennisation des
esprits » a progressé également parmi les individus et les
groupes les plus défavorisés : l’identification aux classes
moyennes accompagne les profondes transformations des
classes populaires et de leur identité (7) et plus largement le
déclin de l’analyse en termes de classe sociale. L’omniprésence des classes moyennes dans le débat public, associée
au caractère particulièrement flou des critères présidant à
leur définition, a également favorisé cette moyennisation
subjective. Or, l’explosion de la crise financière en 2008 et
les longues années de crise économique qu’elle provoque
pourraient avoir porté un coup d’arrêt à cette dynamique.
Ainsi, une enquête réalisée en 2013 par la Fondation
Jean-Jaurès montre qu’en moins de trois ans, la part de
Français déclarant appartenir aux classes moyennes a
diminué de six points. 40 % d’entre eux s’identifieraient
désormais aux catégories « modestes » ou « défavorisée »
(Peugny, 2013).
Si ce résultat reste à confirmer dans des enquêtes
ultérieures, il semble tout de même indiquer que la
précarisation des conditions de vie des « petits-moyens »
situés à l’interface entre le haut des classes populaires
et le bas des classes moyennes (Cartier et al., 2008)
renforce un sentiment de déclassement qui n’est pas sans
conséquence pour la cohésion de la société. En effet, ce
dernier crée des tensions parfois fortes entre des groupes
sociaux pourtant objectivement proches dans l’espace
social. Ce sentiment de déclassement contribue à l’avè(7) Voir Schwartz O. (1998), « La notion de classes populaires »,
HDR, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines.
54
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
nement d’une « conscience sociale triangulaire » finement
décrite par Olivier Schwartz (8) parmi des conducteurs de
bus ayant le sentiment de « payer pour tout le monde »
et d’être ainsi pris en étau entre « ceux du haut » et «
ceux du bas ». Au-delà des conducteurs de bus, cette
tripartition de la conscience sociale progresse fortement
parmi les franges inférieures des classes moyennes, en
réponse à la fragilisation objective de leurs conditions
d’existence. Elle n’est évidemment pas sans lien avec la
progression des populismes d’extrême droite, en France
comme ailleurs en Europe.
Le « cœur » des classes moyennes conforte
ses positions
Si la thèse du déclassement des classes moyennes
peut être étayée pour ses franges les plus modestes, il en
va autrement pour les groupes mieux dotés en ressources
économiques et culturelles. Ce point ne signifie pas que le
sentiment de déclassement ne progresse pas de manière
importante parmi ces derniers, ni même que cette progression n’a pas de conséquences sensibles sur leurs attitudes
et comportements. Toutefois, nombre d’indicateurs tendent
à souligner qu’ils parviennent à maintenir leurs positions.
Ceci est particulièrement visible dans un domaine qui
cristallise pourtant bien des angoisses, celui du devenir
des générations futures. Si de nombreuses enquêtes soulignent qu’une large majorité de Français estiment que
leurs enfants vivront moins bien qu’eux, ce sentiment
ne semble pas correspondre à la réalité pour les franges
plus aisées des classes moyennes. Ainsi, les enfants de
père exerçant une profession intermédiaire (professions
que l’on peut assimiler au cœur des classes moyennes)
sont ceux qui ont vu le plus progresser leur probabilité de
devenir diplômé de l’enseignement supérieur (graphique 1).
En effet, en 1984, 24 % des enfants de père exerçant une profession intermédiaire et ayant terminé
leurs études depuis cinq à huit ans étaient diplômés
du supérieur. Un quart de siècle plus tard, en 2009,
cette proportion a augmenté de trente points et atteint
près de 55 %. À titre de comparaison, cette proportion n’augmente que de 17 points pour les enfants
d’ouvriers, et surtout, de 22 points pour les enfants
d’employés qui ne sont « que » 37 % à être diplômés
de l’enseignement supérieur en 2009. Cet écart avec
les enfants de professions intermédiaires souligne bien
l’hétérogénéité des « classes moyennes » auxquelles
(8) Voir Schwartz O. (2009), « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », Paris, La Vie des Idées, septembre.
DOSSIER - DES CLASSES MOYENNES DÉCLASSÉES ? LES LIMITES D’UNE ANALYSE GLOBALISANTE
Graphique 1. Part des diplômés du supérieur en fonction de l’origine sociale (en %)
80
70
60
Père CPIS
Père profession
intermédiaire
Père artisan,
commerçant
50
40
30
Père employé
Père agriculteur
20
Père ouvrier
10
0
1984
1989
1994
1999
2004
2009
Champ : individus sortis de formation initiale depuis 5 à 8 ans.
Source : enquêtes Emploi, INSEE.
les employés sont désormais classiquement assimilés.
Les enfants des professions intermédiaires ont ainsi
réduit l’écart qui les séparait des enfants de cadres et
augmenté celui qui les sépare des enfants d’ouvriers
et d’employés.
dévalorisation des titres scolaires, ces progrès en matière
d’éducation ont des conséquences en termes de mobilité
sociale : les enfants des professions intermédiaires sont
également ceux parmi lesquels la proportion de cadres
et de professions intermédiaires a le plus fortement
augmenté au cours des vingt-cinq dernières années
(graphique 2).
De manière logique, malgré les débats autour de la
Graphique 2. Proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires
selon l’origine sociale (en %)
80
70
60
Père CPIS
Père profession
intermédiaire
50
40
Père employé
30
Père ouvrier
20
10
09
07
20
05
20
20
03
01
20
20
99
19
97
95
19
93
19
91
19
89
19
19
87
19
85
19
19
83
0
Champ : individus sortis de formation initiale depuis 5 à 8 ans.
Source : enquêtes Emploi, INSEE.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
55
DOSSIER - DES CLASSES MOYENNES DÉCLASSÉES ? LES LIMITES D’UNE ANALYSE GLOBALISANTE
40 % des enfants de père exerçant une profession
intermédiaire occupaient un emploi de la catégorie
« Cadres et professions intellectuelles supérieures »
(CPIS) ou une profession intermédiaire quelques années
après la fin de leurs études au début des années 1980 : ils
sont désormais 60 %. Dans le même temps, la proportion
est passée de 29 % à 39 % pour les enfants d’employés,
soit une progression sensiblement moins rapide.
L’exemple du devenir professionnel de leurs
enfants montre que le « cœur » des classes moyennes
a particulièrement tiré profit du mouvement de massification scolaire. Pour ces groupes, cette dernière
s’est effectivement traduite par un vrai mouvement de
démocratisation dont ils ont profité à plein. Cette réalité
permet de nuancer l’idée selon laquelle les classes
moyennes contribueraient davantage aux dépenses
publiques qu’elles n’en bénéficieraient (9). Pour les
franges les plus intégrées d’entre elles, et en matière
d’éducation en tout cas, ces chiffres montrent que ce
n’est pas le cas.
En définitive, plus la définition retenue des classes
moyennes est extensive vers le bas de la structure
sociale, plus elles semblent éprouvées par le déclassement. Il reste que ce débat sur la déstabilisation des
classes moyennes est révélateur de la manière dont
évoluent les représentations de la structure sociale.
Certes, les bouleversements nombreux et profonds qui
ont affecté les contours et les modes de vie des classes
populaires (tertiarisation des emplois, déclin de la part
des ouvriers et hausse de celle des employés, massification de l’école, etc.) ont contribué aux théories d’une
moyennisation rapide et continue des sociétés occidentales. Toutefois, lorsque la conjoncture se retourne et
que la situation économique se dégrade durablement,
le « trompe-l’œil » de cette moyennisation apparaît.
Si nombre d’individus et de groupes ont bénéficié du
mouvement d’aspiration vers le haut provoqué par une
période sans précédent de forte croissance, la fragilité de
leur ascension nous révèle que leur condition demeure
assez largement liée aux classes populaires. Les débats
autour du déclassement des classes moyennes ne doivent
alors pas occulter l’urgence que constituent la précarité et l’insécurité sociale auxquelles sont confrontées
quotidiennement les classes populaires.
(9) Cf. dans ce même numéro l’article d’Henri Sterdyniak, p. 42.
56
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
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LES CLASSES MOYENNES
DANS LES ÉCONOMIES
ÉMERGENTES
Pierre Jacquemot
Chercheur associé à l’IRIS
Les classes moyennes des pays émergents renvoient une image de dynamisme qui tranche
avec leurs homologues des pays riches, dont les médias soulignent le malaise social et
politique. Difficiles à repérer statistiquement, elles se distinguent avant tout, selon Pierre
Jacquemot, par leur mode de vie et de consommation, qui suit et également favorise la
diffusion des standards de la « modernité occidentale » véhiculés dans le monde émergent.
Le rôle politique de ces nouvelles couches urbaines est plus ambigu : si leur appui aux
transitions démocratiques est régulièrement mis en avant et a notamment été souligné dans
le contexte des révolutions arabes, elles ont parfois aussi soutenu des régimes autoritaires
conservateurs.
C. F.
En plein essor, ces nouvelles couches urbaines
joueraient un rôle central dans la modernisation des
modes de vie et de consommation et favoriseraient la
transition vers des régimes démocratiques.
Alors que dans les pays développés, les classes
moyennes seraient les victimes de la crise, vivant dans
la crainte, fantasmée ou réelle, du déclassement et de
la perte de leur niveau de vie, celles des pays émergents d’Asie et d’Amérique latine, et même des pays
africains, s’affirmeraient et joueraient un rôle-clé dans
la croissance économique et la démocratie.
Les nouvelles classes moyennes mondiales se situent
au centre des préoccupations des institutions internationales, des États comme des firmes multinationales.
Combien sont-elles ? Comment les repérer ? Quel est
leur impact sur l’évolution sociopolitique ? Sont-elles
de vraies forces de changement ? Tour à tour, nous
évoquerons les aspects économiques, sociologiques
et politiques du phénomène.
Un phénomène d’ampleur mondiale
difficile à circonscrire
Identifier précisément la classe moyenne est un
exercice difficile en raison du manque de fiabilité des
données statistiques, mais plus profondément parce
que la définition même du concept pose problème,
surtout à l’échelle de divers continents. Il n’existe
pas une classe moyenne homogène, mais des groupes
émergents, parfois en situation instable, s’affirmant
plutôt par défaut, « ni vraiment pauvre, ni vraiment
riche », dans un « entre-deux », dans des situations
diverses qui ont pour seule caractéristique commune
d’être au centre de la hiérarchie sociale. Ce « ni-ni »
est en fin de compte le seul trait spécifique indéniable
de la classe moyenne.
À quel niveau de revenu doit-on fixer les seuils
d’entrée et de sortie ? La référence statistique la plus
fréquemment utilisée est celle de l’OCDE qui porte sur
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
59
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES DANS LES ÉCONOMIES ÉMERGENTES
cent quarante-cinq pays (Kharas, 2010) et retient la fourchette de 10 à 100 dollars par jour en parité de pouvoir
d’achat. Selon l’OCDE, la population mondiale bénéficiant d’un revenu compris dans cet intervalle s’élevait à
1,8 milliard en 2009. En Asie, la classe moyenne ainsi
définie connaîtra une forte croissance, passant de 525 millions de personnes en 2009 à 1 740 millions en 2020 et à
3 228 millions en 2030. Dans le même temps, les classes
moyennes européennes stagneront autour de 700 millions
d’individus en raison de la décroissance démographique
de certains pays. Aux États-Unis, elles verront même
leur effectif se réduire pour se fixer à 322 millions. Le
basculement du centre de gravité est décisif : alors que
l’Europe et l’Amérique du Nord rassemblaient plus de
la moitié de la classe moyenne mondiale en 2009, cette
proportion ne sera plus que de 20 % en 2030, lorsque
le monde comptera 8,3 milliards d’habitants. Il faut
prendre avec prudence ces données, mais les tendances
sont significatives.
de ces catégories, certes éloignées de l’opulence et encore
embryonnaires, offrirait un potentiel de progression de la
demande intérieure permettant une mutation du modèle
de croissance tournée vers l’exportation.
Au Brésil, plus de la moitié de la population disposait en 2011 d’un revenu mensuel compris entre 515 et
2 200 dollars(2). Les classes moyennes appartiennent en
réalité à une histoire ancienne dans certaines régions de
l’Amérique latine (Brésil, mais aussi Argentine, Chili
et Mexique). Leur développement a été appuyé par
les politiques de substitution aux importations et les
régimes populistes, au cœur du modèle latino-américain
préconisé dès les années 1950-1960(3). L’épuisement du
modèle montre bien la fragilité de la situation de cette
catégorie sociale dès lors qu’elle n’est pas soutenue par
une politique de l’emploi et de l’éducation permettant
de sortir de l’économie informelle, et par l’élargissement des systèmes de protection sociale et de sécurité
de l’emploi(4).
Graphique 1. Répartition de la classe moyenne (*) mondiale par zones géographiques (en %)s
Amérique du Nord
Europe
Amérique du Sud
2 5
2 6
18
2009
28
10
36
TOTAL
1 845 millions
de personnes,
soit 27 %
de la population
mondiale
Afrique subsaharienne
Moyen-Orient et Afrique du Nord
2 5
7
10
2020
53
Asie
14
22
8
TOTAL
3 249 millions
de personnes,
soit 42 %
de la population
mondiale
2030
6
TOTAL
4 884 millions
de personnes,
soit 59 %
de la population
mondiale
66
* dont le revenu quotidien est compris entre 10 et 100 dollars par habitant, en PPA.
Sources : Fondapol 2013 ; OCDE 2010.
La poussée des classes moyennes est particulièrement
remarquable dans les économies asiatiques, du fait des
forts taux de croissance enregistrés depuis vingt ans. La
Chine, l’Inde et la Corée du Sud, mais aussi le Vietnam,
l’Indonésie ou la Thaïlande sont au premier plan. Le
choix arbitraire du seuil de 10 dollars pour délimiter
les classes moyennes occulte d’ailleurs l’ampleur du
phénomène. En Chine, le nombre de personnes vivant
avec 2 à 13 dollars par jour s’est envolé de 174 millions à
806 millions en seulement 15 ans(1). En Inde, il est passé
de 147 millions à 264 millions, soit une augmentation
inconnue dans d’autres contextes. Partout, l’émergence
(1) Cheng L. (2010), China’s emerging middle class : beyond economic transformation, Washington, D.C, Brookings Institution Press.
60
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Cette situation met en évidence une autre caractéristique des classes moyennes : leur extrême vulnérabilité
et leur souhait d’en sortir en construisant des « sécurités ». Si les couches intermédiaires ne disposent pas
(2) Castellani F. et Parent G. (2011), « Being middle class in
Latin America », OCDE, Centre de développement, Working Paper
n° 305.
(3) Salama P. (2013), Les économies émergentes latino-américaines, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
(4) En Bolivie, au Brésil, au Chili et au Mexique, 44 millions
de travailleurs des classes moyennes sont dans le secteur informel.
Dans ces conditions, les systèmes de protection sociale ne peuvent
atteindre qu’une fraction limitée de ces travailleurs, le taux de
couverture des travailleurs du secteur informel étant très faible :
15 % dans les quatre pays cités (M. Pezzini, 2012), « Une classe
moyenne émergente », L’Observateur de l’OCDE.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES DANS LES ÉCONOMIES ÉMERGENTES
de revenus garantis, de contrats stables et d’emplois
salariés, il n’est pas concevable de compter sur elles
pour tirer le développement. Cette vulnérabilité se
retrouve dans le cas de l’Afrique. La Banque africaine
de développement a fait œuvre de pionnière en tentant
un repérage statistique(5). La classe moyenne augmente
régulièrement depuis 1980. Elle comptait alors 110 millions de personnes, soit 26 % de la population. Dix ans
plus tard, elle représentait 195 millions d’individus,
soit 27 % de la population. En 2010, elle était évaluée
à environ 350 millions de personnes, soit le tiers de
la population du continent(6). La Banque africaine de
développement propose une division en trois catégories. Un premier groupe, dit « flottant », émerge à
peine de la précarité. Ses membres touchent entre 2 et
4 dollars par jour en parité de pouvoir d’achat 2005.
Un deuxième groupe, « intermédiaire », dispose d’un
revenu quotidien allant de 4 à 10 dollars. Ses membres,
entrés dans la « petite prospérité », bénéficient d’un
statut social amélioré. Ils parviennent à une aisance
toute relative, avec un revenu qui permet d’accéder à
certains biens une fois la consommation alimentaire
de base assurée. Enfin, le groupe « supérieur » se situe
au-delà de 10 dollars par jour. Il représente 5 % de la
population. Il s’agit d’une global middle class qui a
investi une partie de ses économies dans une maison
de banlieue près d’une grande ville. Ces trois groupes
se distinguent clairement de la « classe possédante »,
les « nouveaux riches » (les Black Diamonds Sud-africains, les OilBlokes nigérians, les « en haut d’en haut »
congolais), qui vivent avec plus de 100 dollars par jour
et dont le mode de vie, incarné par les 4 V – voiture,
villa, voyage et virement bancaire –, suscite autant de
sarcasmes que de jalousie.
Consommation et modes de vie
Le repérage statistique habituel de la classe moyenne
repose sur le revenu. Mais en croisant divers critères,
on peut préciser les contours des classes moyennes
émergentes : le patrimoine, le capital culturel, les habitudes de consommation, l’habitat… En simplifiant à
(5) African Development Bank (2011), The middle of the pyramid, dynamics of the middle class in Africa, Market Brief, 20 avril.
(6) Si l’on prend le critère de l’OCDE de 10 dollars, l’Afrique
subsaharienne ne compterait qu’une trentaine de millions
d’individus appartenant aux classes moyennes, autant que la
population du seul Canada. Pour une étude globale sur les
classes moyennes africaines, voir le dossier de la revue Afrique
contemporaine (Jacquemot, 2012) et les travaux du LAM de
Bordeaux (Darbon et Toulabor, 2011).
l’extrême, on pourrait dire comme on le dit souvent
pour le Maghreb, que le revenu qui délimite la classe
moyenne est celui qui permet d’oser franchir le seuil
des grandes surfaces.
Au terme d’une étude comparée sur un grand nombre
de pays, W. Easterly (2001) présageait qu’un cercle
vertueux s’enclencherait avec le double phénomène de
l’essor des classes moyennes et de l’urbanisation. Les
consommateurs seront plus nombreux et les marchés
gagneront en taille ; la construction immobilière connaîtra un boom ; la bancarisation de l’économie s’élargira.
Les bouleversements dans les modes de consommation suscitent la convoitise des multinationales.
Le cabinet McKinsey a calculé que les pays émergents représenteraient d’ici 2025 une consommation
annuelle de 30 000 milliards de dollars(7). Les ventes de
réfrigérateurs, de télévisions, de téléphones portables,
d’ordinateurs, d’automobiles ont explosé dans pratiquement tous les pays. Avec ses 92 millions d’habitants,
le Vietnam a connu une croissance moyenne annuelle
de 7,2 % – l’une des plus dynamiques d’Asie. Même
si l’inflation est élevée, le PIB réel par habitant s’y est
accru de 60 %, atteignant 1 500 dollars en 2012. Ainsi,
sur la seule année 2011, la consommation a augmenté de
24 %. Dans les rues se mêlent traditionnelles échoppes,
marchands ambulants et boutiques modernes.
Des marchés entiers bénéficient de cette prise
d’indépendance, ainsi que de l’individualisation de
la consommation et de la quête de distinction qu’elle
entraîne. Plus citadines et plus jeunes, les classes
moyennes émergentes sont plus friandes d’équipements ménagers modernes et durables, d’autant plus
qu’une grande partie de ces ménages s’inscrivent dans
la dynamique du premier achat. Afin de mieux répondre
à la demande, les distributeurs doivent donc s’adapter à ce nouveau mode de consommation. Cela passe
notamment par une meilleure réflexion sur les produits,
les prix, les méthodes de fabrication, ainsi que sur une
meilleure appréciation des coûts de revient.
Le changement des habitudes de consommation avec
l’élévation du niveau de vie répond également à un souci
de distinction, conformément à la thèse de Thorstein
Veblen. Comme l’indique J.-L. Rocca, le discours sur
la « réussite légitime » des classes moyennes peut les
inciter à adopter des styles de vie et des comportements
conformes à l’imaginaire de la civilisation occidentale
(7) McKinsey Global Institute (2012), Urban World and the rie
of the consuming class, juin (www.mckinseyquaterly.com).
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
61
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES DANS LES ÉCONOMIES ÉMERGENTES
et de la modernité. Ainsi, explique-t-il qu’en Chine,
quantité de journaux publient divers conseils sur les
styles de consommation, les vins, les manières de la
table, les rapports entre les hommes et les femmes,
entre parents et enfants. « On attend qu’elle joue un
rôle positif car c’est une classe moderne, ouverte, mais
sérieuse, de gens qui ont les pieds sur terre et qui ne
font pas n’importe quoi »(8). L’imitation des modes de
vie occidentaux est particulièrement perceptible au
niveau de l’alimentation(9).
Une des motivations essentielles des nouvelles
classes moyennes indiennes est également la quête d’un
mode de vie de type occidental(10). 47 % des ménages
avaient des revenus annuels supérieurs à 5 000 dollars en 2010, et ils seront 80 % d’ici à 2020, selon les
projections d’Ernst & Young. L’appétit identitaire est
stimulé par les médias et internet dans tout le pays
jusque dans les quartiers pauvres de Bombay. L’Inde est
toutefois en même temps le symbole de comportements
de sortie du mimétisme : on observe ainsi la création de
modèles maison ad hoc à l’aide d’innovations frugales,
en direction des groupes fraîchement émergés : low cost,
high quality, avec comme symbole la voiture Nano du
groupe Tata. Vendue à un prix de base de 2 000 dollars,
elle résulte d’un assemblage ingénieux de composants
aux technologies simples mais de conception récente(11).
Les membres des classes moyennes cherchent à se
distinguer des pauvres à tout prix (Banerjee et Duflo,
2008) :
- par la consommation tout d’abord : les classes
moyennes gravissent les échelons de la pyramide de
Maslow ; une fois les besoins dictés par les contraintes
absolues de la survie satisfaits, les individus élèvent
leurs exigences en logement, avant de se tourner vers
les besoins sociaux – éducation, santé – et culturels ;
- par les services publics ensuite : les classes
moyennes ne se contentent pas de l’accès aux services publics, mais sont de plus en plus préoccupées
par leur qualité ;
- par l’éducation, qui est un outil de cristallisation
statutaire via les enfants ;
- par l’épargne, pour se prémunir contre les risques
de retomber dans la trappe à pauvreté ;
- par la fécondité enfin : formées et urbaines, les
femmes se marient plus tard, s’émancipent et travaillent,
ce qui a de nombreuses conséquences.
L’immersion dans l’urbain est une autre propriété
commune des classes moyennes. Dans vingt ans, la
Chine devrait compter 300 millions de citadins supplémentaires. Les « classes moyennes » participent au
« rêve citadin ». Le groupe supérieur, émergé depuis un
certain temps, recherche un logement dans des quartiers bien identifiés, avec une maison en dur, équipée
en eau courante et en électricité. Il profite le plus des
programmes de logement sociaux et des opérations
de rénovation urbaine. Il recherche la propriété plutôt que la location et songe à l’amélioration de son
confort. Cette recherche conduit le plus souvent à des
phénomènes de ségrégations spatiales, notamment en
matière d’aménagement et d’habitat.
Par une conjugaison des facteurs économiques,
sociologiques et psychologiques, le processus décrit
par Veblen peut engendrer des frustrations sociales
parmi les franges de la population exclues mais aussi
parmi les classes moyennes inférieures. Passé un certain
niveau de revenu, s’installe une déconnexion entre les
aspirations de consommation et la capacité financière à
les satisfaire, entre les indices de perception du niveau
de vie et la richesse réelle (paradoxe d’Easterlin).
L’émancipation des classes moyennes
(8) Entretien repris dans Problèmes économiques, n° 3 052, 2012.
(9) Le mimétisme alimentaire peut conduire à de graves problèmes de santé publique. Si les Chinois sont attachés à leur
cuisine, la consommation de snacks venus d’Occident n’en a
pas moins explosé. Le rythme de travail, la pénurie de parcs et
d’espaces verts, l’abandon de la bicyclette sont autant de facteurs
favorisant le surpoids. On compte ainsi une proportion croissante
d’obèses parmi les adultes (35 % pour la fourchette d’âge 20-65
ans). Plus de cinquante ans après les grandes famines, la population
fait de la ripaille un passe-temps privilégié.
(10) Mawdsley E. (2004), « India’s middle classes and the environment », Development and Change, vol. 35, n° 1.
(11) Renault estime que le seuil de revenu par mois et par ménage déclenchant l’achat d’un véhicule est de 500 dollars en Inde,
de 1000 dollars au Brésil et de 1 300 dollars en Russie.18 % des
ménages indiens, 30 % des brésiliens et 50 % des russes sont dans
ce cas (Le Monde, 27 mars 2013).
62
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Si les inégalités entre pays tendent à se réduire, elles
se creusent en revanche en leur sein, entre riches et
pauvres. Les sociétés les plus inégalitaires présentent le
plus grand nombre de symptômes de tensions sociales.
En Chine, bien que la croissance ait été bénéfique à
l’ensemble de la population, les disparités de salaires,
assorties d’une distribution très inégalitaire de la richesse,
ont explosé. Le coefficient de Gini(12) est passé de 39,2
(12) Le coefficient de Gini est compris entre 0 et 100, 0 représentant l’égalité parfaite et 100 l’inégalité absolue. Plus il est élevé,
plus les inégalités sont importantes.
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES DANS LES ÉCONOMIES ÉMERGENTES
en 1992 à 48,5 en 2009. La progression est identique en
Inde(13). Seuls le Mexique et le Brésil ont vu les écarts
se réduire, même si dans le second pays, le coefficient
y est toujours autour de 55. L’administration de Lula a
notamment profité du boom exceptionnel des matières
premières pour mettre en place des outils de promotion
des classes moyennes et de lutte contre la pauvreté. La
société sud-africaine est de très loin la plus inégalitaire
d’Afrique, et elle est en même temps celle où le processus
d’éclosion des classes moyennes intermédiaires a été le
plus spectaculaire. Les mesures post-apartheid du Black
Economic Empowerment initié après 1994 ont conduit
à une brusque mutation sociale. En une décennie, 12 %
de la population noire a pu accéder aux marchés de la
consommation intermédiaire. La conséquence de ce processus est paradoxale : on enregistre à la fois une baisse des
inégalités inter-raciales et une augmentation des inégalités
intra-raciales, avec l’enracinement dans la pauvreté d’une
fraction plus importante de la population. On peut même
avancer sur la base du cas sud-africain que la promotion
de la classe moyenne a simultanément entraîné la création d’une nouvelle classe pauvre, largement composée
d’étrangers, dans le cas d’espèce venus du Zimbabwe,
du Mozambique ou de la République démocratique du
Congo, pour apporter leurs services à bas prix à la classe
moyenne. La classe moyenne se construit sur la croissance
économique mais aussi sur l’inégalité sociale.
Souci productiviste, triomphe du consumérisme, prédominance de l’argent, la rupture est également palpable
au niveau du lien social, à travers une volonté affichée
d’émancipation par rapport au modèle traditionnel de
la famille élargie, avec des références empruntées aux
modèles extérieurs véhiculés par les médias. Poussées
à arbitrer entre deux versants opposés de leur statut, ces
classes moyennes doivent composer entre d’un côté la
pression de leur communauté d’origine, instance hiérarchique d’entraide et d’obligations encore prégnante,
et de l’autre leurs aspirations à la modernité urbaine et
individualiste. Le processus est visible notamment en
Inde chez les jeunes femmes qui souhaitent sortir, porter
des jeans, s’émanciper et faire un « mariage d’amour »,
tandis que leurs parents restent stricts et entendent
conserver les traditions, notamment le mariage arrangé.
Ne pouvant totalement s’émanciper, ils peuvent vivre
leur position comme un double bind (double astreinte),
fait de compromis existentiels difficiles.
(13) Morrison Ch. et Mutin F. (2011), « Inégalités interne des
revenus et inégalité mondiale », Document de travail/P 26, FERDI
(Fondation pour les études et recherches sur le développement
international).
Mais, graduellement, cette nouvelle génération
procède à des changements d’habitus et développe, en
louvoyant, de nouvelles stratégies d’évitement, comme
celle par exemple de ne plus s’obliger à envoyer de
l’argent au village, à accueillir les migrants du village
d’origine ou à employer une main-d’œuvre familiale.
Classes moyennes et démocratie
Si les classes moyennes constituent un moteur
pour la croissance, jouent-elles un rôle politique
déterminant ? Aristote déjà l’affirmait : « l’association politique est la meilleure quand elle est formée
par des citoyens de fortune moyenne ». Elles sont
supposées jouer un rôle progressiste et soutenir la
démocratie(14). En fait, deux thèses s’opposent sur
le rôle politique des classes moyennes : la première
souligne les fortes pressions qu’elles exercent en
faveur du changement démocratique tandis que la
seconde met au contraire en évidence une relative
apathie politique et un conservatisme.
La thèse « progressiste » met en exergue que la mutation politique est significative depuis deux décennies.
Elle conduit à penser que les classes moyennes en arrivent tôt ou tard à réclamer des réformes politiques et
institutionnelles leur permettant une plus grande participation tant politique qu’économique. Les études du think
tank américain Pew Research Center(15) ou les enquêtes
de l’association World Values Survey de l’Université
du Michigan(16) établissent une corrélation entre d’un
côté des niveaux supérieurs d’éducation et de l’autre la
valeur que les individus accordent à la démocratie, aux
libertés individuelles et à la tolérance envers les modes
de vie alternatifs. Les « printemps » tunisien et égyptien de 2011 contre l’autoritarisme et la corruption des
pouvoirs, les manifestations anti-Poutine en Russie, les
manifestations en Inde pour le statut de la femme, les
protestations au début de 2013 au Brésil et en Turquie
contre l’arrogance des élites et la mauvaise qualité des
services publics, les mobilisations sur les réseaux sociaux
(le Sina Weibo, le Twitter chinois) en Chine contre la
corruption et la duplicité des hiérarques du Parti, les
mobilisations contre le chômage des jeunes en Afrique
du Sud, sont autant d’expressions des frustrations des
nouvelles classes moyennes. Selon Francis Fukuyama,
(14) Sur ce point, voir dans ce même numéro l’article de
Philippe Raynaud, p. 15.
(15) www.pewresearch.org
(16) www. worldvaluessurvey.org
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
63
DOSSIER - LES CLASSES MOYENNES DANS LES ÉCONOMIES ÉMERGENTES
ces nouvelles poussées démocratiques pourraient bien
bouleverser l’ordre du monde(17).
En corrélation avec cette thèse optimiste, on peut
associer l’émergence de la classe moyenne avec celle
de la société civile, un véritable « mouvement social »
(au sens de P. Bourdieu) avec son potentiel de contrepouvoir. Les nouveaux arrivants peuvent avoir des
motifs de passer à l’action s’ils sont confrontés à la
« faille » (S. Huntington), c’est-à-dire à l’incapacité de
la société à répondre à l’évolution rapide de leurs attentes
économiques mais aussi culturelles et politiques. Leur
poids potentiel pourrait, selon les situations locales,
soit rendre périlleuses les tentatives de confiscation du
pouvoir, soit atténuer les velléités anti-démocratiques
des régimes à tendance autocratique déjà installés. On
pense également que le groupe social intermédiaire se
construit comme un « milieu chargé d’aspirations » et
donc bientôt porteur de revendications pour la construction d’un État qui donne des garanties pour compenser la
perte de la sécurité qui transparaît à la suite de l’érosion
des institutions traditionnelles protectrices.
À l’opposé, la thèse « conservatrice » observe que
les classes moyennes ont longtemps composé avec les
pratiques de népotisme et de mainmise de l’État. Au
Brésil et en Argentine, dans les pays asiatiques comme
la Corée du Sud, la Thaïlande ou la Chine, elles ont
soutenu des régimes autoritaires lorsqu’elles voyaient
là le meilleur moyen d’assurer leur promotion.
Que nous disent les enquêtes de terrains ? Elles
s’accordent à montrer que les classes moyennes sont
loin de former des communautés de destin et de s’être
forgées une conscience de classe. Dans les faits, la
formation d’une appartenance ne conduit pas systématiquement à l’action collective pour obtenir l’ouverture
du système social. En Chine, selon un blogueur influent,
cette classe est « à l’avant-garde de la consommation,
mais à l’arrière-garde de la politique ». En Russie,
souligne le site Gazeta.ru, la classe moyenne ne serait
pas encore prête à « s’éveiller à la politique », même si
elle ne dort peut-être que d’un œil. On retrouve ici un
autre paradoxe, celui d’Olson : comme les bénéfices de
l’action collective seront acquis pour tous les membres,
qu’ils y aient participé ou pas, il est préférable de ne
rien faire, en comptant sur l’action des autres. Finalement, comme chaque membre conduit un raisonnement
identique, il n’y a pas d’action collective. De plus, dans
nombre d’États, économie et pouvoir sont fortement liés.
(17) Cité dans Courrier international, 17 juillet 2013.
64
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Alors ne vaut-il pas mieux ne pas ouvertement contester
la coalition élitaire au pouvoir quand sa position n’est
pas parfaitement consolidée ? Tel est le portrait dominant
en Chine, en Corée, au Vietnam. Les idées porteuses de
projets collectifs paraissent en berne. La représentation
de l’avenir est brouillée, l’immédiateté prévaut. En fin
de compte, la classe moyenne aurait peu à dire sur les
changements politiques, sur la grande remise en cause
des fondements de la société, mais revendiquerait en
revanche une vision assez proche de l’État moderne,
assortie de services publics efficaces et d’une « bonne »
gouvernance. Les mouvements contestataires restent
marginaux, jeunes et urbains. Rien de révolutionnaire,
seulement une défense de la propriété contre les risques
d’empiétement de l’État.
●●●
Peut-on parler d’une classe moyenne mondialisée,
sans frontières, uniformisée au plan culturel, convergente
dans ses attitudes, ses aspirations, voire la langue (le
globish) ? Participant au « grand marché » ? Impossible
de l’affirmer tant les situations sont contrastées et tant le
fait national reste une donnée capitale (Damon, 2013).
Mais il y a bien des facteurs en commun. L’inclusion
des classes moyennes, sur qui reposent la consommation
et une grande part de la stabilité des systèmes sociaux,
reste l’un des points faibles des pays émergents. La
faiblesse du contrat social peut devenir un frein à la
croissance économique. Pour l’éviter, il n’existe que
l’instauration de réelles démocraties, d’espaces permettant aux opinions divergentes de s’exprimer.
BIBLIOGRAPHIE
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(2012), La bataille des classes classes moyennes en Afrique »,
moyennes, n° 311, mars.
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(2008), « What is Middle Class M i d d l e C l a s s i n D e v e l o p i n g
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Perspectives, vol. 22, n° 2.
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● Bollot J.-J. et Dembinski S. Les classes moyennes dans les
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l’Inde et l’Afrique feront le monde Documentation française.
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● Easterly W. (2001), « The Middle
Class Consensus and Economic
Development », Journal of
Economic Growth, vol. 6, n° 4.
DÉBAT
LE PROJET D’ACCORD
DE LIBRE-ÉCHANGE
ENTRE
L’UNION EUROPÉENNE
ET LES ÉTATS-UNIS
Les États-Unis et l’Union européenne ont décidé d’ouvrir des négociations afin d’établir
un grand marché transatlantique. Ce projet d’accord de libre-échange intervient alors que
les négociations au sein de l’OMC, dans le cadre du cycle de Doha, en vue de libéraliser
davantage les échanges commerciaux n’ont pu aboutir. La perspective de cette zone de
libre-échange ne va pas sans susciter des controverses.
Michel Fouquin, après avoir passé en revue les grands dossiers des négociations à venir
et montré leur complexité, explique les effets attendus d’un accord sur la croissance des
échanges. Il souligne aussi l’intérêt que pourrait avoir l’Europe à resserrer les liens transatlantiques et à relativiser ainsi le tropisme des États-Unis vers l’Asie.
Jean Gadrey, quant à lui, relie cette réactivation par Washington du grand marché transatlantique à la crise du leadership des États-Unis et il voit dans le projet d’une libéralisation
accrue du commerce et de l’investissement une nouvelle manifestation du dogme libreéchangiste insoucieux des normes sociales ou écologiques.
C. F.
1. Europe-États-Unis :
l’impossible désaccord ?
Michel Fouquin
Conseiller au CEPII
Le triomphe
du régionalisme
Les accords commerciaux régionaux se multiplient depuis le début
de années 1990 ; en juillet 2013 on
recensait plus de 575 notifications
faites auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dont 379
sont entrées en vigueur. Cette flambée d’accords résulte pour partie de
l’échec des négociations multilatérales
engagées depuis novembre 2001 dans
le cadre du cycle de Doha, négocia-
tions qui ont pourtant la faveur de
la plupart des économistes parce
qu’elles sont non discriminatoires.
Mais comme elles supposent l’accord
de tous les pays membres, soit plus
de 159 pays au mois de mars 2013,
elles s’avèrent impossibles à conclure
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
65
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
du fait principalement de l’opposition
entre pays développés et pays émergents. Les premiers souhaitaient un
accord large incluant les services et
les investissements notamment, tandis
que les seconds voulaient limiter le
plus possible les accords à l’accès de
leurs produits aux marchés des pays
développés.
De ce fait, beaucoup de pays
s’engagent dans des accords avec des
partenaires plus ou moins proches
géographiquement, accords dont le
caractère contraignant est le plus souvent beaucoup moins prononcé que
ceux signés à l’OMC. Ils peuvent être
plus ou moins fictifs et n’ont souvent
d’autre intérêt que diplomatique et
politique pour mettre en valeur les
présidents qui les signent. Ainsi les
États de l’ASEAN – Association of
Southeast Asian Nations qui existe
depuis 1967 et réunit aujourd’hui des
pays très ouverts et très riches tels
que Singapour ou Brunei et des pays
très fermés et très pauvres tels que la
Birmanie ou le Laos – ont signé un
accord de libre-échange qui est un
composite d’accord bilatéraux comportant autant de listes d’exemption
de produits sensibles qu’il y a de pays
partenaires. La complexité du système
le rend inapplicable et l’a fait comparer à un plat de nouilles(1).
Il y a aussi dans la participation à
ce type d’accord un effet de contagion,
chacun voulant éviter d’être mis de
côté ou isolé ; ainsi le Japon a été le
dernier grand pays à se lancer dans
cette course aux accords régionaux en
réaction à l’activisme déployé par la
Chine avec les pays d’Asie orientale.
D’autres accords au contraire vont
plus loin que ce qui est inclus dans
(1) Bchir M. H., Fouquin M. (2006),
« Economic Integration in Asia : Bilateral
Free Trade Agreements Versus Asian Single
Market », CEPII Working Paper, n° 200615, octobre, www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/wp/abstract.asp?NoDoc=803.
66
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
les règles de l’OMC : c’est le cas par
exemple de l’Union européenne qui
vise à la création d’un marché totalement intégré (marché unique) ou de
l’ALENA (accord de libre-échange
nord-américain) entre les États-Unis,
le Mexique et le Canada.
C’est dans ce contexte d’échec
de Doha que les États-Unis se sont
lancés dans deux séries de très vastes
négociations : l’une appelée TransPacific Strategic Economic Partnership
(TPSEP), et l’autre le Partenariat
transatlantique pour le commerce et
l’investissement (Trans-Atlantic Trade
and Investment Partnership - TTIP).
Au-delà de la symétrie des appellations, il y a un abîme entre les deux
projets : en Asie la liste des pays qui
ont accepté de négocier est limitée
– ni la Chine, ni la Corée du Sud,
ni l’ASEAN par exemple n’en font
pour l’instant partie – ; les expériences
stériles menées dans le passé dans
le cadre de l’APEC (Coopération
économique pour l’Asie-Pacifique)
pendant plus de vingt ans(2), montrent
la réticence des pays asiatiques à s’engager, ce qui risque, une fois de plus,
de déboucher sur un échec ou sur un
accord vide, ou presque, de contenu.
L’accord transatlantique, s’il voit
le jour, sera quant à lui un accord
« dur », c’est-à-dire un accord dans
lequel les deux partenaires parlent
le même langage et tiennent à faire
respecter à la lettre, via des procédures
très contraignantes, les contenus de
l’accord.
Pourquoi si tard ?
Les relations transatlantiques ont
été et sont encore aujourd’hui centrales pour le monde en matière de
sécurité internationale. L’apparte(2) Voir Fouquin M. (1995), « L’APEC :
un mariage forcé ? », La Lettre du CEPII,
n° 141, décembre.
nance à l’OTAN a joué un rôle majeur
face à l’URSS. Depuis la chute du
mur de Berlin, les liens en matière
de défense et de sécurité demeurent
des domaines où la solidarité est très
forte, même si elle connaît souvent
des épreuves (interventions en Irak,
en Afghanistan, en Libye, ou encore,
très récemment, menaces d’intervention en Syrie). Dans le domaine des
relations économiques, ce sont les
relations les plus intenses du monde
tant en ce qui concerne le commerce
international que les investissements :
37 % du PIB mondial en 2013 mesuré
en parité de pouvoir d’achat de 2005
et 58 % des échanges mondiaux de
biens et services. Plus intenses encore
sont les liens en termes d’investissements directs : plus de 50 % du
stock d’investissement américain à
l’étranger(3) concerne l’Union européenne (UE), et en sens inverse plus
de 70 % des investissements directs
étrangers entrant aux États-Unis (EU)
proviennent de l’UE. Et cela reste vrai
malgré l’émergence des très grands
pays du Sud : ainsi les EU ont investi
cinquante fois plus en Europe qu’en
Chine et la France à elle seule a reçu
plus d’investissements américains
que la Chine (soit un stock de 82 milliards de dollars contre 51 milliards
en 2012).
Il est étrange que des partenaires aussi proches – sur les grands
principes politiques, sécuritaires et
économiques –, et qui sont parmi
les économies les plus ouvertes au
monde, ne soient pas encore parvenus
à un accord économique global, alors
que chacun de son côté multiplie les
accords commerciaux bilatéraux :
avec les pays d’Asie, d’Afrique, du
Sud de la Méditerranée, de l’Amérique
latine, et du Pacifique, etc. États-Unis
(3) Survey of Current Business (2013),
vol. 93, n° 9, septembre. www.bea.gov/
index.htm
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
et Europe rivalisent à qui signera le
plus d’accords dits de libre-échange,
avec un avantage très net pour la
seconde, forte d’une très longue tradition en ce domaine.
Le second paradoxe tient à l’intensité des conflits qui émergent de temps
à autre entre les deux superpuissances
commerciales. Les cycles de négociations commerciales qui ont précédé
la création de l’OMC ne pouvaient
aboutir que lorsque les États-Unis
et l’Europe parvenaient à se mettre
d’accord, et c’était à chaque fois des
accords obtenus à l’arraché, comme
on l’a vu en 1992 lors du préaccord
– entre la Commission européenne et
les États-Unis – dit de « Blair House
» sur l’agriculture qui avait permis de
mettre un terme à sept années de négociations dans le cadre de l’Uruguay
Round. Que ce soient les conflits entre
les géants de l’aéronautique BoeingAirbus, ceux sur les OGM ou encore
ceux qui concernent le foie gras, les
traitements de la viande de bœuf et de
la volaille ou les fromages, à chaque
fois ces conflits ont fait la une des
journaux. La raison en est simple : le
marché européen étant le plus grand
marché du monde devant celui des
États-Unis, tout conflit entre les deux
partenaires correspond à un volume
d’échanges très élevé. Et même si cela
ne représente qu’un volume d’affaires
mineur (sauf pour l’aéronautique) par
rapport à la taille des économies en
question, pour les secteurs concernés c’est souvent une question vitale.
Depuis peu on assiste à une montée
en puissance des désaccords sur la
protection des données électroniques
à l’ère du cloud computing. Ce secteur donnerait aux quelques grands
groupes américains qui le dominent
– comme Google, Amazon, Apple – un
avantage compétitif important, sans
qu’il y ait de contrôle sur l’usage qui
est fait de ces données. Désaccords
amplifiés encore par la découverte de
l’importance de l’espionnage par les
services de renseignements américains
des communications intra européennes, sans oublier les problèmes
d’optimisation fiscale qui permet à ces
multinationales d’échapper largement
à l’impôt.
Pour remédier à ces problèmes
bilatéraux, différentes initiatives ont
été prises, la plus récente datant du
milieu des années 1990 : le New
Transatlantic Agenda (NTA) signé en
décembre 1995. Cet agenda a permis
de se mettre d’accord sur la reconnaissance mutuelle des régulations dans
sept secteurs(4) ; en d’autres termes
ce qui était accepté sur un continent
l’était ipso facto sur l’autre sans
avoir besoin de passer de nouveaux
contrôles. Mais cela n’alla beaucoup
plus loin. Les relations entre les deux
partenaires connurent ensuite une
phase très négative à la suite des différends sur la guerre en Irak engagée par
George Bush. Les menaces de boycott
et/ou de sanctions économiques contre
les pays (la France en premier) qui
ne participeraient pas à cette guerre,
interdisaient toute avancée dans ce
domaine.
Dans le cadre du cycle de Doha,
les EU et l’Europe étaient parvenus
en 2008 à s’entendre sur les questions
agricoles – notamment en s’engageant
à éliminer toutes les subventions à
l’exportation –, ouvrant la voie à
un accord global. Mais du fait de
l’opposition en particulier de l’Inde,
soutenue par la Chine et le Brésil, à
certaines clauses de l’accord, la négociation n’a pu aboutir à ce jour.
(4) Ces sept secteurs sont : les équipements de télécommunication et de technologie de l’information, les produits électriques et électroniques, et les bateaux de
plaisance. Des progrès ont également été
réalisés pour atteindre des accords sur la
coopération scientifique et technologique,
l’équivalence vétérinaire, la coopération
douanière et le contrôle des précurseurs
chimiques utilisés dans les stupéfiants.
C’est cet échec qui a ouvert la voie
à une négociation transatlantique(5).
Depuis 2011 les relations EU-Europe
sont apaisées et un groupe de travail
de haut niveau s’est mis en place, dont
le rapport final définissait le contour
des négociations à venir(6). Les chefs
d’État européens ont décidé lors du
Conseil européen du 8 février 2013
d’approuver l’ouverture des négociations avec les États-Unis « pour
un grand marché transatlantique » et
Barack Obama a fait de même lors
de son discours sur l’état de l’Union
du 12 février. Concrètement les pourparlers ont été officiellement lancés
en juin 2013.
Les grands dossiers
« Tout est sur la table », disent les
négociateurs, sauf la culture (du fait
notamment de la France). En d’autres
termes il s’agit d’un projet couvrant
tous les aspects de la vie économique
des deux régions, ce qui est à la fois
extrêmement ambitieux et extraordinairement complexe. On ne fera pas
ici la liste exhaustive des chantiers qui
seront ouverts mais on se concentrera
sur ceux qui sont les plus importants.
Élimination des tarifs
douaniers
Le principe en est simple et comme
le niveau des tarifs douaniers bilatéraux
actuels est bas (3,3 % pour l’UE et
2,2 % pour les EU, selon les calculs du
(5) Ce n’est pas la première négociation
transatlantique : en l’an 2000 un « accord
global » a été signé avec le Mexique, un
autre accord se profile entre l’UE et le
Canada, enfin les négociations se poursuivent avec le Mercosur.
(6) Final Report High Level Working
Group on Jobs and Growth, 11 février
2013,
http://trade.ec.europa.eu/doclib/
docs/2013/february/tradoc_150519.pdf
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
67
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
CEPII(7)), cela ne devrait pas poser trop
de problèmes. Cependant il existe, de
part et d’autre de l’Atlantique, des pics
tarifaires très élevés. Une comparaison
des tarifs a été menée à partir d’une
nomenclature relativement agrégée
d’une centaine de produits. Du côté
américain, ce sont le tabac (21,8 %),
les produits laitiers (20,2 %), les sucres
(18,7 %), les vêtements (entre 14,2
et 10,7 %), les tissus de bonneterie
(10,6 %) qui se distinguent ; du côté
de l’Europe les viandes (45,1 %), les
produits laitiers (42,0 %), la minoterie
(33,2 %), les sucres (24,3 %), le tabac,
les préparations pour animaux, les
légumes, etc. Les produits de l’agroalimentaire et du textile sont donc les
plus protégés de part et d’autre et les
lobbies y sont aussi très puissants. La
comparaison entre les deux zones diffère selon la précision de l’approche
retenue ; ainsi le niveau des pics tarifaires paraît-il nettement plus élevé du
côté européen (environ deux fois le
niveau américain) selon une approche
par catégories de produits alors que
si on examine en détail plus de 5 000
produits c’est le contraire qui est vrai.
Ainsi le tarif américain atteint près de
100 % sur les fromages pour un taux
moyen de 20 % sur les produits laitiers.
Adoption de régulations
communes pour la sécurité, la
santé, les standards environnementaux, la protection du
consommateur
C’est le sujet fondamental de ces
négociations, ce que l’on désigne
parfois comme des obstacles non tarifaires. On se souvient du cas célèbre
du bœuf aux hormones [voir encadré].
(7) Voir notamment le Policy Brief
du CEPII n° 1, « Transatlantic Trade :
Whither Partnership, which Economic Consequences ? », septembre 2013.
www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/pb/
abstract.asp?NoDoc=6113.
68
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
On estime qu’entre 66 % et 80 %
des gains à attendre de l’accord sont
à trouver ici ; parce que les règles
en vigueur, tout en ayant des objectifs similaires et dont l’efficacité
est reconnue de part et d’autre de
l’Atlantique, ne sont pas identiques.
Elles sont souvent critiquées par les
partenaires commerciaux dont les
entreprises doivent alors procéder à
des ajustements inutiles, ou se soumettre à des tests coûteux et le plus
souvent inutiles.
L’élaboration de règles communes
renforcerait fortement leur crédibilité
internationale et inciterait les pays
tiers à les adopter, ce qui n’est d’ailleurs pas sans inquiéter la Chine.
Les méthodes préconisées pour
éliminer ces obstacles vont de l’acceptation réciproque des normes
à l’accord sur des méthodes pour
vérifier leur respect et sur des organismes chargés des contrôles, si une
même efficacité est reconnue de part
et d’autre de l’Atlantique. Une autre
solution serait de travailler à la convergence des réglementations ou de se
rapprocher des normes internationales
en vigueur dans d’autres pays. Enfin,
au cas où les écarts sembleraient trop
importants, il s’agirait d’amener les
instances de régulation à coopérer
entre elles pour élaborer éventuellement de nouvelles normes. Dans
le cas des industries nouvelles, la
concertation préalable à l’édiction
de nouvelles règles devrait être de
mise car il est sans doute plus facile
d’élaborer en commun des règles que
de les changer une fois qu’elles sont
mises en œuvre.
Il reste que certains sujets feront
l’objet de controverses vigoureuses ;
par exemple dans le cas de préférences
collectives divergentes. Il en va ainsi
des organismes génétiquement modifiés : d’une manière générale l’opinion
publique en Europe est nettement plus
réticente à leur égard qu’aux ÉtatsUnis et les procédures de contrôle
ou d’étiquetage y sont beaucoup plus
strictes.
Il faudra enfin s’assurer que le
résultat ne sera pas préempté par les
entreprises des secteurs concernés
et ne conduira pas à un abaissement
éventuel de la protection des utilisateurs. C’est pourquoi les instances de
régulation indépendantes doivent être
au cœur du processus.
Ouverture des marchés
publics
Le principe appliqué devrait être
celui du traitement national, c’està-dire que les entreprises étrangères
devraient avoir des chances égales de
participer à des appels d’offre publics.
Un accord plurilatéral existe déjà : le
Government Procurement Agreement
(GPA) signé en 1994, entré en vigueur
en 1996 et révisé en 2012. Mais du
BŒUF AUX HORMONES
En 1988 l’Europe avait prohibé les importations de bœuf aux hormones en
provenance des EU et du Canada. En rétorsion, ces derniers, avec l’aval
de l’OMC, puisque les examens scientifiques n’avaient pu prouver la
nocivité des traitements américains, avaient imposé en 1999 des sanctions
douanières sur de nombreux produits européens, dont le roquefort, le
chocolat, les échalotes, la moutarde, les truffes, les pains grillés, les jus,
les confitures ou les soupes. Les adversaires se sont mis d’accord pour
mettre fin en mars 2012 à ce différend commercial vieux de vingt-quatre
ans : l’Europe a maintenu son embargo tout en acceptant d’augmenter
significativement ses importations de viande bovine de haute qualité.
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
côté américain seulement 37 États(8)
s’estiment liés par cet accord. C’est
un sujet très sensible pour les ÉtatsUnis, car les États de la fédération sont
très jaloux de leurs prérogatives en la
matière vu l’importance électorale que
cela revêt et il leur paraît judicieux de
réserver aux entreprises locales ces
marchés souvent très rentables.
de la propriété intellectuelle et les
considèrent seulement sous l’aspect
de simple marque, ils ne reconnaissent
donc pas les règles européennes.
Cela touche en particulier le vin et
les alcools.
On a vu aussi récemment, au
niveau fédéral cette fois, qu’un contrat
remporté par Airbus pour fournir des
avions de ravitaillement à l’armée
américaine avait été annulé après coup
et avec succès au profit de Boeing.
De même le « Buy American Act(9) »
devrait être remis en question.
À la différence des autres
domaines d’activité, ce secteur
vise davantage à impulser une
plus grande coopération entre les
deux partenaires pour améliorer les
règles du jeu international qui sont
à l’heure actuelle très insuffisantes.
La pression accrue sur les marchés
des matières premières a conduit
ces dernières années certains États
à mettre un embargo à l’exportation
de plusieurs produits. Cela a été le
cas pour les terres rares chinoises,
le gaz russe ou encore le riz indien.
Du côté européen les efforts
d’ouverture réciproque entre pays de
la Communauté européenne ont été
entrepris et mis en œuvre de longue
date, ce qui ensuite a permis de faciliter l’accès à toutes les entreprises
étrangères.
Indication d’origine
géographique
Là encore les points de départ
divergent fortement : les Européens
sont très soucieux de protéger l’origine
et l’authenticité de leurs produits liés
notamment à la grande diversité et à la
richesse des traditions gastronomiques
de leurs terroirs, tandis que les Américains considèrent ces mesures comme
des obstacles à la concurrence et aux
innovations. Ils refusent de classer ces
appellations sous le régime des droits
(8) Fontagné L., Gourdon J., Sébastien
J. (2013), « Transatlantic Trade : Whither
Partnership, Which Economic Consequences ? », CEPII Policy Brief, n° 1,
septembre, www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/pb.asp#sthash. ZU6fwA4R. dpuf
(9) Il s’agit d’une loi fédérale américaine
de nature protectionniste, entrée en vigueur
en 1933. Elle s’applique aux marchés
publics de fourniture et de construction
(mais elle ne concerne pas les services).
Matières premières
et énergie
Développement durable
Cela implique la prise en compte
des aspects sociaux et notamment du
respect des droits fondamentaux des
travailleurs tels que contenus dans les
déclarations de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1998 et
de 2008, l’interdiction du commerce
des espèces protégées, des déchets
toxiques, etc.
Transport, communication
Un accord dit d’« Open Sky »
a été signé entre l’UE et les EU
en 2007 pour être effectif en 2010.
Il est à l’avantage des États-Unis qui
ont obtenu le droit d’opérer des vols
entre les pays de l’UE tandis que les
compagnies aériennes européennes ne
peuvent accéder aux vols à l’intérieur
du territoire des États-Unis. De même
les compagnies aériennes européennes
n’ont pas le droit d’investir dans des
compagnies américaines alors que le
contraire est possible.
Dans le domaine maritime on
retrouve la même situation, les Européens sont exclus du transport entre
les ports des États-Unis, le trafic entre
les ports européens étant ouvert à ces
derniers.
D’autres questions pourraient
être abordées, comme par exemple
les problèmes d’optimisation fiscale
dont bénéficient les multinationales
américaines (Amazon, Google par
exemple) qui profitent des pays à bas
taux d’imposition, ou encore la lutte
contre l’évasion fiscale et les paradis
fiscaux.
Deux stratégies de négociation
sont possibles. Soit on pose des
grands principes sur les questions
faisant l’objet des négociations et on
voit ensuite de matière pragmatique
les secteurs où l’on peut progresser,
de façon à ce qu’un désaccord sur
un sujet particulier ne bloque pas
l’ensemble de la négociation. L’autre
idée serait de chercher un accord global (un « package ») qui équilibrerait
les concessions des uns et des autres,
procédure qui aurait sans doute la
préférence de la France.
Au-delà des longues séances
de négociations attendues, il faut se
demander si l’Europe n’a pas intérêt à
parvenir à un accord. Alors que Barack
Obama a choisi d’infléchir ses priorités
stratégiques vers l’Asie où la montée
en puissance de la Chine inquiète les
États-Unis, l’Europe, face à ce risque
de désintérêt relatif, peut chercher à
renforcer les liens transatlantiques
dans un domaine où elle est encore
une superpuissance.
Quels sont les effets
attendus de cet accord ?
Tant que l’accord n’est pas prêt
les effets que l’on en attend ne sauraient être mesurés. Cependant, on
peut imaginer ce qui se passerait si
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
69
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
par exemple on éliminait tous les obstacles aujourd’hui en vigueur : à partir
de cette simulation maximaliste, on
pourrait plus ou moins déduire ce qui
pourrait advenir dans le cadre d’un
accord plus modeste.
Le plus facile à évaluer est l’impact
de la réduction des tarifs douaniers
sur les marchandises. Les conséquences de telles réductions sont en
effet assez faciles à mesurer et on sait
aussi calculer leur impact économique,
par exemple en utilisant le modèle
MIRAGE construit par le CEPII(10).
L’évaluation est beaucoup plus difficile pour les obstacles non tarifaires
et les régulations de toutes sortes qui
freinent notamment les échanges de
services. Différents travaux du CEPII
et du CEPR proposent une évaluation de tarifs équivalents ad valorem à
partir d’indices de restrictivité du commerce (Trade Restrictiveness Index).
(10) MIRAGE (Modelling International
Relationships
in
Applied
General
Equilibrium) est un modèle d’équilibre général calculable multi-sectoriel
et multi-régional, destiné à l’analyse
des politiques commerciales. Policy
Brief, op. cit. ; voir aussi les travaux du
CEPR (Centre for Economic Policy
Research, Londres), Francois J. (Project
leader) (2013), Reducing Transatlantic
Barriers to Trade and Investment. An Economic Assessment, mars.
70
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Les simulations font apparaître
des gains en termes de revenu national
qui sont à peu près équilibrés entre
les partenaires, 119 milliards d’euros
annuels selon le CEPR et 98 milliards
selon le CEPII pour l’Europe, 95 milliards et 64 milliards respectivement
pour les États-Unis.
Selon le CEPII, l’élimination
des tarifs résiduels immédiatement
ou progressivement pour les produits
sensibles, la non-obligation de scanner
les containeurs à l’arrivée sur le sol
américain et la réduction de 25 % des
obstacles non tarifaires dans les services conduiraient à un accroissement
de 50 % des échanges bilatéraux. L’effet négatif de diversion des échanges
sur les pays tiers serait extrêmement
réduit. Les gains des États-Unis pour
les produits agricoles seraient deux
fois et demie plus importants que les
gains européens, ils seraient équilibrés
entre les deux parties pour les produits
manufacturés, enfin dans le secteur des
services ce sont les gains européens
qui seraient deux fois plus importants
que les gains américains.
●●●
La négociation s’avère complexe,
politiquement délicate en période de
faible croissance. Les concessions à
faire de part et d’autres heurteront des
secteurs sensibles et généralement bien
organisés qui ont déjà résisté à maints
efforts de libéralisation, tandis qu’au
contraire les gains apparaîtront diffus
et donc difficiles à vendre. Du côté
européen, les opposants à un accord
mettront en avant la supposée toute
puissance des multinationales américaines capables de mettre à genoux
nos industries, oubliant au passage que
celles-ci sont déjà et depuis longtemps
dans la place sans que cela ne pose
en général de problème crucial. Il y
aura aussi, et peut-être est-ce le point
le plus sensible, la crainte d’un accord
déséquilibré en faveur des États-Unis
qui parleront d’une seule voix alors
que les Européens ont la mauvaise
habitude de se déchirer entre eux,
comme l’a encore illustré l’accord «
Open Sky » sur les liaisons transatlantiques. Enfin il y a l’affaire des écoutes
de la NSA qui a fait scandale parmi
les pays alliés. Cependant, la principale intéressée – Angela Merkel – ne
paraît pas vouloir remettre en cause
le principe des négociations.
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
2. Grand marché transatlantique :
un contexte tendu
Jean Gadrey
Professeur honoraire d’économie
Le PTCI (partenariat transatlantique pour le commerce et
l’investissement), en anglais TTIP
(Transatlantic Trade and Investment
Partnership), pour l’instant à l’état
de projet, peut être plus commodément désigné comme grand
marché transatlantique, ou comme
accord de libre-échange entre l’Union
européenne et les États-Unis. Son
ambition est considérable, sans doute
la plus forte dans le monde depuis la
construction politique par étapes du
marché intérieur (ou marché unique)
européen. Le Commissaire européen
au commerce, Karel De Gucht, parle
d’ailleurs d’un « marché intérieur »
transatlantique prolongeant celui de
l’Union, Hillary Clinton usant quant
à elle de l’image d’un « OTAN économique ».
Il n’est pas aisé d’évaluer ce qui
est un « mandat », initialement tenu
secret mais dont le contenu a été divulgué contre l’avis de la Commission,
exprimé en termes de recommandations, soumis à des négociations aux
résultats incertains et qui sont prévues
pour durer jusqu’en 2015. Ce mandat
donné à la Commission européenne
pour négocier avec le gouvernement
des États-Unis a été approuvé le
14 juin 2013 par les gouvernements
des États membres de l’Union européenne.
Cette difficulté d’évaluation nous
conduit à privilégier une analyse du
contexte géopolitique et institutionnel de l’émergence du projet. C’est
ce contexte et les tensions qui le
marquent qui vont décider du sort
de cet accord, plus que le texte du
mandat. Nous retiendrons sept éléments, selon nous essentiels, pour
l’appréhender dans une perspective
historique, en identifiant ses acteurs
les plus influents.
Une crise
de la domination étatsunienne sur l’économie
mondiale
Le premier élément est la crise
de l’hégémonie états-unienne,
impossible à dater précisément mais
devenue visible dès les années 1990,
accompagnée plus récemment de la
crise de croissance mondiale dans les
pays riches et de la crise des dettes
publiques et privées des deux côtés
de l’Atlantique.
Cette situation inquiète vivement
aussi bien les dirigeants politiques
que les milieux d’affaires américains.
La CIA a été chargée de produire un
rapport public très sérieux sur ce
leadership en déclin et sur la façon
de remonter la pente : « Le monde
en 2030 ». Il contient cet avis : « la
puissance américaine aura besoin
d’être relayée par des réseaux externes
pertinents, des amis et des affiliés ».
Cet élément de contexte est décisif
pour comprendre l’activisme récent
des partisans américains d’un tel
accord, alors qu’on en parle au plus
haut niveau depuis plus de cinquante
ans : c’est dans un contexte de guerre
froide que les dirigeants de quatorze
pays de l’OTAN avaient signé le
12 novembre 1962 une « Déclaration de Paris » ou « appel à l’unité
atlantique » dont l’un des objectifs
était « un partenariat commercial
entre la Communauté économique
européenne et l’Amérique du Nord…
ouvert à toutes les autres nations du
monde libre ».
En réalité, ce vieux projet n’a
guère avancé et il a fallu attendre les
années 1990 pour assister à sa réactivation, avec notamment en 1998 un
projet de Partenariat économique transatlantique (PET) pour le « plus haut
niveau de libéralisation possible »,
signé par la France après quelques
péripéties. L’année 1998 est aussi celle
où arrive en discussion l’AMI (Accord
multilatéral sur l’investissement), un
projet ambitieux, longuement préparé en coulisses, proche à bien des
égards de l’actuel PTCI, mais finalement abandonné en octobre 1998
à la suite d’une opposition française
mais aussi d’une relative tiédeur des
États-Unis. Une tiédeur qui n’est plus
de mise aujourd’hui.
Des échecs du libreéchangisme
C’est le deuxième élément de
contexte : le libre-échangisme n’atteint que rarement ses objectifs depuis
vingt ans. Le premier grand échec
est celui du multilatéralisme porté
par l’OMC (Organisation mondiale
du commerce), celui en particulier
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
71
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
de son « cycle de Doha », dont les
négociations ont été officiellement
suspendues en 2006 à la suite de vives
oppositions de pays en développement, dont l’Inde, et même de la FAO
(Food and Agriculture Organization,
Organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture) s’agissant du très important volet agricole.
Les partisans du libre-échange,
essentiellement les plus grands pays
exportateurs et leurs firmes globales,
conscients des difficultés à l’emporter
à l’OMC, empruntent, surtout depuis
une dizaine d’années, une stratégie
d’accords bilatéraux, ou par zones
géographiques, dans de multiples
directions. Cette stratégie a rencontré
quelques succès et beaucoup d’échecs,
en particulier avec deux zones de
« résistance » aux projets américains :
l’Europe et l’Amérique du Sud.
Certes, des accords de libreéchange, souvent rebaptisés
« partenariats », ont été signés depuis
les années 1990, dont l’ALENA
(Accord de libre-échange nord-américain) en 1994. Mais il s’agit d’un
accord limité entre les trois pays de
l’Amérique du Nord. On peut également citer l’accord récent entre
le Canada et l’Union européenne.
Mais, d’une part, il a exigé de longues années de négociations (le projet
date de 2003), d’autre part il n’est pas
encore finalisé ni adopté par le Parlement européen, et enfin les détails
de son contenu n’étaient toujours pas
dévoilés fin octobre 2013.
L’Union européenne a de son
côté initié dans les années 2000 une
stratégie ambitionnant de conclure
des accords bilatéraux APE (accords
de partenariat économique) avec de
nombreux pays « cibles » de la zone
ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).
Mais les négociations piétinent, le
seul accord signé, en 2008, étant
celui qui concerne la zone Caraïbes.
72
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Ces accords ont fait l’objet de vives
critiques du Parlement français et du
Parlement européen.
sième élément de contexte à prendre
en compte.
Les États-Unis ont essuyé un grave
revers en Amérique du sud. Après
avoir tenté de lancer une vaste « Zone
de libre-échange des Amériques »
(ZLEA) englobant toute l’Amérique,
sur le modèle de l’ALENA, ils ont
été contraints de se replier sur un
modeste projet d’ALEAC (Accord
de libre-échange d’Amérique centrale). Dans le même temps, neuf pays
d’Amérique du sud se regroupaient
dans l’ALBA (Alliance bolivarienne
pour les Amériques(1)), qui n’est pas
un accord de libre-échange, mais qui
s’appuie au contraire sur une stratégie
de coopération renforcée.
Le « match » Chine/
États-Unis dans la zone
Pacifique, enjeu pour
l’Europe aussi
Échec cuisant aussi pour Washington avec l’ACTA (Anti-Counterfeiting
Trade Agreement, ou accord anticontrefaçon), qui portait sur les
atteintes au droit de propriété intellectuelle, au sens très large : brevets,
droits d’auteur (notamment sur Internet), droit des marques, indications
géographiques, produits contrefaits,
médicaments génériques. Après une
« fuite » d’informations en 2008, suivie d’importantes mobilisations de la
société civile, le traité a été massivement rejeté par le Parlement européen
en 2012.
Du côté de la zone Asie/Pacifique,
les choses ont avancé plus nettement,
cependant les accords existants sont
moins ambitieux (en termes de
libéralisation du commerce et de
l’investissement) que le mandat de
l’Union européenne pour le grand
marché transatlantique. Mais ce qui
se passe dans cette région du monde
est largement conditionné par le troi-
(1) Les pays membres sont Antigua-etBarbuda, Cuba, la Bolivie, la Dominique,
l’Équateur, le Honduras, le Nicaragua, SaintVincent-et-les-Grenadines, le Venezuela.
Le projet de grand marché transatlantique va de pair avec celui de
« Partenariat Trans-Pacifique » (PTP),
un traité multilatéral de libre-échange
entre pays riverains du Pacifique
(presque tous déjà dans une aire de
forte influence – et souvent de présence militaire – américaine) dont les
États-Unis font activement la promotion. L’arrivée récente du Japon en
tant que douzième membre a renforcé
ce projet. La Corée du Sud doit également le rejoindre. La Chine en est
exclue, mais elle ne reste pas inactive
face à ce qu’elle considère comme une
tentative de contournement.
Elle soutient de son côté le projet
d’un autre partenariat, le Regional
Comprehensive Economic Partnership
(RCEP), lancé en 2011 par les pays
de l’Asean (Association des nations
de l’Asie du Sud-Est, regroupant dix
pays). Ce projet exclut les États-Unis,
englobe l’Inde et le Japon. Pékin le
voit comme une alternative au PTP,
moins contraignante en matière de
normes et de propriété intellectuelle,
opposant moins de barrières à l’activité des groupes publics chinois qu’un
PTP « plus enclin à protéger les droits
des multinationales »(2).
Ces deux grands projets pour
l’instant en concurrence pourraientils se compléter ? Rien n’est moins
sûr, et la Chine, comme grand voisin,
dispose d’atouts importants en Asie
du Sud-Est.
(2) Le Monde, 7 octobre 2013.
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
Cette sorte de lutte des places
économiques autour du Pacifique fait
partie du contexte du grand marché
transatlantique projeté. Une bonne
partie des perspectives d’exportation
et d’investissement des grandes firmes
européennes et nord-américaines en
dépend, une bonne partie des balances
commerciales des États également, ce
qui nous conduit au quatrième élément
de contexte.
Sortir de la crise
par le commerce
et l’investissement
extérieurs ?
Pour comprendre à la fois l’insistance plus marquée que jamais
sur la libéralisation du commerce et
de l’investissement, et la compétition politique et économique entre
les grandes puissances du monde
en quête de « parts de marché », il
faut faire intervenir des croyances
économiques renforcées par la crise
actuelle. Ce sont elles qui sont
à l’origine aussi bien du tournant
de l’austérité en Europe que de
la promotion de cette pléthore de
« partenariats » libre-échangistes
dont seulement une fraction se traduit dans des accords contraignants
parce qu’ils rencontrent des oppositions de la société civile et, souvent,
des instances élues. Les élites économiques, politiques et les milieux
d’affaires propagent ces croyances
comme autant d’évidences ou de lois
économiques naturelles, ce qu’elles
ne sont pas.
La croyance majeure est la suivante : on ne peut sortir de la crise
que par un retour à une croissance
plus forte, et ce retour passe en
priorité non pas par des recettes
keynésiennes mais par une priorité à
l’exportation, à l’investissement mondial, aux « champions » (nationaux
ou régionaux) dont il faut renforcer
la compétitivité en baissant toutes
les « barrières » qui entravent encore
le libre accès de leurs productions
et de leurs investissements à tous
les territoires du monde. L’austérité
salariale et l’austérité publique sont
supposées favoriser cette compétitivité génératrice de croissance,
baptisée à tort « politique de l’offre »
car elle privilégie de fait un segment
de l’offre : les grandes entreprises,
elles-mêmes de plus en plus sous la
coupe du capital financier via la priorité à la « valeur pour l’actionnaire ».
Cette croyance économique est
très contestable. Le simple bon sens
conduit à penser que si tous les pays
de la planète la suivaient (tous tournés
vers l’exportation et l’investissement
à l’étranger), il s’agirait d’un jeu à
somme nulle, d’un jeu qui se bloquerait de lui-même. Mais les grands
acteurs économiques qui portent cette
stratégie ne raisonnent pas ainsi. Il
nous faut maintenant en parler, c’est
le cinquième élément du contexte.
Acteurs moteurs,
acteurs résistants
Tous les accords de libreéchange, rebaptisés partenariats,
ont pour origine des pressions des
firmes multinationales parvenant à se
trouver des alliés dans les institutions
politiques et parmi les économistes.
Dans le cas du projet de grand marché
transatlantique, de puissants groupements d’intérêt sont à l’œuvre depuis
des années, et certains ont été créés
sur un mode transatlantique, afin de
peser conjointement sur les institutions politiques des deux blocs.
Il s’agit notamment du
Transatlantic Business Dialogue, club
créé en 1995 regroupant soixante-dix
des plus grandes firmes transnationales américaines et européennes,
et du Transatlantic Policy Network,
qui associe de façon confidentielle
les plus grandes firmes, des associations patronales européennes et
américaines, des économistes et
juristes, et, selon les rares informations disponibles, une soixantaine de
parlementaires européens et autant
de sénateurs américains. Ces lobbies
ressemblent fort à ce que le rapport
de la CIA nomme le « relais par des
réseaux externes pertinents, des amis
et des affiliés ».
On comprend mieux dans ces
conditions l’insistance sur la croissance par les exportations et par
l’investissement à l’étranger. Cette
stratégie est typique de firmes
globales visant à étendre, sans « barrières » réglementaires ou douanières,
leur espace de jeu à tous les territoires
de la planète mis en concurrence.
On comprend aussi pourquoi
est appliquée presque systématiquement une politique de secret sur
les négociations, comme s’il s’agissait d’enjeux militaires. Car presque
tous les échecs antérieurs du libreéchangisme ont eu pour origine la
divulgation d’informations suscitant
des réactions de la société civile, et
par la suite des Parlements et des
gouvernements, y compris ceux qui
étaient parties prenantes des négociations…
Résister et s’opposer au libreéchangisme est parfois assimilé au
fait de céder aux sirènes du protectionnisme. Mais que disent les
organisations de la société civile,
de part et d’autre de l’Atlantique ?
Que des accords de coopération sont
utiles et nécessaires, tout comme les
échanges internationaux, mais que les
accords de libre-échange (ayant pour
objectif d’annuler ce qui subsiste de
droits de douane) et de libre circulation des capitaux (enjeu majeur)
peuvent détruire des « protections »
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
73
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
légitimes constituées notamment de
normes et de règles écologiques et
sociales fort différentes selon les
régions du monde.
Ce que Manuel Barroso, le président de la Commission européenne,
nomme un fardeau (« 80 % des gains
attendus de l’accord viendront de la
réduction du fardeau réglementaire et
de la bureaucratie »), sont aux yeux
des opposants un reflet de ce qu’une
collectivité et/ou ses dirigeants considèrent comme juste sur le triple plan
social, écologique et économique. Un
reflet des biens communs qu’ils estiment devoir « protéger » des appétits
lucratifs en encadrant ces derniers.
Elles concernent des choix de modes
de vie. Elles portent aussi bien sur
le droit du travail et la protection
sociale que sur la place des services
publics ou encore sur les OGM, les
gaz de schistes ou les normes alimentaires et sanitaires. Pas seulement sur
« l’exception culturelle », mise en
avant à juste titre mais qui ne représente qu’une des pièces du puzzle.
Que penser d’une stratégie d’alignement des normes européennes
avec celles d’un pays (les États-Unis)
qui, contrairement à l’Union européenne, n’a pas signé le protocole
de Kyoto contre le réchauffement
climatique, ni la convention de
l’UNESCO sur la diversité culturelle,
ni ratifié la convention des Nations
unies pour la biodiversité ? Comme
l’a remarqué la Confédération européenne des syndicats (CES), peut-on
penser que la directive européenne
REACH sur les produits chimiques,
bien plus exigeante que les normes
américaines, résisterait à un alignement des normes ? Que l’agriculture
en Europe ne serait pas mise gravement en danger, au point que la
CES exige son exclusion totale des
négociations ?
74
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
Une Europe affaiblie en
position de demande ?
Telle semble être l’hypothèse
de Washington. Pour les dirigeants
américains, l’Europe est affaiblie
et devrait être en demande d’un tel
accord ; Barack Obama a déclaré en
mars 2013 que « les Européens ont
davantage faim d’un accord… ils
reconnaissent avoir du mal à trouver
une recette de croissance ».
En un sens, il est vrai que
l’Europe est en position de faiblesse,
plus politique qu’économique. Les
États-Unis ont une politique étrangère, une politique militaire, une
politique monétaire et une politique
de change. Ce n’est pas le cas de
l’Union européenne. Ils ont même,
depuis 1933, une politique de « préférence nationale » fondée sur le « Buy
American Act », qui réserve une fraction de leurs marchés publics à leurs
entreprises, ce qui est exclu par les
traités européens. S’agissant de leurs
avantages à l’exportation vis-à-vis
des Européens, il est clair que la surévaluation permanente de l’euro par
rapport au dollar, largement induite
par la politique délibérée de dollar
faible, pénalise plus les entreprises
de la zone euro que toutes les « barrières » au libre-échange.
Mais ce qui peut apparaître
comme une attitude arrogante cache,
répétons-le, un déclin mondial de fait
de l’hégémonie américaine. Quant
aux multinationales européennes,
elles sont aussi attachées que leurs
homologues américaines à un tel
accord, avec des espoirs de conquêtes
symétriques.
D’autant que l’Allemagne – au
moins ses dirigeants et ses grandes
firmes exportatrices – estime avoir
beaucoup à gagner à une libéralisation accrue du commerce : l’Union
européenne a un excédent commercial important avec les États-Unis,
mais l’Allemagne à elle seule en
fournit la moitié.
Un nouveau règlement
des différends
pour les entreprises
C’est le dernier élément de
contexte que nous retiendrons. Tous
les accords de libre-échange, une
fois signés et mis en œuvre, s’accompagnent de différends entre les
grandes entreprises et les États (ou
les unions institutionnelles d’États,
comme l’Union européenne). La
CNUCED (Conférence des Nations
unies sur le commerce et le développement) a recensé, à la fin 2012, 514
conflits ouverts dans le monde sur
la base des accords existants, dont
24 % ont été lancés par les investisseurs américains et 40 % par ceux
de l’ensemble des pays de l’UE. Un
exemple récent est souvent cité. C’est
celui de la société américaine Lone
Pine Ressources Inc. demandant
250 millions de dollars américains
de compensation au Canada pour
non-respect, selon elle, de l’ALENA.
Le motif : la province du Québec a
décrété un moratoire sur l’extraction
de gaz de schiste, pour des raisons
environnementales.
Or le mandat de la Commission
européenne prévoit d’aller très loin
dans la « protection des investisseurs », thème central du mandat, et
dans la mise en place, conformément
aux vœux de multinationales qui supportent mal les tribunaux nationaux
ou européens, d’un organe ad hoc,
« indépendant », et plus accommodant. C’est sans doute le volet le plus
contesté du projet, tant en Europe
qu’aux États-Unis, au point qu’il
semble déjà compromis.
DÉBAT - LE PROJET D’ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LES ÉTATS-UNIS
●●●
Les négociations, déjà ouvertes,
seront marquées par l’ensemble des
éléments de contexte précédents.
On peut envisager trois scénarios.
D’abord, celui d’une victoire des avocats de l’accord, au prix de quelques
concessions de part et d’autre. C’est
l’objectif conjoint de Washington et de
la Commission européenne. Ensuite,
un accord au rabais, où les multinationales n’atteindraient pas leurs objectifs
de « protection des investisseurs », de
libre investissement ni de règlement
accommodant de leurs différends avec
les États, et dont plusieurs secteurs
seraient exclus, pas seulement la
culture. Enfin, comme pour l’AMI,
le rejet de l’accord par un ou plusieurs
pays européens à la suite de fortes
mobilisations de la société civile, ce
qui pourrait entraîner l’absence totale
de ratification européenne ou le report
de ce projet aux calendes grecques.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
75
LE POINT SUR…
LE POINT SUR... - QUEL AVENIR POUR LES PARTIS POLITIQUES ?
QUEL AVENIR POUR LES
PARTIS POLITIQUES ?
Florence Haegel,
Professeure à Sciences Po (Centre d’études européennes)
L’évolution des partis politiques français les a rapprochés de la situation existant aux
États-Unis. Leur activité est en effet de plus en plus corrélée aux échéances électorales et
la progression de l’abstention lors de celles-ci les conduit à redécouvrir les vertus de la
mobilisation de proximité appuyée sur les militants et les adhérents. Les simples sympathisants y jouent aussi un rôle accru comme en témoigne la pratique des « primaires ouvertes ». Si les partis français ont des cultures d’organisation diverses, ils connaissent tous
le phénomène d’une double professionnalisation, politique avec de véritables parcours de
carrière, mais aussi une professionnalisation fondée sur les techniques de la communication, du marketing, de la recherche de financements… Toutes ces transformations, observe
Florence Haegel, n’ont pas entraîné la disparition des idéologies partisanes.
C. F.
Les partis politiques ont-ils un avenir ? À quoi servent-ils ?(1) Ces interrogations sont non seulement récurrentes
mais aussi vieilles que la naissance des
partis. On pourrait d’ailleurs même
dire que les partis sont nés sans futur ou plus précisément que les premiers observateurs pensaient déjà à
ce qui pourrait les remplacer. Ils leur
ont, en effet, immédiatement reproché de confisquer la démocratie parce
qu’ils fonctionnaient sur le principe de
délégation, secrétaient des dirigeants
stables et professionnalisés, bureaucratisaient leur organisation(2), devenaient « rigides et permanents »(3).
Et d’ailleurs aujourd’hui, la critique
(1) Titre du dossier de la revue Esprit,
n° 397, août-septembre 2013.
(2) Michels R. (2009) [1911], Les partis
politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Éditions de l’ULB
(3) Ostrogorski M. (1993) [1903], La
démocratie et les partis politiques, Paris,
Fayard.
76
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
la plus répandue reprend très largement ces arguments puisqu’elle dénonce principalement et toujours les
tendances oligarchiques des partis au
nom d’un fonctionnement démocratique plus direct et participatif. Rappeler l’ancienneté de l’argument permet
évidemment d’en relativiser la portée. Il ne permet toutefois pas de se
dédouaner d’un bilan plus serré de
ce qui a changé, voire de ce qui s’est
aggravé, tout comme d’avoir une visée prospective sur les tendances à
l’œuvre dans le fonctionnement actuel
des partis politiques français.
Les partis face
aux phénomènes
de démobilisation
électorale
La mobilisation électorale est la
base même de l’organisation des partis qui sont là, à l’origine, pour enrôler
et encadrer des électeurs. L’évolution des partis français conjugue une
forte affirmation de leurs objectifs
électoraux avec un affaiblissement de
leurs forces mobilisatrices. À tel point
que l’on voit se dessiner un rapprochement des partis français et américains. Ces derniers sont, d’un côté,
considérés comme des organisations
à éclipses dont la réalité sociale est
fortement indexée aux cycles électoraux. De l’autre, leur force mobilisatrice demeure faible comme en
témoigne l’ampleur du phénomène
d’abstention aux États-Unis. On peut
faire aujourd’hui un constat similaire
s’agissant des partis français. Ainsi, même les partis à l’origine révolutionnaire intègrent désormais les
contraintes de l’élection. Par exemple,
on savait déjà que les pics d’adhésion
correspondaient, pour la plupart des
partis, aux échéances électorales et
principalement présidentielles. De
manière plus paradoxale, cette syn-
LE POINT SUR... - QUEL AVENIR POUR LES PARTIS POLITIQUES ?
chronisation est aussi vraie pour des
organisations qui ont longtemps relativisé la poursuite d’objectifs électoraux. Un bon exemple est celui de
la Ligue communiste révolutionnaire
(LCR), ancêtre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), qui, malgré le fait
qu’elle se soit historiquement constituée en référence aux mouvements
sociaux et non aux échéances électorales, a vu ses effectifs quasiment doubler à la suite des élections de 2002
marquées par le succès d’Olivier Besancenot, candidat très médiatisé, et
le choc du 21 avril(4). Mais la diffusion à l’ensemble du système partisan des objectifs électoraux va de pair
avec une moindre capacité objective
de mobilisation électorale des partis
politiques.
« Enfants de la démocratie, du suffrage universel et de la nécessité de
recruter et d’organiser les masses »(5),
les partis sont aujourd’hui confrontés à la question de la démobilisation
électorale. En France – comme dans
la plupart des pays européens –, l’abstention a augmenté depuis la fin des
années 1980. Preuve que les partis politiques peinent à mener aux urnes les
citoyens les plus éloignés de la politique, c’est-à-dire les moins éduqués
et les plus pauvres. De fait, la démobilisation des électeurs s’est conjuguée
à un accroissement des écarts de participation entre les plus et les moins
diplômés, entre les quartiers populaires et les zones favorisées.
Ce bilan sévère a conduit certains
partis politiques à renouer avec des
pratiques qui étaient tombées en dé(4) Johsua F., « La production sociale de
la révolte. À partir d’une étude des transformations du recrutement à la LCR depuis
2002 », Revue française de science politique, à paraître.
(5) Weber M. (1919), Le savant et le
politique,
http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.
html p. 53
suétude, balayées par la croyance que
tout se jouait dans les médias. Ces dernières années, les universitaires(6) tout
comme les partis ont redécouvert les
vertus mobilisatrices des relations de
face-à-face. Ainsi le travail de terrain
classique explique pour une large part
le fait que le Front National (FN) soit
en train de rattraper son handicap en
réussissant à s’implanter localement.
Autre exemple, le Parti socialiste (PS)
lors de la campagne présidentielle
de 2012 s’est inspiré des pratiques
de campagne d’Obama. S’appuyant
sur les jeunes socialistes mais aussi sur des nouvelles recrues, il a mis
en œuvre une campagne de porte-àporte pour mobiliser les électeurs des
quartiers populaires afin d’abord qu’ils
s’inscrivent sur les listes puis qu’ils
aillent voter. En termes de mobilisation électorale, l’avenir des partis politiques semble donc passer par une
forme de retour aux origines, même si
ce travail de mobilisation bénéfice de
technologies plus sophistiquées permettant une cartographie et un ciblage
bien plus précis des territoires de vote.
Cette redécouverte de la mobilisation de proximité remet au centre du
tableau le militant et même l’adhérent. C’est sur le premier que reposent
les activités classiques de porte-àporte alors que le second participe
à la dynamique de mobilisation de
manière plus diffuse, par le biais des
micro-influences qui interviennent
dans les réseaux d’inter-connaissance.
Avoir des adhérents permet au parti de pouvoir compter sur une multitude de « leaders d’opinion » qui
exercent, au sens originel du terme,
« une forme de leadership presque invisible, plus discrète, à l’échelle des
relations ordinaires, intimes, informelles et quotidiennes, de personne
(6) Braconnier C. (2010), Une autre sociologie du vote. Les électeurs dans leurs
contextes : bilan critique et perspectives,
Université de Cergy-Pontoise, LEJEP.
à personne »(7). Après une période où
les partis ont pensé pouvoir fonctionner sans militants, la redécouverte des
activités de mobilisation électorale
leur redonne donc un rôle classique
d’agents électoraux.
Les partis face
à l’enchevêtrement
des liens partisans
Aujourd’hui, la vision simpliste de
partis constitués de cercles concentriques incluant des électeurs, des adhérents, puis des militants et enfin des
élus, exige d’être complexifiée. Les
partis français – principalement les
grands partis que sont le PS et l’UMP
– sont de plus en plus caractérisés
par un enchevêtrement de liens, allant des plus serrés aux plus lâches.
On retrouve bien sûr la distinction
classique entre des militants actifs et
des adhérents moins impliqués dans
le fonctionnement interne, mais au
sein même de cette catégorie, des différences existent selon la nature du
lien partisan (continu ou intermittent, ancré localement ou dé-territorialisé, basé sur des cotisations dont
le prix varie selon les rétributions attendues, etc.). À cet éventail, on doit
ajouter le groupe des donateurs qui, à
l’UMP, par exemple, occupe une place
essentielle. De surcroît, une nouvelle
catégorie a émergé, celle des sympathisants qui est à la fois problématique et perturbatrice.
Cet enchevêtrement contribue à
une forme de brouillage. Pour y voir
plus clair, rappelons d’abord que les
partis français n’ont jamais été très
efficaces en matière de recrutement.
Le pourcentage de leurs adhérents
rapporté à l’ensemble des électeurs
est depuis longtemps un des plus bas
(7) Katz E., Lazarsfeld P. L. (2008)
[1955] Influence personnelle, Paris, A.
Colin.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
77
LE POINT SUR... - QUEL AVENIR POUR LES PARTIS POLITIQUES ?
d’Europe (entre 1,5 % et 2 %). Ce
constat bien établi peut être toutefois
nuancé par deux observations. D’une
part, si la France comme l’ensemble
des pays d’Europe du sud, a moins
d’adhérents que les pays du nord, ces
adhérents seraient en moyenne plus
actifs(8). D’autre part, face à la chute
des adhésions dans un certain nombre
de grandes démocraties européennes,
le cas français apparaît moins spécifique.
Par ailleurs, les partis français ont
suivi le mouvement européen en remplaçant le pouvoir indirect des délégués par celui des adhérents puis en
amorçant un mouvement de translation de ces adhérents vers les sympathisants. Ce faisant, ils ont répondu
à la fois à des injonctions démocratiques (renforcer la démocratie interne
directe) et à une logique de rétribution individuelle (échanger le coût de
l’adhésion contre un pouvoir d’influence). La désignation du leader, du
candidat à la présidentielle ou même
à l’élection locale pouvait être un bon
moyen d’attirer de nouveaux adhérents ou d’en fidéliser des plus anciens prompts à se désengager ou à
cotiser par intermittence. Pourtant, les
partis dans leur ensemble n’ont pas
réussi à élargir le périmètre de leurs
adhérents. Le rétrécissement de leurs
bases sociales n’a fait que s’accentuer. À gauche comme à droite, l’adhérent a de grandes chance d’être un
homme âgé, éduqué et issu de milieux
favorisés et on pourrait même ajouter
blanc… En bref, il est peu représentatif de la population. Les enquêtes les
plus récentes témoignent d’ailleurs de
la persistance, voire de l’aggravation
de ces tendances : pas de grand mouvement de féminisation et le vieillissement se poursuit. Il est, par exemple,
particulièrement net chez les écolo(8) Morales L. (2009), Joining Political
Organiations, Colchester, ECPR Press.
78
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
gistes qui voient leur âge moyen passer de 47,1 ans en 1999 à 48 en 2002
puis 50,9 ans en 2012(9). Enfin, la capacité des partis politiques d’attirer
des adhérents issus des milieux populaires demeure toujours aussi réduite.
D’ailleurs, cette non-représentativité
sociale des membres des partis constitue inévitablement un écueil dans la
mise en œuvre de leur rôle d’agent de
mobilisation électorale précédemment
évoqué. Les adhérents étant surtout recrutés parmi les catégories supérieures
et moyennes, ils sont donc mal placés
pour entrer en contact et influencer les
milieux plus populaires encore plus
démobilisés que les autres.
En donnant à des adhérents peu
représentatifs le pouvoir de désigner
un candidat présidentiel, les partis
risquaient d’être piégés. Ils ont donc
tenté d’élargir le plus possible le périmètre de ceux qui participaient à cette
désignation, à la fois en assouplissant
le lien d’adhésion et en y incluant
les sympathisants. Le relâchement
du lien d’adhésion a été particulièrement net à l’UMP. En réduisant selon
les conjonctures le prix de cotisations,
en privilégiant l’adhésion par internet, voire par SMS, en n’exigeant pas
que les nouveaux adhérents prennent
contact avec les structures locales, la
période du leadership sarkozyste s’est
soldée par une hausse significative du
nombre d’adhérents mais aussi par un
relâchement du lien d’adhésion. C’est
cette même logique qui préside à l’entrée en scène de la catégorie des sympathisants. À l’origine, la notion est
une construction sondagière. On dénomme ainsi les personnes ayant désigné dans un sondage un parti dont
elles se sentaient « le plus proches
ou le moins éloignées », selon la for(9) Enquête auprès des adhérents coopérateurs et sympathisants EELV, rapport
d’étape, 24/06/ 2013, http://www.cevipof.
com/rtefiles/File/Graduate%20Conference/
Rapport%20EELV%20%2001.pdf
mule consacrée. Aujourd’hui la notion
de sympathisants a pris une nouvelle
consistance avec l’expérience de « primaires ouvertes » par le PS en 2012.
À cette occasion, le PS s’est adressé à l’ensemble des électeurs se reconnaissant comme membres de la
communauté de la gauche. L’UMP
lui a emboîté le pas puisque, depuis
le printemps 2013, une « Charte des
primaires » prévoit une procédure
à laquelle peuvent s’inscrire les citoyens « adhérents aux valeurs de la
République et se reconnaissant dans
les valeurs de l’Union ». L’introduction de ces procédures a ouvert une
période d’incertitude pour les deux
grands partis français. À l’avenir, on
ne sait si la pratique de « primaires ouvertes » va être finalement appliquée
par l’UMP (le parti ayant par le passé souvent contourné des règles inscrites dans ses statuts), maintenue au
PS et si elle va se diffuser à d’autres
partis. En tous les cas, elle porterait
en germe une transformation profonde
des partis français.
Les partis face
à la double
professionnalisation
Dès leur naissance, la question de
leur professionnalisation a été au cœur
des critiques qui ont été adressées aux
partis politiques. La dénonciation par
Michels du caractère oligarchique du
SPD allemand portait à la fois sur la
bureaucratisation de l’organisation
et sur la professionnalisation des dirigeants. Sur le premier point, même
s’il existe au sein des partis français
des spécialistes chargés de la maintenance de l’organisation et de l’application des règles, ceux-ci ne sont
pas aussi nombreux, structurés et centraux que ne l’étaient les bureaucrates
du parti social-démocrate allemand et
que le sont encore les administrations
LE POINT SUR... - QUEL AVENIR POUR LES PARTIS POLITIQUES ?
partisanes d’autres partis européens.
Des partis français
aux cultures d’organisation
diverses
Cela renvoie au fait que les partis
français sont considérés comme des
organisations faiblement institutionnalisées au sens où ils ne sont pas régis par des règles, des normes et des
codes très contraignants dont la transgression est sanctionnée. Ce constat
commun ne doit pas masquer la diversité des cultures d’organisation des
partis français. Par exemple, au PS
les décisions semblent souvent neutralisées par un fonctionnement collégial arc-bouté sur la recherche d’un
compromis et alimenté par de longues
discussions sur les textes(10). Les partis écologistes se sont eux construits
autour d’un objectif encore plus ambitieux : celui de faire mentir la loi
d’airain de l’oligarchie. Ils ont donc
déployé beaucoup d’énergie collective à éviter la tyrannie de la majorité
ou la personnalisation et la concentration du pouvoir si bien qu’ils apparaissent souvent comme stérilisés
par les difficultés de leur fonctionnement interne. À droite, l’UMP garde
des traces d’un modèle génétique charismatique accordant beaucoup de
place à l’autorité d’un chef et beaucoup moins au respect des règles communes. De ce point, de vue, l’épisode
de l’élection du successeur de Nicolas Sarkozy à la présidence du parti en novembre-décembre 2012 a été
particulièrement significatif du faible
respect des règles, de la fragilité des
instances arbitrales. Quant au FN, il
pousse la « patrimonialisation familiale »(11) jusqu’au bout.
(10) Bachelot C. (2012), « Un gouvernement des pairs ? De la collégialité au sommet des partis. Le cas du Parti socialiste »,
Revue française de science politique, 62(3).
(11) Dézé A. (2012), Le Front National :
à la conquête du pouvoir ?, Paris, A. Colin.
Deux processus
de professionnalisation
Mais quelles que soient les différences de cultures partisanes, l’enjeu
que représente la professionnalisation
traverse l’ensemble des partis français.
Le terme renvoie, en réalité, à deux
processus. La professionnalisation politique, telle que Weber l’a analysée,
désigne le fait que les personnes qui
font de la politique, exercent une activité à plein temps, rémunérée et exclusive. Ces professionnels s’engagent
donc dans des carrières partisanes et
en font leur métier de manière de plus
en plus précoce (on trouve ainsi chez
les socialistes une filière de recrutement allant directement du syndicalisme étudiant ou du militantisme dans
les organisations de jeunesse à la politique professionnelle), continue (par
des stratégies de compensation et de
reclassement) et longue (comme en
témoigne l’âge des élus). En France,
ce mouvement de professionnalisation
est accentué par la pratique du cumul
des mandats qui permet à des élus de
véritablement vivre de la politique. Il
est également associé au développement de carrières politiques d’individus n’ayant jamais exercé d’autres
métiers que ceux d’assistants parlementaires, de collaborateurs d’élus,
de membres de cabinets ministériels,
voire de fonctionnaires territoriaux.
Ce phénomène est particulièrement
fort au sein du Parti socialiste en raison de son implantation locale et de
la forte imbrication des structures partisanes et locales(12).
En gros, la professionnalisation des
partis renvoie ici au fait que des milieux professionnels spécialisés dans
les activités de mobilisation politique
se sont constitués au croisement des
sphères partisanes et d’un marché
économique. On y retrouve des professionnels de la communication, du
marketing et de la publicité, de l’événementiel, de la recherche de fonds,
de l’internet, etc. La circulation de ce
type de professionnels entre le parti et
des entreprises relevant du secteur de
la mobilisation et communication politique a été particulièrement dense à
l’UMP durant la période de leadership
de Nicolas Sarkozy(13). Pour les partis, ce type de professionnalisation
s’accompagne d’une pression financière forte car elle va de pair avec
l’augmentation de leurs dépenses dans
les secteurs de la propagande et de la
communication. L’introduction d’une
dotation publique qui représente plus
de la moitié du budget du PS et de
l’UMP s’accompagne du développement d’autres sources de financement
par le biais de dons (l’UMP recueille
en moyenne plus de dix fois plus de
dons que le PS), de microstructures
de financement, voire de financement
illégal comme en témoignent les affaires de corruption. La double professionnalisation des partis français
et les enjeux financiers qu’elle génère
montre bien que les partis se développent à la croisée de l’État centralisé et territorialisé (qui fournit des
ressources en termes d’argent et de
postes) et du marché.
La persistance
des idéologies partisanes
Dans la littérature de langue anglaise, la professionnalisation revêt
souvent un autre sens. Elle est entendue comme un accroissement de l’expertise et la constitution de secteurs et
milieux professionnels autonomisés.
L’ensemble de ces transformations
dessinent-elles un avenir où les partis
seraient désidéologisés ? La question
mérite d’être posée dans la mesure où
(12) Lefèbvre R, Sawicki F. (2006), La
société des socialistes, Le PS aujourd’hui,
Broissieux, Éditions du Croquant.
(13) Haegel F. (2012), Les droites en
fusion. Transformations de l’UMP, Paris,
Presses de Sciences Po.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
79
LE POINT SUR... - QUEL AVENIR POUR LES PARTIS POLITIQUES ?
les modèles globaux et synthétiques
dont sont férus les spécialistes des
partis associent généralement la désidéologisation à des transformations
telles que la professionnalisation ou
la montée en puissance des objectifs électoraux. Ils opposent le modèle des partis de masses à celui des
partis actuels centrés sur des objectifs électoraux et professionnalisés.
Les premiers reposeraient sur l’existence de bureaucraties partisanes se
consacrant à la mobilisation de clientèles arrimées à des segments sociaux
spécifiques et à un travail d’entretien
80
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
de cultures et d’idéologie partisanes.
Les seconds seraient gérés par des
professionnels, experts et consultants
en marketing et communication, tournés vers la conversion du plus grand
nombre d’électeurs et auraient accéléré l’effacement des cultures politiques,
contribuant alors à un mouvement de
désidéologisation partisane, autre face
de l’affaiblissement des clivages sociaux et idéologiques. Le cas français
contredit le schématisme de cette vision puisqu’il témoigne de la complexité des évolutions. Globalement,
les idéologies partisanes n’ont pas
disparu du système partisan français,
elles ont été et sont toujours portées
par de nouveaux partis émergents (les
écologistes, l’extrême droite, l’extrême gauche, etc.) qui finissent souvent par exercer leur influence sur les
partis dominants (la droitisation de
l’UMP représentant, à cet égard, un
cas d’école). C’est probablement sur
ce point que la recherche sur les partis
devrait investir à l’avenir. Comment
les partis contemporains marqués par
des transformations organisationnelles
objectives recréent-ils des formes de
ré-idéologisation ?
POLITI QUES PUB LIQUES
POLITIQUES PUBLIQUES - LA POLITIQUE IMMOBILIÈRE DE L’ÉTAT
LA POLITIQUE
IMMOBILIÈRE DE L’ÉTAT
Stéphane Manson
Professeur de droit public à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
Doyen honoraire de la Faculté de droit
Centre de recherche VIP. EA 3643
Sous l’effet d’une contrainte financière devenue pressante, l’État a mis en place dans
les années 2000 une politique immobilière dont la finalité est de réaliser des économies.
Dès lors, cessions de bâtiments ou rationalisations des surfaces sont devenues monnaie
courante. Outre l’inventaire et l’évaluation du patrimoine des ministères et des opérateurs
publics, une stratégie de l’État propriétaire a été élaborée : l’État est désormais soucieux
de la rentabilité de ses immeubles… dont il est par ailleurs l’occupant. Mais Stéphane
Manson rappelle le caractère parfois artificiel de cette politique et souligne également que
la prolifération des services ou institutions gérant les biens immobiliers de l’État entre en
contradiction avec cette volonté de rationalisation. Il observe enfin qu’après avoir sacrifié
pendant quelques années à un dogmatisme comptable, l’État fait montre aujourd’hui de
pragmatisme dans l’exploitation de son patrimoine.
C. F.
L’Édit de Moulins de 1566
réglementait, par le principe d’inaliénabilité, les possibilités de cession
des biens de la couronne afin d’en
assurer la protection, y compris à
l’encontre de la volonté du souverain
lui-même. Ce monument textuel n’est
finalement pas loin de constituer le
premier acte de la politique immobilière de l’État. À bien y regarder
pourtant, les considérations relatives
au périmètre, au contenu, ainsi qu’à
l’utilité du patrimoine immobilier de
l’État n’ont globalement pas retenu
l’attention. La question paraissait
probablement incongrue : le patrimoine immobilier de l’État a toujours
composé en France le versant tangible et visible de l’État lui-même.
C’est aussi dans ce patrimoine que
s’enracinent l’histoire et l’identité collectives (1). Il n’appelait donc d’autre
(1) V. évidemment Nora P. (dir),
(1984-1992), Les lieux de mémoire, Paris,
Gallimard, (3 tomes).
impératif que celui de sa protection.
S’interroger sur son utilité, voire sur
son coût, aurait pu ressortir de l’ordre
du blasphème. Mais les temps ont
changé. Si, en 1854, Prosper Mérimée
considérait que : « La France est trop
riche pour savoir tout ce qu’elle possède » (2), il pourrait être tenté d’écrire
aujourd’hui qu’elle est désormais trop
pauvre pour l’ignorer. La pression
des événements (crise durable des
finances publiques), l’évolution des
conceptions (les patrimoines publics
sont progressivement perçus comme
une richesse à faire fructifier) et des
idéologies (succès des théories de la
nouvelle gestion publique) ont eu raison de l’inertie. Engagée à compter du
(2) Cité par Sauvé J.-M., introduction
au colloque du 6 juillet 2011 : La valorisation économique des propriétés des
personnes publiques, Conseil d’État, Paris,
La Documentation française, 2012.
début des années 2000 (3) sous l’égide
de la performance publique, pilier de
la Loi organique relative aux lois de
finances (4) et de la Révision générale
des politiques publiques dans laquelle
elle s’insère, la politique immobilière
de l’État contraint la France, à partir
de 2004-2005, à inventorier, évaluer,
diagnostiquer, céder et réformer les
composantes de son patrimoine, dans
sa globalité (5) ; bref, l’État doit désormais compter.
L’observation de la mise en place
de cette politique immobilière conduit
à constater qu’elle consacre d’abord
un repli de l’État propriétaire. Quant
à sa mise en œuvre, initialement marquée par un puissant dogmatisme
comptable, elle semble dorénavant
(3) Debains O. (2003), Rapport de la
Mission immobilier public, Paris, La Documentation française.
(4) Loi n° 2001-692 du 1er août 2001.
(5) Pour l’État et ses 584 opérateurs,
à l’exclusion des collectivités territoriales.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
81
POLITIQUES PUBLIQUES - LA POLITIQUE IMMOBILIÈRE DE L’ÉTAT
évoluer vers un plus grand pragmatisme patrimonial.
La mise en place de la
politique immobilière
de l’État : le repli de
l’État propriétaire
L’instauration de la politique
immobilière de l’État a mis au jour
une finalité – « faire mieux avec
moins » – desservie par une stratégie :
celle de l’État propriétaire.
La finalité :
« mieux avec moins »
Offrir des locaux adaptés à l’accueil du public, assurer de bonnes
conditions de travail aux agents, permettre un maillage territorial de la
présence de l’État : la tiédeur politiquement très correcte de ces bonnes
intentions, annoncées par la circulaire
du Premier ministre du 16 janvier 2009,
peine à convaincre de la stratégie attendue. Elle révèle en réalité de simples
« éléments de langage » déclinés autour
de la sempiternelle autant qu’insaisissable antienne de la modernisation de
l’État. Il est vrai que le seul thème de
la réduction (la « rationalisation ») des
coûts eût été probablement moins vendeur. Voici pourtant l’objectif majeur
de la politique immobilière de l’État.
« Faire mieux avec moins » : le slogan aurait pu tenir lieu de sous-titre
au mouvement engagé depuis 2005,
tant il en révèle les intentions voire
les mobiles. Pourtant, une telle finalité
n’est pas illégitime lorsque l’on sait que
la fonction immobilière représente pour
l’État un coût annuel de 8 milliards
d’euros et qu’il est démontré que parmi
les bâtiments et terrains dont il a la
propriété, il en est un certain nombre
dont il n’a plus l’utilité. Les objectifs affichés dans les développements
de la circulaire du Premier ministre
confirment d’ailleurs l’ampleur de la
cure d’amaigrissement que l’État, ici
comme ailleurs, s’impose à lui-même.
Réduction des surfaces, mutualisation
et restructuration de sites immobi-
82
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
liers, regroupement des services,
fonctionnalité des locaux désormais
systématiquement préférée à leur prestige, doivent aboutir à une réduction
des coûts de 10 % (soit 800 millions
d’euros) ainsi qu’à l’instauration d’un
nouveau ratio d’occupation (en vigueur
dans le secteur privé) de 12 mètres
carrés par poste de travail (en 2009, il
était de 17,8 mètres carrés).
Encore convenait-il, pour ancrer
ces objectifs dans l’ordre du réalisme,
de se faire une idée précise de la
consistance, de la valeur et de l’état de
conservation du parc immobilier étatique. La tâche n’était pas simple ; elle
a d’ailleurs échoué à plusieurs reprises
tant les indicateurs sont nombreux et
hétérogènes, voire parfois inadaptés à
l’extrême diversité des biens concernés (6). Relancé par une circulaire du
ministre du Budget du 26 décembre
2008, l’inventaire des biens immobiliers de l’État et de ses opérateurs
(biens domaniaux, biens propres,
biens pris à bail, biens occupés à
titre gratuit) a enfin permis d’effectuer un « tour du propriétaire » riche
d’enseignements (même si les données
disponibles voient leur fiabilité mise
en doute par la Cour des comptes (7)).
L’État et ses 584 opérateurs (établissements publics pour la plupart)
sont propriétaires de 100 millions de
mètres carrés (répartis entre 53 000
immeubles pour l’État et 21 750 pour
ses opérateurs). L’ensemble de ce
patrimoine est évalué (valorisation
comptable) à 110 milliards d’euros (8).
L’inventaire a d’ores et déjà démontré
son utilité, puisqu’il a permis d’établir un diagnostic relativement affiné
des divers dysfonctionnements (surfaces vacantes, coûts d’exploitation
ou ratios d’occupation trop élevés,
vétusté, locaux inadaptés, etc.).
(6) Levoyer L. (2009), « L’imparfaite
connaissance du patrimoine immobilier de
l’État », RDI, Paris, Dalloz, p. 531.
(7) Rapport sur la certification des
comptes de l’État, 2008.
(8) Données disponibles dans le rapport
2013 du Conseil de l’immobilier de l’État.
La stratégie : la figure
de l’État propriétaire
L’émergence de l’État propriétaire
Pour être en mesure de valoriser,
d’exploiter, voire de reconfigurer son
patrimoine, rien ne vaut, dans le système juridique français, le droit de
propriété. Tel qu’il est présenté par
l’article 544 du Code civil, ce droit
(conçu en réalité comme un « faisceau de droits ») confère en effet à
son titulaire la possibilité de bénéficier de toutes les utilités d’une chose,
autant qu’il lui permet d’en disposer
librement (par la cession ou la destruction). Les perspectives de cessions
immobilières, de rationalisation des
surfaces voire d’acquisition de nouveaux immeubles, impliquaient donc
que l’on s’accorde sur un préalable
théorique fondamental : concevoir
les biens en cause comme objets de
la propriété de l’État ; faire émerger la
figure de l’État propriétaire. Ici encore,
la tâche n’était pas simple tant l’idée
même de propriété publique a paru
parfaitement inconcevable (9). Comment
transposer à l’État – incarnation, dans
l’idéal de 1789, du bien commun et de
l’intérêt général – cet ensemble de prérogatives que le propriétaire du Code
civil utilise dans un sens strictement
opposé : celui de l’optimisation de sa
satisfaction individuelle, du service
de ses intérêts propres ? Admise dans
un premier temps à l’égard des biens
de son domaine privé, la propriété
de l’État a, pendant longtemps, été
déniée à l’égard des biens laissés à
l’usage de tous, sur lesquels les personnes publiques exerçaient un simple
« droit de garde et de surintendance ».
Au terme d’un parcours laborieux,
la notion de propriété publique est
aujourd’hui reconnue (v. le Code
général de la propriété des personnes
publiques, en vigueur depuis le 1er juillet 2006). Elle a permis d’inscrire au
cœur de la politique immobilière de
l’État, la figure de l’État propriétaire.
(9) V. l’étude de référence par Yolka P.
(1997), La propriété publique, éléments pour
une théorie, Paris, LGDJ.
POLITIQUES PUBLIQUES - LA POLITIQUE IMMOBILIÈRE DE L’ÉTAT
Celle-ci constitue d’abord un indicateur, permettant d’évaluer les coûts de
la fonction immobilière et de responsabiliser les parties prenantes. Elle est
également fondatrice d’un principe sur
la base duquel deux fonctions peuvent
être désormais distinguées et identifiées : celles de l’État propriétaire et
de l’État (ou l’opérateur) occupant. À
l’image de la fonction d’« asset management » qui, dans le secteur privé,
aboutit à isoler la fonction immobilière et plus largement, la gestion
d’actifs, la fonction de l’État propriétaire est ici conçue dans une logique
de prestation de service à l’égard de
l’État (ou de l’opérateur) occupant.
Supprimé depuis 2008, le système de
l’affectation aboutissait à la confusion
entre service utilisateur du bien et propriétaire de ce même bien. Il a laissé
place aux conventions d’utilisation
dans lesquelles sont déterminées les
obligations respectives du propriétaire
et de l’occupant (en termes d’entretien
notamment), et par lesquelles le premier assigne au second des objectifs
de performance immobilière (ratio
d’occupation de 12 mètres carrés par
poste de travail, accessibilité pour les
personnes handicapées, performance
énergétique). Ces conventions sont
également l’occasion d’examiner l’opportunité de l’occupation elle-même,
puisqu’elles justifient le versement par
l’occupant d’un loyer financier (inspiré de l’exemple allemand et calculé
selon les prix du marché) ; lequel fait
apparaître le coût de l’occupation et
permet ainsi de développer une stratégie de meilleure implantation (en 2012,
l’État propriétaire a perçu 1,1 milliard
d’euros de loyers financiers versés à
hauteur de 360 millions par les ministères financiers, 185 millions par le
ministère de la Défense et 164 millions
par les services du Premier ministre).
Le mécanisme est également développé par des opérateurs de l’État (V.
l’exemple de La Poste, dans lequel des
baux commerciaux de droit commun
sont conclus entre « Poste immo »,
filiale qui représente La Poste propriétaire de 14 000 immeubles, et les
services exploitants).
Ces conventions d’utilisation
appellent les trois réflexions qui
suivent. D’une part, elles contribuent
indubitablement à la visibilité de
l’État (ou de l’opérateur) propriétaire en matérialisant la séparation
propriétaire – occupant. D’autre
part, il n’en demeure pas moins
qu’elles apparaissent parfois comme
très artificielles, spécifiquement
lorsqu’elles sont conclues entre deux
services de l’État (conclues par une
même personne morale, leur caractère conventionnel est alors confiné
dans l’ordre du symbole). Enfin, ces
conventions ne doivent pas faire illusion : l’État n’est pas un propriétaire
comme les autres. L’immensité de son
patrimoine immobilier le distingue
évidemment du propriétaire du Code
civil. Surtout, les biens qui sont sa
propriété présentent une singularité
fréquente au regard de leur utilité
ou de leur fonction, par le lien parfois étroit qu’ils entretiennent avec
l’intérêt général, la sécurité, le service public, l’ordre public, les droits
et libertés, ou plus simplement avec
la cohésion sociale ou la mémoire
collective (l’épisode de l’Hôtel de la
Marine, Place de la Concorde, l’a rappelé). Même lorsqu’il administre son
domaine privé (les biens qui ne sont
pas directement affectés à l’usage de
tous), l’État ne doit jamais perdre de
vue la finalité ultime de son action :
la satisfaction de l’intérêt général.
Certes, la gestion avisée voire performante du patrimoine de l’État rejoint
elle-même cette finalité ultime, mais
elle ne saurait faire oublier que la fonction de l’État propriétaire est traversée
par des tensions contradictoires qui
en rappellent la limite : elle doit être
conciliée avec d’autres exigences qui
relèvent aussi du même intérêt général.
La représentation de l’État propriétaire
La représentation de la fonction
de l’État propriétaire – qui figure
également l’organisation de sa gouvernance – contraste avec la volonté,
affichée par le discours relatif à la poli-
tique immobilière de l’État, d’unifier
organiquement cette fonction. Loin de
l’unification ou de la simplification,
c’est bien la prolifération qui domine.
L’architecture qui en résulte tient plus
de l’usine à gaz que de l’idée que l’on
pourrait se faire de l’« asset manager »
performant. Certes, France Domaine,
né en 2006 sur les cendres de l’ancien
« service des domaines », occupe ici
le rôle central d’expert immobilier de
l’État, sous l’autorité du ministre du
Budget, chargé du domaine. Toutefois,
le paysage institutionnel est marqué
par un foisonnement de services ou
d’institutions à compétence générale
(Direction nationale des interventions
domaniales ; Commission pour la
transparence et la qualité des opérations immobilières de l’État ; Cellule
nationale du service de l’immobilier de
l’État ; Conseil immobilier de l’État ;
Commission interministérielle de
politique immobilière ; Commission
interministérielle de l’immobilier à
l’étranger ; Comité d’orientation de
la politique immobilière…), à compétence sectorielle (Comités de politique
immobilière au sein de chaque ministère ; Agence pour l’immobilier de la
justice ; Mission pour la réalisation
des actifs immobiliers du ministère
de la Défense ; Commission interministérielle des projets immobiliers du
ministère de la Culture ; Poste Immo ;
Société de valorisation foncière et
immobilière créée en 2006 pour les
biens de RFF et de la SNCF…), ou
bien encore, à compétence déconcentrée (par exemple : Cellules régionales
des services de l’immobilier de l’État,
non compétentes à l’égard des biens de
la Justice – sauf protection judiciaire
de la jeunesse –, de l’Enseignement
supérieur, de la Défense et des services
déconcentrés des ministères financiers). Le moins que l’on puisse dire,
c’est qu’il manque un volet institutionnel (ou volet « gouvernance » pour
rester dans le registre d’expression
idoine) à la politique immobilière de
l’État.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
83
POLITIQUES PUBLIQUES - LA POLITIQUE IMMOBILIÈRE DE L’ÉTAT
La mise en œuvre de la
politique immobilière
de l’État : du
dogmatisme
au pragmatisme
Une importante évolution affecte
la mise en œuvre de la politique immobilière de l’État : le dogmatisme laisse
place au pragmatisme.
La cession des biens
de l’État :
dogmatisme comptable
Dès les premières années de mise
en œuvre de la politique immobilière de
l’État (2005-2006), les cessions immobilières n’ont pas tardé à en devenir
le véritable emblème. Il est vrai que
le processus n’est pas sans avantages.
Il permet d’étayer un raisonnement
simple, voire caricatural, compatible
avec les impératifs de la communication autant qu’avec le temps court du
mandat politique. La cession est présentée comme un mode de valorisation
immédiate, donc efficace, qui permet
de combattre l’obésité patrimoniale de
l’État tout en comblant, pour partie au
moins, le gouffre de la dette qui l’affecte. Puisque ces vertus sont aisément
quantifiables, les cessions deviennent
un indicateur qui démontre sans peine
l’accomplissement de performances ;
elles montrent que la modernisation
de l’État est en marche. Mais la cession devient un dogme (une sorte
d’« ob-cession ») lorsque Parlement et
Gouvernement déterminent à l’avance,
pratiquement à l’aveugle, des objectifs
annuels de cessions, à compter de 2005.
La progression est impressionnante :
en 2004, le produit des cessions s’élève
à 170 millions d’euros. Il se situe à
634 millions dès 2005 pour atteindre
820 millions en 2007 (puis 571 millions en 2011). Les aspects positifs
sont indéniables : une part importante
du produit de ces cessions alimente
d’autres politiques publiques telles que
celles du logement, ou de la rénovation du patrimoine de l’État lui-même
(70 % du produit revient au ministère
84
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
auteur de la cession). De surcroît, l’État
conditionne en principe la cession au
respect par l’acquéreur d’obligations
en lien avec l’intérêt général. Le bilan
présente toutefois des aspects très
critiquables. Tout d’abord, la transparence fait régulièrement défaut (en
pratique, il n’est pas rare que nombre
de cessions se réalisent de gré à gré).
Il appert ensuite que la cession est
« un fusil à un coup » : elle sacrifie
le temps long à l’immédiateté, si bien
que l’État a parfois confondu vitesse
et précipitation (en 2004, l’État vend
l’immeuble de l’Imprimerie nationale
pour 85 millions d’euros. Il se ravise et
le rachète en 2007 pour 376,7 millions
d’euros au même propriétaire). Par
ailleurs, on peut douter du bien-fondé
des « cessions-locations » pratiquées depuis 2004 par l’État sur ses
immeubles de bureaux, qui consistent
pour lui à céder son immeuble à un
propriétaire privé, tout en se maintenant dans les lieux, mais à titre de
locataire. Ce qui n’est pas nécessairement choquant à titre provisoire le
devient lorsqu’une telle situation se
pérennise. Enfin, la contribution du
produit des cessions au désendettement demeure de l’ordre du symbole
(en 2011, 10,45 % de ce produit est
affecté au désendettement de l’État,
soit 62,5 millions d’euros. Rappelons
qu’en septembre 2013, la dette s’élevait, selon l’INSEE, à 1 912 milliards
d’euros).
L’exploitation des biens
de l’État : pragmatisme
patrimonial
Très probablement gagnée par le
pragmatisme, la politique immobilière de l’État paraît accéder à l’âge de
raison. L’État propriétaire s’aperçoit
enfin qu’il lui est possible de retirer
des fruits de son patrimoine, si tant
est qu’il accepte de l’exploiter. Une
salutaire prise de conscience porte
aujourd’hui l’attention de l’État sur
le démembrement de propriété plus
que sur la cession (V. en 2010 l’épisode de l’Hôtel de la Marine à Paris).
Certes, lorsque le bien apparaît défi-
nitivement inutile, il peut être vendu.
Mais s’il existe un quelconque intérêt
à conserver ce bien à moyen ou long
terme, alors l’État pourra conserver
la propriété du fonds et délivrer une
autorisation d’occupation constitutive
de droit réel à un investisseur privé,
chargé de réaliser un équipement
d’intérêt général. Dans ce schéma de
partenariat public/privé (PPP), l’État
conserve la propriété du fonds, oriente
l’activité de l’investisseur et acquiert
la propriété de l’équipement au terme
du contrat, après versement de loyers
financiers. Certes l’opération n’est pas
sans risque (v. les mésaventures de
l’hôpital d’Évry-Corbeil-Essonne ou
le contrat de partenariat conclu pour
la réalisation du nouveau ministère de
la Défense à Paris-Balard, par lequel
l’État s’est engagé à verser pendant
27 ans à l’investisseur propriétaire, un
loyer annuel de 154 millions d’euros),
mais elle n’est pas irréversible. Un
autre symptôme de maturité provient de l’État locataire : la priorité
consiste désormais à se débarrasser
autant que possible des loyers payés
par l’État. Pour les baux auxquels il
est encore partie, l’État renégocie
systématiquement le montant des
loyers (30 millions d’euros d’économie par an), lesquels sont dorénavant
plafonnés (l’État ne peut aujourd’hui
s’engager au-delà d’un loyer de
400 euros par mètre carré à Paris) (10).
De sa mise en place à sa mise en
œuvre, la politique immobilière de
l’État laisse à voir les transformations
du modèle étatique en même temps
que la permanence de ses irréductibles spécificités. Garant de l’intérêt
général, engagé dans le temps long
de l’Histoire, l’État propriétaire ne
se laisse finalement enfermer dans
aucun des modèles disponibles : ni
rentier négligeant, ni asset manager,
ni bon père de famille…
(10) Dumont J.-L. (Rapporteur spécial)
(2012), Annexe n° 30, Gestion des finances
publiques et des ressources humaines - Politique immobilière de l’État, Projet de loi de
finances pour 2013, 10 octobre, Assemblée
nationale, n° 251.
BIBLIOTHÈ QUE
BIBLIOTHÈQUE - LES PATRONS DES PATRONS
MICHEL OFFERLÉ
« Les Patrons des patrons – Histoire du Medef »
(Odile Jacob, 2013)
Présenté par Antoine Saint-Denis
Le Medef
au-delà des clichés
Le Medef a quinze ans et connaît
une riche actualité. 2013 avait débuté
par la conclusion d’un accord national interprofessionnel historique sur la
compétitivité des entreprises et la sécurisation de l’emploi. Elle s’est poursuivie par la crise ouverte par la tentative
de Laurence Parisot de voir son mandat
renouvelé une troisième fois. Nouveau
président, Pierre Gattaz mène une vive
opposition à la politique gouvernementale, notamment en matière fiscale.
L’automne a été marqué par le procès
pénal de Denis Gautier-Sauvagnac dans
l’affaire de la caisse noire de l’UIMM
(Union des Industries et Métiers de la
Métallurgie), révélée en 2007.
Tout ceci ne saurait masquer que
le Medef, comme le patronat dans son
ensemble, demeure peu étudié, contrairement aux organisations syndicales
qui sont l’objet d’un nombre bien plus
grand d’attentions universitaires. L’ouvrage que lui consacre le professeur
Michel Offerlé, spécialiste de la sociologie des organisations et des mobilisations politiques, vient donc combler
un manque certain.
Sur la base d’une enquête de terrain menée de 2007 à 2010, d’entretiens avec 80 acteurs, de l’exploitation
du peu d’archives accessibles ainsi
que d’un travail d’analyse poursuivi
jusqu’au printemps 2013, Michel
Offerlé décrit l’histoire, l’organisation et le fonctionnement du Medef,
et il en évalue l’influence. Ce faisant,
ce sont les modalités et les enjeux de
la représentation des entreprises en
France qu’il éclaire, bien au-delà du
Medef – et loin des clichés.
À la lecture de cet ouvrage, on
mesure combien l’ancien CNPF s’est
transformé. Seul partenaire social en
mesure de parler au nom des entreprises
prises dans leur globalité, il est loin
d’être pour autant en situation de monopole. Parce que le Medef est « avant
tout une voix », son président y dispose
d’un large pouvoir. Il doit néanmoins
compter avec la nature confédérale,
fort complexe, de la structure. Au total,
dans un espace de représentation patronale peu lisible, le Medef exerce une
influence réelle, mais qui se limite largement à l’accompagnement des mutations de l’économie française.
Une volonté de rupture
avec le CNPF
Bien que le patronat français dispose d’une représentation depuis un
siècle, le Medef est jeune : il a succédé
en 1998 au CNPF. L’incapacité de feu le
Conseil National du Patronat Français à
empêcher le Gouvernement Jospin de
mettre en œuvre la réduction du temps
de travail à 35 heures hebdomadaires
avait entraîné la démission de son président, le polytechnicien Jean Gandois.
Épaulé par Denis Kessler jusqu’en 2002,
Ernest-Antoine Seillière, ancien haut
fonctionnaire et l’un des héritiers de
l’entreprise Wendel, se fait alors élire
sur un programme de rupture. L’ambition est d’en finir avec l’image poussié-
reuse des patrons. Le Mouvement des
entreprises de France se veut la voix des
entrepreneurs. Pro-actif, il entend élargir ses champs d’intervention publique,
tout en donnant dorénavant une priorité
à l’économique sur le social. La transformation interne passe par un changement d’adresse du siège parisien. La
création d’antennes territoriales, elle,
n’est qu’une solution de repli face au
refus des adhésions directes manifesté
par deux des principales fédérations
– l’UIMM (métallurgie) et de la FFB
(bâtiment).
Le chantier de la refondation sociale,
ouvert en 1999 grâce notamment à la
disponibilité de la CFDT alors dirigée
par Nicole Notat, marque la revendication d’un territoire autonome face
aux pouvoirs publics. Il s’agit non pas
seulement d’accroître le rôle des partenaires sociaux face à l’État, mais
encore de modifier la répartition des
risques entre les salariés, les entreprises et la solidarité nationale. La
conclusion d’un nouveau dispositif
d’assurance-chômage, en 2000, comprenant un mécanisme d’activation des
chômeurs (le plan d’aide au retour à
l’emploi - PARE), en est la principale
traduction opérationnelle.
À partir de la campagne pour l’élection présidentielle de 2002, le Medef
accentue ses messages concernant les
conditions de la compétitivité et de
l’attractivité de la France. Si le Président Chirac se montre distant, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et le
ministre de l’Économie Francis Mer,
ancien grand patron, s’avèrent être des
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
85
BIBLIOTHÈQUE - LES PATRONS DES PATRONS
interlocuteurs attentifs. La négociation
collective donne naissance au droit
individuel transférable à la formation
professionnelle pour les salariés.
Poussée par E.-A. Seillière,
Laurence Parisot, dirigeante de l’IFOP
élue en 2005, affiche rapidement un
style et des ambitions que M. Offerlé
juge largement en décalage avec la
culture traditionnelle de l’organisation.
Plus familière du monde politique que
de l’organisation, elle développe intensément la communication publique, et
intervient sur de multiples sujets sociétaux. Le Medef réintègre l’ensemble
des institutions paritaires qu’il avait
précédemment quittées.
Les poursuites pénales contre Denis
Gautier-Sauvagnac suite à la révélation en 2007 d’une caisse noire, sont
exploitées par Laurence Parisot pour
affirmer son pouvoir face à la puissante UIMM. Si scandale il y a, la distribution de pots-de-vin (16 millions
d’euros rien qu’entre 2000 et 2007) à
des élus, des syndicalistes, des journalistes apparaît comme une pratique
d’influence patronale occulte solidement ancrée dans l’histoire politicosociale des dernières décennies.
Critiquée dans les médias et
confrontée à une certaine méfiance
de la part du secteur de l’industrie,
Laurence Parisot se heurte en interne
à la résistance de permanents réticents
à un management peu participatif et
contourne les cloisonnements entre services par des projets transversaux. Au
total, c’est la nature confédérale de la
structure qui vient limiter sa capacité
de présidente à s’affirmer.
Une représentation
patronale éclatée
Le Medef est la seule organisation généraliste du monde patronal.
On y compte au moins 750 métiers et
86
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
74 fédérations, lesquelles regroupent
de multiples petits syndicats spécialisés. Michel Offerlé estime qu’environ
45 000 entreprises en sont (indirectement) membres, auxquelles il faudrait
ajouter quelques dizaines de milliers
d’adhérents territoriaux directs.
Fédération Française du Bâtiment
sont aussi membres de la CGPME).
En outre, les adhésions sont variables
dans le temps : « entre 1999 et 2012, 96
fédérations sont passées par le Medef,
59 sont restées, 6 ont fusionné,
16 sont entrées, 15 sont parties ».
Mais du fait de l’absence d’unité
patronale, le Medef doit cohabiter avec
quatre autres organisations représentatives : la CGPME (PME), l’UPA (artisans), l’UNAPL (professions libérales)
et l’Usgeres(1) (économie sociale). Il
doit aussi compter avec l’AFEP, qui est
le club des 98 entreprises françaises de
taille mondiale – celles qui composent
l’indice CAC40 notamment. Entre la
représentation de ces multinationales et
celle des PME de province, l’exercice
est, pour le Medef, souvent compliqué.
En fait, des pans entiers de l’économie ne sont pas ou peu représentés
par le Medef, notamment le commerce
alimentaire, les industries culturelles,
le transport routier, les loisirs et le tourisme, ou encore l’édition.
L’espace de représentation patronale ne se limite par ailleurs pas à ces
organisations. S’y ajoutent encore :
– des think tanks (Institut de
l’Entreprise et sa revue Sociétal,
Institut Montaigne, sans compter les
think tanks internes) ;
– les chambres consulaires (dont
les élus ne sont nullement des mandataires des organisations patronales) ;
– des clubs de sociabilité (Rotary,
Le Siècle, de multiples associations
en province).
L’auteur incite ses lecteurs à prendre
toute la mesure de ce que signifie le
caractère confédéral du Medef. Le projet d’adhésion directe ayant avorté,
seules des organisations – et non des
entreprises – sont adhérentes à la structure centrale. Or, un tiers de ces fédérations sont parallèlement également
adhérentes à d’autres organisations
(par exemple, l’UIMM, ainsi que la
(1) L’Usgeres (Union des syndicats et
groupements d’employeurs représentatifs
dans l’économie sociale) est devenue, en
juin 2013, l’UDES (Union des employeurs
de l’économie sociale et solidaire).
Doit-on dans ces conditions remettre
en cause la représentativité du Medef ?
La concertation préalable à la loi du
20 août 2008 portant rénovation de
la démocratie sociale n’a pas évoqué
ce point tant cette représentativité est
consensuelle. Le problème, souligne
l’auteur, se situe surtout au niveau des
négociations de branche (sachant que le
périmètre de ces dernières ne recoupe
pas nécessairement celui des fédérations, pas plus que celui des nomenclatures statistiques de l’INSEE).
Comme l’exprime l’une des personnes interviewées, « une adhésion
au Medef, c’est loin, c’est cher ». En
l’absence de charte graphique ou de
logo commun, un chef d’entreprise
peut très bien ignorer que la fédération
dont il est membre adhère au Medef.
Du reste, le lien est plutôt utilitariste,
et les services proposés (notamment,
de conseil fiscal ou social) revêtent une
importance réelle dans les motivations
des adhérents.
Le faible poids du siège
face aux fédérations
Si le président du Medef en est le
visage et la voix, la structure est également portée par ses permanents,
salariés ou entrepreneurs bénévoles.
À l’échelle de l’ensemble des syndicats d’employeurs, il y aurait un peu
BIBLIOTHÈQUE - LES PATRONS DES PATRONS
moins de 20 000 salariés, dont 9 sur
10 travaillent dans des organisations
comptant moins de 10 personnes. De
l’ancien employé de PME de province
à l’énarque passé par un cabinet ministériel, les profils sont divers.
Pour un chef d’entreprise, les raisons de s’engager au sein d’une fédération adhérente du Medef peuvent
tenir d’un réel militantisme. Toutefois,
le temps que ces activités requièrent
implique de pouvoir déléguer la direction de l’entreprise à d’autres. Ceci
explique pourquoi certains représentants sont des cadres, qui peuvent trouver là matière à épanouissement dans
une seconde partie de carrière. Pour
beaucoup, les gratifications sous forme
de rencontre avec les notables locaux
et les décorations officielles constituent
des incitations non négligeables.
Malgré les efforts de Laurence Parisot, les femmes restent minoritaires
(32 % de DG femmes dans les départements). Les représentants sont souvent âgés, mais un rajeunissement est
à l’œuvre depuis quelques années. Le
profil des managers est dominant par
rapport à celui des grandes familles
d’entrepreneurs, moins enclines
semble-t-il à s’investir dans la représentation syndicale.
L’influence de ces permanents et des
fédérations est réelle sur le choix du
président – formellement proposé par
le conseil exécutif et décidé par l’assemblée générale. Quant aux grands
patrons, ils semblent davantage en position d’empêcher un candidat d’aboutir que de véritablement promouvoir
quelqu’un.
Le mérite de l’auteur est aussi
apporter des informations sur une réalité méconnue, celle des finances du
Medef. Le budget de l’organisation
ne représente guère que 4 % de celui
des fédérations adhérentes (34 millions
contre 1 milliard d’euros). Il faut rap-
peler les soupçons, enquêtes « et parfois procès » concernant l’existence de
flux parallèles, provenant de détournements du 1 % logement, des fonds
de la formation professionnelle collectés par les OPCA ou de la médecine du travail.
Les cotisations sont régulièrement
l’objet d’âpres négociations internes.
Si celles de la métallurgie représentent
30 % du budget, les deux tiers des fédérations ne contribuent qu’à hauteur
de moins de 0,5 % du budget global
chacune. En dépit d’un rééquilibrage
depuis 1998, la contribution du secteur
des services continue d’être inférieure
à la part de ceux-ci dans le PIB (42 %
contre 55 %). Si ces écarts importent,
c’est parce que le niveau des cotisations détermine la représentation dans
les différents organes internes.
Quel est le véritable
pouvoir du Medef ?
Michel Offerlé commence par
rappeler que les premiers interlocuteurs du Medef sont les fédérations
elles-mêmes. En effet, la formation,
la certification, la labellisation ou la
normalisation de produits dépendent
souvent d’elles.
Mais la question essentielle est
bien celle de l’impact du Medef dans
le débat public et sur les politiques
publiques. Les dirigeants de l’organisation ont un accès aisé aux décideurs publics, des ministres à leurs
cabinets en passant par les parlementaires. Néanmoins, ils savent bien que
rien ne garantit, même lorsque le Gouvernement est de droite, qu’une mesure
prônée devienne réalité.
Au final, l’auteur se montre ici
nuancé dans son appréciation. Dans
certains cas, le Medef est en position
concurrentielle (par exemple, avec
l’APEF sur des sujets économiques,
ou avec l’UIMM sur des questions
sociales – tant l’expertise de cellesci est reconnue en la matière). Dans
d’autres cas, le Medef dispose d’un
monopole d’expertise ou de légitimité.
Ce qui est sûr, c’est que l’influence du
Medef, contrairement à celle des syndicats de salariés, ne passe qu’exceptionnellement par des manifestations
de rue ou des rassemblements.
C’est par l’expertise que le Medef
pèse. Cette expertise est celle de ses
permanents (juristes, économistes et
autres) et de ses délégués. Le travail
des commissions est difficile à évaluer, mais peu visible à l’extérieur. Ses
prises de position supposent un délicat et permanent travail de décantation
seul à même de concilier les contradictions d’intérêts entre adhérents (entre
petits et grands, industrie et services,
donneurs d’ordres et sous-traitants).
Quel en est le résultat ? « Le Medef
n’est pas un lieu d’élaboration intellectuelle. » « Le rêve éventuel d’un vrai
capitalisme en France est un horizon
peu mobilisable », de sorte que ses
revendications sont partielles.
Son influence passe avant tout par
la promotion d’un certain vocabulaire (l’entreprise, la mondialisation,
la modernisation, la déréglementation, etc.). Le Medef accompagne les
changements économiques et sociétaux
plus qu’il ne les impulse. Et lorsqu’il
parvient à peser sur une décision gouvernementale, la prudence le conduit
généralement à ne pas en faire état
publiquement. Par exemple, Michel
Offerlé estime qu’il n’a pas d’impact
fondamental sur les réformes des
retraites. Son impact sur la fiscalité
serait plus net. En France, le grand
régulateur du social est et demeure
l’État.
CAHIERS FRANÇAIS N° 378
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sociales
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345 Découverte de l’économie
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341
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336
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