LeTemps.ch | L’édition en ePaper http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/cbd90f5c-0910-11e3... Texte ECLAIRAGES mardi 20 août 2013 Ascendant Lucia Sillig Deux études resituent l’existence d’un Adam et d’une Eve génétiques dans le temps. Elles plongent dans les mystères de l’arbre généalogique masculin Il y a des hommes qui ont plus de succès reproductif que d’autres. Beaucoup plus. Certains généticiens estiment que Gengis Kahn a transmis son chromosome Y – celui qui fait les hommes mâles – à 16 millions de nos contemporains. Si l’on remonte encore bien plus loin, il semble que le chromosome Y d’un seul Homo sapiens, surnommé Adam, soit l’ancêtre de tous ceux d’aujourd’hui. C’est en suivant ce type de piste que des compagnies prétendent lire votre passé dans votre ADN. Les résultats obtenus ne veulent en réalité pas dire grand-chose au niveau individuel, mais ils détiennent des informations plus intéressantes sur l’histoire de l’humanité en général. L’avancée des techniques de séquençage de l’ADN a permis à deux équipes de chercheurs de plonger plus profondément dans l’arbre généalogique masculin. Ces travaux suggèrent notamment que cet «Adam» aurait vécu plus ou moins à la même période que son pendant féminin, l’«Eve» génétique. Ils ont été publiés début août dans la revue Science. Les femmes ont deux chromosomes X et les hommes un chromosome X et un chromosome Y. L’enfant hérite donc toujours d’un X de sa mère, tandis que son père lui transmet un chromosome X ou un chromosome Y, qui détermine son sexe. X et Y sont très différents. Trop différents pour se mélanger à la reproduction, comme le font les autres paires de chromosomes, dites homologues. Cette particularité en fait un bon outil pour étudier la généalogie humaine, ou du moins les lignées mâles, puisqu’il passe en bonne partie inchangé de père en fils. Les seules modifications sont des mutations, ces «fautes de frappes» qui peuvent arriver au moment de la copie de l’ADN constituant les chromosomes. En comparant les différences accumulées sur le chromosome Y de plusieurs hommes, il est possible de reconstituer leur arbre généalogique. Moins il y en a, plus deux individus sont apparentés, plus il y en a, plus ils sont éloignés. En évaluant le taux de mutations, on peut aussi estimer à quand remonte leur dernier ancêtre commun (du moins sur l’axe patrilinéaire). Un outil similaire existe pour les lignées féminines: il s’agit de l’ADN mitochondrial, une petite portion de notre patrimoine génétique, conservée à part, dans les mitochondries, usines à énergie de nos cellules. Celui-ci est passé par la mère à ses enfants et permet donc de remonter l’axe matrilinéaire. 1 sur 4 20.08.13 11:22 LeTemps.ch | L’édition en ePaper http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/cbd90f5c-0910-11e3... Il présente lui aussi l’avantage de ne pas se mélanger et est plus facile à déchiffrer que le chromosome Y. En 1987 déjà, les scientifiques ont avancé l’hypothèse d’une Eve mitochondriale, qui aurait transmis cette fraction de son patrimoine génétique à l’ensemble de l’humanité d’aujourd’hui. Ils situaient son existence il y a près de 200 000 ans, soit aux environs de l’apparition de notre espèce. «Le chromosome Y est par contre beaucoup plus grand que l’ADN mitochondrial et contient donc plus d’informations», explique Nicolas Perrin, du Département d’écologie et évolution de l’Université de Lausanne. Les premières études comparatives suggéraient que le dernier ancêtre commun de tous ces chromosomes – celui d’Adam – remontait lui à entre 50 000 et 100 000 ans. Mais il ne s’agissait que de sondages. Grâce aux avancées techniques, une des équipes qui publient dans Science a entièrement déchiffré le chromosome Y de 69 hommes, provenant de neuf régions du monde. Elle y a trouvé 11 000 différences. «Avant le séquençage à haut débit, l’arbre généalogique du chromosome Y n’était basé que sur quelques centaines de variants, relève un des auteurs, David Poznik, de l’Université de Stanford, en Californie. On avait la topologie générale, mais on ne pouvait pas dire grand-chose sur la longueur des branches.» La longueur des branches est ce qui marque l’écoulement du temps. L’étude resitue l’existence d’«Adam» entre 120 000 et 156 000 ans et – en comparant également l’ADN mitochondrial de ces hommes – celle d’«Eve» entre 99 000 et 148 000. De quoi nous rassurer sur les relations de nos vénérables ancêtres? Pas vraiment. Même si les périodes se chevauchent, on parle d’une fourchette de plusieurs dizaines de milliers d’années. Il est vraisemblable que nos Adam et Eve ne se soient jamais connus, bibliquement ou même de vue. Si l’on parlait de mythologie, ce serait fâcheux. Mais il s’agit de génétique. Cet Adam et cette Eve n’étaient pas seuls au monde et ne faisaient apparemment même pas partie des tout premiers Homo sapiens. Ce sont simplement deux individus qui ont transmis une partie de leur patrimoine génétique, à l’ensemble de l’humanité pour la femme, à toute sa population mâle pour l’homme. «Il est possible que la sélection naturelle ait joué un rôle, que certains chromosomes Y soit plus «fit» que d’autres, mais c’est à mon avis très marginal, explique Nicolas Perrin. Il s’agit de hasard: certaines personnes ont plus de succès reproductif, elles font plus d’enfants que d’autres. C’est ce qu’on appelle la dérive génétique.» Le chercheur ajoute que si l’on modélise ces variations de succès reproductif, on s’aperçoit que les lignées convergent forcément en un certain point. David Poznik estime aussi que l’on a affaire à un processus aléatoire: «Certaines lignées s’éteignent, d’autres perdurent. Mais il est également possible que des éléments de l’histoire démographique humaine entrent en compte.» Les scientifiques constatent en effet que plus un groupe est petit, plus la dérive génétique est importante. «Il est donc probable que l’ancêtre commun remonte 2 sur 4 20.08.13 11:22 LeTemps.ch | L’édition en ePaper http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/cbd90f5c-0910-11e3... à une période où la population humaine était restreinte», relève Nicolas Perrin. L’étude qui suggère que Gengis Kahn aurait transmis son chromosome Y à 16 millions d’hommes d’aujourd’hui demeure controversée. Tout comme celle, plus récente, qui fait remonter à Giocangga, un des ancêtres de la dernière dynastie impériale chinoise, 1,5 million de nos contemporains orientaux. Mais elles illustrent comment certains mâles dominants, régnant sur de vastes territoires et ayant l’occasion de mélanger leur ADN avec celui de beaucoup de femmes, auraient pu répandre leur patrimoine génétique. A plus forte raison, au sein d’une dynastie, dont le propre est de passer ce type d’avantages reproductifs de père en fils, comme le chromosome Y. Pour une femme, vu le temps et l’énergie nécessaire à la gestation, il est logistiquement beaucoup plus laborieux de répandre son patrimoine génétique. Même en se donnant beaucoup de peine, aucune ne peut prétendre rivaliser avec ces grands conquérants. «En moyenne, les hommes et les femmes ont autant d’enfants, commente Nicolas Perrin. Mais il y a beaucoup moins de variance de succès reproductif entre les femmes qu’entre les hommes. Les premières restent plus proches de la moyenne. Tandis que chez les derniers, certains ont beaucoup de descendants et d’autres pas du tout.» Un chromosome Y peut donc envahir une population beaucoup plus rapidement que de l’ADN mitochondrial. Pour cette raison, il semblait logique que l’Eve génétique soit plus ancienne que son pendant masculin. «Mais cela est vrai pour des populations qui se mélangent, poursuit le scientifique. Or, outre un séquençage plus approfondi, les études récentes offrent aussi un meilleur échantillonnage. Les chercheurs ont notamment analysé le patrimoine génétique de certaines populations de chasseurs-cueilleurs africains – comme les Bochimans de Namibie ou certaines ethnies de Pygmées – qui se sont éloignées très tôt des autres lignées et ne se sont plus tellement mélangées avec le reste de l’humanité. Dans ces populations, on retrouve des chromosomes Y très anciens. Il est donc normal que ces études rapprochent la période d’existence de l’ancêtre commun mâle de celle de l’ancêtre commun femelle, avant que ces lignées ne divergent des autres.» Ces calculs temporels sont toutefois délicats. Ils dépendent fortement de l’estimation du taux de mutations, qui varie d’une équipe à l’autre. La deuxième étude publiée par Science, sur la population sarde, fait d’ailleurs remonter l’existence de l’Adam génétique encore plus loin: entre 180 000 et 200 000 ans. «Il faut, si possible, croiser les résultats avec d’autres disciplines, comme la paléontologie humaine ou l’archéologie», souligne Ninian Hubert Van Blyenburgh, du Département de génétique et évolution de l’Université de Genève. Il rappelle en outre que ces analyses ne nous racontent l’histoire que d’un seul chromosome. C’est le problème qui se pose lorsque certaines compagnies proposent de lire votre lointain passé dans votre chromosome Y ou dans votre ADN mitochondrial. Il s’agit d’informations concernant l’origine et le parcours d’un seul de vos ancêtres ou du moins d’une seule lignée parmi la multitude d’autres 3 sur 4 20.08.13 11:22 LeTemps.ch | L’édition en ePaper http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/cbd90f5c-0910-11e3... qui ont constitué votre patrimoine génétique: celle du père du père du père… de votre père ou de la mère de la mère de la mère… de votre mère. Reste que si les résultats sont la plupart du temps anecdotiques, il y a des cas où l’anecdote a de quoi occuper plus d’un repas de famille. Comme celui d’Albert Perry, un Afro-Américain, décédé depuis peu. Il y a quelques années, un échantillon de son ADN a été analysé par une de ces compagnies. Surprise: son chromosome Y ne ressemblait à aucun autre. En février dernier, des chercheurs de l’Université de Tucson, en Arizona, ont toutefois fait savoir qu’ils étaient parvenus à le retracer jusqu’à une petite population du Cameroun. Plus précisément, le chromosome Y de feu Albert Perry présente des similitudes avec celui de 11 autres hommes vivant tous dans le même village. Mais il est tellement différent de celui du reste des hommes, que les chercheurs estiment qu’il a divergé des autres lignées il y a près de 340 000 ans, soit bien avant l’apparition d’Homo sapiens. Une des hypothèses avancées est que ce chromosome provient d’une espèce humaine archaïque, aujourd’hui disparue, mais qui se serait hybridée avec la nôtre au cours des 200 000 dernières années. Au fur et à mesure que le séquençage d’ADN devient plus courant, d’autres découvertes de ce type risquent de venir ébranler le trône d’Adam, le patriarche. «On a déjà montré que les Européens portent les traces génétiques d’hybridation avec l’homme de Neandertal. Il est tout à fait possible que l’on tombe un jour sur un chromosome Y qu’il nous aurait légué», estime Nicolas Perrin, que cette perspective réjouit au plus haut point. Qui sait de combien de secrets de famille millénaires notre ADN est le dernier témoin? © 2013 LE TEMPS SA 4 sur 4 Vers le haut 20.08.13 11:22