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Introduction
Parmi les Européens sceptiques devant l’adhésion turque à l’Union européenne, il est fréquent
d’entendre que la Turquie a deux âmes dont une seule est européenne. Ils opposent au
cosmopolitisme d’Ankara ou d’Istanbul ou encore du littoral turc, le vaste intérieur anatolien
perçu comme rétrograde, pauvre et en décalage avec les valeurs européennes. Selon le point de
vue récemment exprimé par Wolfgang Schauble, un des principaux penseurs en matière de
politique étrangère de l’Union des Chrétiens-démocrates en Allemagne,
«Une partie de la Turquie, tout comme la Russie, est européenne. Mais, une partie beaucoup
plus vaste de la Turquie, tout comme la Russie, n’est certainement pas en Europe. Pour cette
raison, la Russie ne peut jamais vraiment s’intégrer dans l’Union européenne.»1
L’argument fondé en partie sur l’économie mais, plus précisément sur la culture, a emmené un
bon nombre de penseurs à conclure que la Turquie devrait certainement bénéficier des relations
plus étroites avec l’Union européenne. Toutefois ces relations ne devraient jamais déboucher sur
une adhésion à part entière, nuisible aux deux parties.
L’Anatolie centrale (en turc, Orta Anadolu) constitue le cœur de cette ‘autre’ Turquie. La
perception assez populaire d’une Anatolie non-européenne a été créée au cours de plusieurs
décennies tant par des étrangers décrivant dans leur ouvrages la culture paysanne du pays, que
par les fonctionnaires de la république de Turquie en lutte contre les problèmes causés par une
société traditionnelle et rétrograde. Selon ces deux groupes, les aspects les moins européens de la
Turquie sont concentrés sur le sol anatolien: une culture patriarcale et islamique profondément
enracinée dans les rythmes invariables d’une vie paysanne fondée sur le blé, le mouton et les
tapis tissés à la main.
Déjà en 1949, passant en revue l’économie turque pour le gouvernement américain, un ancien
cadre exécutif de la société Standard Oil, Max Thornburg, écrivait:
«L’impression que l’on emporte avec soi de la Turquie est celle d’une mince couche de
modernité importée de l’étranger et imposée d’en haut, avec grande volonté et ferveur, à une
population dont la plus grande partie est toujours trempée dans des modes de vie médiévaux
ou même antiques.»2
Dans le monde rural de l’Anatolie des années 1950, trois décennies après la fondation de la
république de Turquie, 68 pour cent des adultes étaient encore illettrés3. Trente ans plus tard, une
anthropologue américaine, Carol Delaney, au terme des deux années qu’elle a passées à étudier
un village de l’Anatolie centrale concluait que, du point de vue culturel et économique, le monde
paysan avait peu évolué.4 En effet, Delaney décrivat dans son travail, un univers moral centré sur
la procréation et un partage rigide des rôles entre les hommes et les femmes.
1 Financial Times, août 2005
2 Max Thornburg,
Turkey - An Economic Appraisal
, 1949
3 Alice Amsden,
The Rise of the Rest - Challenges to the West from Late-Industrialising Economies
, 2001, tableau, p. 60
4 Carol Delaney,
The Sead and the Soil - Gender and Cosmology in Turkish Village Society
, 1991, p. 239
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