comme celui de la santé, ou celui de l'expérimentation animale. Bien entendu, cela ne se fait pas sans problèmes, il est
évident qu'il y a énormément de choses à faire pour clarifier le rôle de l'éthique dans ces processus. Mais nous
observons un vrai changement de perspective.
Parce que dans ces cas-là, l'éthique est vraiment pensée comme un moyen de se poser des questions ou
comme quelque chose qui surplombe, qui dicte des règles ?
L'éthique produit des questions mais elle n'est pas pensée comme un espace autonome. Dans ces comités locaux
d'éthique sur l'expérimentation animale, elle intervient encore un peu à l'extérieur, un peu comme quelque chose qui juge
et est parfois considérée comme une lourdeur administrative de plus. Ce n'est pas une morale, mais ce n'est pas non
plus une éthique qui questionne. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir mais c'est tout nouveau. Ces réglements
sont les symptômes d'une prise de conscience que l'éthique est une dimension à part entière de la recherche. Après,
derrière ce symptôme, il faut aller plus loin, regarder comment ça se passe localement, concrètement. On s'aperçoit qu'il
y a encore beaucoup de travail à faire pour que l'éthique devienne une pratique plus quotidienne. Une issue pourrait être
d'intégrer ces disciplines – éthique, philosophie - en tant que disciplines autonomes dans les laboratoires de « sciences
dites dures ». Par exemple, aujourd'hui, à l'INRA, des biologistes côtoient des éthiciens, des juristes, des économistes et
des sociologues. Toutefois si l'éthique veut être autonome dans le cadre d'une démocratie des disciplines, il faut qu'elle
soit robuste. Elle doit donc être rigoureuse dans son analyse, et développer des méthodologies pour assurer une sorte
de transparence dans la façon dont elle a formé ce qu'elle dit et ce qu'elle avance. Il y a des méthodologies plutôt
d'inspiration anglo-saxonnes ou des pays du Nord tels la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, le Royaume-Uni qui sont très
intéressantes et novatrices. La matrice éthique en est un exemple.
Pouvez-vous expliquer ce qu'est une matrice éthique ?
La matrice éthique est un outil qui aide à faire émerger des valeurs. C'est le premier objectif. On est face à un problème
scientifique, technique, complexe et on se pose la question de savoir comment faire en sorte que des valeurs liées à ce
problème émergent de façon quasi-exhaustive. C'est ambitieux mais avec cet outil, on y arrive et ce, de façon très
pertinente. C'est un outil qui se base sur deux principes pluralistes. Le premier est le pluralisme des traditions morales.
Prenons un exemple dans les sociétés occidentales. Nous sommes héritiers de traditions morales qui sont très fortes.
L'éthique ne va pas s'opposer à la morale mais elle va l'intégrer. Nous sommes tous héritiers d'une tradition utilitariste
selon laquelle nos actes doivent maximiser le bien-être du plus grand nombre. En même temps, nous sommes aussi les
héritiers de la déontologie kantienne, très attentive à la dignité de l'homme, considérant l'homme comme une fin et
jamais comme un moyen. C'est une autre tradition morale, très différente de l'utilitarisme, mais qu'il faut prendre en
compte également. A cela, il y a un troisième principe qui a plutôt émergé au cours du XXe siècle, et qui a trait à la
justice. Il s'agit du principe de justice et d'équité. La matrice éthique va donc prendre en compte ces trois grandes
traditions avec le principe pluraliste selon lequel on n'a pas à choisir, a priori, une de ces traditions. On les prend toutes
en compte.
Le deuxième principe est celui du pluralisme des acteurs. Ce principe dit que quand on est face à un problème ou une
question ou un enjeu lié aux sciences et aux techniques, il faut essayer de prendre en compte tout le monde, et à égalité.
Il s'agit d'élargir le spectre de la considération. Pour cela, on regarde qui est touché directement ou indirectement par la
question qu'on pose. Par exemple, qui est touché directement ou indirectement par la question des nanotechnologies ? Il
n'y a pas que l'industrie, il n'y a pas que les scientifiques, il n'y a pas que les ingénieurs. Il y a peut-être aussi les
consommateurs, les citoyens, les générations futures, voire les animaux...
Comment faire se croiser à la fois la pluralité des traditions avec la pluralité des acteurs ?
Grâce à un dispositif en matrice où on va mettre les traditions morales en colonnes, les acteurs en lignes, et ensuite il y a
un exercice de questionnements qui fait émerger des valeurs. On se pose la question de savoir quelle est la valeur qui
représente pour tel acteur le principe de bien être ou le principe d'autonomie ou encore le principe de justice. Ça fait
émerger les valeurs. Et donc quand, on a trois traditions morales et si on a au moins quatre acteurs, cela nous fait douze
valeurs. Si on a cinq acteurs, ça fait quinze valeurs, etc. Le but est de n'exclure personne, c'est un exercice d'inclusion.
Une forme d'éthique inclusive. On est là au premier stade de la réflexion.
Est-ce que l'on peut illustrer cela par un exemple concret ?
La question des OGMs nous pose des problèmes depuis vingt-cinq ans, et ce sont toujours les mêmes. Cela vient entre
autres du fait que l'on a voulu aller trop vite vers le consensus et qu'on a exclu de nombreuses considérations. On ne
savait pas comment traiter des dimensions considérées comme non scientifiques et qui ne rentraient pas directement
dans le paradigme du risque. Le paradigme du risque implique d'emblée la probabilité, il est un appel à la quantification.
Dès 1992, quand le problème des OGMs a éclaté publiquement en France, on a vu qu'il y avait des questions
économiques, sociologiques, sociétales, éthiques, mais on ne savait qu'en faire, donc on ne les a pas considérées
directement. De fait, on est parti bille en tête sur une évaluation des risques qui a exclu tous les autres éléments. Cela a
créé un biais de départ dans la façon de considérer les questions liées aux OGMs. Si aujourd'hui il y a une opposition
aussi frontale entre les pro et les anti OGMs, c'est entre autres parce que l'on n'a pas réussi à dire ce qu'est cet objet et
quelles sont les valeurs, et toutes les dimensions qu'il faut prendre en compte.