OCEANOLOGICAACTA 1987- VOL.10- W 2 Présence de bactéries méthanogènes méthylotrophes dans les sédiments profonds du détroit de Makassar (Indonésie) tar----- Bactéries sulfato-réductrices Méthanogènes méthylotrophes Sédiments profonds Sulfate-reducing bacteria Methylotrophic methanogens Deep-sea sediments Danielle G. MARTY, Jean E. GARCIN Microbiologie Marine, CNRS, Université de Provence, 3, place Victor-Hugo, F 13331 Marseille Cedex 3, France. Reçu le 16/6/86, révisé le 19/9/86, accepté le 6/10/86. RÉSUMÉ La compétition entre les bactéries sulfato-réductrices et les bactéries méthanogènes pour l'utilisation de substrats communs (hydrogène et acétate), a longtemps été considérée comme l'un des principaux facteurs contrôlant la méthanogénèse dans les sédiments marins. De récentes études ont montré que les méthylamines, et plus particulièrement la triméthylamine, pouvaient constituer des précurseurs méthanogènes « non-compétitifs >> quantitativement importants dans certains écosystèmes marins. Les cinq espèces méthanogènes méthylotrophes marines décrites actuellement, ont toutes été isolées de sédiments peu profonds. Au cours de la mission « Misedor » du N/0 « Jean Charcot » en.Indonésie, nous avons pu mettre en évidence la présence de bactéries méthanogènes dégradant les méthylamines, dans les sédiments d'une fosse océanique de 2 000 rn de profondeur, dans le détroit de Makassar. Oceanol. Acta, 1987, 10, 2, 249-253. ABSTRACT Occurrence of methylotrophic methane-producing bacteria in deep-sea sediments collected in Makassar Strait (Indonesia) Competition for hydrogen and acetate between sulfate reducing and methane producing bacteria has generally been recognized as one of the major factors controlling methanogenesis in anoxie marine sediments. Recent studies have shown that methylarnines, and trimethylamine in particular, could be significant "non-competitive" methane precursors in a variety of marine systems. Recently five methylotrophic methanogenic bacteria were isolated from shallow marine sediments. During the "Misedor" cruise of the R.V. "Jean Charcot" in Indonesia, we detected methanogenic bacteria able to produce methane from methylamines, in sediments collected from an oceanic trench at a depth of 2 000 rn, in the Makassar Strait. Oceanol. Acta, 1987, 10, 2, 249-253. INTRODUCTION la plupart des dénombrements et des mesures d'activité de la microflore méthanogène ont utilisé H 2 -C02 comme substrat, ce qui a pu fausser quelque peu les conclusions tirées quant aux caractéristiques des populations méthanogènes dominantes in situ (King, 1984 a). Les études réalisées avec des traceurs radioactifs (carbonate et acétate) ont montré que, dans les sédiments . marins, le méthane provenait principalement de la réduction du carbonate. Toutefois, après épuisement du sulfate présent, l'acétate, précurseur méthanogène potentiel, est utilisé par les bactéries méthanogènes, ce La sulfato-réduction et la méthanogénèse sont des processus microbiens particulièrement importants dans les environnements anoxiques, où ils constituent les étapes finales majeures de la minéralisation de la matière organique (Mountfort, Asher, 1981; Senior et al., 1982). Jusqu'à ces dernières années, il était admis que les bactéries méthanogènes étaient toutes capables de produire du méthane par réduction du gaz carbonique avec l'hydrogène (Balch et al., 1979). Par conséquent, 0399-1784/87/02 249 05/$ 2.50/@ Gauthier-Villars 249 , O. G. MARTY. J. E. GARCIN La présence de bactéries méthanogènes capables de métaboliser les méthylamines pouvant influer fortement sur la quantité de méthane produit dans certains biotopes sédimentaires, nous avons cherché à mettre en évidence des bactéries méthanogènes présentant de telles potentialités cataboliques dans les sédiments prélevés dans le détroit de Makassar (Indonésie) au cours de la mission pluridisciplinaire « Misedor » du N/0 «Jean Charcot» (décembre 1984). qui implique l'existence, dans les sédiments marins, de bactéries méthanogènes capables d'utiliser des substrats méthylés (Warford et al., 1979; Senior et al., 1982). Des caractéristiques thermodynamiques et cinétiques favorisent les bactéries sulfata-réductrices par rapport aux bactéries méthanogènes pour l'utilisation de l'acétate et de l'hydrogène (Lovley, Klug, 1983 a; Robinson, Tiedje, 1984). Dans les sédiments marins ou intertidaux, biotopes où la concentration en sulfate est relativement élevée, la sulfata-réduction est donc le processus dominant, au détriment de la méthanogénèse (Mountfort, Asher, 1981; Oremland, Polcin, 1982). Des études récentes effectuées sur les bactéries méthanogènes méthylotrophes marines ont mis en évidence l'importance du rôle que pourraient jouer des précurseurs méthanogènes méthylés tels que le méthanol et les méthylamines dans des sédiments où la sulfatoréduction est active (Oremland et al., 1982; Lovley, Klug, 1983 b; Winfrey, Ward, 1983). En particulier, la triméthylamine, qui provient de la décomposition de la choline et de la glycine bétaïne, deux composés synthétisés par de nombreux organismes marins, présente l'avantage d'être peu ou pas utilisée par les bactéries sulfata-réductrices. La triméthylamine pourrait donc constituer un précurseur méthanogène quantitativement important dans les sédiments marins (King, 1984 a; 1984 b; Sowers et al., 1984). Cependant, des études comparant les pools de triméthylamine présents dans les sédiments et l'activité des bactéries méthanogènes méthylotrophes, sont encore nécessaires pour pouvoir quantifier le rôle de ces bactéries dans les écosystèmes océaniques. MATÉRIEL ET MÉTHODES La mission Misedor a permis l'étude de 19 stations de prélèvement (fig. 1) entre 50 et 2 500 rn de profondeur, situées soit à proximité des îles Lima, soit sur trois radiales au large du delta de la Mahakam (Est-Kalimantan). Les prélèvements de sédiments superficiels (niveaux étudiés: 0-2 cm, 4-6 cm, 10-12 cm et 1820 cm) ont été effectués à l'aide d'un carottier Reineck court. Le sédiment profond (niveaux étudiés: 50 cm, 150 cm, 250 cm, 400 cm et 600 cm) a été prélevé à l'aide d'un carottier Kullenberg. Le potentiel d'oxydo-réduction a été mesuré avec une électrode (Ag/AgCl) à pointe de pénétration. Les dénombrements des différentes populations bactériennes anaérobies (bactéries hétérotrophes anaérobies, sulfata-réductrices et méthanogènes) ont été réalisés sur les sédiments de 9 stations de prélèvement. Ces dénombrements ont été effectués en milieu liquide selon la technique du nombre le plus probable en ensemençant trois tubes par dilution dans un milieu préparé selon la technique de Hungate (1969) : E112o &120° Mer de .Java . ... .. •t Figure 1 e Localisation des stations de prélèvement (mission << Misedor » du N/0 << Jean Charcot», décembre 1984). 0 Études bactériologiques. e Location of samp/ing stations ("Misedor" cruise of the R. V. "Jean Charcot", December 1984). 0 Bacteriological studies. Mer de Bali 250 j ·· MËTHANOGËNES MËTHYLOTROPHES DANS DES SËDIMENTS PROFONDS • milieu de base (en g/1) : KH 2 P04 0,41; Na 2 HP04.7H20 0,53; NH 4Cl 0,030; NaCl20; CaCl 2.2H 2 0 0,11; MgCl 2 .6H 2 0 0,11; NaHC03 5; Na 2 S.9H 2 0 0,3; cystéine 0,3; résazurine 0,001; extraits de levure 1; biotrypcase 1; oligo-éléments (Ben-Bassat et al., 1981) (10 ml); • les bactéries hétérotrophes anaérobies ont été cultivées en tubes dans le milieu de base enrichi en extraits de levure et peptone (respectivement 4 et 5 g/1), sous atmosphère N 2-C02 (80-20%). Après 8 jours d'incubation à 20°C, les tubes positifs sont ceux présentant un trouble bactérien; • les bactéries méthanogènes non méthylotrophes ont été dénombrées en tubes contenant le milieu de base enrichi en formate (5 g/1), sous atmosphère H 2 -C02 (80-20 %) ; les bactéries méthanogènes méthylotrophes ont été dénombrées en tubes contenant le milieu de base enrichi en acétate (3 g/1), méthanol (5 mlfl) et triméthylamine (12 ml/1), sous atmosphère NrC0 2 (8020%). Après un mois d'incubation à 20°C, les tubes positifs sont ceux dont l'atmosphère contient du méthane; Je méthane est détecté par chromatrographie en phase gazeuse .à catharomètre (Marty, 1983); • les bactéries sulfato-réductrices ont été dénombrées en tubes contenant le milieu de base dans lequel les réducteurs soufrés (Na 2 S et cystéine) ont été remplacés par du citrate de titane (Zehnder, Wuhrmann, 1976) (19 mlfl), et enrichi en formate (2 gfl), lactate (2 g/1), acétate (2 g/1), FeC1 2 (2 g/1) et Na 2 S04 (1 g/1), sous atmosphère H 2-C02 (80-20%). Après 8 jours d'incubation à 20°C, les tubes positifs sont ceux contenant un précipité de sulfure de fer. NIVEAUX 0-2c:m 11-Dc• 1 0-12cm Eh •003mV •OOlmV +120mV NIVEAUX 0-2cm 't-6cm 10•12cm IB•20cm 0-2cm 11-Dcm ID-12c,. IB-2Dcm •OIIOIIIY -150mV -2115mV ·IIIDmY -IB!imV -175rnV -155mV -160mV Eh -1 llO mY •160mV -055mV -120mV -130n!V E l'o • ! 2 10 NIVEAUX Eh 0-2cm lt-l!cm I0-12cm 18-20cm 0-2cm '+-6c• 10•12cm 18•20cm •070mV -070mV •llOmV •150mV -OlOIIIY -DG5mY -115mV -llfOmY •.~ • ID " ~ID 2 NIVEAUX Eh D-2cm ll-6cm 10-12cm 18-2Dcm 0-2cm lit-Den~ I0-12cm 18-20cm •OBI!mV -120mV ·lltO...V ·170mV -OG7mV ·l:ZOmV ·130mV ·130mV Figure 2 Répartition verticale des populations bacté~e~nes anaérobie~ et du potentiel d'oxydo-réduction (Eh) dans les sediments superf1crels (020 cm) de 9 stations de prélèvement : • Bactéries hétérotrophes anaérobies; ~ Bactéries sulfato-réductrices; fi Bactéries méthanogènes non-méthylotrophes; Iii! Bactéries méthanogènes méthylotrophes. Vertical distribution of anaerobie bacterial populations and redox potential (Eh) in superficial sediments (0-20 cm) at 9 sampling sta!ions: 0 Heterotrophic anaerobie bacteria; E!i!l Sulfate-reducing bacter1a; If Non-methylotrophic methanogenic bacteria; {l§1 Methylotrophic methanogenic bacteria. RÉSULTATS Parmi les populations bactériennes anaérobies étudiées (fig. 2), les bactéries hétérotrophes anaérobies se développant sur milieu peptoné, avec des effectifs variant entre 2.10 3 et 2.104 bactéries par millilitre de sédiment, sont les plus abondantes et les plus ubiquistes, puisque présentes dans les sédiments des 9 stations et à tous les niveaux sédimentaires étudiés. Les bactéries sulfatoréductrices, dont les effectifs sont plus restreints (6 à 250 bactéries/ml), sont toujours présentes dans les sédiments superficiels, mais disparaissent rapidement avec l'enfouissement, et sont généralement absentes audelà de 50 cm. Le nombre limité de bactéries sulfatoréductrices présentes est compatible avec l'état faiblement réduit de ces sédiments qui, dans la majorité des cas, ne permettent pas le développement de populations bactériennes méthanogènes. ou les méthylamines ont été mises en évidence dans les sédiments superficiels de la station 11 (niveau 0-2 cm). Les stations 13 et 15 sont situées sur la radiale sud au large du delta de la Mahakam. La station 13 est située sur le plateau continental à une profondeur ete 50 rn, alors que la station 15 se trouve sur le talus continental à une profondeur de 250 m. La station 11 est située près du Sulawesi (Célèbes) dans une dépression océanique, à 1990 rn de profondeur. Dans ces trois stations, les bactéries méthanogènes sont uniquement présentes dans les couches sédimentaires les plus récentes, pouvant correspondre à des dépôts plus ou moins épais suivant la vitesse de sédimentation dans ces zones : 0- · 2 cm dans la fosse océanique (station 11), 0-6 cm dans la station 15, soumise aux apports fluviatiles de la Mahakam, et 0-20 cm à l'embouchure de la Mahakam (station 13) où la vitesse de sédimentation est la plus élevée. Une souche méthanogène a pu être obtenue en culture pure à partir des tubes de dénombrement des bactéries méthanogènes méthylotrophes de la station 11 (niveau 0-2 cm). Cette souche se rattache au genre Methanosarcina par sa morphologie, et est capa?le de produire du Des bactéries méthanogènes ont pu être mises en évidence dans les sédiments de trois stations seulement, leurs effectifs variant entre 6 et 25 bactéries/ml. Des bactéries méthanogènes utilisant H 2 -C02 ou le formate ont été détectées dans les sédiments de la station 13 (niveaux 0-2 cm, 4-6 cm, 10-12 cm et 18-20 cm) et de la station 15 (niveaux 0-2 cm et 4-6 cm). Des bactéries méthanogènes capables d'utiliser l'acétate, le méthanol 251 D. G. MARTY, J. E. GARCIN t ,. méthane à partir de H 2 -C02 , de l'acétate, du méthanol, de la monométhylamine, de la diméthylamine et de la triméthylamine. En culture pure, cette souche se développe sur H 2 -C02 , ce qui n'avait pu être observé lors des cultures d'enrichissement initiales. On peut supposer que cette réponse négative était due à une consommation plus rapide de l'hydrogène par des bactéries anaérobies non-méthanogènes, empêchant le développement de la souche méthanogène. Mais la grande versatilité nutritionnelle de celle-ci, et surtout sa capacité à métaboliser les méthylamines, lui permettent de se développer simultanément avec les autres populations bactériennes anaérobies, en utilisant des substrats rarement utilisés par les micro-organismes hétérotrophes. DISCUSSION Les bactéries méthanogènes qui sont caractérisées par des potentialités cataboliques très limitées, correspondent aux bactéries les plus sensibles à l'oxygène connues actuellement. La distribution et l'activité de ces bactéries sont donc restreintes aux environnements anoxiques, dans lesquels des bactéries associées maintiennent un faible potentiel redox et produisent des substrats utilisables par les bactéries méthanogènes. Si, dans les écosystèmes sédimentaires lagunaires, estuariens ou lit- · toraux, la quantité de matière organique présente est suffisamment importante pour permettre l'établissement de conditions anoxiques, ceci est rarement le cas dans les sédiments océaniques profonds. Une quarantaine d'espèces méthanogènes pouvant être séparées en espèces méthylotrophes et non-méthylotrophes, ont été décrites et répertoriées au niveau international (Dubach, Bachofen, 1985). La plupart de ces espèces sont capables d'utiliser uniquement H 2 -C02 ou H 2 -C02 et le formate. Certaines de ces souches nonméthylotrophes ont été isolées de sédiments marins, dont trois de sédiments marins prélevés à plus de 1000 rn de profondeur, dans des zones qui se singularisent par leur caractère anoxique : la Cariaco Trench dans l'Océan Atlantique (Romesser et al., 1979), la Mer Noire (Romesser et al., 1979) et les sources hydrathermales du Pacifique Est (Jones et al., 1983). Les souches méthanogènes méthylotrophes sont plus rares; parmi les sept espèces connues actuellement, cinq sont d'origine marine, et ont toutes été isolées de sédiments prélevés à des profondeurs inférieures à 50 rn, en Médi- 252 terranée (Konig, Stetter, 1982), dans l'Océan Pacifique (Sowers, Ferry, 1983; Sowers et al., 1984), dans l'Océan Indien (Zhilina, 1983), ou en Mer du Nord (Blotevogel et al., 1986). Les études que nous avons effectuées dans le détroit de Makassar correspondent donc à la première mise en évidence de bactéries méthanogènes méthylotrophes dans des sédiments marins profonds (1990 rn). La présence de bactéries méthanogènes benthiques dans cette dépression océanique sous-entend un apport important de matière organique et une·sédimentation rapide, permettant l'établissement de conditions favorables au développement de bactéries méthanogènes. Dans les biotopes sédimentaires marins, les deux accepteurs terminaux d'électrons les plus abondants sont le carbonate et le sulfate. Les bactéries méthanogènes qui réduisent le carbonate en méthane, entrent en compétition défavorable avec les bactéries sulfata-réductrices, ces dernières utilisant l'hydrogène plus rapidement. Au contraire, les bactéries méthanogènes capables d'utiliser des substrats tels que la triméthylamine, pour laquelle la compétition est minimale ou inexistante, peuvent se développer simultanément et indépendamment des bactéries sulfata-réductrices, et pourraient donc jouer un rôle plus important que celui qui a été attribué jusqu'à présent aux bactéries méthanogènes dans la minéralisation de la matière organique. Les bactéries méthanogènes qui utilisent le carbonate comme accepteur d'électrons, constituent les maillons ultimes du transfert des électrons produits par la décomposition anaérobie de la matière organique. Par contre, les bactéries méthanogènes méthylotrophes qui sont capables d'utiliser les méthylamines comme seules sources de carbone et d'énergie, agissent à un stade plus précoce de la minéralisation de la matière organique, en intervenant dans la fermentation des amines. De plus, dégradant les méthylamines en CH 4 , C02 et NHt, ces bactéries méthanogènes méthylotrophes interviennent aussi bien dans le cycle du carbone que dans le cycle de l'azote. Remerciements Ce travail a été effectué dans le cadre du Groupement Scientifique « Misedor ». MÉTHANOGÉNES MÉTHYLOTROPHES DANS DES SÉDIMENTS PROFONDS RÉFÉRENCES Balch W.E., Fox G.E., Magrum L.J., Woese C.R., Wolfe R.S., 1979. Methanogens: reevaluation of a unique biological group, Microbiol. Rev., 43, 260-296. Ben-Bassat A., Lamed R., Zeikus J. G., 1981. Ethanol production by thermophilic bacteria: metabolic control of end product formation by Thermoanaerobium brockii, J. Bacteriol., 146, 192-199. Mountfort D. O., Asher R. A., 1981. 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