CONJ • RCSIO Summer/Été 2014 175
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Pourtant, au beau milieu des diverses représentations oncolo-
giques et populaires de la survivance au cancer, de plus en plus
de voix s’élèvent contre les conceptions avancées par la société
dominante de la vie avec et après le cancer. Étant eux-mêmes des
« survivants » du cancer, ces critiques dénonçaient le ton inlas-
sablement optimiste des représentations de la survivance au
cancer (Ehrenreich, 2001; Segal, 2010). Comme le documentaire
L’Industrie du ruban rose (Pool, 2011) en témoigne, des préoccu-
pations ont également été exprimées au sujet de la corporatisa-
tion et de la « rosification » du cancer du sein et de leur incidence
sur la recherche et la pratique. Bien que ces préoccupations
semblent fort éloignées du travail quotidien des professionnels
de l’oncologie, la critique plus générique des conceptualisations
actuelles de la survivance au cancer qu’elles comportent implique
également le milieu de l’oncologie—quelques fois par le biais
de l’expérience professionnelle et personnelle (Astrow, 2012).
Comme les auteurs Delvecchio Good et al. (1990) le signalent, « la
pratique oncologique d’une nation n’est pas seulement façonnée
par la technologie et la thérapeutique médicales, mais aussi par
les cultures locales populaires et médicales » (p. 55-56, traduc-
tion libre).
En prêtant attention au contexte social du cancer et à ses signi-
fications culturelles complexes, un nombre croissant de spécia-
listes des sciences sociales et humaines mènent des recherches sur
la maladie accompagnés en cela par des chercheuses infirmières
influencées par les théories et les méthodes des sciences sociales.
Par contre, la plupart du temps, le milieu de l’oncologie reste encore
peu conscient de ces écrits publiés dans la majorité des cas dans
des ouvrages et des revues qui ne sont pas cités dans les répertoires
standards d’ouvrages en sciences de la santé. Nous nous proposons
donc d’offrir aux professionnels des soins en oncologie quelques
réflexions sur les types de messages qui peuvent être involontai-
rement transmis aux patients, en nous inspirant des conclusions
d’érudits éclairées par les perspectives des sciences sociales et
humaines.
Quels messages les professionnels
de la santé véhiculent-ils
involontairement?
Avoir le cancer est un choix
On remarque, dans les écrits en oncologie, qu’on met de plus
en plus l’accent sur le mode de vie en lien avec la prévention du
cancer, à la fois secondaire et tertiaire. Dans ces écrits, il est sug-
géré que des facteurs associés au mode de vie tels que le régime
alimentaire, le poids, et l’activité physique jouent un rôle clé sur
le plan de la prévention du cancer et de sa récidive. Jusqu’à pré-
sent, cette recherche en est encore à ses débuts, et les preuves
concernant l’incidence de la modification du mode de vie sur la
survivance au cancer sont plus nettes pour les morbidités liées
au traitement que pour la mortalité liée au cancer (Demark-
Wahnefried, Pinto & Gritz, 2006). Cependant, malgré les insuffi-
sances de cet ensemble de données factuelles, on a tendance à
vanter excessivement le rôle du mode de vie sur le plan de la pré-
vention tertiaire (Bell, 2010).
Bien qu’il semblerait bénéfique de proférer des encoura-
gements aux survivants du cancer pour qu’ils améliorent leur
régime alimentaire, leur poids et leurs niveaux d’activité phy-
sique et ce, quel que soit l’état des données factuelles, si l’on ne
prend pas bien soin d’atténuer ces messages, le cancer a vite fait
d’être présenté comme une question de choix. En d’autres mots,
on voit en lui une maladie qui peut être évitée si les gens font les
« bons » choix concernant leur mode de vie, c.-à-d. leur régime
alimentaire, leur poids et leur niveau d’activité physique. La
recherche en sciences sociales avance que les survivants du can-
cer sont souvent très conscients de ces messages portant sur le
mode de vie et qu’ils peuvent ressentir implicitement qu’on leur
attribue la responsabilité de leur cancer (Bell, 2010). Les résul-
tats de recherche suggèrent également qu’ils peuvent éprouver
le besoin d’être particulièrement vigilants relativement au mode
de vie (Sinding & Gray, 2005) ainsi qu’un sentiment de culpabi-
lité et d’autorécrimination dans le contexte d’une récidive (Bell,
2010).
Survivre au cancer est
tout un accomplissement
Les chercheurs soulignent depuis longtemps l’accent mis
sur le « patient héroïque » dans les représentations populaires
du cancer (Doan & Gray, 1992; Bell & Ristovski-Slijepcevic,
2013). Cependant, des traces de cette mise en relief du rôle de
l’optimisme et d’un esprit de lutte dans la survie au cancer se
dégagent également des divers sous-domaines de l’oncologie
(Delvecchio Good et al., 1990; Doan & Gray, 1992). D’ailleurs,
la terminologie que nous employons—rien que le terme « survi-
vant » lui-même—fait partie intégrante du problème. Cette dési-
gnation, qui existe depuis plusieurs siècles, s’est vu attribuer
différentes connotations au fil du temps. Par exemple, l’avène-
ment du darwinisme social a donné au terme « survie » les conno-
tations de condition physique, de compétitivité et de supériorité
(Bell & Ristovski-Slijepcevic, 2013). Depuis les années 1970, on
voit dans le survivant un individu qui existe en dépit de l’adver-
sité, qui continue de vivre par la suite ou encore qui est toujours
capable de s’en tirer indemne, de perdurer et de persister (Bell &
Ristovski-Slijepcevic, 2013).
Du fait de ces significations étendues, le terme « survivant » est
lui-même insidieux—un trait dont sont bien conscients tous ceux
qui se le voient attribuer. Comme Ehrenreich (2001) l’a observé,
« une fois que les traitements ont pris fin, on accède au statut
de “ survivant ” … le triomphalisme irresponsable de la “ survi-
vance ” dénigre les morts et les mourants » (p. 48, trad. libre). De
plus, en situant le cancer dans le passé (comme étant une chose
à laquelle on a « survécu »), le terme tend à masquer la présence
continuelle du cancer dans la vie des soi-disant survivants. Il rend
aussi invisibles le vécu des personnes atteintes de cancers métas-
tatiques dont un bon nombre vivent avec le cancer pendant de
plus longues périodes, lequel est alors une maladie chronique
mais essentiellement maîtrisée. Ils n’ont, quant à eux, ni « vaincu
le cancer » ni « y ont survécu » en ce sens où l’on n’a pas déclaré
l’absence de la maladie mais sans pour autant en être au stade
terminal.
Le cancer fait de vous une personne meilleure
Ces dernières années, le domaine de l’oncologie psychoso-
ciale a noté un intérêt soutenu pour des concepts tels que le
« dégagement d’effets avantageux » et la « croissance post-trau-
matique » ce qui suggère qu’un événement traumatisant peut
entraîner « une meilleure appréciation de la vie et une évolu-
tion du sens des priorités; des relations plus chaleureuses et
intimes avec autrui; un sens plus développé de la force per-
sonnelle; la reconnaissance de nouvelles opportunités ou voies
dans la vie; et enfin, un développement spirituel » (Tedeschi &
Calhoun, 2004, p. 6, trad. libre). Quoique conçues à l’origine en
tant que descriptions des changements positifs pouvant éven-
tuellement être provoqués par le cancer, on court le risque que
de tels concepts prennent une allure prescriptive—qu’il s’agisse
d’un état auquel tous les survivants doivent aspirer (Bell, 2012;
Segal, 2010; Segal, 2012). Ceci se manifeste nettement dans le
langage employé pour parler de la croissance post-traumatique,