Beaucoup de créationnistes
croient d’ailleurs qu’une
telle position fait partie de
la grande tradition théologique
chrétienne. En fait, il n’en est rien.
Plusieurs Pères de l’Église, dont
Saint Augustin, n’ont jamais par-
tagé cette thèse. Ils estimaient au
contraire que Dieu avait placé dès
le commencement du monde tou-
tes les potentialités susceptibles de
produire progres-
sivement, au cours
d’une histoire,
toutes les formes
de vie connues.
Les grands théolo-
giens, dont Thomas
d’Aquin, estiment
d’ailleurs que, d’or-
dinaire, Dieu res-
pecte pleinement
le déroulement des
causalités naturel-
les. Celles-ci pos-
sèdent leur pleine
autonomie, au
point qu’il est par-
faitement légitime
de ne jamais faire
intervenir Dieu
dans une lecture
scientifique des
phénomènes. Sur
ce point d’ailleurs,
que l’on appelle,
à la suite d’Henri de Dorlodot, le
« naturalisme chrétien », Darwin
lui-même et Thomas d’Aquin se
rejoignent en estimant qu’il ne
serait pas respectueux de transfor-
mer l’action de Dieu en une cause
naturelle parmi d’autres.
L’antidarwinisme tente aussi
de gagner des partisans à sa cause
en laissant supposer que Darwin
et la théorie de l’évolution seraient
nécessairement à la base des déri-
ves eugénistes mises en œuvre par
les totalitarismes contemporains.
On peut opposer à cela une série
de textes de Darwin, spécialement
dans la conclusion de son ouvrage
The Descent of Man, où le natura-
liste anglais déclare explicitement
que l’on ne peut jamais éliminer les
vies plus fragiles ou les individus les
plus défavorisés sans porter atteinte
à « la partie la plus noble de notre
nature ». Pour Darwin, la sélection
naturelle a sélectionné des êtres
capables de s’y opposer par des
comportements qui permettent jus-
tement de protéger les plus faibles.
Darwin est d’ailleurs d’une excep-
tionnelle qualité humaine. Il est, à
son époque,
l’un des rares
et courageux
opposants
à l’esclava-
gisme et à la
discrimination.
On évo-
que souvent
aujourd’hui le
mouvement
dit de l’Intel-
ligent Design.
Sans refuser
directement
la théorie de
l’évolution, ce
néo-création-
nisme prétend
que la biologie
ne peut expli-
quer l’émer-
gence de cer-
tains systèmes
très complexes (l’œil…) et que
cela impose donc le recours à une
« science de la création » utilisant,
dans le contexte scientifique, la
notion d’intentionnalité divine pour
rendre compte de cette émergence.
Tout comme l’ancien créationnisme,
celui-ci confond, sans prudence, les
niveaux de discours scientifi ques
et théologiques et s’éloigne com-
plètement du « naturalisme chré-
tien » cher aux plus célèbres Pères
de l’Eglise. De plus, la plupart des
exemples traités par la « science
de la création » peuvent faire l’objet
d’explications, en partie ou totale-
ment satisfaisantes, au cœur de la
génétique du développement, de la
biologie des systèmes ou de la théo-
rie des systèmes complexes.
Paradoxalement, la lutte, plei-
nement justifi ée, contre l’antidarwi-
nisme a conduit elle-même, au tra-
vers des médias, à sombrer dans des
simplismes et des erreurs concep-
tuelles et historiques. Ainsi par
exemple, le créationnisme est main-
tes fois confondu avec la doctrine de
la création et le rejet du premier est
souvent pris comme équivalent à la
négation de la deuxième. Or il faut le
rappeler, on peut croire à la création
en refusant le créationnisme au sens
défi ni ci-dessus. Dire que le monde
est créé, c’est dire que la cause de
son existence est Dieu. On conçoit
aisément que création et évolution
ne sont pas contradictoires, dans la
mesure où Dieu peut poser et sou-
tenir dans l’existence un monde
évoluant, dans le plan des causes
naturelles, selon le processus darwi-
nien ! La théorie darwinienne souli-
gne d’ailleurs beaucoup mieux que
le fi xisme toute la part de « liberté »
qui est laissée au monde : « Dieu ne
fait pas le monde », disent les Pères,
« il fait que le monde puisse se faire
(par lui-même) ».
La contestation du
statut et du contenu des
thèses de l’Intelligent
Design, parfaitement
légitime et nécessaire,
s’est vue identifi ée, dans
certaines publications
ou émissions de télévi-
sion, à la négation de
toute pertinence
du concept
métaphysique
ou théologi-
que de finalité.
Cependant, il est
crucial de rappeler que
s’il est correct de dire qu’il
n’y a pas de théologie chrétienne
de la création sans une référence
explicite à un dessein de Dieu, il est
faux de prétendre que la représen-
tation de cette fi nalité serait iden-
tique à la conception simpliste
qu’en donnent les tenants de
l’Intelligent Design en l’assimi-
lant à un plan d’ingénieur ou à
un génial programme d’ordinateur.
Dans la tradition biblique, Dieu est
Père et un père de famille peut très
bien avoir un réel projet (un dessein !)
éducatif pour ses enfants, sans que
cela veuille signifi er qu’il doive les
transformer en des automates obli-
gés de suivre une trajectoire impo-
sée à l’avance !
Une émission récente de télé-
vision, en confondant joyeusement
création et créationnisme, a de plus
laissé sous-entendre que l’Église
catholique serait créationniste. Il
s’agit là d’une contre-vérité fl agrante
qu’il convient de dénoncer. Non seu-
lement Darwin ou les darwiniens ne
se sont jamais retrouvés à l’Index - il
n’y a jamais eu « d’affaire Darwin »
comme il y a eu une « affaire Gali-
lée » -, mais en outre, les prises de
positions récentes de l’Eglise catholi-
que (par exemple celles de Jean-Paul
II en 1996 à l’Académie pontifi cale
des Sciences) montrent très claire-
ment qu’elle entend pleinement res-
pecter la théorie de l’évolution dans
son domaine propre de compétence.
En mars 2009, à Rome, un colloque
international sur l’évolution a été
organisé, en hommage à Darwin, à
l’Université Pontifi cale Grégorienne
sous le patronage de la Commission
pontifi cale de la culture en présence
du cardinal William Joseph Levada,
président de la Congrégation pour
la Doctrine de la Foi et du cardinal
Georges Cottier, ancien théologien
personnel de Jean-Paul II. Tout en
maintenant bien évidemment la
création et la nécessaire transcen-
dance de l’homme d’un point de
vue métaphysique et théologique, ce
colloque (où intervenaient des biolo-
gistes de tout haut niveau : W. Arber,
Prix Nobel, S. Kauffman, L. Margulis,
S. Gilbert, Y. Coppens…) a très clai-
rement récusé tout créationnisme
fondamentaliste et toute tentative
de minimisation ou de récupération
de la théorie de l’évolution.
Pour respecter Darwin et son
génial travail, il conviendrait donc
d’éviter de le mépriser en autori-
sant, dans nos sociétés ou dans
nos programmes d’enseigne-
ment, la prolifération d’ar-
gumentations fallacieu-
ses néo-créationnistes.
Mais il serait tout aussi
utile de rappeler que
Darwin refusa toujours
de se laisser entraîner
dans un militan-
tisme anti-reli-
gieux et qu’il
convient, d’un
point de vue
logique et phi-
losophique, de ne
point confondre création
et créationnisme !
Dominique Lambert,
professeur à la Faculté
des sciences et à la Faculté
de philosophie et lettres de
l’Université de Namur.
Comment expliquez-vous que
ces théories créationnistes
séduisent de plus en plus de
monde ?
Ces théories apportent des certi-
tudes. Tout d’abord, une certitude de
ne pas être rien, que la vie a du sens
et qu’elle est désirée par quelqu’un
de supérieur. « Je ne suis pas le fruit
d’un hasard ! » Ensuite, ces théories
apaisent une angoisse : celle de ne
pas savoir ce que l’on est. Qu’est-ce
que la vie ? La réponse échappe
même à la science, les créationnistes
ont une réponse simple et rassurent.
Enfin, à travers ces mouvements
créationnistes se cache sans doute
un désir politique de reconquête
religieuse d’une société profondé-
ment sécularisée.
Vous avez créé un outil à
destination des professeurs. Le
créationnisme représente donc
un problème pour l’école ?
Certains élèves et professeurs
se trouvent dans des « confl its de
loyauté ». « Que dois-je enseigner ?
Ce que je pense être la vérité ou ce
qui m’est dicté par le programme ?
Que dois-je répondre à une interro-
gation ou à un examen ? La vérité
révélée par la religion ou ce que le
professeur m’a enseigné ? » Ce sont
ce genre de questions auxquelles
l’école est confrontée. Ce confl it
ENSEIGNEMENT & CRÉATIONNISME
Un DVD pour désamorcer les confl its
Le Centre Interfaces de l’Université de Namur met à la disposition des profes-
seurs de l’enseignement secondaire un DVD les aidant à comprendre les enjeux
des théories créationnistes, et à aborder la question en classe. Explications avec
Florence Hosteau et Dominique Martens, membres de ce centre.
RÉACTION (suite de la page 1)
Darwin entre créationnisme et création
L’antidarwinisme tente
aussi de gagner des
partisans à sa cause
en laissant supposer
que Darwin et la théorie
de l’évolution seraient
nécessairement à
la base des dérives
eugénistes mises
en œuvre par les
totalitarismes
contemporains
de loyauté est d’autant plus pré-
sent qu’une diversité culturelle et
convictionnelle apparaît.
Comment cet outil peut-il
aider les professeurs ?
Notre DVD leur permet de ten-
ter, en classe, une approche de la
délicate question de l’évolution et
du créationnisme, car son fi l rouge
est l’articulation nécessaire entre
les sciences et la foi, ou la question
du sens en général.
Il présente aussi bien ce qu’est la
théorie créationniste, expliquée par
un créationniste, que les multiples
preuves qui démontent cette théorie :
des scientifi ques issus de différentes
disciplines interviennent (biologie,
paléontologie, philosophie, etc.). En
outre, il donne la parole à des repré-
sentants des différentes religions, et
resitue les enjeux de la problémati-
que pour l’école, avec l’intervention
d’acteurs de l’enseignement.
Les professeurs ont ainsi à
leur disposition un outil rigoureux,
interdisciplinaire et pluri-convic-
tionnel. À l’heure où les savoirs
gagneraient à être décloisonnés,
tenter une articulation entre dif-
férentes disciplines nous paraît
constituer un enjeu majeur en ce
début de XXIe siècle.
Florence Hosteau et
Dominique Martens,
L’évolution dévoilée.
Quand sciences et sens se
rencontrent,
Presses universitaires
de Namur, 2009
www.pun.be
MAGAZINE DE L’UNIVERSITÉ DE NAMUR
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INNOVATION