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TRIBUNE
2000-2009 : une décennie d’émergences
plus ou moins émergentes
É. Caumes*
Q
uand une décennie s’achève, l’envie peut prendre
certains rédacteurs ou éditeurs d’en dresser le bilan,
comme cela a été fait dans divers hebdomadaires et
quotidiens le 1er janvier 2010. Pour suivre leur exemple, voici,
par ordre chronologique, en dix maladies ou catastrophes
sanitaires, les faits marquants de la décennie écoulée, la
première du siècle, passée au crible de PubMed, Google et
Wikipedia.
2001 : le désastre du World Trade Center
(311 références, 2 780 morts, 1 150 disparus)
De l’avis général, cet acte terroriste (11 septembre 2001) a
malheureusement été le fait inaugural de la décennie (on
espère que cela ne sera pas du siècle). Il est difficile d’en faire
abstraction, même dans une revue médicale. Tout d’abord,
la journée du “9/11” a été le prétexte à une guerre (Irak),
puis à une autre (Afghanistan) et à d’autres encore (Pakistan,
Yémen, Somalie, etc.). Et même si ces guerres sont, pour
certains, “loin”, on ne peut pas oublier, en tant que médecin,
leur cortège de morts, de disparus, de blessés, de séquelles,
avant tout parmi des populations civiles. Make love, not war !
Ensuite, le désastre du World Trade Center a causé directement
plus de 3 000 morts ou disparitions à New York. Enfin, il y a
le World Trade Center Syndrome, dont on n’a probablement
pas fini de parler. En effet, la pulvérisation dans l’atmosphère,
lors de l’effondrement des deux tours, de particules d’amiante,
de dioxine, de plomb, de mercure, d’americanum (un produit
radioactif), de fibres de verre, de benzène, de soufre (et j’en
oublie), a entraîné l’apparition de pathologies inflammatoires
digestives (œsogastriques) et pulmonaires (asthme, asbestose,
fibrose respiratoire) ainsi que de cancers (mésothéliomes). Les
principales victimes de cette pollution atmosphérique sont
les pompiers, les policiers et les sauveteurs, présents dans les
décombres, sans protection respiratoire, pendant les premiers
jours suivant l’effondrement des tours.
* Rédacteur en chef de La Lettre de l’Infectiologue, professeur à la faculté de médecine de
la Pitié-Salpêtrière, université Pierre-et-Marie-Curie, service des maladies infectieuses et
tropicales.
© La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXV - n° 1 - janvier-février 2010.
64 | La Lettre du Neurologue • Vol. XIV - n° 2 - Février 2010 2001 : bioterrorisme
(4 557 références, 5 morts)
Après la journée du “9/11”, les enveloppes au charbon (dont
l’origine n’a d’ailleurs jamais été trouvée)... Résultats : 22 cas
de charbon, 11 formes cutanées, 11 formes pulmonaires avec
5 décès. Incontestablement, la décennie était mal engagée.
Il fallait se préparer au bioterrorisme, pendant médical de la
guerre au terrorisme (déclenchée après la journée du “9/11”),
et nombre de médecins militaires ou civils, par obligation
ou par opportunisme, se sont impliqués dans cette histoire
“sale”. Il faut dire, l’affaire a été rentable en termes scientifiques : 4 557 références (PubMed, 10 janvier 2010), dont
on espère que le plus grand nombre ne sera jamais utile
à lire. Étrangement, le bioterrorisme a fait la renommée
de personnes publiant sur des maladies qu’elles n’avaient
jamais vues, et qui ne touchaient pas grand monde, voire plus
personne (variole). Franchement, était-ce bien raisonnable,
pour nous, médecins, de contribuer à alimenter la paranoïa entretenue par certains politiques sur fond de “va-t-en
guerre” ? De toute façon, la réalité des choses allait bientôt
se rappeler à nous...
2002-2003 : SARS coronavirus
(2 968 références, 774 morts)
Première alerte épidémique respiratoire et première pandémie
du siècle, elle nous aura bien servi d’avertissement, avec sa
mortalité élevée (parfois supérieure à 50 %) et sa capacité à tuer le personnel soignant dans les 28 pays touchés.
Cette infection, principalement respiratoire, née au fin fond
de la Chine, en novembre 2002, s’est propagée à la vitesse
des avions par les voyageurs à travers la planète. Une fois
l’épidémie déclarée terminée, en juillet 2003, on comptait
8 098 cas probables et 774 décès. Le 13 mars 2003, l’OMS
lançait la première alerte mondiale du siècle. On peut se féliciter, en la circonstance, de l’efficacité du dispositif international qui a contribué à un échange d’informations et de
matériel scientifique nouveau dans son genre, qui, pour le
coup, éclairait le début de la décennie de façon un peu plus
positive que le fantasme bioterroriste.
TRIBUNE
2003 : canicule en Europe
(203 références, 70 000 morts)
On attendait le charbon, on a vu des petits vieux tomber
comme des mouches de fièvre et de cachexie déshydratante, en plein été et désert médical, faute d’endroits pour
se rafraîchir par 35 °C à l’ombre. La France, très mal préparée,
a compté, entre le 1er et le 15 août, 11 435 morts. C’est la
deuxième mortalité la plus importante d’Europe, après celle
de l’Italie (20 000 morts, cachés jusqu’en 2005). On pourra
dire qu’il ne s’agit pas d’une maladie infectieuse, mais la fièvre
était, et est toujours, un des principaux signes de ce coup de
chaleur. Et, dans le contexte du principe de précaution obligeant à prendre en compte des risques plus virtuels, cette
épidémie caniculaire, tout à fait prévisible, a interpellé. Elle
a rappelé aux politiques le sens des réalités. Elle nous a remis
dans le bon sens de la marche.
2004 : SARM-CA
(1 695 références, plusieurs milliers de morts aux États-Unis)
Les Américains attendaient la variole (après les enveloppes au
charbon), ils ont eu droit au SARM-CA ou “community-associated methicillin-resistant Staphylococcus aureus”. L’épidémie
d’infection par des staphylocoques dorés résistants à la méticilline était rampante depuis déjà des années, dans les villes
américaines. Elle a été négligée par les autorités politiques
de l’époque, plus portées sur la guerre au terrorisme. Et puis
les CDC d’Atlanta (Center for Disease Control) alertent quant
à l’état de la situation à travers 9 “communities” aux ÉtatsUnis, surveillées tout au long de l’année 2005 : 8997 cas d’infections invasives à SARM avaient été révélés, la plupart étant
“healthcare-associated” (87 %), mais incluant des infections
soit à début communautaire (58 %), soit à début hospitalier
(26 %), les autres étant “community-associated” (13 %). Le
nombre de décès a été estimé à 1598 dans cette étude. Le
SARM-CA pose, comme son nom l’indique, d’importants
problèmes de prise en charge en matière d’antibiothérapie,
mais aussi d’autres difficultés, sur lesquelles nous reviendrons
dans un prochain numéro de La Lettre de l’Infectiologue.
2004 : grippe aviaire A/H5N1
(1 654 références, plus de 100 morts)
Le rapport entre le nombre de publications et le nombre
de décès (R = 16) tend vers le chiffre historique obtenu par
le bioterrorisme (R = 450), mais il en reste loin. Restons
sérieux, la grippe aviaire tue avec une belle efficacité les
quelques personnes qui la rencontrent (au contact d’animaux
malades ou morts, ou de leurs déjections). Heureusement,
ces cas restent rares. Une transmission interhumaine limitée,
liée à des contacts étroits et répétés, a été rapportée dans
4 épisodes distincts (Indonésie, Chine, Pakistan, Thaïlande),
mais elle n’a pas donné lieu à une transmission communautaire secondaire. Cela ne relève probablement pas du hasard.
Comme pour le SARS coronavirus, il est utile de garder en
mémoire qu’un agent pathogène qui tue son hôte ne se
transmet pas très facilement. S’il veut survivre et se transmettre, il doit s’adapter pour respecter un peu plus son hôte.
C’est d’ailleurs, peut-être, ce qui se passera avec le H5N1,
mais, jusqu’à maintenant, les pandémies sont plus le fait
de virus H1 ou H2 que H5.
2004 : tsunami (634 publications, 230 000 morts)
Il n’est pas habituel que des catastrophes naturelles soient
responsables d’autant de morts (230 000), de disparus
(45 000) et de blessés (125 000) dans tant de pays différents.
En général, les tremblements de terre qui peuvent être aussi
graves, en termes de mortalité et de morbidité, touchent la
population d’une seule région. Mais la vague mortelle a ici
déferlé sur les côtes de Sumatra, avant d’atteindre les plus
touristiques des côtes de la Thaïlande, du Sri Lanka et de l’Inde,
en pleines fêtes de fin d’année, le jour de Noël ! C’était la
conséquence d’un tremblement de terre d’une force énorme
(une magnitude de 9,3 sur l’échelle de Richter) qui a eu lieu au
nord de l’île de Sumatra, quelques centaines de kilomètres plus
au sud. En quelques heures, toute l’Europe – et principalement
les pays scandinaves (dont les ressortissants aiment bien les
vacances au soleil, surtout à cette époque de l’année) –, était
touchée. Quant aux épidémies annoncées (paludisme, choléra,
etc.), elles n’ont pas eu lieu. En revanche, des infections peu
courantes de la peau et des parties molles ont été signalées
chez les blessés. Elles étaient le fait de germes aquatiques ou
nosocomiaux plutôt inattendus ou résistants...
2005-2006 : chikungunya
(998 références, 254 morts à la Réunion)
Après environ trente ans d’hivernage, le virus du chikungunya
est sorti de sa réserve pour refaire surface, au prix d’une petite
mutation qui a permis une meilleure adaptation au moustique
vecteur, dans les îles du Sud de l’océan Indien, principalement
Mayotte (66 000 cas) et l’île de la Réunion (266 000 cas), où
l’épidémie a explosé en décembre 2005 et a sévi jusqu’à la
sortie de l’été austral, en mars 2006. À l’île de la Réunion, la
La Lettre du Neurologue • Vol. XIV - n° 2 - Février 2010 | 65
TRIBUNE
séroprévalence a été estimée à 37 % (IC95 : 33-40), et le taux de
létalité à 1 ‰ avec 254 décès imputables au chikungunya. Sur
le plan clinique, des formes neurologiques, des transmissions
mère-enfant, des éruptions cutanées jamais décrites jusqu’à
maintenant au cours de maladies virales et des séquelles articulaires aussi fréquentes qu’invalidantes ont été décrites. La
maladie s’est ensuite disséminée dans les autres îles du Sud de
l’océan Indien, puis en Afrique, en Inde et en Asie du Sud-Est.
2006 : XDR-TB
(333 références, combien de morts ?)
L’extensively drug-resistant tuberculosis (XDR-TB) est devenue
un problème majeur dans certains pays d’Afrique (Afrique du
Sud), d’Asie (Chine, Inde, Bangladesh) et même d’Europe (pays
de l’ex-URSS). Cette forme de tuberculose est définie par la
résistance à l’isoniazide et à la rifampicine (MDR-TB), ainsi
qu’aux fluoroquinolones et aux aminosides, soit à 2 classes
majeures d’antibiotiques dans les première et deuxième lignes
de traitement. La mortalité est très élevée, dépassant 30 %
et renvoyant aux chiffres du temps de La Dame aux camélias.
Mais le nombre de décès imputables à XDR-TB est inconnu.
On ne dispose de chiffres que pour les MDR-TB : leur nombre
a été estimé dans le monde à 500 000 en 2007, et à plus de
300 000 en 2008. Au-delà, XDR-TB est, comme SARM-CA
ou les entérobactéries sécrétrices de bêtalactamases (BLSE),
symbolique du problème de la résistance bactérienne aux
antibiotiques : c’est un mal émergent partout, qui progresse
de façon insidieuse et inexorable dans la communauté jusqu’à
ce que la réalité des difficultés, voire de l’impossibilité, thérapeutiques nous renvoie à l’ère d’avant l’antibiothérapie. Nous
reviendrons sur les problèmes posés par ce constat dans le
prochain numéro de La Lettre.
2009 : grippe porcine A/H1N1
(2 642 références, 13 000 morts)
Elle est enfin arrivée, la grippe humaine ! Nous ne reviendrons
pas sur celle-ci en détail, après y avoir consacré deux éditoriaux au cours de l’année 2009. Elle nous vient du Mexique
et/ou de Californie, mais il ne faut pas l’appeler comme cela.
Nous en sommes actuellement en France, au 10 janvier
2010, à 254 morts, bien loin des 500 000 morts annoncés
par certains et extrapolés en se fondant sur les épidémies
précédentes, et notamment celle de 1918, pourtant une autre
époque, sans antibiotiques, sans vaccination, sans respirateur
et sans antiviraux. Comme quoi, l’histoire reste importante
à enseigner, même aux scientifiques. 66 | La Lettre du Neurologue • Vol. XIV - n° 2 - Février 2010 Rétrospective décennale 2000-2009
Il a été écrit ici et là que la décennie écoulée fut celle de la
peur. D’un point de vue médical, on peut dire qu’elle a été
celle des émergences. Elle a commencé par l’émergence
de maladies virtuelles, regroupées sous le terme, politiquement très effrayant et scientifiquement très productif,
de “bioterrorisme”, pseudo-émergence qui a contribué à
alimenter la Peur. Elle s’est poursuivie par l’apparition ou la
diffusion de maladies infectieuses réellement émergentes
(SARS, SARM-CA, XDR-TB, BLSE) ou ré-émergentes (chikungunya, grippes), et la survenue de catastrophes sanitaires
plus ou moins évitables (canicule, tsunami) qui nous ont
fait reprendre rapidement contact avec les réalités... disons,
avec une certaine réalité, celle des pays les plus riches de la
planète. Des pays dont les industries sont capables de mettre
à la disposition des médecins des méthodes de diagnostic
très innovantes (PCR, multiséquenceur, puces, protéomique,
etc.), des traitements antirétroviraux en une prise par jour
et des combinaisons d’antipaludéens (à base d’artémisine)
hautement efficaces, en même temps que de fabriquer des
vaccins antigrippaux efficaces et bien tolérés en un temps
record. Bravo !
Prospective décennale 2010-2019
N’en oublions pas pour autant que cette décennie s’est
achevée sur l’échec de la conférence de Copenhague sur
le climat. Pourtant, les enjeux sanitaires de la prochaine
décennie pourraient très bien être écologiques, conséquence non seulement des dérèglements climatiques, mais
aussi de l’absence de gestion correcte des déchets ménagers et industriels, de la surexploitation irresponsable des
terres et des réserves en eau douce, ainsi que de la pollution croissante dans les pays dits “émergents”, le tout sur
fond d’explosion démographique difficilement contrôlable
(6,8 milliards d’habitants en 2009).
C’est un fait : nous attendons trop souvent d’être le dos
au mur pour agir. Espérons, pour la prochaine décennie,
que la planète Terre nous donnera le temps d’inverser la
tendance engagée dès la fin du xxe siècle, car celle-ci s’est
suffisamment accélérée au cours de la première décennie
du xxie siècle pour mettre maintenant en danger l’espèce
humaine (et d’autres espèces, notamment végétales et
animales). On dit trop souvent que la planète est en danger.
C’est un raccourci faux et dangereux. C’est l’espèce humaine
qui est en danger, et, en tant que médecins, nous sommes
concernés.
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