SO0014X – SP SO0014X Initiation à l'ethnologie 2011 / 2012 Sommaire INITIATION A L'ETHNOLOGIE Yves POURCHER – Nicolas ADELL Table des matières P. 3 Première partie : liste de textes et notes de lecture P. 5 Liste de textes p. 5 Notes de lecture p. 7 Deuxième partie : cours d’accompagnement P. 25 Textes P. 65 Connectez-vous sur l’ENT … La plateforme pédagogique IRIS est à votre disposition. Vous y trouverez : Ì les cours auxquels vous êtes inscrits Ì des ressources en lignes Ì des activités complémentaires Ì des forums de travail et d’échanges Il est important de vous connecter régulièrement sur le site du SED pour vous tenir informé des actualités http://sed.univ-tlse2.fr/sed SO0014 – Initiation à l’ethnologie (L2 sociologie) Dossier composé par Yves Pourcher, professeur d’ethnologie à l’université de Toulouse-Le Mirail, et Nicolas Adell, maître de conférences. TABLE DES MATIERES Première partie : Liste des textes fournis et notes de lecture 1) Textes 2) Notes de lecture Deuxième partie : Cours d’accompagnement 1) Une notion centrale : la culture. 2) - Lizot Jacques, « Le tragique destin des Yanomamis », Le Monde, jeudi 9 avril 1998. - « Yanomami. Le monde sans images », Beaux Arts Magazine n°228, mai 2003, p. 74-81. 3) A/ - Verlinden Charles, « La longue durée de la découverte de l’Amérique », Diogène, n°159, juillet-septembre 1992, p. 3-27. - Villoro Luis, « L’inacceptable altérité », Diogène, n°159, juillet-septembre 1992, p. 62-74. - Wachtel Nathan, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971, p. 21-32. 3) B et C/ - Duvignaud Jean, « Vingt-cinq siècles d’ethnologie », Magazine littéraire, n°167, décembre 1980, p. 9-13. - Panoff Michel, Introduction à Les argonautes du pacifique occidental, de Bronislaw Malinowski, Paris, Gallimard, 1989. 3 - Lévi-Strauss Claude, « Où finit la mythologie et où commence l’histoire ? », Magazine littéraire, n°223, octobre 1985, p. 42-44, suivi d’un texte de Marie Mauzé, « Masques et totems » (p. 45-46). - Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, (1952), p. 19-33. - « Lévi-Strauss : autoportrait. Entretien avec Catherine Clément et DominiqueAntoine Grisoni », Magazine littéraire, n°223, octobre 1985, p. 18-25, suivi de Dibie Pascal, « Autour des Tropiques », et Meunier Jacques, « Tropicales ». 4) - « Devenir ethnologue : entretien avec Edmund Leach », Magazine littéraire, n°167, décembre 1980, p. 14-16. - « Jean Rouch, cinéaste », web (Kinok.com). - « Maurice Godelier. Introspection, rétrospection, projections. Un entretien avec Hosham Dawod », Gradhiva, n°26, 1999, p. 1-24. - Balandier Georges, « De l’Afrique à la surmodernité : un parcours d’anthropologue. Entretien », Le Débat, n°118, janvier-février 2002, p.3-15. - Augé Marc, « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’homme 103, juillet-septembre 1987, p. 7-26. - Terray Emmanuel, « L’État, le hasard et la nécessité », L’Homme, n°97-98, janvier-juin 1986, p. 234-248. 5) Notes de lectures sur des ouvrages recommandés (G. Tillion et L. Wylie). 6) Un exemple de perspective anthropologique : la question du don et de l’échange. Quatre textes joints : - Chapitre III « Données essentielles sur la Kula » de B. Malinowski, 1963 (1922), Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard (coll. Tel), pp.139-163. - Weiner, 1989, « La Kula et la quête de la renommée », Revue du Mauss, n°6, pp.35-62. - Extrait Marcel Mauss, 1950 (1924), « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.143-279 : 145-154. - Claude Lévi-Strauss, 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.IX-LII : XXIII-XL. 4 1ERE PARTIE LISTE DES TEXTES FOURNIS ET NOTES DE LECTURE 1) Textes - Lizot Jacques, « Le tragique destin des Yanomamis », Le Monde, jeudi 9 avril 1998. - « Yanomami. Le monde sans images », Beaux Arts Magazine n°228, mai 2003, p. 74-81. - Verlinden Charles, « La longue durée de la découverte de l’Amérique », Diogène, n°159, juillet-septembre 1992, p. 3-27. - Villoro Luis, « L’inacceptable altérité », Diogène, n°159, juillet-septembre 1992, p. 62-74. - Wachtel Nathan, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole 1530-1570, Paris, Gallimard, 1971, p. 21-32. - Duvignaud Jean, « Vingt-cinq siècles d’ethnologie », Magazine littéraire, n°167, décembre 1980, p. 9-13. - Panoff Michel, Introduction à Les argonautes du pacifique occidental, de Bronislaw Malinowski, Paris, Gallimard, 1989. - Lévi-Strauss Claude, « Où finit la mythologie et où commence l’histoire ? », Magazine littéraire, n°223, octobre 1985, p. 42-44, suivi d’un texte de Marie Mauzé, « Masques et totems » (p. 45-46). - Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, (1952), p. 19-33. - « Lévi-Strauss : autoportrait. Entretien avec Catherine Clément et DominiqueAntoine Grisoni », Magazine littéraire, n°223, octobre 1985, p. 18-25. 5 - « Devenir ethnologue : entretien avec Edmund Leach », Magazine littéraire, n°167, décembre 1980, p. 14-16. - « Jean Rouch, cinéaste », web (Kinok.com). - « Maurice Godelier. Introspection, rétrospection, projections. Un entretien avec Hosham Dawod », Gradhiva, n°26, 1999, p. 1-24. - Balandier Georges, « De l’Afrique à la surmodernité : un parcours d’anthropologue. Entretien », Le Débat, n°118, janvier-février 2002, p.3-15. - Augé Marc, « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’homme 103, juillet-septembre 1987, p. 7-26. - Terray Emmanuel, « L’État, le hasard et la nécessité », L’Homme, n°97-98, janvier-juin 1986, p. 234-248. - Chapitre III « Données essentielles sur la Kula » de B. Malinowski, 1963 (1922), Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard (coll. Tel), pp.139-163. - Weiner, 1989, « La Kula et la quête de la renommée », Revue du Mauss, n°6, pp.35-62. - Extrait Marcel Mauss, 1950 (1924), « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.143-279 : 145-154. - Claude Lévi-Strauss, 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.IX-LII : XXIII-XL. 6 2) Notes de lecture A/ Germaine TILLION, Il était une fois l’ethnographie, Paris, Seuil, 2000 - La description de l’Aurès par Jean-Léon l’Africain (1483-1526) : « C’est un massif montagneux très élevé. Il est habité par une population d’intelligence bornée qui, de plus, est voleuse et meurtrière. » ce que commente GT : « Cette opinion, qui m’avait paru d’emblée peu bienveillante, fut toutefois celle que je recueillis un peu plus tard à Alger, chez les hauts fonctionnaires et les grands bourgeois, quand je vins m’y renseigner sur l’Aurès. Elle accrut, cela va de soi, ma sympathie initiale pour la population en question. » Elle cite aussi les travaux d’Émile Masqueray. Et : « À peu près à la même période, et sur l’ordre du dernier empereur français, des officiers géomètres avaient été chargés de délimiter de futures communes, et ils avaient écrit à leur sujet d’excellentes monographies, dont une synthèse parut sous la signature de leur colonel – ce qui était alors l’usage. » • L’Algérie des années trente. p. 23 : « Arris était la capitale de l’Aurès, et l’Aurès était une province qui (selon le dénombrement de 1931) nourrissait 57 623 habitants, soit environ 14 000 familles dites indigènes , et une trentaine de familles dites françaises. Sous le Second Empire, et sur l’ordre personnel de l’empereur, le territoire aurésien avait été découpé en treize circonscriptions, destinées à devenir des 7 communes et, à ce titre, calibrées de telle sorte qu’elles devaient pouvoir s’administrer elles-mêmes. Plus tard, la Troisième République rêva très malencontreusement d’installer des colons venus d’Europe dans les meilleures vallées très peuplées de l’Aurès. L’entreprise échoua, mais non sans quelques assassinats préalables. À la suite de ces mécomptes, l’étiquette étrange de « commune-mixte » fut appliquée à l’immense province ; quant aux treize futures communes indigènes, jamais nées, jamais indépendantes, jamais libres, elles devinrent des douars et furent autocratiquement gérées par des caïds. À l’intérieur de ces douars existaient antérieurement d’autres unités que les Français nommaient tribus, mais auxquelles les personnes dites indigènes donnaient le nom de ‘arch, terme arabe qui signifie “le peuple”. Ce ‘arch se divisait en “fractions” dites ferqa en arabe. Chaque ‘arch et certaines “fractions” dissidentes adhéraient à des sorte de ligues que les gens de langue française, de langue arabe et de langue berbère appelaient çoff. Dans l’Aurès, et même bien au-delà de l’Aurès, deux ligues étaient en place et, quand je fis leur connaissance, elles se répartissaient à travers tout le pays à peu près comme, en France, notre Droite et notre Gauche, c’est-à-dire de façon à se neutraliser. » 6 gendarmes, tous logés en famille à Arris. - le percepteur : p. 100 : « Sa venue annuelle était l’unique contact perceptible entre l’État, notre “monstre froid”, et les “petits peuples” du sud de l’Ahmar Khadou. » (…) « L’impôt était calculé sur la base de 0,25 franc par chèvre, 5 francs pour un chien de garde, 4 francs pour un âne, 8 pour un chameau, 16 pour une mule. La “valeur locative” de la maison étant (je crois) taxée 12 francs pour l’année. En outre, les hommes adultes devaient quatre jours de travail pour l’entretien des pistes, mais pouvaient s’en dispenser en payant 12 francs par homme et par jour. » 8 p. 164-167 : « Dans l’Aurès, le “porte-chance” se nomme souvent ames‘aoudh (pl. imes‘aadh), mot d’origine arabe qui sert souvent de prénom ; au Maroc, l’homme qui officie dans le même emploi est appelé “le Premier” (amzouar) ou “le fiable” ‘anflous, pl. inflass). L’anflous est parfois dit ananflous-n-tiouga, c’est-à-dire “le fiable à la touffe d’herbe”. Émile Laoust ajoute “l’aneflous et l’amzouar, que maints auteurs considèrent avec raison aujourd’hui comme des porte-bonheur, ne font que perpétuer la lignée des sorciers des grands prêtres, des rois agraires”… et Robert Montagne : “… il est permis de se demander si ces personnages magiques, de nos jours sans pouvoir politique, mais que l’on consulte encore avec soin, ne sont pas les successeurs des sorciers, des grands prêtres, des “rois agraires” dont les pratiques religieuses ou magico-religieuses assuraient jadis la prospérité et la vie du clan”… » (…) « À Kebach, comme dans de nombreux pays du Maghreb, le porte-chance devait être obligatoirement le doyen de la branche aînée de la plus ancienne ferqua (p.34, 229), le douar était divisé en “fractions” (ferqua) qui correspondaient aux véritables ferqua aurésienne). » (…) Les gens de Kebach admettaient unanimement l’antériorité de la ferqa des Aid daoud, et, dans la ferqua Aid daoud, ils reconnaissaient le privilège d’aînesse d’un certain Mohand ou Brahim, surnommé Boul’aras. Ce privilège héréditaire incluait les principales “magies” agricoles de l’Afrique maghrébine, c’est-à-dire la montée au pâturage, les premiers labours et les cérémonies de la récolte – mais pas la cérémonie pour obtenir la pluie. (…) Dans toute l’Afrique – c’est-à-dire dans l’Afrique maghrébine mais aussi dans l’Afrique Noire -, la plupart des privilèges agricoles appartiennent au descendant le plus qualifié du “défricheur”. Dans l’Aurès, cet aîné de “l’aîné de branches aînées” porte souvent le nom arabe de ames‘aoudh : le chanceux, le porte-chance. 9 En 1934, à Tagoust, le ames‘aoudh qui devait inaugurer les labours avait classiquement succédé à son père – car la baraka, qui va du plus vieux au plus vieux, peut parfois aller du père au fils. En tout cas l’héritier de la baraka devait égorger une bête bien grasse sur sa propre charrue, puis il tournait la tête de son attelage vers l’est et, après avoir travé un nombre pair de sillons, il cassait une grenade puis un melon sur son soc, et il y mettait une préparation à base de blé entier (dite adhmin). Ensuite, il mangeait adhmin, et les autres mangeaient après lui, puis il refermait les sillons. Le soir, le labour terminé, il rapportait le soc chez lui, et “la femme de la maison” (celle qui détient les clés – donc en général la mère du maître) enfilait sur le soc un gros morceau de galette trempée dans le beurre fondu et il convenait que le beurre coule partout. La nuit venue, la jemaâ venait manger chez l’ames‘aoudh et le lendemain tout le monde pouvait labourer – mais, dans chaque maison, c’était la “femme de la maison” qui devait mesurer le blé des semailles (car il fallait toujours commencer les semailles par le blé). “Quand on fait tout cela”, m’a dit un homme de Tagoust, “l’année est si bonne qu’un sanglier peut venir dans les champs, on le voit pas.” Dans quelques gros villages, la tradition était plus incertaine. Par exemple à Beni Ferah, il n’y avait pas de détenteur héréditaire du privilège et chacun se choisissait son ames‘aoudh. La veille du labour, on lui portait à manger et, si ensuite l’année était bonne, on recommençait l’année suivante avec le même. Sinon on en cherchait un autre. Même fantaisie à Menaâ. En Petite Kabylie (chez les Beni‘Abbas), un homme de la famille des Ath Lhadj ou ‘abdallah devait voler un outil de labour, sinon la cérémonie portait malheur. » - p. 175 : « (…) rappelons que le terme ferqa évoque une solidarité du genre “cousins”, tandis que le terme ‘arch signifie plutôt la concitoyenneté (…). » - p.179 : « En Bretagne, on compte sur le garde champêtre pour faire régner l’ordre ; en Kabylie, le marché est placé sous la responsabilité d’un chef connu pour son “honneur” intransigeant ; dans l’Aurès, la baraka des mçamda protégeait contre les fauteurs de désordre, et au Maroc, au marché de Sidi ‘Abad (qui a lieu vers le 15 août de notre calendrier, comme celui de Tkout), la baraka de Sidi ‘Abad transforme en serpent la ceinture des voleurs… » 10 p. 180 : « À l’occasion du labour des terres collectives du Sahara, les gens de Kebach faisaient encore appel à leur “ porte-chance” – c’est-à-dire à l’aîné de la branche aînée de la plus ancienne ferqa. » P. 180 : Pour cultiver les terres du Sahara, tirage au sort. « C’est après tout cela qu’on habillait en mariée une petite fille de quatre ou cinq ans, appartenant à la famille de Mohand ou Brahim, l’homme à la baraka. » On la promène sur tout le terrain d’est en ouest. p. 197-199 : « La cinquième fraction était celle des mçamda, et l’on a vu précédemment que les mçamda étaient des sortes de “marabouts » et que, en outre, ils réglaient l’économie annuelle de tout le Sud aurésien, grâce à leur pèlerinage au mont de l’Épi d’Alfa (Djebel Bous). » (…) « Un autre, appartenant aussi à la fraction des mçamda, complète mon information : “La fumée, au hasard, tombe dans quelqu’un et il décide d’être chaouch ‘dans le sens de “fondé de pouvoir”, “délégué”, “responsable”). “En ce moment le chaouch c’est Belqacem-ou-Çadoq-ou‘Allar-ou-Salah-ou- Mohand-ou-Si‘Ammar. Son père Çadoq-ou‘Ammar était chaouch avant lui, et presque tous ses ancêtres… » On notera que la “fumée” (c’est ainsi que Bachir traduisait le mot “inspiration”) tombe sur n’importe qui, mais (toujours par hasard) sur le fils du chaouch précédent. » Existence de la transe collective – la prédiction p. 209 : (identité) 11 « À l’intérieur du douar (unité coloniale créée au XIXe siècle et calibrée sur la commune rurale française), les hommes pouvaient tous s’identifier entre eux, et à bien plus forte raison dans le ‘arch, vieux groupe solidaire et traditionnel clos sur lui-même, où, le temps aidant, les gens devaient d’ailleurs tous être plus ou moins cousins au sens physique du mot, par les mères, les tantes et les grands-mères… Comme les femmes ne comptent pas, on se considérait dans le ‘arch comme “nonparents”, et, pour être parents, “vraiment parents – solidaires pour la vengeance, héritiers les uns des autres”-, il fallait être cousins en ligne masculine. Le groupe fondamental, ainsi défini par une relation de parenté en ligne masculine, correspondait souvent à une division du ‘arch appelée ferqua, c’est-àdire “fraction”, car le ‘arch, pour la commodité de son administration, se subdivisait, assez bizarrement, quelquefois en quatre quarts, mais plus souvent encore en cinq cinquièmes. Parce, m’a-t-on dit, le chiffre cinq porte bonheur. Il arrivait souvent qu’un groupe de parents soit insuffisamment nombreux pour former une ferqa à lui seul, et qu’il doive alors s’associer avec un ou plusieurs autres groupes de gens apparentés. Dans ce cas, on appelait usuellement chaque petit groupe par son nom propre et on disait de lui que c’était une “petite fraction’, une “fraction de fraction”. » (…) un « peuple » (ensemble des citoyens, de concitoyens) : ‘arch. Émile Masqueray : Au sens de pagus (« or le radical de pagus, qui est pag, pax, accord (pacisci, faire une convention) a précisément le même sens que l’arabe ouafîqa, « convenir », d’où toufîq est dérivé. p. 233 : « Selon Émile Durkheim, les Kabyles n’avaient jamais dépassé le stade des sociétés segmentaires à base de clans. Or les Chaouïas étaient moins organisés que les Kabyles. “Nous disons de ces sociétés qu’elles sont segmentaires, pour indiquer qu’elles sont formées par la répétition d’agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux de l’annelé ; et de cet agrégat élémentaire qu’il est un clan, parce que ce mot en exprime bien la nature mixte, à la fois familiale et politique. » Il est vrai que ni les Kabyles ni les Chaouïas n’ont constitué des États – comme l’ont fait Athènes dès le Vie siècle avant notre ère, ou Venise à partir du Xe siècle, 12 p. 234 : « Il semble bien que la nécessité d’être Un – unis contre l’univers – joua pour le ‘arch l’élément facteur, tandis que l’ambition d’être cinq a tenu un rôle non négligeable dans la formation des fractions… Quant au çoff, pour se mettre en orbite, il lui fallait nécessairement être deux : par exemple deux voisins… Et ensuite des multiples de deux : deus séries d’alliances se dédoublant en écho, de vallées en vallées… » Sur la vendetta : p. 235 : « Car, pour qu’un meurtre n’impose pas un autre meurtre, il fallait (et, apparemment, il faut encore) que la famille de la victime accepte la diya (le prix du sang). La diya est remise par la famille du meurtrier à la famille du mort en échange du pardon de celle-ci, et cela se passe au cours d’un repas auquel doivent participer les deux familles, mais aussi les négociateurs et les “Grands-Vieux” du voisinage. Il n’est pas facile d’obtenir le pardon d'une famille qui a perdu un homme et, pendant des siècles, il a fallu, dans chaque petit ‘arch, que le parti de la paix soit plus fort que les deux “fractions” qui cherchent à s’exterminer. Est-ce la raison pour laquelle il est souhaitable de compter cinq “fractions” dans un ‘arch ? Trois familles qui plaident la paix pour en neutraliser deux qui ne rêvent que de meurtres ? » p. 237-238 : « (…) à partir de 1865, l’administration coloniale française avait entrepris d’organiser l’Algérie en communes, et que ces communes furent finalement appelées des douars. Pour cette opération, il avait fallu découper quelques “peuples” de grande taille et recoudre ensemble les plus petits – en prenant garde, dans les deux cas, de ne pas trop contrarier les intéressés. Sans doute y parvint-on à peu près, car, lorsque je fis connaissance de l’arrièrepays aurésien, raccordements et amputations semblaient admis. Il est vrai que les officiers géomètres s’étaient partout gardés de toucher aux territoires des “fractions” et qu’aucun berger par conséquent n’avait eu à changer son parcours. Or c’était cela qui importait. 13 Ce qui caractérisait le ‘arch, ce n’était donc pas ses dimensions, mais ses fonctions et son histoire : dans telles ou telles conditions historiques une volonté de vivre ensemble s’était manifestée puis maintenue. Longtemps ? Assez longtemps en tout cas pour que le repliement sur soi ait fait naître des manières particulières d’employer ou de prononcer certains mots. Bien souvent, cela suffisait dans les marchés pour situer un interlocuteur de rencontre. Dans l’Aurès, le type de ‘arch que j’ai vu était une sorte de petite république – un peu oligarchique, comme presque toutes les républiques, y compris la nôtre – mais, à l’inverse de la nôtre, très refermée sur soi et souhaitant tourner le dos au reste du monde. Ce ‘arch n’avait pas été découpé par un État géomètre – comme ce sera le cas du douar, sous l’empereur français Napoléon III – et il s’était implanté tout seul, comme une graine sauvage, là où des possibilités s’offraient. Ensuite, de son mieux, voire aux dépens des voisins, il avait grandi. Identifié au-dehors grâce au nom propre qu’il s’est lui-même attribué, maître d’un territoire où naissent ses enfants, où il enterre ses morts, dont les ressources ont permis sa survie, le petit ‘arch que j’ai connu s’appliquait à faire régner l’ordre chez lui : son ordre. Il y parvenait. » p. 239 : « Des institutions simples mais efficaces servaient à maintenir son ordre, ou plus exactement à redresser l’ordre quand il trébuchait – car l’ordre est, par définition, un équilibre. Les lois, non écrites ( du moins dans l’Aurès) s’exprimaient par l’intermédiaire d’une sorte de sénat : la jemaâ, c’est-à-dire l’ensemble des chefs de famille, des “Grands-Vieux”… Dans l’Aurès, la jemaâ se réunissait sans date fixe ni protocole et elle prenait ses décisions à l’unanimité, du moins en général. Les “sénateurs” étaient des hommes âgés, ayant des fils, des frères cadets et des neveux adultes (si possibles robustes, nombreux), c’est-à-dire une petite milice privée dont, dans notre société “permissive”, on ne peut guère imaginer la cohérence ni la discipline. Il m’a paru que l’importance numérique de cette milice ajoutait du poids aux sages avis émis par le patriarche qui la dominait, mais l’assemblée tenait compte aussi du bon renom personnel des orateurs et de leur 14 discernement. Le tout – milice et discernement – constituait un “poids politique” que, entre 1934 et 1940, j’eus le loisir d’analyser cas par cas. » (…) « Le ‘arch s’identifiait au travers d’un nom propre qui, le plus souvent, se présentait sous la forme d’un patronyme “les fils de Untel”, mais quelquefois aussi, très rarement, sous celle d’un toponyme “les gens de tel endroit”. » p. 240 : « Dans l’Aurès, en tout cas, le temps aidant, terre et gens avaient fait corps à l’intérieur d’une identité reconnue au-dedans et au-dehors des frontières. Cela signifiait non seulement un nom, mais aussi un honneur commun, c’est-à-dire pour chacun un aplomb moral. » p. 244 : « On a vu que, semblable à une orange, le rugueux petit ‘arch s’enferme dans une peau épaisse et que, comme le fruit, il se partage intérieurement en loges séparées par de fines cloisons. Chaque loge correspond à une ferqua (c’est-à-dire une “fraction”). » - la ferqua était endogame. p. 247 : « Dans la ferqua, on avait donc le même cimetière, les mêmes morts, la même zerda annuelle, on pouvait épouser sans problème, ni douaire à payer, une femme disponible, on partageait le même honneur et les mêmes vengeances, mais pas tout à fait les mêmes héritages… Lorsqu’il s’agissait d’un lignage très lointain venu en déshérence, il ne suffisait pas pour hériter d’être membres de fraction, il fallait aussi être ait-‘ammi, c’est-àdire “descendants d’oncles paternels”. » - l’héritage des terres : p. 249-251 : « Comme la société masculine d’Europe, la vieille paysannerie maghrébine a mobilisé tout son machiavélisme pour sauvegarder le domaine terrien. 15 En France, au XIXe siècle, il ne fallut pour cela que violer la loi républicaine (et, avec la complicité des notaires, cela se pratique encore), mais dans le Maghreb c’était pis, car on devait cette fois affronter la colère divine et s’exposer ainsi à l’enfer éternel. Rappelons que le Coran prescrit à tous les pères musulmans d’attribuer à chacune de leurs filles la moitié de la part d’héritage d’un fils. Mais ce fils devra – également sous peine d’enfer – garantir à sa future femme un douaire aussi élevé que ses moyens le lui permettent (tandis que les filles n’auront aucun devoir financier vis-à-vis de leur mari. » (…) « Chez des paysans (qui ne possèdent qu’un toit et des terres), la loi coranique démembre la ferqa, brise la fratrie des ait-‘ammi, chaque fois qu’une fille épouse un non-parent et revendique sa part de terres. Pour se garder de ce malheur, pour sauvegarder l’homogénéité du groupe patriarcal, les “Grands-Vieux” du temps jadis décidèrent qu’aucune fille n’aurait une part d’héritage et qu’aucune épouse ne recevrait un douaire… Et ainsi firent-ils, eux et leurs descendants masculins, pendant quatorze siècles. » (…) « Courageux, mais intimidés, les hommes de loi conseillèrent de léguer les terres à Dieu lui-même, par écrit (sous la forme d’une fondation religieuse appelée habous) – sous réserve que, en attendant qu’il en prenne possession (le plus tard possible), ce soient les descendants en ligne masculine du testateur qui en aient la jouissance. » Faut-il expliquer cet irrespect envers la parole sacrée par une invariable préférence des pères pour leurs enfants mâles ? Nullement, et on pouvait même constater le contraire, c’est-à-dire des pères prenant le parti de leurs filles envers et contre tous, même contre leurs collègues de la jemaâ… Mais tous les paysans du monde ont aimé leurs champs, outil de survie, autant et parfois plus que leurs enfants. Or, pour assurer la non-dispersion d’un héritage il faut évidemment trier impitoyablement les héritiers, et c’est pourquoi, depuis que les Méditerranéens possèdent des maisons et des champs cultivés (et non plus seulement des noms, des emblèmes, des âmes intemporelles – comme c’était le cas avant les découvertes du néolithique), ils ont cherché à conserver intacts à la fois le 16 domaine terrien, la main d’œuvre qui le met en valeur, et – plus encore – l’honneur indivis qui arme et rend redoutable un groupe solidaire et déterminé. Dans la petite ruche patriarcale que constituent les ait-‘ammi tous les hommes veillent en commun sur la conduite des femmes, tous vengent en commun le meurtre de l’un d’entre eux, et si l’un d’entre eux, et si l’un des mâles de la fratrie est suspecté de crime ou de marivaudage par une ferqa proche ou lointaine, n’importe lequel des “cousins-frères” pourra être tué à la place du supposé coupable. » - la transmission du pouvoir : p. 258 : « Ce privilège du fils aîné fait partie d’un système de succession qu’on retrouve dans toute la périphérie méditerranéenne, et au-delà. Idéalement, l’autorité et la propriété se transmettent non pas du père au fils, mais du plus vieux au plus vieux, c’est-à-dire du frère aîné à un frère puîné, puis au frère suivant, puis au suivant du suivant… Lorsque l’on change de génération, le pouvoir échoit ainsi non pas au fils du défunt, mais à un de ses neveux, en principe le fils aîné de son frère aîné. C’est encore aujourd’hui le mode de succession des rois arabes du pétrole, mais les Berbères du Maghreb ne l’ont nullement emprunté à leurs conquérants du VIe siècle, car ils le pratiquaient eux-mêmes depuis plus de mille ans à l’époque en question, et tout ce que nous savons de la famille de Massinissa nous le confirme. Ce mode de succession explique les assassinats en série qui se sont pratiqués jusqu’au début du XXe siècle inclus, dans les familles émirales de Mauritanie, mais aussi chez les Turcs, où furent exterminés à chaque génération tous les parents mâles du nouveau dey ou du nouveau sultan. Dans la même zone, en vertu du même système – mais dans la roture -, au lieu de tuer tous les ait-‘ammi, comme le font les rois, on se fait tuer pour eux. » 17 B/ Germaine Tillion, La Traversée du mal, entretien avec Jean Lacouture, Paris, Arléa, 2000. p. 25 : « L’administrateur était à Arris, moi j’étais à quatorze heures de cheval d’Arris, c’est-àdire à plus de soixante-dix kilomètres, sans route… » p. 28 : « J’ai eu de vraies conversations tout de suite, mais avec l’aide de traducteurs, dont je parvenais à contrôler la fidélité. Tous les ethnologues ou ethnographes qui circulent ne savent pas d’emblée la langue – ou les langues – des zones qu’ils parcourent. Il y a des régions où la langue change d’une vallée à l’autre. » p. 38 : « La clochardisation, c’est le passage du paysan à la ville. Du paysan pauvre et illettré devenant citadin dans un bidonville. » P. 41-42 : « Outre cette fréquentation d’Allemands isolés, j’avais à mon actif deux voyages en Allemagne, dont un en Prusse orientale, au cours de l’hiver 1932-1933. C’est ainsi que j’ai vu – au cinéma, à Königsberg – un Hitler en redingote, et très empoté, présentant ses ministres au vieil Hindenburg. » C/ Laurence Wylie, Un village du Vaucluse, trad. C. Zins, Paris, Gallimard, 1979 (1ère éd. 1957 en anglais, 1968 en français). Il nous paraît intéressant de compléter ces approches par les observations d’un anthropologue américain travaillant sur la France. Il s’agit de : Laurence Wylie, Un village du Vaucluse, trad. C. Zins, Paris, Gallimard, 1979 (1ère éd. 1957 en anglais, 1968 en français). « En écrivant Village in the Vaucluse, mon dessein était au départ très limité : étant professeur de civilisation française, je désirais fournir à mes étudiants un 18 tableau direct et concret de la vie quotidienne dans un village français. Je n’avais pas en vue de public plus large. Cela situe l’état d’esprit dans lequel j’ai écrit ce livre. » Ce que dit L. Wylie, dans sa préface : « En effet, comme je m’adressais, en principe, à des lecteurs vivant à cinq mille kilomètres de Peyrane (il change le nom, qui est Roussillon), comme l’ouvrage ne serait sans doute publié que par des éditions universitaires, je me sentais libre de décrire aussi honnêtement et aussi complètement que possible le mode de vie des habitants du village tel que je l’avais observé pendant l’année que j’avais passé parmi eux. Je puisai sans hésiter dans la masse de documentation que j’avais recueillie au cours de mon séjour. » - la question de la liberté, de ses marges. Là où elle s’arrête. Ce qui contredit un peu Wylie = ce problème que rencontre à peu près tous les observateurs : Doit-on changer les noms, lieux, patronymes ? Ce qui revient à dissimuler, jouer, tromper ? Le fait-on sur tous les terrains ? Que font les Africanistes, les Américanistes ? G. Tillion a-t-elle éprouvé de telles difficultés ? Ce qui conduit à réfléchir sur les différences des terrains, ainsi que sur la position particulière de l’observateur par rapport à son terrain. Là ou craint les retours, les effets, et là où on ne craint pas. L. Wylie : « Dans l’élaboration de cette étude, j’ai suivi, en gros, la méthode anthropologique en cours dans les années 1940-1950, c’est-à-dire une approche par la culture et la personnalité. J’ai surtout cherché à déterminer comment un enfant né et élevé dans une certaine société apprend à devenir membre de cette société. Or, il est évident que si l’on veut rendre compte d’une manière exhaustive de ce processus d’apprentissage, on est amené à parler de choses que les villageois n’ont pas l’habitude d’aborder ouvertement, notamment celles qui relèvent d’un certain matériel psychanalytique. Afin d’illustrer mon étude – et aussi sans doute 19 parce que j’ai tendance à penser en termes concrets – j’ai souvent relaté des événements et des comportements pour la plupart connus des Peyranais, mais dont ils ne discutent pas d’ordinaire. Bien que je me sois attaché à omettre les anecdotes qui prêtaient le plus à médisance, j’ai néanmoins rapporté certains faits qui, si le livre venait à circuler dans le village, risquaient d’aggraver le caractère déjà hostile des rapports humains à Peyrane. C’est pour cette raison que je m’opposais résolument à la traduction du livre en français. » - « On est amené à parler de choses que les villageois n’ont pas l’habitude d’aborder ouvertement (…). » - des événements et des comportements dont les villageois ne parlent pas. - en rapportant : risque d’aggraver le caractère déjà hostile des rapports humains. Ce qui inverse aussi la notion de risque. Dans cette situation, c’est la société locale qui connaît le risque : celui de l’observation, du récit. D’où l’interrogation sur la nature de l’observation : Peut-on la refuser ? Existe-t-il des sociétés, des groupes qui se ferment, qui interdisent volontairement ? Certainement. D’où l’idée que l’ethnologie ne rend compte que d’une partie de l’humanité – des comportements humains. Ceux qu’on peut voir – là où on peut enquêter – et là où on ne peut pas, en tout cas de façon directe. - complexité de la notion de terrain. L. Wylie : « Cependant, il apparut que Village in the Vaucluse gagnait une audience plus large que je ne l’avais escompté et trouvait des lecteurs dans des milieux autres que celui des étudiants. Quelques exemplaires parvinrent au village. Des Américains qui avaient lu le livre et qui partageaient mon affection pour Peyrane se firent un devoir d’effectuer une visite au village quand ils venaient en Europe. Ils apportaient le livre avec eux. Mauron, le patron du café, en commanda un certain nombre d’exemplaires par l’intermédiaire de l’U.N.E.S.C.O. et de la librairie Dumas à Apt qu’il vendait aux touristes et aux estivants. Il en gardait luimême un en permanence sur le comptoir qui lui servait de livre d’or. Les précautions que j’avais prises en vue de dissimuler le nom réel du village se 20 soldèrent par un échec, car quiconque voulait s’en donner la peine pouvait aisément découvrir que Peyrane s’appelait en réalité Roussillon. » - Quand l’ethnologue perd le contrôle… - ou bien le retour du terrain – l’impossible maîtrise. Le terrain après le terrain. Ce qu’on en fait, ce qu’on accepte, ce qu’on subit. L’histoire du terrain, du livre. Comment les acteurs se réapproprient-ils leur propre image ? – ce qu’ils en font. Il faudrait voir avec les Dogons, décrits par Marcel Griaule. Quand les Dogons jouent aux Dogons : figer un temps, un tableau. Le livre qui provoque l’intérêt, la curiosité, l’intrusion. Des villages muséifiés, des villages musées. L. Wylie : « Naturellement certains passages du livre furent oralement traduits aux Peyranais. La plupart du temps, les passages étaient choisis pour ce qu’ils pouvaient avoir de piquant plutôt que pour leur intérêt scientifique et, extraits de leur contexte, tendaient à donner du livre une idée grivoise dont il est totalement dépourvu. La conséquence fut que certains villageois commencèrent à me regarder d’un œil méfiant, voire hostile. » - la transformation, l’évolution des comportements, des attitudes. Ce qui déconcerte l’ethnologue. D’où le sentiment de méprise, d’erreur, tout ce qui échappe : « En fait, bien qu’étant convaincu d’avoir décrit avec sympathie cette communauté à laquelle j’étais si profondément attaché, il n’en était pas moins naïf de ma part de croire que je pouvais rendre compte avec exactitude de la vie à Peyrane sans susciter de conflit ni de malentendu. Comme me le rappelait M. Reynard, l’épicier, avec lequel, je m’entretenais de ce problème : « On ne peut pas faire d’omelette sans casser d’œufs ! » Bien que les opinions les plus défavorables que j’avais pu émettre sur telle ou telle personne ne fussent que pure flatterie à côté de ce que les Peyrannais racontent les uns des autres, cela me gênait de penser que j’avais pu, même sans le vouloir, blesser quelqu’un. Toutefois, à mesure que le temps passait, le ressentiment parut s’estomper et lors de nos visites 21 ultérieures, les Peyranais nous accueillirent cordialement. Malgré cela, je n’étais toujours pas convaincu de l’opportunité de publier le livre en français. » - naïveté - conflit, malentendu - le sentiment qu’on peut avoir, qu’on a blessé Wylie est nommé attaché culturel de l’ambassade des Etats-Unis à Paris. À propos de son étude, il écrit aussi : « (…) j’aime les habitants de Peyrane et j’en parle avec amitié et admiration et non pas avec malveillance ou dans le but de les ridiculiser. » « Il n’empêche qu’une certaine publicité portant sur ma personne et mon livre a donné l’impression que Village in the Vaucluse était, si ce n’est obscène, du moins d’un goût douteux. » « Un article, par ailleurs bien intentionné, parut dans un journal sous le titre fâcheux d’Un Américain chez les sauvages ! Sans doute, dans l’interview que j’avais accordée au journaliste, j’avais déclaré que je m’étais efforcé d’observer ce groupe de villageois français avec la même impartialité qu’un ethnologue allant étudier une tribu primitive. De là à conclure que j’aie pu, ne fût-ce qu’un instant, considérer les Peyrannais comme des sauvages, c’était pour le moins malhonnête. » 1 situation qui échappe. La traduction apparaît comme le seul moyen de rétablir « la vérité sur l’esprit dans lequel j’avais écrit ce livre ». Maintien de l’anonymat des personnes mentionnées dans le livre - Que signifie l’anonymat ? - Ne pas se reconnaître ? Dissimuler ? Travestir ? - Comment appeler les gens, désigner les lieux ? - Cacher – interdire la reconnaissance ? 1 jeu – qui suscite la curiosité. 22 « Pour l’essentiel, le texte français est néanmoins identique à celui qui a été publié en anglais et j’espère que mes amis de Peyrane pourront maintenant se rendre compte en lisant le livre dans leur propre langue combien j’ai fait preuve d’affection et de respect à leur égard. » « À vrai dire, le livre a moins préoccupé mes amis du village que les citadins qui viennent y passer leurs vacances ou qui s’y sont installées après sa parution. Nourris de Clochemerle, ces derniers ont à la fois tendance à idéaliser et à railler la vie à la campagne. » « La description que je donne de la vie quotidienne de la population autochtone ne correspond pas à l’image que s’en font la plupart de ces nouveaux Peyranais. Ignorants de ce que représente réellement une étude ethnographique, ils ne voient pas la nécessité de parler de certains problèmes de la vie. « Tout n’est pas bon à dire, n’est-ce pas ? » » - les clichés – les stéréotypes. besoins d’ajouter, de compléter – ressenti par Wylie : le mettre à jour quand le livre figeles Peyranais restent des Peyranais, façon Wylie – un peu comme les Dogons restent des Dogons, façon Griaule. Problème des lieux surinvestis par les chercheurs (Minot, Plozevet, Cévennes). « Comme me le dit mon ami Rivet, le secrétaire de mairie : « Wylie, votre livre nous fait prendre pour des arriérés ! » livre : miroir, musée, archive. Wylie : « Si ce livre était à refaire, je dirais qu’à l’intention de mes collègues en sciences humaines, j’aimerais offrir un tableau plus précis des structures sociales, des rapports de parenté et de la répartition des terres (… politique). 23 Connectez-vous sur l’ENT … La plateforme pédagogique IRIS est à votre disposition. Vous y Ì Ì Ì Ì trouverez : les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en lignes des activités complémentaires des forums de travail et d’échanges Il est important de vous connecter régulièrement sur le site du SED pour vous tenir informé des actualités http://sed.univ-tlse2.fr/ sed 24 2EME PARTIE COURS D’ACCOMPAGNEMENT Note préliminaire Pour une bonne compréhension de ce dossier et un bon travail, quelques conseils paraissent nécessaires – ainsi qu’une liste de livres à lire en complément. Rappelons que l’enseignement universitaire exige un important travail personnel qui est aussi une occasion de faire sien un sujet et une discipline. En résumé, une façon de développer son autonomie dans l’apprentissage qui doit aussi donner plaisir et liberté. Pour les chapitres 2, 3, 4, les textes fournis constituent chacun une entrée thématique qu’il faut enrichir par d’autres lectures. 1) Une notion centrale : la culture Le concept de culture est fondamental pour l'anthropologie. Pourtant, il a été difficile de l’introduire et de le faire accepter parce que l’on a longtemps eu tendance à penser intuitivement à l'autre signification de la culture, c'est à dire, la haute culture, spécialement l’art, la musique, la littérature. Mais aujourd'hui c’est le sens anthropologique qui l’emporte. Il est utilisé dans les médias pour expliquer presque tout, depuis les désastres technologiques jusqu’aux variations du climat. La culture est désormais partout : culture d'entreprise, culture scolaire, culture des jeunes, des élites, etc. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Le concept de culture a surgi, principalement au 19e siècle, pour expliciter les particularités de la pensée et des actions humaines. Auparavant, d’autres explications concernant les actions humaines et la pensée avaient été élaborées, notamment en termes de déterminisme environnemental. Pourquoi les gens dans les Alpes croient aux sorcières? --- À cause de l'air des montagnes. Pourquoi les indigènes en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est étaient considérés comme « inférieurs » aux 25 Européens? A cause de la chaleur et de l’humidité permanentes de leur climat qui les rendent paresseux, affaiblissent leur constitution physique et mentale. C’était dans le même esprit que Montesquieu disaient des habitants de l’Europe du Nord qu’ils étaient courageux, vigoureux, insensible à la douleur, intelligents, mais également doués d’une faible libido et portés sur la boisson. On pensait, toujours au siècle des Lumières, que ceux du Nord développaient grâce au rude climat une fidélité, une loyauté au gouvernement, mais aussi une certaine cruauté. Au contraire, ceux du bassin méditerranéen Sudistes étaient décrits comme d’un tempérament malicieux, rusé, fort dans les disciplines intellectuelles, mais inaptes à l’obéissance et à la gestion du pouvoir. De même, l’on disait alors des langues nordiques qu’elles possédaient beaucoup de consonnes parce que les gens craignaient d'ouvrir la bouche et de laisser entrer l'air froid. Ces conceptions, considérées comme largement naïves aujourd’hui par la majorité de la population, ont longtemps été tout à fait partagées par toutes les couches de la population européenne. D’un autre côté, à l’opposé de ces explications par l’environnement naturel, une autre façon d’expliquer les tempéraments, les comportements et leurs écarts fut de les rapporter à des différences d’ordre biologique. C’est tout le développement de la pensée raciale, radicale au 19e siècle, qui, la première, a réduit la nature humaine a un ensemble de données biologiques. Ainsi, les explications concernant la pensée et les actions humaines ont longtemps été saisies soit par la nature extérieure (l'environnement), soit par la nature intérieure (l'hérédité). Cependant, demeurait un vague sentiment (présent dès l’Antiquité grecque ; on le voit dans les textes d’Hérodote) qu'il y avait quelque chose entre ces deux extrémités, entre l’hérédité et l’environnement, quelque chose appelé coutume / tradition / habitude / mentalité / esprit qui avait une importance. Mais cette zone centrale, entre les deux natures, restait obscure : l’on ne savait ni de quoi elle se composait, ni comment la penser exactement. Puis, au 19ème siècle, le mot « culture » fut adopté pour décrire et désigner cette zone. Emprunté à l'art et à la musique, il a été élargi pour englober toute forme de production de l’esprit humain, des grandes œuvres aux réalisations les plus ordinaires et les moins réfléchies. Cette notion reste encore aujourd’hui largement associée au nom de l’anthropologue britannique qui l’a mise sur le devant de la scène, Edward Tylor (1832-1917), dans un texte fondamental : La civilisation primitive (Primitive Culture, 1871). Sa définition de la « culture » est demeurée canonique depuis : il s’agit selon lui de ce « tout complexe qui comprend à la fois le savoir, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes ou toute autre faculté ou habitude acquise par l’être humain en tant que membre d’une société ». 26 Il s’agit de donc de tout ce qui est appris, et non biologiquement programmé. La culture varie donc indépendamment de la biologie. Des personnes très différentes d’un point de vue biologique peuvent partager la même culture, et vice-versa. Dans la culture l’apprentissage l’emporte, mais cela ne signifie pas pour autant que la culture est toujours consciemment enseignée. Elle est partagée : elle est ce qui fait un groupe, petit ou grand. Mais ce partage peut comprendre, et comprend, une dimension parfaitement inconsciente, ce qui garantit largement son efficacité. De cette façon, la culture comporte des idées, des valeurs, des hypothèses, des procédures, des pratiques. Mais cela ne signifie pas que l'environnement et la biologie sont entièrement hors de propos pur déterminer en partie la pensée et les actions des hommes. Ils peuvent en effet affecter la culture de toutes sortes de façons. Ainsi, si les représentants de sociétés différentes peuvent rendre leurs expressions faciales différemment (pour manifester de la joie, de la colère, etc.), il semble cependant qu’il existe des constantes universelles offertes tout à la fois par les possibilités physiques des visages et les formes systématiques que prennent certaines réactions nerveuses. Dès lors, la manière dont on sourit est probablement la combinaison de la «nature humaine» et des particularités culturelles liées à son groupe. Aujourd’hui encore, il existe de nombreux débats quant à l'importance relative de ces différents facteurs. Le naturalisme (que les perspectives cognitives représentent le mieux à l’heure actuelle en anthropologie ; anthropologie cognitive) met l’accent sur la nature ; le relativisme culturel a tendance à mettre l’accent sur la culture. La culture est comme la grammaire. La linguistique moderne a montré, depuis les travaux de N. Chomsky, que tout individu possède, de façon innée, une aptitude au langage et des rudiments de grammaire universelle qui est ensuite adaptée à une langue particulière. Mais ce n'est pas quelque chose qui est consciemment enseigné. C’est ce que l’on apprend malgré soi en grandissant dans une communauté linguistique, en écoutant les gens parler. Par exemple, la plupart des locuteurs du français (comme des autres langues) ne peuvent pas expliquer la différence entre les consonnes voisées (ou sonores) et non voisées (ou sourdes). Or, nous utilisons cette distinction tout le temps, à la fois en parlant et en écoutant. Nous pratiquons cette différence essentielle sans le savoir en sachant distinguer le /b/ (voisé) du /p/ (non voisé) qui permet de faire la différence entre « bas » et « pas », ou le /v/ (voisé) du /f/ 27 (non voisé) pour différencier « vœu » de « feu » par exemple. Nous apprenons ainsi un ensemble très complexe de règles sans savoir que nous les connaissons. Ainsi, la culture peut véritablement être considérée comme une sorte de grammaire, d'autant plus complexe qu’elle mêle de l’action et de la pensée. Dans cette perspective, les objets en eux-mêmes ne sont pas de la culture. Par contre, est culturel tout ce qui les conditionne, les produit, l’usage qu’on en fait, etc. Une chaise n'est pas en soi de la culture, mais les règles et les usages qui ont présidé à sa fabrication le sont, comme sont culturelles les idées et représentations sur les façons de s’asseoir, quand s’asseoir, quand se lever, ou encore les critères de jugement sur ce qui fait d’une chaise une « bonne » chaise, sur leur valeur, etc. Par exemple, quand les Japonais ont rencontré les Occidentaux, ils ont immédiatement été consternés par l’utilisation des chaises. Ils les considéraient comme très inconfortables et, surtout, pensaient qu’elles contribuaient à déranger l’organisation interne des organes du corps humain tant la position adoptée ne leur semblait pas « naturelle ». On notera au passage que la grammaire ne détermine pas ce que l’on dit ou non. Simplement, elle donne des règles pour produire un énoncé que quelqu’un d'autre peut comprendre et auquel il peut répondre. La culture procède de même. Elle permet l’intercompréhension par le partage de mêmes règles (valeurs, idées, représentations, etc.), mais elle ne détermine pas la forme très précise que pourront prendre ces idées, valeurs, etc. selon les individus, les contextes historiques, etc. Sans doute, les anarcho-syndicalistes et les royalistes partagent-ils à un certain niveau la même culture (européenne largement) même si l’allure donnée à certaines de leurs idées est tout à fait contradictoire. La culture est omniprésente et concerne tous les compartiments de notre existence y compris les plus physiques ou sensibles. Elle affecte la façon dont nous organisons et gérons notre corps, la façon dont nous nous tenons à distance ou non des autres ; elle nous « dit » si nous pouvons les toucher ou non selon les situations. En Occident, nous n’avons généralement pas à toucher les gens avec lesquels nous ne sommes pas intimes, excepté dans certaines situations très formelles comme les salutations, ou très informelles comme les excuses rapides. Ainsi, nous possédons des règles subtiles (toucher légèrement la personne en question au bras notamment) permettant de signifier à une personne que l’on est désolé pour une faute de petite envergure. Bien évidemment, la meilleure façon de découvrir à quel point la posture, la distance et les 28 attitudes corporelles sont contrôlées par la culture est de confronter nos usages à ceux d’autres cultures. Ainsi, telle culture va considérer que se tenir à une certaine distance d’un personne va être grossier et signaler un froid, alors qu’une autre trouvera la même distance entre deux personnes comme beaucoup trop proche, signalant ainsi une attitude arrogante et présomptueuse. Et l’on peut retrouver ce type de problématique concernant la « bonne distance » pour parler, ou encore les usages du regard (ne pas regarder quelqu’un dans les yeux, ou contraire être tenu de regarder quelqu’un dans les yeux : cette économie du regard livre toujours un message dont le contenu est culturel). L’impact de la culture sur la dimension physique de notre existence est telle qu’elle influence jusqu’à la manière même de tenir son corps, qui apparaît pourtant à chacun comme naturelle. Ainsi, au début du 20e siècle, le grand anthropologue français Marcel Mauss (1872-1950) observait les défilés des troupes de différents pays européens qui se déroulaient ensemble pour célébrer la fin de la première Guerre mondiale. Mais les pas étaient si différents qu’il a été impossible aux soldats du régiment britannique de suivre correctement la troupe et la musique françaises. Ainsi, chaque aspect de notre vie est, au moins en partie, régi par la culture et la nécessité de l’intercompréhension culturelle. Point sur le relativisme culturel Le relativisme culturel, évoqué plus haut, comprend une dimension morale. Les cultures diffèrent largement quant aux règles morales qu’elles adoptent, quant aux comportement considérés comme justes, quant aux définition du bien et du mal. Faire de l’anthropologie nécessite donc, au moins temporairement, que l'on suspende nos jugements. Et s’il reste cependant extrêmement difficile de se séparer de notre faculté de juger (notamment sur des points qui nous paraissent toucher à la dignité humaine : les mutilations, le meurtre compensatoire, les sacrifices, etc.), il est impératif d’éviter de juger les autres selon les critères et les normes de notre propre culture. Ne pas réaliser cet effort intellectuel est une attitude assez commune qualifiée d’ethnocentrisme. Toutefois, le relativisme culturel n’est pas exempt de toute critique. Conduit de manière radicale, il conduit à un morcellement des cultures humaines, à légitimer toutes les actions (toujours faites au nom de la culture), à empêcher finalement toute relation interculturelle. 29 2) Tableau et situation d’une société amérindienne : les Yanomamis. *(texte de Jacques Lizot et article de la revue Beaux Arts magazine). Pour compléter cette présentation, vous pouvez lire les livres suivants : David Kopenawa, Bruce Albert, La chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami, (collection Terre humaine), Paris, Plon, 2010. Et, en élargissant l’aire géographique et culturelle, Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, (collection Terre humaine), Paris, Plon, 1985. Mais peut-être pourriez-vous déjà vous lancer en lisant le livre qui a suscité tant de vocations d’anthropologues et qui reste un ouvrage-clé de la discipline : Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, (collection Terre Humaine), Paris, Plon, 1955. 30 Qu’écrit-il sur une des sociétés étudiées ? p. 329 : « Les Nambikwara se réveillent avec le jour, raniment le feu, se réchauffent tant bien que mal du froid de la nuit, puis se nourrissent légèrement des reliefs de la veille. Un peu plus tard, les hommes partent, en groupe ou séparément, pour une expédition de chasse. Les femmes restent au campement où elles vaquent aux soins de la cuisine. » Suit ensuite un tableau de la vie quotidienne des Nambikwara : ce que nous pouvons déjà définir comme une ethnographie, c’est-à-dire une description méticuleuse des activités, des mœurs et des croyances. Que peut-on en tirer ? Ce que Lévi-Strauss, lui-même, écrit : p. 469 : « L’étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d’un état de nature utopique, ou la découverte de la société parfaite au cœur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l’aide duquel nous parviendrons à démêler “ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme et à bien connaître un état qui n’existe plus, qui peut-être n’a point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.” » Tel est le but des deux textes joints. Dès à présent, nous pouvons nous poser la question de la signification de ce qu’on appelle, souvent de façon abusive, une société primitive. Forts de ces lectures, et de cette connaissance, vous pouvez à présent passer au troisième point de ce cours. 3) Une histoire de l’ethnologie. De nouveaux mondes. Des auteurs. Des interprétations. Plusieurs textes forment ce chapitre qui représente une étape essentielle de votre formation. Qu’apporte ce chapitre ? Et que représente-t-il. D’abord, une réflexion sur ce moment unique de l’histoire de l’humanité que constitue la découverte de l’Amérique. Sur ces Nouveaux mondes, plusieurs auteurs donnent leur lecture et leur interprétation : Charles Verlinden, Luis Villoro, Nathan Wachtel. Sur la portée de cette découverte de l’Amérique, retenons ce qu’écrit Verlinden : 31 « En réalité, on ne peut parler de “découverte de l’Amérique” qu’à partir du moment où le pourtour du continent américain prend forme dans la conscience des Européens qui sont en contact avec lui. » L’histoire de cette découverte est, dans son texte, précisément racontée. Elle évoque deux attitudes, et deux situations. * Celle des Européens qui imposent le « repartimiento » d’Indiens – mesure d’exploitation et de domination jouant avec la peur et la violence, qui ouvre la porte à une autre histoire. * Celle des Indiens, vaincus, humiliés, dépossédés et asservis. Le texte de Verlinden est parlant. Celui de Villoro ajoute aussi en interprétation. Il parle d’une double « stupeur » : celle des Indiens, magnifiquement décrite par Nathan Wachtel. Et la stupeur des découvreurs : « Lorsque les Espagnols arrivèrent au Mexique, ils furent frappés de stupéfaction devant un monde étrange où se mélangeaient la beauté et l’horreur. » Les récits – notons l’importance des mots utilisés, de la forme, du style – de la découverte sont importants. Relevons, avec eux, ce qui est retenu, souligné. Le sentiment d’un changement – unique, grandiose, terrible – s’impose des deux côtés. Dans cet ordre, il faut aussi relever les oppositions dans les différentes visions de l’histoire. De façon lumineuse, Nathan Wachtel déplace le centre du regard et impose celui de l’Indien qui souffre, meurt, et résiste. Grâce à ces textes, que vous pouvez enrichir par d’autres lectures, surgissent des entrées majeures de la discipline : L’altérité ; L’ethnocentrisme ; La différence. 32 Entrées qui sont illustrées par les textes suivants portant sur la construction de la discipline : Comment se développe l’anthropologie ? Jean Duvignaud apporte sa lecture. Michel Panoff introduit le livre de Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, (que vous pouvez lire). « La valeur des Argonautes, écrit-il, tient à deux raisons étroitement conjuguées : l’expérience de l’enquête sur le terrain et l’exigence propre à la composition littéraire. » En décrivant le système d’échanges intertribaux, Malinowski réalise ce qui est devenu un modèle de la littérature anthropologique qui aboutit, plus tard, à une école portant sur « l’analyse fonctionnelle ». L’œuvre a été, plus tard, discutée. Plusieurs textes d’un autre auteur, très important pour la communauté des anthropologues, suivent : Ceux de Claude Lévi-Strauss. L’un porte sur le mythe (insistons sur l’importance des Mythologiques). Un autre, extrait de Race et histoire, sur l’ethnocentrisme. Quelles sont ses origines, son histoire ? Pourquoi ce clivage entre prétendus civilisés et barbares ? Qui le construit, l’alimente ? Que représente la notion d’évolution ? Poursuivez en lisant l’ensemble de ce texte. Nous avons joint ensuite une interview de CLS (à lire comme le témoignage d’une immense recherche). Lévi-Strauss revient sur son parcours : « J’ai fait bouger les idées », dit-il modestement. Suivent ensuite des textes de Pascal Dibie et Jacques Meunier sur Lévi-Strauss. 33 Mais vous pouvez aussi lire de Catherine Clément, Lévi-Strauss, (Que sais-je ?), Paris, Puf, 2010. Ce que vous pouvez noter, sans d’ailleurs trop vous appesantir, c’est – à l’intérieur de la discipline - la naissance de courants, d’écoles, de personnalités – peut-être aussi d’époques- qui marquent la progression de l’anthropologie. Pour vous aider dans cette histoire de l’anthropologie, vous pouvez vous appuyer sur les livres suivants – (en choisir un ou deux) : - Jean Copans, Introduction à l'ethnologie et à l'anthropologie, Paris, Nathan, 1996 - Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre Warnier, Ethnologie, Anthropologie, Paris, PUF, 1993 (plus développé et plus riche) - Jacques Lombard, Introduction à l'ethnologie, Paris, A. Colin, 1998 - Mondher Kilani, Introduction à l'anthropologie, Lausanne, Payot, 1992 - on peut aussi ajouter : Jean Copans, L'enquête ethnologique de terrain, Paris, Nathan, 1998 François Laplantine, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996 Marie-Odile Géraud, Olivier Leservoisier, Richard Pottier, Les notions clés de l'ethnologie, Paris, A. Colin, 1998.) À ce stade, nous considèrons que vous devez posséder un certain nombre de connaissances faites aussi de définitions (Pour cela le Dictionnaire de l’ethnologie, de Bonte et Izard, Paris, Puf, peut vous être très utile). N’hésitez pas à multiplier les entrées, et les références. La chaîne d’étude – ethnographie (travail de terrain), ethnologie (première étape vers la synthèse), anthropologie (étude de l’homme) – doit être connue. Il nous semble aussi utile de pouvoir définir les différences entre anthropologie physique et anthropologie sociale et culturelle (dans certains pays, les enseignements peuvent être communs) et de réfléchir sur l’importance des 34 disciplines voisines : Rapports de l’anthropologie et de la sociologie, De l’histoire et de l’anthropologie, De l’anthropologie et de la philosophie, etc. Notez aussi l’importance de la muséographie (la visite d’un musée d’ethnologie est importante), de la psychologie, de la linguistique, etc. Abordons maintenant le quatrième point. 4) Le métier d’anthropologue Vous allez aborder cette question grâce à plusieurs auteurs. Edmund Leach, d’abord élève de Malinowski, a travaillé sur les Kachin de Birmanie. Il rapporte ainsi l’origine de sa « vocation » d’anthropologue : « C’est en Asie, où je suis resté trois ans et demi, que j’ai commencé à découvrir l’anthropologie. Là-bas, en effet, je me suis aperçu d’une chose étrange. Les Chinois riaient des mêmes blagues que les Européens, pas les Japonais. Les Japonais avaient un humour très spécial. Je crois bien que mon goût pour l’anthropologie s’est éveillé en faisant ce genre de remarques… » Il insiste sur l’importance de ce que l’on appelle l’observation participante : « (…) vivre avec les gens, participer à leurs activités, puis essayer de comprendre l’étrangeté de ce contact. » Leach se définit comme un « empiriste », s’opposant à Lévi-Strauss qu’il voit comme un « rationaliste ». Du point de vue de l’histoire de l’anthropologie, il dit ce qui nous semble très important : « L’idée de l’espèce humaine, au sens moral, est vraiment très récente. » L’anthropologie participe à cette vision de l’espèce humaine comme un tout, une unité, traversée par des différences passionnantes à étudier. 35 L’interview de Jean Rouch est là pour introduire – et insister – sur l’importance du film ethnographique dont il est un des pionniers. Ainsi, à côté du texte, de l’article, du livre : l’image – avec toute la richesse de sa construction. • * Nous vous conseillons – si vous en avez l’occasion de voir quelques-uns de ces films : • Les Maîtres fous, Cimetière dans la falaise, etc. • Peut-être aussi pourrez-vous assister à un festival du film ethnographique … (à Paris, ou ailleurs). Le film, comme Rouch l’affirme, pose bien sûr des problèmes techniques. Il exige une formation particulière. Mais il est aujourd’hui essentiel à la connaissance et à l’ « explication » de la différence humaine. À cet exemple – celui de Rouch – vous pouvez ajouter d’autres expériences, et d’autres productions. Nous ne doutons pas que cet exercice vous passionnera. Pour poursuivre dans cet exercice, d’autres exemples d’anthropologues peuvent être avancés. Mais la liste peut s’enrichir. Vous devez d’ailleurs le faire à partir de votre propre exploration et de vos lectures. Il s’agit, par là, de découvrir des œuvres et des aires culturelles : Nouvelle-Guinée, Afrique. N’hésitez pas à aller plus loin ! Maurice Godelier. Comment définit-il « son » métier ? Existe-t-il, au sein de la discipline, des courants, des écoles (évolutionnistes, fonctionnalistes, marxistes, structuralistes, etc) ? Comment définir sa propre méthode, et construire une autre approche ? Que représente ici l’anthropologie économique ? « J’ai commencé, dit Godelier, à développer une anthropologie des systèmes de 36 production, des systèmes de distribution, des monnaies primitives. » Insistons surtout sur ce qu’on appelle : le travail de terrain. On pourrait d’ailleurs réfléchir ici à ce lien particulier – unique dans les sciences de l’homme – entre chercheur et terrain. « Pendant des années, j’ai pu suivre dans le détail le déroulement complexe de ces pratiques et de ces discours imaginaires et symboliques (ceux des Baruya). » Que fait-il concrètement sur le terrain ? Que retient-il ? Comment se construit sa recherche ? Comment, du terrain, passe-t-on à une réflexion générale : sur la production, l’origine de l’État, la domination ? Vous pouvez – vous devez- le voir à travers vos lectures. À ce stade, il est aussi intéressant de situer chacun de ces auteurs : Pourquoi celui-ci reste-t-il un ethnographe ? Pourquoi cet autre donne-t-il plus d’ampleur à sa pensée ? Comment se fait le passage ? Comment s’établissent les limites. Apportez des réponses à partir de cas – et de lectures. Suivent ensuite plusieurs africanistes (Balandier, Augé, Terray) Georges Balandier. Son œuvre est très importante. Vous pouvez lire aussi : Georges Balandier, Afrique ambiguë, (coll. Terre Humaine), Paris, Plon, 1957. Georges Balandier, Anthropo-logiques, Paris, LGF, 1985. Georges Balandier, Le Détour, Paris, Fayard, 1985. « C’est donc une excellente suggestion, affirme Balandier, que de commencer par l’Afrique puisque tout est parti de là. » À travers ses propos, on découvre l’importance du parcours. Que fait un anthropologue ? Comment conjugue-t-il cette tension – ailleurs illustrée par Clifford Geertz- travailler sur un terrain lointain et écrire dans le 37 bureau de son université ? Il note aussi l’importance de l’implication – qui peut d’ailleurs conduire à la participation – à l’engagement. Que représente une anthropologie appliquée ? Le travail d’anthropologue est fait d’aller-retour. Il impose l’errance, la quête. Balandier développe ce qu’il appelle lui-même une anthropologie dynamique – où l’histoire trouve toute sa place. « Nous savons donc à quel point l’histoire de l’Afrique a été une histoire des recompositions, du travail historique continuel sur les espaces politiques, sur les univers de civilisation, sur les espaces religieux qui étaient mouvants. Tout cela ne se passait pas sans guerres, sans conflits. » Balandier insiste sur l’importance de ce « laboratoire » africain qui lui permet d’inventorier, et de décrire. « On découvre que l’Afrique a tout expérimenté », dit-il. Il pense surtout au domaine où il a si bien travaillé : l’anthropologie politique. De cette explication sur des cas africains, Balandier est passé ensuite à une exploration de la modernité. Pour compléter cette approche magistrale, deux autres exemples : Marc Augé Et Emmanuel Terray. Le premier revient sur son « itinéraire anthropologique » et le second présente sa réflexion sur la question de l’origine de l’État. « Que cherche le chercheur ? écrit Augé. S’il cherche l’autre, qui donc est l’autre ? » 38 Que représente une anthropologie pratique ? Il reste à découvrir le mode d’organisation, de pensée de l’autre. Et à le rapporter. Qui sont donc les Bantous ? L’exploration de Terray tourne autour de l’origine de l’État. Elle doit vous permettre d’aborder ce thème de l’anthropologie politique. Pour enrichir ces réflexions, nous vous proposons d’aborder deux auteurs choisis spécialement. 5) Des œuvres (se reporter aux notes de lecture) Germaine Tillion. Son œuvre est essentielle. Elle est un exemple de modestie, et de travail. Nous aimerions pouvoir vous la faire découvrir. Dans ce but, nous joignons des notes de lecture qui insistent sur : Le temps et la situation d’observation (Algérie coloniale, années trente, insistance sur le social et la parenté). Il faut absolument lire ce livre. Laurence Wylie. Du point de vue du décalage du regard, et de la singularité de son approche, il nous semble important d’ajouter cet auteur. Grâce à lui, vous pourrez découvrir le regard d’un anthropologue américain sur le monde villageois français. En quoi son approche diffère-t-elle de celle de Leach (sur les Kachin – de Balandier, sur l’Afrique) ? La question est importante. Mais elle situe aussi l’ampleur de l’anthropologie qui n’écarte aucun groupe et aucun sujet. 39 6) Un exemple de perspective anthropologique : la question du don et de l’échange Il n’est sans doute pas de meilleur moyen pour comprendre la démarche d’une discipline que de la voir à l’œuvre sur un cas précis. Plusieurs champs auraient pu être abordés : le religieux, le politique, la parenté, etc. autant de thèmes forts de la discipline que vous avez pu identifier grâce aux textes présentés. Ces thématiques étant abordées spécifiquement dans les enseignements de 3e année, nous en avons élu une autre, centrale également : la question de l’échange et du don. En dépit des différences qui existent entre les sociétés et les cultures, celles-ci effectuent cependant toutes un certain nombre d’actions, selon des formes différentes parfois, mais dont la confrontation permet justement d’apporter un éclairage nouveau sur les raisons profondes, les motivations et la nature de l’action en question. Ainsi, il n’est pas une société qui ne pratique à un niveau ou un autre l’échange. Il n’est pas étonnant qu’en tant qu’il s’agit d’une constante humaine qui est réalisée diversement selon les cultures, l’échange ait fait partie des objets privilégiés de l’anthropologie et ce dès les débuts de la discipline. Il existe deux manières d’échanger différentes : • L’échange marchand : A vend à B un produit X. B donne à A l’équivalent en monnaie du prix de X. L’échange entre A et B se termine là. • L’échange non marchand (le don) : A donne à B un produit X. Don qui est suivi, à plus ou moins long terme, d’un contre-don de B à A d’un produit Y (ce « produit » peut être de la simple reconnaissance). Bien que nos sociétés connaissent le don, certaines sociétés sont véritablement organisées autour du don, c’est-à-dire que la majeure partie de la circulation des biens se fait sur le modèle du don, contrairement à la nôtre. Cette question du don et du contre-don a suscité depuis longtemps l’intérêt des anthropologues à la fois pour comprendre ces sociétés mais aussi pour comprendre l’émergence dans nos sociétés du système marchand. Notons que cette opposition entre « société à dons » et « société marchande » est plus d’ordre heuristique et théorique qu’empirique, surtout avec la globalisation : les « sociétés à dons » sont de plus en plus intégrées, bon gré mal gré, dans un système mondialisé d’échanges marchands ; les 40 « sociétés marchandes » ménagent toujours des situations où le don est valorisé (solidarité sociale, familiale ; cérémonie d’échanges de cadeaux : anniversaires, fêtes de fin d’année, ect.). Le premier anthropologue à considérer le don comme objet anthropologique décisif a été Marcel Mauss (1872-1950). Dans son célèbre « Essai dur le don » (1924, publié dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF ; texte accessible en ligne sur http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/mauss_marcel.html), M. Mauss est l’un des premiers à tenter de formuler une théorie du don. Fidèle aux préceptes de Durkheim, c’est vers les sociétés « primitives » qu’il se tourne pour trouver les « formes élémentaires » des institutions et faits sociaux des sociétés occidentales. Ses travaux sur le don font suite à une série de travaux qu’il a menés sur les formes archaïques du contrat, question centrale de la sociologie durkheimienne. La question de l’origine de la société (i.e. du lien social originel) est présente dès les premières réflexions sur le don. Fidèle à la méthode comparatiste Mauss va accumuler les données ethnographiques concernant les échanges dans les sociétés exotiques, mais aussi puiser dans les sources historiques concernant les tribus germaniques, celtes, etc. d’Europe occidentale. L’importance du matériau manipulé est impressionnante. Parmi ces données éclectiques, deux faits ethnographiques vont particulièrement attirer l’attention de Mauss : le potlatch et la kula. Ces deux faits méritent d’être exposés en détail d’une part parce qu’ils existent toujours même s’ils ont subi des modifications, d’autres part parce qu’ils ont tous les deux été l’objet de multiples interprétations et réinterprétations. 5.1 Potlatch et kula Le Potlatch Le phénomène du potlatch a été étudié dès la fin du 19ième siècle et reste associé dans l’histoire de l’anthropologie au nom de Franz Boas (1858-1942), qui est l’un des premiers anthropologues a avoir tenté de le décrire. Il s’agit d’une forme particulière de don que pratique toutes les sociétés autochtones de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord (entre 41 l’Alaska et le nord des Etats-Unis, en particulier en Colombie britannique). Ces sociétés, plus d’une dizaine, sont d’ailleurs désignées comme sociétés à potlatch. Ce sont des sociétés de chasseurs/cueilleurs/pêcheurs. Le mot potlatch définit un ensemble de manifestations (fêtes, danses, discours, distributions ostentatoires de biens) organisées à l’occasion d’événements importants de la vie d’un individu (mariage, funérailles, succession, initiation, etc.) ou dans le contexte d’une rivalité entre chefs. Ces cérémonies trouvent leur pleine expression dans la distribution de biens de prestige et de nourriture par un hôte à des invités formellement conviés en vue de la validation publique d’un certain nombre de prérogatives familiales. Le potlatch met en jeu une profusion d’objet et de nourriture : canots, couvertures, bijoux, porcelaine, armes à feu à quoi s’ajoute des plaques de cuivres ciselées qui sont les objets les plus précieux pour les Indiens. Dans les cas de rivalités, le potlatch peut être aussi un défi : un homme éminent met un rival au défi d’être aussi généreux que lui. Ce dernier doit rendre une quantité de richesses supérieure. Le potlatch est ainsi le moyen par lequel un individu acquiert ou maintient une influence politique et une position sociale au sein du système hiérarchique. C’est cette forme de potlatch, celle teintée de forte rivalité, qui va le plus intéresser les anthropologues qui étaient frappés (notamment Boas) par l’ampleur du phénomène et la quantité de biens mis en jeu. Pour Boas, le potlatch n’est ni plus ni moins qu’un système de prêt à intérêt. A fait crédit à B qui doit rembourser la somme prêtée plus les intérêts. Vu sous cet angle, le potlatch est un phénomène strictement économique et le phénomène est comparé à un acte marchand. Les autres aspects du potlatch (politiques, culturels, etc.) sont ignorés par Boas. En fait : • les données ethnographiques sur lesquelles travaillent Boas sont insuffisantes. Et il ne travaille pas vraiment directement sur le terrain ; • deuxièmement il semble que l’institution du potlatch ait été profondément modifiée par les contacts avec les Blancs. Cette modification se serait exprimée dans un élargissement du phénomène et une inflation des biens mis en jeu, ce qui l’a rendu particulièrement visible (pour les anthropologues) mais l’a peut-être en quelque sorte « surclassé ». Influence de la situation coloniale Plusieurs travaux ont montré l’influence de la situation coloniale sur l’institution du potlatch. L’un des principaux reproches qui est adressé à Boas est le fait qu’il place le potlatch en dehors de l’histoire et qu’il ne mesure pas du tout l’influence qu’a exercée la colonisation (vision a-historique). En fait, il y a des contacts avec les Blancs dès la fin du 18ième siècle : 42 • échange de fourrures ; • établissement de comptoirs ; • missions (notamment franciscaines) ; • importation de produits manufacturés venant des Blancs. La situation au milieu du 19ième. La population de loutres de mer chute. Mais, en parallèle, on assiste au développement de très importantes compagnies de traite commerciale. Cela débouche sur une inflation des termes de l’échange (la fourrure de loutre devenant plus rare, devient plus chère : elle nécessite plus de produits en échange). Conséquences : de nouveaux biens affluent en paiement des fourrures, notamment des armes à feu. Ces biens « blancs » entrent en masse dans l’économie indienne, et sont « acculturés » par la culture locale qui en fait des biens de prestige. Les pratiques ostentatoires se multiplient et le don de biens de prestige prend de plus en plus d’importance. Des « parvenus » indiens peuvent entrer dans le potlatch. A la fin du 19ième. On assiste à un changement de souveraineté sur les territoires. Le commerce s’amplifie et se diversifie. L’on constate un développement de la main d’œuvre autochtone dans les conserveries de poissons. Les missions protestantes gagnent du terrain. Les populations indiennes voient leur démographie fortement baisser (maladie, alcool). Les autorités interdisent les guerres tribales. Conséquences : l’économie de chasse-collecte-pêche fait place à une économie de la traite et on assiste à la monétarisation des rapports de production. Sous prétexte de progrès, les autorités coloniales interdisent le potlatch, en quoi elles voient un gaspillage de richesse et dénoncent son irrationalité économique. L’intensification de la situation coloniale a abouti à l’augmentation des échanges cérémoniels grâce à tous les biens obtenus dans le cadre de la traite avec les Blancs. Et ce sont ces mêmes Blancs qui condamnent ces pratiques au nom de la civilisation. Mais le potlatch va perdurer dans la clandestinité. De nos jours, il est devenu le symbole de l’indianité et on a parfois recours aux textes anthropologiques pour le justifier ! Pour aller plus loin : 43 M. Mauzé, 1986, « Boas, les Kwagul et le potlatch. Eléments pour une réévaluation », L’Homme, n°100, pp. 21-63 (accessible en ligne sur le site « Persée »). La Kula Cf. textes fournis • Chapitre III « Données essentielles sur la Kula » de B. Malinowski, 1963 (1922), Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard (coll. Tel), pp.139-163. • Weiner, 1989, « La Kula et la quête de la renommée », Revue du Mauss, n°6, pp.35-62. Si le potlatch est associé à Boas, le phénomène de la kula est associé à B. Malinowski qui le découvre lors de ses séjours sur les îles Trobriand entre 1914 et 1918. La kula est une forme d’échange intertribal qui s’effectue dans un circuit fermé. Deux sortes d’articles circulent dans la Kula, et dans un sens opposé : -de longs colliers de coquillages rouges (soulava) qui circulent dans le sens des aiguilles d’une montre ; -des bracelets de coquillages blancs (mwali) qui circulent dans le sens inverse. L’un et l’autre se rencontrent sur les voies d’échange et s’échangent l’un contre l’autre. Chaque personne pris dans le réseau kula reçoit périodiquement un ou plusieurs mwali et un soulava. Aucun de ces articles ne restent longtemps en la possession d’un individu. La transaction entre mwali et soulava ne clôture pas les rapports kula. En même temps que les échanges de bracelets et de colliers de nombreux autres biens sont échangés. Les hommes pris dans la kula « n’ont aucune conscience des lignes directrices de l’une quelconque de leurs structures sociales » (p.141). La Kula ne s’effectue pas sous la contrainte d’un besoin quelconque, puisque son principal but est l’échange d’articles dénués d’utilité pratique. Cet acte simple est la base d’une vaste institution intertribale ; il est lié à un nombre incalculable d’autres activités. Brassards et colliers ne sont portés que lors des cérémonies importantes. Ces objets peuvent être prêtés. Mais le privilège de s’en parer n’est pas le but de leur possession. Ces objets précieux (vaygu’a), on ne les possède que pour le plaisir de les posséder (« sentimentalisme historique »). Chaque objet kula possède son nom propre, son histoire, etc. et ne reste qu’un moment la propriété d’une personne. « Je revis, écrit 44 Malinowski, l’un d’entre eux me montrant de longs colliers rouges ainsi que de gros objets blancs. Avec un respect religieux, il me disait leur nom, me contait leur histoire, m’apprenant par qui et quand ils avaient été portés, en quelles occasions ils avaient changé de main, et comment leur possession temporaire était un signe manifeste de l’importance et de l’excellente renommée du village. » Malinowski fait le parallèle avec les joyaux de la couronne : « les forces psychologiques et sociologiques en jeu sont les mêmes : c’est vraiment la même attitude mentale qui fait que nous attachons du prix à nos bijoux de famille et que les indigènes tiennent tant à leur vaygu’a. » Les échanges kula se font dans un cadre strict. Chaque homme doit avoir au minimum un partenaire (le nombre de partenaire varie selon son rang). Deux partenaires doivent pratiquer la kula, ils doivent échanger d’autres présents, ils ont l’un envers l’autre des obligations et des devoirs. Un homme ordinaire sera en rapport de partenariat avec un ou deux chefs à qui il devra donner ses meilleurs vaygu’a. Toute sorte de choses circulent par ailleurs dans la kula. Les échanges suivent les règles données par le sens géographique. Chaque village occupe un place bien définie par rapports aux autres en sorte que, vis-à-vis d’eux, il se trouve toujours soit du côté des brassards, soit du côté des colliers. La « règle commerciale » veut que tout don doit être compensé après un certain laps de temps par un don équivalent. L’équivalence est laissée à l’appréciation de celui qui donne en retour, et celui qui reçoit n’a pas de moyens de pression pour faire respecter les règles. Enfin, la kula fait l’objet de deux sortes d’entreprises : • des grandes expéditions outre-mer (grande kula) • un trafic intérieur (petite kula) La question que se pose Malinowski est alors la suivante : quelles sont alors les forces qui obligent les contractants à s’en tenir aux termes du « marché » ? On touche un trait essentiel concernant l’attitude mentale indigène vis-à-vis de la richesse et de la notion de valeur. Dans la kula, il y a : - assimilation de la fortune à la grandeur - la richesse devient la marque essentielle du rang social Mais l’important c’est que pour eux, détenir signifie donner. Le signe distinctif du pouvoir est l’opulence, celui de l’opulence la générosité (« noblesse oblige »). « Celui qui se montre généreux et honnête dans la kula attire à lui un courant d’affaire plus large que celui qui a la réputation d’être sordide. » 45 La kula repose ainsi sur quatre principes : • un don cérémoniel doit être compensé ; • un principe d’équivalence : les objets échangés sont de nature différentes (brassards et colliers). L’équivalence est laissée à l’appréciation de celui qui a reçu ; il n’y a pas de marchandage possible. • le principe qui régit le don et le contre-don. L’échange commence par un don d’ouverture (vaga) de A à B. Soit B dispose d’un objet équivalent, alors il le donne à A, c’est le présent de contrepartie (yotile). Soit B ne dispose pas d’un objet équivalent, alors il donne un objet à A un présent d’attente (basi). Lorsqu’il aura trouvé l’objet adéquat, il le donnera à A, c’est le présent de conclusion (kudu). (On comprend que dans cette deuxième possibilité B a rendu plus que A ne lui a donné.) • la kula se réalise toujours de façon cérémonielle. Il faut noter également que la kula obéit à un principe général de sélection : -certains districts ne font pas partie de la kula ; -tout le monde ne peut participer à la kula (il faut posséder un vaygu’a, être membre d’un lignage supérieur, etc.) -la participation des femmes est réduite ; -les chefs ont plus de chance dans la kula dans la mesure où ils cumulent les partenaires. La relecture d’Annette Weiner. L’anthropologue Annette Weiner va revenir sur la terrain de Malinowski et s’intéresser de nouveau au phénomène de la kula près de 70 ans plus tard. Ce qui la frappe au premier abord, c’est la stabilité étonnante du système. Il continue d’exister même avec les changements profonds qui sont survenus (colonisation, décolonisation, globalisation). Elle insiste sur la dimension opératoire, dynamique, stratégique voire utilitaire de ces pratiques. « La renommée d’un homme kula est créée par la circulation de son nom associé aux coquillages les plus grands et les plus précieux qu’il a obtenu. » Elle explique comment on entre dans la kula : il faut acquérir un kitum (c’est-à-dire un collier ou un brassard qui appartient à celui qui veut se lancer dans la kula), il faut rechercher un partenaire. Elle s’intéresse par ailleurs à l’écart entre le modèle et les pratiques. Si le principe qui soustend le système est l’égalité, les partenaires s’efforcent de gagner des objets toujours plus 46 grands et plus beaux, de valeur toujours plus importante. Pour que les uns gagnent (en renommée) il faut bien que les autres perdent. La réciprocité n’implique pas la symétrie. A.Weiner insiste ainsi sur la dimension politique de la kula. Elle donne de fait une vision plus dynamique de la kula, qui n’est pas soustraite aux stratégies personnelles. 5.2 L’ « Essai sur le don » de M. Mauss Texte fourni Extrait Marcel Mauss, 1950 (1924), « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.143-279 : 145154. 1) le « programme » de Mauss Cet article de Mauss s’inscrit dans une série de recherches faite par Mauss sur les formes archaïques du contrat. L’intérêt de Mauss pour le don vient de là. Pour lui, le don est une « catégorie juridique » qui marque un accord, un contrat entre deux parties. Son propos s’appuie : • D’une part, sur une critique de l’idée que la société s’est fondée sur un contrat passé entre deux individus libres et que cet acte élémentaire soit la cellule de base de l’édifice social. Cette idée, reprise par les théories libérales de l’économie classique, ne saurait constituer la base des sociétés. Sur ce point, Mauss suit Durkheim pour qui : « là où l’intérêt règne seul, comme rien ne vient réfréner les égoïsmes en présence, chaque moi [chaque personne] se trouve vis-à-vis de l’autre sur le pied de guerre et toute trêve à cet éternel antagonisme ne saurait être de longue durée… Une telle cause ne peut donc donner naissance qu’à des rapprochements passagers et à des associations d’un jour » ; • D’autre part, sur une critique de « l’économie naturelle » qui est une construction historique : a) Tout d’abord, il faut rompre avec l’idée que les « primitifs » n’ont qu’une économie simple, construite autour du troc entre deux individus et que ces sociétés en serait au degré zéro de la compétence économique. Mauss écrit : « dans les économies et dans les 47 droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simple échange de biens, de richesses et de produits au cours d’un marché passé entre les individus. » (p.150). L’idée que les transactions économiques sont nées du troc, que le commerce serait né de ces premiers échanges fait avec les moyens du bord est une vision historiquement datée : elle se développe au 19ième siècle dans les sociétés occidentales au moment même où la société de marché achève de faire prévaloir ses structures sur la sphère des relations sociales. Cette vision est donc une réécriture « idéologique » de l’histoire de l’humanité qui vise à naturaliser (c’est-à-dire à fonder en nature) les principes de l’économie de marché. Or pour Mauss : « l’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente » (p.199). b) Les sociétés « primitives » ne sont pas privées de « marché » mais le régime qui y régit les échanges est différent du nôtre. Il s’agit pour Mauss d’étudier « le marché avant l’institution des marchands et avant leur principale invention, la monnaie proprement dite » (p.148). Le système marchand n’est qu’un type de système parmi d’autres. 2) des « prestations totales » : définition Mauss veut s’intéresser au « système des prestations économiques » (p.147) Dans les sociétés « primitives » ou « archaïques » s’intéresser aux échanges des biens, c’est s’intéresser à « un ensemble énorme de faits » (p.147) où « tout se mêle » : c’est ce qu’il appelle les « phénomènes sociaux totaux ». Il s’y exprime à la fois et tout d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, morales, juridiques, politiques, familiales, économiques, etc. Ces prestations sont donc très éloignées de notre conception issue de l’idéologie de l’économie marchande. Pour Mauss, ces prestations sont des prestations totales parce que : a) ce ne sont pas des individus qui échangent mais des groupes (p.150), des « personnes morales » (clan, tribu). L’individu n’est pas une unité pertinente pour les analyser ; b) ce qui est échangé, « ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, (…) des choses utiles économiquement » (p.151), ce sont aussi des biens plus « immatériels » (danses, fêtes, rites, services, etc.) mais aussi des personnes (femmes, enfants) ; c) ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire par des cadeaux, des présents. Mais la forme volontaire ne doit pas cacher qu’elles sont au fond rigoureusement obligatoires. 48 Ces trois points caractérisent ce que Mauss propose d’appeler le « système des prestations totales ». L’exemple type de ce genre de système est celui des sociétés divisées en deux clans A et B symétriques (cf. tribus australiennes par exemple). Ces prestations totales que Mauss classent parmi les phénomènes sociaux totaux peuvent prendre, toujours selon lui, deux formes : • une forme pacifiée ; • une forme où les échanges se font sur le mode de la rivalité, de la surenchère, en insistant sur l’antagonisme des parties en présence. Cette forme, qui est celle sur laquelle va se baser Mauss, il propose des les appeler les prestations totales de type agonistique ou potlatch : Mauss élargit donc la notion de potlatch et la « détache » de son contexte ethnographique de départ. Il faut donc comprendre potlatch au sens de prestation totale de type agonistique. C’est à ce titre que la kula est qualifiée de potlatch par Mauss. L’agôn, la rivalité, n’est pas limitée aux systèmes indiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis. 3) le don : combinaison de trois obligations Pour Mauss, la question de départ est celle-ci : « Quelle est la règle de droit, qui dans les sociétés de type archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose que l’on donne qui fait que le donataire la rend ? » (p.148) On le voit, il y a bien un lien entre cette question et le problème du contrat, le problème du respect du contrat. Dans ces systèmes, il n’y a pas de contrat au sens où nous l’entendons mais tout se passe comme s’il y avait un contrat respecté. La question centrale est celle de l’obligation : comment rendre obligatoire en faisant l’économie d’une entente contractuelle préalable ? (dans le mode contractuel, les termes du contrat sont décidés, font l’objet d’un accord, en amont. On est dans la conditionnalité : si tu fais ceci, je fais cela). S’appuyant sur l’étude du potlatch, Mauss élabore une théorie du don. Le don est en fait la combinaison de trois obligations qui se présentent comme des actes volontaires, libres et gratuits (p.147) : donner, recevoir, rendre. Donner : « donner est l’essence du potlatch » 49 - c’est en distribuant des biens que l’on acquiert une reconnaissance sociale, que l’on peut asseoir une autorité, que l’on peut maintenir son rang, etc. ; - obligation de donner = obligation d’inviter ; - refuser de donner, c’est déclarer la guerre. Recevoir : « l’obligation de recevoir ne contraint pas moins » - refuser de recevoir, c’est manifester sa crainte de rendre ; - on ne peut refuser l’hospitalité lorsqu’on se déplace ; - refuser un don, c’est déroger à la bienséance. Rendre : « l’obligation de rendre est tout le potlatch » -ne pas rendre, c’est perdre la face Et c’est d’ailleurs le problème du contre-don qui intéresse le plus Mauss. En fait, donner crée une dette. 4) le don, un double rapport Donner, c’est transférer volontairement quelque chose qui vous appartient à quelqu’un dont on pense qu’il ne peut pas ne pas l’accepter. Donner est donc un acte volontaire, individuel ou collectif, sollicité ou non (notre culture valorise les dons non-sollicités mais ce n’est pas partout le cas). Que se passe-t-il dès que l’on donne à l’autre (abstraction faite de tout contexte social ou culturel particulier) ?. Donner semble instituer simultanément un double rapport entre celui qui donne et celui qui reçoit : • un rapport de solidarité, puisque celui qui donne partage ce qu’il a avec celui qui reçoit ; • un rapport de supériorité puisque celui qui reçoit et accepte le don se met en dette visà-vis de celui qui donne. La dette place celui qui reçoit dans un rapport de dépendance (du moins pour tout le temps où il n’aura pas rendu ce qu’on lui a donné ). Il devient l’obligé de celui qui donne. 50 Donner instaure une différence et une inégalité de statut entre donateur et donataire. Cette inégalité peut se muer en hiérarchie, et si celle-ci existait avant le don, celui-ci vient l’exprimer et la légitimer. Deux mouvements sont contenus dans le même acte : le don rapproche et en même temps il éloigne (parce qu’il fait de l’un l’obligé de l’autre). Comme le dit M. Godelier (dans L’Enigme du Don, Paris, Fayard, 1996) le don contient une ambivalence ontologique. Il ouvre un énorme champ de stratégies possibles. Il couvre une gamme d’intérêts opposés, peut-être un acte de générosité ou un acte de violence (déguisé en geste désintéressé). Des deux éléments (le partage et la dette) et des deux mouvements (le rapprochement et l’éloignement), ce sont les seconds (la dette et la mise à distance) qui ont le plus d’effets dans la vie sociale dès que celle-ci est organisée autour de formes de compétition autour de l’accès aux richesses, aux pouvoirs, aux savoirs, etc. On comprend donc du fait de sa dualité, de son ambivalence, que le don trouve les conditions idéales de son exercice dans les sociétés dont le fonctionnement repose sur le maintien de rapports personnels (de production, de parenté, de pouvoir, etc.). Dans les sociétés peu hiérarchisées, le don se pratique entre personne de statut et de rang plus ou moins équivalent. Dans les sociétés plus hiérarchisées, le don prend des formes et des significations différentes selon que celui qui donne est d’un rang supérieur ou inférieur à celui qui reçoit. L’analyse d’un don quel qu’il soit exige toujours de prendre en compte le rapport qui existe entre celui qui donne (individu ou groupe) et celui qui reçoit. Ainsi, ce qui oblige à donner (dans les sociétés où les rapports interpersonnels priment), c’est que donner oblige. Le don, acte d’apparente générosité, façonne le dette et produit de la dépendance. 5) pourquoi rend-on ? Pourquoi rend-on ? Qu’est-ce qui fait que le don entraîne systématiquement un contre-don ? Pour Mauss, la solution se trouve du côté des « mécanismes spirituels », des raisons morales ou religieuses, qui prêtent aux choses une âme et un esprit, qui les poussent à revenir. Ici, Mauss va recourir à une notion maori (Nouvelle-Zélande), le hau, qu’il traduit par « l’esprit de la chose donnée ». Reprenant le témoignage d’un Maori recueilli par E. Best, Mauss affirme que dans cette conception des relations sociales, ce que l’on donne porte un esprit qui oblige le donataire à ne pas garder pour lui ce qu’il a reçu. « Ce qui, dans le cadeau échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte » (p.159) ; « présenter quelque chose à quelqu’un c’est présenter quelque chose de soi » (p.161). Ainsi, au final, pour Mauss le 51 principe de réciprocité à l’œuvre dans la plupart des sociétés « primitives » trouverait sa raison d’être dans une certaine conception des réalités matérielles, et l’échange trouverait son fondement dans le symbolique. L’explication maussienne du don est de ce point de vue plus psychologique que sociologique. Conclusion Tout le propos de l’ « Essai sur le don » tourne autour de l’échange de biens. Ces échanges se laissent mal décrire en termes d’activités économiques. Ils sont « encastrés » (« embedded », pour reprendre le vocabulaire de K. Polanyi) dans une trame de relations sociales dont le contenu et les enjeux sont plus larges. Mauss voit d’ailleurs dans l’échange-don moins des questions économiques que des questions juridiques. Il voit dans le don une forme archaïque du « contrat individuel ». Plutôt que des individus qui échangeraient seuls à seuls et selon des besoins respectifs, on trouve « au départ » des circulations d’objets qui vont de groupes à groupes, qui ne se règlent pas sur la recherche d’une équivalence juste (i.e. l’ajustement de valeurs d’échange) mais qui procède par dons et contre-dons. On a dans le don une mise en scène de générosités. L’autre (celui qui reçoit) est contraint de faire preuve de sa propre générosité en retour, du moins s’il veut conserver un crédit social. Les objets qui circulent marque d’un sceau la relation qui s’est contractée. On pourrait donc opposer deux régimes de circulation des objets : • La relation marchande. Ici, l’important est qu’on paye le prix juste. Le lien entre les personnes qui échangent n’a pas de valeur en tant que tel. Je peux vendre à n’importe qui tant qu’il m’en offre le prix. C’est la valeur d’échange qui compte pas l’échange (les bons comptes font les bons amis). • L’échange-don. Ce qui le définit c’est la valorisation de l’échange pour lui-même. Le don scelle, entretient, ravive la relation (quand on aime on ne compte pas). La différence ne se situe pas là où on pourrait le croire d’un premier abord, c’est-à-dire au niveau du calcul et de l’intérêt. Dans le don, comme dans l’économie marchande, il y a des stratégies, de l’intérêt. Un type de circulation ne s’oppose pas à l’autre selon la présence ou l’absence de « calcul », d’anticipation. La différence passe plutôt au niveau du sens que l’on donne au retour : simple équité dans la transaction marchande ; hommage faite au lien dans le 52 don, à son exclusivité exigeante. Le contre-don, c’est une célébration, une consolidation du lien qui unit les contractants. Le contre-don est ce que l’on doit à la relation (et donc en conséquence à l’autre). Alors que le système de l’échange-don englobent la circulation d’objets dans le réseau des relations sociales qui unissent les segments de la société entre eux, l’histoire de nos sociétés modernes est celle de l’émancipation de la sphère économique comme sphère autonome (lire sur ce point les chapitres 4 et 5 de La grande transformation de K. Polanyi). 5.3 Critiques et prolongements des théories maussiennes La théorie maussienne du don et surtout l’explication de la troisième obligation (rendre) ont été critiqués et amendés par un très grand nombre d’anthropologues. 1) Claude Lévi-Strauss Texte fourni Claude Lévi-Strauss, 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, pp.IX-LII : XXIII-XL. Le programme scientifique de Claude Lévi-Strauss en anthropologie est une sorte de « programme fort » : il s’agit de faire émerger les lois immuables et sous-jacentes à tout problème social. Il inscrit l’anthropologie sociale dans une démarche s’apparentant aux méthodes mises en place par la linguistique. Plutôt que de penser l’anthropologie comme la juxtaposition empirique des différentes cultures et sociétés connues, il lui assigne pour objectif de faire émerger des « universaux », des « invariants ». Il s’agit de s’intéresser à ce qui nous rapproche, plutôt qu’à ce qui nous sépare des autres cultures. De ce point de vue, il loue la démarche de M. Mauss sur le don qui a compris que le don était le dénominateur commun d’un grand nombre d’activités sociales en apparence hétérogènes. Toutefois, Cl. Lévi-Strauss émet deux critiques importantes : • Mauss n’arrive pas à déceler la structure profonde qui gouvernerait l’échange. Il n’en aperçoit que des fragments (donner, recevoir et rendre) ; • Son explication est tautologique. Elle reprend la théorie spirituelle indigène. « Ne sommes-nous pas ici devant un de ces cas (qui ne sont pas si rares) où l’ethnologue se 53 laisse mystifier par l’indigène ? » interroge-t-il. Le hau n’est pas la dernière raison de l’échange, c’est l’expression consciente de la règle inconsciente. Pour C.L.-S., le notions du même type que le hau (le mana, mais aussi le truc et le machin) interviennent à chaque fois que l’on ne peut vraiment signifier. Elles sont des « signifiants flottants » qui viennent combler un écart entre le signifiant et le signifié, une inadéquation entre signifiant et signifié. Ces signifiants flottants peuvent en fait tout dire. Ils permettent à la pensée symbolique de s’exprimer malgré ses contradictions. 2) Marshall Sahlins M. Sahlins revient aux textes Maori recueillis par E. Best sur lesquels Mauss s’était appuyé pour faire de la notion de hau l’explication du contre-don. En travaillant avec des locuteurs maori, il conteste la traduction faite par Mauss du terme de hau, c’est-à-dire « esprit de la chose donnée ». Selon M. Sahlins, le terme maori hau aurait un sens plus proche de celui de bénéfice ou de profit que celui d’esprit. L’explication maori du don serait donc plus « matérielle » que symbolique ou spirituelle. Pour le donateur, il y aurait donc quelques bénéfices, avantages à donner. Le deuxième point que M. Sahlins soulève c’est que dans le texte du sage maori recueilli par E. Best, la transaction ne se fait pas entre un donateur A et un donateur C mais par l’intermédiaire d’une autre personne B. Or pour M.S. « pour illustrer l’action d’un tel esprit [le hau], il n’est besoin que de deux personnes : tu me donnes quelque chose ; ton esprit, présent dans cette chose, m’oblige à te le payer de retour, c’est simple ». L’intérêt de faire intervenir une troisième personne ne serait pas très pertinent si le contre-don n’était que le résultat de l’action d’un esprit. Dans le récit maori, en fait, si un donateur initial A donne un objet dont il est le propriétaire à un donataire B, que B donne cet objet à C et que C en retour donne un objet dont il est la propriétaire à B. B ne peut que donner cet objet à A. L’explication est que le hau de l’objet donné par A reste le même, même quand il est donné à B, de la même manière pour C. B est obligé de rendre à A l’objet que C lui a donné car c’est au moyen du hau de la chose de A qu’il a pu obtenir cet objet. En fait A (le donateur initial) ne cesse d’avoir des droits sur la chose qu’il donne quel que soit le nombre de personnes entre lesquelles l’objet a circulé. Pour M. Sahlins « le don d’un homme ne saurait devenir le capital d’un autre, et donc les fruits du don doivent faire retour au don initial ». C’est donc pour « mettre en évidence ce 54 bénéfice » que le sage maori a fait intervenir dans son exemple de transaction une troisième personne. En fait plus le nombre d’intermédiaire est important, plus le contre-don sera important. Pour aller plus loin : Chapitre 4 intitulé « l’esprit du don » de M. Sahlins, 1980, Age de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard. 3) Maurice Godelier Dans l’Enigme du don (1996), M. Godelier reprend tout le dossier du don. Il rappelle tout d’abord que Mauss adopte une posture paradoxale. En effet, au début de l’Essai, Mauss consacre l’essentiel de son analyse aux prestations totales agonistiques, c’est-à-dire aux formes de don dans lesquelles domine le « principe de rivalité et de l’antagonisme ». Cette forme de don qu’il rassemble sous le concept de potlatch n’est pourtant pas la forme première ayant existé. Le potlatch est une forme évoluée de prestations totales. Mauss, en effet, distingue prestations partielles et prestations totales et, parmi ces dernières, il distingue celles de type agonistique (où il y a rivalité) de celles de type non-agonistique (où il n’y a pas rivalité). Les prestations totales se distinguent des prestations partielles dans la mesure où les prestations totales se traduisent par le fait d’être un contrat perpétuel, par le fait que ce ne sont pas seulement des individus qui échangent mais des collectifs, des clans et que ce que l’on échange c’est plus que des richesses, des biens matériels. Ces prestations sont totales parce qu’on échange de tout, tout le temps. Pour Mauss, le meilleur exemple de ces prestations totales est celui des échanges pratiqués dans les sociétés complémentaires (comme les tribus australiennes) : dans ces sociétés, le mariage, l’accès aux biens, les hiérarchies militaires et religieuses, « tout est complémentaire et suppose la collaboration des deux moitiés de la tribu ». Le paradoxe, c’est que Mauss, faisant pourtant de cette forme de prestation totale nonagonistique la forme la plus ancienne, la plus pure des prestations totales ne s’y intéresse pas. Faisant ce constat M. Godelier propose de voir comment fonctionne ces prestations totales non-agonistiques à partir de son ethnographie des Baruya (Nouvelle-Guinée ; cf. son livre La 55 production des grands hommes, Paris, Fayard, 1982). Pour ce faire, il va s’intéresser à une institution baruya qui a un énorme impact sur la vie collective et individuelle : le ginamaré. Le ginamaré Tout d’abord, il faut savoir que les Baruya connaissent un type de mariage qui consiste à « donner du sel pour avoir une femme ». Ils ne le pratiquent jamais entre eux mais avec des tribus étrangères. Il ne repose pas sur l’échange direct de femmes mais sur l’échange de richesse contre une femme. A l’opposé de cette forme de mariage, on trouve le ginamaré qui est la pratique maritale utilisée par les Baruyas entre eux. Quand deux hommes vont se marier simultanément, chacun épouse la sœur de l’autre. Une fois le mariage de chacun institutionnalisé, les deux hommes seront liés toute leur vie durant par un certain nombre de droits et de devoirs dont ils devront s’acquitter l’un envers l’autre : -partage mutuel d’une partie des produits de la chasse ; -partage d’une partie de leur production de sel ; -défrichage commun de nouveaux jardins ; -chacun devra manifester de la générosité et de la protection envers les enfants de son beaufrère, c’est-à-dire de sa sœur, (chaque homme a donc des droits et des devoirs sur sa sœur). Ce que remarque M. Godelier, c’est qu’au terme de l’échange réciproque, les deux hommes et les deux lignages (puisqu’au travers des individus, ce sont bien des groupes qui se sont alliés) se retrouvent dans une situation sociale équivalente : chacun est vis-à-vis de l’autre à la fois créditeur et débiteur ; chacun est dans deux rapports inégaux et opposés (supériorité et infériorité) ; le cumul des deux inégalités rétablit une égalité de statut au sein de la société. C’est le poids de la société (puisque ces unions sont officielles) qui va permettre que le flux de biens et de services entre les deux individus et les deux groupes perdurent pendant toute une génération. La deuxième chose que relève Godelier, c’est que si les deux hommes continuent d’échanger des biens et des services, c’est que la transaction n’est pas close : la dette contractée n’a pas été annulée et les deux individus (et groupes) se retrouvent endettés mutuellement. La question se pose donc de savoir pourquoi la dette engendrée par un don n’a pas été annulée par un contre-don identique. Au terme de l’échange chacune des femmes a pris la place de l’autre mais n’a pas cessé d’appartenir à son lignage d’origine : c’est pour cette raison que 56 donner une femme c’est acquérir certains droits sur les enfants auxquels elle donnera naissance. La « chose » a été donnée sans être complètement aliénée. « Donner c’est donc céder le droit d’usage sans céder le droit de propriété » écrit Godelier. Dans l’échange marchand chacun est propriétaire de ce qu’il a acheté ou troqué ; dans le système du don, la chose donnée n’est pas aliénée, celui qui donne conserve des « avantages » sur la chose donnée. Prolongeant sa démonstration, Godelier s’intéresse dans un second temps aux exemples ethnographiques dans lesquels la chose donnée est aussitôt rendue. Notre vision occidentale voit dans cet aller-retour une transaction totalement absurde et dépourvue de sens puisque si la chose est tout de suite rendue, il semble que l’on ait échangé pour rien. En fait, l’objet au cours de son déplacement a produit du lien social. L’objet n’est en fait pas rendu mais redonné : deux relations sociales en sens inverse ont été produites et se sont enchaînées. Les deux individus ou groupes sont maintenant dans un double rapport de dépendance réciproque. C’est parce que rendre, c’est re-donner et qu’au final rien n’est vraiment rendu que les groupes et les personnes se retrouvent pris dans des rapports sociaux particuliers faits de droits et d’obligations. Faisons le point sur la position de Godelier. Le don crée une dette qui n’est jamais annulée : • car le contre-don, ce n’est pas rendre mais re-donner • car la chose donnée n’est pas aliénée Au final, don et contre-don créent un état d’endettement permanent ; donner c’est partager en endettant ou endetter en partageant Ceci oblige à distinguer droit d’usage et droit de propriété. Pour aller plus loin : Extrait du chapitre « Le legs de Mauss » de Maurice Godelier, 1996, L’Enigme du don, Paris, Fayard. 4) Quelles sont les fondements de l’inaliénabilité de certaines réalités matérielles ou immatérielles ? 57 Dès l’ « Essai », Marcel Mauss remarquait que certaines choses ne circulaient pas dans les systèmes de type potlatch : - par exemple, dans les îles Trobriand, il y a deux types de « vaygu’a » (objets précieux) : ceux qui circulent dans la kula et d’autres qui ne circulent pas dans la kula mais sont offerts aux dieux ; -dans le potlatch kwagul, Mauss relève aussi qu’il y a plusieurs catégories d’objets et que certains ne circulent pas : il s’agit de cuivres « plus beaux et plus précieux que les autres ». Pour Mauss, le fait que certains objets ne circulent pas semble aller des soi. En fait, il établit une distinction entre les biens « meubles » (qui circulent) et les biens « immeubles » (qui ne circulent pas). Pour lui, les biens « immeubles » (notamment les cuivres kwagul qui ne circulent pas) sont « sacrés ». Ces objets sont liés à la famille, au clan et ne sortent pas de cette sphère. Pourtant, une fois qu’il a fait ces remarques, Mauss ne s’intéresse plus aux objets qui ne circulent pas et s’interroge que sur ceux qui circulent. C’est à partir de ce point que A. Weiner va apporter sa contribution : elle va réfléchir sur ce qui n’est pas échangé, ce qu’elle appelle les « possessions inaliénables ». Elle va montrer que les deux catégories d’objets sont nécessaires l’une à l’autre. Que dans toutes les sociétés, à côté des choses que l’on donne, il y a des choses que l’on ne donne pas et qui font l’objet d’institution, de pratiques. En fait, elle va clarifier les distinctions conceptuelles de M. Mauss. Pour elle, quelle que soit la société, les biens inaliénables sont imprégnés de qualités affectives. L’inaliénabilité est exprimée par le pouvoir qu’ont ces objets de définir qui est quelqu’un du point de vue historique. Ces objets inaliénables expriment l’identité d’un groupe, sa continuité dans le temps. Ils affirment une différence d’identité entre les individus. Pour elle, les biens inaliénables sont tout à fait essentiels dans les sociétés stratifiées et hiérarchisées dans la mesure où les individus doivent continuellement, pour défendre leur statut, attacher leur identité à leurs ancêtres, doivent montrer leur lien avec une histoire. Conserver certains objets qui matérialisent certaines relations au passé permet aux individus et aux groupes de maintenir leur intégrité. Au contraire, céder ses objets, ce serait perdre son droit au passé en tant qu’il est une part active de son identité présente. Les sociétés, les groupes, ont donc la nécessité d’échanger mais aussi de garder. Les deux actions jouent en effet des rôles complémentaires (bien que distincts). C’est cette idée que A. Weiner résume dans sa formule « keeping-while-giving » (garder-tout-en-donnant) Pour aller plus loin : 58 A. Weiner, 1992, Plus précieux que l’or : relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés d’Océanie, Annales ESC, n°2, pp.222-245. A. Weiner, 1988, La richesse inaliénable, Revue du Mauss, n°2, pp.126-160. On a vu que Mauss distinguait les biens « meubles » des « immeubles », ceux qui circulent de ceux qui ne circulent pas. S’il semble comprendre la notion d’inaliénabilité, il l’associe semble-t-il au fait que les objets ne circulent pas. Ce que va montrer A. Weiner, c’est que la distinction entre aliénabilité et inaliénabilité ne se confond pas avec celle entre meubles et immeubles et que des biens inaliénables (i.e. qui restent attacher à leur propriétaire d’origine) peuvent circuler. C’est cette différence par laquelle on va expliquer le système de la kula et le problème du hau maori. 59 Catégories de biens Vulgaires qui circulent Précieux qui ne devraient pas circuler mais qui circulent Sacrés qui ne circulent pas Propriétés de ces biens selon Propriétés de ces biens selon Weiner Mauss Aliénables Meubles Inaliénables Meubles Inaliénables Immeubles En fait, ce que dit A. Weiner c’est que, dans la pratique, la véritable inaliénabilité est dure à atteindre et que les sociétés mettent en place des stratégies pour garder tout en donnant. Mais ces choses inaliénables qui sont tout de même données ne perdent jamais leur identité, leur attachement au lignage qui les possédait à l’origine. Le hau maori : En fait dans le système maori, la circulation est de ce type : A→B→C →B→A Le donateur initial A ne perd pas ses droits sur la chose donnée : il y a bien inaliénabilité mais avec circulation. Le principe du hau permet de concilier les deux principes contradictoires que sont donner et garder. En fait la transaction est terminée quand A reçoit un objet de B qui porte le hau de C. cela lui permet de remplacer l’objet donné. Pour A. Weiner : « Garder, donner et remplacer sont les trois processus fondamentaux auxquels les personnes vont jusqu’au bout des dynamiques de l’échange social » A. Weiner va s’intéresser à ces biens qui ne circulent pas, qui ne sont pas échangés, ces « possessions inaliénables » comme elle les appelle. Elle va montrer la nécessité pour les sociétés d’avoir à la fois des biens qui circulent (qui vont créer du lien, de l’endettement mutuel, i.e. de la « société ») et des biens qui ne circulent pas – ou qui ne sont pas censés circuler – (qui vont faire le lien avec le passé, permettre de définir une appartenance familiale, clanique, etc., i.e. qui créent de « l’identité »). La nécessité de donner, d’échanger, de communiquer (sur laquelle a insisté Mauss, mais aussi Cl. Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté) est inséparable de la nécessité de garder. Pour Godelier, c’est ce qui constitue ce qu’il appelle le double fondement de la société : contrat et échange, le noncontractuel et la transmission. Ce que note A. Weiner c’est que certains biens qui ne devraient pas circuler , i.e. les biens précieux qui sont attachés à une famille, à un clan, à un passé, circulent quand même. Du coup, distinction maussienne entre biens meubles et biens immeubles, ne se confond pas avec la distinction entre inaliénabilité et aliénabilité. En fait ce sont les biens précieux qui sont très importants (inaliénables mais qui circulent) qui constituent le « nœud » du système. Retour sur la kula. Il est nécessaire pour avancer un peu plus dans la compréhension du statut des objets précieux, des biens précieux, de revenir sur l’analyse de la kula. Mauss avait déjà noté, d’après Malinowski, qu’il y avait aux îles Trobriand deux sortes de vaygu’a : les uns sacrés attachés à un clan et qui ne circulent pas et les autres précieux, propriété personnelle d’un individu et qui circulent dans les échanges cérémoniels. Mais 60 comme avec les cuivres kwagul, une fois noté cela, il n’y attache guère d’importance. Mauss note toutefois que les vaygu’a qui circulent ont un nom, une histoire, un sexe (mwali sont de sexe féminin, soulava de sexe masculin) et que le support sur lequel on les monte est considéré comme leur visage. Les nouvelles recherches sur la kula entreprises depuis les années 70 vont renouveler notre perspective. Ces recherches montrent que l’île de Kiriwina, sur laquelle a travaillé Malinowski, est un cas particulier car dans cette île les vaygu’a ne peuvent circuler que dans la kula. Dans les autres îles de l’archipel, les vaygu’a peuvent circuler en d’autres occasions. Dans l’île de Woodlark, un homme doit donner un vaygu’a à ses alliés à la mort de sa femme pour la « remplacer ». Dans cette île, à la différence de Kiriwina, la kula est directement articulée aux rapports de parenté. Les personnes s’efforcent de pratiquer la kula avec des alliés ou alors de s’allier avec des partenaires kula. La kula est associée également à Woodlark à l’identité des individus. Ainsi un homme ne sera vraiment un homme que quand il a des relations de kula avec la famille de sa femme. On le voit, la circulation des vaygu’a est directement articulée aux rapports de parenté, à l’accès à son identité. Cette circulation vise à assurer la reproduction des rapports sociaux entre groupes. A Kiriwina, la kula est exclusivement tournée vers l’extérieur et les objets qui circulent dans la kula ne sont pas utilisés dans la reproduction de la société locale. En revanche, à Kiriwina aussi, il existe des échanges de biens précieux à l’occasion de la naissance, de la mort ou du mariage des individus – lors des cérémonies appelées « sagali ». Ces échanges donnent lieu au don d’objets féminins et masculins (comme les objets kula). Il reste que même si à Kiriwina, les objets kula n’entrent pas directement dans la reproduction des rapports sociaux locaux, ils sont là aussi le prolongement des personnes et attachent celles-ci par des biens personnelles dans la kula. Cf. l’anthropomorphisme dont font l’objet les soulava et les mwali. La deuxième découverte qui permet de mieux comprendre le fonctionnement de la kula, c’est la découverte de la notion de « kitum » ( ou « kitumu » ). En effet, les objets kula sont des objets fabriqués selon le processus suivant : a) on choisit des coquillages ; b) on les découpe, on les polit, on les monte sur un support ; c) ils deviennent un objet de valeur. 61 Cet objet de valeur devient la propriété de celui qui l’a fabriqué, on va alors dire que c’est son kitum : seulement certains d’entre eux entreront dans le circuit de la kula pour devenir des mwali ou des soulava. A leur entrée dans la kula, ils seront classés selon leur valeur (trois catégories différentes de valeur des biens kula). Avec un kitum, on peut en effet faire plusieurs choses (selon les îles) : a) on peut l’échanger, contre une embarcation par exemple, ou contre des cochons ; b) on peut l’utiliser pour remplacer un être humain, lorsqu’il faut compenser le meurtre d’un ennemi ; c) il peut être lancer dans la kula. Quand il est lancé dans la kula, il ouvre ou rejoint une route et c’est sa circulation de main en main qui créera des dettes, en annulera, attirera d’autres dons, etc. ; d) aujourd’hui on peut le vendre, à un touriste par exemple. Ces nouvelles recherches nous permettent enfin de mieux comprendre la notion de « route de kula ». Exemple : si un homme A, propriétaire d’un kitum, par exemple un bracelet, veut se lancer dans la kula, il doit se lancer dans une certaine direction à la recherche d’un partenaire susceptible de lui donner un bracelet de rang égal. Il va donc prendre le risque de le donner à un autre homme B. Le kitum de A est lancé dans la kula en tant que mwali (puisque c’est un bracelet) et va passer de main en main (B, C, etc.) jusqu’à ce qu’il parvienne à une personne D qui possède un soulava de rang équivalent et veut bien l’échanger contre le kitum/mwali de A. Le kitum/soulava de D va prendre le chemin inverse jusqu’à ce qu’il parvienne à A. Ce jour-là la route kula est close et le kitum/soulava de D est venu prendre la place du kitum/mwali de A. Le collier devient le nouveau kitum de A qui peut alors le vendre, l’échanger, s’en servir pour remplacer, ou le relancer dans la kula. Schématiquement voilà ce qui s’est passé : A (k/mw) ⇒ B (mw) ⇒ C (mw) ⇒ D A ⇐ (sou) B ⇐ (sou) C ⇐ (k/sou) D A et D ont des droits de propriété sur leur kitum. B et C ont des droits de possession sur les bracelets et les colliers. A possède l’objet à la fois en tant que kitum et mwali. D possède l’objet à la fois en tant que kitum et soulava. B et C ne reçoivent ses objets qu’en tant que mwali et soulava. [ C’est exactement la même chose qui se passait dans le hau maori : 62 A (objet X/propriété) ⇒ B (objet X/possession) ⇒ C A ⇐ (objet Y/possession) B ⇐ (objet Y/propriété) C ] A, B, C et D n’ont pas les mêmes droits sur la chose donnée. A et D cumule un droit de propriété (qui ne cesse pas tout au long de la chaîne parce que l’objet qu’ils lancent dans la kula est leur kitum) et un droit d’usage qui peut être cédé (en l’occurrence à B et C). L’objet est donc à la fois donné et gardé, ce qui est donné c’est sa possession, ce qui est gardé c’est sa propriété. Les intermédiaires font émerger la dualité des droits que l’on a sur l’objet. La logique de la kula repose donc sur deux principes : 1) l’inaliénabilité du droit de propriété (inaliénabilité du moins jusqu’au remplacement par un objet de rang équivalent) ; 2) l’aliénabilité du droit de possession et d’usage. B et C ne peuvent détourner l’objet de la kula et faire comme si c’était leur kitum (le vendre, l’échanger, le lancer dans une autre route kula). L’intérêt pour les personnes qui se lancent dans la kula, ce n’est pas de se retrouver face à face pour échanger des biens équivalents. Ce que les individus recherchent, c’est créer des dettes qui durent le plus longtemps possible, c’est accumuler du prestige, c’est faire grandir leur nom. Pour « gagner » à la kula, il faut : • un kitum ; • que celui-ci circule et fasse gagner de la renommée ; • le gain se situant dans les cadeaux d’attentes, les biens supplémentaires que lui procurent ses succès. Dans la kula quand le kitum du donateur est remplacé par son équivalent la dette est annulée. C’est là que se situe la différence entre don de type agonistique (potlatch, kula) et nonagonistique puisque dans celui-ci la dette n’est jamais annulée (ginamaré). Dans le type nonagonistique, le contre-don peut ainsi intervenir rapidement puisque il n’est pas vraiment un contre-don et qu’il n’efface pas la dette. Dans le don agonistique, il faut que le contre-don équivalent se fasse après un temps long pour que ce temps permette de créer de nouvelles dettes. Les objets précieux qui circulent sont entre deux principes : l’inaliénabilité des objets sacrés, l’aliénabilité des objets courants. Ils sont des substituts des objets sacrés dans la mesure où ils sont des objets de pouvoir, ils sont des substituts des personnes humaines qu’ils peuvent 63 62 remplacer à certaines occasions (décès, mariage, etc.) et à ce titre, ils fonctionnent comme un certains nombre de richesses marchandes (échange de richesse contre la vie ou la mort). Le rôle politique de la kula est encore très fort de nos jours et les hommes politiques locaux en usent encore de manière importante en y participant pour y gagner du prestige et de la renommée. Retenir : • Différents systèmes de don : agonistique/non-agonistique • Différents types de biens : vulgaires/précieux/sacrés • Différence entre propriété et possession, entre inaliénabilité et aliénabilité • Double fondement de la société : nécessité de l’échange (marchand, don) ; nécessité de point d’ancrage (passé, transmission, patrimoine, identité). Note finale 64 Vous devez vous interroger sur les conditions de contrôle. Précisons que : L'examen sera une dissertation, dans un temps fixé à deux heures, portant sur une question générale (l'altérité, le regard de l'ethnologue, la question du primitif, le travail de terrain) de façon à vous permettre d'exposer vos connaissances générales. Il vous faudra surtout faire preuve d'intelligence et de curiosité pour le sujet. SO0014X Annexe de Textes 65 Connectez-vous sur l’ENT … La plateforme pédagogique IRIS est à votre disposition. Vous y Ì Ì Ì Ì trouverez : les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en lignes des activités complémentaires des forums de travail et d’échanges Il est important de vous connecter régulièrement sur le site du SED pour vous tenir informé des actualités http://sed.univ-tlse2.fr/ sed 66 67 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 130 131 132 133 134 135 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 136 137 138 139 140 141 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 152 153 154 155 156 157 158 159 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 160 161 162 163 CONNECTEZ LA PLATEFORME PEDAGOGIQUE VOUS SUR L’ENT IRIS EST A VOTRE DISPOSITION Vous y trouverez … Les cours auxquels vous êtes inscrits des ressources en ligne (son, vidéo, diaporama, …) des infos utiles pour votre année universitaire un accompagnement par des activités (Forum, Chat, tutorat, actus …) 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 Connectez-vous sur l’ENT … La plateforme pédagogique IRIS est à votre disposition. 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