IMAGE COMMENTÉE Malaise en Malaisie… Équation neuromusculaire : muscle et infection = à quoi faut-il penser ? T. Maisonobe*, F. Caby**, É. Caumes** * Département de neurophysiologie clinique et de neuropathologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. ** Service des maladies infectieuses et tropicales, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris. Observation Il s’agit de l’observation d’une patiente âgée de 27 ans, sans aucun antécédent particulier. Elle ne présente aucune immunodéficience connue. En juin 2012, elle a fait un séjour de 3 semaines dans un hôtel club sur une île de Malaisie pour faire de la plongée. Lors de ce séjour, elle ne présentait aucun symptôme particulier, mais à la fin du séjour, au moment du retour, elle avait une fièvre, avec une température d’environ 38,5 °C, des diarrhées, une asthénie marquée, des nausées et un amaigrissement de 6 kg. Elle se plaint également de douleurs musculaires diffuses. Elle consulte son médecin traitant, qui évoque une infection digestive au retour d’un pays tropical. Un traitement symptomatique est prescrit. La fièvre disparaît, ainsi que les nausées et les épisodes diarrhéiques. Les myalgies, qui s’étaient également en partie améliorées, reprennent de façon intense avec une topographie diffuse touchant les 4 membres, mais aussi le tronc et le visage. Les douleurs musculaires surviennent au moindre geste comme tousser, bâiller, utiliser un téléphone portable ou serrer les mains. Tous les efforts plus importants, comme soulever un objet lourd ou courir, sont impossibles à réaliser. Elle n’a pas de déficit moteur franc mais est gênée par la douleur. À l’examen clinique, il n’y a pas d’amyotrophie, elle a repris son poids de forme. L’examen neurologique est normal. Il n’y a pas de lésions cutanées ni d’autres signes extra-neurologiques. Aucun signe de défaillance cardiaque ou de myocardite. Le bilan biologique montre une hyperéosinophilie à 1 574/­mm3, des ASAT très modérément élevés à 46 U/l, une aldolase à 10,9 U/l et des CPK augmentées à 623 U/l. Il n’y a pas d’autre perturbation ; en particulier, la fonction 316 | La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - no 10 - décembre 2013 rénale et le bilan de cholestase sont normaux. La patiente est adressée à un service de maladies infectieuses et tropicales. Plusieurs sérologies infectieuses sont réalisées et sont négatives : VIH, toxoplasmose, trichinose, Lyme, etc. L’électromyogramme ne met pas en évidence de signe de neuropathie périphérique. Les tracés musculaires en détection sont discrètement myopathiques mais sans aucune activité spontanée. Les symptômes cliniques et le voyage en Malaisie, où plusieurs cas ont été rapportés, conduisent les médecins du service des maladies infectieuses et tropicales à suspecter une infection parasitaire à protozoaire de type sarcocystose. Il est alors pratiqué une biopsie musculaire au niveau du deltoïde gauche en regard d’une zone particulièrement douloureuse à la pression. L’analyse des prélèvements musculaires congelés et inclus en paraffine met en évidence des lésions de nécrose et d’inflammation avec des infiltrats lymphocytaires et macrophagiques au contact de certaines fibres musculaires (figure 1) mais également des lésions de kystes intra-fibres musculaires avec une limite cernée (figures 2 à 4). Ces images de kystes évocateurs de parasitoses ainsi que les prélèvements musculaires sont adressés au CDC (Center for Disease Control and Prevention) d’Atlanta, aux États-Unis, à la division des infections parasitaires. Les pathologistes spécialisés confirment la présence de formes matures de kystes de sarcocystes. Il n’existe pas de traitement antisarcocyste qui ait prouvé son efficacité, et la patiente est mise sous albendazole, un antiparasitaire, par précaution. L’évolution a été très lente mais favorable, et les myalgies ont progressivement disparu au bout de 8 à 10 mois. IMAGE COMMENTÉE I M A G E S ▲ Figure 1. Prélèvement de muscle deltoïde inclus en paraffine, coloration à l’hématoxyline-éosine. Présence d’infiltrats inflammatoires lymphocytaires et macrophagiques et de fibres musculaires en nécrose. ▲ Figure 2. Muscle deltoïde congelé, coupe transversale, coloration à l’hématoxyline-éosine. Présence d’une image de kyste de sarcocyste à l’intérieur d’une fibre musculaire. ▲ Figure 3. Image du même kyste sur une coloration de trichrome de Gomori et à plus fort grandissement. ▲ Figure 4. Un autre fragment de muscle deltoïde, inclus en paraffine, coloration à l’hématoxyline-éosine. Image d’un autre kyste de sarcocyste. La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - no 10 - décembre 2013 | 317 IMAGE COMMENTÉE Commentaire L’apparition de symptômes musculaires (myalgies, faiblesse musculaire, élévation des CPK, etc.) dans un contexte initial fébrile associée à des signes inaugurateurs digestifs et à un séjour dans un pays tropical suggère une myosite infectieuse. Les myosites infectieuses sont assez rares mais très diverses (encadré). Leurs symptômes sont proches de ceux des polymyosites inflammatoires, des myopathies nécrosantes auto-immunes et des myopathies toxiques. Les causes virales sont les plus fréquentes. Il est important de rechercher une infection par le VIH, car celle-ci peut provoquer la survenue d’une myosite inflammatoire, sous la forme d’une polymyosite idiopathique, ou, par le biais d’une immunodéficience, une infection par un parasite, par exemple une toxoplasmose. Parmi les autres causes virales, on peut citer les virus de l’influenza A, qui peuvent être très nocifs chez l’adulte, entraînant une insuffisance rénale, les virus Coxsackie B (syndrome de Bornholm) qui peuvent causer des myalgies intercostales, abdominales, mais aussi des pleurites, des péricardites, des orchites ou des méningites. La plupart des causes virales sont, en général, d’évolution spontanément favorable, mais une rhabdomyolyse, une myoglobinurie et une insuffisance rénale peuvent survenir. Les causes bactériennes sont dominées par les pyomyosites, atteintes musculaires au contact d’abcès à staphylocoques, en particulier chez le toxicomane ou le diabétique. Parfois, les streptocoques peuvent causer des formes fulminantes mortelles avec gangrène. Les autres agents sont plus exceptionnels. Il faut signaler la possibilité, chez les personnes en contact avec l’eau douce (égoutiers, sportifs en eaux vives ou dans les piscines, etc.), de la leptospirose. Cette affection est à suspecter dès qu’il y a myalgies et ictère ou insuffisance rénale, même sans syndrome hémorragique ou neurologique grave. Elle entraîne des myopathies nécrosantes avec des polynucléaires au contact des fibres musculaires et non des lymphocytes (figure 5). Les causes fongiques sont très rares ; il s’agit surtout de candidoses chez les patients immunodéprimés. Après les virus, les autres grandes causes infectieuses à rechercher sont les parasites. La parasitose la plus fréquente est la trichinose, après ingestion de larves enkystées dans de la viande de porc, de cheval ou de gibier mal cuite. En plus des signes généraux et digestifs peu spécifiques, un œdème de la luette et de la paupière ou des conjonctives est évocateur. Parfois, un érythème peut mimer une dermatomyosite. Dans la trichinose, l’hyperéosinophilie est constante, et la sérologie permet de confirmer le diagnostic. Le traitement repose sur le thiabendazole accompagné de corticoïdes. La cysticercose après ingestion de Taenia solium dans la viande de porc donne plutôt des formes chroniques avec calcification des larves et, parfois, une pseudohypertrophie des muscles, surtout des mollets et de la langue. Le traitement est le praziquantel. La toxoplasmose à Toxoplasma gondii peut donner des tableaux musculaires, soit en cas d’immunodéficience, soit en cas d’ingestion de souches virulentes dans des pays étrangers. La biopsie musculaire peut également montrer dans le muscle des kystes qui vont être marqués positivement avec l’anticorps antitoxoplasme qui permet de confirmer le diagnostic (figure 6). Le traitement comporte pyriméthamine et sulfadiazine. Enfin, la toxocarose, due soit à Toxocara canis (parasite du chien), soit à Toxocara cati (parasite du chat), s’observe surtout chez les enfants ou les personnes pratiquant la géophagie. Les manifestations sont très variées et peuvent inclure un syndrome de Löffler et une atteinte du système nerveux central, mais il y a toujours une hyperéosinophilie. Encadré. Principales causes infectieuses de myosites. Virus : VIH, hépatites B et C, virus d’Epstein-Barr, virus de la mononucléose infectieuse, cytomégalovirus, herpès, adénovirus, virus Coxsakie, ECHO virus, virus de l’influenza A et B, para-influenza Bactéries : pyomyosite, staphylocoques, streptocoques, Escherichia coli, gonocoque, Yersinia, Clostridium, Legionella, Borrelia burgdoferi, Treponema pallidum ; au contact d’un mal de Pott, leptospirose (ictère + myalgies), lèpre (très rarement) Champignons : candidoses, actinomycose, coccidioïdomycose, cryptococcose Parasites : trichine (œdème de la luette et conjonctivopalpébral), cysticercoses, échinococcoses, Toxoplasma gondii, Toxocara canis, Toxocara cati, trypanosomiase, sarcocystose, microsporidiose 318 | La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - no 10 - décembre 2013 IMAGE COMMENTÉE Dans le cas de notre patiente, l’atteinte digestive initiale, l’hyperéosinophilie et le retour d’un pays tropical suggéraient une cause parasitaire, mais les sérologies parasitaires classiques étaient toutes négatives. Il n’existe malheureusement pas de sérologie pour la sarcocystose. Cette infection est due à un protozoaire intracellulaire, particulièrement fréquent en Asie du Sud-Est mais qui peut être retrouvé ailleurs. Son cycle de vie passe par 2 hôtes. Un hôte définitif, chez qui l’infection est assez bénigne (gastroentérite), et un hôte intermédiaire, chez qui l’ingestion de larves peut entraîner une atteinte beaucoup plus grave, digestive mais surtout myocardique et musculaire au niveau des membres. Dans notre observation, notre patiente s’est retrouvée hôte intermédiaire en ingérant des excréments de singes qui s’étaient déposés sur les aliments dans les cuisines. Les opossums abritent également souvent ce parasite. Un sérodiagnostic avec Western blot est en cours d’élaboration aux États-Unis, à Atlanta, mais n’est pas encore disponible. Le diagnostic est suspecté sur l’origine géographique et la notion épidémiologique. Trente-cinq cas provenant d’Asie du Sud-Est ont été diagnostiqués à l’été 2011 et 65 cas à l’été 2012. La confirmation peut se faire sur la présence de kystes intramusculaires sur biopsie musculaire, comme dans notre cas, ce qui est très rare, ou par technique PCR positive à partir de fragments de muscles biopsiés. Il n’existe pas encore de traitement spécifique ; la prise en charge consiste à traiter les symptômes, notamment en cas d’atteinte cardiaque. La maladie évolue favorablement, les kystes des muscles étant peu à peu éliminés, mais cela peut prendre de nombreux mois. La prévention, qui consiste à éviter les aliments souillés, est primordiale. ■ Pour en savoir plus… ✓ Esposito DH, Freedman DO, Neumayr A et al. Ongoing outbreak of an acute muscular Sarcocystis-like illness among travellers returning from Tioman Island, Malaysia, 2011-2012. Euro Surveill 2012;17(45). ✓ F ayer R. Sarcocystis spp. in human infections. Clin Microbiol Rev 2004;17(4):894-902. ✓ A ttarian S, Azulay JP. Myopathies infectieuses. Rev Prat 2001;51(3):284-8. I M A G E S A B ▲ Figure 5. Prélèvement d’un muscle quadriceps congelé, coloré à l’hématoxyline-éosine, d’un patient atteint de leptospirose. Présence de fibre en nécrose avec polynucléaires au contact. Figure 6. ▶ Prélèvement de muscle deltoïde, d’un patient atteint d’une toxoplasmose avec souche virulente, congelé et coloré à l’hématoxyline-éosine (A) et après anticorps antitoxoplasme (B). Présence d’un kyste à l’intérieur d’une fibre musculaire marqué positivement avec l’anticorps antitoxoplasme. La Lettre du Neurologue Nerf & Muscle • Vol. XVII - no 10 - décembre 2013 | 319