Renaud Barbaras
Merleau-Ponty et la nature.
Ce n'est que très tardivement que, chez Merleau-Ponty, le concept de nature en
vient à faire l'objet d'une réflexion autonome. Jusqu'aux années 1956-57,
Merleau-Ponty utilise cette notion de manière non critique et lui confère le sens
philosophique courant. Ainsi, La structure du comportement s'ouvre par ces
mots : "notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature
- organique, psychologique ou même sociale. On entend ici par nature une
multiplicité d'événements extérieurs les uns aux autres et liés par un rapport de
causalité"1
. C'est bien la conception classique de la nature, commune à Descartes et à
Kant, que Merleau-Ponty retient ici même si, bien entendu, en interrogeant la
possibilité du surgissement, au sein de cette nature, d'une conscience à qui elle
apparaît, il est conduit à mettre en question cette acception naturaliste commune
aux classiques. La découverte du corps propre, irréductible à la causalité
naturelle comme à la conscience transcendantale, permettra précisément de
penser une insertion de la concience dans la nature qui n'exclue pas l'apparition
de cette nature à la conscience sous la forme d'un monde perçu. Il n'en reste pas
moins que, tout au long de la Phénoménologie de la perception, demeure présent
l'horizon d'une nature en soi, comme Tout des événements objectifs réglés par
des lois. Ainsi, par exemple, au terme de sa longue et décisive analyse de
l'espace, il met en évidence la spécificité des espaces qu'il appelle
anthropologiques, Merleau-Ponty conclut : "il faudra comprendre comment d'un
seul mouvement l'existence projette autour d'elle des mondes qui me masquent
l'objectivité, et l'assignent comme but à la téléologie de la conscience, en
détachant ces 'mondes' sur le fond d'un unique monde naturel"2. Le monde
perçu, corrélatif de l'existence corporelle, est très clairement inscrit au sein d'une
nature, qui lui prescrit un horizon d'objectivité. La phénoménologie de la
perception met au jour la spécificité descriptive de la couche perceptive mais ne
va pas jusquinterroger le rapport de cette couche perceptive avec la réalité en
soi : le sens d'être de la nature ne paraît pas devoir être mis en question par la
découverte du monde perçu.
C'est donc seulement à l'occasion d'un cours au Collège de France que la nature
fait l'objet d'une interrogation spécifique. Or, si l'on se réfère au cours publié, on
est frappé par l'absence de justification philosophique préalable au cours lui-
même qui, pour la première année, porte sur les variations (historiques) du
concept de nature. En revanche, si l'on se reporte au résumé rédigé au terme de
l'année universitaire, on découvre que ce choix pour ainsi dire inactuel est
motivé par la nécessité de sortir de l'impasse dans laquelle la philosophie
contemporaine s'est engagée. Merleau-Ponty remarque en effet que l'abandon
dans lequel est tombée la philosophie de la nature enveloppe une certaine
conception de l'esprit, de l'histoire et de l'homme. C'est, écrit-il "la permission
qu'on se donne de les faire paraître comme pure gativité. Inversement, en
revenant à la philosophie de la Nature, on ne se détourne qu'en apparence de ces
problèmes prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas
immatérialiste. Tout naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence
la nature s'enferme dans l'incorporel et donne, pour cette raison même, une
image fantastique de l'homme, de l'esprit et de l'histoire"3. Cette réflexion sur la
nature apparaît donc comme motivée par la nécessité d'une sorte de
rééquilibrage et, pour ainsi dire, de question en retour, dont nous verrons dans
un instant l'enjeu. Or, les années suivantes, la justification philosophique
préalable prend de plus en plus d'ampleur, non seulement dans les résumés mais
dans les cours eux-mêmes. Ainsi, dans l'introduction au cours de la troisième
année (1959-1960), dont il ne nous reste que des notes, on peut lire notamment :
"La Nature comme feuillet ou couche de l'Etre total - L'ontologie de la Nature
comme voie vers l'ontologie, -voie que l'on préfère ici parce que l'évolution du
concept de nature est une propédeutique plus convaincante, montre plus
clairement la nécessité de mutation ontologique"4. Le style philosophique a
changé : l'interrogation sur la nature s'inscrit dans un projet explicitement
ontologique et le caractère privilégié de l'approche par la nature tient à son
histoire, comme si en elle se faisait jour une impasse théorique appelant un
changement d'orientation.
Or, si l'on se reporte maintenant aux notes pour Le visible et l'invisible, l'on
constate que l'orientation sur la question de la nature n'est pas circonscrite au
cours, que, tout au contraire, elle vient peu à peu imprégner l'élaboration de
l'ontologie. J'en veux pour preuve les plans pour Le visible et l'invisible que
Merleau-Ponty nous a laissés, qui prévoient tous une partie consacrée à la nature
et qui, surtout, manifestent une évolution quant à la place accordée à cette
question. Dans les plus anciens (fin 59 début 60), la nature apparaît soit comme
chapitre d'une première partie ayant pour titre Etre et monde, soit comme une
seconde partie autonome succédant à une partie sur le monde. En tout cas, il
apparaît clairement que la nature était conçue comme subordonnée à l'étude
d'une dimension originaire que Merleau-Ponty nomme monde vertical ou être
brut. Au contraire, dans les derniers plans (fin 1960), l'ouvrage est conçu comme
structuré selon l'opposition de la Nature et du Logos (par exemple : I. Le visible
et la nature II. L'invisible et le logos). Ainsi, l'étude même du monde vertical est
référée à une réflexion sur la nature. On le voit, avec ce cours sur la nature que
rien n'annonçait vraiment, quelque chose de décisif s'est produit. Tout d'abord, il
est clair que ce cours est contemporain du tournant merleau-pontien qui le
conduit vers l'ontologie et que l'élaboration me de la question ontologique
n'est pas séparable de la réflexion sur la nature. Il nous faut donc tenter
d'examiner de plus près ce passage à l'ontologie à travers la nature. D'autre part,
et tel est l'horizon dernier d'une réflexion sur la nature, on peut se demander
jusqu'à quel point l'élément dans lequel s'élabore l'ontologie ne vient pas en
infléchir le sens dans une direction qui l'éloignerait de la phénoménologie.
Autrement dit, s'il est incontestable que c'est à travers l'interrogation sur la
nature que s'élabore l'ontologie de Merleau-Ponty, il est légitime de se demander
dans quelle mesure cette ontologie ne prend pas la forme d'une philosophie de la
nature, qu'il resterait à caractériser.
Il nous faut donc tenter montrer, dans un premier temps, que l'interrogation sur
la nature correspond à un infléchissement de la pensée de Merleau-Ponty, qui
s'inscrit dans son mouvement d'ensemble. La Phénoménologie de la perception
a une ambition essentiellement critique et descriptive : il s'agit de dénoncer la
conception intellectualiste de la perception (et sa complice, l'empirisme) pour
mettre au jour le perçu comme tel, libéré des idéalisations qui s'y sont
sédimentées. Or, le retour à l'immédiat n'est pas lui-même immédiat : il exige
une réduction phénoménologique qui, chez Merleau-Ponty, prend un sens
singulier. En effet, en procédant de manière directe, selon ce que Husserl lui-
même appelle la voie cartésienne, on court le risque d'identifier le cogito
perceptif au cogito réflexif, de rabattre le monde perçu sur un univers déjà
objectivé. Tel est ce qui justifie le détour par la physiologie et la psychologie de
la forme. Il s'agit en effet de montrer que la science est conduite par ses propres
conclusions à réformer son ontologie spontanée dans la mesure où elle découvre,
sous le nom de comportement, un mode d'exister qui ne s'inscrit pas dans le
monde objectif sans pour autant se confondre avec le cogito. Ainsi, la réduction
merleau-pontienne, sous sa forme originaire, est comprise comme réduction au
sujet incarné, par le biais de la psychologie et de la physiologie gestaltistes, et le
monde perçu est alors atteint comme monde, non plus constitué par, mais
corrélatif de ou habité par ce sujet incarné. La Phénoménologie de la perception
consiste donc, pour l'essentiel, en un travail archéologique d'exhumation d'une
couche perceptive enfouie sous les strates de l'activité objectivante.
Cependant, au niveau de la Phénoménologie de la perception, la signification et
la portée exactes de cette description du perçu ne sont pas clairement
thématisées. En particulier, comme nous l'avons déjà aperçu, le statut véritable
du corps propre et le sens d'être du monde perçu corrélatif ne sont pas nettement
établis : la spécificité de la vie perceptive a-t-elle une signification
transcendantale ou seulement psychologique? Le monde perçu définit-il la
nature ou s'inscrit-il dans une nature en soi accessible à l'entendement? Ce qui
est ici en jeu, ce n'est rien moins que la question de la connaissance ; comme
l'écrit Merleau-Ponty dans son texte de candidature au Collège de France : "si
maintenant nous considérons au-dessus du perçu, le champ de la connaissance
proprement dite, l'esprit veut posséder le vrai, définir lui-même des objets et
accéder ainsi à un savoir universel et délié des particularités de notre situation,
l'ordre du perçu ne fait-il pas figure de simple apparence et l'entendement pur
n'est-il pas une nouvelle source de connaissance en regard de laquelle notre
familiarité perceptive avec le monde n'est qu'une ébauche informe"5
. Cette question oriente la recherche de Merleau-Ponty pour les 10 années qui
suivent la Phénoménologie de la perception : il s'agit d'élaborer une théorie de la
vérité à partir des acquis de cet ouvrage. Cela revient à montrer que le mode
d'être de l'objet perçu - non pas unité de sens positive mais unité d'un style qui
transparaît en filigrane dans des aspects sensibles - a une signification
universelle, que la description du monde perçu peut donc donner lieu à une
philosophie de la perception mettant en évidence, au coeur de tout ce qui peut
être pour nous, un même mode d'être. C'est pourquoi la théorie de la vérité se
constitue comme théorie de l'expression. Il n'y a pas d'entendement pur
s'appropriant le vrai sans médiation : tout comme le sens perceptif ne transparaît
que dans un matériau sensible, le sens d'idéalité se donne en filigrane dans un
tissu linguistique, il est essentiellement solidaire d'un acte de parole. Les années
qui suivent la publication de la Phénoménologie de la perception sont donc
consacrées à l'élaboration d'une théorie de l'expression. Cette théorie comporte
deux versants. D'un côté, elle consiste en une recherche sur l'expression
proprement dite à la lumière de la linguistique et de la création littéraire et
picturale. Elle débouche sur une théorie générale de l'intersubjectivité qui ne
concerne "plus seulement l'échange des pensées mais celui des valeurs de toute
espèce, la coexistence des hommes dans une culture et, au-delà de ses limites,
dans une seule histoire"6 : la théorie de l'expression se fait philosophie de
l'histoire. L'articulation de ces deux versants s'opère autour du concept
d'institution. En effet, l'expression linguistique permet de comprendre, plus
clairement que ne le faisait la perception, que la latence du sens préobjectif a une
signification temporelle : elle correspond à l'ensemble ouvert de ses reprises
possibles. L'unité du sens n'est autre que l'axe ou le principe d'équivalence selon
lequel ses expressions s'effectuent. Le sens est institué plutôt que constitué et, en
tant que tel, il institue lui-même un avenir. Comme l'écrit Merleau-Ponty, il faut
entendre par institution "ces événements d'une expérience qui la dotent de
dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d'autres expériences
auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, - ou encore les
événements qui déposent en moi un sens, non pas au titre de survivance ou de
résidu, mais comme appel à une suite, exigence d'un avenir"7. On voit donc
comment, en comprenant l'expression comme institution, Merleau-Ponty trouve
en même temps des éléments pour une théorie de l'histoire. Ce mouvement de
généralisation de la théorie de l'expression à partir de l'institution se lit dans
l'ordre des cours au Collège de France des 4 premières années : aux recherches
sur la parole et l'expression succède un cours sur l'institution qui conduit à une
réflexion sur l'histoire et la dialectique.
C'est dans ce contexte que se comprend l'émergence d'une interrogation sur la
nature. En effet, si les insuffisances de la phénoménologie de la perception
suscitaient une réflexion centrée sur le problème de l'idéalité et donc de
l'expression, en retour, cette réflexion infléchit l'approche du perçu. La question
ultime, qui est à l'horizon du Visible et l'invisible, est celle du mode d'unité entre
l'expression et la perception, la vérité et l'expérience ; la réponse à cette question
exige de revenir au perçu à partir des acquis de l'étude de l'expression. Comme
le dit Merleau-Ponty dans un résumé de Cours cité, si l'on veut échapper à
une vision immatérialiste, c'est-à-dire fantastique de l'homme et de l'histoire, il
faut interroger le sol originaire de l'expression. Or, c'est précisément parce qu'il
est appréhendé à la lumière d'une théorie de l'institution que ce sol est
déterminé comme nature. Le perçu n'est plus compris comme l'immédiat par
différence avec le dérivé ou comme le sensible par opposition avec l'intelligible,
comme il l'était dans le contexte d'une recherche qui commençait par la
perception : il est désormais conçu comme le naturel par opposition à l'institué.
C'est donc bien l'extension et la confrontation à l'ordre du logos qui infléchit la
phénoménologie de la perception dans le sens d'une réflexion sur la nature. Au
lieu d'aborder la nature à partir de la perception, comme ce que celle-ci vise
ultimement, Merleau-Ponty aborde la perception à partir de la nature, comprise
comme ce qui n'est pas institué. Le perçu prend donc place dans un nouveau
système d'oppositions qui va permettre d'en approfondir singulièrement le sens.
Dans la Phénoménologie de la perception, l'étude du sens d'être du perçu était
suspendue à celle de la perception, elle-même référée au corps propre. Par là-
même, elle avait une portée essentiellement négative qui obérait la possibilité
d'une interrogation ontologique. En effet, en saisissant le sujet de la perception
au niveau de l'existence corporelle, Merleau-Ponty montrait que la perception ne
pouvait consister en l'appréhension intellectuelle d'un sens transparent, comme
chez Descartes, que le sens perceptif était toujours incarné, bref que la
perception manifestait l'unité originaire du fait et du sens. Cependant, dès lors
qu'il prenait pour angle d'approche le sujet perceptif, Merleau-Ponty était
condamné à aborder la perception à travers les catégories mêmes dont elle est
une contestation en acte : il pouvait en quelque sorte réduire l'écart entre le fait
et le sens pour mettre en évidence leur unité, mais cette unité demeurait unité du
fait et du sens. C'est pourquoi la question ontologique du sens d'être du perçu ne
pouvait être posée : le perçu était saisi d'emblée dans la perspective de la
conscience et son sens d'être s'épuisait donc dans celui de corrélat de la
conscience incarnée qui y initie. Dans la Phénoménologie de la perception,
Merleau-Ponty désintellectualise, pour ainsi dire, la perception en mettant en
évidence l'adhérence du sens au fait : il ne peut saisir le perçu comme un être
spécifique. Au contraire, abordé depuis la question de la vérité, c'est-à-dire dans
l'horizon de l'institution, le perçu ne renvoie plus à la perception mais à un type
d'être spécifique, l'être naturel, disparaît la scission ruineuse du sujet et de
l'objet. Il est temps en effet d'ajouter que, en vertu du contexte que nous avons
tenté de clarifier, le concept de nature est un titre générique pour une recherche
qui porte sur un certain type d'être, à savoir ce qui n'est pas institué : à travers la
nature, c'est le sens d'être de l'être naturel, nouveau nom du perçu, qui est en
question. Le naturel ne vient pas qualifier ce qui appartient à la Nature ; celle-ci
apparaît plutôt comme l'objectivation, au moins linguistique, d'un être naturel
conçu comme un sens d'être spécifique. Merleau-Ponty l'explicite dans
l'introduction au cours de la troisième année : l'approfondissement de la Nature
n'est, dit-il, "ni simple réflexion sur les règles immanentes de la science de la
nature, - ni recours à la Nature comme à un être séparé et explicatif -mais
explicitation de ce que veut dire être-naturel ou être-naturellement"8. On le voit,
l'interrogation sur la nature peut également être comprise comme un
infléchissement, sinon une inversion, du sens même de l'époché
phénoménologique. Celle-ci a ultimement pour but d'accéder au sens véritable
de ce que Husserl nomme attitude naturelle. Or, vis-à-vis de cette attitude, qui
désigne en première approche notre rapport immédiat au monde et la thèse
d'existence qu'il implique, deux types de lecture très différents sont possibles.
On peut mettre l'accent sur le fait que l'attitude naturelle est une attitude
spontanée et non thématique. On ne peut alors en prendre possession qu'en la
transformant en attitude réflexive ou plutôt, en mettant en évidence un mode
spécifique de pensée à l'oeuvre dans cette spontanéité même : de la mise entre
parenthèses de la thèse du monde, permettant d'opérer une conversion du regard
vers ce qui sous-tend cette thèse depuis le commencement, à savoir la vie du
sujet transcendantal. Dans cette perspective, qui est celle de Husserl, la naturalité
de l'attitude naturelle a un sens essentiellement négatif et elle appelle donc une
reprise réflexive. Mais on peut mettre également l'accent sur le fait que l'attitude
naturelle est l'attitude qui nous initie à la nature en son sens originaire (qui n'est
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !