hs 10 juillet / septembre 20 Zygmunt Bauman Alain Bauer Christophe Soullez Jean-Paul Brodeur Jean-Jacques Henry Ludovic François Xavier Latour Franck Bulinge Charlotte Lepri Pascal Junghans Anne Sachet-Milliat Bertrand Perrin Mathieu Pellerin CDSE Président - François Roussely Délégué général - Olivier Hassid 1, rue de Stockholm - 75008 Paris - France Tél : 01 44 70 70 85 - Fax : 01 44 70 72 13 Courriel : [email protected] www.cdse.fr Revue européenne des directeurs de sécurité. Sécurité & Stratégie est une revue présentant les problématiques relatives à la sécurité d’entreprise et à la gestion des risques. C’est un espace d’échanges et de réflexions pour les acteurs publics et privés. Comité d’orientation : Directeur de la publication, Rédacteur en chef, Responsable de la rédaction : Olivier Hassid Rédaction : Mathieu Pellerin / Julien Marcel Création : www.agence-pashmina.fr Impression : Compagnons du Sagittaire 3 numéros par an. 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PA R T E N A I R E S D E L A R E V U E : ACFCI - BULL - EDHEC - ADIT - INHESJ IRIS - LICENCE UNIVERSITÉ PARIS V PROSEGUR - SNCF - INTERNATIONAL SOS GEMALTO - EUROP ASSISTANCE Alain Belleface (VINCI), Pascal Boniface (IRIS), François Bonnet (OFCE), Didier Carré (Groupe Soparind Bongrain), Philippe Clerc (ACFCI), Eric Delbecque (INHESJ), Benoît Dupont (Université de Montréal), Ludovic François (HEC), Sophie Gaultier-Gaillard (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne), Jean-Pierre Grelot (SGDN), Sonia Guelton (Université Paris XII), Patrick Laclemence (Université de Troyes), Xavier Latour (Université Paris V - Paris Descartes), Yann Lebel (SNCF), Charlotte Lepri (IRIS), Alexandre Masraff (ACCOR), Antoine Minot (GlaxoSmithKline Biologicals S.A.), Bertrand Monnet (EDHEC), Danielle Moroni (RTE), Massimiliano Mulone (Centre International de Criminologie Comparée, CICC), François Murgadella (ANR/DGA), Gérard Pardini (INHES), Bertrand Perrin (HEG Arc, ILCE), Hervé Pierre (TECHNICOLOR), Raphael Prenat (Ministère de la Recherche), Pierre-Alain Schieb (OCDE), Christophe Soullez (Observatoire National de la Délinquance, Ministère de l’Intérieur), Véronique Steyer (Département Stratégie, Hommes et Organisation ESCP Europe), Jacques Suspene (Safran), Paul Swallow (Nyse Euronext), Alain Winter (Direction Générale de la Police Nationale), Mathieu Zagrodzki (CEVIPOF, IEP Paris). sommaire SPECIAL ETHIQUE Edito 1 La protection contre les menaces se fait-elle au détriment de l'éthique ? TRIBUNE LIBRE - Réconcilier l’inconciliable - Zygmunt Bauman 5 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles ? Alain Bauer & Christophe Soullez 15 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada - Jean-Paul Brodeur Témoignage du Directeur de la Sûreté de la SNCF - 24 Jean-Jacques Henry 35 Penser une intelligence économique et un renseignement éthiques La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique - Ludovic François L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ? Le renseignement entre éthique et nécessité - Xavier Latour Franck Bulinge & Charlotte Lepri 43 53 59 Ethique des journalistes : des règles strictes, des professionnels seuls Pascal Junghans 67 L'éthique comme outil de renforcement de la sécurité d'entreprise La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management - Anne Sachet-Milliat Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption Le cas de la Suisse - Bertrand Perrin La responsabilité sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur sûreté - Mathieu Pellerin Security & Strategy Note aux auteurs 75 87 95 109 112 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 edito • Une entreprise française ne devrait-elle pas se lancer dans une contre-offensive informatique contre les pirates qui attaquent ses serveurs afin de les faire cesser alors qu'il est possible que ces machines appartiennent en réalité à des entreprises ou à des organisations légitimes qui en ont perdu le contrôle à leur insu ? Il est effectivement possible qu'un mauvais paramétrage de la riposte ait pour effet de causer des dommages collatéraux parmi les organisations dont les serveurs ou les machines sont hébergés sur le même bloc d'adresses IP que les pirates. Dans ce contexte, la réplique française aurait pour conséquence peu éthique de mettre hors-service des équipements informatiques de tierces parties innocentes.4 Le concept d’éthique ne dispose pas d’acception universelle. Le concept oscille, selon les auteurs entre réflexion portant sur la notion de Bien et énoncé de règles normatives1. C’est ainsi que dans le présent numéro de la revue Sécurité & Stratégie, les uns rapprochent l’éthique de la légalité (Jean-Paul Brodeur par exemple), tandis que d’autres la rattachent plus largement à la notion de Bien commun (Zygmunt Bauman, Bertrand Perrin). Appliquée à l’entreprise, la notion de l’éthique ne se trouve-t-elle pas à la lisière de ces deux acceptions ? L’éthique comprise à la fois comme guidant la finalité de l’activité de l’entreprise et comme ligne de conduite devant inspirer ses actions au quotidien. Dans le domaine de l’Intelligence Economique, Ludovic François cherche à établir cette synthèse en citant Emmanuel Kant : «agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen2». Au moment où la disparition programmée de la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) alimente la polémique, il nous a semblé important de se demander si l’éthique est soluble dans la sécurité. L’actualité récente démontre l’importance, la sensibilité et la difficulté de répondre à cette question. • Par ailleurs, le caractère ou non éthique d’une action peut s’avérer éminemment subjectif, ce qui questionne le caractère universel de l’éthique. Est-il par exemple éthique que des journalistes dans le cadre d’une émission dite d’investigation («Les Infiltrés») dénoncent des pédophiles, comme se le demande Pascal Junghans dans le présent numéro ? Le bien commun dicterait ce choix tandis que l’éthique du journalisme l’interdit. • Lorsque des ONG se prévalant d’un devoir éthique cherchent à déstabiliser des entreprises européennes dans des pays d’Amérique Latine3 pour favoriser l’implantation d’entreprises concurrentes non européennes, les entreprises européennes ne doivent-elles pas se défendre ? Dans ce cas de figure, la mise en place de politiques de sécurité peut-elle se justifier par la lutte contre une intention non-éthique ? Si les précédentes questions semblent faire émerger implicitement un certain nombre de réponses, la question de l’éthique dépasse le seul cadre philosophique et nécessite de mobiliser également des approches sociologiques, criminologiques ou encore juridiques pour se faire une opinion plus précise. Ainsi, dans le premier article, Zygmunt Bauman considère la sécurité, et notamment la sécurité nationale, comme non éthique : «ce qui 1 2 3 4 5 1 L’éthique est-elle soluble dans la sécurité ? S. Mercier, l’éthique dans les entreprises, Paris, La Découverte, 2004, p. 5. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, première édition 1785, livre de poche 1993. Les affaires étant actuellement en cours, nous ne citerons pas les organisations visées. Cela s'est déjà produit dans le cadre d'une opération de la NSA pour démanteler des sites jihadistes contrôlés par la CIA et les services saoudiens. Lors de cette opérations, plusieurs dizaines de sites allemands et américains ont été perturbés : http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/03/18/AR2010031805464_pf.html). B. Dupont, E. Perez, Les polices au Québec, Que sais-je ?, no 3768, Paris : Presses universitaires de France, 2006. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 oppose la sécurité et l’éthique (…), c’est l’irrémédiable contradiction entre la division et la communion : le besoin irrépressible de séparer et d’exclure, endémique dans le champ de la sécurité, et à l’inverse, la tendance à inclure et unir dans celui de l’éthique» (Bauman, p.9). Autrement dit, la sécurité aurait pour effet, volontaire ou non, d’exclure et souvent d’exclure le plus faible. Bien que ses propos intellectuellement engagés nous paraissent discutables, ils imposent de réfléchir (et cela nous paraît un enjeu stratégique en matière de sécurité dans les années à venir) à la manière de rendre la sécurité plus inclusive et la moins excluante possible. A titre d’exemples, dans certains quartiers ou dans les espaces privés recevant du public (aéroports, centres commerciaux…), comment garantir aux citoyens une sécurité optimale sans, dans le même temps, entraver leur liberté de circuler à travers des contrôles d’identités ou de la protection périphérique. Dans un des articles suivants consacré au cas canadien, Jean-Paul Brodeur considère que les agents de sécurité sont dans un certain nombre d’opérations contraints de recourir à des pratiques non éthiques pour mener à bien leurs missions et que ces pratiques illégales sont tacitement acceptées par les institutions au nom de ce qu’il qualifie «d’illégalisme légalisé». Légalité et éthique sont ici consubstantielles. Or, l’éthique se mesure également à l’intensité des menaces auxquelles il faut faire face comme le démontrent Alain Bauer et Christophe Soullez. Si les forces de sécurité ne font pas leur travail et si le public est insatisfait, le risque est important qu’elles soient de plus en plus illégitimes à intervenir et donc qu’elles deviennent inefficaces vis-à-vis de menaces toujours plus diffuses et fortes. On peut même prolonger cette démonstration en invoquant que moins les forces de sécurité sont en mesure d’opérer, plus elles sont conduites à agir dans un cadre non légal où leurs pratiques risquent de s’éloigner de l’éthique. Par conséquent, il convient de donner davantage de latitude aux forces de police pour agir, sous peine de les pousser à la faute. C’est dans cette perspective que de nombreux auteurs dans ce numéro insistent sur la nécessité de laisser des marges de manœuvre conséquentes aux forces de sécurité (police, agence de sécurité privée, police municipale…). Cela doit se faire en adaptant au mieux la loi aux nouveaux contours des problématiques de sécurité (Jean-Paul Brodeur, Xavier Latour, Bertrand Perrin) et en garantissant un contrôle de ces organisations par la création d’organismes, telles le Défenseur des droits (Alain Bauer) au plan national ou la création de la convention pénale sur la corruption du conseil de l’Europe au niveau européen (Bertrand Perrin). La sécurité est donc un prérequis au bon fonctionnement des sociétés démocratiques comme de leurs entreprises. Mais celles-ci perdront en crédibilité et en légitimité si leur sécurité n’est pas encadrée par de forts contre-pouvoirs. Au sein des entreprises, ces contre-pouvoirs s’accompagnent également de puissants instruments incitatifs (code de déontologie, chartes éthiques, formations, engagement du top-management…). L’éthique est à ce point soluble dans la sécurité des entreprises qu’elle peut même renforcer leur sécurité (Anne Sachet-Milliat, Bertrand Perrin, Mathieu Pellerin). Dans l’espace public français, l’encadrement des dépositaires de la sécurité est-il suffisant ? Il ne s’agit pas ici de nier l’effort réalisé par l’ensemble des pays occidentaux et l’on ne peut que rejoindre Franck Bulinge et Charlotte Lepri lorsqu’ils soulignent la révolution institutionnelle dans le paysage français du renseignement qu’a représenté la création d’une délégation parlementaire au renseignement en 2007, et ce malgré son champ d’action limité. Pour autant, beaucoup de chemin reste à parcourir quand on sait par exemple que le budget de la CNDS était cinq fois moins important que son équivalent au Québec en 20045 ! Nous ne pouvons terminer notre propos liminaire sans saluer une dernière fois Jean-Paul Brodeur, criminologue québécois, certainement le plus grand criminologue francophone de ces dernières décennies qui s’est éteint à Montréal dimanche 25 avril. Son esprit libre et critique manquera aux débats actuels et futurs de la sécurité. Nous publions l’un de ses derniers articles. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 2 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 4 TRIBUNE LIBRE Réconcilier l’inconciliable* Sociologue anglo-polonais de renom, Zygmunt Bauman nous livre un texte riche, engagé et polémique dans lequel il conteste l’idée d’un monde où l’insécurité croissante justifierait un besoin accru de se protéger. Partant du constat que l’État Providence est en décrépitude, l’auteur estime que l’État entretient habilement un sentiment d’insécurité dans lequel il trouve un nouveau ressort de légitimité. Selon lui, l’insécurité serait donc un sentiment davantage qu’une réalité. Or, la sécurité, a priori censée rassurer le citoyen, alimenterait paradoxalement ce sentiment parce qu’elle encourage la méfiance envers autrui et l’isolement d’un monde extérieur présenté comme criminogène. Le meilleur moyen de se départir de ce sentiment d’insécurité reviendrait à adopter une démarche éthique, qui privilégie le vivre ensemble et la connaissance de l’Autre. Isolement ou vivre ensemble : la sécurité et l’éthique seraient donc inconciliables. Si l’auteur ne fait pas directement allusion aux entreprises, ces dernières ne devraient pas rester insensibles aux thèses défendues dans le texte, singulièrement sujettes à controverse. L’incertitude et la vulnérabilité, propres à la condition humaine, sont les fondements mêmes de tout pouvoir politique : l’État moderne promet de protéger ses sujets par la lutte qu’il engage contre ces deux phénomènes vivement ressentis, ainsi que contre la peur et l’angoisse qu’ils engendrent. C’est de là qu’il tire à la fois sa raison d’être, l’obéissance de ses citoyens et son support électoral. Dans une société «normale», la vulnérabilité, l’insécurité de l’existence et le besoin de vivre et d’agir dans des conditions d’extrême insûreté, d’incertitude irrémédiable, sont fournis par les pressions des forces du marché, notoirement capricieux, imprévisible, perpétuellement en crise. Quand il demande à ses citoyens d’obéir à la loi, l’État impose sa légitimité par le fait qu’il garantit en échange d’atténuer leurs conditions réelles, citées ci-dessus, de vulnérabilité et de fragilité. Une telle légitimation a trouvé son expression la plus aboutie dans la propre définition de sa nouvelle forme de gouvernement que l’État s’est donnée en se baptisant État Providence, la collectivité reprenant à son compte l’obligation/promesse autrefois confiée à la divine providence de protéger ses membres contre toute forme de vicissitude du destin et de les aider dans leurs malheurs personnels. * 5 «Les individus sont invités à trouver dans leur propre vie et leurs ressources personnelles les solutions aux contradictions du système global». Cette forme de pouvoir politique appartient désormais quelque peu au passé. Les institutions élaborées par l’État Providence sont de fait peu à peu réduites à leur plus simple expression, démembrées ou tout simplement supprimées, en même temps que disparaissent les contraintes imposées autrefois aux activités du marché et à la liberté de la compétitivité, avec toutes les conséquences que l’on connaît. La fonction étatique de protection sociale se réduit et se focalise sur une petite proportion minoritaire des sans-emplois ou des invalides, minorité qui tend d’ailleurs à être requalifiée progressivement : de sujet de préoccupation sociale, elle devient sujet d’ordre public. La fragilité socialement nocive des classes économiquement défavorisées est aujourd’hui redéfinie pour être réattribuée à la sphère du privé – un sujet de préoccupation pour les seuls individus qui doivent s’en sortir par leurs propres moyens. Comme le dit Ulrich Beck : Texte traduit par Hervé Pierre dont la version originale et complète est téléchargeable sur le site du cdse : www.cdse.fr S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 «les individus sont invités à trouver, dans leur propre vie et leurs ressources personnelles, les solutions aux contradictions du système global»1. Ces nouvelles données sapent les fondements sur lesquels la puissance publique a reposé durant la plus grande partie de l’époque récente. L’accroissement, reconnu de tous les observateurs, de l’apathie politique et des engagements personnels («le salut individuel ne passe plus par la société», comme Peter Drucker l’a résumé succinctement avec succès), ajouté à un retrait massif de la population de toute participation active dans les institutions, témoignent de l’effondrement des fondations du pouvoir étatique. L’État doit aujourd’hui rechercher en dehors du monde de l’économie d’autres sources de vulnérabilité et d’incertitude pour retrouver sa légitimité. Et cette alternative semble avoir été récemment trouvée (d’abord et très spectaculairement par l’administration américaine mais pas exclusivement) dans la problématique de la sûreté personnelle, autour des peurs ouvertes ou cachées, réelles ou supposées, suscitées par les menaces à l’intégrité des personnes, leurs avoirs ou leur habitat, que ce soit à travers les pandémies, les régimes alimentaires ou le choix de modes de vie, ou encore les activités criminelles antisociales des classes défavorisées, et encore plus récemment à travers le terrorisme global. L’État aujourd’hui doit rechercher en dehors du monde de l’économie d’autres sources de vulnérabilité et d’incertitude pour retrouver sa légitimité. Contrairement à l’insécurité existentielle générée par les marchés, l’insûreté de substitution par laquelle on espère restaurer le monopole étatique de la rédemption doit être artificiellement exagérée, ou du moins dramatisée à son extrême pour inspirer suffisamment de peurs, avec comme résultat de faire passer au 1 second plan l’insécurité de première génération, celle basée sur l’économie, sur laquelle l’administration de l’État ne peut presque plus rien et n’a d’ailleurs plus envie de s’y consacrer. On en arrive ainsi à ce que la seule non-matérialisation (ou du moins à un niveau inférieur de celui attendu) des catastrophes annoncées, menaces et autres calamités, puisse être applaudie comme une grande victoire de l’État face à l’hostilité du destin, obtenue grâce à la vigilance de ses institutions vigilantes. De fait, dans toutes les démocraties, le «Je serai dur contre le crime» (que ce soit pour des raisons de terrorisme international ou local) est devenu l’atout majeur des gouvernants… C’est à tout le moins à cela que s’est consacrée l’administration Bush, CIA et FBI en tête, promptement imitée avec zèle par Tony Blair en Grande Bretagne. Il fallait prévenir les citoyens des attaques imminentes sur leur sûreté, les placer en état d’alerte permanent, oscillant uniquement du niveau orange à rouge, de telle sorte que leur tension puisse être soulagée par le simple fait que rien ne se matérialise, et que tout le crédit de se voir sauvés d’un malheur annoncé ailleurs comme inévitable retombe sur les institutions chargées de l’ordre public auxquelles l’État se réduit peu à peu. De tels efforts pour accroître le volume de peur ambiante sont discernables dans le monde entier comme le note Donald G. McNeil Jr dans son étude Les politiques se complaisent dans la peur du crime2. De fait, dans toutes les démocraties, le «Je serai dur contre le crime» (que ce soit pour des raisons de terrorisme international ou local) est devenu l’atout majeur des gouvernants, la main la plus chaude étant celle de la combinaison des cartes suivantes: «plus de prisons, plus de police», et des phrases un peu plus développées promettant de tolérer «encore moins d’immigration, de supprimer le droit d’asile, et de ne plus accorder des naturalisations Voir U. Beck, R. Gesellschaft : Auf dem Weg in einere andere Moderne, Suhrkamp 1986 ; cité ici d’après la traduction de M. Ritter, p.137, Sage, 1992. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 6 Réconcilier l’inconciliable automatiques». Comme le dit McNeil : «les politiques en Europe utilisent le crime commis par des étrangers comme un stéréotype pour lier la haine ethnique, politiquement incorrecte, au concept plus acceptable de peur pour sa propre sécurité». En France par exemple, le duel Jacques Chirac/Lionel Jospin lors de la présidentielle de 2002, s’est dès le départ très vite réduit à un assaut respectif de promesses visant à gagner les voix des électeurs à coups de mesures toujours plus dures contre les criminels et les immigrants, sources de toutes formes de criminalité3. Dès le début ils ont fait de leur mieux pour éloigner l’attention des électeurs de leurs angoisses sur la précarité économique ambiante pour la recentrer sur leur sûreté personnelle (intégrité corporelle, des biens, de la maison, du voisinage). Le 14 juillet 2001, J. Chirac lançait la machine infernale, annonçant le besoin de lutter contre les «menaces à la sécurité, la montée de la délinquance» (presque 10% sur la première moitié de l’année) et déclarant alors qu’une tolérance zéro serait mise strictement en œuvre s’il était réélu. Le ton de la campagne était ainsi donné et L. Jospin allait vite l’adopter, faisant des variations sur ce même thème bien que, à la surprise des acteurs principaux mais pas de celle des observateurs avisés, ce fut en définitive la voix de Jean-Marie Le Pen qui exprima ces sujets sous leur forme la plus cristalline et donc la plus écoutée. Le 28 août, L. Jospin proclama «la bataille contre l’insécurité» jurant aucune faiblesse en la matière, tandis que le 6 septembre Daniel Vaillant et Marylise Lebranchu, ses ministres de l’Intérieur et de la Justice, promettaient qu’ils se montreraient intraitables contre la délinquance sous toutes ses formes. La réaction immédiate de Daniel Vaillant aux attentats du 11 Septembre fut d’accroître les pouvoirs de police principalement contre les jeunes «étrangers ethniques» des banlieues, où, selon la version officielle (très pratique pour les dirigeants), se préparait une synthèse diabolique de l’incertitude et de l’insécurité qui empoisonnaient la vie des Français. L. Jospin lui-même poursuivit dans la même veine en portant l’anathème, dans 2 3 7 des termes encore plus vifs, sur «l’angélisme» de ceux qui prônaient une approche modérée de ces phénomènes, école à laquelle il jurait ses grands dieux de ne jamais avoir appartenu dans le passé et à laquelle il n’adhérerait jamais. Les promesses continuèrent sans cesse et s’envolèrent... J. Chirac promit de créer un ministère de la sécurité intérieure, ce à quoi Jospin répondit en promettant un ministère «en charge de la sécurité publique et de la coordination des opérations de police». À J. Chirac qui brandit l’idée de centres de confinement pour enfermer les mineurs délinquants, L. Jospin fit écho avec sa vision des structures fermées pour mineurs, dépassant son concurrent pour le coup en faisant allusion à des condamnations en flagrant délit pour mineurs. Ce n’est pas la peine de souligner que peu de choses ont changé depuis. Plus que quiconque, le successeur de J. Chirac doit son flagrant succès électoral à sa capacité à jouer des peurs populaires et à sa volonté d’imposer un pouvoir fort, capable de jouer sur ces peurs précises pour mieux lutter contre toutes les peurs du futur. Ce ne sont pas les raisons d’avoir peur qui manquent : on ne peut les recenser sur une simple expérience personnelle, après tout, ce qui compte, c’est que la peur se nourrisse du fait qu’on ne peut savoir quand la menace va se réaliser. Il y a seulement trois décades, le Portugal était (avec la Turquie) le principal pourvoyeur de travailleurs, les gastarbeiter, tant redoutés des Bürger allemands qui craignaient pour leur qualité de vie et leur consensus social, base de leur sécurité et de leur confort. Aujourd’hui, grâce à un heureux retour des choses, le Portugal est passé du stade de pays pourvoyeur de travailleurs à celui de pays demandeur en travailleurs. Les dures humiliations rencontrées pour gagner son pain dans des pays étrangers sont aujourd’hui bien oubliées : In New York Times 5-6 Mai 2002. Comp. N. Herzberg & C. Prieur, «Lionel Jospin et le «piège» sécuritaire», in Le Monde 5-6 Mai 2002. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 27% des Portugais déclarent en effet que la criminalité et les banlieues infestées d’étrangers sont leur principal sujet de préoccupation et une nouvelle figure de la politique, Paulo Portas, jouant en solitaire la carte de l’antiimmigration sans concession, a contribué à la venue au pouvoir de la coalition d’extrême droite, de même que le parti populaire de Pia Kiersgaardty au Danemark, ou encore la ligue du Nord en Italie avec Umberto Bossi, ou le parti du progrès radicalement anti immigrants en Norvège, sans parler de pratiquement tous les partis politiques en Hollande. Et tout cela arrive dans des pays qui, il n’y a pas si longtemps encore, envoyaient leurs enfants à l’étranger pour y chercher le pain qu’on ne pouvait leur donner chez eux. Tout se passe comme si l’effet le plus visible des mesures de sécurité incroyablement coûteuses et omniprésentes qui se sont imposées dans la dernière décade était l’accroissement de notre sens du danger, de la densité des risques et de l’insécurité en général. Comment se construit un état d’alerte permanent ? En disant que le danger est au coin de la rue, qu’il rôde, qu’il vient directement des camps terroristes sous le masque des écoles religieuses islamiques, des madrasas, des banlieues peuplées d’immigrants, des classes socialement défavorisées qui se répandent dans la rue, des quartiers difficiles incurables (les fameuses zones de non-droit), des pédophiles et autres criminels sexuels en liberté, des mendiants, des gangs de mineurs délinquants, des prédateurs divers… Ce ne sont pas les raisons d’avoir peur qui manquent : on ne peut les recenser sur une simple expérience personnelle, après tout, ce qui compte, c’est que la peur se nourrisse du fait qu’on ne peut savoir quand la menace va se réaliser. Moazzam Begg, musulman arrêté en janvier 2002 et relâché faute de preuves après trois ans passés dans les prisons de Bagram et de Guantanamo, en est un exemple. Victime de l’obsession sécuritaire, il dit très bien dans son livre Ennemi combattant, paru en 2006, que le résultat d’une vie vécue sous l’effet incessant des alertes sécuritaires où se mêlent les guerres, la justification de la torture, les emprisonnements arbitraires et le maniement de la terreur, est «d’avoir fait du monde un endroit bien pire». Pire ou non, je ne sais pas, mais j’ajouterai certainement pas plus sûr. En tout cas pas plus sûr qu’il n’était il y a une douzaine d’années. Tout se passe comme si l’effet le plus visible des mesures de sécurité incroyablement coûteuses et omniprésentes qui se sont imposées dans la dernière décade était l’accroissement de notre sens du danger, de la densité des risques et de l’insécurité en général. Et rien n’indique un retour rapide au confort d’une vie apaisée et au sentiment de sécurité. Parce que semer les graines de la peur procure une récolte abondante en termes de pouvoir et de marchés. Et le plaisir que procure une récolte abondante ne peut qu’encourager à poursuivre dans cette voie à la conquête de nouveaux champs juteux… En principe, les questions de sécurité et les motivations éthiques sont antinomiques, opposées l’une à l’autre. Ce qui oppose la sécurité et l’éthique (opposition extrêmement difficile à surpasser pour réconcilier les deux termes), c’est l’irrémédiable contradiction entre la division et la communion : le besoin irrépressible de séparer et d’exclure, endémique dans le champ de la sécurité, et à l’inverse, la tendance à inclure et unir dans celui de l’éthique. L’intérêt de la sûreté, c’est de repérer les risques, de les éliminer et pour cela de s’intéresser aux sources potentielles de danger pour les supprimer pro-activement. Les cibles de ce type d’action de suppression sont ipso-facto exclues de l’univers de l’obligation morale : des individus ou des groupes/ catégories entiers d’individus sont privés de droit à la subjectivité existentielle et réduits à l’état de simples objets, placés sans aucun espoir en fin de ligne d’action comme des entités dont le seul intérêt (du moins c’est tout ce qui compte quand on pense à leur «traitement») est la menace présumée qu’ils peuvent représenter pour la sécurité de ceux qui mettent en œuvre les mesures de sécurité, ou de ceux qui agissent au nom de ceux dont la S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 8 Réconcilier l’inconciliable sécurité est présumée ou déclarée en danger. La négation de leur subjectivité disqualifie ces «cibles» en tant que gens dignes de dialoguer : quoi qu’ils puissent dire ou avoir dit si par hasard on leur a donné la parole, sera considéré a priori comme non-existant, à condition d’abord qu’on les écoute ! La négation du caractère «humain» des cibles de l’action sécuritaire va beaucoup plus loin que la passivité qu’Emmanuel Levinas, le plus grand philosophe français de l’éthique, a assigné à l’Autre en tant qu’objet de responsabilité éthique (selon Levinas, l’Autre me commande par sa faiblesse et non sa force ; il me dirige précisément en évitant de me donner des ordres. C’est la passivité et le silence de l’Autre qui déclenche mon action éthique). administrés dans les chambres à gaz par des «officiers sanitaires»). Les Tutsi étaient désignés sans remords comme des «morpions» par leurs meurtriers Hutu. Mieux, une fois privé de face, la faiblesse de l’Autre est une invitation naturelle et facile à la violence contre lui, de même que lorsque la figure de l’Autre est perceptible, cette même faiblesse est au contraire une incitation sans borne à la capacité éthique de le secourir et de l’aider. Selon les termes de Jonathan Little4 : «les faibles sont une menace pour les forts, une incitation à la violence et au meurtre qui les abat sans pitiés». Prenez garde à l’absence de pitié qui caractérise l’élimination des faibles : la pitié étant précisément ce qui définit la posture morale, absente dans ce cas. L’intérêt de la sûreté, c’est de repérer les risques, de les éliminer et pour cela de s’intéresser aux sources potentielles de danger pour les supprimer pro-activement. «Les faibles sont une menace pour les forts, une incitation à la violence et au meurtre qui les abat sans pitiés». Prenez garde à l’absence de pitié qui caractérise l’élimination des faibles : la pitié étant précisément ce qui définit la posture morale, absente dans ce cas. En utilisant le vocabulaire de Levinas, nous pouvons dire que stigmatiser les Autres comme des problèmes sécuritaires conduit à l’effacement de leur visage, une métaphore pour dire qu’ils ne peuvent provoquer chez nous, en tant qu’Autres, les conditions de responsabilité éthique. L’oblitération de leur visage, et donc de leur capacité à provoquer l’action éthique, est la clé pour comprendre ce que l’on entend par «déshumanisation». Dans «l’univers moral de l’obligation» les trois longues années d’emprisonnement sans raison de Moazzam Begg, et les tortures qu’il a subies pour lui faire admettre sa culpabilité, ce qui justifierait après coup cette torture (!), seraient un véritable scandale et une atrocité. Mais privé d’un visage éthique par le simple fait de son classement comme menace à la sécurité, et par là même évincé de l’univers des obligations morales, Begg devient un objet légitime de «mesures de sûreté», qualifié par définition de transparent sur le plan éthique (ou adiaophorique dans mon vocabulaire). La Shoah était pour leurs auteurs une action sanitaire (les cristaux de zyklon B à l’origine fabriqués pour exterminer les nuisibles étaient 9 Jonathan Little a tenté de reconstruire les chemins qui ont fini par conduire des masses d’hommes et de femmes naïfs, égarés, crédules (par là même faciles à être manipulés et menés sur des chemins de traverse), effrayés aussi par le tremblement de terre qu’avait été la première guerre mondiale et la crise économique de 29, vers les limites inhumaines mais logiques de la folie humaine sécuritaire. Begg, lui aussi, relate le sort de quelques personnes tombées accidentellement en tant que victimes collatérales des mesures extrêmes de sécurité (des gens qui, comme leurs tortionnaires le disent aprèscoup, étaient simplement au mauvais endroit au mauvais moment). Il faut toutefois remarquer que les dommages causés par les passions sécuritaires s’étendent encore plus loin et ont plus d’écho que les affaires les plus atroces et inacceptables, donc les plus connues et souvent condamnées et regrettées, ne le laisseraient penser. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Les obsessions sécuritaires sont sans fin et insatiables. Une fois créées, livrées à ellesmêmes et répandues dans le public, on ne peut plus les arrêter. Elles se propagent et s’entretiennent toutes seules sur leur propre lancée, n’ont plus besoin d’être renforcées par des facteurs extérieurs. Elles produisent, dans une escalade régulière, leurs propres raisons, explications et justifications. La fièvre causée et entretenue par l’introduction, l’enracinement, le traitement et le renforcement des «mesures de sécurité» devient l’auto-énergie de reproduction autonome et de croissance des peurs et anxiétés collectives, des tensions liées à l’incertitude et l’insécurité. Aussi radicaux fussent-ils, les stratagèmes et les moyens mis en place au nom de la sécurité ne se montreront jamais assez forts pour calmer les peurs, ou du moins pas pour longtemps. De plus, les mesures seront toujours battues en brèche et surpassées par des ennemis qui peuvent apprendre à les contourner ou les ignorer, et passer au-dessus de tout obstacle mis en travers de leur route. Les obsessions sécuritaires sont sans fin et insatiables. Une fois créées, livrées à elles-mêmes et répandues dans le public, on ne peut plus les arrêter. La façon dont tout cela se passe (ou plutôt la façon dont cela est porté par sa propre logique et son mouvement interne) a été décrite, de façon tout à fait visionnaire, par Franz Kafka, dans une nouvelle, Le Terrier, (der Bau), écrite en 19235. L’histoire est racontée par un animal non identifié obsédé par la construction d’un terrier, un réseau complexe de passages et couloirs souterrains sans fin pour renforcer la défense de son espace vital contre les envahisseurs. «Il y a aussi des ennemis dans les entrailles de la terre» note l’animal anonyme. «Ici» confesse-t-il, «ce n’est pas la peine de se consoler avec la pensée que vous êtes dans votre maison ; vous êtes dans la leur». Il accepte donc que sa tâche soit si longue et 4 5 probablement jamais achevée. «Ma préoccupation constante avec les mesures défensives que je mets en place, c’est qu’il faut souvent en modifier les plans… la vérité est qu’en réalité mon terrier procure un niveau élevé de sécurité mais certainement pas encore assez, car comment être à l’abri des peurs, même à l’intérieur de mon terrier ?». Viennent alors les découvertes et confessions finales : «cet ouvrage va m’apporter de la sérénité, vous croyez ? J’ai atteint en fait le stade où je ne souhaite plus avoir de sérénité». Plus que tout, plus même que l’ennemi omniprésent tenu responsable de sa fuite en avant qui l’a occupé toute sa vie, l’animal creuseur de terrier obsessif et compulsif craint le moment de finir la tâche qui l’a gardé en vie si longtemps et qui a donné du sens à sa vie. Et quel sens merveilleux! Aussi radicaux fussent-ils, les stratagèmes et les moyens mis en place au nom de la sécurité ne se montreront jamais assez forts pour calmer les peurs, ou du moins pas pour longtemps. La plupart d’entre nous ne demanderait pas pour qui sonne le glas agité par le creuseur de terrier de Kafka, ils suivraient plutôt l’avis de Donne formulé il y a un demi millénaire (avec la mort en ligne de mire) : «ne te demande jamais pour qui sonne le glas, c’est pour toi». Nous savons tous, après tout, quels sont les sentiments du creuseur par l’introspection – même si manquant du pouvoir d’intuition et d’imagination prophétique de Kafka, nous échouerions à dire clairement ce que nous ressentons, incapables de comprendre les racines de notre anxiété, sans parler d’échanger ce que nous avons compris avec nos compatriotes. Nous savons qu’une fois que nous avons installé des alarmes dernier cri sur chaque porte et fenêtre de nos maisons, nous ne pouvons plus nous endormir avec l’alarme débranchée, et même si elle est en fonctionnement, ne pouvons pas plus dormir, craignant que l’électricité soit Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006. Cité là encore d’après la traduction anglaise in F. Kafka, Collected Short Stories, Penguin Books 1988. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 10 Réconcilier l’inconciliable coupée, qu’un fusible saute, ou qu’un accident mécanique ne débranche l’alarme, et ainsi que des étrangers menaçants et terribles, que nous maintenons à distance mais qui n’attendent que cette occasion, puissent maintenant forcer notre porte de chambre. Les étrangers nous fournissent une réserve pratique (parce que proches de nous, faciles à trouver et à atteindre) pour décharger nos craintes de l’inconnu, de l’incertain et de l’imprévisible. Les étrangers nous fournissent une réserve pratique (parce que proches de nous, faciles à trouver et à atteindre) pour décharger nos craintes de l’inconnu, de l’incertain et de l’imprévisible. En se concentrant sur le rejet des étrangers, le fantôme effrayant de l’incertitude est de fait exorcisé, ne fût-ce que pour un moment : le spectre horrible de l’insécurité est brûlé à travers une effigie de chair palpable. Et pourtant, malgré des exorcismes répétés, notre vie moderne reste au fond incertaine, de façon têtue, erratique et capricieuse. Le soulagement de ces maux n’est que de courte durée et les espoirs que nous avons mis sur les mesures de sécurité les plus strictes tendent à être déçus à peine nés. L’étranger est, par définition, un agent animé d’intentions qui peuvent au mieux être devinées, mais dont nous ne pouvons pas être certains. Dans toutes les équations que nous résolvons pour savoir ce qu’il faut faire et comment se conduire, l’étranger reste une variable inconnue. L’étranger est après tout, comme son nom le dit bien, «étrange», un être bizarre, dont les motivations et les réactions peuvent être, pour autant que l’on puisse savoir et deviner, totalement différentes de celles des gens ordinaires (communs, familiers). Et ainsi, même sans être agressifs consciemment, ou sans être gênants de façon visible, les étrangers sont inconfortables : leur seule présence défie la tâche déjà ardue de prédire les effets de nos actions et leurs chances de succès. La proximité des étrangers étant le sort non négociable des résidents urbains, un modus vivendi 11 permettant une cohabitation pacifiée avec eux pour rendre la vie possible est une nécessité, qui doit se trouver dans les choix que nous faisons. Un choix possible, pourtant, est de refuser la cohabitation. J’évoque ici le phénomène de «mixophobie». Dans l’océan urbain de différences, ce mouvement se manifeste par son goût de la séparation absolue et la volonté de se réfugier sur des îlots de similarité et d’unicité. La proximité des étrangers étant le sort non négociable des résidents urbains, un modus vivendi permettant une cohabitation pacifiée avec eux pour rendre la vie possible est une nécessité, qui doit se trouver dans les choix que nous faisons. Choisir cette option a des conséquences délétères, car plus on suit méticuleusement cette piste, plus elle est infructueuse. Plus les gens passent du temps avec leur seuls semblables, «comme eux», avec qui ils arrivent à s’entendre sur tous les détails, sans risque d’incompréhension ni le besoin onéreux de traduire entre eux leur différence de culture, plus ils sont susceptibles de désapprendre l’art du dialogue, de la négociation des sens partagés et du modus vivendi. Comme ils ont oublié les techniques exigées pour apprivoiser la différence, ou négligé d’acquérir celles-ci, ils envisagent la perspective d’être confrontés face à l’étranger avec une appréhension décuplée. Les étrangers tendent à apparaître d’autant plus effrayants qu’ils deviennent plus lointains, non familiers et incompréhensibles, et que la communication mutuelle qui pourrait assimiler leur différence à notre monde s’évanouit. La tentation de choisir un environnement de territoires homogènes (comme les communautés isolées clôturées qui tendent à se multiplier) peut sembler être générée par la mixophobie, mais c’est en fait l’inverse : c’est la pratique de la séparation territoriale qui nourrit la mixophobie. Le terme de communauté isolée (gated community) est au fond un mauvais S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 terme. Comme nous le lisons dans le rapport de recherche publié en 2003 par l’université de Glasgow, il n’y a pas «de désir apparent de venir au contact d’une communauté dans une zone murée et clôturée… Le sens de la communauté est d’ailleurs très bas dans les communautés clôturées». De quelque manière qu’ils (ou leurs agents immobiliers) puissent justifier leur choix, ceux qui achètent dans ces communautés ne payent pas un prix exorbitant pour se trouver un voisinage spécifique (c’est à dire dans nos termes, un univers éthique de devoirs mutuels) – cette collectivité vivante intrusive et obtrusive, toujours aux aguets, ne vous ouvrant ses bras que pour mieux vous tenir dans ses serres d’acier. Même s’ils disent (et croient) le contraire, les gens payent en réalité des sommes incroyables pour s’affranchir de toute compagnie subie et s’émanciper de leurs devoirs éthiques : ils veulent qu’on les laisse seuls. A l’intérieur des clôtures et portails, et derrière les murs vivent des solitaires : des gens qui ne tolèrent comme communauté que celle qu’ils acceptent et souhaitent à un temps T et de la façon qu’ils l’imaginent. La tentation de choisir un environnement de territoires homogènes (comme les communautés isolées clôturées qui tendent à se multiplier) peut sembler être générée par la mixophobie, mais c’est en fait l’inverse : c’est la pratique de la séparation territoriale qui nourrit la mixophobie. Et quant à cette raison initiale qui fait opter pour une communauté fermée, la peur de subir des dommages corporels, des attaques, des atteintes aux biens, des violences, des cambriolages, des vols de voitures, des mendiants aux portes, peut-on dire au moins qu’elle est atteinte en s’isolant ? Si nous payons beaucoup, sommes-nous bien protégés ? Hélas même sur ce front, on ne peut crier victoire et les avantages ne balancent pas les inconvénients. Comme les observateurs avisés de la vie moderne le savent bien, les probabilités de se faire agresser ou cambrioler peuvent survenir derrière les murs (bien que des recherches sur ce sujet conduites en Californie, le paradis de ce genre d’obsession sécuritaire et des multiples communautés de ce type, montrent qu’il n’y a pas de différence statistique entre l’intérieur et l’extérieur de la communauté en termes de faits constatés). Vivre dans cet environnement ne fait pas pour autant reculer le sentiment de peur. Anna Minton, l’auteur d’une étude très complète ayant pour titre Le contrôle urbain : peur et bonheur dans la ville du 21e siècle (Penguin, 2009), cite l’exemple de Monica qui passa une fois toute une nuit éveillée, bien plus effrayée qu’elle ne l’avait jamais été depuis vingt ans de vie dans une rue ordinaire, le jour où une panne d’électricité avait empêché de fermer les grilles automatiques de sa communauté et durent être laissées ouvertes. Derrière les murs l’anxiété ne fait que croître au lieu de se dissiper, et il en est de même de la dépendance des résidents aux techniques de pointe qui promettent de garder les dangers en dehors des grilles ! Plus il y a de gadgets autour, plus on craint qu’ils tombent en panne. Et plus on se demande quels dangers cachent les étrangers et moins on passe de temps à les connaître et les découvrir. Plus votre tolérance et votre acceptation de l’imprévu reculent, moins vous pourrez confronter, maîtriser et profiter de la vie, de la richesse et de la force culturelle d’une vie urbaine normale. S’enfermer dans un village grillagé, c’est comme vider la piscine de son eau pour que vos enfants apprennent à y nager en toute sécurité… A l’intérieur des clôtures et portails, et derrière les murs vivent des solitaires : des gens qui ne tolèrent comme communauté que celle qu’ils acceptent et souhaitent à un temps T et de la façon qu’ils l’imaginent. Pour résumer : l’effet sans doute le plus pernicieux, le plus grave pour l’avenir avec le plus de conséquences désastreuses, de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 12 Réconcilier l’inconciliable Plus votre tolérance et acceptation de l’imprévu reculent, moins vous pourrez confronter, maîtriser et profiter de la vie, de la richesse et de la force culturelle d’une vie urbaine normale. S’enfermer dans un village grillagé, c’est comme vider la piscine de son eau pour que vos enfants apprennent à y nager en toute sécurité… l’obsession sécuritaire (le dommage collatéral en quelque sorte) est de miner la confiance mutuelle et, à l’inverse, de nourrir la suspicion. Le manque de confiance en l’Autre érige des frontières qui se renforcent avec des préjugés mutuels et finissent par se monter en lignes de front. Le manque de confiance conduit inévitablement à la perte du savoir-communiquer, ou à son évitement. Par absence d’intérêt pour renouveler son art de la communication, on risque d’approfondir «l’étrangeté des étrangers» et de verser dans une vision d’eux de plus en plus négative, ce qui bien sûr finit de les disqualifier en tant que partenaire potentiel de dialogue pour négocier un mode agréable de cohabitation. En définitive, l’effet essentiel de l’obsession sécuritaire est l’accroissement rapide du sentiment d’insécurité, au lieu de sa diminution, avec tous les phénomènes associés de peur, d’anxiété, d’hostilité, d’agressivité et à la fin, l’atténuation voire la négation des pulsions morales. 13 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 `~ÜáÉêë ÇÉ=ä~ ë¨Åìêáí¨ La revue trimestrielle des Cahiers de la sécurité ouvre ses portes non seulement à des universitaires et des chercheurs, mais également à des acteurs de terrain issus du monde institutionnel et privé. L’objectif du renouvellement de la revue, en juillet 2007, était de transformer une revue de sciences sociales pures en une publication destinée à un lectorat plus large. Les sujets sont choisis et débattus par les membres du comité de rédaction et du conseil scientifique international. Les cahiers de la sécurité ont abordé les thématiques suivantes : La violence des mineurs La violence des mineurs à l’étranger Risques environnementaux La sécurité économique dans la mondialisation Le fléau de la drogue La criminalité numérique Les organisations criminelles Les nouveaux territoires de la sécurité La traite des êtres humains - un défi mondial Les crises collectives au XXIe siècle Sport : risques et menaces À quoi sert la prison Parallèlement à la diffusion de la revue, un site internet lui est consacré www.lescahiersdelasecurite.fr École militaire Case 39 - 75700 Paris 07 SP Tél : 01 76 64 89 00 - Fax : 01 76 64 89 31 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles L’article d’Alain Bauer et Christophe Soullez s’inscrit en contrepoint de celui de Zygmunt Bauman. Rappelant que la protection de ses citoyens est consubstantielle à la construction de l’État-Leviathan, les auteurs avancent que celui-ci puise sa légitimité dans la confiance que lui accordent les citoyens, à condition que l’encadrement légal et déontologique de l’instrument de sa force, la police, soit pleinement garanti. D’autant que parallèlement à ce besoin permanent de sécurité, les citoyens revendiquent davantage de libertés individuelles. L’État de droit, rappelle les auteurs, serait précisément là pour assurer l’équilibre et réconcilier ces deux aspirations citoyennes, en apparence contradictoires. Les auteurs réfutent l’idée d’un monde dénué d’insécurité et dressent un panorama des nouvelles menaces produites par un système international mouvant et des sociétés en constante évolution, de la cybercriminalité en passant la systématisation du recours à la violence. Les changements induits par ces nouvelles menaces obligent l’État à adapter ses moyens et méthodes de protection, ce qui questionne de nouvelles barrières morales qu’il convient d’ériger afin de préserver l’éthique de la sécurité. La sécurité a toujours été au cœur des préoccupations du pouvoir politique. C'est même au nom de cette sécurité, extérieure et intérieure, que l'État moderne s'est construit. Certes, l’intérêt porté par les autorités est plus ou moins marqué selon les périodes. D’autre part, la protection du pouvoir central a toujours été prédominante, celle des citoyens est venue dans un second temps. Les deux cohabitent avec plus ou moins de bonheur en fonction de la qualité du régime démocratique. Ainsi, le développement de la police et du système pénal suit de très près la construction et la consolidation de l’État national, mais également la prise en compte graduelle des libertés individuelles et collectives que celui-ci entend progressivement garantir. C’est justement parce que la sécurité est une des premières missions régaliennes d’un État que l’instauration d’une force publique justifie que la loi lui attribue le monopole de la contrainte légale et, si nécessaire, l’usage d’une violence légitime proportionnée aux menaces qu’on la charge de combattre. Ainsi, dès l’origine, c’est la loi qui autorise et encadre l’action des forces de l’ordre. Il y a donc bien 15 une légalité de l’action, sous-tendue par une moralité de l’action : combattre le crime, au sens où Durkheim le définit comme «ce qui heurte les états forts de la conscience collective». Les forces de l’ordre doivent préserver la paix publique, qui est la première condition d’épanouissement de la démocratie. Par ailleurs, les moyens employés pour ce faire doivent respecter les principes démocratiques élémentaires : cela renforce l’acceptation par la population de l’action des forces de l’ordre et améliore donc leur efficacité. Aux prémices des sociétés civilisées, la morale de l’action sécuritaire se confond avec la morale du groupe social, qui est souvent d’essence religieuse. En monarchie, c’est le droit divin ou l’absolutisme royal qui inspire S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 l’action des forces policières. Dans les sociétés démocratiques, la morale d’action des forces de sécurité réside justement dans le caractère démocratique de leur constitution qui est autant un moyen qu’une fin. Les forces de l’ordre doivent préserver la paix publique, qui est la première condition d’épanouissement de la démocratie. Par ailleurs, les moyens employés pour ce faire doivent respecter les principes démocratiques élémentaires : cela renforce l’acceptation par la population de l’action des forces de l’ordre et améliore donc leur efficacité. En s’imposant à eux-mêmes le respect de la loi, en combattant l’arbitraire, les représentants de l’État créent les conditions de la pacification qui, seule, permet le développement d’un pays. En s’imposant à eux-mêmes le respect de la loi, en combattant l’arbitraire, les représentants de l’État créent les conditions de la pacification qui, seule, permet le développement d’un pays. À cet effet, et afin de contrebalancer le pouvoir exorbitant que constitue la force armée légale, la loi soumet fermement les forces de l’ordre au pouvoir démocratiquement élu et instaure des limites de plus en plus précises à leur action. Pas de police démocratique sans déontologie de la sécurité À côté de cette contrainte légale et réglementaire, les forces de l’ordre réfléchissent ellesmêmes et génèrent une déontologie, qui est une morale professionnelle destinée à encadrer leur action et à appréhender plus facilement des situations nouvelles. L’action de sécurité s’inscrit dans un cadre légal et éthique. Tout dans l’action de la police relève donc de la déontologie. La déontologie présente un aspect normatif évident qu’il s’agisse des règles de la morale républicaine, de l’éthique professionnelle ou des devoirs qu’impose aux policiers l’exercice de leur métier. La question qui se pose est de savoir comment transposer cet aspect normatif dans le quotidien, dans la pratique concrète : comment faire en sorte que rien, même le plus commun, n’échappe à son champ. La définition de la déontologie apporte un début de réponse à cette question, si on la considère comme la science des devoirs que se donnent ou acceptent des professionnels dans l’exercice de leur métier. En effet, située à la charnière du droit et de la morale, la déontologie s’attache à déterminer, pour une profession ou une activité donnée, des solutions pratiques à des problèmes concrets. La déontologie régit le comportement professionnel tout en entretenant un état d’esprit qui doit permettre d’éviter les abus et les dérives. Une morale qui viendrait du haut et une déontologie créée à la base sont deux éléments qui peuvent cohabiter pour le bien commun. La déontologie ne peut être parfaitement assimilée que par ceux qui partagent une même éthique de l’État et du service public, qui adhèrent aux valeurs de l’institution et épousent totalement les règles de la morale démocratique et républicaine. La déontologie ne trouve pas sa légitimité dans un concept abstrait glorifiant un idéal collectif supérieur, mais dans une culture professionnelle partagée. Il ne s’agit pas d’assigner des idéaux inaccessibles aux fonctionnaires, mais, au contraire, de fixer des limites et des seuils à leur sphère d’autonomie, en veillant à réguler leurs comportements par des conseils, des rappels à l’ordre, voire des demandes de sanctions si cela s’avère nécessaire. La déontologie régit le comportement professionnel tout en entretenant un état d’esprit qui doit permettre d’éviter les abus et les dérives. Une morale qui viendrait du haut et une déontologie créée à la base sont deux éléments qui peuvent cohabiter pour le bien commun. Malheureusement, la déontologie est souvent perçue davantage comme une contrainte que comme une chance. Il faut dire qu’il est S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 16 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles fréquent que la demande de sécurité rencontre un obstacle moral ou éthique, du fait des modalités mêmes de l'action policière ou pénale. Et, si la défense des droits de l'Homme est un enjeu essentiel dans la construction des sociétés démocratiques, la pensée philosophique est fréquemment utilisée comme argument contre ce qui est perçu, à raison ou à tort, comme des dérives policières, sans souci d'équilibre entre les besoins des citoyens et leur protection. Pour nous, il s’agit simplement mais fortement de construire un équilibre entre limitations des libertés individuelles consenties pour une meilleure sécurité et le nécessaire contrôle citoyen des forces de l'État. Une police n’est efficace que si elle est respectée de tous. Et le respect ne s’acquiert que si le comportement des agents qui détiennent une parcelle de l’autorité de l’État est exemplaire. C’est seulement à cette condition que les limitations aux libertés individuelles et collectives sont tolérées. Une police n’est efficace que si elle est respectée de tous. Et le respect ne s’acquiert que si le comportement des agents qui détiennent une parcelle de l’autorité de l’État est exemplaire. C’est seulement à cette condition que les limitations aux libertés individuelles et collectives sont tolérées. Sécurité et libertés ne sont pas antinomiques. Elles s’alimentent mutuellement. D’un côté, il ne peut y avoir de libertés sans sécurité. De l’autre, les contraintes liées à l’exercice des missions de sécurité ne peuvent être acceptées que si le respect des libertés est véritablement assuré par l’État, qui a su remplacer la pulsion de vengeance personnelle par un système collectif de justice, même très imparfait. Cette question de la morale de l’action sécuritaire n’est pas seulement une question politique (servir le régime démocratique) ou pratique (renforcer l’efficacité de la lutte contre la criminalité), c’est aussi une question d’ordre philosophique : quelles sont les limites morales que se fixent un État et ses 17 agents face à des criminels dont les actes vont à l’encontre même de la morale ? Pourquoi aborder la question de la lutte contre le crime sous l’angle moral, alors que les menaces criminelles sont soit immorales, soit simplement amorales ? Et pourquoi s’interdire, au nom de principes dont les criminels n’ont que faire, d’user de moyens qui rendraient plus efficace, dans certaines occasions, la lutte contre les menaces criminelles ? La référence permanente à la règle de droit, c’est la certitude que chacun connaît les interdictions et les sanctions qui sont attachées à leur non-respect. La réponse, c’est simplement l’État de droit : il est la meilleure garantie pour se prémunir contre l’arbitraire. La référence permanente à la règle de droit, c’est la certitude que chacun connaît les interdictions et les sanctions qui sont attachées à leur non-respect. Le respect en toute circonstance des règles édictées, au besoin par le recours aux tribunaux, c’est la meilleure assurance de la pérennité du système démocratique. Et, en démocratie, le curseur - très sensible - de l’équilibre entre morale et efficacité ne peut être fixé que par la loi. Quant à l’absence de morale du crime, ce n’est qu’un élément de connaissance objective du phénomène, de la menace. Elle ne saurait imposer des modes ou des principes d’actions aux forces de l’ordre. Bien au contraire, l’État démocratique doit demeurer un exemple d’idéal à atteindre, y compris dans la lutte contre ce qui semble mettre en péril ses principes. En les respectant dans l’épreuve, il montre la force de ses convictions et l’efficacité de son modèle. La déontologie policière est donc le vade-mecum d’une pratique professionnelle saine dans un monde en perpétuelle évolution. Savoir réagir aux évolutions du monde Historiquement, nous sommes passés d’une police d’ordre et de renseignement à une police de sécurité publique, parfois de tranquillité publique. L’administration policière, S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 tout en continuant à protéger les intérêts fondamentaux de l’État, a développé sa mission de paix publique dans un contexte marqué par de profondes mutations criminelles. Car, si les dispositifs de sécurité et l’organisation policière ont évolué au cours de notre histoire, ce n’est pas seulement la conséquence d’une volonté étatique visant à mieux contrôler ou surveiller la population. C’est aussi en réaction à une évolution des risques criminels et à la demande croissante de sécurité du corps social. L’État Providence a contribué à renforcer le besoin de sécurité des populations et à les rendre plus sensibles aux risques, donc moins tolérantes aux menaces. L’État Providence a contribué à renforcer le besoin de sécurité des populations et à les rendre plus sensibles aux risques, donc moins tolérantes aux menaces. Aujourd’hui, l’État est de plus en plus jugé sur sa manière dont il assure sa mission de protection, voire de précaution, visant à garantir la sécurité. Dans le même temps, en apparence paradoxalement, les citoyens qui aspirent à être le moins possible en situation de danger sont également de plus en plus exigeants en matière de respect des libertés individuelles et collectives. Ils souhaitent plus de sécurité, mais aussi plus de libertés, et ceci, dans un monde dans lequel la menace est diffuse et où les violences interpersonnelles refont leur apparition. La prévention et la lutte contre le crime doivent s’accommoder des grands principes de liberté et du respect des garanties accordées aux individus. Il ne peut y être dérogé sous peine de voir justement les mesures légales visant à restreindre ces libertés rejetées par le corps social. Si ce dernier est susceptible d’accepter des limites à ses libertés, dans le but de renforcer sa sécurité, c’est parce que l’État lui garantit, en contrepartie, des droits en cas d’abus ou de non-respect des lois et règlements. alors que les organisations criminelles étendent leur influence au-delà de leurs États d’origine. De même, crime organisé, délinquance urbaine, terrorisme, cybercrimina- lité, pillage des ressources naturelles, scientifiques et économiques entretiennent des liens de plus en plus étroits. L’hybridation entre terrorisme et criminalité s'accentue et s'accélère. La globalisation de nos échanges commerciaux contribue à la prospérité d’organisations criminelles, qui se caractérisent principalement par leur pluriactivité et par une technicité de plus en plus développée. Les structures criminelles s’inspirent, au plus près, des stratégies et des modèles organisationnels mis en œuvre au sein du secteur économique. Elles se sont progressivement inscrites dans une démarche de réseaux. Elles ont également pris conscience du profit qui pouvait être espéré en investissant des pans entiers de l’économie légale par le biais du blanchiment. Par ailleurs, les évolutions politiques, économiques, sociales ou culturelles ont fait apparaître de nouvelles fragilités et donc de nouveaux risques pour la société et les individus. Les nouvelles formes de violences, le radicalisme politique ou religieux, l’usage des nouveaux moyens de communication comme vecteurs du racisme et de l’antisémitisme, le terrorisme religieux, mais également les mouvements sectaires ou la cybercriminalité forment un ensemble de nouvelles menaces polymorphes. Celles-ci sont de plus en plus imprévisibles et insaisissables et nécessitent l’adaptation constante des réponses publiques. Créée en 2000, la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) est une autorité administrative indépendante chargée de veiller au respect de la déontologie des acteurs de la sécurité. Si les trafics ont toujours existé, ils ont développé une dimension transnationale dans le sillage de la mondialisation, profitant de la dérégulation des échanges et de la corruption de certains États. Du simple citoyen aux instances dirigeantes, en passant par les entreprises, chaque acteur est concerné par les risques du développement des flux illicites. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 18 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles Stupéfiants, armes, traite des personnes et immigration illégale bien sûr, mais aussi cigarettes, espèces protégées (faune et flore), contrebande de ressources naturelles, trafics de déchets, d’œuvres et ouvrages d’art, de véhicules volés, contrefaçon et piratage, cyber-criminalité, fraude économique et blanchiment forment ce qu’il est convenu d’appeler les grands trafics illicites. Les structures criminelles s’inspirent, au plus près, des stratégies et des modèles organisationnels mis en œuvre au sein du secteur économique. Elles se sont progressivement inscrites dans une démarche de réseaux. Aussi différents qu’ils semblent être, ces flux obéissent aux mêmes lois cardinales de l’offre et de la demande et aux mêmes principes de concurrence, de rentabilité, de course à l’innovation, de gain de parts de marché ou de réduction des coûts. Le tout dans un seul but : dégager des bénéfices rapides. Si ces différents trafics posent de réels enjeux économiques, de santé et de sécurité publiques, ils peuvent en outre alimenter des conflits locaux de nature à déstabiliser les équilibres géopolitiques globaux. Ce pouvoir d’influence, non plus simplement perturbateur, est de nature à reconfigurer les relations internationales. Les entreprises : cibles et actrices ? Si les entreprises et l’État sont amenés aujourd’hui à poser ouvertement la question de la sûreté d’entreprise et éventuellement celle de leur partenariat pour y arriver, c'est que l'entreprise est devenue une cible directe et que leur importance stratégique pour la recherche ou l'emploi est enfin reconnue. Longtemps, seuls les centres de production étaient la cible des opérateurs criminels. Attentats, destructions et menaces se focalisaient sur l’outil industriel. Puis les expatriés furent considérés comme des atouts importants et les enlèvements commencèrent. Les centres de distribution connurent aussi leur 19 vague de menaces. Depuis le 11 septembre 2001, les administrations, les centres de contrôle des réseaux de communication, informatiques, boursiers, les collaborateurs des entreprises, sont devenus des objectifs au même titre que les bâtiments militaires ou les centres de décision des pouvoirs publics. Si les entreprises et l’État sont amenés aujourd’hui à poser ouvertement la question de la sûreté d’entreprise et éventuellement celle de leur partenariat pour y arriver, c'est que l'entreprise est devenue une cible directe et que leur importance stratégique pour la recherche ou l'emploi est enfin reconnue. Si les entreprises de sécurité privée se sont largement développées, bien avant ces évènements, en profitant du désintérêt ou du retrait des opérateurs publics étatiques, le changement de niveau des menaces, l’élargissement du spectre de l'activité criminelle, passant des personnes aux bâtiments et aux réseaux de communication, en tenant beaucoup moins compte de l’outil de production, a imposé un nouvel acteur, à son corps défendant, de l’espace criminel. Qu’il s’agisse d’espionnage industriel, de prédation des brevets ou des technologies, de protection du fret ou des ingénieurs, de préservation des investissements ou de protection contre le blanchiment, les entreprises sont désormais des acteurs incontournables des combats contre le crime. Les organisations criminelles, depuis l’opération des faux prêts immobiliers aux États-Unis ou au Japon il y a 30 ans, ont parfaitement compris les failles d’un secteur qui en se dérégulant à marche forcée, a ouvert ses portes à toutes les opérations illégales créant même la plus grande «blanchisserie d'argent sale» mondiale dans le golfe Persique. Une hiérarchie criminelle plus perméable La distinction entre les actes se rattachant à la S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 petite et moyenne délinquance et ce qui relève des milieux de la criminalité organisée semble avoir perdu une partie de sa pertinence, en raison d’une certaine porosité des méthodes, des moyens utilisés ou des contacts qui se nouent entre les différentes catégories de délinquants. Des évolutions inquiétantes sont repérées, s’agissant de l’intensité du recours à la violence et des conséquences pour les victimes des modes opératoires utilisés. Désormais, il n’est pas rare que des délinquants, même d’envergure limitée, guidés par la recherche du profit maximal immédiat, recourent à des degrés d’intimidation et de violence de plus en plus brutaux pour parvenir à leurs fins en profitant de l’effet de surprise et du choc de l’agression. Ainsi, les services de police constatent régulièrement que des «petits délinquants», souvent jeunes, sont aussi parfois impliqués dans d’importants braquages au cours desquels la violence déployée est disproportionnée par rapport aux profits attendus ou aux risques encourus. recours aux repérages, aux ruptures de filatures, aux faux documents d’identité, au chantage ou à des actes de rétorsion punitive parfois barbares. En outre, ces mutations de la criminalité s’inscrivent souvent dans une stratégie d’appropriation et de défense territoriales visant, soit à protéger l’activité des groupes qui s’y adonnent par l’existence d’une base arrière, soit à leur assurer un marché de débouché pour le produit de certains vols et trafics. L’instrumentalisation de la violence pour le contrôle des trafics, l’utilisation croissante d’armes à feu et de chiens d’attaque, la multiplication des règlements de comptes entre dealers et l’augmentation des agressions, parfois programmées, des forces de l’ordre, sont devenues les éléments d’une volonté de sanctuarisation de certains territoires au profit des trafiquants. Habilement, ces derniers sont d’ailleurs aussi capables de s’acheter soutiens ou neutralité par la rémunération ou l’intéressement «redistributif» de menus auxiliaires. Depuis le 11 septembre 2001, les administrations, les centres de contrôle des réseaux de communication, informatiques, boursiers, les collaborateurs des entreprises, sont devenus des objectifs au même titre que les bâtiments militaires ou les centres de décision des pouvoirs publics. Il est en outre relevé une interpénétration plus fréquente des niveaux d’engagement dans la criminalité et la délinquance. Comme si une sorte d’intégration économique et de division du travail entre grands trafiquants et délinquants au poids plus modeste s’établissait. L’expansion du trafic de stupéfiants Il est en outre relevé une interpénétration plus fréquente des niveaux d’engagement dans la criminalité et la délinquance. Comme si une sorte d’intégration économique et de division du travail entre grands trafiquants et délinquants au poids plus modeste s’établissait. Des trafiquants endurcis n’hésitent plus à prêter drogue ou argent à des délinquants locaux pour «monter» de petits trafics, en contrepartie du soutien de ces «petites mains» au profit de leurs propres opérations de livraison, de surveillance ou d’intimidation. Ces échanges contribuent à une diffusion de techniques jusque là réservées aux grands malfaiteurs : La violence des cartels mexicains a marqué l’année 2008 avec des milliers de victimes sur leur sol (plus qu'en Irak) et une expansion rapide au nord, créant un véritable «front sud» pour les États-Unis. Au-delà de cette vague de violence qui inquiète les autorités américaines, on note l’extension des réseaux mexicains à l’ensemble du continent, et même au-delà, tant dans les pays producteurs ou de transit que dans les pays consommateurs, notamment au sud et en Europe. Ainsi, l’ensemble de l’Amérique centrale semble désormais être le territoire des cartels mexicains. Il s’agit pour S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 20 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles eux de contrôler la voie de trafic de cocaïne par route (via la «Panaméricaine»), mais aussi de nouvelles zones de transit pour les stupéfiants convoyés par bateaux ou par avions. Les cultures de cannabis sont en augmentation en Europe au point que certains pays commencent à devenir autosuffisants en cannabis. En outre, cette production européenne semble avoir un taux de tétrahydrocannabinol (THC, le principe actif du cannabis) supérieur au cannabis produit au Maroc, le premier fournisseur de cannabis pour l’Europe. Les trafics d’ecstasy et de méthamphétamine, aux mains du crime organisé, ont explosé en Océanie. L’Asie du Sud-Est est également largement touchée par le trafic de drogues chimiques. Le terrorisme, une menace persistante L’année 2009 a été marquée par le maintien de foyers terroristes en Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde, etc. Plus de 1100 opérations ont été recensées entre décembre 2008 et avril 2009, occasionnant 1680 morts et 2400 blessés. En Inde, les spectaculaires opérations coordonnées contre les hôtels et autres cibles à Bombay ont démontré, après de multiples opérations dans tout le pays, que la «plus grande démocratie du monde» était devenue une cible majeure qui dépassait le conflit au Cachemire. Selon Europol, la situation en Europe démontre un fort enracinement dans les pays européens à la fois comme base de soutien, mais aussi comme vivier, élargissant la base généralement étrangère à des nationaux dont certains partent en Irak, au Pakistan, en Afghanistan ou désormais en Somalie. Le terrorisme s’étend et s’enracine sous des formes renouvelées, marquées par des crises internes (ETA), des reprises «techniques» (IRA Véritable), des développements localisés du fait de l’action de groupes importés, mais également implantés (homegrown terrorism). De plus, des incertitudes existent quant à la possibilité d’une reprise du terrorisme d’État lié à l’espace chiite, notamment eu égard à la situation du programme nucléaire iranien. Enfin, les conséquences des opérations israéliennes à Gaza et le niveau de sophistication des armements conventionnels, notamment des missiles 21 manufacturés au Liban ou à Gaza, sont de nature à inquiéter quant à une prolifération possible de ce type d’équipements sur d’autres territoires. La cybercriminalité en plein essor Les pirates numériques se sont emparés de renseignements confidentiels sur au moins 285 millions de personnes en 2008, un chiffre supérieur au total des quatre années précédentes. Des chiffres publiés par la firme Verizon Communications suite à une enquête sur les failles de sécurité informatique dont l’exploitation permet la récupération de coordonnées bancaires et personnelles à des fins criminelles et qui précise que 93 % des dossiers personnels exposés qui ont été examinés provenaient du secteur financier. Un secteur qui bien qu’étant la cible constante des organisations criminelles ne prend toujours pas les mesures nécessaires pour garantir une protection optimale à sa clientèle. L’année 2009 a été marquée par le maintien de foyers terroristes en Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde, etc. Plus de 1100 opérations ont été recensées entre décembre 2008 et avril 2009, occasionnant 1680 morts et 2400 blessés. Les activités de violation de données par des sources externes sont la spécialité de l’Europe de l’Est, de l’Asie orientale et de l’Amérique du Nord. 82 % de l’ensemble des attaques externes seraient en effet perpétrées depuis ces régions selon le rapport 2009. La cybercriminalité rapporterait plus que le trafic de stupéfiants selon le FBI, qui estime le montant à 1000 milliards de dollars en 2008 ; les éditeurs d’antivirus sont encore plus alarmistes, certains comme Finjan évaluant le total de la fraude Internet à plus de 3000 milliards de dollars. Des chiffres qui donnent le vertige, mais dont il convient de noter les divers éléments permettant d’obtenir de tels résultats. Les estimations sont basées sur les fraudes comme l’usurpation d’identité, les S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 spams, le phishing, les botnets et diverses escroqueries. Mais aussi sur les pertes et le vol de données des organismes privés ou publics qui pourraient être exploitées par des malfaiteurs. Les périphériques de stockage comme les clés USB, les disques durs externes, les CDs sont souvent égarés ou subtilisés de même que de nombreux ordinateurs portables. Les données contenues dans ces supports n’étant pour la plupart jamais cryptées, l’ensemble des informations est alors accessible à n’importe qui et sera revendu ou, dans le meilleur des cas, simplement détruit. Adapter les modes d’action aux nouvelles menaces On le voit, l’évolution des crimes et délits dépend également de l’adaptation des délinquants à l’environnement et à l’évolution de la société. Le développement des nouvelles technologies de l’information, et notamment de l’Internet, a ainsi ouvert un nouveau marché criminel, moins risqué, et parfois plus lucratif que les trafics de stupéfiants. L’accroissement du parc des objets high-tech portables (lecteurs MP3, téléphones portables, etc.) offre de nouvelles opportunités pour le délinquant. L’amélioration de la protection des biens et leur sanctuarisation entraînent un transfert de la délinquance des lieux sûrs vers des cibles moins protégées et plus accessibles (petits commerces, voie publique, etc.), mais également vers les personnes. La cybercriminalité rapporterait plus que le trafic de stupéfiants selon le FBI, qui estime le montant à 1000 milliards de dollars en 2008 ; les éditeurs d’antivirus sont encore plus alarmistes, certains comme Finjan évaluant le total de la fraude Internet à plus de 3000 milliards de dollars. L’efficacité de la police et de la gendarmerie dans la lutte contre certains phénomènes criminels peut aussi mener à de nouvelles stratégies criminelles. Une pression trop forte sur les trafics de stupéfiants peut conduire certains délinquants vers d’autres secteurs moins risqués ou demandant une organisation plus sommaire (vols à main armée, cambriolages, etc.). La criminalité ne connaît pas la récession et s’adapte continuellement aux évolutions de la société en profitant des failles des systèmes étatiques ou économiques. La mondialisation a permis à de nombreuses organisations criminelles d’étendre leur influence et de développer de nouveaux marchés. Les stratégies criminelles mutent au gré des ripostes des États et des opportunités. De même, Internet et le développement de l’informatique et des réseaux, avec la question de leur vulnérabilité, ont offert aux criminels de nouvelles cibles. Notre société est également aujourd’hui marquée par un retour de l’usage de la violence dans le règlement des conflits, même mineurs, et ceci, tant dans la sphère publique que privée. Une pression trop forte sur les trafics de stupéfiants peut conduire certains délinquants vers d’autres secteurs moins risqués ou demandant une organisation plus sommaire (vols à main armée, cambriolages, etc.). C’est donc dans ce contexte, face à ces nouveaux défis, que l’État et les différents acteurs de la chaîne pénale - police, gendarmerie, autorité judiciaire et administration pénitentiaire - doivent évoluer et adapter constamment, de concert, leurs méthodes et leurs politiques. À chaque évolution, une solution se profile, mais qui impose de se questionner sur de nouvelles barrières morales. C’est vrai du terrorisme, qui défie les États démocratiques en frappant à l’aveuglette les populations civiles. Pour se protéger, les États utilisent bien sûr leurs polices chargées d’appliquer la procédure pénale, mais plus encore leurs services spéciaux dont la déontologie est davantage guidée par la raison d’État. Et suivant l’ampleur du péril, quel agent peut être certain de garder fermés tous ses S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 22 Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles verrous moraux et éthiques ? Dans un autre registre, pour des motifs purement crapuleux, les réseaux mafieux et criminels, les cartels de la drogue livrent également une vraie guerre aux États. Ce sont des géants qui s’affrontent, engageant des moyens se rapprochant davantage de la belligérance pure que de la sécurité publique. Là aussi, il est important de déterminer des modes d’action efficaces en évitant les débordements éventuels. Les mutations technologiques ouvrent également de nouveaux champs de réflexion, tant l’espace numérique est devenu, en quelques années, le terrain d’expression des libertés individuelles et le territoire de chasse des nouveaux prédateurs criminels. l’illusion de l’idéal au possible de la réalité. Il appartient aux professionnels concernés de se saisir de cette réflexion s’ils ne veulent pas la subir. Sur le plan intérieur, la violence accrue des délinquants, grands ou petits, leur radicalisation, le peu de valeur qu’ils attribuent à la vie humaine, amènent les forces de l’ordre à prendre davantage de précautions dans leurs interventions, mais aussi à faire preuve de plus de nervosité devant un conflit. Sur le plan intérieur, la violence accrue des délinquants, grands ou petits, leur radicalisation, le peu de valeur qu’ils attribuent à la vie humaine, amènent les forces de l’ordre à prendre davantage de précautions dans leurs interventions, mais aussi à faire preuve de plus de nervosité devant un conflit. Et entre une action légitime, un excès de zèle et une «bavure», la frontière est parfois bien mince. Surtout, qui ne voit que les sociétés qui abordent la question de la déontologie sont celles qui ont la chance d’être les moins violentes. Car quand la violence frappe souvent aveuglément, des questions comme l’interdiction de la peine de mort, ou tout simplement l’appréciation des conditions de la légitime défense, se posent forcément en des termes différents, qu’on le veuille ou non. La déontologie policière doit être une adaptation permanente des principes moraux démocratiques à la réalité de la délinquance, et non un concept éthéré brandi par ceux qui préfèrent 23 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité - Le cas du Canada Jean-Paul Brodeur, criminologue canadien récemment disparu, s’interroge sur l’éthique des «agents policiers». Partant du constat que la police, qui jouit du droit à «l’illégalisme légalisé», peut être conduite à transgresser certaines lois pour mener à bien ses missions, l’auteur propose une typologie de situations où la déontologie des agents peut se trouver malgré tout mise en cause. Les propos de l’auteur traduisent l’idée que la responsabilité éthique d’un agent ne se trouve pas engagée par l’usage de moyens d’exception légalisés, mais dès lors que cet usage excède un «principe de parcimonie» (usage de la force minimale) constitutif de sa fonction «d’agent policier». Le 9 août 2008, deux policiers du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) étaient en patrouille dans un des quartiers «chauds» de la banlieue de Montréal. Ils aperçurent un groupe d’environ cinq jeunes appartenant à des minorités ethniques qui jouaient aux dés dans un parc. Jouer aux dés dans un endroit public constitue une infraction mineure à un règlement municipal. Les deux policiers intervinrent donc et tentèrent d’arrêter l’un des joueurs de dés en le projetant contre le sol. Le frère du joueur s’en prit aux policiers, afin de défendre son frère. Ce qui s’est passé par la suite est confus, la somme des événements n’ayant duré que 57 secondes. Après avoir tenté d’immobiliser le suspect qu’ils tentaient d’arrêter, les deux policiers perdirent le contrôle de la situation. L’un d’eux, croyant sa vie menacée selon une déclaration écrite qu’il effectuera par la suite, tira quatre coups de feu en direction du groupe de jeunes. Il tua le frère de celui qu’il tentait d’arrêter et blessa deux autres personnes. En conformité avec les pratiques québécoises qui régissent le traitement de ces incidents, c’est un autre corps policier, la Sûreté du Québec (SQ), qui fit enquête sur les deux policiers du SPVM impliqués dans cette affaire. Après une enquête d’une inhabituelle longueur au regard de la publicité des faits, les policiers de la SQ conclurent que leurs deux collègues avaient agi de façon légitime et ne recommandèrent pas de poursuites pénales. Cette conclusion de l’enquête de la SQ souleva un tollé dans l’opinion publique et le gouvernement du Québec fût contraint d’instituer une enquête publique sur cette affaire. L’enquête publique, qui n’est pas encore terminée, a néanmoins déjà révélé que les policiers de la SQ qui avaient exonéré leurs deux collègues du SPVM ne les avaient même pas rencontrés une seule fois pour procéder à un interrogatoire, ce qui fait partie de la routine de toute enquête sur un homicide. La thèse que nous défendrons est la suivante : la possibilité toujours ouverte de transgresser impunément les lois auxquelles sont soumis les autres citoyens est constitutive de l’idée de police. Les policiers sont-ils au-dessus de tout soupçon et possèdent-ils une licence pour enfreindre les lois ? C’est la question que nous traiterons dans ce texte. La thèse que nous défendrons est la suivante : la possibilité toujours ouverte de transgresser impunément les lois auxquelles sont soumis les autres citoyens est constitutive de l’idée de police. Précisons immédiatement que l’idée de police recouvre autant le champ de la police publique que celui des entreprises de sécurité privée et que notre thèse s’applique à ces deux types d’appareils. Pour appuyer cette thèse, nous S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 24 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada retracerons un ensemble de phénomènes, de tendances ou de principes qui conduisent à sa formulation. En conclusion, nous discuterons très brièvement des conséquences de cette thèse. Présomptions en faveur de la thèse Nous ne pourrons, à l’intérieur de ce texte relativement court, produire de démonstration formelle de la thèse que nous venons d’énoncer. Nous présenterons un ensemble de facteurs qui, s’ils étaient l’objet d’une plus longue discussion, apporteraient une démonstration probante de notre thèse. Les policiers peuvent citer un nombre impressionnant d’exemples qui tendent tous à appuyer une observation déjà faite il y a longtemps par Egon Bittner (1990). La police est le feu qu’on utilise pour contrer le feu : c’est une contre- violence qui doit s’ajuster aux modalités de la violence qu’elle veut conjurer. Le mimétisme Quand on discute avec des policiers de la question de leur respect de la loi, ils illustrent leur position à partir d’un exemple canonique qui revient très fréquemment. Lorsqu’un policier poursuit un véhicule dont le conducteur enfreint les limites permises de vitesse, il doit conduire plus vite que celui qu’il pourchasse pour le rattraper et éventuellement, lui donner une contravention. Les policiers peuvent citer un nombre impressionnant d’exemples qui tendent tous à appuyer une observation déjà faite il y a longtemps par Egon Bittner (1990). La police est le feu qu’on utilise pour contrer le feu : c’est une contreviolence qui doit s’ajuster aux modalités de la violence qu’elle veut conjurer. Cette relation de mimétisme entre les moyens qu’utilisent deux adversaires est bien connue des militaires. Lorsque l’une des parties au conflit procède à une escalade dans la violence et, parfois, dans 25 l’atrocité des moyens utilisés pour défaire l’adversaire, celui-ci doit réagir en adoptant lui-même ces moyens ou leur équivalent au risque de perdre la partie. Ce durcissement réciproque des positions est la règle lorsque s’affrontent policiers et manifestants dans le cadre du maintien de l’ordre. Il est un autre effet de mimétisme qui est peut-être plus important que les précédents, bien qu’on y porte peu d’attention parce qu’il constitue un trait qualifiant le processus conflictuel luimême dans sa forme. L’activité délinquante est, si l’on fait exception des «coups» savamment montés qu’on nous montre au cinéma, un processus très peu normé, où la part de l’improvisation sous la pression des circonstances est considérable. De façon correspondante, la lutte contre la délinquance reflète le côté anarchique des activités qu’elle veut contrer. Le déroulement d’une opération policière est relativement imprévisible et ne se produit pas selon une séquence régulatrice rigide. L’anomie Ce second phénomène se situe dans le droit fil du précédent. Le gouvernement du Canada a institué en 1979 une vaste enquête publique (Commission McDonald : Canada, 1981) sur la légalité des moyens utilisés par les corps policiers – en particulier par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) – lors de la lutte sans merci qu’ils ont livrée au terrorisme qui a sévi au Québec de 1962 à 1973. La GRC et les autres corps policiers ont défendu les moyens qu’ils ont dû utiliser, comme on pourrait s’y attendre. Pour appuyer sa défense, la GRC a demandé aux avocats de la Commission McDonald de faire le compte de la somme des lois et des divers règlements qui étaient transgressés de façon quasi obligée par des policiers qui se livraient à l’une des opérations les plus élémentaires de la police, à savoir la surveillance physique et la filature motorisée d’un suspect. La Commission a ainsi identifié quatre types de transgression de la loi : • Des violations des règlements de la circulation automobile – par exemple remonter un sens unique à contre-sens. Quinze de ces violations ont été répertoriées, parmi lesquelles se trouvaient au moins deux S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 infractions pénales (la négligence criminelle et la conduite dangereuse). • Des violations des lois gouvernant l’identification des personnes et des biens. Pour l’essentiel, il s’agit de la nécessité pour les policiers de se munir parfois de faux papiers de toute nature pour effectuer leurs opérations de surveillance (par exemple, utiliser de fausses plaques d’immatriculation pour leurs véhicules). Sept infractions furent répertoriées, parmi lesquelles se trouvaient quatre infractions pénales. • Des violations du domicile et de la propriété privée d’autrui (quatre infractions pénales). • Des violations de la vie privée et diverses autres infractions comme l’intimidation. Il faut souligner le fait que les policiers ne peuvent se procurer en temps opportun toutes les autorisations légales pour commettre ces transgressions. Il est admis de façon tacite tant par les policiers que par leurs contrôleurs qu’ils ne peuvent se livrer à une opération de surveillance – ces opérations sont très fréquentes – sans commettre une grande partie de ces infractions. Soumettre les policiers à une obligation d’obtenir une autorisation formelle pour se livrer à toutes ces transgressions équivaudrait à paralyser la police. L’exemple que nous avons donné n’est pas isolé. Un examen des opérations routinières de la police montrerait qu’il y a une somme véritablement innombrable de transgressions qu’ils s’autorisent à commettre pour conduire leurs opérations, sans qu’aucune autorité n’y trouve à redire (pas plus, d’ailleurs, que les citoyens). Lorsqu’un état d’urgence est déclaré - par exemple, dans le cadre d’un gros incendie - la légalité coutumière est en pratique suspendue pour les sapeurs pompiers et les intervenants policiers. Un autre champ d’exemples qui pourrait être développé concerne la règlementation de la circulation. Les policiers s’estiment au-dessus de cette règlementation, comme chacun peut le constater en observant la façon dont ils garent leurs véhicules. La logique de la concentration Cette troisième tendance est celle qui a reçu le plus d’attention. Elle s’inscrit en théorie dans un mouvement de progrès de la civilisation qui s’effectue par une concentration progressive de la violence au sein des appareils étatiques. Le nom du grand sociologue Max Weber (1946; 1978; 1992; voir aussi Brodeur, 1995, 123-128) est associé à la description de cette tendance qui culmine dans une définition de l’État par son monopole de l’usage légitime de la violence. Le nom de Norbert Elias (1991, 1998) a aussi été associé à l’homologation de ce processus, dont il a décrit l’opération dans la genèse de l’étiquette à la Cour des rois de France, en particulier celle de Louis XIV. Pour ce qui est de la police, le sociologue américain Egon Bittner (1990) est le grand représentant de cette tradition qui définit la police par son autorité d’user de la force. Dans ses textes, Bittner se réfère explicitement à la notion de progrès de la civilisation et de pacification du territoire par la concentration du recours à la violence dans les mains des membres de la police publique. Notons que pour cette tendance, la force (la violence) est marquée d’un signe négatif : l’usage de la force est le prototype de ces moyens problématiques dont on devrait limiter l’ampleur à cause de ses conséquences et dont on devrait criminaliser l’usage quand il est pris en charge par les citoyens et par d’autres organisations que celles qui composent l’État. L’usage de la force est le prototype de ces moyens problématiques dont on devrait limiter l’ampleur à cause de ses conséquences et dont on devrait criminaliser l’usage quand il est pris en charge par les citoyens et par d’autres organisations que celles qui composent l’État. À cause de son importance, ce troisième mouvement mérite qu’on le commente. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 26 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada • La concentration de l’usage de la violence s’effectue avant tout au profit d’appareils de l’État dont les membres sont en uniforme (l’armée et les composantes de gendarmerie et de la police). C’est pourquoi définir la police par son usage de la force ne revient qu’à définir une partie de ses activités. Par exemple, les composantes de l’enquête criminelle, de la surveillance et du renseignement sont mises de côté. • La notion de légitimité qui est utilisée est au mieux superfétatoire et au plus une mystification. En effet, la légitimité dans l’usage de la force n’est pas un prédicat descriptif d’une action extérieure mais un présupposé institutionnel. Tout usage de la force par un appareil de l’État est ipso facto présumé, voire décrété, légitime en vertu de son rattachement à l’État. C’est pourquoi le qualificatif de légitimité ne renvoie pas à un fait externe indépendant décrit dans sa vérité mais à un pouvoir interne de l’État dont les effets prémédités ne sont pas normés par une logique de vérité. • Il en suit que la notion de monopole de l’usage légitime de la force est également fictive. En effet, si l’on biffe le qualificatif de légitime comme étant redondant, on se retrouve avec l’assertion sans réserve que l’État dispose du monopole brut de l’usage de la force. Cette affirmation est non seulement fausse, mais sa fausseté est de plus en plus évidente avec le développement exponentiel des appareils privés de police (Johnston, 1992; Jones and Newburn, 2006). Nous reviendrons plus loin sur cette question de la sécurité privée. • Nous noterons enfin brièvement que la concentration de l’usage de la force dans les mains de l’État a servi autant la barbarie que la civilisation. En fait, il n’est pas d’État plus soucieux de monopoliser l’usage de la force et d’en faire un usage meurtrier, voir génocidaire, que l’État totalitaire. La légalisation Les remarques que nous avons faites sur la notion de violence ou force légitime nous 27 portent à conclure qu’il est préférable de substituer à cette notion celle de force légalisée. En outre, comme nous l’avons souligné, la violence n’est que l’un des moyens que l’État s’efforce de concentrer entre ses mains. La surveillance, qui s’exerce souvent au détriment des droits de l’Humain est un autre de ces moyens. Comme l’espace nous manque, nous tenterons d’illustrer la notion «d’illégalisme légalisé» plutôt que d’en faire l’analyse théorique complète. La Cour suprême du Canada estima illégal le rôle de la police dans des opérations d’achat ou de vente de drogue contrôlées (par la police). Dans ces opérations de type «sting» (piqûre), un policier feint d’être un acheteur ou un revendeur de drogue et il procède à l’arrestation de ceux qui sont dupes de sa prétention et s’engagent dans une transaction avec lui. Le jugement de la Cour suprême risquait d’avoir pour conséquence que toutes les opérations «sting» (achat ou vente contrôlée de drogue) ne pourraient plus être effectuées, alors qu’elles sont au cœur de la répression du trafic de drogues. Le Parlement canadien réagit en légalisant tout simplement ce type d’opérations pour que la police continue de s’y livrer. Voici le principe de cette légalisation, tel qu’on le trouve noir sur blanc à l’article 25.1 (2) du Code criminel du Canada. (2) (Principe) Il est d’intérêt public de veiller à ce que les fonctionnaires publics puissent s’acquitter efficacement de leurs fonctions de contrôle d’application des lois conformément au principe de la primauté du droit et, à cette fin, de prévoir expressément dans la loi une justification pour la commission par ces fonctionnaires et les personnes qui agissent sous leur direction d’actes ou d’omissions qui constituent par ailleurs des infractions. (cité dans Brodeur, sous presse) On ne saurait être plus clair : quand les policiers et leurs agents ont besoin de violer la loi pour s’acquitter de leurs fonctions, la loi doit prévoir une justification qui leur permette d’opérer légalement. Les policiers ne sont pas les seuls à bénéficier du privilège de la légalisation. Par exemple, les chirurgiens sont S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 autorisés à infliger des lésions corporelles à leurs patients, alors qu’aucun citoyen n’a le droit de le faire. Toutefois, les policiers sont les seuls à bénéficier d’une couverture légale généralisée pour toutes les opérations qui les amènent à transgresser ce qui fait force de loi pour les autres citoyens. Nous avons déjà suggéré que le nombre de ces opérations était considérable. De plus, les opérations visées sont au cœur du travail de police et leur nombre s’accroît à mesure que la police doit s’adapter à l’évolution de la criminalité. Les agents policiers sont respectivement membres de plusieurs organisations en réseau, qui sont autorisées à utiliser de manière imparfaitement contrôlée différents moyens, généralement interdits par la loi au reste de la population, de manière à appliquer divers types de règles visant à l’établissement d’un ordre déterminé dans la société, considérée dans sa totalité ou ses parties. Une définition de la police Les remarques que nous avons faites dans la section précédente nous ont amené à présenter une autre définition de la police que celle qui utilise la notion de force autorisée. À la différence de Bittner (1990 : 131), notre définition ne procède pas à partir du rôle de la police, mais à partir du policier lui-même. Comme cette définition se veut la plus large possible et se propose d’inclure des intervenants policiers qui ne sont pas membres des corps publics de police, nous utilisons la notion «d’agent policier» plutôt que celle de policier, dont les connotations avec la police publique sont trop étroites. Les agents policiers sont respectivement membres de plusieurs organisations en réseau, qui sont autorisées à utiliser de manière imparfaitement contrôlée différents moyens, généralement interdits par la loi au reste de la population, de manière à appliquer divers types de règles visant à l’établissement d’un ordre déterminé dans la société, considérée dans sa totalité ou ses parties. (Brodeur, sous presse). La définition proposée appelle quelques commentaires. • Cette définition n’est pas en contradiction avec celle qui procède à partir de l’usage de la force. Elle est tout simplement plus large, la force n’étant qu’un moyen parmi d’autres dont l’usage est normalement interdit aux citoyens. Cette définition intègre donc des définitions «à la Bittner» plutôt qu’elle ne les contredit. • Cette définition semble plus formaliste que celle qui procède avec la notion de force. En effet, les définitions fondées sur la force paraissent identifier le «contenu» effectif de l’intervention policière, alors que nous le définissons comme étant un champ de variables dont le trait commun est d’être interdit au reste des citoyens. Il est facile de corriger cette apparence de formalisme en énumérant les (principaux) moyens utilisés par la police et qui sont définis comme des infractions pour le reste des citoyens (par exemple, certaines formes de surveillance électronique). • Cette définition ne transforme pas plus les policiers en délinquants que la définition par l’usage de la force n’en faisait des brutes. Cette définition, comme celle par l’usage de la force, est l’expression du paradoxe de la police. Ce paradoxe est d’user de manière légale des mêmes moyens que ceux de la délinquance. Il reste toutefois une question épineuse, qu’on ne saurait traiter en un paragraphe. Notre esquisse d’une définition de la police s’applique-t-elle, ainsi que nous l’avons soutenu, aux entreprises de sécurité privée? Nous en sommes persuadés, mais la place nous manque pour en faire la démonstration. Nous devrons nous contenter d’esquisser un argumentaire. Remarquons tout d’abord que la S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 28 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada relation de mimétisme entre police et délinquance lie de façon encore beaucoup plus étroite les entreprises de sécurité privée et la police publique. Un exemple frappant de ce mimétisme tient dans l’apparence extérieure des agents de sécurité privée et de leurs équipements : dans la plupart des pays, les agences privées calquent les uniformes de leurs agents, leurs véhicules, leur armement dans le cas des convoyeurs de fonds - et leurs symboles visuels sur ceux de la police publique, qui ne manque aucune occasion de s’en plaindre. Ce décalque n’a rien pour surprendre, une proportion importante des cadres de la sécurité privée étant des policiers ou des militaires qui se sont recyclés dans le domaine privé. Dans les anciens pays du bloc soviétique, les milices de l’État ont été en un trait de plume converties en de vastes agences de sécurité privée. Ces homologies ont conduit des chercheurs à remettre en cause la division des appareils de sécurité en publics et privés (Rigakos, 2005). On ne saurait les suivre sans traiter des pouvoirs respectifs de ces deux types d’appareil, qui seraient au fondement de la différence entre police publique et sécurité. Il est opportun de distinguer à cet égard quatre cas de figure. Remarquons tout d’abord que la relation de mimétisme entre police et délinquance lie de façon encore beaucoup plus étroite les entreprises de sécurité privée et la police publique. Les pouvoirs légaux du secteur privé. Bien que la situation varie d’un pays à l’autre à cet égard, on peut faire deux constatations. Ces pouvoirs légaux sont en général très mal définis, la loi étant si peu explicite qu’on peut parler d’un vide juridique. Lorsque la loi se prononce, elle tend à affirmer que les pouvoirs des agents de sécurité privée sont à peine plus grands que ceux des citoyens (pouvoir de procéder à une arrestation citoyenne d’un suspect pris en flagrant délit). Or, la police, comme la nature, a horreur du vide et les agences de sécurité privée se substituent au 29 législateur réticent pour interpréter de façon expansive les quelques textes – souvent extraits du droit civil ou de règlements locaux - leur octroyant des pouvoirs. Toutefois, plusieurs chercheurs ont montré à quel point l’obligation de reddition de comptes était faible pour les entreprises de sécurité privée, dont les activités échappaient en grande partie au contrôle de l’État. Les pouvoirs conférés par décret ou délégation. Il peut arriver que l’État confère par disposition spéciale des pouvoirs exorbitants à certaines agences de sécurité privée. Le Département d’État des États-Unis a chargé l’agence Blackwater d’assurer la protection des diplomates états-uniens en Iraq depuis 2003. Cette agence a tellement abusé de ses pouvoirs – tirant à l’occasion dans une foule de civils et y faisant plusieurs victimes – qu’elle a dû changer de nom, tant elle avait acquis mauvaise réputation (Scahill, 2007; en France Kalifa (2000) a recensé les errances anciennes des «détectives» privés). Il est de notoriété publique que des membres de l’agence CACI ont participé à des interrogatoires «intensifs» de suspects tombés aux mains de l’armée états-unienne. La compagnie a présenté des excuses publiques à cet égard, jurant de ne plus se livrer à de telles activités. Dans le cas de Blackwater et de CACI, les pouvoirs qui leur furent dévolus étaient sans limite juridique et dépassaient même ceux de la police et de l’armée car ces agences privées n’avaient de compte à rendre à personne, sauf quand un scandale imprévu les y contraignit. Ces exemples sont extrêmes. Toutefois, plusieurs chercheurs ont montré à quel point l’obligation de reddition de comptes était faible pour les entreprises de sécurité privée, dont les activités échappaient en grande partie au contrôle de l’État (pour la France, voir Ocqueteau, 1992 et 1997). Les agences de détectives privés échappent de façon toute particulière au contrôle et il arrive que les corps publics y aient recours pour effectuer leurs coups les plus tordus. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Les pouvoirs conférés par le consentement de ceux qui y sont soumis. La conclusion des deux paragraphes précédents peut ainsi se formuler : la loi est d’un maigre recours pour mesurer les pouvoirs de la sécurité privée. D’une part, la législation est lacunaire et, d’autre part, des décrets du pouvoir exécutif vont jusqu’à leur conférer le droit de vie ou de mort. Pour connaître l’étendue de ces pouvoirs, il est impératif de s’en remettre à une enquête empirique (Stenning et Shearing, 1979; Stenning, 2000). Or, les enquêtes de terrain sur les agences de sécurité sont très peu nombreuses et elles ne portent en général que sur un seul type d’agence. On distingue en effet entre deux types principaux d’agences, les agences internes et les agences contractuelles. Nous traiterons d’abord des agences internes (in-house). Celles-ci, comme leur nom l’indique, constituent une composante interne de grandes entreprises, souvent multinationales, et n’ont par définition qu’un seul client – l’entreprise à laquelle elles appartiennent. L’une des missions de ce type d’agence est de veiller à ce que les employés subalternes ne commettent pas de délits ou de crimes contre les biens de l’entreprise et respectent les mesures de prévention appliquées par la compagnie. En doctrine juridique, lorsqu’on renonce explicitement (par écrit) à exercer un de ses droits, celui-ci cesse à toutes fins légales de s’appliquer, à moins qu’il ne fasse partie de ces droits dits «inaliénables». Les employés d’une entreprise privée qui font l’objet d’une enquête interne ou d’une autre opération sécuritaire sont souvent acculés à un dilemme : ou ils ne collaborent pas à l’enquête dont ils font l’objet, auquel cas ils peuvent perdre leur emploi, ou bien ils consentent à se plier volontairement à la procédure d’investigation, auquel cas les policiers de l’entreprise exercent tous les pouvoirs d’enquête, y compris certains pouvoirs (de fouille) que ne pourraient exercer les enquêteurs de police judiciaire. Les agences internes ne s’ouvrent pas aux chercheurs et leurs modes d’opération sont relativement occultes. L’opinion générale des experts est qu’elles obtiennent en pratique par consentement toute la soumission qui est obtenue par la contrainte légale exercée par leurs collègues du secteur public. En doctrine juridique, lorsqu’on renonce explicitement (par écrit) à exercer un de ses droits, celui-ci cesse à toutes fins légales de s’appliquer, à moins qu’il ne fasse partie de ces droits dits «inaliénables». Les pouvoirs effectifs. Le second type d’agence de sécurité privée est l’agence qui fournit une grande variété de services en concluant des ententes contractuelles avec divers clients (l’État est l’un de ces principaux clients). À peu près tout ce que nous savons sur la sécurité privée provient des travaux sur ce type d’agence. En dépit de la multiplication des travaux sur la sécurité privée, il existe relativement peu d’enquêtes empiriques sur la façon dont ces agences exercent leurs pouvoirs. L’une des seules enquêtes systématiques que nous connaissions est celle du chercheur canadien George Rigakos sur la firme Intelligarde, qui opère dans la province de l’Ontario (Rigakos, 2002). Sa principale conclusion est que cette agence privée exerçait des pouvoirs à toutes fins effectives presque identiques à ceux des corps publics. Cette situation s’expliquait par trois facteurs : les policiers interprétaient de façon très élastique les quelques textes législatifs fondant leur autorité; les citoyens étaient ignorants de leurs droits et ne les revendiquaient pas; dans le cas examiné par Rigakos, les citoyens qui faisaient l’objet de cette surveillance policière privée habitaient de grands complexes immobiliers dont le propriétaire était l’employeur d’Intelligarde et ils Les agences internes ne s’ouvrent pas aux chercheurs et leurs modes d’opération sont relativement occultes. L’opinion générale des experts est qu’elles obtiennent en pratique par consentement toute la soumission qui est obtenue par la contrainte légale exercée par leurs collègues du secteur public. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 30 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada avaient en conséquence peur d’être évincés de leur logis s’ils résistaient aux agents de sécurité privée. En conclusion, la question de savoir si notre définition de la police par sa possession exclusive d’un certain nombre de pouvoirs à la limite de la légalité s’applique aux appareils privés doit être résolue sur le terrain de la recherche empirique. La distance entre l’encadrement normatif prévu pour le secteur privé et les pratiques effectives des agences privées est trop grande pour qu’on s’en remette naïvement à un examen scolaire d’un ensemble au demeurant bien lacunaire de normes. Les études empiriques qui ont été jusqu’ici effectuées - nous n’avons pas pu toutes les citer conduisent à la conclusion que notre définition s’applique également aux firmes de sécurité privée et que l’ensemble de ses pouvoirs tant légaux qu’effectifs que leurs membres exercent fait pièce à ceux qui sont octroyés à la police publique. Ayant en partie résolu la question de son champ d’application, nous allons maintenant tenter de tirer quelques-unes des conséquences de la définition que nous avons proposée. Notre définition met explicitement la police à la croisée des chemins entre la légalité et l’illégalisme ou, pour parler plus précisément, entre l’illégalisme légalisé et l’illégalisme criminalisé. En conclusion : quelques implications déontologiques La délinquance policière Notre définition met explicitement la police à la croisée des chemins entre la légalité et l’illégalisme ou, pour parler plus précisément, entre l’illégalisme légalisé et l’illégalisme criminalisé. Dans Brodeur (1981), nous avons proposé un tableau qui répertorie les diverses formes de la délinquance policière. Ce tableau a été repris dans plusieurs ouvrages qui traitent de l’éthique et de la déontologie policières. Il est 31 trop élaboré pour que nous puissions le reproduire dans ce texte-ci. Nous en donnerons toutefois le principe, illustré par trois exemples. > Exemple 1 Nous avons donc repris dans le tableau publié en 1981 les grandes catégories des infractions criminelles et avons effectué au sein de ces catégories une tripartition. Par exemple, l’infraction la plus grave définie dans les codes pénaux est le meurtre. En conformité avec notre tripartition, nous avons distingué (i) l’infraction légale, soit le meurtre; (ii) à l’autre extrémité du spectre se trouve la «force nécessaire» qui est utilisée par la police dans des cas où elle est imposée par les circonstances – par exemple, dans des cas d’autodéfense; (iii) entre ces deux extrémités se trouvent toutes les utilisations létales de l’arme à feu par des policiers dans des circonstances qui sont problématiques ou qui constituent tout simplement des exécutions policières, telles qu’on les pratique dans des pays d’Amérique latine. Ce sont donc ces cas intermédiaires qui se situent entre le crime légalement défini et la pleine légalisation d’un comportement policier constituant une image en miroir d’une infraction criminelle qui forment le champ très controversé de la délinquance policière dans l’utilisation de l’arme à feu. > Exemple 2 La délinquance sexuelle constitue un autre champ d’infractions. On peut également effectuer parmi ces infractions une tripartition du type de celle que nous avons effectuée avec l’homicide. (i) Les attouchements sexuels constituent des infractions criminelles d’autant plus graves qu’ils sont plus intrusifs; (ii) les policiers se livrent de façon plus fréquente qu’on ne l’imagine à des fouilles à nu qui sont parfois caractérisées par la pénétration des cavités du corps où un suspect est soupçonné de dissimuler un produit quelconque - par exemple, des drogues; (iii) ces fouilles corporelles intrusives sont à la limite de la légalité mais sont justifiées en certaines circonstances; toutefois, des policiers utilisent les fouilles à nu, parfois les plus intrusives, pour intimider, pour punir ou pour humilier un suspect, tous ces motifs étant généralement présents à la fois. Dans ce dernier cas, on retrouve l’entredeux où loge la délinquance policière. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 > Exemple 3 Nous ne donnerons un troisième exemple que sur le mode le plus abrégé, le principe de la tripartition ayant été maintenant compris par le lecteur. Dans le domaine de la délinquance contre les biens, on peut en premier lieu distinguer une infraction pénale telle que le vol. On peut en second lieu mentionner les perquisitions policières qui sont suivies d’une saisie des biens d’un individu. Ces saisies constituent physiquement un «vol», qui est toutefois justifié par la loi; elles sont effectuées la plupart du temps sans abus. Il y a toutefois, entre ces deux extrêmes, des perquisitions douteuses qui sont accompagnées de saisies clandestines qui ne le sont pas moins. On trouve là un troisième exemple de délinquance policière. En repassant les grandes catégories du Code pénal, on peut multiplier les exemples et, à la fin, produire une typologie de la délinquance policière qui n’est pas motivée par l’appât du gain, mais par une application abusive de la licence légale dont dispose la police. On sait qu’il existe au Royaume-Uni plusieurs millions de vidéocaméras en opération. Pourtant, le gouvernement britannique ne semble pas estimer que le seuil minimal a été dépassé et continue même à multiplier les installations. Le principe de parcimonie Une partie constituante de la définition de la police par son usage de la force tient dans le principe de parcimonie : la police doit utiliser la force minimale justifiée par les circonstances. En droit, notre propre définition intègre également un principe de parcimonie. Toutefois, la notion de minimalisme est matériellement beaucoup plus difficile à articuler lorsque l’on se réfère à des pratiques policières telles que l’interception des communications privées, la perquisition ou les diverses formes de surveillance par vidéo-caméra. À partir de quel seuil le nombre des vidéo-caméras installées dans l’espace public contrevient-il à un principe de parcimonie dans la pratique de la surveillance ? On sait qu’il existe au RoyaumeUni plusieurs millions de vidéo-caméras en opération. Pourtant, le gouvernement britannique ne semble pas estimer que le seuil minimal a été dépassé et continue même à multiplier les installations. Même dans un contexte démocratique, la notion de minimalisme finit parfois par s’identifier avec celle d’un maximum physiquement atteignable. L’une des tâches les plus urgentes dans la constitution d’une éthique et d’une déontologie des opérations policières est de redéfinir un principe de parcimonie qui tienne compte du fait que la police utilise un nombre de moyens beaucoup plus élevé et diversifié que la force. En effet, le développement de la technologie de la force physique a multiplié les armes intermédiaires telles que le poivre de Cayenne, les projectiles non létaux (flash balls, rebaptisés «armes cinétiques»), et les armes à impulsion électrique (Taser, stun gun). Les exigences de l’imputabilité Il est évident que si l’on adopte une définition de la police qui reprend notre idée de l’illégalisme légalisé, il devient nécessaire de renforcer les mécanismes de reddition de comptes de toutes les polices, qui sont déjà déficients pour ce qui est du simple usage de la force par la police publique et pour toutes les activités du secteur de la sécurité privée. En effet, le développement de la technologie de la force physique a multiplié les armes intermédiaires telles que le poivre de Cayenne, les projectiles non létaux (flash balls, rebaptisés «armes cinétiques»), et les armes à impulsion électrique (Taser, stun gun). Si l’on tient compte de la technologie de surveillance dont dispose maintenant la police et de ses capacités de plus en plus étendues d’intercepter des communications qui ne lui sont pas destinées, les mécanismes mis en place pour assurer l’imputabilité de la police et son respect de l’obligation de rendre compte de ses opérations et de leur légalité doivent être redéfinis et partout remis en application. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 32 La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité Le cas du Canada Quelle que soit la qualité des mécanismes de contrôle de la conformité des opérations policières aux droits des citoyens, ceux-ci se révéleront toujours déficients s’ils ne sont pas adossés à la vigilance du public et au militantisme de la société civile. Quelle que soit la qualité des mécanismes de contrôle de la conformité des opérations policières aux droits des citoyens, ceux-ci se révéleront toujours déficients s’ils ne sont pas adossés à la vigilance du public et au militantisme de la société civile. En première part, l’expérience a montré que tous les mécanismes de contrôle mis en place perdaient leur efficacité avec une rapidité déconcertante. Ils doivent donc être constamment réinventés et réinstaurés. Surtout, maintenir les opérations policières dans les bornes qu’elles ne doivent pas franchir ne relève pas en premier lieu d’une technologie juridique ou d’une autre (ou même de la somme de celles-ci). Cet impératif est de nature sociale et systémique et il repose sur un engagement toujours renouvelé du corps des citoyens considéré dans son ensemble. Bibliographie E. Bittner, Aspects of Police Work, Boston, Northeastern University Press, 1990. J-P. Brodeur (sous presse). The Policing Web, New York, Oxford University Press. J-P. Brodeur, Violence spéculaire, In Lignes, no 25, p.123-128, 1995. J-P. Brodeur, Legitimizing Police Deviance, In Clifford Shearing (Ed.), Organizational Police Deviance : Its Structure and Control, Toronto, Butterworths, 1981. Canada, Commission of Inquiry Concerning Certain Activities of the Royal Canadian Mounted Police (M. Justice D.C. McDonald, Chairman). Second Report. Freedom and Security Under the Law, Volumes 1 and 2, Ottawa, Minister of Supply and Services Canada, 1981. L. Johnston, The Rebirth of Private Policing, Routledge, London and New York, 1992. T. Jones and T. Newburn, Plural Policing. A comparative perspective, New York, Routledge, 2006. E. Norbert, Norbert Elias on civilization power, and knowledge : selected writings, edited with an introduction by Stephen Mennel and Johan Goudsblom, Chicago, University of Chicago Press, 1998. E. Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991. M. Weber, Le métier et la vocation d’homme politique, In Dominique Colas La pensée politique, Paris, Larousse, 603-613, 1992. M. Weber, Economy and Society, Berkeley, CA, University California Press, 1978. M. Weber, «Politics as a Vocation», in From Max Weber : Essays in Sociology, edited and translated by H. Gerth and C. Wright Mills, New York, Oxford University Press, 1946. 33 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Témoignage du directeur de la sûreté de la SNCF Après ces trois premiers textes, il apparaît que les contradictions qui opposent parfois la sécurité et l’éthique ne sont, a priori, pas insurmontables. Mais qui mieux qu’un directeur de sûreté lui-même pour apporter une réponse à cette interrogation. Jean-Jacques Henry, directeur de sûreté de la SNCF, apporte un témoignage éclairant et pragmatique sur l’équilibre quotidien que l’entreprise doit préserver entre obligations de sûreté et devoirs éthiques. Un équilibre qui ouvre la voie à une «politique de sûreté éthique», autant guidée par des motivations individuelles que par un souci de rentabilité. Au travers d’une myriade d’exemples tirés de son activité, l’auteur illustre comment se met en place cette politique. Considérer que l’éthique et la sûreté seraient par essence incompatibles est surprenant. Cette conviction résulte-t-elle d’un réel antagonisme entre ces deux concepts, d’une méconnaissance de l’univers de la sûreté ou d’un angélisme ambiant ? L’éthique fait intuitivement penser à la «vertu», à la «quête du souverain bien» alors que la sûreté renvoie plutôt au versant du mal qu’il est nécessaire de combattre pour assurer «la tranquillité ordonnée de l’existence» : d’un côté une quête de l’absolu, de l’autre une lutte permanente contre les déviances susceptibles de l’entraver. Le modeste éclairage que je souhaite apporter à cette question s’appuie sur une expérience originale puisque avant d’exercer mes fonctions de directeur de la sûreté de la SNCF, j’y étais en charge de l’éthique. Quelle éthique d’entreprise ? un axe politique, ce qui ne signifie pas d’ailleurs qu’elles développent des activités non éthiques. Le niveau immédiatement supérieur concerne des entreprises affichant une politique éthique consistant tout simplement à respecter l’ensemble des dispositions légales, et rien que cela, ce qui déjà n’est pas toujours simple à réaliser. D’autres affichent des valeurs, très générales, comme l’intégrité, la compétence, l’écoute, etc. caractérisant une volonté commune qui doit guider le comportement de tous les collaborateurs. D’autres, enfin, se dotent, en complément, de codes de déontologie ou d’éthique qui forment un ensemble de règles propres, certaines pouvant être plus contraignantes que les dispositions légales du pays, en s’appuyant sur un dispositif de sensibilisation ou de formation. Elles prennent alors un caractère obligatoire au sein de l’entreprise. Parfois ces codes font partie du contrat de travail ou du règlement intérieur. Mais tout cet arsenal n’a de réelle portée que si l’exemple vient d’en haut, s’il correspond à une volonté du top management, et en premier lieu de son président, et est compris comme une «marque de fabrique», un réel facteur de différenciation, et non comme un paravent ou un simple affichage, une recherche d’amélioration d’image à peu de frais, un effet de mode. L’éthique d’entreprise, lorsqu’elle est affichée en tant que telle, peut être comprise et vécue avec plus ou moins d’intensité. Le niveau zéro correspond aux entreprises qui n’en font pas Une véritable démarche éthique d’entreprise vise en fait à promouvoir des réflexes de comportement personnel. Idéalement, elle doit être «autoporteuse» et pas uniquement Il est donc peut-être utile de rappeler certaines notions sur l’éthique d’entreprise, ou l’éthique des affaires, parce que c’est bien de cela, et de cela uniquement, qu’il s’agit ici d’évoquer. Je n’ai pas la prétention de développer de longues théories, la littérature est abondante en la matière, mais au contraire de tenter de rester le plus simple et le plus concret possible. 35 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 contraignante. Elle doit s’appuyer sur la culture d’entreprise et se construire dans le dialogue. Un salarié, et encore plus fréquemment un dirigeant, peut se trouver confronté à ce que l’on appelle un «dilemme éthique». Face à un choix d’attitude, un doute, il doit trouver dans l’entreprise une structure de conseil. Le directeur de l’éthique est là pour cela et peut aider à la prise de position. Il faut d’ailleurs préciser que l’éthique personnelle ne coïncide pas toujours parfaitement avec l’éthique professionnelle, mais bien sûr elles ne peuvent pas être en complète contradiction. De la nécessité d’une Sûreté respectueuse de l’éthique Et la sûreté, pourquoi serait-elle en contradiction avec à ces démarches ? Je pense que le débat trouve son origine dans une perception. L’éthique renverrait à une certaine naïveté, à une vision angélique, voire à un pur idéalisme, alors que la sûreté serait, elle, dans la «vraie vie», sa vocation étant de lutter contre toutes les attaques réelles qui peuvent nuire à l’entreprise, y compris de la part de concurrents qui ne partagent pas nécessairement les mêmes valeurs. Les responsables de la sûreté côtoient bien sûr en permanence diverses formes de déviances. Leur métier est d’y faire face. Mais la fin justifie-t-elle les moyens, tous les moyens ? Ma conviction profonde est que l’éthique d’entreprise peut avoir une certaine «rentabilité» sur le moyen et le long terme. Sur un plan strict d’efficacité, le contraire est extrêmement dangereux. L’adoption d’attitudes éthiques peut se justifier par des convictions personnelles fortes mais aussi par pragmatisme. Ma conviction profonde est que l’éthique d’entreprise peut avoir une certaine «rentabilité» sur le moyen et le long terme. Sur un plan strict d’efficacité, le contraire est extrêmement dangereux. Les 1 exemples d’entreprises qui ont disparu, ou dont l’image a été profondément et durablement affectée par la découverte, souvent fortuite, de comportements non éthiques, pour la bonne cause au premier degré, sont légion. Une très grande entreprise ferroviaire européenne vient d’en faire récemment l’amère expérience. Avec, n’en doutons pas, l’intention légitime de défendre les intérêts de leur entreprise, certains dirigeants ont franchi «la ligne blanche» en laissant faire, ou en n’étant pas suffisamment convaincants dans leur management de l’éthique pour que certains collaborateurs se croient autorisés à avoir recours à des méthodes contestables, voire condamnables. Les conséquences ont été dévastatrices en termes d’image. Une grande partie du staff en a fait les frais. Ainsi, de même que la sûreté est inscrite dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 19481, elle constitue pour la SNCF un fondamental de son offre de service. La SNCF est une entreprise de transport dont l’histoire se confond souvent avec celle de la Nation, dont la culture est profondément marquée par les valeurs de service public et dont la mythologie imprègne encore l’imaginaire collectif. Ces éléments inscrits dans le «code génétique» de la SNCF font de cette entreprise une partie du patrimoine national et lui confèrent une responsabilité sociale vis-àvis de nos concitoyens. Ainsi, de même que la sûreté est inscrite dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 19481, elle constitue pour la SNCF un fondamental de son offre de service. Assurer à nos clients un voyage en toute tranquillité impose de trouver un juste équilibre entre le degré de tranquillité Article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : «Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.» Article 3 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948 : «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.» S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 36 Témoignage du directeur de la sûreté de la SNCF nécessaire à un voyage le plus serein possible pour chaque voyageur et les actions que l’on peut mettre en place pour y arriver dans le contexte de transport collectif. Autrement dit, il s’agit de bien se situer entre un interventionnisme qui pourrait être qualifié de «liberticide» et une attitude de compréhension, d’excuse voire de laxisme face à des comportements et des actes dits «déviants». Bref : comment faire de la sûreté éthique ? Globalement, la politique sûreté de la SNCF prend en compte l’ensemble des dimensions qui gravitent autour de la qualité du transport comme composante stratégique dans l’économie de la Nation, qualité qui dépend des conséquences d’actes inscrits dans un spectre extrêmement large allant de l’incivilité à l’attentat terroriste. En tant qu’entreprise «citoyenne», la SNCF se doit de mettre tout en œuvre pour non seulement faire appliquer la loi sur la police des chemins de fer mais aussi pour créer les conditions d’un climat apaisé dans les relations interpersonnelles entre clients d’une part, entre clients et personnel de l’entreprise d’autre part. Nous avons là à anticiper sur des comportements non pénalement répréhensibles et à savoir quand et comment intervenir pour installer dans les espaces du transport une certaine régulation sociale au-delà de ce que la loi impose. Dans le domaine de la sûreté, c’est une palette très large de mesures que déploie la SNCF : prévention, médiation, sensibilisation, solidarité, etc. Dans le domaine de la sûreté, c’est une palette très large de mesures que déploie la SNCF : prévention, médiation, sensibilisation, solidarité, etc. Elles sont mises en place à la suite de diagnostics partagés avec l’ensemble des acteurs concernés : personnel des gares, des trains, de la sûreté mais aussi avec les partenaires institutionnels et les élus. Ces actions sont concertées et combinent des 37 dispositifs techniques et humains dans le respect le plus absolu des règles d’éthique. Quelques illustrations pratiques d’une Sûreté éthique au sein de la SNCF C’est à partir de quelques exemples que je souhaiterais tenter d’éclairer certaines facettes de ce que pourrait être cette Sûreté éthique. • L’offre TGV «ID Night» a été conçue pour rentabiliser le rapatriement à vide des rames utilisées en pointe. Pour cela, l’étude de marché a révélé qu’il était nécessaire pour ces voyages de nuit de jouer la carte «festive» en associant musique, voiture bar et prix mini pour attirer une clientèle jeune susceptible de voyager de nuit en TGV et en pariant sur une relative auto régulation des comportements. Après quelques semaines d’exploitation, des dérives liées à une alcoolisation excessive de certains voyageurs ont été constatées. Outre les conséquences relevant de la santé publique et de l’ordre public, l’image de la SNCF s’en trouvait écornée dans la mesure où elle était accusée de pousser au vice. La SNCF a donc été conduite à revoir les conditions encadrant le produit «ID Night» en déplaçant le curseur vers un contrôle plus strict avant et pendant le voyage. Il a donc été nécessaire de réduire un peu la liberté de chacun pour retrouver la convivialité festive équilibrée de tous. • Faire payer l’accès au train afin de rétribuer le coût du voyage paraît une affirmation de bon sens qui justifie la lutte contre la fraude. Cependant, force est de constater que son acceptation sociale se réduit et rend de plus en plus difficile la relation entre le client – a fortiori s’il est en situation irrégulière – et le contrôleur. La crise économique actuelle n’a fait qu’accentuer cette difficulté. Pour faire face à ces situations, les contrôleurs de la SNCF sont formés pour les traiter avec le plus de tact possible, dans le respect de chacun et l’égalité de traitement de tous. Pour les cas de personnes se trouvant dans une détresse économique la plus symptomatique, les services juridiques de la SNCF peuvent même aller jusqu’à négocier des échelonnements des dettes accumulées. • La SNCF dispose d’un service interne de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Sûreté Ferroviaire fort de 2300 agents assermentés, en uniforme et armés. Ils suivent une formation initiale très poussée et une formation continue tout au long de leur carrière dans lesquelles les aspects éthiques de leur métier sont constamment rappelés. Ils agissent dans le cadre de la prévention pour assurer la sûreté des personnes et des biens en adoptant une attitude de service de qualité. Leurs missions s’exercent dans le cadre de la loi et obéissent à un code de déontologie élaboré au sein de l’entreprise qui peut se résumer en trois points essentiels : La SNCF dispose d’un service interne de Sûreté Ferroviaire fort de 2300 agents assermentés, en uniforme et armés. - l’agent de la Sûreté Ferroviaire est conscient des prérogatives attachées à ses fonctions, des responsabilités qui sont les siennes, - l’agent de la Sûreté Ferroviaire fait preuve de modération, de discrétion et de réserve, dans son comportement et dans ses actes, - l’agent de la Sûreté Ferroviaire, lors d’une intervention, en expose les motifs puis agit avec objectivité en appréciant les suites à donner. La Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) veille au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République. La Sûreté Ferroviaire de la SNCF fait partie du champ d’intervention de la CNDS. Jusqu’à présent, aucun reproche sérieux lié à des manquements à la déontologie n’a été fait à l’encontre d’agents de la Sûreté Ferroviaire. Il en va de même pour les quelques agents qui sont cités devant les tribunaux dans des affaires compliquées et qui ont toujours été mis hors de cause. Au-delà des personnels de l’entreprise, la SNCF peut faire appel à des services de sécurité privée. Suite à un contentieux lié à l’utilisation par un prestataire d’agents détenteurs de faux papiers, la SNCF avait décidé de rompre les contrats passés avec ce dernier. La décision a été prise d’assainir les marchés avec les sociétés de surveillance et de gardiennage et d’aller, en concertation avec des représentants de la profession qui, dans leur grande majorité, souhaitent «moraliser» certaines pratiques, vers des engagements réciproques de bonne conduite. En février dernier, la SNCF et le SNES, sous le parrainage du ministère de l’immigration, de l’identité nationale et du développement solidaire ont signé une charte des bonnes pratiques pour des achats performants et socialement responsables en matière de prévention et de sécurité. Il s’agit principalement d’assurer le respect des obligations légales et règlementaires et des principes déontologiques. La Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) veille au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République. • Le développement de la vidéo protection fait débat dans la société, autour de son efficacité, mais très largement sur le thème du respect des libertés individuelles. Il est évident qu’une rigueur absolue dans le traitement de ces questions est primordiale. Nous savons tous que le moindre dérapage dans le respect du droit à l’image peut être ravageur pour une entreprise, encore plus lorsqu’elle est en permanence, comme la SNCF, sous les feux de la rampe. Face à des pressions multiples d’extension des zones couvertes, d’allongement des durées de conservation des enregistrements, on sent bien que les enjeux d’éthique ne prévalent pas sur les principes de précaution. Pourtant, vis-à-vis des médias et de leur rôle dans la gestion des crises, c’est la reconnaissance externe de notre éthique interne qui leur importe. Il s’agit de concilier dans l’esprit de nos clients le respect de nos préoccupations de prévention de la délin- S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 38 Témoignage du directeur de la sûreté de la SNCF quance, de lutte anti-terroriste et de leur liberté de se déplacer sans surveillance. Cependant les mentalités évoluent. On sent un frémissement tant du côté des clients que du côté des élus quant à la pertinence des dispositifs de vidéoprotection. Pour la SNCF, le choix a été fait de tripler le nombre de caméras dans les gares et dans les trains d’ici 2012-2013 avec pour objectifs de rassurer les voyageurs, de dissuader la petite délinquance et d’apporter une aide, sur réquisition de la justice, aux enquêtes. Ces caméras ne sont pas dédiées uniquement à la vidéo protection mais sont aussi utilisées pour réguler les flux, vérifier le fonctionnement des installations et les levées de doute. • Quant à la sécurité des systèmes d’information, sujet majeur aujourd’hui pour toutes les entreprises, elle met en première ligne de nombreux experts ayant accès à des informations sensibles. Dans ce domaine en particulier, l’éthique est essentielle mais pas suffisante. C’est bien un cocktail de contrôle, de cloisonnement, et bien sûr d’éthique qui peut sécuriser au mieux les processus. Jusqu’à une date récente, la SNCF, de par sa position de monopole sinon dans les transports du moins dans le ferroviaire, ne se préoccupait pas beaucoup de la protection de ses savoirs faire. Il y avait même une fierté, pour ne par dire un devoir de transparence, de la part des cheminots à montrer, à exhiber les dessous du système ferroviaire dans les moindres détails. L’arrivée de nouveaux prétendants oblige la SNCF à sensibiliser les personnels à la discrétion et à la prudence dans la diffusion des informations. Toujours dans le registre de la sécurité des systèmes d’information et face au déferlement d’attaques liées à la cybercriminalité, l’objectif est de rendre plus robustes les systèmes et protéger ainsi les données de l’entreprise et de ses clients. Il y va de la responsabilité de l’entreprise. • Enfin, le non-dit entourant le recours aux sociétés d’intelligence économique est bien sûr omniprésent. Chacun doit savoir sélectionner ses partenaires ou prestataires et ne pas s’abriter trop facilement derrière eux. Au final, c’est l’entreprise elle-même et non 39 pas le prestataire qui risque d’être touchée en cas de dérapage. Le travail effectué par la commission ad hoc du CDSE me parait proposer des progrès significatifs, en suggérant une clarification de ce que les entreprises attendent des services de l’État. C’est par le dialogue et le partage que les éléments de la prise de décision, éthique, se forgent. Après, c’est une affaire de conscience. Dans l’avenir, la SNCF souhaite continuer à être au service de tous les Français, contribuer à l’aménagement de tous les territoires et participer activement à la vie économique de la Nation comme Opérateur d’Importance Vitale. De plus, elle offre à l’étranger une des plus belles vitrines en matière de transports collectifs et de grande vitesse. Aller conquérir des marchés hors de nos frontières devra aussi prendre en compte la dimension éthique dans les réponses aux appels d’offre. On sait que certains pays sont peu scrupuleux dans la conclusion des marchés. La SNCF devra choisir son chemin entre celui semé de roses et celui semé d’épines. Gageons que s’inscrivant dans le long terme, la SNCF choisira le plus difficile, celui de la démarche éthique. En conclusion, l’ancien responsable de l’éthique se sent parfaitement à l’aise dans l’exercice de sa mission actuelle de directeur de la Sûreté. La sûreté conjugue anticipation de risques et de menaces avec réactivité pertinente et efficace. Notre adaptabilité est constamment sollicitée. Il m’est ainsi arrivé de partager avec mon successeur certains doutes. Je suis convaincu que tous les directeurs Sûreté se trouvent un jour ou l’autre en face d’un dilemme éthique. Lorsqu’il est identifié, le risque est déjà limité. C’est par le dialogue et le partage que les éléments de la prise de décision, éthique, se forgent. Après, c’est une affaire de conscience. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Europ Assistance - 451 366 405 RCS Nanterre - Crédit photo : Gettyimages Entreprise Pour que mobilité rime avec sécurité À l’heure de la mondialisation, la maîtrise des risques professionnels constitue un véritable enjeu pour les entreprises. Face à l’évolution des nouveaux besoins, Europ Assistance adopte une démarche d’innovation permanente pour vous proposer de nouvelles offres de services particulièrement adaptées à l’environnement actuel. Prévention des risques, Expertise crise, coffre fort électronique, Assistance à la mobilité professionnelle… Autant de solutions inédites et spécifiques, parfaitement déclinables pour répondre aux attentes des entreprises. Pour être toujours là où vous nous attendez. Renseignez-vous au : 01 41 85 91 34 ou sur internet : www.europ-assistance.fr S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 42 La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique Comment les entreprises peuvent-elles conjuguer impératifs de sécurité économique et conduites éthiques ? Ce délicat équilibre, lorsqu’il n’a pas été assuré, a discrédité l’intelligence économique. Ludovic François cherche ici avec pragmatisme à baliser la route d’une démarche d’intelligence économique éthique. L’éthique de l’intelligence économique doit-elle s’apprécier au regard de sa finalité, à savoir la création de valeur pour l’entreprise (optique conséquencialiste), ou bien de ses moyens (optique déontologique) ? Si la justification éthique du secteur repose tendanciellement sur les fins recherchées, avec comme parangon le «patriotisme économique», l’auteur estime néanmoins que l’éthique déontologique impose aux praticiens d’attacher une importance aux moyens mis en œuvre pour parvenir à leurs fins. Afin de préserver l’équilibre entre ces deux optiques parfois concurrentes, Ludovic François suggère trois principes susceptibles de guider l’action des praticiens de l’intelligence économique : la finalité positive pour la collectivité, le principe d’immixtion minimale, et le principe de transparence maximale. «C’est tout un travail d’être vertueux.» Aristote, Ethique à Nicomaque Depuis une vingtaine d’années l’intelligence économique est devenue une pratique courante pour les entreprises. Héritière du renseignement (Besson, Possin, 2001), la discipline peine néanmoins à s’imposer comme une pratique de gestion neutre. De nombreuses affaires judiciaires récentes et des scandales médiatiques jettent l’opprobre sur la discipline et ses praticiens (Jordan, Finkelstein, 2005, Baptendier, 2008, Delamotte, 2009). Pour certains dirigeants, l’intelligence économique sent le souffre. Elle est ressentie comme une pratique proche de l’espionnage qui flirte avec la légalité. Il faut bien reconnaitre, n’en déplaise au discours politiquement correct ambiant, que dans bien des cas les méthodes utilisées se situent dans une zone grise (Fitzpatrick, 2003) où la notion de légalité n’est plus le seul critère permettant de discriminer l’i.e. de l’espionnage (Crane, 2005). Se pose alors la question de l’éthique : est-ce bien ou est-ce mal d’agir de la sorte ? L’éthique se situe dans «l’agir» alors que la morale est dans le normatif. 43 Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, il convient de définir le concept d’éthique. Etymologiquement il vient du mot grec ethos. Celui-ci désigne les habitudes et les coutumes qui orientent notre agir et qui sont elles-mêmes modifiées par celui-ci (Akamatsu, 2008). Pour Aristote et Platon, l’éthique désigne le comportement visible qui repose sur des habitudes et des usages individuels et également sur des coutumes collectives et sociales (ibid.). Pour Ricœur (1990) l’éthique est «la sagesse pratique» et vise «une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes». L’éthique se situe dans «l’agir» alors que la morale est dans le normatif. Notre questionnement dans cet article est donc centré sur la légitimité de la pratique de l’intelligence économique. En d’autres termes, nous formulerons notre question de la manière suivante : quelle peut être la justification éthique de la pratique de l’intelligence économique ? Notre analyse se fera essentiellement au travers des deux théories importantes : conséquencialiste et déontologique. Notre étude repose sur une recherche en cours comprenant l’analyse de cas (non exposés dans cet article), de nombreux entretiens qualitatifs menés avec des praticiens (non cités) et une revue de la littérature. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Les fondements pratiques de l’intelligence économique : Une éthique conséquencialiste ? La justification éthique traditionnelle en matière de renseignement est le plus souvent conséquencialiste, reposant sur la mise en exergue de l’argument de la sécurité collective. En matière d’intelligence économique, cette posture peut-elle être considérée comme pertinente ? Le plus souvent, la justification des activités économiques est celle de la création de valeur. Du renseignement à l’intelligence économique : la réponse conséquencialiste de la défense de l’intérêt national Le président Eisenhower, lorsqu’il parlait du renseignement, disait que c’était une «nécessité déplaisante mais essentielle» (Weiner, 2009). Le président Eisenhower, lorsqu’il parlait du renseignement, disait que c’était une «nécessité déplaisante mais essentielle» (Weiner, 2009). En d’autres termes, il exprimait le fait que la finalité était importante et justifiait son utilisation par les résultats obtenus même si les méthodes utilisées pouvaient être critiquables. Isaac Ben Israel (2004) plus directement justifiait la démarche par la défense des intérêts de l’État : «une approche simpliste consisterait à dire que tout ce qui tient du mensonge, du chantage ou de la tromperie est immoral, mais il est clair que ces critères sont dénués de pertinence lorsque c’est la sûreté de l’État qui est en jeu». Il va plus loin en disant qu’il est parfois nécessaire d’agir «indépendamment de la morale commune». Cette approche par la finalité pourrait être qualifiée d’éthique conséquencialiste. Cette posture téléologique se centre sur l’objectif des actions menées : une décision est jugée juste et légitime si les conséquences sont bénéfiques pour le plus grand nombre. 1 Dans le cadre du renseignement d’État, l’analyse est relativement simple : la sécurité de la collectivité peut imposer des méthodes exceptionnelles, ce que montre en filigrane l’article de Franck Bullinge et Charlotte Lepri. En matière d’Intelligence économique la question est plus complexe car la plupart du temps il s’agit d’améliorer la compétitivité des entreprises. Est-il donc légitime de rechercher de l’information en utilisant toutes les méthodes légales pour les obtenir ? Certes, lorsqu’il s’agit de collecter un article de presse sur Internet la question éthique ne se pose généralement pas1. A l’inverse le recueil d’informations auprès de sources humaines, sans être illégal, peut soulever de nombreuses interrogations éthiques : la transparence de la démarche, l’utilisation de méthodes de manipulation, etc. Si nous reprenons la posture conséquencialiste, il s’agit de s’intéresser aux finalités de la démarche. Historiquement, la première justification de l’intelligence économique est celle de la défense de l’intérêt collectif dans un contexte de guerre économique. Historiquement, la première justification de l’intelligence économique est celle de la défense de l’intérêt collectif dans un contexte de guerre économique. La littérature au début des années 90 est très centrée sur cette notion. Selon cette approche, le monde post guerre froide se caractériserait par des affrontements froids sur le champ commercial qui se substitueraient aux conflits militaires (Harbulot, 1992). Les entreprises évolueraient dans un contexte «où tous les coups sont permis» (Carayon, 2003) et l’intelligence économique serait devenue l’outil et la grille de lecture de ces affrontements (Carayon, 2006). Dans un monde d’hyper compétition dans lequel l’information est un enjeu majeur des affrontements économiques (D’Aveni, 1994), l’I.E. se Même le recueil d’informations à partir de sources ouvertes peut poser des problèmes éthiques. A titre d’exemple, un consultant nous expliquait qu’il avait trouvé sur Internet, lors d’une enquête, des informations très privées notamment sur les orientations sexuelles d’un cadre d’une entreprise concurrente. Dans un cas comme celui-ci que devait-il faire de ces documents? Les transmettre à son client considérant que ce qui est publié est public ou au contraire définir que ce qui est privé n’a rien à faire dans un document professionnel. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 44 La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique déclinerait d’une part pour les entreprises en une méthode de compétitivité et d’autre part en une politique publique d’appui aux firmes. Bernard Carayon souligne dans l’introduction de son rapport réalisé pour le Premier Ministre en 2003 qu’il convient de s’intéresser «aux fins» de l’intelligence économique et de ne pas réduire le concept en une simple technique. Elle est pour lui et selon ses termes «un patriotisme économique» dans lequel les entreprises ne sont que les soldats avancés d’une politique publique. Cette justification «guerrière» de l’intelligence économique n’est pas anecdotique et constitue probablement le socle historique de l’intelligence économique à la française. A cet égard, il est intéressant de constater que bien souvent les ouvrages traitant d’intelligence économique font référence à la défense des intérêts nationaux. Néanmoins, dans la pratique, d’après les différents entretiens que nous avons menés, la question du patriotisme économique est peu abordée sauf dans certains cas où il s’agit de grands marchés dans lesquels des entreprises nationales concourent. Cette justification «guerrière» de l’intelligence économique n’est pas anecdotique et constitue probablement le socle historique de l’intelligence économique à la française. Peut être pourrions-nous trouver une autre justification à l’intelligence économique, plus proche des préoccupations des praticiens, chez les utilitaristes. Selon cette école de pensée, et en particulier Jeremy Bentham, une décision est bonne lorsqu’elle a pour finalité de viser le bonheur du plus grand nombre. L’entreprise en elle-même a pour objectif de créer de la richesse. Les actions d’intelligence économique seraient-elles donc justifiées par cette finalité ? Une éthique de la création de valeur John Stuart Mill, l’un des théoriciens majeurs de l’utilitarisme, écrivait que «les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où 45 elles tendent à accroitre le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur» (Mill, 1863). Dans cette optique, la justification du recours à l’intelligence économique serait celle de la finalité positive pour la collectivité. En tant qu’outil de gestion, l’I.E. sert les objectifs d’entreprises qui auraient par ailleurs la responsabilité sociale de subvenir aux besoins de la collectivité aux côtés de la sphère politique qui organise les rapports collectifs et de la sphère culturelle dont la finalité serait la culture et la morale (Perlas, 2004.). Dans ce cadre, une pratique permettant de créer de la valeur pour la société au travers des entreprises serait fondée sur le plan éthique. Milton Friedman a une approche plus restrictive de la fonction des firmes. Il écrivait que «peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires» (Friedman, 1962). L’éthique du capitalisme reposerait donc sur, «quel qu’en soit le bénéficiaire», «l’accroissement de richesses» qui serait au service du «bien commun» (Boltanski, Chiapello, 1999). Dans un cas comme dans l’autre, l’intelligence économique serait un outil permettant de créer de la valeur et sa justification éthique se limiterait à la finalité des actions à condition de respecter le cadre strict de la légalité. Il est intéressant de souligner que les définitions les plus couramment admises de l’intelligence économique font toutes référence à ces deux aspects : efficacité et légalité. Il est intéressant de souligner que les définitions les plus couramment admises de l’intelligence économique font toutes référence à ces deux aspects : efficacité et légalité. Ainsi, la première définition de l’intelligence économique écrite en 1967 par Harold Wilensky précise que c’est une «activité de production de connaissance servant les buts économiques et stratégiques d'une organisation, recueillie et produite dans un contexte S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 légal et à partir de sources ouvertes» (Wilenski, 1967). La définition du commissariat général du plan est considérée comme l’acte de naissance de l’I.E. en France (Martre, 1994). Il la définit comme «l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation de l’information utile aux acteurs économiques. Ces diverses actions sont menées légalement avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de l’entreprise, dans les meilleures conditions de qualité, de délais et de coût». La justification de l’intelligence économique reposerait sur son efficacité à créer de la valeur dans le strict respect des lois. Lorsque l’on se penche sur l’éthique de la profession, nous pouvons constater en effet que la question de la légalité apparait comme centrale. - Article 5 : les signataires de la charte «ne délivrent et n’utilisent que des informations dont ils ont vérifié la véracité et la crédibilité de la source». - Article 4 : «les Professionnels de l’Intelligence Economique s’engagent à n’accepter que des missions pour lesquelles ils disposent de la compétence professionnelle requise ou pour lesquelles ils sont en mesure de monter les équipes de travail répondant au besoin». - L’article 8 rassure sur de potentiels conflits d’intérêts. La grande association américaine SCIP (Society of competitive intelligence professionnal) des professionnels de l’intelligence économique aborde les mêmes thèmes : - Légalité dans son article 2. - Conflits d’intérêts (Article 4). - Qualité des recommandations et conclusions (Article 5). La justification de l’intelligence économique reposerait sur son efficacité à créer de la valeur dans le strict respect des lois. Lorsque l’on se penche sur l’éthique de la profession, nous pouvons constater en effet que la question de la légalité apparait comme centrale. Sous l’impulsion d’Alain Juillet, le Haut Responsable à l’Intelligence Economique jusqu’en 2009, un syndicat professionnel, la FEPIE (la Fédération des professionnels de l’intelligence économique), a été créée. Dans la charte éthique de cet organisme, la question de la légalité apparait comme déterminante. Elle est abordée dès l’article 2 : «les signataires de la Charte s’engagent à n’avoir recours qu’à des moyens légaux dans l’exercice de leur profession, quel que soit le lieu d’application de leur activité»2. Un peu plus loin l’article 5 précise que «les signataires de la Charte s’engagent à ne fournir que des informations accessibles par des moyens légaux». Les autres articles de la charte sont essentiellement liés à l’efficacité de la démarche d’intelligence économique : 2 - La charte précise que les contacts pour recueillir de l’information doivent être réalisés en donnant son identité et sa société d’appartenance (ndlr : pas l’identité du client final et il n’est pas précisé que l’objectif de l’entretien doit être révélé ni que les méthodes de manipulation sont à proscrire). Ces chartes éthiques semblent davantage avoir été réalisées pour rassurer des clients que pour fixer des bornes «éthiques» sur les méthodes utilisées. Elles disent en substance que les signataires travailleront dans le respect de la légalité et qu’ils sont compétents pour fournir à leurs clients des informations de qualité. L’éthique de la profession peut se résumer, selon une étude que nous allons publier prochainement, par 3 mots (François, 2011) : «efficacité (livrer de l’information fiable et utile), légalité (ne pas commettre d’actions répréhensible), loyauté (vis-à-vis des clients)». Dans la charte de la Fépie transparait un autre aspect, celui «de ne pas porter atteinte aux intérêts http://www.fepie.fr/site/index.php?option=com_content&view=article&id=68&Itemid=64 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 46 La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique fondamentaux de la France». Cet article illustre l’intégration par les praticiens de la notion de défense de l’intérêt national au travers de la compétitivité économique de la France que nous évoquions dans la section précédente. Assez curieusement, nous constatons que les questions du «comment» obtenir les informations sont peu abordées dans ces différentes chartes éthiques. L’intégration de la question déontologique : de la méthode pour obtenir des informations L’éthique déontologique est une posture qui prend en compte les moyens (qui deviennent des fins) plus que les conséquences d’une action. Cette approche est intéressante car elle pose la question du «comment» plutôt que du «pourquoi» dans les opérations d’intelligence économique. Il faut reconnaitre que les méthodes déployées ne sont pas sans soulever des questions éthiques. L’éthique déontologique développée par Emmanuel Kant dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs (Kant, 1785) repose sur la notion d’impératif catégorique. Pour lui l’homme n’a pas pour finalité d’être heureux mais d’être moral. L’éthique déontologique dans la vie des affaires : l’impératif catégorique inaccessible ? L’éthique déontologique développée par Emmanuel Kant dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs (Kant, 1785) repose sur la notion d’impératif catégorique. Pour lui l’homme n’a pas pour finalité d’être heureux (ce qui s’oppose à l’approche utilitariste) mais d’être moral. Pour cela, il doit se conformer à «des impératifs catégoriques». Dans La critique de la raison pratique (Kant, 1788) l’auteur précise que «la loi morale commande à tous et elle exige l’obéissance la plus ponctuelle». Il insiste en écrivant que «la loi de 47 la moralité ordonne». Les conséquences ne sont donc pas pour lui une justification éthique : l’ensemble du processus pour arriver à un objectif ne doit en aucun cas être entaché par des actions immorales. Kant écrivait : «agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen» et «agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle» (Kant,1785). Il n’est, par exemple, pas envisageable de mentir même si la finalité est louable. En pratique, bien entendu, la notion d’impératif catégorique est difficilement applicable dans le monde des entreprises. De même les techniques de vente enseignées dans les meilleures écoles ne sont ni plus ni moins que des méthodes de manipulation visant à obtenir le consentement du client. Lors d’une négociation tous les artifices manipulatoires sont utilisés. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que des entorses à la morale commune sont acceptées et reconnues comme nécessaires dans certains domaines de la vie des affaires. Ainsi, une étude concurrentielle nécessite, bien souvent, le recueil d’informations difficilement accessibles et acquises grâce à d’habiles mensonges. Des consultants en stratégie d’un grand cabinet bien connu, lors d’une conversation, m’expliquaient comment des consultants juniors menaient des entretiens par téléphone en se faisant passer pour des étudiants pour récupérer des informations. Ils leur apparaissaient que cette démarche était «un mal nécessaire» pour mener à bien leur étude et qu’implicitement cela faisait partie du jeu normal des affaires. De même les techniques de vente enseignées dans les meilleures écoles ne sont ni plus ni moins que des méthodes de manipulation visant à obtenir le consentement du client. Lors d’une négociation tous les artifices manipulatoires sont utilisés. Nous pourrions encore citer le métier S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 de chasseur de tête dans lequel les chargés de recherche sont particulièrement habiles pour se mouvoir par téléphone dans une entreprise pour identifier une cible. Pourtant, alors que le mensonge est utilisé pour identifier la cible et que le recrutement d’un cadre va créer un réel préjudice à l’entreprise cible, la profession est considérée comme parfaitement respectable. Alors pourquoi l’intelligence économique serait ressentie comme «non éthique» alors que les mêmes entorses apparaissent comme normales dans d’autres disciplines ? Nous l’avons vu, pour Socrate l’éthique est liée aux usages et aux habitudes. Elle découle, dans l’action, d’un dilemme moral que l’on va devoir résoudre. Il se pourrait que l’ensemble des méthodes «immorales» décrites précédemment soient considérées comme «indispensables» dans le jeu normal des affaires et acceptées comme des usages entrés dans les mœurs. Par ailleurs, ces entorses à la morale commune s’intègrent dans un processus mais ne constituent pas la finalité des interventions. L’intelligence économique est jeune. Elle apparait pour de nombreux dirigeants comme un outil neuf et transgressif permettant d’obtenir un avantage concurrentiel en menant des actions dissymétriques. En d’autres termes, l’utilisation de l’I.E. n’est pas encore ressentie comme un usage dans le jeu normal des affaires. Enfin, une action d’intelligence économique va avoir une valeur ajoutée par l’accès à des informations pertinentes. La finalité va se situer dans le recueil et dans l’analyse de renseignements. Or, il apparait que de nombreuses actions et techniques peuvent apparaitre comme contestables sur le plan éthique. Enfin, une action d’intelligence économique va avoir une valeur ajoutée par l’accès à des informations pertinentes. La finalité va se situer dans le recueil et dans l’analyse de renseignements. 1996). Certains peuvent se laisser entrainer par une approche technique fondée sur la recherche constante de l’efficacité maximum. Cela peut les amener à franchir la ligne rouge de la légalité et à utiliser des méthodes manipulatoires pour obtenir des informations à haute valeur ajoutée. Des méthodes intrusives parfois très discutables La littérature souligne que des méthodes intrusives sont souvent utilisées par les professionnels de l’intelligence économique pour obtenir des informations. Celles-ci ne sont pas nécessairement illégales mais se situent dans une zone grise. C’est pourquoi Crane (2005) note que la question éthique est un critère essentiel permettant de distinguer l’espionnage du competitive intelligence (intelligence économique). En 1991, soit trois ans avant le rapport du Commissariat General au Plan, Lynn Sharp Paine note que le développement des pratiques d’intelligence économique aux Etats-Unis aboutit à l’utilisation de techniques contestables (ethically questionnable techniques for collecting information) pour obtenir des informations. Elle parle de la face obscure (dark side) du competitive intelligence. Dans une étude réalisée pour SCIP, 35% des professionnels de l’intelligence économique qui ont répondu indiquent qu’ils sont confrontés à des problèmes éthiques (Prescott, Bhardwaj, 1995). Fitzpatrick (2003) et Paine (1991) retiennent différentes méthodes flirtant avec les limites de l’éthique et de la légalité. En particulier : - Le travail de renseignement humain fait directement ou par téléphone incluant des méthodes de manipulations et de mensonges, - L’obtention d’informations en échange d’avantages voire de corruption, - La surveillance Des méthodes parfois contestables Les risques de dérapage en intelligence économique sont importants (Martinet, Marti, Trevino et Weaver (1997) montrent que les praticiens retiennent la question de la misrepresentation comme présentant un vrai dilemme éthique courant sans pour autant S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 48 La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique toujours être illégal. Cela peut consister à se faire passer pour quelqu’un afin d’obtenir des informations comme un étudiant, un client, etc. ou encore utiliser des personnes ne mentant pas sur leur fonction ni sur leur identité mais sur l’objet de l’entretien comme par exemple un journaliste travaillant pour un cabinet d’intelligence économique. Un consultant nous disait que l’efficacité de la démarche d’intelligence économique reposait sur la transgression des règles de l’éthique des affaires. Comme nous l’avons déjà vu, en grec Ethos signifie habitudes et usages. Ne pas être éthique, si l’on considère un milieu professionnel spécifique, signifierait ne pas se conformer aux usages et habitude de celui-ci. Selon le consultant interrogé la capacité à agir de manière déconcertante permet de récupérer des informations par la ruse mais tout en restant dans la légalité. Ainsi, par exemple, il n’est pas dans les usages d’être suivi et donc aucune précaution n’est prise, de même il n’est pas habituel d’être écouté par son voisin de table dans un restaurant, etc. Est-ce bien, est-ce mal ? Comment un praticien peut-il réfléchir pour se donner des limites éthiques ? Un consultant nous disait que l’efficacité de la démarche d’intelligence économique reposait sur la transgression des règles de l’éthique des affaires. Quels outils pour analyser les méthodes et actions d’I.E. • Nous pouvons retenir tout d’abord le «public disclosure test» soit le fait de se demander comment nous sentirions-nous si l’action menée devenait publique et sortait dans la presse (Trevino, Weaver, 1997). En d’autres termes, il s’agit de réfléchir si l’on est capable d’assumer publiquement certains actes. Ainsi, selon les auteurs, comment réagirions-nous si une action que nous avons menée était exposée au journal télévisé : aurions-nous honte ou pourrions-nous parfaitement en endosser la responsabilité sans aucun problème ? 49 • L’autre possibilité est le «gut check» ou «rotten smell test». Il s’agit alors de laisser son instinct dicter notre conduite en fonction de ce que l’on ressent comme bien ou mal (ibid.). Il s’agit alors de faire appel à ses valeurs personnelles. Cependant, celles-ci peuvent varier en fonction de l’expérience, de la formation, etc. Ainsi, par exemple, un ancien agent des services de renseignement pourrait avoir intégré comme relevant d’un usage normal des pratiques pour le moins discutables dans un contexte économique. • Par ailleurs, le bon vieux principe «ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas que l’on te fasse» est souvent cité comme une méthode pour évaluer les limites des actions à mener. Le modèle CHIP propose une grille d’analyse intégrant les différentes postures éthiques (Charter, 2001). Il intègre les vertus de la communauté, l’utilitarisme, l’éthique déontologique, et la dimension personnelle. Virtue Ethics-Community Utilitarianism Communauty virtues Harm Kantianism Virtue ethics-personal Individual as end Personnal virtues En utilisant cet outil, les praticiens de l’intelligence économique doivent se poser 4 questions avant toute action : 1. Vertus communautaires (éthique des vertus) : est-ce que mon action est conforme aux principes éthiques de la société (au sens large) ? Le «public disclosure test» peut alors être un outil pour répondre à cette question. 2. Souffrance (Posture utilitariste) : est-ce que mon action entraîne de la souffrance ou au contraire crée du bonheur ? 3. Vais-je utiliser des individus en les privant de leur liberté et en les considérant comme un moyen (Posture Kantienne) ? 4. Est-ce conforme à mes valeurs (éthique personnelle) ? S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Curieusement, le modèle CHIP n’intègre pas l’approche conséquencialiste ou uniquement sous la dimension «souffrance». Pourtant, dans certains cas, il semblerait que cette posture éthique soit intéressante. Lors de nos entretiens avec des consultants en I.E., il semblerait qu’une grande partie des missions confiées par les entreprises soient liées à des crises ou à des actions malveillantes. Concrètement, cela veut dire que l’entreprise n’agit pas dans un cadre normal et que les usages de l’éthique des affaires ne s’appliquent plus nécessairement dans la situation posant problème. Comment réagir par exemple face à une organisation criminelle qui procède à du blanchiment d’argent par le biais de l’une de ses filiales dans un pays où les autorités policières sont notoirement corrompues ? Est-ce bien ou mal de faire approcher les membres de ce groupe mafieux en utilisant le mensonge et une couverture ? Ainsi, un professionnel nous expliquait comment il avait organisé une «rencontre fortuite» entre un membre d’une organisation criminelle et un de ses consultants pour obtenir des informations sur le fonctionnement de celle-ci. Ne faudrait-il donc pas intégrer la notion de situation exceptionnelle ? Conclure sur la question de l’éthique dans une pratique de gestion n’est pas un exercice facile. Nous pourrions de manière démagogique proposer la voie Kantienne et formuler «des impératifs catégoriques». Néanmoins, cet exercice serait purement intellectuel et évidemment ne correspondrait en aucun cas à la pratique. Nous pouvons néanmoins essayer de dégager des pistes de réflexion sous la forme de trois principes vers lesquels doivent tendre les professionnels de l’intelligence économique : mance de ces dernières. En aucun cas, elles ne doivent servir des intérêts personnels d’individus qui n’agissent pas pour améliorer l’efficacité de leur organisation. Ainsi, les opérations servant à régler des comptes avec des équipes adverses ou encore pour satisfaire la mégalomanie d’un patron qui veut tout savoir n’ont aucun fondement éthique. Si ce principe avait été respecté bien des Clearstream auraient été évités. Le principe d’immixtion minimale Ensuite, l’intelligence est un outil de gestion des organisations et doit rester strictement dans le champ professionnel. Il doit exclure les actions de renseignement dans la sphère privée. Isaac Ben Israël parle de principe d’immixtion minimale. Pourtant, la tentation est grande car il est aujourd’hui particulièrement facile de récolter, en sources ouvertes, des informations sur la vie privé des individus. Il est en effet aisé de constituer des dossiers parfois plus précis que ceux de services de renseignements des années 80 : cursus scolaire (Les copains d’avant et autres), le réseau privé et professionnel (linkedin, viadeo, facebook, etc.), les hobbys (blogs personnels, diverses publications, etc), l’emploi du temps (facebook), le lieu de résidence avec des photos satellites (pagesjaunes et googleearth), etc. Principe d'immixion minimale Le principe de finalité positive pour la collectivité En premier lieu, le praticien doit se poser la question de la finalité de son action. L’éthique conséquencialiste du capitalisme est fondée sur la création de valeur, dans le respect du droit (garant du vivre ensemble), au travers des organisations que sont les entreprises. Dans ce cadre, les actions d’intelligence économique doivent avoir pour finalité la perfor- Actions d'intelligence économique Principe de transparence maximale Principe de finalité positive pour la collectivité S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 50 La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique Les actions d’intelligence économique ne doivent pas reposer sur la manipulation de sources humaines ou des actions souterraines sur Internet (notamment les réseaux sociaux). Le mensonge ne doit pas faire partie des outils de base de l’I.E. La profession doit tendre vers le maximum de transparence dans les démarches entreprises. Or, ces informations même publiques, une fois mises les unes avec les autres, peuvent parfois créer un préjudice et ne concernent certainement pas la sphère professionnelle. Principe de transparence maximale Les actions d’intelligence économique ne doivent pas reposer sur la manipulation de sources humaines ou des actions souterraines sur Internet (notamment les réseaux sociaux). Le mensonge ne doit pas faire partie des outils de base de l’I.E. La profession doit tendre vers le maximum de transparence dans les démarches entreprises. Cependant, la notion de circonstances exceptionnelles (problème avec la criminalité organisée, fraudes de grande ampleur, attaques informationnelles montées, actions de déstabilisation diverses, etc.) ne peut-elle pas justifier l’emploi de méthodes exceptionnelles ? Une action transgressive peut-elle être estimée bonne, pour reprendre l’expression de Ricœur, si elle s’inscrit dans un contexte spécifique de nécessité hors du jeu normal des affaires ? Probablement oui, car la particularité de la situation fait que l’on n’agit plus dans les habitudes et les coutumes du monde de l’entreprise. Mentir à des criminels tout comme obtenir des informations sur la vie privée de ces individus pour les transmettre à la justice peut alors se justifier éthiquement au regard des conséquences positives de l’action pour faire cesser une menace non conventionnelle. Bibliographie Ouvrages E. Akamatsu, Ethique à Nicomaque d’Aristote, Bréal, 2001. P. Baptendier, Allez y on vous couvre ! Un barbouze au service de l’État, Editions du Panama, 2008. I. Ben-Israël, Philosophie du renseignement, logique et morale de l’espionnage, éditions de l’éclat, 2004. B. Besson., J-C. Possin, Du Renseignement à l'Intelligence Economique, 2e édition, Dunod 2001. L. Boltanski, E. Chiappelo, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. B. Carayon, intelligence économique et cohésion sociale, 2003, téléchargeable sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/034000484/index.shtml B. Carayon, Patriotisme économique, Editions du Rocher, avril 2006. R. D’Aveni, Hyper compétition, Vuibert, 1995. 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Ce secteur, que les autorités publiques commencent enfin à considérer, suscite également l’intérêt d’entreprises de plus en plus demandeuses en la matière. Or, pour répondre au mieux à ces besoins, certains cabinets n’hésitent plus à recourir à des pratiques que l’éthique devrait proscrire. A cet égard, le projet de loi LOPPSI 2 constitue une avancée non négligeable pour assainir un secteur parfois entaché de «barbouzeries». Xavier Latour décrypte ici les contours, les enjeux, mais aussi les limites de ce projet de loi. L’intelligence économique souffre, en France, d’un problème d’image. Le concept a trop longtemps été décrié pour son manque de consistance. Tandis que les universitaires dénigraient facilement un domaine pluridisciplinaire (économique, droit, informatique…) dont ils ne saisissaient pas aisément l’importance et qui dépassent les schémas habituels de la pensée, les praticiens confondaient trop souvent l’intelligence économique avec une sinécure offerte à quelques «barbouzes» en manque d’activité. Une odeur sulfureuse d’espionnage économique flottait… La puissance publique elle-même paraissait hésiter. Ainsi, le Livre blanc sur la défense de 1994 se contentait d’évoquer très succinctement la défense économique en relevant la contradiction pouvant exister entre les impératifs de sécurité et les règles économiques. le Livre blanc sur la défense de 1994 se contentait d’évoquer très succinctement la défense économique en relevant la contradiction pouvant exister entre les impératifs de sécurité et les règles économiques. Depuis, la situation s’est, en partie, améliorée. L’État a mieux cerné les enjeux de l’intelligence 53 économique. Le rapport du député Carayon (Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, La Documentation Française, Paris, janvier 2003) constitue une bonne illustration de la réflexion engagée (Carayon, 2003). Les structures institutionnelles ont été adaptées comme en témoigne la nomination d’un Haut responsable (transformé en un délégué interministériel à l’intelligence économique). De son côté, la réflexion a été utilement stimulée par des instituts publics comme l’Institut National des Hautes Etudes de Sécurité et l’Institut d’Etudes et de Recherches pour la Sécurité des Entreprises (créé dans l’environnement de la Gendarmerie nationale). Comme le soutenait Bernard Carayon, l’intelligence économique a acquis ses lettres de noblesse au titre de «politique publique de compétitivité, de sécurité économique, d'influence…». L’objectif de l‘intelligence économique est bien de faire prendre conscience aux entreprises du lien existant entre la compétitivité, la sécurité et, au-delà, le rayonnement de la France. Ainsi, elle se définit comme l’ensemble des activités de collecte, de traitement et de diffusion de l'information utile aux acteurs économiques. Selon la doctrine dominante, elle se résume en quatre thèmes : la veille (acquérir l'information stratégique pertinente), l’analyse (laquelle repose entièrement sur les capacités de raisonnement de l'individu), la protection du patrimoine informationnel (ne pas laisser connaître ses secrets) et l’influence. L’entrepreneur est invité à raisonner de manière dy- S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 namique et proactive dans un contexte de sécurité globale. De la sorte, chacun contribue non seulement à la protection de ses intérêts privés, mais aussi à celle de l’intérêt général. Elle est à la fois glaive et bouclier dans un univers de concurrence exacerbée où plane parfois la croyance que tous les coups sont permis. On ne compte plus les officines plus ou moins sérieuses développant des activités illégales sous couvert d’intelligence économique, au risque de profondément décrédibiliser la matière. Pour cette raison, l’image de l’intelligence économique est encore passablement troublée. D’ailleurs, selon Bernard Squarcini1, 95% des actions de renseignement menées sur le territoire le seraient par le secteur privé. Alors, qu’en principe, elle suppose l’utilisation d’une information ouverte et acquise par des moyens légaux, dans le respect d’une d'éthique des affaires et des rapports à l’autorité, la rubrique des faits divers scabreux constitue le côté obscur du domaine. On ne compte plus les officines plus ou moins sérieuses développant des activités illégales sous couvert d’intelligence économique, au risque de profondément décrédibiliser la matière. Mais poser des micros, organiser des filatures, attaquer la réputation des personnes à la demande de chefs d’entreprise sans scrupule… est-ce encore de l’intelligence économique ? N’estce pas plutôt de la bêtise affairiste ? Non sans courage, certains professionnels du secteur n’hésitent plus à en livrer les ficelles malsaines en pâture à des lecteurs avides de révélations, entretenant leur conviction du «tous pourris». Le livre de Bruno Delamotte, patron d'une des plus importantes entreprises d'intelligence économique en France, constitue l’une des très intéressantes illustrations de cette tendance (Les secrets de l’intelligence économique, Ed du Nouveau monde, 200 pages). La catharsis se mettrait en marche. Dans un 1 2 3 registre comparable, quelques excellents blogs éclairent parfois d’une lumière crue les activités sombres de ces officines (en particulier celui de Pascal Junghans2, journaliste de La Tribune, auteur d’un article dans le présent numéro, p.67). Les professionnels sérieux et les chefs d’entreprise qui n’appartiennent pas à la catégorie des «pousse-au-crime» ne peuvent que déplorer ces dérives. S’il est toujours possible de penser qu’un domaine d’activités en émergence abrite facilement le meilleur et le pire, qu’une maturation permettra de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, un assainissement nécessaire ne peut pas uniquement résulter de la loi du marché. Donneurs d’ordres et prestataires peuvent éventuellement s’accorder pour nettoyer les écuries d’Augias d’un secteur très hétérogène (cabinets de conseils, agences d’enquête, services internes…), mais il est sain et justifié que le législateur prenne aussi ses responsabilités. De ce point de vue, la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (LOPPSI 2), présentée en Conseil des ministres le 27 mai 2009, constituera, peut-être, une étape significative3. L’introduction de règles comportementales individuelles et collectives constitutives d’une éthique professionnelle est un objectif louable. Bien que dans une phase d’évolution lente, le texte contient des dispositions visant à moraliser les officines d’intelligence économique comme, dans un autre registre, l’État a enclenché depuis quelques années une action de professionnalisation des entreprises de sécurité privée. Comment appréhender cette démarche de la puissance publique ? Quels sont les mécanismes prévus et leur portée envisageable ? Les grands axes du projet de loi Comme le souligne l’avis du député Joulaud en date du 22 juillet 2009, les données sur les opérateurs de l’intelligence économiques sont rares. La Fédération des professionnels de l’intelligence économique (FéPIE), principale instance de représentation des prestataires du secteur, affirme représenter 120 adhérents Cité par le député Ciotti dans son rapport (n°2271) sur la LOPPSI2 en date du 27 janvier 2010. http://www.latribune.fr/blogs/le-blog-intelligence-economique-de-pascal-junghans/le-blog-intelligence-economique-de-pascal-junghans.html Cet article est rédigé sur la base des travaux de l’Assemblée nationale en première lecture. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 54 L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ? (seulement 80 personnes morales). 24 cabinets représentent plus de 70 millions de chiffre d’affaires avec une progression de l’ordre de 15 à 20 % par an. A priori, cela relativise l’intérêt d’une intervention législative dans un secteur économiquement assez marginal. Pourtant, son importance stratégique, bien mise en évidence par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, justifie l’attention des pouvoirs publics. L’intention du législateur et du gouvernement est bien de combler un véritable vide juridique puisque les intervenants ne sont actuellement soumis à aucune disposition spécifique, notamment pas la loi relative à la sécurité privée du 12 juillet 1983. 24 cabinets représentent plus de 70 millions de chiffre d’affaires avec une progression de l’ordre de 15 à 20 % par an. A priori, cela relativise l’intérêt d’une intervention législative dans un secteur économiquement assez marginal. C’est pourtant dans cette loi de 1983 que la LOPPSI 2 prévoit, en l’état actuel du projet, d’introduire un nouveau titre consacré à l’intelligence économique. Globalement, la loi entend soumettre les personnes physiques souhaitant exercer à titre individuel, ou diriger, gérer ou être l’associé d’une personne morale exerçant ces activités à un agrément délivré par le ministre de l’Intérieur et non par le préfet. Un nombre réduit d’opérateurs permet de préserver les compétences de l’administration centrale tout en soulignant la sensibilité du sujet. La délivrance de l’agrément sera soumise à trois conditions : premièrement, être de nationalité française ou ressortissant d’un État membre de l’Union européenne (ou d’un des Etats membres de l’Espace économique européen) ; deuxièmement, ne pas avoir fait l’objet d’une condamnation à une peine correctionnelle ou criminelle inscrite au bulletin n° 2 du casier judiciaire ; troisièmement, l’enquête administrative (menée à partir de la consultation des fichiers de police et de gendarmerie) ne devra révéler aucun compor- 55 tement ou agissement contraire à l’honneur, à la probité, aux bonnes moeurs, de nature à porter atteinte à la sécurité des personnes et des biens, à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État, ou incompatible avec l’exercice des fonctions. Au terme d’une procédure contradictoire, l’agrément pourra être retiré si l’une de ces conditions cesse d’être remplie. En cas d’urgence ou de nécessité tenant à l’ordre public, des mesures conservatoires pourraient être prises. Les personnes morales ont, quant à elles, besoin d’une autorisation délivrée discrétionnairement par le ministre de l’Intérieur en fonction de différents critères d’appréciation comme la liste des personnes employées par la société et chacun de ses établissements, les compétences professionnelles ou bien encore les règles déontologiques internes. L’objectif est clairement de conserver un droit de regard sur les effectifs et sur l’environnement de l’entreprise, ses hommes et ses méthodes. Comme l’agrément, l’autorisation pourra être retirée ou suspendue de manière discrétionnaire par le ministre. Le ministre s’appuiera sur l’avis d’une commission consultative nationale chargée d’apprécier la compétence professionnelle et la déontologie de l’entreprise. Un décret précisera la composition de la commission, ses modalités d’organisation, son fonctionnement, ainsi que les conditions de délivrance de l’autorisation et de l’agrément. Il est, enfin, interdit à certains fonctionnaires de la police nationale, officiers ou sous-officiers de la gendarmerie nationale, militaires et agents travaillant dans les services spécialisés de renseignement, autres officiers et sousofficiers affectés dans des services mentionnés par arrêté du ministre de la Défense, d’exercer ces activités durant les trois années suivant la date de cessation temporaire ou définitive de leurs fonctions (sauf dérogation préalable du ministre de l’Intérieur ou de la Défense). Un dispositif de sanctions pénales accompagne logiquement ces obligations. Elles frapperaient les indélicats à titre individuel (amende et peine de prison) et, éventuellement, l’entreprise (fermeture possible). S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Appréciations et pistes de réflexion Si la loi tente de définir l’intelligence économique, nul doute que les caractéristiques retenues seront discutées tant le domaine se laisse difficilement saisir. En tout état de cause, il convenait effectivement d’établir un lien entre intelligence économique et ordre public, en y mettant les formes. Ainsi, il ne fallait pas donner l’impression que les officines concernées participent à une mission de sécurité publique. Cela aurait pu entretenir un problème d’image en laissant croire qu’il s’agit d’acteurs privés investis de missions d’investigation parallèles. Parallèlement, il était indispensable de justifier un encadrement particulier du secteur afin de le faire échapper aux règles de droit commun relatives à la libre circulation des «services». Le législateur a trouvé une solution de compromis. D’une part, il ne légifère que sur les intervenants privés, ce qui maintient à l’écart les services publics administratifs et certaines activités privées (avocat par exemple) nécessitant d’effectuer des recherches. D’autre part, la référence à la sécurité économique de la Nation est pertinente non pas parce que les professionnels de l’intelligence économique participent à des missions régaliennes mais bien parce que les dérives éventuelles menacent l’ordre public. Un autre élément de définition consiste à énumérer précisément les activités de l’intelligence économique, lesquelles doivent demeurer, en tout état de cause, dans le cadre d’un traitement légal de l’information. La démarche ne manque pas d’audace et présente au moins l’avantage de donner des critères d’identification plus fiables dépassant le seul cadre de la nature des informations (ouvertes ou non recherchées). En outre, les activités d’intelligence économique entrent dans le champ d’application de la loi, même s’il s’agit d’une activité secondaire des professionnels concernés. Par ailleurs, le choix du support laisse songeur. Pourquoi retenir la loi de 1983 ? Celle-ci est déjà passablement touffue en abordant la surveillance humaine, la protection rapprochée ou le transport de fonds. Que vient donc y faire l’intelligence économique ? Si celle-ci est naturellement en lien avec le concept de sécu- rité globale, elle a bien peu à voir avec la sécurité privée. Le risque de brouillage est évident tant pour les activités de sécurité privée déjà très hétérogènes que pour l’intelligence économique qui n’a pas besoin d’être noyée dans cet ensemble. En outre, la logique voudrait que l’on traite la question du cumul d’activités au sein de la loi de 1983. Or, rien ne semble prévu en l’espèce. Une société de surveillance humaine ou électronique pourrat-elle gérer une activité d’intelligence économique ? Dans l’affirmative, la porte est grande ouverte aux craintes de dérive et de confusion, fondées ou pas. La peur de l’espionnage industriel s’en nourrira vraisemblablement. Une autre approche était envisageable, peut-être en s’appuyant sur le Code de la défense. On regrettera également que le législateur n’ait pas profité de l’occasion pour toiletter la loi de 1983 dans ses dispositions relatives à la procédure d’agrément. En effet, contrairement à l’intelligence économique, la procédure d’agrément ne s’applique pas aux associés des entreprises de sécurité privée, ce qui laisse la porte ouverte à des prises de capital réalisées par des personnes peu recommandables. En effet, contrairement à l’intelligence économique, la procédure d’agrément ne s’applique pas aux associés des entreprises de sécurité privée, ce qui laisse la porte ouverte à des prises de capital réalisées par des personnes peu recommandables. Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt que présentent les procédures d’agrément et d’autorisation. Elles devraient contribuer, au moins en théorie, à la moralisation du secteur. Toutefois, la prudence s’impose. La comparaison avec le monde de la sécurité privée provoque un relatif scepticisme. L’efficacité du dispositif repose en grande partie sur l’efficacité des contrôles a priori et a posteriori qui seront exercés. L’accès aux fichiers (STIC, JUDEX…) par la Direction centrale du Renseignement intérieur offre, sur ce point, d’intéressantes garanties. Encore conviendra-t-il S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 56 L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ? d’assurer le suivi des entreprises concernées afin de détecter des pratiques contraires à la légalité. En la matière, il est à espérer que les services de l’État feront preuve d’une plus grande diligence que dans le cas des entreprises de sécurité privée… Dans ce contexte d’environnement juridique plus contraignant, certains s’interrogent par exemple sur une éventuelle responsabilité de l’État dans l’hypothèse d’un dérapage du détenteur d’un agrément. Cette crainte n’est pas fondée. La technique de l’agrément, de l’habilitation ou de l’autorisation existe dans une multitude de domaines sans engager pour autant la responsabilité de l’État. Il n’y a pas de glissement à opérer, la responsabilité est individuelle dans la mesure où elle est supportée par l’auteur de l’acte illégal. Bien que nécessaire, la moralisation ne devrait pas satisfaire tout le monde. La puissance publique a raison de vouloir affirmer son emprise sur un domaine sensible, alors que les officines d’intelligence économique ont besoin de prouver leur volonté de se soumettre au droit. Administrations et professionnels n’excluent pas des délocalisations dans des Etats moins regardants. Malgré les doutes, la démarche mérite d’être tentée. La puissance publique a raison de vouloir affirmer son emprise sur un domaine sensible, alors que les officines d’intelligence économique ont besoin de prouver leur volonté de se soumettre au droit. Au-delà, ce sont les clients, donc les entreprises, qui seront aidées dans leur choix d’un prestataire de qualité en étant incitées à recourir aux services d’agences sérieuses. En d’autres termes, il convient d’encourager le marché à se réguler. Pour les autres, clients et entreprises, intervenant à partir de l’étranger, l’État pourra plus aisément chercher à comprendre leurs raisons profondes en surveillant les personnes agissant, ponctuellement ou régulièrement, sur le territoire national. Les fondements juridiques à sa disposition ne manquent pas. C’est d’ailleurs un arsenal 57 juridique étendu que l’État tente de se donner. Les procédures envisagées par la LOPPSI 2 n’excluent pas, en effet, le recours à d’autres voies, pénales notamment, sur le fondement, par exemple, des atteintes à la vie privée ou au secret professionnel. Le secret est justement au cœur des débats. Les pratiques plus que douteuses consistant à chercher à accéder à des fichiers officiels par l’intermédiaire d’anciens fonctionnaires est logiquement dans le viseur de l’État. A ce titre, l’interdiction d’exercice dans le domaine de l’intelligence économique dans les trois années suivant la cessation des fonctions est louable. Le doute est, en revanche, de mise sur la possibilité de dérogation offerte par le texte et qui pourrait être autant mal interprétée que mal utilisée. L’État a globalement raison de rappeler à ses serviteurs le respect de principes essentiels. L’avertissement vaut aussi pour les agents encore en fonction et répondant à la sollicitation malsaine de leurs anciens collègues. Les services de contrôle et d’inspection ont un rôle essentiel à jouer pour éradiquer cette pratique dangereuse. En définitive, le projet de loi a le mérite d’ouvrir le débat. Toutefois, il semble hésiter sur le degré de contrainte à imposer. Trop peu ou pas assez ? Le passé récent enseigne qu’une action législative en matière d’officines d’intelligence économique est loin d’être facile. Un nouvel échec serait à n’en pas douter un mauvais signal adressé à tous ceux qui désirent faire de l’intelligence économique un secteur sans éthique. Bibliographie : B. Carayon, «Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale», La Documentation Française, Paris, Janvier 2003. B. Delamotte, «Les secrets de l’intelligence économique», Editions nouveau monde, 2009. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Revue Défense Nationale NOS PRODUITS 2010 1939 Si te Inte rn et (www.defnat.com). Nos archives en consultation (1939-2006). Nos articles à la vente (1939-2010) - pdf par courriel. Le « Forum » : publication d’articles spécialisés ou à caractère technique ; réactions des lecteurs à la rubrique « Opinions ». Revue Défense Nationale Juin 2010 - n° 731 Les Assises nationales de la recherche stratégique Alain Bauer Du plateau de Satory à Eurosatory mondial Patrick Colas des Francs Pour la bombe Francis Gutmann Cyberguerre Charles Bwele, Bart Smedts, Jean Roubertie Évolutions africaines Amandine Gnanguênon, Dominique Bangoura, Bastien Nivet Le drone tactique : élément de la puissance militaire Fabrice Jaouën Mensuel - 12 e L e t t r e d ’ i n f o r m a t i o n s. Abonnement gratuit en ligne. Fondée en 1939 Revue Défense Nationale É d i t i o n s m e n s u e l l e s. Revue en français (papier et numérique). Sélections en anglais (numérique). May 2010 Food insecurity can destabilize the world Jacques Diouf The Euro-Atlantic region: equal security for all Sergei Lavrov Iran: what nuclear sanctuary? Pierre Viaud The strategic situation in Asia: stability and tensions Daniel Schaeffer The UK-France defence relationship Paddy Ashdown Hor s- s ér ie sur commande (100 ex. minimum). Les Cahiers de la Revue Défense Nationale. Turkey’s foreign and security policy: an asset for Europe John Greenway www.defnat.com SINCE 1939 Les Cahiers de la Revue Défense Nationale Les Cahiers de la Revue Défense Nationale Structurations stratégiques en Afrique ISSN - 1950-3253 Frédéric Ramel, Pascal Chaigneau, Amandine Gnanguênon, Joseph Vincent Ntuda Ébodé, Mame Gnilane Mbarga-Thomson, Étienne Liffran, Massaër Diallo, Jean-Louis Atangana Amougou, Emmanuel Dupuy, Jacques Norlain, Pierre-Michel Joana, Dominique Trinquand, Yann Bedziguy, Mathieu Mérino, Ronan Porhel, Jean Dufourcq NOS TARIFS Les abonnements mensuels ! Revue française (11 numéros, papier ou pdf-courriel) France-Dom-Com 1 an : 90 e - 2 ans : 160 e UE-étranger 1 an : 120 e - 2 ans : 220 e Étudiants 1 an : 50 e (justificatif ) Dynamiser la coopération de sécurité en Méditerranée : dialogue et actions communes Jean Dufourcq, Jean-Marie Van Huffel, Catherine Wihtol de Wenden, Mario Rino Me, Nora Meniaoui, Bertrand Hervieu et Sébastien Abis, Sophia Chikirou, Jean-Jacques Malcor ! !"#$%&"'()'*#+,()#+%#, #-(.'$/()&(%0)(1(), 1%$%,#%+('&2*"+%(2+ Hors-série Janvier 2010 12 e !" #"$$%&'()'*"+',*%&',-" ./+&0123%*"++,'2" 45067(8,+$(4979 1939-2009 DÉFENSE NATIONALE SÉCURITÉ COLLECTIVE ET Sélections en anglais (11 numéros, pdf-courriel) 1 an : 40 e - 2 ans : 70 e Fondée en 1939 Hors-série Mars 2010 12 e Fondée en 1939 Le numéro (papier ou pdf-courriel) France-Dom-Com : 12 e UE-étranger : 14 e L’article (pdf-courriel) : 4 e Pu bl ic i tés : tarifs sur demande (support papier ou Internet) 70e anniversaire www.defnat.com Revue Défense Nationale - BP 8607 - 75325 Paris cedex 07 Le renseignement entre éthique et nécessité Le temps où Clausewitz critiquait l’efficacité du renseignement semble révolu. Aujourd’hui nerf de la guerre dans un monde où les menaces sont disséminées et invisibles, le renseignement s’affranchit bien souvent de certaines normes éthiques pour faire prévaloir la raison d’État. Franck Bulinge et Charlotte Lepri expliquent qu’entre éthique et nécessité, le renseignement se cherche une légitimité, notamment auprès de ses opinions publiques. Les auteurs suggèrent qu’à défaut de soumettre le renseignement à une éthique, ce que l’activité limite de facto, un «contrôle démocratique» pourrait permettre de mieux encadrer les activités des services de renseignement. Le renseignement peut-il être éthique ? La question paraît incongrue, tant les deux termes semblent opposés dans l’imaginaire collectif. En effet si le premier renvoie au secret, aux opérations clandestines, et parfois à l’immoralité, le second renvoie à la transparence et à la morale. Les services de renseignement constituent une dérogation au respect de la légalité et de la transparence. Confronter renseignement et éthique conduit de fait à une réflexion dialectique particulièrement épineuse, entre secret et transparence, entre morale et nécessité : - Dans quelle mesure et jusqu’à quel point un État peut-il développer une politique du secret ? - Est-il légitime de collecter et d’utiliser des informations confidentielles ? - La pratique des écoutes téléphoniques est-elle éthique ? - Comment concilier l’activité de renseignement avec l’exigence de transparence dans les sociétés démocratiques ? - Comment trouver l’équilibre entre sécurité nationale et respect des libertés civiles ? - Comment assurer un contrôle démocratique sur des activités par nature secrètes ? Telles sont les questions auxquelles nous proposons de réfléchir dans cet article, sans porter de jugement ni intenter de procès. 59 Morale, éthique et déontologie Mais tout d’abord qu’est-ce que l’éthique ? L’éthique est la science de la morale, autrement dit la connaissance du bien et du mal relative aux mœurs, sur laquelle repose les principes d’action au sein d’une société. Elle introduit la notion de devoir dans la manière de se comporter. De fait, le bien est envisagé comme une fin, mais également comme moyen. Ainsi l’éthique apparaît sous deux aspects : elle est à la fois une finalité (faire le bien) et une posture (le faire bien), lesquelles invitent à une réflexion permanente sur nos objectifs, nos actions et sur nos comportements. On distingue l’éthique de la déontologie qui est l’inventaire des règles morales régissant l’exercice d’une profession. La déontologie pose des bases codifiées qui peuvent être juridiquement opposables à des tiers dans un cadre professionnel. Cela suppose l’existence d’un ordre capable de juger une éventuelle atteinte à un code de conduite formel. Dans un article sur l’éthique policière, Jean-François Sardet définit la déontologie comme «l’expression juridique d’une éthique reposant sur la morale» (Sardet, 1997). Il introduit une hiérarchie au sommet de laquelle trône la notion de légalité qui se réfère au droit, c'est-à-dire aux lois, décrets et règlements qui codifient les droits et devoirs des citoyens. On peut résumer cette hiérarchie à l’aide du schéma suivant : S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Lois Codes Principes LÉGALITÉ DÉONTOLOGIE ÉTHIQUE Sanction judiciaire Sanction professionnelle Sanction morale MORALE L’éthique apparaît comme un engagement s’appuyant sur la morale, fondé sur des principes dont le non respect entraîne une sanction morale. La déontologie repose sur des codes et appelle la notion de devoir dans le cadre d’un engagement professionnel, dont le non respect appelle une sanction professionnelle. Enfin, la légalité se fonde sur le respect des lois dans le cadre d’un État de droit. Le non respect de la légalité entraîne une sanction judiciaire. On notera au passage qu’il n’existe pas de frontière formelle entre éthique, déontologie et légalité, cette dernière se construisant en partie sur les deux autres (jurisprudence). Relativisme de l’éthique Sur quoi se base et comment se construit l’éthique ? En général, sur des principes partagés qui trouvent leur origine dans les référentiels moraux qui s’élaborent au sein d’une société, comme par exemple les dogmes religieux et les valeurs collectives d’ordre socioculturel. Cependant, il est évident que l’éthique, en tant qu’ensemble de valeurs partagées dans un cadre socioculturel, peut varier d’un groupe à l’autre. Sa pratique ellemême peut prendre différentes formes de sorte qu’il est impossible de définir le Bien et le Mal sans imposer arbitrairement la vision d’un groupe aux autres. S’agissant de valeurs religieuses, on comprend dès lors que repo- sant sur des croyances non partagées, la morale des uns se heurte à celles des autres, parfois jusqu’à l’incompatibilité. Il y a donc un relativisme socioculturel de l’éthique qui rend impossible une vision partagée et l’établissement d’une règle commune. Le renseignement peut-il être éthique ? Pour répondre à cette question, il faut définir les pratiques liées au renseignement et les confronter à un référentiel moral. Notre choix se portera sur le Décalogue, parce qu’il apparaît comme une référence incontestable de la morale religieuse occidentale, même si les trois religions monothéistes ne l’appliquent pas uniformément (pardon versus loi du Talion). Un autre repère moral est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1948 qui pose les bases philosophiques d’un droit international humaniste. Ce choix est évidemment très restrictif et ne permettrait pas de faire une analyse comparée avec les systèmes de renseignement de pays comme la Chine, la Russie, le Vietnam ou la Corée du Nord, dont les valeurs plongent leurs racines dans des substrats religieux, culturel et politique très différents des nôtres. On considère le renseignement comme «un processus par lequel des informations spécifiques importantes pour la sécurité nationale sont demandées, collectées, analysées et fournies» (Lowenthal, 2005). S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 60 Le renseignement entre éthique et nécessité Le renseignement renvoie en fait à trois notions : - la connaissance, l’information - les structures qui le collectent et l’analysent - les activités et missions de ces structures (analyse, espionnage, contre-espionnage, action clandestine, opérations spéciales, …) La lecture des nombreuses autobiographies d’agents ou de responsables de services secrets, ainsi que le suivi de l’actualité, nous donne un panorama très large de transgres- Domaine de renseignement sions de certaines règles qui peuvent révéler une culture de la violence d’État, dépassant la notion même de «prérogatives exorbitantes de puissance publique». Autant le dire tout de suite, la notion de morale ou d’éthique trouve ici sa limite et il paraîtrait volontairement simpliste ou naïf d’y faire référence sans prendre en considération le fait que la sécurité de l’État est en jeu. Le tableau suivant donne une vue d’ensemble des pratiques identifiées de renseignement d’État, que l’on confronte aux références morales : Pratiques Extraits de références morales On distingue deux approches complémentaires - Le renseignement ouvert qui consiste à recueillir des informations légalement disponibles (Internet, journaux, discours, etc.) Décalogue : 6. Tu ne tueras point 7. Tu ne commettras pas d’adultère 8. Tu ne voleras pas 9. Tu ne mentiras pas • Moyens techniques (écoutes télépho10. Tu ne convoiteras ni la femme, niques, interceptions électroniques, ni la maison, ni rien de ce qui imagerie aérienne et satellitaire, pénétration appartient à ton prochain informatique, signaux acoustiques, sismiques, radiologiques, etc.) DDHC (1948) - Art. 3 : Tout individu a droit à la vie, • Moyens humains (recrutement, manipulaà la liberté et à la sûreté de sa personne tion, mensonge, piégeage, chantage par l’argent et le sexe, trahison, corruption, - Art. 5 : Nul ne sera soumis à la torture, ni à contrainte, torture, infiltration, vol, effracdes peines ou traitements cruels, inhumains tion, violation de la correspondance, etc.) ou dégradants - L’espionnage, qui consiste à recueillir clandestinement des informations confidentielles, selon deux types de moyens : Renseignement et contre ingérence - Guerre psychologique (désinformation, intoxication, influence, agit-prop, subversion) - Opérations spéciales (formation, entraînement et appui Actions liées à la de forces rebelles ; soutien aux conduite politique, activités subversives, infiltration et exfiltration d’agents ; coups d’état) économique, diplomatique et militaire - Sabotage (destruction d’infrastructures et de (Opérations spéciales) matériels) - Enlèvement et assassinat (neutralisation d’agents adverses, de terroristes, de personnalités politiques ou économiques) 61 - Art. 6 : Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique - Art. 9 : Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé - Art. 12 : Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 L’analyse de ce tableau se passe a priori de commentaires, bien qu’il soit nécessaire de préciser trois points. Primo : le renseignement ouvert est très largement pratiqué par les services de renseignement, dans la mesure où l’information disponible, bien traitée et analysée, représente un gisement à fort rendement qualité/coût. Il ne présente aucun problème d’ordre éthique ou légal si l’on excepte les considérations habituelles concernant la propriété intellectuelle. Secundo : l’espionnage est comparativement beaucoup plus coûteux et risqué. Il reste l’apanage des services spéciaux et vient compléter théoriquement les zones d’ombres que ne couvre pas le renseignement ouvert. Sa pratique implique l’usage de méthodes généralement illégales, et contraires à l’éthique. De fait, de nombreux auteurs considèrent l’espionnage (en temps de paix) comme illégal, car il entraîne une violation de la souveraineté territoriale des autres États, même s’ils reconnaissent que l’espionnage n’est pas interdit pas le droit international1. L’activité principale d’un service de renseignement est d’aider les décideurs politiques à la prise de décision, en leur fournissant «des analyses synthétiques présentant des choix clairs et simples». Tertio : a contrario, les pratiques les plus extrêmes au plan légal et/ou éthique, ne sont pas aussi courantes que pourrait le laisser imaginer ce tableau, dont le principal défaut est de les mettre en exergue. Elles sont même plutôt rares parce que très risquées, coûteuses, et parce que les décideurs politiques y sont généralement opposés2. Ainsi, comme pour l’espionnage, les opérations spéciales ne représentent qu’une part marginale de l’activité des services de renseignement. Il convient par conséquent de relativiser la fréquence de 1 2 3 ces pratiques, quand bien même la littérature et le cinéma les mettent systématiquement en avant, et de garder à l’esprit que la mission principale des services de renseignement est d’aider les décideurs politiques à la prise de décision, en leur fournissant «des analyses synthétiques présentant des choix clairs et simples» (Forcade, Laurent, 2005). Le mal nécessaire Il reste que même si elles ne sont pas monnaie courante, de telles pratiques existent et sont en profonde contradiction avec la première acception de l’éthique (faire le bien). Au cœur de la dialectique entre éthique et nécessité, force est de constater que la fin (politique) justifie les moyens (renseignement) et de fait, le renseignement apparaît comme un instrument de stratégie politique. Comme le précise Isaac Ben-Israël, «Le Renseignement est une profession où, pour obtenir une information cruciale au regard de la sûreté de l’Etat, il est permis de tirer profit des défaillances individuelles ou d’inciter les gens à trahir leur pays et à commettre des actes déloyaux» (Ben-Israel, 1999). Ainsi, obtenir la paix et la sécurité justifierait l’emploi de moyens illégaux et éventuellement de la violence dans le cadre d’une stratégie secrète. Ce dernier postulat repose sur l’hypothèse que l’emploi de la ruse et de la force serait notamment reçu comme un signal suffisamment fort pour convaincre l’adversaire de s’incliner. Il semble qu’en réalité la violence comme force de dissuasion soit une illusion et qu’elle appelle une escalade sans fin. Les exemples de la CIA (Cuba, Guantanamo), du SDECE3/DGSE (Algérie, Greenpeace), du FSB (question Tchétchène) et du MOSSAD (Hamas, Hezbollah) démontrent à eux-seuls que la violence d’Etat ne sert ni la paix ni la sécurité, mais qu’elle tend à attiser, au contraire, les conflits aux dépens de la diplomatie. C’est d’ailleurs cet argument qui prévaut tant au niveau des décideurs politiques que des Voir à cet égard : F. Lafouasse, «L’espionnage en droit international», Annuaire français de droit international, n°47, p.63-136, 2001 ; G. Cohen-Jonathan et R. Kovar, «L’espionnage en temps de paix», Annuaire français de droit international, t. VI, p.239-255, 1960. On se souvient par exemple du président Mitterrand qui s’opposait à l’élimination physique des terroristes. Il faut à cet égard rappeler que les services de renseignement agissent sur ordre politique. Les responsables politiques sont forcément amenés à un moment ou à un autre à valider une opération. Comme le rappelle François Thuillier, «dans un Etat de droit, le service de renseignement ne fait pas l’État mais l’État fait le service de renseignement» (F. Thuillier, 2003). Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, créé en 1946, ancêtre de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure), créée en 1982. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 62 Le renseignement entre éthique et nécessité responsables des services spéciaux, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur l’opportunité d’une opération spéciale. La médiatisation des affaires de renseignement a souvent été synonyme de scandale qui repose sur la désapprobation morale et contribue au renforcement de cette dernière. à la torture était particulier : l’objectif final, la lutte contre le terrorisme, a permis de justifier certains abus, mais les déficiences du contrôle politique (notamment parlementaire) ont également joué un rôle non négligeable. En ce sens, le renseignement n’est pas éthique (d’où la nécessité de contrôle) et ne prétend d’ailleurs pas l’être, face à une réalité faite de menaces, de violence et d’incertitudes, et à la demande pressante des Etats soucieux de protéger leurs citoyens. Le scandale de la révélation Il n’en reste pas moins qu’au nom de la protection des intérêts fondamentaux de la Nation ou de la raison d’État, le renseignement est souvent justifié en tant que mal nécessaire pour l’accomplissement du bien. On perçoit dans cette phrase toute l’ambiguïté et la contradiction d’un système où l’on admet que la fin justifie les moyens. Ainsi de manière indistincte, que ce soit au nom de la démocratie ou de la sécurité nationale, l’emploi en légitime défense de méthodes contraires à l’éthique et au droit est justifié. Comme le souligne Robert Cooper, un diplomate britannique, «le défi posé au monde post-moderne est de s’habituer à l’idée des doubles standards. Entre nous, nous opérons sur la base des lois et de la sécurité coopérative ouverte […] Entre nous, nous respectons la loi, mais quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle» (Cooper, 2002). Le précédent Director of National Intelligence américain, Dennis Blair, a par exemple déclaré au sujet de l’usage de la torture lors d’interrogatoires que «des informations de grande valeur nous ont été fournies par des interrogatoires durant lesquels ces méthodes ont été utilisées et elles nous ont permis de mieux comprendre l’organisation d’Al Qaïda qui attaquait notre pays»4. Dans ce cas précis, le contexte historique et politique qui a favorisé la possibilité du recours 4 5 63 Il est de coutume de dire que le renseignement n’émerge médiatiquement qu’en cas d’échec. A quelques exceptions près (Affaire Farewell, libération d’otages à l’étranger, neutralisation d’attentats terroristes, comme la «filière tchétchène» en 2002), cette assertion s’est souvent vérifiée. La médiatisation des affaires de renseignement a souvent été synonyme de scandale qui repose sur la désapprobation morale et contribue au renforcement de cette dernière. Les scandales liés à certaines opérations (notamment l’affaire Ben Barka, qui va conduire au passage du SDECE sous la tutelle du Ministère de la Défense, ou l’affaire du Rainbow Warrior, qui va entraîner la démission du ministre de la Défense Charles Hernu) ont progressivement mis à mal la confiance déjà fébrile du monde politique et de l’opinion publique à l’égard de ces services secrets perçus comme trop sulfureux et hors de contrôle. Paradoxalement, c’est le scandale révélé qui favorise les prises de conscience en faveur d’une moralisation du renseignement. Aux Etats-Unis par exemple, suite aux différentes affaires qui avaient touché la CIA dans les années 1970 (Watergate, participation à des coups d’État ou à des assassinats ou tentatives d’assassinats de leaders étrangers), la P. Baker, « Banned Techniques Yielded ‘High Value Information’, Memo Says », New York Times, 21 avril 2009, www.nytimes.com/2009/04/22/us/politics/22blair.html Voir à ce sujet : E. Drexel Godfrey, Jr., «Ethics and Intelligence», Foreign Affairs, Avril 1978, http://www.foreignaffairs.com/articles/29149/e-drexel-godfrey-jr/ethics-and-intelligence, David Canon, «Intelligence and Ethics : CIA’s Covert Operations», The Journal of Libertarian Studies, Vo. IV, n°2, Printemps 1980, http://mises.org/journals/jls/4_2/4_2_6.pdf, Kent Pekel, «Integrity, Ethics and the CIA: the need for improvement», Studies in Intelligence, CIA publications, Printemps 1998, https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-of-intelligence/csi-publications/csistudies/studies/spring98/Integrity.html, David Omand, «Ethical Guidelines in Using Secret Intelligence for Public Security», Cambridge Review of International Affairs, décembre 2006, Brian Snow et Clinton Brooks, «Privacy and security: An ethics code for U.S. intelligence officers», 1er août 2009, http://cacm.acm.org/magazines/2009/8/34491-privacy-and-security-an-ethics-code-for-us-intelligence-officers/pdf S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 nécessité de mieux encadrer les activités de renseignement (notamment par la mise en place d’un contrôle parlementaire) et de les soumettre à des règles éthiques s’est peu à peu imposée5. Aux Etats-Unis toujours, la publication en 2009 de documents faisant état du recours à la torture lors d’interrogatoires dans le cadre de la lutte contre le terrorisme a de nouveau posé la question du cadre (juridique et moral) dans lequel opèrent les services de renseignement et des difficultés à contrôler leurs activités les plus secrètes (Lepri 2009). L’Administration Obama a alors décidé de renforcer le cadre légal dans lequel peuvent être conduits des interrogatoires (avec une application stricte de l’Army Field Manual). Barack Obama a par ailleurs ordonné dès ses premiers jours de mandat la fermeture de la prison de Guantanamo, même si cette fermeture tarde, car se pose la question du devenir de ses prisonniers. Ainsi selon Dewerpe, «l’espionnage est toujours le choix assumé de l’autre : en d’autres termes, s’il est héroïque de s’emparer des secrets des autres, il est ignoble qu’autrui s’empare des nôtres». Morale publique versus morale privée A défaut de trouver des fondements éthiques, le renseignement a néanmoins été l’objet d’un travail de légitimation au cours du XXème siècle, comme le montre Alain Dewerpe dans son remarquable ouvrage sur l’anthropologie du secret d’État contemporain (Dewerpe 1994). Selon lui, «l’État-nation a efficacement travaillé à dissocier morale privée et morale publique, mutation lente, contradictoire mais bien réelle, qui tend à expulser l’espion de la sphère morale et fonder l’ammoralisation de ses usages». C’est ce travail qui a fait passer l’espion de l’infamie à la grandeur, de la condamnation à la glorification. Mais cette glorification nationale a pour contrepartie la diabolisation des espions adverses. Ainsi selon Dewerpe, «l’espionnage est toujours le choix assumé de l’autre : en d’autres termes, s’il est héroïque de s’emparer des secrets des autres, il est ignoble qu’autrui s’empare des nôtres». Or, selon l’auteur, «la dénonciation de l’espionnage d’autrui a pour contrepartie la dénégation que l’on puisse soi-même s’y livrer». Il est dès lors évident que cette dénégation vaut condamnation morale. Ainsi, «la légitimation par la souveraineté de l’État-nation, dans laquelle l’espionnage puise une valeur positive nouvelle et qui a pour exacte symétrie l’intolérance à l’égard du traître, se condamne donc au double langage et à l’incohérence.» Si le renseignement n’est pas éthique, il devient légitime dès lors qu’il sert la raison d’État. Encore faudrait-il délimiter les frontières encore floues de cette notion : couvre-t-elle par exemple les intérêts liés aux entreprises stratégiques qui sont progressivement passées du domaine public au domaine privé (Areva, Total) ? C’est sans doute face à ce dilemme qu’on est passé du renseignement économique, assuré par les services secrets, à une intelligence économique dont l’objet serait d’assurer la compétitivité et la protection des entreprises stratégiques, à travers des synergies publiques/privées plus ou moins transparentes. Cette évolution suppose évidemment un transfert de compétences et la mise en place de passerelles entre le monde du renseignement et celui de l’entreprise. Audelà de cette légitimation, les droits national et international sont venus encadrer les activités de renseignement, même si le statut juridique des activités des services de renseignement est rarement défini par des textes. En France, par exemple, l’usage des fonds spéciaux, des interceptions de sécurité ou du secret défense sont encadrés et surveillés (respectivement par les Commission de vérification des fonds spéciaux, Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, et Commission consultative du secret de la défense nationale). De plus, la nécessité d’encadrer les activités de renseignement passe également par la mise en place de dispositifs de contrôle. Le contrôle démocratique comme palliatif à une éthique du renseignement ? Comme le souligne le Conseil de l’Europe, «les agences de sécurité ont pour mission de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 64 Le renseignement entre éthique et nécessité recueillir un maximum d’informations sur les menaces qui pèsent sur l’État ; ceci suppose de collecter des données sur les individus. C’est pourquoi les services de sécurité, par nature, empiètent sur les droits des individus. Il est donc impératif de fixer des limites tant internes qu’externes à leurs activités […]. Les services de sécurité doivent être «contrôlables». Cela signifie qu’ils sont tenus de devoir rendre des comptes ou fournir des explications sur leurs actes et, si nécessaire, d’en subir les conséquences, d’en endosser la responsabilité et de remettre les choses au point, s’il apparaît que des erreurs ont été commises»6. Pour ses défenseurs, le contrôle démocratique des services de renseignement, qu’il soit exercé par l’exécutif, le législatif, le judiciaire ou des commission ad hoc, permet d’assurer que l’action des services de renseignement soit légale, légitime et menée dans le respect des droits de l'homme, de la démocratie et de l'État de droit. De nombreux travaux7 ont par ailleurs souligné tout l’intérêt de mettre en place un contrôle sur les services de renseignement : - amélioration de l’image et des conditions d’intervention des services de renseignement ; - responsabilité et efficacité accrue des services ; - renforcement de la légitimité démocratique des services de renseignement ; - prévention des abus et des scandales. Dans cette perspective, le contrôle démocratique apparaîtrait comme une alternative saine indispensable à l’impossible éthique du renseignement. Le contrôle parlementaire est le contrôle le plus symbolique, même si d’autres types de contrôle existent (contrôle hiérarchique, contrôle budgétaire, contrôle technique etc.). Aux Etats-Unis, le dispositif de contrôle est sans doute l’un des plus poussés de tous les mécanismes existants. Même si le 6 7 65 contrôle parlementaire des services de renseignement n’a été formellement institué qu’en 1976 et 1977 (principalement du fait des révélations par la presse de scandales liés au rôle de la CIA notamment en Amérique Latine), des liens existent de longue date entre le Congrès américain et les services de renseignement. En mai 1976, le Sénat décide d’instaurer une Commission permanente qui est toujours en fonction aujourd'hui : la Commission spéciale du Sénat sur le Renseignement (Senate Select Committee on Intelligence). L’année suivante, en juillet 1977, la Chambre des Représentants crée la Commission spéciale permanente de la Chambre sur le Renseignement (House Permanent Select Committee on Intelligence). Ces commissions parlementaires sont dotées de pouvoir d’enquête et sont associées aux décisions les plus importantes. Au RoyaumeUni, le contrôle parlementaire des services de renseignement a été institué en 1994 (Intelligence Services Act) afin d’examiner «les dépenses, la gestion et la politique» des trois services de renseignement énumérés par la loi (MI-5, MI-6 et GHCQ), les autres services de renseignement ne relevant pas de sa compétence. En France, la délégation parlementaire au renseignement a été créée en 2007, et si son champ d’action est limitée, elle n’en est pas moins une révolution institutionnelle dans le paysage français du renseignement. En conclusion, il est évident que de telles questions n’ont pas de réponses simples et uniques. La sécurité intérieure et extérieure de l’Etat est vitale pour protéger les valeurs et les intérêts du pays. Anticiper, prévenir et se protéger des menaces contre la sécurité nationale sont des missions fondamentales confiées aux services de renseignement, qui pour être efficaces, doivent être en mesure de préserver leurs secrets. Ainsi la dialectique du secret et de la transparence trouve ici sa limite au-delà de laquelle il n’est pas de solution idéale. Au nom du Bien à faire, qui relève d’une «morale politique», les services de renseignement sont ainsi appelés à transgresser la Conseil de l’Europe, Commission de Venise, Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, 11 juin 2007. Voir entre autres : Rapport parlementaire n°1951, au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées, sur la proposition de loi (n°1497) de Paul Quilès et plusieurs de ses collègues tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires de renseignement, 2 décembre 1999 ; Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, Services de renseignement et contrôle parlementaire, 6 novembre 2007 ; Travaux du DCAF (Geneva Center for Democratic Control of Armed Forces), http://www.dcaf.ch/index.cfm S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 morale individuelle, au prix d’un sacrifice éthique de la part de leurs agents. Ce sacrifice, semblable à celui demandé aux militaires en temps de guerre, est en général compensé par la haute valeur morale exigée de ces hommes et femmes, dont le recrutement repose sur un processus extrêmement rigoureux de sélection, de formation et de contrôle. Au nom du Bien à faire, qui relève d’une «morale politique», les services de renseignement sont ainsi appelés à transgresser la morale individuelle, au prix d’un sacrifice éthique de la part de leurs agents. Cela dit, l’absence d’éthique étant généralement liée aux activités très marginales des services spéciaux, la plupart des fonctionnaires et militaires attachés aux services de renseignement n’ont en principe d’autre souci éthique que celui de fournir aux décideurs les renseignements les plus fiables en réponse à leurs besoins. Un débat éthique pouvant en cacher un autre, se pose ici la question fondamentale d’une éthique de la connaissance, qui appelle, outre la nécessité d’un contrôle démocratique des services, une réflexion épistémologique sur la nature même des renseignements transmis aux décideurs. Une telle réflexion passe par le développement d’une recherche académique dédiée au renseignement, aussi bien dans le champ des sciences dures, pour ce qui concerne les technologies, que dans celui des sciences humaines et sociales pour ce qui touche à la construction et au partage des connaissances. C’est en tout cas ce que préconise le livre blanc sur la défense en 2008. Bibliographie : D. Canon, «Intelligence and Ethics : CIA’s Covert Operations», The Journal of Libertarian Studies, Vo. IV, n°2, Printemps 1980, http://mises.org/journals/jls/4_2/4_2_6.pdf, R.E. Cooper, «The post-modern State», The Observer, 7 avril 2002. A. Dewerpe, Espion, une anthropologie du secret d’État contemporain, Gallimard, 1994. E. Drexel Godfrey Jr., «Ethics and Intelligence», Foreign Affairs, Avril 1978, http://www.foreignaffairs.com/articles/29149/edrexel-godfrey-jr/ethics-and-intelligence P. Hayez, «Le renseignement, facteur de puissance», AFRI 2008, Vol. IX, 2008. C. Lepri, «Obama et la lutte contre le terrorisme, Comment gérer l’héritage Bush», Revue Internationale et Stratégique, n°76, Hiver 2009/2010. M.M. Lowenthal, Intelligence. From Secrets to Policy, CQ Press, 3e ed., 2005. K. Pekel, «Integrity, Ethics and the CIA : the need for improvement», Studies in Intelligence, CIA publications, Printemps 1998, https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-ofintelligence/csi-publications/csistudies/studies/spring98/Integrity.html, J-F. Sardet, «Déontologie, éthique et morale policières», in Ethique et société, Les déontologies professionnelles à l’épreuve des techniques, Armand Colin, 1997. B. Snow et C. Brooks, «Privacy and security : An ethics code for U.S. intelligence officers», 1er août 2009, http://cacm.acm.org/magazines/2009/8/34491-privacy-and-security-an-ethics-code-for-us-intelligence-officers/pdf F. Thuillier, «Entre clocher et satellite, le village mondial des services de renseignement», in Bertrand Warufsel (dir.), Le renseignement français contemporain, aspects politiques et juridiques, L’Harmattan, 2003. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 66 Ethique des journalistes : des règles strictes, des professionnels seuls Bien souvent à l’origine de révélations tonitruantes, notamment dans le domaine de la sécurité, les journalistes sont régulièrement interpellés sur leur respect d’une éthique journalistique dont les caractéristiques demeurent insaisissables. Pascal Junghans, journaliste à La Tribune, témoigne ici avec un regard de praticien sur les enjeux éthiques de la profession. Si des lois et des chartes encadrent strictement cette dernière, in fine, les choix du journaliste sont davantage guidés par sa conscience individuelle. Mais l’éthique personnelle suffit-elle pour autant à encadrer le métier de journaliste ? Ce fut une belle aventure que de traverser l’Europe de Strasbourg à Moscou au volant d’une voiture volée, en compagnie d’un «soldat» d’une mafia russe – qui était aussi un ami. En ce début des années 90, l’Europe s’ouvrait à l’Est et une criminalité foisonnante et inconnue envahissait l’Europe. Une criminalité qui se traduisait pour le citoyen occidental par l’explosion du nombre de voitures volées. Des déclarations policières, des études de chercheurs décrivaient le phénomène. Mais reflétaient-elles exactement la réalité sans la majorer ou la minorer ? Surtout, elles ne décrivaient pas concrètement le fonctionnement de ce trafic. Comment les frontières européennes pouvaient-elles être franchies aussi aisément ? Comment les véhicules pouvaient-ils disparaître aussi facilement dans le trou noir qu’était l’ancienne URSS ? Qui étaient vraiment les trafiquants, les convoyeurs, les acheteurs ? Pour répondre à ces questions qui intéressaient les citoyens – peut-être aussi les policiers et les directeurs de sécurité d’entreprises automobiles – il fallait aller voir et raconter. Prendre, avec le volant de cette Mercedes marron, le risque de plonger dans la mafia, de côtoyer des criminels. Flirter avec les lois qui condamnent le trafic et la non-dénonciation de délinquants. Je l’ai fait. J’ai rédigé ensuite un long papier pour un magazine, puis ce reportage a structuré le premier chapitre d’un de mes livres. C’est un étrange métier que celui de journaliste. Etrange métier que celui qui consiste 67 parfois à se détacher de la règle commune pour rapporter des informations – des faits nouveaux – qui vont intéresser ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Et c’est certainement en raison de cette étrangeté que les journalistes se voient perpétuellement interpellés sur leur manière de travailler, leurs tricheries, leurs dérapages. Leur éthique. Cette question de l’éthique des journalistes se pose avec d’autant plus d’acuité en France en raison des spécificités de notre pays où l’étrange métier de journaliste peine à trouver sa définition. «Le journaliste professionnel est celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession», affirme bravement la Convention collective des journalistes. Le code du Travail répète la même tautologie. Avec la difficulté de définition, vient l’impossibilité d’accorder une place au métier de journaliste qui hésite entre plusieurs passés et de nombreux devenirs. Des origines de la presse en France à l’apparition d’une éthique du journalisme Aux origines de la presse en France se trouve la communication politique. Le premier journal, la Gazette de Théophraste Renaudot (1631) a été pensé pour diffuser les messages de Richelieu. Dans les années 30, une presse était la propriété de grands industriels, tandis qu’une autre était liée à des partis politiques de gauche. Dans les deux cas, le souci de la S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 vérité passait après la victoire dans le combat politique. A droite, les campagnes de presse contre Salengro, ministre de l’Intérieur du gouvernement de Front populaire, faussement accusé d’avoir déserté durant la Première guerre mondiale. A gauche, la défense inconditionnelle de l’URSS. L’éthique de vérité était ravalée au dernier rang. Quant à ces écrivains de journaux que l’on appelle aujourd’hui les journalistes, il s’agissait d’auteurs qui complétaient leurs revenus en rédigeant des chroniques ou des feuilletons. L’éthique de réalité était leur dernier souci. La presse en France a tété de ces deux mamelles, la politique et la littérature. Elle ne s’en est pas détachée. Le prix Albert Londres, qui récompense chaque année le meilleur journaliste, est rarement attribué, au moins en presse écrite, à une enquête d’investigation, mais plutôt à des textes frisant la littérature, comme Le bonheur d’être Français, le très bel ouvrage de Christine Clerc (1982). Un journaliste peut être condamné s’il révèle des faits couverts par le secret défense. Il peut également être sanctionné par les tribunaux s’il révèle des faits relevant du secret fiscal. Enfin, mais on l’a oublié, un journaliste peut être poursuivi s’il viole le secret de l’instruction. Ce n’est que dans les années 80 avec l’effondrement des grandes idéologies, mais aussi avec l’arrivée en France de filiales de grands groupes de communication mondiaux, porteurs d’une toute autre tradition journalistique, que le métier d’informer se précise et que la question de l’éthique se pose. De nombreuses écoles de journalisme se créent pour apprendre un métier ainsi que l’éthique ou la déontologie. Alors que jusqu’à ces années-là, on entrait facilement dans ce métier de journaliste mal défini sans un diplôme professionnel, le passage par une école est depuis devenu obligatoire, à l’image des autres pays occidentaux où le fait prime sur la forme. Et où on sait ce que journalisme veut dire. C’est à ce moment que les journalistes s’aperçoivent que des lois et des chartes, parfois fort anciennes encadrent leur travail et les obligent à respecter certaines règles. La loi protège les secrets de l’État régalien. Un journaliste peut être condamné s’il révèle des faits couverts par le secret défense. Il peut également être sanctionné par les tribunaux s’il révèle des faits relevant du secret fiscal. Enfin, mais on l’a oublié, un journaliste peut être poursuivi s’il viole le secret de l’instruction. Au-delà même du respect ou non de l’intérêt national par le journaliste, des éventuelles pressions de ses sources ou de l’efficacité des services de communication de la Police ou de l’Armée, la loi encadre strictement les activités du journaliste et ne lui permet pas de publier certaines informations sensibles. La loi s’est donc chargée de fixer les limites au travail de journaliste, lui imposant une éthique de gré ou de force. D’autres lois protègent le citoyen et, se faisant, imposent des limites au travail journalistique. Au-delà du droit de réponse qui peut être invoqué par toute personne physique ou morale simplement citée dans un article même non défavorable, au-delà de la protection de la vie privée et du droit à l’image contre les enregistrements secrets dans un lieu privé sans le consentement de la personne, au-delà des lois contre l’injure et le chantage, les journalistes enquêteurs tombent systématiquement sous les coups de la loi contre la diffamation, c’està-dire l’allégation d’un fait – faux ou exact – qui porte atteinte à l’honneur ou la considération d’une personne simplement identifiable. Au fil des procès, les tribunaux ont construit une jurisprudence extrêmement restrictive. Renversant la charge de la preuve au bénéfice du demandeur, imposant la présomption de mauvaise foi à l’égard du journaliste, ils condamnent tout journaliste incapable de fournir une preuve parfaite et totale à l’appui de ses écrits. Autant dire tous. La loi s’est donc chargée de fixer les limites au travail de journaliste, lui imposant une éthique de gré ou de force. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 68 Ethique des journalistes : des règles strictes, des professionnels seuls Toutefois, les journalistes s’étaient auparavant eux aussi fixé des règles déontologiques dans une première charte rédigée en 1938, dans une seconde, celle-là internationale, publiée en 1971, et enfin, en France, dans la Convention collective de la profession. Ces textes définissent d’abord la mission du journaliste : «la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics» (Charte de 1971). La liberté totale prime dans le recueil de l’information. «Les journalistes revendiquent le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas être opposé au journaliste que par exception en vertu de motifs clairement exprimés» (Charte de 1971). Cependant, les journalistes imposent d’eux-mêmes des limites à cette liberté totale. Un journaliste «s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaire, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque» (Charte de 1938, repris dans celle de 1971). Il «tient la calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le mensonge pour les plus graves fautes professionnelles» (Charte de 1938, repris dans celle de 1971). Le journaliste, dont la mission est de publier des informations «ne confond pas son rôle avec celui du policier» (Charte de 1938). Il ne divulgue pas «la source des informations obtenues confidentiellement» (Charte de 1971). Plus récemment, la loi française de 2009 garantit la protection des sources. Enfin, la corruption du journaliste est condamnée. «En aucun cas, un journaliste professionnel ne doit présenter sous la forme La Tribune a publié sous ma signature un article résumant un rapport sur les liens financiers d’Al Qaeda et mettant en cause deux financiers saoudiens. Cet article révélait pour la première fois les relations troubles entre Al Qaeda et certains secteurs du pouvoir saoudien. 69 rédactionnelle l'éloge d'un produit, d'une entreprise, à la vente ou à la réussite desquels il est matériellement intéressé» (Convention collective des journalistes). Ainsi, les règles d’une éthique journalistique, précises, quasiment pointilleuses, existent de longue date en France. Sont-elles pour autant respectées ? L’éthique individuelle du journaliste C’est là que survient la difficulté à laquelle sont quotidiennement confrontés tous les journalistes. Avec, ou malgré, ces règles, le journaliste se trouve seul avec ses forces et ses faiblesses intimes, avec ses convictions, face à des situations où il doit parfois décider rapidement. Un jour de 1991, au début de la guerre en Yougoslavie, j’avais été invité par une association aujourd’hui disparue à participer à un transport d’aide humanitaire vers Sarajevo. Arrivé dans les locaux, je me suis retrouvé en présence de personnages, aux larges épaules et au verbe décidé, qui n’avaient rien à voir avec les habituels collaborateurs ex-SDF de l’association. Le trajet, qui devait à l’origine emprunter les routes du Nord de l’Italie et celles de Croatie, descendait désormais la botte italienne, empruntait le bateau, remontait la Grèce pour enfin traverser la Serbie. Bref, je me retrouvais ni plus ni moins embarqué dans une mission de renseignement destinée à vérifier les capacités économico-militaires de la Serbie. J’ai refusé le voyage. Je n’ai rien publié. Cela aurait pu être un joli scoop que de dévoiler l’utilisation des associations humanitaires par nos services de renseignement. J’ai jugé en mon âme et conscience que le jeu – une information non stratégique à ce moment donné – n’en valait pas la chandelle – la mise en danger d’humanitaires dévoués. Je ne regrette pas ce choix. A l’inverse, le 13 septembre 2001, deux jours après les attentats de New York et la destruction des Twin Towers, La Tribune a publié sous ma signature un article résumant un rapport sur les liens financiers d’Al Qaeda et mettant en cause deux financiers saoudiens. Cet article révélait pour la première fois les relations troubles entre Al Qaeda et certains secteurs du pouvoir saoudien. La question ne s’est même pas posée de se demander si cela servait ou S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 non l’intérêt national ou les entreprises françaises. Les «services» n’ont évidemment pas été prévenus à l’avance de la publication de ce rapport – en tout cas pas par moi. Dans le contexte de l’époque, j’ai jugé que l’information obtenue, malgré les lourdes conséquences possibles, méritait d’être portée à la connaissance du public. Dans les deux cas, j’ai analysé l’importance de l’information, le contexte et l’intérêt pour les lecteurs. Je me suis décidé sur ces seuls critères. J’ai subi de très fortes pressions de la part d’un «service» pour révéler le nom d’une source. Malgré la très grande sympathie à l’égard de l’agent qui me le demandait, je n’ai pas cédé à ses demandes. Plus globalement, le journaliste se retrouve seul d’abord face à ses «sources», ensuite, face à ses employeurs. Sans «sources», le journaliste n’est rien. Son capital, c’est son carnet d’adresse. Ce sont ses «sources» qui lui donnent les informations, à savoir la matière première de ses articles. Pour obtenir des informations, le journaliste doit entretenir des relations avec ses «sources». La relation, engendrant le flux d’informations, se construit dans la durée. Chacun, parmi mes «sources», est certes formé à ces jeux pervers que sont les échanges entre une «source» et un journaliste. Avec la rigueur professionnelle de chacun. Dans tous les cas, il faut préserver une relation qui se construit très lentement et se détruit très rapidement. Certains peuvent aller très loin pour conserver une «source», en oubliant les règles de base du métier. Il faut pourtant les conserver systématiquement à l’esprit malgré la sympathie mutuelle qui naît forcément entre la «source» et le journaliste. Ce que l’on appelle une «source», c’est aussi un homme ou une femme, avec également ses forces et ses faiblesses. J’ai subi de très fortes pressions de la part d’un «service» pour révéler le nom d’une source. Malgré la très grande sympathie à l’égard de l’agent qui me le demandait, je n’ai pas cédé à ses demandes. Perdre ces repères, c’est pour un journaliste se perdre totalement et risquer de passer de l’autre côté du miroir où, de journaliste, on devient autre chose, communicant ou propagandiste. Le journaliste se trouve sur le fil du rasoir face à ses sources. Le journaliste doit savoir, comme l’a écrit un de mes confrères du Canard enchaîné, qu’il est systématiquement manipulé – nulle «source» ne donne gratuitement une information importante à un journaliste. Le plus bel exemple étant celui des héros les plus purs de la profession, Bob Woodward et Carl Bernstein, ceux qui poussèrent le président Nixon à la démission. Nous le savons aujourd’hui, les deux journalistes du Washington Post ont été informés – manipulés – par des agents du FBI qui voulaient la peau du président américain. Plutôt que de refuser la manipulation qui est intrinsèque au métier, la question est plutôt de savoir si le lecteur trouvera son miel dans les informations données. C’est ainsi que j’ai révélé, et que l’on m’a reproché de l’avoir fait, le brillant devenir professionnel d’«Antoine», l’agent de la DGSE, officier traitant d’Imad Lahoud, le faussaire présumé des listings Clearstream. Dans la relation à ses «sources», le journaliste travaille dans l’humain, dans un monde de règles implicites que nul ne fixe et qu’il faut pourtant respecter. Faut-il, par exemple, oui ou non «casser» un «off», ces paroles prononcées par un interlocuteur pas forcément destinées à publication ? Au cours des premières rencontres, tout peut être destiné à publication puisque l’interlocuteur sait que vous êtes journaliste, sauf demande express de l’interlocuteur ou si le journaliste est décidé à créer une relation. C’est ainsi que j’ai révélé, et que l’on m’a reproché de l’avoir fait, le brillant devenir professionnel d’«Antoine», l’agent de la DGSE, officier traitant d’Imad Lahoud, le faussaire présumé des listings Clearstream. Ensuite, une fois la relation instaurée, les choses deviennent plus complexes. Tout est alors une question de ressenti. Surtout, le journaliste est seul face à l’obliga- S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 70 Ethique des journalistes : des règles strictes, des professionnels seuls tion de résultats qu’attend toute entreprise de l’un de ses salariés, surtout lorsque le secteur économique est dans une situation financière très grave. C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser la polémique déclenchée par l’émission de France 2, «Les Infiltrés», où les reporters masquent leur qualité de journalistes pour pouvoir pénétrer un milieu supposé fermé, en l’espèce celui de réseaux pédophiles ou d’extrême droite. Cette polémique devait se résoudre rapidement : cette émission contrevint gravement aux principes déontologiques de la presse. Mais une telle émission, par le scandale préalable qu’elle engendre, par l’impression qu’elle donne au téléspectateur de lui offrir l’occasion de pénétrer par effraction un monde interdit, déclenche une forte attente, garante de belles audiences. Les journalistes sont incités par les contraintes économiques à dangereusement flirter avec les limites de la déontologie, tout en se voyant cruellement sanctionnés si la faute devient par trop évidente. «Les Infiltrés» ne sont que les héritiers d’une longue tradition, depuis cette journaliste américaine, qui en 1887, s’est faite enfermer dans un hôpital psychiatrique, pour témoigner de l’horreur de la condition des malades, jusqu’à Florence Aubenas, auteur d’un livre à succès ou elle raconte comment, déguisée en femme de ménage, elle a vécu la dure condition des salariés précaires, en passant par Albert Londres, le symbole du journaliste français, «bidonnant» certains de ses reportages au motif qu’il est plus beau et plus efficace d’écrire la légende pour porter la plume dans la plaie. La raison est simple : le témoignage de première main d’Aubenas touche infiniment plus le public que la masse d’articles bourrés de chiffres où les nombreux essais arides dénonçant la condition des travailleurs pauvres. Le public apprécie cette mise en scène comme en témoigne l’impressionnant succès du livre d’Aubenas. Les journalistes sont incités par les contraintes économiques à dangereusement flirter avec les limites de la 71 déontologie, tout en se voyant cruellement sanctionnés si la faute devient par trop évidente. Conclusion Le journaliste se retrouve finalement bien seul malgré les règles complexes qui encadrent sa profession mais qui lui servent à peine de boussole. La seule boussole fiable, c’est le soutien de ses lecteurs pour lesquels il remplit sa mission. En France également, le journaliste est désormais soumis au regard des lecteurs plus qu’au jugement de ses pairs, comme le constate un observateur averti de la presse, le professeur Jean-Marie Charron. Mais aujourd’hui, les lecteurs se détournent de la presse. Sans forcément que la confiance dans les informations publiées s’effondre, les citoyens préfèrent un traitement plus proche, plus rapide offert par les blogs ou les réseaux sociaux, qui foisonnent, y compris dans le domaine de la sécurité. Les journalistes perdent peu à peu leur principal soutien et donc leur principale boussole éthique. Jusqu’à ce qu’ils en retrouvent les faveurs… Bibliographie F. Berger, Journaux intimes, Laffont, Paris, 1992. J-M. Charon, Les journalistes et leur public : le grand malentendu, Vuibert, Paris, 2007. C. Clerc, Le bonheur d’être français, Grasset, Paris, 1982. K. Laske, L. Valdiguie, Le vrai «Canard», Stock, Paris, 2008. G. Marion, Profession «fouille-merde», Seuil, Paris, 2008. P. Pean, P. Cohen, La face cachée du «Monde», Mille et une nuits, Paris, 2003. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 74 La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management A en croire une étude canadienne, la fraude interne amputerait de 5% le chiffre d’affaires des entreprises. Si le contrôle interne est la voie privilégiée pour s’en protéger, Anne Sachet-Milliat défend ici l’idée qu’un management éthique de la part de l’entreprise réduit également l’ampleur de la fraude commise par les salariés. Une thèse inspirée par la sociologie du crime américaine qui insiste sur la pression, intentionnelle ou non, de l’organisation sur le comportement des salariés qui la composent. L’auteur avance alors des solutions de management devant permettre de prévenir la fraude au sein des entreprises : des techniques de recrutement éthiques, une sensibilisation accrue des salariés autour des chartes éthiques, une politique de rémunération équitable ou encore la création d’une fonction conformité sociale chargée de contrôler l’application des normes éthiques au sein de l’entreprise. Une démonstration convaincante que l’éthique d’entreprise peut servir les intérêts de la Sûreté. Le renforcement de l’éthique des salariés constitue un enjeu important pour les entreprises en raison des conséquences très néfastes que peuvent avoir les comportements non éthiques et délinquants sur le fonctionnement des firmes. D’après l’enquête réalisée par PricewaterhouseCoopers en 2009 sur la fraude, 30% des entreprises interrogées dans le monde (26% des firmes européennes) déclarent avoir été victimes d’une fraude au cours de la dernière année. Dans plus de la moitié des cas les auteurs des fraudes sont les propres salariés de l’entreprise. Outre les coûts économiques directs1, les comportements non éthiques des employés font courir aux entreprises des risques en matière de réputation, de poursuites judiciaires et de performance boursière. La plupart des travaux portant sur la fraude, qu’ils soient l’œuvre de praticiens ou de chercheurs, portent sur une forme particulière de fraude, celle commise par les salariés dans le cadre de leur fonction pour leur bénéfice 1 75 personnel, à l’insu de leur employeur. Le vol dans les stocks par un employé, l’acceptation par un acheteur d’un pot-de-vin pour favoriser un client, appartiennent à cette catégorie. Pourtant, un autre type de délinquance d’affaires sévit également fréquemment dans les organisations, comme l’ont mis en évidence les sociologues du crime américains Sutherland (1940, 1983), inventeur du concept de délinquance en col blanc, et Clinard et Yeager (1980). Il s’agit des délits perpétrés par des individus ou groupes d’individus agissant pour le compte d’une entreprise, en accord avec ses objectifs, qui peut être dénommée délinquance d’entreprise (corporate crime) ou criminalité organisationnelle (organizational crime). Les exemples abondent dans le monde de l’entreprise : corruption active pour obtenir un contrat, ententes illicites, espionnage industriel, recrutement discriminatoire par un consultant d’un cabinet de recrutement… Les pressions exercées sur les salariés par la hiérarchie pour atteindre les objectifs de l’organisation peuvent être fortes et les D’après l’enquête PWC 2007 (plus précise sur ce thème que l’enquête 2009), les pertes moyennes dans le monde pour les entreprises victimes de fraude sont estimées à 1,7 millions d’euros sur deux ans. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 conduire de façon plus ou moins directe à transgresser la loi (Clinard 1983). La déviance peut être non planifiée et non intentionnelle, mais est parfois délibérée lorsque les dirigeants poussent leurs subordonnés à adopter des comportements délictueux pour le compte de l’entreprise (Ermann et Lundman 2002). Les pressions exercées par l’équipe dirigeante pour obtenir la collaboration des salariés, en particulier des cadres, à la délinquance d’affaires reposent sur les différentes modalités d’expression de l’influence sociale telles que l’incitation, la manipulation, le management par la peur et les ordres directs (Sachet-Milliat 2005). Ressources Humaines peuvent intégrer les critères éthiques dans leurs procédures d’embauche pour recruter des collaborateurs intègres. L’influence des chartes éthiques et de la sensibilisation à l’éthique sur les comportements des salariés fera ensuite l’objet d’une analyse. Puis nous soulignerons l’importance de renforcer les comportements éthiques au moyen d’une politique de rémunération équitable. Enfin, nous nous interrogerons sur l’intérêt de créer une fonction conformité sociale au sein des entreprises. La déviance peut être non planifiée et non intentionnelle, mais est parfois délibérée lorsque les dirigeants poussent leurs subordonnés à adopter des comportements délictueux pour le compte de l’entreprise. Il semble légitime pour un employeur souhaitant promouvoir l’éthique au sein de son organisation de tenter de choisir les collaborateurs les plus honnêtes. Les études sur les caractéristiques psychologiques pouvant prédisposer les individus à commettre des actes non éthiques apportent des pistes de réflexion au recruteur qui souhaiterait intégrer les critères éthiques au processus de sélection du personnel. Bien entendu, l’évaluation de l’éthique d’un candidat ne peut être effectuée que dans le respect de la législation en matière de recrutement. Le contexte organisationnel exerce par conséquent une forte influence, sans doute même prépondérante, dans le passage à l’acte frauduleux par les salariés, au-delà leurs caractéristiques personnelles, telles que les traits de personnalité, le processus de socialisation ou la situation financière2. Parmi les principaux facteurs organisationnels de fraude identifiés par les spécialistes de la délinquance d’affaires figurent les règles de gouvernance, la structure organisationnelle, la qualité du contrôle interne et la culture organisationnelle elle-même influencée par les pratiques de management. L’objectif de cette contribution est de proposer des pistes de réflexion sur la façon dont une organisation peut créer un contexte favorable à la prévention des comportements frauduleux ou non-éthiques par l’adoption de pratiques éthiques de management. Nous étudierons tout d’abord sous quelles conditions les responsables des 2 3 Les enjeux éthiques et légaux de la sélection de salariés intègres3 Bien entendu, l’évaluation de l’éthique d’un candidat ne peut être effectuée que dans le respect de la législation en matière de recrutement. En particulier, les informations demandées au candidat «ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier sa capacité à occuper l’emploi proposé ou ses aptitudes professionnelles» (article L.121-6). Le lien doit être justifié et proportionné à la finalité de l’emploi et à celle de l’entreprise. Un recrutement sur des critères éthiques ne peut se justifier au regard de la loi, que pour des postes sensibles, au sein Les modèles de prise de décision éthique mettent en évidence l’interaction entre des facteurs individuels et situationnels, cf par exemple les travaux de Trevino 1986, Bommer et al. 1987. Je remercie Yvan Loufrani, Professeur de droit social à l’ISC Paris, Président de Tripalium et consultant en stratégie sociale pour son éclairage de juriste. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 76 La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management d’organisations dont l’objet social est directement en rapport avec l’éthique, par exemple un comptable dans une association caritative, un auditeur dans une agence de notation sociale ou un déontologue dans une entreprise de commerce équitable. Pour les autres types d’emplois, la solution la plus adéquate, tant du point de vue légal qu’éthique, pour s’assurer de l’honnêteté d’un candidat, semble être la vérification des références professionnelles et des diplômes (Gallet 2005), en ayant préalablement averti le candidat des investigations menées. Le recruteur ne peut bien évidemment pas sélectionner les candidats sur la base de variables démographiques telles que le sexe, l’âge, ou la religion même si ces dernières influent sur le niveau de développement moral, selon de nombreuses études empiriques sur le processus de décision éthique (Low et al. 2000), car la loi interdit la discrimination directe ou indirecte en matière de recrutement. En outre les résultats de ces études sont parfois hétérogènes et ne permettent pas d’établir des corrélations indiscutables. Les méthodes de recrutement utilisées doivent être fiables pour être conformes à l’obligation de pertinence (cf. circulaire du 15 mars 1993). Doivent donc être écartées les méthodes présentant une marge d’erreur importante, ce qui est le cas des tests d’intégrité couramment utilisés aux Etats-Unis. De même, il semble risqué sur le plan légal et a fortiori éthique de recourir à des tests de personnalité qui viseraient à repérer certains traits de personnalité susceptibles de favoriser l’adoption de comportements non éthiques, comme la faiblesse de l’ego, le sentiment de contrôle externe ou le machiavélisme. En effet, il faudrait pouvoir établir avec certitude un lien entre ce type de traits de personnalité et le niveau éthique du comportement, ce qui semble loin d’être le cas dans l’état actuel des connaissances sur le processus de prise de décision éthique. Dès lors, une piste intéressante pour le recruteur consisterait, lors de la phase de l’entretien, à interroger le candidat sur son vécu concernant les décisions éthiques passées, en se limitant au strict cadre professionnel. Même si le candidat possède toujours la liberté de masquer certains faits, 77 il peut être intéressant de savoir s’il a été confronté à des dilemmes éthiques au cours de son parcours professionnel et comment il les a résolus, l’important étant surtout d’observer son raisonnement éthique. Le recours à des méthodes permettant de détecter les individus à risque, aussi légitime soit-il du point de vue de l’organisation, doit toujours être fait dans un souci du respect de la vie privée du candidat et du principe de non-discrimination à l’embauche. L’usage de moyens non éthiques pour sélectionner le personnel a des effets très dévastateurs sur le moral et la motivation des salariés. Une organisation pourra difficilement exiger de ses salariés qu’ils se comportent de façon morale si elle-même ne respecte pas des standards éthiques élevés dans sa gestion des ressources humaines. Une organisation pourra difficilement exiger de ses salariés qu’ils se comportent de façon morale si elle-même ne respecte pas des standards éthiques élevés dans sa gestion des ressources humaines. Au-delà de l’intégration de critères éthiques dans le recrutement, l’organisation doit également se préoccuper de faire évoluer le niveau éthique de ses collaborateurs actuels. Chartes et sensibilisation à l’éthique La formalisation des valeurs et principes, que l’entreprise souhaite voir appliquer, au sein de chartes éthiques ou codes de conduite est devenue une pratique courante des grands groupes internationaux depuis une vingtaine d’années. Les motivations à l’origine de l’adoption de cet outil de gestion sont diverses (Mercier 1999, Ballet et de Bry 2001). Dans le meilleur des cas, il s’agit d’institutionnaliser les valeurs de l’entreprise et de promouvoir un niveau d’éthique supérieur aux exigences légales en créant une référence culturelle commune. De façon plus pragmatique, la formalisation de l’éthique peut être opérée dans une optique défensive en réaction à des scandales S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 qui ont mis à mal la réputation de l’entreprise ou pour mieux contrôler les comportements déviants des salariés et se couvrir en cas de poursuites judiciaires. En particulier, dans le contexte institutionnel américain, les Federal Guidelines for sentencing Organisations recommandent depuis 1991 les dispositions suivantes pour pouvoir obtenir des circonstances atténuantes et donc un allègement substantiel des amendes en cas de poursuites judiciaires : établir des principes et procédures guidant les comportements non éthiques, nommer un ou plusieurs responsables de l’éthique, sensibiliser les salariés à ces principes et procédures par la distribution de documents et la formation, mettre en place des mécanismes de contrôle et des systèmes de sanction des comportements déviants. Ce texte a donc joué un rôle primordial dans la diffusion des codes d’éthiques au sein des firmes anglo-saxonnes et leurs filiales étrangères, ainsi que dans la mise en place de structures et politiques dédiées à l’éthique. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’institutionnaliser les valeurs de l’entreprise et de promouvoir un niveau d’éthique supérieur aux exigences légales en créant une référence culturelle commune. La portée juridique du code varie selon les contextes institutionnels. Aux Etats-Unis, le non respect du code de conduite par le salarié peut l’exposer à une sanction si l’employeur peut prouver que ce dernier en a eu connaissance. Ceci explique que tout nouvel employé doive signer un récépissé dans lequel il s’engage à respecter les principes et valeurs du code de conduite. En France, aucune réglementation ne reconnaît sa valeur juridique sauf dans le cas où il peut être assimilé au règlement intérieur. Le contenu des codes d’éthique varie en fonction de la culture d’entreprise, les documents pouvant être à dominante incitative lorsqu’ils reposent sur l’adhésion des salariés aux valeurs de l’entreprise ou à dominante coercitive s’ils sont constitués en majeure partie de règles auxquelles les employés doivent se soumettre. Les codes intègrent également une dimension instrumentale (Loosdregt 2004) en précisant la conduite à tenir en cas de problème éthique, par exemple se référer à son supérieur hiérarchique immédiat ou, en cas d’impossibilité, contacter le responsable éthique, recourir à un système d’alerte éthique etc. Les employés des entreprises possédant un code d’éthique perçoivent leur organisation comme plus éthique. L’efficacité réelle de cet outil de gestion sur les comportements est en revanche plus difficile à démontrer. Alors que la formalisation de l’éthique est une pratique largement répandue au sein des entreprises, rares sont les études empiriques qui mesurent leur efficacité sur les comportements des salariés. L’utilité des codes semble résider dans leur portée symbolique, la formalisation des valeurs et principes au sein d’un document écrit attestant de l’intérêt que porte la direction à l’éthique. Les employés des entreprises possédant un code d’éthique perçoivent leur organisation comme plus éthique. L’efficacité réelle de cet outil de gestion sur les comportements est en revanche plus difficile à démontrer. L’effet semble particulièrement négatif en cas d’absence de cohérence entre le contenu du code et les pratiques de l’entreprise (Loosdregt, op. cit). Il importe en tout cas de ne pas réduire l’éthique à un simple outil de management. De manière concomitante à la généralisation de la formalisation de l’éthique dans les entreprises, la formation à l’éthique des affaires a connu un essor considérable dans les entreprises américaines et européennes au cours des vingt dernières années. L’objectif principal des formations à l’éthique est d’accroître la prise de conscience des individus de la dimension éthique liée à diverses situations de travail. L’absence de formation à la prévention des risques peut conduire les salariés à commettre des actes délictueux par ignorance des S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 78 La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management enjeux éthiques ou légaux. La sensibilisation à l’éthique aide les employés à comprendre les standards éthiques ainsi que leur application à des décisions prises dans le cadre professionnel. Les salariés apprennent à identifier les situations dans lesquelles une décision éthique est en jeu, à mieux connaître les valeurs de l’organisation, à évaluer les conséquences d’une décision éthique, à savoir quelle attitude adopter face à un collègue qui viole les standards éthiques, etc. (Thorne Le Clair et Ferrell 2000). l’éthique est promue au sein des entreprises. L’argumentaire en faveur de l’éthique devra se détacher à l’avenir de l’optique utilitariste («ethic pays») pour prendre en compte d’autres dimensions de l’éthique qui sont valorisées par les managers. De même, les matériaux pédagogiques utilisés, notamment le recours à des scénarios, jusqu’à présent fortement imprégnés par la philosophie utilitariste, devront évoluer pour intégrer d’autres approches normatives (Mc Donald et Pak, op.cit.). La démarche éthique de Suez Le programme ne doit pas uniquement se focaliser sur la position de la société en matière d’éthique mais également former les employés à penser par eux-mêmes à l’impact de leurs choix sur autrui. Le programme ne doit pas uniquement se focaliser sur la position de la société en matière d’éthique mais également former les employés à penser par eux-mêmes à l’impact de leurs choix sur autrui. L’enseignement de l’éthique sera d’autant plus efficace qu’il est adapté à leur environnement de travail. Les programmes de formation à l’éthique peuvent également s’inspirer de l’approche spécifique mise au point par Kohlberg et ses collègues, dont l’objectif est de faire progresser les individus dans leur capacité de raisonnement éthique. Les participants à ce type de formation sont exposés à des modes de raisonnement correspondant à un stade de développement moral supérieur au leur, de manière à expérimenter un déséquilibre cognitif qui va les amener à s’interroger sur leurs principes éthiques et à restructurer leur mode de raisonnement (Trevino 1986). Les résultats des différentes études sur la philosophie éthique des managers sont également riches d’enseignement en matière de formation à l’éthique (McDonald et Pak 1996). Le fait que les cadres de raisonnement moral des managers ne se limitent pas à l’utilitarisme mais intègrent également une perspective déontologique, amène à remettre en question la façon dont 79 Lors de la fusion de Suez avec Lyonnaise des Eaux en 1997 a été réalisé un travail sur les valeurs fondamentales du groupe qui s’est concrétisé par la rédaction d’une charte éthique puis d’un code de conduite détaillant comment s’appliquaient concrètement les grands principes. La charte a été éditée sous format papier en six langues. Elle a d’abord été présentée et mise en perspective avec l’ensemble du dispositif éthique par le président à son comité de direction puis diffusée en cascade à tous les étages de la hiérarchie afin que chacun puisse manifester son adhésion aux valeurs de l’entreprise. Le recours aux responsables opérationnels a permis une adaptation du code aux réalités auxquelles sont confrontés les salariés sur le terrain. La charte a été renouvelée en 2006 et envoyée par e-mail aux 75 000 collaborateurs qui disposaient d'une boîte électronique, en 17 langues. Les autres salariés peuvent la consulter sur un site dédié à l'éthique qui contient également des quizz pour tester leur niveau de connaissance. Par ailleurs, des modules de formation de quatre heures ont été créés pour le management de haut niveau et les hauts potentiels. Un programme d'initiation à l'éthique des affaires, destiné à toutes les catégories de personnel, a été lancé en 2007 sous forme de e-learning. Ensuite, un deuxième niveau plus spécialisé cible les salariés particulièrement concernés par certaines situations à risque et traite par exemple de thèmes tels que le droit de la concurrence dans l'Union européenne ou les règles éthiques dans les marchés publics. L’instauration d’une démarche éthique chez Suez s’est accompagnée de la nomination d’un déontologue assortie de la création d’un S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 réseau de 93 déontologues dans le monde et d’une Direction de l’éthique. Le Directeur de l’éthique réunit le réseau des déontologues tous les ans pendant deux jours avec une dizaine de patrons de business units des quatre branches de l'entreprise afin de les impliquer dans les projets dès leur origine. A l’heure actuelle a été ajouté le principe de compliance, c’est-à-dire de conformité à l’ensemble des normes légales ou éthiques. Un système d'engagement des présidents des différentes branches a été mis en place consistant à signer chaque année une lettre de conformité aux dispositions éthiques dans laquelle ils détaillent leurs actions. Sources : H-B. Loosdregt, Prévenir les risques éthiques de votre entreprise, INSEP Consulting Ethique et Valeurs chez Suez entre 1997 et 2003. Interview de G. Kuster, Directeur de l’éthique de Suez, Journaldunet.com/Management/direction générale, 2007. Quelles que soient les méthodes pédagogiques utilisées, la formation des salariés à l’éthique des affaires ne sera réellement efficace que si elle s’insère dans une politique de l’organisation beaucoup plus globale en faveur de l’éthique. La politique de sanctions/récompenses, le comportement des dirigeants du fait de leur rôle d’exemplarité, la culture de l’entreprise et l’existence de procédures de contrôle appropriées sont autant de facteurs organisationnels ayant une influence fondamentale sur le climat éthique d’une organisation. La politique de sanctions/récompenses, le comportement des dirigeants du fait de leur rôle d’exemplarité, la culture de l’entreprise et l’existence de procédures de contrôle appropriées sont autant de facteurs organisationnels ayant une influence fondamentale sur le climat éthique d’une organisation. Le renforcement des comportements éthiques par une politique de rémunération équitable Le risque éthique d’un système de rémunération nous semble recouvrir deux principaux aspects : d’une part les effets de l’injustice perçue par les salariés sur leur loyauté envers l’organisation, d’autre part l’impact des critères d’évaluation sur les comportements des employés. Equité du système de rémunération et loyauté des salariés Selon les travaux pionniers d’Adams (1963) dans le domaine de la psychologie sociale, les salariés comparent leur contribution à la rétribution reçue en contrepartie. La théorie de l’équité, déjà ancienne, a fait l’objet de maintes contributions et prolongements, témoignant ainsi de sa place centrale en Gestion des Ressources Humaines. Nous nous contenterons ici d’en rappeler les grandes lignes. Selon les travaux pionniers d’Adams (1963) dans le domaine de la psychologie sociale, les salariés comparent leur contribution à la rétribution reçue en contrepartie. A l’heure actuelle, la contribution intègre des éléments variés tels que les efforts fournis, les résultats obtenus, les compétences acquises, le temps de travail ou l’ancienneté. La rétribution, quant à elle, englobe des éléments monétaires qui correspondent aux différentes composantes de la rémunération globale (salaire de base, partie variable, périphériques légaux et statutaires) et non-monétaires, tels que les conditions de travail, le statut social, les perspectives de carrières et la reconnaissance. Les employés confrontent ce ratio contribution/rémunération à celui d’autres salariés membres de la même organisation ou d’organisations concurrentes. Le sentiment d’équité ou à l’inverse d’iniquité qui en résulte est de nature subjective puisque chaque individu a sa propre manière de percevoir sa contribution et la rétribution qu’il reçoit S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 80 La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management en échange, de même que celles des salariés qu’il prend comme référence. Les comparaisons deviennent d’autant plus difficiles que le contenu des emplois est complexe et que la rémunération s’individualise. Adams montre que les salariés estimant n’être pas rémunérés à leur juste valeur vont ressentir un état de tension psychologique qui va influer négativement sur leur motivation et engendrer des comportements visant à rétablir la justice. Ces salariés vont tenter, soit de diminuer leur contribution notamment par un absentéisme croissant ou une baisse de leur productivité, soit d’augmenter leur rétribution par des moyens licites, tels qu’une demande d’augmentation de salaire, ou illicites comme le détournement frauduleux des actifs de leur organisation. Adams montre que les salariés estimant n’être pas rémunérés à leur juste valeur vont ressentir un état de tension psychologique qui va influer négativement sur leur motivation et engendrer des comportements visant à rétablir la justice. Les travaux, dans le domaine de la criminologie, des sociologues appartenant au courant de l’association différentielle (Cressey 1986), ont montré que rares sont les fraudeurs se considérant comme de vrais délinquants. Afin de justifier leurs actes à leurs propres yeux et à ceux d’autrui, ils ont recours à différentes techniques de neutralisation. L’une des méthodes de rationalisation de leur comportement les plus courantes consiste à considérer le revenu illicite comme le complément légitime d’une rémunération perçue comme injuste. Plusieurs travaux conceptuels ou empiriques sont concordants avec la théorie de l’équité. Ainsi, Hollinger et Clark (1982) suggèrent que les vols commis par les employés sur le lieu de travail sont liés à un sentiment d’injustice. Mars (1974) a constaté lorsqu’il a interrogé des serveurs d’hôtel et des dockers que ces derniers ne considéraient pas le vol comme un acte déplacé mais au contraire «comme un complément de salaire moralement justifié, un dû de la part d’employeurs exploiteurs». 81 Greenberg (1990) a, pour sa part, montré que l’impact d’une réduction de salaire sur les vols commis par des salariés dans trois usines américaines était différent selon la façon dont le dirigeant leur annonçait la nouvelle. Si le dirigeant faisait part des restrictions salariales de façon brutale, ces dernières étaient alors vécues comme une injustice par les employés et se traduisaient par un quasi triplement des vols commis. En revanche, lorsque le dirigeant faisait preuve d’empathie en prenant la peine d’expliquer les raisons aux salariés (annulation d’un gros contrat et risque de licenciements) et en appliquant la mesure à l’ensemble des salariés sans favoritisme, y compris à lui-même, les vols augmentaient de façon nettement plus modérée. Les résultats de Greenberg confortent l’idée, soutenue par la théorie de l’équité, selon laquelle les salariés s’estimant injustement rétribués compensent d’une manière détournée le manque à gagner. Ils démontrent également la pertinence de la théorie de la justice procédurale. Si le dirigeant faisait part des restrictions salariales de façon brutale, ces dernières étaient alors vécues comme une injustice par les employés et se traduisaient par un quasi triplement des vols commis. Les travaux plus récents dans le prolongement de la théorie de l’équité d’Adams mettent en effet en lumière le fait que le sentiment d’équité éprouvé par les salariés dépend non seulement de la justice perçue de la rétribution allouée, dénommée justice distributive mais également du degré de légitimité accordé au processus de décision en matière salariale, correspondant à la justice procédurale (Thibaut et Walker 1975). Intervient également dans la construction de ce sentiment d’équité la qualité des relations interpersonnelles avec la hiérarchie, le respect des collaborateurs étant essentiel pour développer la perception de justice interactionnelle (Bies et Mog 1986). Le concept de justice organisationnelle forgé par Greenberg intègre les trois formes de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 justice distributive, procédurale et interactionnelle. Plusieurs conditions doivent être réunies au sein des entreprises pour garantir la justice organisationnelle et provoquer la satisfaction des employés à l’égard de la politique de rémunération (Peretti 2004, Roussel et Mesrar 2007) : le respect des règles légales et conventionnelles, la transparence de la procédure, l’absence de discrimination, la cohérence des décisions dans le temps et entre les différentes entités de l’entreprise, la participation du salarié au processus de décision et la possibilité pour lui de faire appel d’une décision en cas de désaccord et, sans doute un des éléments les plus importants, l’existence de critères objectifs d’évaluation des contributions, d’augmentation des salaires et d’octroi de primes variables. Critères d’évaluation et niveau éthique des comportements Comme l’ont mis en évidence les comportementalistes, le système de sanctions/récompenses constitue un instrument puissant d’incitation à se conformer aux objectifs (éthiques ou non éthiques) de l’organisation. La politique de rémunération adoptée au sein d’une organisation revêt donc une importance particulière dans l’encouragement ou au contraire la prévention des comportements non éthiques. La politique de rémunération adoptée au sein d’une organisation revêt donc une importance particulière dans l’encouragement ou au contraire la prévention des comportements non éthiques. Les critères d’évaluation sur lesquels se basent les responsables RH pour fixer les rémunérations permettent de clairement informer les salariés sur les comportements qui sont valorisés par l’organisation. Une focalisation trop forte sur l’obtention de résultats à court terme sans intégrer des critères prenant en compte les moyens employés est considérée par Cooke (1991) comme un facteur de risque éthique. Le fait, par exemple, d’avoir fait dépendre les bonus des employés des banques américaines des montants des crédits accordés sans tenir compte de la solvabilité des emprunteurs explique en partie les graves dérives dans le système bancaire entrainant la crise des subprimes en 2008. L’indexation croissante des rémunérations des dirigeants, mais également des managers et des membres des conseils d’administration, sur la performance boursière à court terme, via notamment l’attribution de stock options, peut les inciter à des prises de risque en matière de stratégie au mépris parfois de l’éthique des affaires, voire du droit. Le fait, par exemple, d’avoir fait dépendre les bonus des employés des banques américaines des montants des crédits accordés sans tenir compte de la solvabilité des emprunteurs explique en partie les graves dérives dans le système bancaire entrainant la crise des subprimes en 2008. En outre, le recours à certaines méthodes d’évaluation des performances des salariés est de nature à développer un climat de peur chez les employés qui se sentent constamment soumis à la pression de réussite (Aubert et Gaulejac 1991) et au risque de licenciement en cas de baisse de leurs résultats. Par exemple, le forced ranking qui consiste à noter et à classer les salariés dans des catégories allant du plus performant au plus médiocre selon des quotas prédéterminés, a sans doute contribué, dans une entreprise comme Enron, à obtenir la collaboration aveugle des salariés, les élus du système étant très généreusement récompensés tandis que les salariés en queue du peloton étaient licenciés sans état d’âme (Sachet-Milliat 2005, op. cit.). L’étude 2009 sur la fraude du cabinet PriceWaterhouseCoopers, évoquée précédemment, souligne que parmi les entreprises percevant un risque accru de fraude en période de crise, 68% attribuent cette augmentation à l’intensi- S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 82 La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques de management fication des incitations et des pressions sur les salariés. Parmi les facteurs de pression les plus pointés du doigt, arrivent en premier les objectifs plus difficiles à atteindre, la peur de perdre son emploi et la volonté de réaliser ses objectifs pour toucher son bonus. Cette enquête, fondée sur les perceptions des dirigeants et managers d’entreprises issues du monde entier, semble donc conforter les travaux menés en sociologie du crime. Les systèmes de rémunérations de plus en plus individualisés ont renforcé le pouvoir décisionnel des DRH et des managers de proximité. Une politique de rémunération équitable, reposant sur des critères autres que la performance à court terme, semble donc une condition nécessaire pour que les salariés se comportent de façon éthique au travail. Les systèmes de rémunérations de plus en plus individualisés ont renforcé le pouvoir décisionnel des DRH et des managers de proximité. Ces derniers ont par conséquent un rôle essentiel à jouer pour garantir la justice des décisions en matière salariale en faisant respecter des règles et procédures objectives et équitables et en développant des relations fondées sur le respect avec leurs collaborateurs. La création d’une fonction conformité sociale Afin de maîtriser le risque de non-conformité juridique et éthique dans le domaine social pourrait être créée une fonction conformité sociale à l’instar des fonctions conformité des groupes anglo-saxons (Loufrani et SachetMilliat 2010). De manière générale, la fonction conformité est une fonction indépendante qui identifie, évalue et contrôle le risque de nonconformité à des dispositions de nature réglementaire ou législative, à des normes professionnelles ou déontologiques et également aux principes et valeurs auxquels l’entreprise se réfère. Elle a pour rôle essentiel d’être le garant de l’application effective de la politique d’intégrité de l’entreprise (Ethics 83 Resource Center 2007). La fonction conformité est à l’heure actuelle essentiellement centrée, dans les entreprises anglo-saxonnes et leurs filiales européennes, sur la dimension financière et la gouvernance d’entreprise. Il nous semble utile dans un contexte européen où la législation sociale est beaucoup plus développée et contraignante de réfléchir à la déclinaison de cette fonction dans le domaine social et sociétal. Cette fonction pourrait notamment permettre d’identifier la législation sociale en vigueur et les référentiels internes et externes en matière de Responsabilité Sociale de l’Entreprise, tels que les règles déontologiques, les principes et valeurs formalisés dans les codes d’éthique ou le pacte mondial de l’ONU, d’évaluer les risques de non-conformité sociale, d’élaborer avec la direction les procédures et instructions à destination du management pour la mise en œuvre de la politique de conformité sociale. La fonction conformité sociale pourrait logiquement se rattacher à la fonction Ethique et conformité, lorsqu’elle existe, notamment dans les filiales européennes des multinationales anglo-saxonnes, ou pourrait dans le cas contraire, rendre directement compte à la direction générale ou être intégrée à la DRH ou la Direction du Développement Durable. La fonction conformité sociale pourrait logiquement se rattacher à la fonction Ethique et conformité, lorsqu’elle existe, notamment dans les filiales européennes des multinationales anglo-saxonnes, ou pourrait dans le cas contraire, rendre directement compte à la direction générale ou être intégrée à la DRH ou la Direction du Développement Durable. Conclusion Une organisation souhaitant promouvoir des comportements plus éthiques en son sein doit nécessairement adopter une gestion des ressources humaines respectueuse de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 l’individu et intégrer la dimension éthique dans l’ensemble de ses pratiques de management. Les différents leviers d’action dont dispose le gestionnaire des ressources humaines tels que la politique de recrutement, de formation, de rémunération, de gestion des carrières permettent alors d’améliorer le niveau de développement moral des membres de l’organisation et de les inciter à se comporter de façon éthique. En outre, la satisfaction au travail et le sentiment d’appartenance qui en découlent constituent les meilleurs remparts contre les actes déviants commis par les salariés sur le lieu de travail. La prise en compte de la dimension éthique dans le domaine social permet de mieux préciser le contour d’un nouveau contrat psychologique entre l’employeur et le salarié favorisant une meilleure convergence de leurs intérêts et valeurs mutuels (Ballet et De Bry 2001). Se pose en dernier ressort la question de la réelle volonté politique d’un certain nombre d’entreprises en matière de moralisation de leurs pratiques et par conséquent de celles de leurs salariés. Les responsables des Ressources Humaines se trouvent souvent tiraillés entre des exigences contradictoires qui rendent leur rôle de garant des valeurs éthiques difficile à remplir. R.J. Bies et J.S. Mog,, «Interactional justice : communication criteria for fainess» in B. Sheppard (Ed), Research on negociation in organisations, vol.1, JAI Press, Greenwich, CT, p.43-55, 1986. M. Bommer, C. Gratto, J. Gravander, M. Tuttle, «A behavioral model of ethical decision making», Journal of Business Ethics 6 (1987) p.265-280. M.B. Clinard, Corporate ethics and crime, Sage Publications, USA., 1983. M.B. Clinard et P.C. Yeager, Corporate crime, Free Press New York, 1980. J.S. Coleman, «Organizational Actors and the Irrelevance of persons», in The asymmetric society, pp.9-30, Syracuse University Press, New York, 1982. R.A. Cooke, «Danger signs of unethical behavior : how to determine if your firm is ethical risk», Journal of Business Ethics 10, p.249-253, 1991. D.R. 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La corruption étant le fait d’hommes, toute démarche préventive devra s’appuyer en premier lieu sur ces derniers. Or, parce que l’éthique est justement du ressort des individus, elle est incontournable dans la lutte contre la corruption. Mais l’éthique ne suffit pas à elle seule et doit s’accompagner d’un corpus de normes légales dissuasives et de règles déontologiques acceptées par les salariés. En effet, c’est en encadrant l’action de l’individu et en influant positivement sur lui que l’entreprise pourra déployer un système de «gestion de l’intégrité» efficace. La réflexion sur l’éthique dans une époque de changements accélérés et de questionnement axiologique épineux représente un défi complexe mais nécessaire. La lutte contre les comportements érigés en infractions doit s’organiser aussi bien sur le plan répressif que préventif. En droit pénal, la peine ne poursuit d’ailleurs pas qu’un but purement expiatoire. Elle vise également à dissuader la personne condamnée de récidiver et, d’une manière plus générale, à freiner la tentation de passer à l’acte de tout auteur potentiel. Le combat contre la corruption n’échappe pas à la règle. Partant du postulat – réaliste – qu’il est préférable de prendre des mesures efficaces en amont, pour empêcher que ce fléau ne puisse déployer ses effets néfastes, plutôt que de devoir le réprimer en aval, la présente contribution se propose d’entamer une analyse sur le rôle que peut jouer l’éthique dans une perspective de prévention. La lutte contre les comportements érigés en infractions doit s’organiser aussi bien sur le plan répressif que préventif. 87 Dans un premier temps, nous rappellerons quelle est la définition de la corruption, en tentant de décrypter l’essence de ce comportement. Nous poursuivrons notre examen en résumant comment la communauté internationale s’est mobilisée ces dernières années sur le plan juridique pour la combattre. Afin d’illustrer de manière concrète la réalité légale, nous esquisserons le contenu de l’arsenal juridique suisse. Après ces développements destinés à apporter l’éclairage conceptuel nécessaire à la compréhension de la thématique, nous nous focaliserons sur l’examen du rôle que peut jouer l’éthique pour empêcher la corruption dans l’entreprise. Notre objectif consiste à montrer quels sont les enjeux, mais aussi les limites, pour cette dernière et à décrire les bases sur lesquelles il est possible d’élaborer un système de gestion de l’intégrité efficace. Les caractéristiques fondamentales de la corruption La conception classique empreinte de connotation morale Platon, Aristote, Thucydide et Machiavel utilisaient le terme de «corruption» avant tout pour qualifier la santé morale de la société1. De S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 l’Antiquité grecque aux philosophes du XVIIIe siècle, l’expression qualifiait en effet une dégénérescence des institutions, plus précisément une dénaturation des principes qui constituent le fondement du système politique. Pour Montesquieu notamment, tous les gouvernements sont sujets à des corruptions. Il en existe selon lui trois espèces : le républicain, le monarchique et le despotique2. Ils naissent et meurent sous l’effet de contradictions logiques et politiques entre leur nature et leur principe. Si la nature représente ce qui fait être le gouvernement tel qu’il est, son principe correspond à ce qui le fait agir (son ressort, sa passion dominante). Pour la république, il s’agit de la vertu, pour la monarchie, l’honneur et pour le despotisme, la crainte. Pour le grand penseur, «la corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes»3. Par exemple, «le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander»4. «le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander» Les acceptions contemporaines morales et juridiques Dans nos sociétés contemporaines, la corruption désigne deux types de déviances. «Tout d’abord, le comportement du détenteur d’une 1 2 3 4 5 6 autorité qui, dans le cadre de ses fonctions, publiques ou privées, utilise sa situation de pouvoir pour détourner une règle, à son profit, ou à celui d’une autre personne. Ensuite, une conception plus extensive désigne le contournement ou la distorsion d’une norme professionnelle (bonne foi contractuelle), ou d’un principe moral (égalité de traitement) dont la sanction n’est pas précisément établie»5. Le terme latin «corrumpere» signifie détruire, altérer physiquement, mais aussi moralement, «rumpere» signifiant rompre. Le processus corruptif met en scène trois acteurs. Un corrupteur (extraneus), un corrompu (intraneus) et un tiers (entité privée ou publique) au service duquel le corrompu est censé œuvrer. Le corrupteur va tenter d’influencer le corrompu pour que celui-ci utilise le pouvoir dont il dispose, en vertu de la relation qui l’unit au tiers, en sa faveur ou au profit d’une autre personne qu’il souhaite avantager. La corruption implique donc un abus de pouvoir de la part de l’intraneus. Ce dernier viole – brise, pour reprendre l’étymologie – le principe de confiance sur lequel repose son lien avec l’entité qu’il devrait servir. Plus généralement, la corruption peut aussi représenter, pour l’un ou l’autre des acteurs, une rupture avec sa conscience. Il ne faut en effet pas sousestimer cet aspect moral et éthique de la problématique. Aussi bien l’extraneus que l’intraneus savent en principe, à des degrés divers certes, qu’ils portent atteinte à des valeurs. Enfin, souvent, un quatrième protagoniste, involontaire, vient compléter le schéma : le tiers exclu, la victime indirecte6, mise à l’écart par l’échange corrompu, par exemple le concurrent intègre dont l’offre pourtant meilleure n’a pas été retenue ou le candidat plus compétent qui a été écarté. Le droit ne sanctionne pas tous les comportements qui relèvent fondamentalement de la corruption. Mais, les définitions juridiques sont M. Johnston, «A la recherche de définitions : vitalité politique et corruption», Revue internationale des sciences sociales, no 149, La corruption dans les démocraties occidentales, UNESCO/érès, p. 372, septembre 1996. Montesquieu, De l’esprit des lois, volume I, Garnier-Flammarion, Première Partie, Livre II, Paris 1979. La «nature» de ces pouvoirs politiques se définit par la réponse à la question : «Qui gouverne ?» Dans le gouvernement républicain, c’est le peuple, en corps (démocratie) ou en partie (aristocratie). Dans la monarchie, c’est une seule personne sur la base de lois fixes et établies. Dans le despotisme, c’est également un individu, mais sans loi ni règle. Montesquieu, op. cit., Première Partie, Livre VIII, Chapitre Premier. Montesquieu, op. cit., Première Partie, Livre VIII, Chapitre II. P. Lascoumes, Corruptions, Presses de Science Po, p.36, Paris 1999. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent parfois, la corruption n’est en général pas une «infraction sans victime». Il s’agit en réalité d’une «infraction à double auteur», l’extraneus et l’intraneus étant tous les deux punissables, impliquant dans la plupart des cas une victime indirecte. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 88 Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption Le cas de la Suisse en général fondées sur le modèle que nous venons d’exposer. Selon les systèmes législatifs et les branches du droit envisagés, il existe bien sûr des formulations diverses pouvant impliquer des différences plus ou moins significatives dans l’interprétation ou l’application. Par exemple, en matière de corruption d’agents publics étrangers, en fonction du but corrupteur, deux grandes catégories de définitions se dégagent. D’un côté, certains pays, comme la France ou les États-Unis d’Amérique, prévoient que le paiement est effectué pour que l’agent agisse ou s’abstienne d’agir dans l’exécution de ses fonctions officielles. De l’autre, certains, comme l’Allemagne ou la Suisse, se référent à une violation, effective ou envisagée, d’une obligation de l’agent public7. Cependant, dans tous les cas, l’essence même de la relation triadique, dans sa funeste perversion, est identique. La mobilisation juridique pour lutter contre la corruption La multiplication récente des initiatives internationales Si la corruption est condamnée par de nombreux ordres juridiques depuis longtemps, notre époque se caractérise par une volonté salutaire d’harmonisation et de coordination des efforts au-delà des frontières. Des textes juridiques très anciens condamnaient déjà la corruption. Par exemple, vers la fin de la République romaine, différents écrits furent promulgués pour sanctionner les agents publics acceptant des avantages en échange d’une action ou d’une omission dans le cadre de leurs activités officielles. Le plus important est certainement la lex Julia repetundarum datant de 59 avant Jésus-Christ8. Beaucoup 7 8 9 10 11 89 plus récemment, pendant ces quinze dernières années, la mobilisation internationale a atteint un niveau jamais égalé. Si la corruption est condamnée par de nombreux ordres juridiques depuis longtemps, notre époque se caractérise par une volonté salutaire d’harmonisation et de coordination des efforts au-delà des frontières. Plusieurs conventions régionales ont été adoptées. L’Organisation des États américains a joué un rôle précurseur en organisant, le 29 mars 1996 à Caracas, la signature de sa Convention interaméricaine contre la corruption, entrée en vigueur le 6 mars 1997. Le 26 mai 1997 fut adoptée la Convention relative à la lutte contre la corruption impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États membres de l’Union européenne. La Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption le fut à Maputo le 11 juillet 2003. La Suisse a ratifié à ce jour deux textes régionaux : la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales9 et la Convention pénale sur la corruption du Conseil de l’Europe10. A ces deux accords internationaux s’ajoute une convention à caractère universel, celle des Nations Unies contre la corruption11. La sanction de la corruption en droit suisse Sur le plan pénal, aussi bien la corruption publique que privée sont punissables. La corruption est publique lorsque l’intraneus revêt la qualité d’agent public. Cette dernière notion est relativement large, puisqu’elle englobe toute personne qui accomplit une tâche dévolue à l’État. Elle recouvre les membres des autorités, c’est-à-dire les organes de la collectivité appartenant à l’un des trois pouvoirs, législatif, exécutif ou judiciaire, ainsi que les fonctionnaires12. La corruption privée peut se définir par défaut. Dans celle-ci, le corrompu est au service d’un tiers du secteur privé et n’accomplit pas de tâche publique. La corruption publique est sanctionnée L’article 322septies du Code pénal suisse (CPS) prévoit que l’acte, en relation avec son activité officielle que l’agent public est censé exécuter ou omettre, doit être «contraire à ses devoirs» ou dépendre de «son pouvoir d’appréciation». Digesta Iustiniani, 48.11 ; Codex Iustinianus 9.27. Entrée en vigueur pour la Suisse le 30 juillet 2000 et pour la France le 29 septembre 2000. Entrée en vigueur pour la Suisse le 1er juillet 2006 et pour la France le 1er août 2008. Entrée en vigueur pour la Suisse le 24 octobre 2009 et pour la France le 14 décembre 2005. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 essentiellement par l’article 281 CPS («corruption électorale») et par les articles 322ter à 322octies CPS. Ces derniers punissent la corruption au sens strict (corruption active et passive d’agents publics suisses ou étrangers) et celle au sens large (octroi ou acceptation d’un avantage en lien avec un agent public suisse). Dans tous les cas, le comportement, du point de vue de l’extraneus, consiste à offrir, promettre ou octroyer un avantage indu13 à un agent public pour que celui-ci adopte un certain comportement dans le cadre de son activité officielle. Dans la corruption au sens strict, il est censé omettre ou exécuter un acte qui corresponde à une violation de ses devoirs ou à l’exercice de son pouvoir d’appréciation. Dans celle au sens large, le but visé est qu’il accomplisse les devoirs de sa charge. Dans la corruption dite «passive», le mécanisme juridique est le même, à la différence que le comportement punissable consiste à solliciter, se faire promettre ou accepter l’avantage. La corruption privée est sanctionnée pénalement par l’article 4a de la loi fédérale contre la concurrence déloyale (LCD), en lien avec l’article 23 du même texte14. L’avantage indu est dans ce cas en lien avec un employé, un associé, un mandataire ou un autre auxiliaire d’un tiers du secteur privé censé exécuter ou omettre un acte en relation avec son activité professionnelle et qui soit contraire à ses devoirs ou dépende de son pouvoir d’appréciation. L’infraction n’est poursuivie que sur plainte, ce qui représente un obstacle important pour la répression. Le participant à l’infraction peut être une personne physique. L’entreprise, quant à elle, est punissable aux conditions posées par l’article 102 du Code pénal15. Son alinéa 2 12 13 14 15 16 prévoit qu’elle peut être sanctionnée d’une amende s’il doit lui être reproché de ne pas avoir pris «toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires» pour empêcher qu’une corruption publique active (art. 322ter ou 322septies alinéa 1 CPS), un octroi d’un avantage (art. 322quinquies CPS) ou une corruption privée active (art. 4a al. 1 let. a LCD) ne soit commis en son sein. Dans ce domaine, les règles extralégales jouent un rôle important pour concrétiser le contenu de l’obligation juridique formulée de manière très générale. En droit privé, un contrat de pot-de-vin, c’està-dire un accord «en vertu duquel une partie convainc l’autre au moyen d’une prestation d’avoir un comportement déterminé afin de s’assurer ainsi d’un avantage auquel elle n’aurait pas droit»16 est frappé de nullité par les articles 19 alinéa 2 et 20 alinéa 1 du Code des obligations (CO), parce qu’il est considéré comme «illicite» ou «contraire aux mœurs». Le contrat de base conclu subséquemment au processus corrupteur, par exemple celui de vente ou d’entreprise, est annulable, en particulier pour dol (art. 28 CO) ou erreur essentielle (art. 24 al. 1 ch. 4 CO). Le rôle préventif des normes extralégales : les fonctions respectives de l’éthique, de la morale et de la déontologie Nous ne considérons pas que les expressions «morale», «éthique» et «déontologie» soient synonymes. La première désigne un ensemble de normes destinées à favoriser la vie en communauté. Elle exerce une fonction régulatrice. La deuxième se rapporte à la réflexion Le Tribunal fédéral considère que ce terme «s’applique au fonctionnaire et à l’employé d’une administration publique ou de la justice. Sont aussi considérées comme fonctionnaires les personnes qui occupent une fonction ou un emploi à titre provisoire ou qui exercent une fonction publique temporaire. Selon la jurisprudence, est encore fonctionnaire […] celui qui exerce une fonction publique dans l’intérêt de la communauté, même s’il ne se trouve pas dans un rapport de service avec le pouvoir public. D’autre part, celui qui ne se trouve pas avec le pouvoir public dans un rapport de dépendance n’est pas un fonctionnaire, même s’il exerce une fonction à titre provisoire […]. Ce qui est déterminant, c’est donc que l’activité en cause est exercée dans l’intérêt de la communauté» (Journal des Tribunaux 1997 IV 70, 71 considérant 3a, arrêt du Tribunal fédéral 121 IV 216, 220). L’avantage est indu lorsque l’intraneus n’y a juridiquement pas droit. D’autres dispositions pénales peuvent punir des comportements correspondant à de la corruption privée. Par exemple, l’article 158 CPS relatif à la gestion déloyale permettrait de sanctionner un cadre d’une entreprise, disposant d’une large autonomie dans la gestion des intérêts pécuniaires de celle-ci, s’il touchait un pot-de-vin, à l’insu de son employeur, pour favoriser la conclusion d’un contrat entre ce dernier et la société de l’extraneus. Pour un intéressant cas d’application, voir l’arrêt du Tribunal fédéral 129 IV 124, Journal des Tribunaux 2005 IV 112. La notion d’«entreprise» est plus large que celle de « personne morale ». Selon l’article 102 alinéa 4 CPS, elle comprend : les personnes morales de droit privé, celles de droit public, à l’exception toutefois des corporations territoriales, les sociétés et les entreprises en raison individuelle. J-B. Zufferey-Werro, Le contrat contraire aux bonnes mœurs. Étude systématique de la jurisprudence et de la doctrine relatives aux bonnes mœurs en droit suisse des contrats, Éditions universitaires, N. 1257, p.279, Fribourg 1988. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 90 Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption Le cas de la Suisse sur la légitimité de la morale et des prescriptions qui lui sont liées. Elle reflète une position personnelle, un acte autonome de volonté. La troisième correspond quant à elle à l’ensemble des règles d’une profession donnée17. La prévention de la corruption au sein de l’entreprise relève principalement de cette troisième problématique. En effet, les deux autres jouent un rôle important, mais indirect, car elles sont liées intimement à la personne physique et non pas à l’institution elle-même. Les expressions «morale d’entreprise» ou «éthique d’entreprise» n’ont donc pas de sens. Il faudrait parler de morale ou d’éthique «dans» l’entreprise. Comme le souligne André Comte-Sponville, nous sommes soumis à quatre ordres (dans le sens pascalien de domaines ayant leur cohérence propre et leur indépendance relative par rapport aux autres)18. n’a pas de sentiments, pas d’éthique, pas d’amour : ça n’a que des objectifs et un bilan. […] Mais il faut ajouter très vite : c’est précisément parce qu’il n’y a pas de morale de l’entreprise, qu’il doit y avoir de la morale dans l’entreprise – par la médiation des seuls qui puissent être moraux, par la médiation des individus qui y travaillent, et spécialement (davantage de pouvoir, davantage de responsabilité) qui la dirigent. Et de même pour l’éthique : c’est parce que l’entreprise n’en a pas que les individus qui y travaillent ou la dirigent se doivent d’en avoir une.»19 • En partant de la base, le premier est l’ordre techno-scientifique, celui des faits. Ce niveau, fondamentalement amoral (ni moral, ni immoral), est structuré en fonction de ce qui est scientifiquement pensable et techniquement possible. La «loi» de l’offre et de la demande en fait partie. L’éthique et la morale relèvent donc de la responsabilité individuelle. Le refus de participer à une démarche de corruption est dans ce cas le fruit d’un choix personnel, si nous mettons de côté la question de la contrainte, relative ou absolue, ou de l’ignorance qui empêche de se forger une opinion libre et éclairée. Comme pour toute règle, les acteurs d’une organisation peuvent accepter de se plier aux injonctions ou recommandations qui leurs sont adressées pour deux raisons. Soit ils adhèrent aux normes qui leur sont imposées parce que l’examen éthique auquel ils se sont livrés les conduit à adopter cette attitude, ce qui est l’idéal, soit ils s’y plient par crainte des conséquences sociales ou légales d’une transgression. Les règles déontologiques peuvent jouer un rôle important en matière de prévention de la corruption. Il convient toutefois de les utiliser de manière réaliste et avec discernement. L’entreprise et ses collaborateurs veulent avant tout éviter de tomber sous le coup de la loi et être sanctionnés, civilement ou pénalement. La réflexion s’inscrit dans le cadre du deuxième ordre. Un programme de conformité (compliance) efficace et un bon système de contrôle interne doivent permettre le respect des impératifs juridiques. Les règles imposées de • Ce premier ordre est incapable de se limiter lui-même et il incombe à l’ordre juridico-politique, celui de la loi et de l’État, qui se trouve immédiatement au-dessus de lui, de s’acquitter de cette tâche. Par exemple, le droit stipule que l’entreprise ne peut licencier son employé avec effet immédiat que s’il existe un juste motif au sens de l’article 337 CO. • Le troisième ordre est celui de la morale, c’est-à-dire du devoir. • Le quatrième ordre est celui de l’éthique (ou de l’amour). Ces deux derniers ordres ne concernent l’entreprise que de façon médiate. «Une entreprise, ça n’a pas de devoirs : ça n’a que des intérêts et des contraintes. Une entreprise, ça 17 18 19 91 …c’est précisément parce qu’il n’y a pas de morale de l’entreprise, qu’il doit y avoir de la morale dans l’entreprise… Pour plus de détails définitionnels, voir en particulier : E. Fuchs, Comment faire pour bien faire ?, Labor et Fides, p.15-68, Genève 1995 ; Service Central de Prévention de la Corruption, Les éditions des Journaux officiels, p.13-24, Rapport 2002. A. Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, pp. 49 ss, Paris 2004. A. Comte-Sponville, op. cit., p.123. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 l’extérieur par le législateur sont essentielles puisqu’elles obligent l’entreprise à se structurer de manière à éviter la perpétration d’actes de corruption dans ses murs. La fonction de prévention générale de la peine, qui dépend de la sévérité de cette dernière, mais surtout de la probabilité de son application, joue un rôle fondamental. A ce niveau-là, l’efficacité de la déontologie, à l’intérieur de l’entreprise, est tributaire de la capacité des autorités à appliquer efficacement la loi. L’entreprise s’impose aussi des normes internes de conduite pour véhiculer à l’extérieur une bonne image. Mais dans ce cas de figure, la démarche résulte davantage d’un plan marketing que d’une tentative de créer de la vertu. Elle s’inscrit dans le premier ordre. La volonté de maintenir ou d’agrandir son marché permet alors, de manière moralement neutre, de renforcer la prévention. L’efficacité d’une norme déontologique dépend toujours de la manière dont elle est réellement appliquée. Elle ne doit pas constituer une fin en elle-même et ne représenter qu’une réalité purement formelle. C’est à ce stade que l’implication des individus devient décisive. Idéalement, il faudrait que la déontologie se hisse aux troisième et quatrième niveaux, rejoignant ainsi la morale et l’éthique. L’adhésion des collaborateurs renforce forcément les chances de succès. La qualité de l’information et l’approche pédagogique occupent ici une place essentielle. Elles devraient aboutir à une acceptation de la norme qui soit le fruit d’une réflexion individuelle : l’acteur de l’entreprise respecte la déontologie formulée par son organisation parce qu’il estime que c’est son devoir moral et par «amour» – c’est-à-dire attachement convaincu résultant d’une réflexion personnelle – de la probité. …l’acteur de l’entreprise respecte la déontologie formulée par son organisation parce qu’il estime que c’est son devoir moral et par «amour» – c’est-à-dire attachement convaincu résultant d’une réflexion personnelle – de la probité. 20 En résumé, l’utilité effective des règles internes édictées par une entreprise pour empêcher la commission d’un acte de corruption en son sein dépend de l’arsenal légal mis en place et appliqué (2e ordre), de l’intérêt économique de la démarche (1er ordre) – cet aspect ne devant aucunement être perçu négativement – mais aussi de la faculté d’obtenir l’adhésion morale et éthique des acteurs qui la composent (3e et 4e ordres). Nous allons exposer à présent sur quelles bases concrètes une entreprise peut élaborer un système de gestion de l’intégrité pour prévenir les actes de corruption. Les bases de la mise en place d’un système de gestion de l’intégrité dans l’entreprise Un système de contrôle interne ou de gestion de l’intégrité au sein de l’entreprise doit s’élaborer sur la base des normes légales qui prévoient à quelles conditions sa responsabilité civile et pénale, ainsi que celle de ses collaborateurs peuvent être engagées. Aux États-Unis, la Foreign Corrupt Practices Act, a eu pour effet d’encourager la mise au point, par les entreprises, de programmes de vigilance visant à assurer la conformité des modes opératoires de celles-ci avec les exigences légales. En droit suisse, l’article 102 alinéa 2 CPS représente un cadre de référence important. L’entreprise est tenue de prendre toutes les mesures qui paraissent aptes à éviter les infractions énumérées, en particulier la corruption privée ou publique active. Comme la disposition ne fixe que des lignes directrices très générales, il convient de la préciser. «Seront en particulier pertinentes pour l’appréciation de la faute de l’entreprise les mesures d’organisation prises concernant les choix du personnel, sa formation, la délégation des tâches, les contrôle des activités, etc.»20 L’entreprise doit donc avant tout bien choisir, instruire et surveiller ses collaborateurs. Le caractère nécessaire des mesures doit aussi s’apprécier en fonction du secteur d’activité de l’entreprise et du pays client. La remarque vaut surtout pour la prévention de la corruption d’agents publics A. Macaluso, La responsabilité pénale de l’entreprise. Commentaire des art. 100quater et 100quinquies CP, Genève, Zurich, Schulthess, N. 901, p.156-157, Bâle 2004. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 92 Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption Le cas de la Suisse étrangers. Dans ce domaine, comme pour toute relation avec l’extérieur, l’entreprise exportatrice devrait donc tout d’abord procéder à une première analyse des risques, en fonction du pays importateur et du secteur d’activité. Les indices établis par Transparency International sont précieux pour se forger une première impression21. Il convient également de prendre en compte les règles extrapénales édictées pour prévenir la fraude en général et chaque infraction en particulier. Dans le domaine de la lutte contre la corruption, la réglementation n’est pas aussi abondante, par exemple, que celle édictée pour combattre le blanchiment d’argent. Il existe néanmoins un nombre relativement important de normes définies et proposées par différents organismes pouvant servir à l’élaboration d’un véritable corpus de règles professionnelles. La déontologie, encadrée par les normes légales, peut jouer ici un rôle clef pour l’élaboration de règles d’organisation et de gestion du risque auxquelles l’entreprise devra se plier pour échapper à une sanction judiciaire. En droit suisse en tout cas, la prise en compte de règles de comportement extralégales par le droit pénal dépend avant tout de leur connaissance et reconnaissance dans le milieu concerné. En matière de lutte contre la corruption, plusieurs textes pourraient servir de référence pour définir ce que devrait être une bonne pratique : les «Business Principles for Countering Bribery»22 de Transparency International, les «Partnering Against Corruption Principles for Countering Bribery»23 (établis à l’initiative du World Economic Forum en collaboration avec Transparency International et le Basel Institute on Governance), l’International Corporate Integrity Handbook, «Fighting Corruption», de la Chambre de commerce internationale24, le Système intégral de gestion de l’intégrité dans l’entreprise fondé sur les principes édictés par la Fédération internationale des ingénieurs21 22 23 24 25 26 27 28 93 conseils25. En Suisse, nous pouvons ajouter la Norme d’audit suisse (NAS) 250 relative à la «prise en compte des textes législatifs et réglementaires dans l’audit des états financiers»26. Pour la prévention de la corruption d’agents publics étrangers, la norme «Trace» établie par Trace International27, s’avère précieuse pour la sélection des intermédiaires (agents, commissionnaires, courtiers)28. Les entreprises peuvent naturellement se référer à d’autres textes, les documents n’étant importants qu’en fonction de leur contenu. Plusieurs entreprises se sont dotées d’un code de conduite (ou code de déontologie, la notion de code «éthique» étant inappropriée). Le système de gestion de l’intégrité implique en principe un tel document qui, en matière de prévention de la corruption, peut être intégré dans le code de conduite général ou conçu de manière séparée. Pour qu’il soit une réalité, l’entreprise devrait mettre sur pied un programme de conformité pris en charge par des personnes dont la fonction est principalement éducative et de soutien. D’une manière plus générale, il est essentiel que le système de gestion de l’intégrité mis en place ne demeure pas qu’une réalité purement formelle. Les collaborateurs doivent être informés de manière adéquate afin d’obtenir ou de renforcer dans toute la mesure du possible leur adhésion morale et éthique. L’entreprise devrait ensuite initier un processus d’évaluation pour s’assurer que les principes établis sont effectivement suivis. Conclusion L’éthique, tout comme la morale, sont du ressort des individus. Dans la prévention de tout comportement punissable, elles représentent une barrière privilégiée contre le passage à l’acte. Une personne peut renoncer «Corruption Perceptions Index», «Global Corruption Barometer», «Bribe Payers Index». Voir : www.transparency.org (20.03.2010). http://www.transparency.org/global_priorities/private_sector/business_principles (20.03.2010). http://www.weforum.org/pdf/paci/PACI_Principles.pdf (20.03.2010). F. Heimann, F. Vincke (éd.), Fighting Corruption. International Corporate Integrity Handbook, International Chamber of Commerce, Paris 2008 http://www.businessintegritymanagement.org (20.03.2010). CHAMBRE FIDUCIAIRE, CHAMBRE SUISSE DES EXPERTS COMPTABLES FIDUCIAIRES ET FISCAUX, Normes d’audit suisses (NAS), Zurich 2010, http://www.treuhand-kammer.ch/dynasite.cfm?dsmid=89127 (20.03.2010). TRACE INTERNATIONAL, INC., La norme TRACE. La gestion des intermédiaires commerciaux au niveau international, Washington et Londres 2002. Pour plus de détails, notamment quant au contenu du système de gestion de l’intégrité, voir en particulier : B. Perrin, La répression de la corruption d’agents publics étrangers en droit pénal suisse. Étude de l’article 322septies du Code pénal et de ses enjeux procéduraux, Helbing & Lichtenhahn, p.307-315, Bâle 2008. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 à tuer son prochain parce qu’elle pense que c’est un acte intrinsèquement condamnable ou par peur de la prison. Si nous prenons un exemple moins dramatique, un conducteur de véhicule automobile peut décider de respecter les vitesses par souci écologique, et donc du développement durable, ou par crainte des contrôles de police. A chaque fois, la conviction personnelle que la règle légale est bonne représente assurément le moyen le plus efficace d’en garantir le respect. La lutte contre la corruption ne fait pas exception et ne constitue donc pas un cas spécifique. L’entreprise a pour vocation de réaliser des profits, plus précisément de maximiser la rentabilité des capitaux investis. Cette finalité, moteur essentiel du développement économique, relève du domaine techno-scientifique. La lutte contre certains comportements jugés punissables, comme la corruption, relève presque exclusivement des trois autres ordres. C’est pourquoi l’efficacité d’un système de gestion de l’intégrité dans l’entreprise dépendra de la capacité de l’État à fixer des limites et à les faires respecter, mais aussi de l’adhésion morale et éthique des collaborateurs aux normes légales et déontologiques qui contribuent à la prévention d’actes nuisibles mettant en péril la société tout entière. M. Johnston, «A la recherche de définitions : vitalité politique et corruption», Revue internationale des sciences sociales, no 149, La corruption dans les démocraties occidentales, UNESCO/érès, septembre 1996. P. Lascoumes, Corruptions, Presses de Science Po, Paris 1999. A. Macaluso, La responsabilité pénale de l’entreprise. Commentaire des art. 100quater et 100quinquies CP, Genève, Zurich, Schulthess, Bâle 2004. Montesquieu, De l’esprit des lois, volume I, Garnier-Flammarion, Première Partie, Paris 1979. B. Perrin, La répression de la corruption d’agents publics étrangers en droit pénal suisse. Étude de l’article 322septies du Code pénal et de ses enjeux procéduraux, Helbing & Lichtenhahn, Bâle 2008. Service Central de Prévention de la Corruption, Les éditions des Journaux officiels, Rapport 2002. Trace International, INC., La norme Trace. La gestion des intermédiaires commerciaux au niveau international, Washington et Londres 2002. J-B. Zufferey-Werro, Le contrat contraire aux bonnes mœurs. Étude systématique de la jurisprudence et de la doctrine relatives aux bonnes mœurs en droit suisse des contrats, Éditions universitaires, Fribourg 1988. Webographie http://www.businessintegritymanagement.org (20.03.2010). Bibliographie A. Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, Paris 2004. A. Etchegoyan, Le corrupteur et le corrompu, Julliard, Paris 1995. E. Fuchs, Comment faire pour bien faire ?, Labor et Fides, Genève 1995. F. Heimann, F. Vincke (éd.), Fighting Corruption. International Corporate Integrity Handbook, International Chamber of Commerce, Paris 2008. Chambre Fiduciaire, Chambre Suisse des Experts Comptables Fiduciaires et Fiscaux, Normes d’audit suisses (NAS), Zurich 2010. http://www.treuhandkammer.ch/dynasite.cfm?dsmid=89127 (20.03.2010). «Corruption Perceptions Index», «Global Corruption Barometer», «Bribe Payers Index». Voir : www.transparency.org (20.03.2010). http://www.transparency.org/global_priorities/private_sector/business_principles (20.03.2010). http://www.weforum.org/pdf/paci/PACI_Principles.pdf (20.03.2010). S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 94 La responsabilité sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur sûreté Que peuvent bien avoir de commun la sûreté d’entreprise et sa politique de développement durable ? A priori pas grand-chose, et pourtant… Dans cet article, Mathieu Pellerin explique dans quelle mesure la politique sociétale d’une entreprise, motivée par un souci éthique, peut s’avérer être un outil de réduction des risques de malveillance contre l’entreprise. En somme, comment l’éthique sert les objectifs de la sûreté. Les actions microsociétales de l’entreprise lui permettent de pacifier son environnement d’implantation et d’endiguer certaines menaces émanant de celui-ci : amélioration de l’image auprès des ONG, dissuasion de mouvements sociaux ou d’actes de sabotage etc. L’auteur tente par la suite de répondre aux besoins opérationnels des entreprises, en expliquant la voie à suivre pour mener une politique sociétale efficiente à des fins de Sûreté et en réfléchissant à la manière d’intégrer pleinement le sociétal dans une analyse globale des risques. Débutons par une chronique du quotidien nigérian. Dans le Delta du Niger, près de 60% de la population vit de son milieu naturel. Mais avec 2000 sites contaminés1 par des déversements d’hydrocarbures et la combustion de torchères, certaines communautés riveraines se lavent et boivent dans les eaux polluées, y puisent l’eau pour cuisiner du poisson contaminé par différentes toxines, sans pouvoir escompter un rendement de leurs terres agricoles et sans accès aux soins pour leurs troubles respiratoires consécutifs aux émanations d’hydrocarbures. Cette situation prévaut notamment dans l’État du Bayelsa. La compagnie Shell, présumée responsable de cette situation, subit quotidiennement le ressentiment d’une population dont les conditions de vie ont été bouleversées. Résultat ? Présente depuis 1958 au Nigeria, elle subit le vol de 50 000 barils par jour, la destruction d’oléoducs, l’enlèvement de nombreux employés, des attaques du MEND2 et répond d’accusations de pollution par des paysans nigérians devant le tribunal civil de La Haye. Shell a revendu une partie de ses actifs on-shore en janvier dernier et a déclaré début 1 2 95 mai «l’état de force majeure» en raison d’incendies causés par des actes de sabotage. Shell a revendu une partie de ses actifs on-shore en janvier dernier et a déclaré début mai «l’état de force majeure» en raison d’incendies causés par des actes de sabotage. Les difficultés de Shell sont étroitement liées aux conditions de vie des Nigérians. Les compagnies pétrolières au Nigeria ont créé par le passé une situation délétère et qui est aujourd’hui devenue incontrôlable en dépit de leurs efforts récents. Cet exemple d’une gravité exceptionnelle est reproductible à une moindre échelle dans de nombreux pays et d’autres secteurs. Il incite à réfléchir à la relation que l’entreprise entretient avec son environnement d’implantation. Qu’elle le veuille ou non, l’entreprise interagit avec la société dans laquelle elle évolue et se heurte à un dilemme, commun à la sûreté et au sociétal : Recensement effectué par l’Agence nationale nigériane pour la détection et la réaction aux déversements de pétrole. Le MEND (Movement for the Emancipation of the Niger Delta) est le principal groupe politique armé dans la région du Delta du Niger. Elle se rend fréquemment coupable de sabotages d’oléoducs, de kidnappings, de siphonage, d’attaques armées et d’actes de piraterie. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 doit-elle se désintéresser de ces interactions ou bien s’intégrer dans cette société et envisager de quelle manière, en tant qu’acteur responsable, elle peut l’améliorer (sociétal) ou la sécuriser (sûreté) ? La démarche sociétale est avant tout guidée par un souci éthique mais opère un lien presque naturel avec la sûreté si l’on observe les facteurs explicatifs des menaces qui pèsent sur l’entreprise. Les troubles sociaux, la criminalité courante, les actes de sabotage ou certains crimes organisés (kidnappings) prennent racine dans le milieu d’implantation de l’entreprise et se nourrissent même de sa présence. Si l’empirie accrédite cet état de fait, quelques rares études existent pour le valider scientifiquement. Les chambres de commerce britanniques concluent que le niveau de criminalité auquel est exposée une entreprise est étroitement corrélé au niveau de criminalité dans sa zone d’implantation2. Dans ce contexte, la thèse ici défendue est qu’un Département sûreté, en s’appuyant sur l’engagement sociétal de son entreprise, peut influer positivement sur le niveau de criminalité dans sa zone d’influence. Une politique sociétale améliore la sûreté à un double niveau : elle permet à la fois le «décèlement précoce»3 des menaces, par la surveillance de l’environnement d’implantation de l’entreprise et de ses parties prenantes, mais également le traitement préventif de ces menaces, par les bénéfices économiques et sociaux que cette politique sociétale apporte aux parties prenantes lorsqu’elle est correctement menée. L’engagement éthique de l’entreprise renforcerait donc la protection de son patrimoine. L’entreprise, en tant qu’acteur central de la société, se doit de participer à son amélioration par une attention portée aux éléments qui la composent, à savoir les individus et la nature. Il s’agit là d’une responsabilité éthique qui s’applique à l’entreprise comprise comme «un acteur économique engagé dans la société et ne pouvant échapper à la prise en compte des différentes relations qu’elle entretient avec celle-ci» (C. Renouard, 2008)4. Cette dimension sociétale dépasse le cadre traditionnel de la RSE (Responsabilité Sociale d’Entreprise) et traduit une redéfinition de la relation entre l’entreprise et la société, redéfinition qui s’inscrit dans un contexte d’affaiblissement de la puissance régulatrice des Etats-Nations et de leur incapacité à faire face aux défis transnationaux induits par la globalisation (I. Dhaouadi, 2008), ainsi que le montre Alain Bauer dans ce numéro. Dans cette perspective, l’entreprise multinationale a un rôle considérable à jouer, rôle sociétal et politique qu’Ulrich Bech résume par le qualificatif de «méta pouvoir» (U. Beck, 2003). Après avoir explicité ce que revêt le concept de responsabilité sociétale, nous nous attarderons sur la manière dont celle-ci peut améliorer la sûreté de l’entreprise, avant de suggérer des recommandations opérationnelles à destination des entreprises et d’envisager comment le sociétal peut s’intégrer dans une analyse des risques. • Les actions macrosociétales des firmes renvoient à leur engagement public en faveur de grandes causes sociétales, qu’elles soient humanitaires, environnementales ou sanitaires. De nature philanthropique, elles sont bien souvent l’œuvre de Fondations d’entreprise. Les exemples en France foisonnent, qu’il s’agisse de l’engagement de Lafarge dans la lutte contre le réchauffement climatique et l’aide aux populations touchées par des pandé- La responsabilité sociétale : un comportement guidé par l’éthique 3 4 5 Dans cette perspective, l’entreprise multinationale a un rôle considérable à jouer, rôle sociétal et politique qu’Ulrich Bech résume par le qualificatif de «méta pouvoir». Deux formes d’actions sociétales doivent toutefois être distinguées : l’investissement macrosociétal et microsociétal de l’entreprise. British Chambers of Commerce, The invisible crime. A business crime survey, avril 2008, 28p. Concept emprunté au criminologue Xavier Raufer. Je remercie Cécile Renouard pour ses commentaires pertinents à propos de mon article. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 96 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté mies, de Carrefour et Casino qui favorisent la réinsertion de populations exclues ou encore d’AGF, BNP et Sanofi engagées dans l’aide à la recherche fondamentale. La finalité de ces entreprises est d’améliorer leur acceptabilité auprès des acteurs de la société dans laquelle elles évoluent, en premier lieu les ONG. • Les actions microsociétales sont moins médiatisées, sans doute minimisées, et pourtant ô combien essentielles, y compris pour de nombreuses PME en France (S. Berger-Douce, 2008). Elles sont engagées dans la plupart des pays, allant du microcrédit à la création de centres de formation professionnelle. Mais cette responsabilité microsociétale prend une importance toute particulière lorsqu’elle s’exerce dans des contextes où l’activité de l’entreprise impacte lourdement son environnement sociétal proche. C’est singulièrement le cas en zone non OCDE, lorsque les entreprises opèrent dans des structures locales fragiles, qu’il s’agisse du tissu économique, de l’environnement sociopolitique, ou des différences socioculturelles. L’activité des entreprises est alors source «d’externalités négatives» bien plus dommageables : inflation qui dégrade les conditions de vie locales, conflits fonciers, pollutions, accroissement des inégalités sociales qui déclenche des conflits sociaux, «phénomène de la dépendance» (H. Jenkins et L. Obara, 2008) pouvant accroître l’hostilité à l’égard de l’entreprise etc. Ce sont ces actions microsociétales qui nous intéresseront dans le présent article. Les impacts microsociétaux sont désormais largement connus des entreprises, et de plus en plus considérés par celles qui développent de «grands projets» dépassant le milliard de $. Il s’agit bien souvent d’entreprises industrielles (notamment extractives) qui opèrent sur des sites ouverts, donc potentiellement en contact direct avec les communautés environnantes. Le «sociétal» commence donc à gagner ses 6 97 galons au sein des directions Développement Durable de ces multinationales, une tendance que la conjoncture économique internationale renforcera très certainement, notamment au regard des besoins industriels et énergétiques croissants des pays du Sud, de l’amélioration tendancielle de leur environnement des affaires, mais également de la sensibilité grandissante des opinions publiques occidentales devant lesquelles ces entreprises sont responsables. La mitigation5 de ces impacts microsociétaux est une nécessité imposée en premier lieu par l’éthique, une entreprise devant perturber le moins possible son environnement naturel comme les conditions de vie de ses riverains. Mais la clé du développement de la RSE au sens large repose sur la réconciliation entre moralité et rentabilité. Considérons par exemple les actions de Lafarge en Afrique du Sud. La démarche sociétale de l’entreprise vise à garantir une social license to operate auprès de ses parties prenantes, et in fine, à dégager des profits. Sa politique de lutte contre le VIH répond ainsi à un souci d’acceptabilité, au regard du taux de prévalence dans le pays, mais également à un souci de rentabilité. Tandis que l’entreprise consacre un budget annuel de 1,1 millions d’euros, le Président de Lafarge South Africa reconnaît que sans cette politique, le sida coûterait 1,7 millions d’euros à l’entreprise (T. Hommel, O. Godard, 2009). Moralité rime donc avec rentabilité. Mais un nombre croissant d’entreprises commencent à penser que moralité rime également avec sûreté… Quand le Président Hu Jintao découvre la social license to operate… En février 2007, le Président chinois se rend en Zambie pour une visite d’Etat. Elle intervient dans un contexte où les critiques se multipliaient contre la présence chinoise : responsabilité engagée dans la mort de mineurs zambiens, pillage des ressources, vols des emplois etc. Face au risque de débordement social, le Président a dû annuler sa visite de la mine de CCS (fonde- Terme fréquemment utilisé dans les politiques de développement durable. Il désigne les efforts déployés dans le cadre de ces politiques pour atténuer voire annihiler les dommages causés sur la société. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Quand la responsabilité microsociétale renforce la sûreté Les analyses relatives aux motivations incitant une entreprise à se montrer responsable sont innombrables, certaines considérant que la moralisation de l’entreprise est un nouveau stade du capitalisme, d’autres qu’il ne s’agit que d’une stratégie managériale visant à répondre aux attentes de ses parties prenantes, des ONG jusqu’aux actionnaires. L’action microsociétale s’inscrit pleinement dans cette seconde lecture, cet investissement répondant à un besoin opérationnel de l’activité de l’entreprise, celui de la sûreté. En effet, la fonction microsociétale peut être un facteur de réduction des risques. La protection du risque image La protection de l’image de l’entreprise fait partie des fonctions dévolues à la fois à la sûreté et au sociétal. Elle nécessite donc une coordination renforcée : • Le rôle de la sûreté en la matière est de prêter une attention soutenue aux acteurs sociaux (ONG, syndicats…) pouvant représenter des risques de malveillance, en tout premier lieu certaines ONG conservationnistes7 ou d’advocacy8. A titre d’illustration, rappelons le cas de Greenpeace suspecté l’an dernier par EDF de projeter des actions contre les centrales nucléaires en France. rie chinoise de cuivre). Lors de son retour en Chine, ce camouflet l’a incité à se préoccuper sérieusement de la question de RSE. En février 2008, le CAITEC, rattaché au Mofcom (ministère chinois du commerce), a réuni les principaux chefs d’entreprise du pays pour les enjoindre d’accorder davantage de budgets aux actions sociales et environnementales. Depuis, l’engagement de l’État chinois en faveur de la RSE est exponentiel. C’est l’acceptabilité locale des entreprises chinoises qui est en jeu… 7 8 • La fonction sociétale se préoccupe également du risque image, mais dans une optique différente. Elle a pour mission de dialoguer avec ces acteurs sociaux, que ce soit afin de les convaincre des efforts sincères de l’entreprise en matières sociale et environnementale et éventuellement de formaliser des partenariats dans le cadre de projets de développement locaux. Les métiers du sociétal et de la sûreté partagent donc un spectre commun de parties prenantes et leur complémentarité préside à la réduction effective du risque image. La démarche sociétale auprès des acteurs sociaux, outre qu’elle est une condition de l’amélioration de la réputation de l’entreprise auprès de ses parties prenantes, s’avère être un outil permettant de réduire les risques de malveillance en dissuadant certains acteurs radicaux de passer à l’acte, objectif recherché par la sûreté. La plupart des ONG, y compris les plus virulentes, acceptent désormais de dialoguer (sans pour autant coopérer…) avec les multinationales, ce qui réduit de facto leur propension à recourir à des modes d’action violents. En zone non OCDE, les ONG sont la principale source de vulnérabilité pour l’image de l’entreprise. Or, le microsociétal joue un rôle central pour influer sur l’avis des ONG, particulièrement parce qu’elles fonctionnent aujourd’hui de manière décentralisée et surtout en réseaux transnationaux : les ONG internationales se font le porte-voix de petites ONG ou associations locales en Asie, en Amérique Latine ou en Afrique. Un véritable maillage associatif Nord-Sud est en train de se constituer. Dans ce contexte, la seule démarche d’un responsable communication ou HSE ne suffira pas. Elle permettra de couper l’arbre des rumeurs, mais pas ses racines. Il est donc primordial d’engager des discussions avec les ONG à la source, sur le terrain d’opération de l’entreprise. C’est toute la mission du microsociétal. Quelques exemples bien précis et méconnus permettent de se faire une idée de ce maillage entre ONG du Nord et du Sud, ONG qui considèrent que la protection de la nature prime sur la logique du marché. ONG qui multiplient les plaidoyers en faveur de causes sociales, environnementales, politiques ou humanitaires. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 98 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté conséquence directe de l’ubiquité du monde actuel. - La mobilisation de l’Eglise presbytérienne du Soudan contre la compagnie pétrolière canadienne Talisman en 2003 a été relayée par les ONG Christian Aid et Amnesty International. Après condamnation, l’entreprise a dû liquider ses actifs au Soudan et restructurer entièrement la gouvernance de sa maison-mère. - Les Eglises catholiques jouent un rôle similaire dans de nombreux pays d’Afrique, avec l’Archevêque Kamwenho en Angola, ou l’Archevêque Milandou au CongoBrazzaville. - A Madagascar, l’ONG Azafady est l’un des principaux relais d’information permettant à PANOS et Friends Of the Earth de publier leurs rapports engagés sur une filiale de Rio Tinto, QMM. - Au Nigeria, le Centre for Social et Corporate Responsibility (CSCR), qui focalise ses critiques contre Shell et Chevron, est une association soutenue par la très influente Catholic Relief Services et sert d’observateur de terrain pour l’organisation britannique Ecumenical Centre for Corporate Responsibility (ECCR), actionnaire «éthique» de Shell. L’influence grandissante des ONG internationales, corollaire de l’érosion des Etats-Nations et de la montée en puissance des multinationales, ne fait que renforcer le besoin d’engager des relations avec ce réseau associatif. Cette montée en puissance se mesure tant par le retentissement médiatique de leurs rapports que par l’étendue de leurs réseaux et leur Les rapports d’Amnesty condamnant les pratiques environnementales de compagnies pétrolières dans le Golfe du Niger font l’objet de dépêches AFP ou Reuters et sont reprises par la quasi-totalité des médias. 99 poids politique. Une arlésienne certes, mais qui produit des effets considérables pour ce qui nous concerne. Leur influence n’est en effet pas fantasmée : les rapports d’Amnesty condamnant les pratiques environnementales de compagnies pétrolières dans le Golfe du Niger font l’objet de dépêches AFP ou Reuters et sont reprises par la quasi-totalité des médias. Pas une seule compagnie multinationale dans les domaines minier et pétrolier ne peut aujourd’hui échapper à la vigie permanente de Friends Of the Earth, PANOS, Greenpeace, OXFAM, Global Witness, Human Right Watch et bien d’autres encore. De surcroît, ce risque réputationnel peut se traduire par une remise en cause des intérêts matériels de ces compagnies, les exemples de Shell au Nigeria après l’assassinat de Ken Saro Wiwa en 1995, En France, Total est pionnière dans la réflexion sur la coordination entre Sûreté et Sociétal, mais un nombre croissant d’entreprises s’y intéressent. ou la campagne de Greenpeace contre BP après le coulage de la plate-forme de Brent Spar en Mer du Nord en témoignent. Ils ont été à l’origine de profondes restructurations organisationnelles au sein des deux compagnies. Les compagnies minières et pétrolières sont certes davantage exposées, mais toutes les entreprises sans distinction sectorielle sont aujourd’hui confrontées à ces pressions : de Nike, Ikea, EDF en passant par Victoria Secret ou Danone. Dans ce contexte, le sociétal peut donc être un précieux outil de réduction des risques réputationnels dont la sûreté ne devrait pas se passer. C’est également un outil d’anticipation des crises : une entreprise appréciée des ONG pour son engagement sociétal constant bénéficiera sans doute d’une plus grande indulgence de leur part en cas d’incident social ou environnemental susceptible de ternir sa réputation. Si les ONG sont proactives dans les actions de «Naming and Shaming», l’entreprise doit aujourd’hui justifier de ses actions sociétales auprès d’autres acteurs influents, notamment les syndicats, les actionnaires, les agences de S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 certification ou des agences de notation, qui attachent une importance croissante à ces questions. A titre d’illustration, depuis 2002, Standard & Poor’s considère «les relations avec les parties prenantes» comme critère d’évaluation de la gouvernance d’une entreprise. Annihiler les malveillances Si la fonction sociétale permet de protéger l’image de l’entreprise, son rôle ne se limite pas à cela. Bien au contraire, son utilité est avant tout de prévenir et d’enrayer les menaces auxquelles font face les entreprises à l’international, précisément en zone non OCDE. La littérature à ce sujet est tout simplement inexistante, mais le sujet percole dans de nombreuses entreprises disposant d’une entité sociétale, singulièrement les entreprises minières dont les activités impactent souvent lourdement les communautés locales (raison pour laquelle elles ont été les premières à engager des politiques de RSE). Les entreprises minières internationales reconnaissent notamment les conséquences sécuritaires d’une mauvaise politique sociétale : «global corporations, notably in the energy and extractives industry, are recognizing that prudent management of social and environmental risks reduces operational and political disruptions, and enhances the safety and security of employees and physical assets» (PDAC, 2007). En France, Total est pionnière dans la réflexion sur la coordination entre sûreté et sociétal, mais un nombre croissant d’entreprises s’y intéressent. Le sociétal et la sûreté partagent le souci permanent de justifier leur légitimité au sein de l’entreprise. Leur valeur n’est jugée qu’à l’aune de leurs apports et leur utilité n’apparaît à la direction qu’une fois un incident survenu : une attaque commise contre un employé pour la sûreté, une grève importante qui va paralyser un site pour le sociétal. De prime abord, la passerelle qui mène du sociétal à la sûreté n’est pas évidente en termes de réduction des risques, mais elle mérite que l’on s’y attarde. Dans les pays dits «à risques», toute politique de sûreté d’un site est conçue (ou devrait l’être) à partir de l’analyse préalable des risques liés à son environnement propre : les zones criminogènes, l’historique de la délinquance, la situation sociale, politique ou encore les conditions économiques des riverains. Ces éléments seront partie intégrante du diagnostic sûreté qui servira à déterminer les moyens de protection adéquats. Toutefois, si ce diagnostic permet de sécuriser le site, il n’accorde guère d’attention aux conséquences des activités de l’entreprise sur l’environnement analysé. Tout le problème est là : ces conséquences risquent pourtant d’engendrer de nouvelles menaces que l’entreprise n’aura pas su anticiper et qui rendront sa protection et ses mécanismes associés désuets à moyen terme. Et quand bien même l’entreprise surveillerait son environnement, elle ne dispose d’aucune prise sur lui permettant de juguler durablement les menaces. Dès lors que l’entreprise prend conscience de ses externalités négatives, elle peut donc tenter de les réduire, et par voie de conséquences, de réduire la probabilité d’occurrence de malveillances d’origine sociétale. C’est à ce stade que le sociétal intervient en servant d’outil de prévention des menaces émanant de l’environnement direct du site, qu’il s’agisse de manifestations, de dégradations d’installations, de vols, de blocages de routes, de rixes ou violences locales pouvant menacer l’entreprise, même indirectement. La survenance d’incidents de ce genre n’est généralement pas sans rapport avec la présence de l’entreprise. Celle-ci, en dépit de sa propre volonté, perturbe son environnement et ses populations de manière systémique. Dans le domaine minier, Géraud Magrin est allé jusqu’à conceptualiser un «cycle minier» qui représente les différentes étapes d’un projet pétrolier ou minier, de l’exploration jusqu’à l’exploitation, et leurs conséquences sociétales associées (G. Magrin, G. Van Vliet, 2005). Dès lors que l’entreprise prend conscience de ses externalités négatives, elle peut donc tenter de les réduire, et par voie de conséquences, de réduire la probabilité d’occurrence de malveillances d’origine sociétale. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 100 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté De nombreuses études sociologiques ont permis de déceler les origines d’un comportement agressif. Celui-ci résulte de facteurs situationnels (injustice, sentiment d’insécurité, bouleversement brutal…) ou personnels (jalousie, manque de reconnaissance, frustration…). Il s’agit précisément des facteurs qui motivent fréquemment le passage à l’acte contre les entreprises par des communautés dont les modes de vie sont soudainement chamboulés : sentiment d’injustice lorsqu’une communauté se sent lésée par rapport à une autre en termes d’indemnisation ou d’embauche, jalousie à l’égard des 4X4 flambant neufs de l’entreprise, amertume en raison de l’inflation locale générée par l’entreprise malgré elle, ressentiment lorsqu’elles se sentent ignorées par les responsables de l’entreprise qui passent chaque jour sur leur route sans s’enquérir de leur situation, animosité lorsque l’entreprise ne tient pas ses promesses etc. Autant d’évènements quotidiens a priori anodins ou presque, mais qui peuvent alimenter de réelles frustrations sociales qui, lorsqu’elles sont couplées à des externalités négatives, comme le manque d’embauche locale par exemple, engendrent des actions plus ou moins violentes de la part des communautés. Le Sociétal est un métier à part entière qui nécessite le respect de certaines règles permettant à la fois d’assurer la mission éthique de l’entreprise et de garantir son rôle préventif en matière de Sûreté. De multiples exemples illustrent la création de telles frustrations sociales, qui ont toujours pour origine des signes de mécontentement relativement diffus, voire imperceptibles si l’on n’y attache pas une attention toute particulière. Il peut s’agir d’une menace de grève sur le site, d’une réunion communale ou de quartier consacrée à l’activité de l’entreprise qui attire plus de monde qu’à l’accoutumée, de l’augmentation du nombre de personnes siégeant devant l’entreprise dans l’attente d’un emploi, 9 101 d’un jet de pierre lors du passage d’un véhicule de l’entreprise etc. Ces «signaux faibles» n’indiquent pas l’imminence d’un mouvement social, mais devraient alerter les entreprises sur la dégradation des relations avec le principal vecteur de malveillance dans la zone : le vecteur humain. Lorsque ces signes avant-coureurs n’ont pas été anticipés et qu’ils se traduisent par une dégradation brutale de la situation sociale, l’entreprise s’enferre alors dans une relation inextricable pouvant avoir des conséquences matérielles et financières dommageables, a fortiori lorsque les griefs des communautés trouvent un écho auprès des syndicats ou des ONG internationales. Il devient alors très délicat pour l’entreprise de se sortir de cette spirale qui s’autoalimente, les communautés étant incitées à redoubler d’efforts pour que leur message soit entendu. De telles campagnes de dénonciation peuvent aboutir, comme nous l’avons vu précédemment, à la remise en cause de l’implantation de l’entreprise. Nul besoin que des complicités avec des Etats parias soient présumées, comme pour Total au Myanmar ou Talisman au Soudan. Le manque d’engagement sociétal suffit à causer le départ d’entreprises. Ce fut notamment le cas de Rio Tinto en Papouasie NouvelleGuinée qui a dû abandonner l’exploitation de la mine de Bougainville après de violentes manifestations populaires. L’image de Rio Tinto souffre encore aujourd’hui des condamnations dont elle a fait l’objet à l’époque pour ces opérations. Newmont a également dû quitter la mine d’or de Cerro Quilish au Pérou en 2004 devant la mobilisation des organisations communautaires locales9. Les causes étaient à chaque fois les mêmes : accusation de corruption pour l’obtention des terres, accaparement des terres servant aux cultures vivrières, conséquences sanitaires de la pollution, afflux important de travailleurs, manque d’implication sociétale de l’entreprise… En d’autres termes, des effets induits relativement courants lorsqu’une multinationale s’implante dans un pays peu développé et qui peuvent être mitigés par une conduite éthique de l’entreprise au travers de ses actions microsociétales. Le recours de plus en plus fréquent à l’Alien Tort Claims Act américain ne met à l’abri aucune entreprise. Le cas de Chevron-Texaco est là pour le rappeler. En 2003, la Cour d’appel de New York a contraint la compagnie pétrolière à comparaitre devant les tribunaux d’Equateur pour désastre écologique. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Comment mener une politique microsociétale Après avoir brièvement évoqué comment le sociétal permettait de réduire les risques de malveillance, il convient désormais d’étudier plus en profondeur ce que doit être une politique sociétale dans une entreprise. Le lecteur intéressé pourra se référer à l’ouvrage de Luc Zandvliet, consultant reconnu outreAtlantique qui a pour client de nombreuses multinationales (Zandvliet, 2009). Le sociétal est un métier à part entière qui nécessite le respect de certaines règles permettant à la fois d’assurer la mission éthique de l’entreprise et de garantir son rôle préventif en matière de sûreté. Gérer les premières relations Le premier rapport doit idéalement être établi avant l’arrivée de l’entreprise, afin de prendre en compte les attentes des communautés, de les informer et de les rassurer, et d’éviter l’effet de surprise que représentera son implantation. La première représentation que les communautés ont d’une entreprise est celle d’un site grillagé, entouré de gardes et de caméras, éléments indispensables à la sûreté de l’entreprise mais qui font penser aux populations qu’elles représentent avant tout une menace. Afin de contrebalancer cette image, le dialogue doit être privilégié. La communication est en effet aussi essentielle dans le domaine de la sûreté que dans celui du sociétal. Le premier rapport doit idéalement être établi avant l’arrivée de l’entreprise, afin de prendre en compte les attentes des communautés, de les informer et de les rassurer, et d’éviter l’effet de surprise que représentera son implantation. A cet égard, la consultation des parties prenantes est indispensable et doit être menée avec précaution. La représentation de l’entreprise est également incarnée au quotidien par ses éléments les plus «menaçants». Sans contrevenir à leur mission de protection, les gardes doivent avoir une attitude respectueuse, non agressive, parce qu’ils symbolisent le premier rapport établi avec les riverains sur le site. Dans cet esprit, certaines entreprises s’emploient à former leurs agents de sécurité à un code de conduite à tenir : offrir leur aide aux visiteurs, les guider vers les personnes qu’elles recherchent, adopter un comportement accueillant qui se limite parfois tout simplement à sourire. Ces premiers rapports détermineront en grande partie l’avenir des relations avec l’entreprise, évitant à celle-ci bien des déconvenues ultérieures. Imaginons une entreprise fermée sur elle-même qui n’a pas su anticiper l’organisation d’une manifestation devant son site. Très vite, cette manifestation se doublera d’une grève de certains de ses employés. Face à la dégradation de la situation, l’entreprise va recourir à deux solutions : elle devra recourir à des forces de sécurité locales pour prévenir tout débordement et négocier avec les communautés pour mettre fin aux perturbations. Ces deux solutions s’avèrent pernicieuses. Le recours aux forces de sécurité raidira davantage les communautés tandis que la négociation donne l’impression de récompenser la violence et donc, in fine, encouragera les populations qui n’ont pas obtenu gain de cause par le dialogue à y recourir. Il est donc essentiel pour l’entreprise d’éviter de tomber dans un schéma réactif aux troubles et de prévenir ceux-ci par une politique sociétale adaptée. Faire des communautés des partenaires La politique sociétale d’une entreprise s’adresse à la même population que celle dont se soucie la sûreté. Il est donc dans l’intérêt de la compagnie que les deux métiers adoptent une démarche commune envers ces populations et considèrent avec elles des voies de partenariat avant d’ériger une distance physique (barbelés, gardes…) pour se protéger de ses éléments dangereux. Faire de la communauté un partenaire signifie donc considérer que ses membres ne sont pas tous hostiles à la présence de l’entreprise et définir avec eux une vision commune de ce que sera leurs relations à long terme. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 102 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté Comment procéder concrètement ? • Lors de son implantation, l’entreprise devra consulter les communautés locales pour écouter leurs préoccupations et recenser leurs revendications. C’est l’occasion pour l’entreprise de délimiter publiquement son champ d’intervention afin d’éviter que la population n’attende trop d’elle. Cette démarche consultative doit s’effectuer en parfaite complémentarité avec l’ensemble des parties prenantes cartographiées, qu’il s’agisse des ONG, des autorités locales et régionales, des organisations locales informelles, voire, notamment en Afrique, des Eglises. Leur implication leur ôte toute capacité d’entraînement et de mobilisation des communautés. De nos jours, la plupart des législations nationales prévoient la tenue de consultations et la réalisation d’études d’impacts par les entreprises. Mais l’important est moins de se conformer au cadre normatif que d’établir des relations de dialogue efficaces. Une attention toute particulière doit donc être portée à la manière de procéder : alterner visites de terrain et invitations à des réunions publiques d’information, ne pas écarter certaines communautés, donner la parole à la population, offrir les moyens aux populations enclavées de se rendre sur les lieux de réunion, agir de manière transparente, etc. Ces consultations devront déboucher sur l’élaboration d’un plan concerté de gestion des impacts qui permettra aux communautés de savoir de quoi demain sera fait. Aussi basique que cela puisse paraître, cet élément reste fondamental. Quand l’entreprise n’explique pas son projet par manque de temps ou parce qu’elle s’estime dans son bon droit, les communautés supputent que l’entreprise ne se préoccupe pas d’elles ou qu’elle a un agenda caché. • Dès lors que le plan est établi, l’entreprise doit préserver la confiance des populations. Celles-ci doivent avoir un interlocuteur direct au sein de l’entreprise afin de pouvoir s’informer et dissiper tout malentendu rapidement. L’entreprise devra toujours agir de manière transparente sous 103 peine d’être accusée de clientélisme (afficher publiquement les besoins d’embauche par exemple) et elle ne devra pas hésiter à communiquer, y compris en reconnaissant ses torts et ses responsabilités. Les communautés peuvent alors appréhender positivement leur avenir en présence de l’entreprise. Il faudra néanmoins veiller à ce que celui-ci ne prenne pas une dimension paternaliste et rende les communautés dépendantes de l’entreprise, dont la présence dans la zone est limitée. Le renforcement des capacités des partenaires est donc une condition de la réussite de la démarche de l’entreprise, qui doit agir en tant que catalyseur plutôt que contremaître (P. Kapelus, 2005). Quand l’entreprise n’explique pas son projet par manque de temps ou parce qu’elle s’estime dans son bon droit, les communautés supputent que l’entreprise ne se préoccupe pas d’elles ou qu’elle a un agenda caché. • Une fois la confiance établie, les communautés pourront alors agir en tant que partenaires. Les consultations et le dialogue permettent de dissiper les rumeurs qui sont fréquemment à l’origine des mobilisations contre l’entreprise. Luc Zandvliet affirme même que lorsque les relations sont au beau fixe, les communautés se tournent d’elles-mêmes vers l’entreprise pour dialoguer et l’informer soit des rumeurs d’actions hostiles en préparation (manifestations, grèves, sabotages…), soit de la présence de certains groupes armés dans la zone. La communauté devient alors un «cordon de sécurité» pour l’entreprise. Respecter les modes de vie locaux L’entreprise se doit de préserver les modes de vie locaux afin de perturber le moins possible le quotidien des riverains. A ce titre, le respect S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 des spécificités culturelles locales devient un facteur de stabilité à long terme, partant du constat que ces spécificités précédaient l’arrivée de l’entreprise et subsisteront après son départ. A Madagascar, la compagnie minière canadienne Sherritt a été confrontée à la persistance de rites coutumiers qui empêchaient le passage du pipeline dans certaines zones «fady» (interdites) entre une ville du centre de l’île (Ambatovy) à une autre de la côte est (Toamasina). De multiples contournements ont donc été effectués par la compagnie de crainte que les populations réfractaires au passage du pipeline ne multiplient les actes de sabotage, à l’instar de la situation qui prévaut au Nigeria. Cette décision de la compagnie Sherritt n’a pu être prise qu’après de multiples consultations des différentes communautés le long du pipeline. Si le contournement engendre un coût supplémentaire, celui-ci est résiduel par rapport aux pertes engendrées par la multiplication des actes de sabotage. Lorsque l’activité de l’entreprise génère malgré tout des nuisances, celles-ci doivent être réparées le plus rapidement possible afin d’éviter la cristallisation de frustrations sociales. Cette réparation doit se faire suivant les normes culturelles locales. A Madagascar toujours, lorsque la compagnie minière QMM, filiale de Rio Tinto, a malencontreusement creusé dans des tombes ancestrales ou que les explosions de carrière ont projeté des pierres dans les villages environnants, elle a, en concertation avec les populations concernées, procédé à des cérémonies coutumières de sacrifice de zébu (omby). Cela a permis d’apaiser les rancœurs (M. Pellerin, 2008). Assurer une bonne répartition des bénéfices Si l’on observe les réalisations «sociétales» de certaines entreprises, il n’est pas rare de tomber sur des écoles ou des hôpitaux neufs, mais abandonnés en raison de l’absence de professeurs ou d’électricité… Mener une action sociétale ne se résume pas à ces «coups d’éclats» destinés à acheter le soutien de quelques leaders locaux sans que la population n’en profite de manière durable. Le sociétal se réduit encore moins à indemniser massivement une communauté plus revendi- catrice que les autres. L’attention portée à la juste répartition des bénéfices entre les différentes communautés est fondamentale et pourtant fréquemment oubliée par les entreprises engagées dans ces projets. Une distribution inégalitaire peut en effet engendrer des conflits intercommunautaires, comme le montre de nouveau l’exemple nigérian. De nombreuses études empiriques ont ainsi démontré que le traitement différencié des communautés était un facteur crucial de mobilisation des communautés lésées (G. Frynas, 2000). De même, une distribution de bénéfices sous forme pécuniaire est porteuse de lourdes conséquences parce qu’elle accroît la dépendance des communautés envers l’entreprise et suscite les tensions entre communautés. Si l’on observe les réalisations «sociétales» de certaines entreprises, il n’est pas rare de tomber sur des écoles ou des hôpitaux neufs, mais abandonnés en raison de l’absence de professeurs ou d’électricité… Partons d’un exemple concret. A Madagascar, QMM avait choisi d’indemniser financièrement des pêcheurs qui bloquaient le port de FortDauphin. Rentable à court terme car le blocage de l’entreprise engendre des coûts conséquents, cette stratégie s’est avérée coûteuse pour la compagnie à plus long terme. Les autres corporations qui n’avaient pas participé au blocage ont rapidement compris l’intérêt qu’ils pouvaient retirer d’une telle démarche et se sont également mobilisées. Les grèves se sont alors logiquement multipliées sans qu’aucune revendication légitime ne soit exprimée, la mobilisation devenant surtout un moyen de récupérer rapidement de l’argent auprès de la compagnie (M. Pellerin, 2008). Cet exemple est porteur de deux enseignements : • La négociation ne doit pas se tenir exclusivement avec les pêcheurs concernés mais avec les personnes les plus représen- S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 104 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté tatives et légitimes au sein des communautés. La mobilisation d’une communauté doit engendrer des compensations qui profiteront à tous. L’expérience montre que dans les pays non OCDE, l’indemnisation est souvent utilisée pour acheter des biens de consommation coûteux et non investie à des fins professionnelles. • Plutôt que de recourir à l’indemnisation financière, l’entreprise doit privilégier le soutien aux activités génératrices de revenus pour les populations. L’expérience montre que dans les pays non OCDE, l’indemnisation est souvent utilisée pour acheter des biens de consommation coûteux et non investie à des fins professionnelles. L’indemnisation ne permet pas aux populations de s’enrichir et donc de s’émanciper de l’entreprise, exposant celles-ci à des futures revendications. Si elle s’avère incontournable, l’indemnisation doit être virée sur une compte bancaire ou mensualisée afin d’inciter à sa bonne utilisation. Comment intégrer le sociétal dans l’analyse des risques ? Le rôle préventif de la fonction sociétale est avéré mais il reste désormais à le rendre opérationnel en l’intégrant dans un schéma global d’analyse des risques. Une ambition partagée par de nombreuses entreprises si l’on en croit le PDAC (Prospectors and Developers Association of Canada) : «numerous companies have begun to integrate extensive social, environmental and ethical risk assessment and management into their overall risk management structures» (PDAC, 2007). • Cela se justifie par le fait que les fonctions sûreté et sociétal partagent de nombreux points communs. Elles sont toutes les deux ouvertes sur leur environnement et leurs parties prenantes. 105 Prenons par exemple une entreprise basée dans une zone fragile. Son département sûreté cherchera d’emblée à établir des contacts avec ses homologues des entreprises voisines, ne serait-ce que pour échanger des informations sur le niveau de risque de la zone. Dans le même temps, le responsable HSE de la même entreprise, en charge du sociétal, se devra également d’être en relation avec ses homologues d’autres compagnies. Le sociétal, parce qu’il porte précisément sur la société, est une démarche globale qui ne s’arrête pas à un rayon d’action bien défini autour des barbelés de l’entreprise. Cette dernière peut en effet être portée responsable des dégâts sociétaux et environnementaux causés par ses voisins, tout comme elle peut d’ailleurs faire profiter ses voisins de son excellence en la matière. Il faut donc veiller à ce qu’une conduite irresponsable d’une entreprise voisine ne vienne pas mettre en danger la sûreté de son propre site. La population locale ne dispose bien souvent pas de l’éducation et de l’information lui permettant de distinguer l’activité de telle ou telle compagnie. La méthode d’analyse des risques sociétaux est semblable à toute analyse des risques. La démarche liminaire pour analyser les risques sociétaux consiste à réaliser un arbre des causes pour rechercher les éventuelles origines sociétales des malveillances commises contre l’entreprise. Afin de se prémunir contre celles-ci, l’entreprise doit ensuite recourir à des méthodes de prévention situationnelle10. En agissant sur les facteurs déclencheurs des malveillances d’origine sociétale (frustrations, sentiment d’abandon…), l’entreprise peut donc assurer la continuité de ses activités. Cette dimension de la prévention situationnelle n’est pourtant pas partagée par ses théoriciens, Ronald Clarke en tête, qui ne considèrent celle-ci que sous l’angle de la lutte contre la criminalité sans prêter attention aux facteurs qui l’alimentent. Par ailleurs, la tendance à adopter une vision holistique des risques venue d’outre-Atlantique (ERM11) renforce le besoin de considérer les risques sociétaux au sein d’un ensemble plus global d’évaluation des risques. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 • Déployer des outils d’analyse des risques sociétaux nécessite toutefois de contourner plusieurs écueils. De nombreuses entreprises doivent encore étoffer leurs Départements. Les Départements sûreté doivent formaliser leur méthodologie d’analyse des risques avant d’envisager l’intégration d’une dimension sociétale, tandis que la fonction sociétale doit gagner en importance en interne et ne pas restée cantonnée à un outil marketing se résumant à la construction d’une école. Une fois le rapprochement effectué entre les deux métiers, la construction d’un partenariat sociétal-sûreté efficace reposera sur l’établissement d’une procédure de reporting sociétal permettant la remontée des «signaux faibles» recensés sur le terrain, ce qui induit que le Département sociétal ne fonctionne pas en vase clos. En matière sociétale, les signaux faibles ne sont pas connus et nécessitent une démarche à part entière de la part du responsable sociétal, de concert avec les communautés elles-mêmes, les autorités et les différentes institutions de la zone. Luc Zandvliet et Mary B. Anderson, à la fin de leur ouvrage Getting it right, en suggèrent une liste intéressante. A plus long terme, il est essentiel que soient établis des Indicateurs de Performance (KPI12) permettant d’évaluer l’efficacité de la démarche sociétale, condition de sa légitimité et de sa durabilité dans l’entreprise. La difficulté réside dans le fait que la réduction tendancielle des actes de malveillances ne sera pas mise au crédit des actions sociétales de l’entreprise, puisqu’elles n’auront pas été engagées à des fins de sûreté. Le choix d’indicateurs pertinents s’avère alors délicat. L’intégration du sociétal dans une analyse formelle des risques se heurte à l’absence de responsables sociétal dans nombre de filiales d’entreprise. Dans un tel cas de figure, l’entreprise peut recourir à des solutions alternatives, en premier lieu l’externalisation. Elle peut notam10 11 12 ment choisir de confier ses responsabilités sociétales à une ONG locale influente. Ce choix, parfois cornélien pour les entreprises qui rechignent à abandonner une partie de leur souveraineté, peut néanmoins s’avérer payant. Les ONG locales connaissent particulièrement les problématiques sociétales, ont en général des liens déjà étroits avec la plupart des communautés et bénéficient d’une présomption de bonne volonté de par leur profil humanitaire. Si une entreprise hésite à créer un poste sociétal en raison de l’insécurité qui prévaut autour de son site d’implantation, elle peut alors recruter une icône de la vie locale pour assumer cette charge. L’entreprise QMM à Madagascar a ainsi choisi une ancienne star du football local, estimée et respectée (M. Pellerin, 2008). En outre, un partenariat avec une ONG peut s’avérer commercialement avantageux pour l’entreprise parce qu’il accroît son acceptabilité locale au détriment d’entreprises concurrentes. Dans cette optique, QMM avait ainsi tenté de sceller un partenariat avec l’ONG Care. L’intégration du sociétal dans l’analyse des risques d’une entreprise nécessite donc de contourner certaines difficultés. Toutefois, les interactions qui existent entre la sûreté et le sociétal imposeront d’elles-mêmes un rapprochement entre ces deux métiers ainsi qu’une réflexion autour des moyens de formaliser la démarche sociétale comme facteur de réduction des risques. Il apparaît finalement que le sociétal répond à deux finalités : la sûreté et l’Ethique. Mais la force de cette relation tient à ce que ces deux finalités ne sont pas contradictoires : la sûreté et l’éthique ne sont garanties que par une politique sociétale performante. L’éthique et la sûreté ne seront donc jamais concurrentes dans le domaine sociétal. Conclusion Dans son article, Zygmunt Bauman jette un regard minimaliste sur la sûreté, où l’individu, surprotégé par une police répressive, vivrait de manière isolée dans la peur d’autrui. Cet article défend au contraire une vision maximaliste de la sûreté, où l’efficacité de cette dernière La prévention situationnelle vise à empêcher le passage à l’acte en modifiant les conditions dans lesquelles des délits peuvent être commis. L’ERM (Enterprise Risk Management) désigne un approche selon laquelle la gestion des risques est traitée à un niveau stratégique. Key Performance Indicators. S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 106 La responsabilité Sociétale des multinationales : un engagement éthique au service de leur Sûreté repose sur une vision de l’entreprise ouverte sur l’extérieur, appréhendant son environnement comme un partenaire potentiel. Parce que la sûreté protège un individu ou une organisation contre les sources de malveillances qui l’entoure, il est incontournable pour les agents de sûreté de considérer cet entourage, de dialoguer avec lui et d’engager des voies de coopération afin de le dissuader de devenir malveillant. Ce constat n’a rien de révolutionnaire : la fameuse «police de proximité» ne répond-elle pas à une ambition similaire dans l’espace public ? A son échelle, l’entreprise doit reproduire ce schéma : ne rien céder d’un point de vue sécuritaire et ne créer aucune faille de protection, mais ne pas se fermer de son environnement en contribuant au bien-être de celui-ci. C’est la raison d’être de l’engagement sociétal. La Responsabilité Sociale d’Entreprise a gagné ses galons jusqu’aux plus petites PME. Gageons désormais que la facette sociétale de cette responsabilité soit préférée aux actions destinées à «acheter la paix sociale» ou aux intentions qui se résument surtout à du «greenwashing». Bénéfiques en termes d’image, ces démarches ne répondent pas à un souci éthique et s’avèrent contre productives d’un point de vue sécuritaire parce que bien souvent créatrices d’inégalités et de frustrations. La démarche sociétale répond à ces deux obligations, démontrant ainsi qu’éthique et sécurité ne sont pas nécessairement incompatibles. Bibliographie U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Alto Aubier, Paris, 2003. S. Berger-Douce, L’engagement sociétal d’une PME. Une démarche au service de l’intégration professionnelle de publics en difficulté ?, Revue internationale de psychosociologie, 2008/1. I. Dhaouadi, La conception politique de la responsabilité sociale de l’entreprise : Vers un nouveau rôle de l’entreprise dans une société globalisée, Éditions ESKA, Revue de l’organisation responsable, 2008/2 J. G. Frynas, Oil in Nigeria : conflict and litigation between oil companies and village communities, Business & Economics, 2000, 263 p. T. Hommel, O. Godard, «Que peut-on espérer des entreprises socialement responsables ?», in Regards sur la terre, 2009. H. Jenkins et L. Obara, Corporate Social Responsibility in the mining Industry – the risk of community dependency, CRRC, Université de Belfast, 2008. P. Kapelus, R. Haman, D. Sonnenberg, A. Mackenzie et P. Hollesen, Local Governance as a complex System, Journal of Corporate Citizenship, été 2005. G. Magrin, G. Van Vliet, «Greffes pétrolières et dynamiques territoriales : L’exemple de l’on-shore tchadien», dans Le Pétrole Africain, Afrique contemporaine, 2005. PDAC Short Course, Emerging Trends in Corporate Social Responsibility in the Mining Industry, Toronto, March 2-3, 2007. M. Pellerin, La Responsabilité sociétale d’une multinationale : le cas de Rio Tinto dans le sud-est de Madagascar, Panthéon-Sorbonne, 2008, 180 p. C. Renouard, L’intérêt économique aux prises avec la visée éthique : le cas de Rio Tinto Alcan au Ghana, De Boeck Université, Monde en développement, 2008/4 - n° 144. L. Zandvliet, M. Anderson, Getting it right : Making Corporate-Community Relations Work, Greenleaf Publishing, Sheffield, 2009, 252 p. 107 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 AZaZVYZgYZaV iYkh_jdkch_gk[ ?Des solutions n d’authentification authe auth entifi ification forte pour ur sécuriser uriser les ur le entreprises d’authentification Protiva™ Serveur d’authentificatio S d’ auttth tifi tio on fforte t :P Pr ottiva™ tii ™ SA Server S Pr otiva™ SA S Server four rn u supérieur su Protiva™ fournit nititt un niveau de sécurité pour les applications accès au réseau et app plic ications de l'entreprise, ll'e entreprise, la banque en ligne ou l'e-commerce, l'e-commer ce, permettant ett t de combiner bin une information connue l’utilisateur uniquement de l’utilisateu is r avec un n élément de sécurité en sa possession. d’entreprise malto .NET N Badge d’entr eprise Gemalto Ce badge, basé sur la technologie carte à puce .NET de Gemalto, permet le contrôle des accès physiques et logiques, ainsi que l’échange s’intégrer sécurisé de données. Il a été conçu pour s’intégr er dans les environnements Microsoft, osoft, système envir onnements Linux, Mac et les solutions de Micr infrastructure e réseau et poste de travail, en particulier d’exploitation infrastructur environnements Windows avec les envir onnements Server 2008 et W indows 7. www.gemalto.com ©G Gemalto emalto 2 2010 010 - C Crédit rédit p photos hotos : L Laurent a u re n t M Mauger auger Gemalto pr propose opose des ssolutions utions ns perfo performantes mantes pour assur assurer er la pr protection otection informatiques des rressources essources infor ques es et d des identités dentité des utilisateurs : Security & Strategy Security & Strategy is a European review edited by the CDSE ( Security Managers Association) Its purpose is to discuss issues related to corporate security and risk management. It is a forum of thoughts and experiences for both public and private sectors. Can protecting a company from threats be unethical ? Reconciling the irreconcilable Zygmunt Bauman, a famous Anglo-Polish sociologist, delivers a rich, committed and unusually controversial text in which he questions the idea of a world in which growing insecurity would justify an increased need to protect oneself. Since it has been established that the welfare state is decaying, the author believes that the State is skilfully maintaining a feeling of insecurity in which it finds a new legitimacy. So, according to him, insecurity would be a feeling, more than a reality. However, security, which is supposed to reassure citizens, would paradoxically have the opposite effect since it encourages wariness of the others and isolation from the outside world seen as criminogenic. The best way of abandoning this feeling of insecurity would be by adopting an ethical approach, which would focus on living together and getting to know the Other. Isolation or living together : security and ethics would thus be seen as incompatible. If the author does not make any direct reference to companies, the latter should not remain blind to the particularly controversial ideas defended in the text. Z. Bauman Rethinking the ethics of security against criminal threats ? Alain Bauer and Christophe Soullez's article appears as counterpoint to Zygmunt Bauman's. As they remind us that protecting citizens is inseparable from building an allpowerful State, the authors suggest that the latter draws its legitimacy from these citizens' trust, provided the legal and ethical supervision 109 of its police force be fully ensured. All the more so as, parallel to this permanent need for safety, citizens demand more individual liberties. According to the authors, a legally-constituted state's role would precisely be to reconcile and maintain some balance between these two civic – apparently contradictory – expectations. The authors refute the idea of a world lacking in insecurity and propose an overview of the new threats produced by an unstable international system and constantly evolving societies, from cybercriminality to the systematisation of resorting to violence. The changes brought about by these new threats are forcing the State to adapt its means and methods of protection, thus calling into question the new moral barriers that need to be established to preserve the ethics of security. A. Bauer & C. Soullez The police profession at the crossroad of ethics and legality The case of Canada Jean-Paul Brodeur, a criminologist from Quebec who has recently passed away, wonders about the ethics of «police officers». Considering that the police, which benefits from «legalised illegalism» has to transgress a few laws to carry out its missions properly, the author suggests a typology of the situations where the agents' deontology can find itself called into question anyway. The author's comments express the idea that agents can be held ethically responsible not for the use of exceptional legalised means per se, but any time this use goes beyond a «principle of parsimony» (use of minimum force) inherent to their job as «police officers». J-P. Brodeur S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 The testimony of SNCF's chief security officer Economic intelligence, an industry lacking in ethics ? After these first three texts, it seems like the contradictions that sometimes oppose security and ethics may not be insurmountable. But who can answer such a question better than a chief security. Jean-Jacques Henry, chief security officer at SNCF, gives an enlightning and pragmatic account of the balance between safety obligations and ethical duties that the company has to preserve on a daily basis. Such balance paves the way to a policy of ethical safety, guided both by individual motivations and by a desire to make some profit. Through a myriad of examples taken from his activity, the author shows how this policy is being implemented. The recent case of cyber spying implying a major firm, a private investigation company and NGO Greenpeace has reopened the debate about the need to regulate economic intelligence in France. This sector, that public authorities are finally starting to take into account, is also becoming increasingly appealing to businesses that need them. Yet, to meet those needs as best as possible, some agencies do not hesitate to resort to unethical practices. In this respect, the LOPPSI 2 bill constitutes a significant breakthrough to clean up a sector that has often been marred by questionable spying. Xavier Latour here deciphers the contours, the stakes but also the limits of this bill. J-J. Henry X. Latour Think business intelligence and information ethics The question of ethics in the practice of economic intelligence How can firms combine security imperatives and ethical conducts ? Economic intelligence has been discredited by the failure of such a fragile balance. Ludovic François is here attempting to pave the way towards an ethical economic intelligence approach. Should the ethics of economic intelligence be appraised in the eyes of its purpose, that is to say creating value for businesses (consequentialist perspective) or in the eyes of its means (ethical perspective) ? Even though the ethical justification of this sector is underlyingly based on its aims, with «economic patriotism» as its paragon, the author still reckons that, out of deontological ethics, practitioners cannot but attach importance to the means implemented to achieve their ends. To maintain some balance between these sometimes rival perspectives, Ludovic François recommends three principles that may help what the practioners of economic intelligence are trying to achieve : positive finality for the community, the principle of minimum interference and the principle of maximum transparency. L. François Intelligence in between ethics and necessity The days when Clausewitz used to criticize the efficiency of intelligence seem to be over. As, today, intelligence is the sinews of war in a world where threats are as invisible as scattered, it often frees itself from certain ethical norms to make national interest prevail. Franck Bulinge and Charlotte Lepri explain that intelligence, torn between ethics and necessity, is looking for some new legitimacy, notably through public opinion. The authors suggest that, since intelligence cannot – because of its very nature – be submitted to any specific ethics, some form of «democratic control» would help better frame the activities of intelligence services. F. Bulinge & C. Lepri The ethics of journalists : strict rules, lonely professionals Journalists, who often spark off startling revelations, notably about safety, are regularly asked to justify themselves on their respect of journalistic ethics, the characteristics of which remain elusive. Pascal Junghans, a journalist for The Tribune, S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 110 here gives a practitioneer's opinion on the ethical stakes of his profession. If laws and charters strictly frame this job, in fine, journalists' choices are more often guided by their individual consciences. But is personal ethics enough to supervise a journalist's profession ? P. Junghans Ethics as a tool for improving corporate security Preventing employee fraud with ethical management practices According to a Canadian study, internal fraud would cost businesses 5% of their sales. If internal control is the best way to protect from fraud, Anne Sachet-Milliat here claims that an ethical management implemented by the company reduces the impact of its employees' fraud. Such a theory, inspired by American crime sociology, lays the emphasis on the pressure of organisation – intentional or not on its employees' behaviour. The author then suggests management solutions which should enable businesses to prevent internal fraud : ethical recruitment methods, increased sensitisation of employees to codes of ethics, a fair policy of payment, or the creation of a social conformity function that would have to make sure that ethical norms are applied inside the company. A convincing demonstration that business ethics can serve Safety's interests. A. Sachet-Milliat The role of ethics in preventing corruption The case of Switzerland Corruption is probably one of businesses' most difficult plagues to eradicate. After setting corruption back in a historical and theoretical perspective, Bertrand Perrin, drawing his inspiration from the Swiss reglementary framework, tries to draw the contours of an anticorruption policy and assess the role that ethics may play in such a policy. Since corruption is due to men, any preventive approach will have to rely on the latter. Yet, because ethics actually happens to be within individuals' province, it cannot but be part of the fight against corruption. But ethics is not self-sufficient, and must go hand in hand with a corpus of discouraging legal conventions and deontological rules accepted by the employees. Indeed, only by organizing the actions of individuals and by having a positive influence on them can companies develop an efficient system of «integrity management». B. Perrin The societal responsability of multinational companies : an ethical commitment working for their safety What may be common to businesses' safety and their policy of sustainable development ? Not much in theory, and yet... In this article, Mathieu Pellerin explains to what extent the societal policy of a company, motivated by ethical concerns, may prove to be a means to reduce the risks of mischief against the company. All in all, he explains to what extent ethics serves the goals of Safety. The Microsocietal actions of companies enable them to bring peace to their implantation area and to curb some of the threats coming from the latter : improvement of their image in the eyes of NGOs, deterrence of social actions or sabotages, etc. The author then tries to meet the operational needs of businesses, by showing the way to an efficient societal policy to the purpose of Safety and by thinking about the best way to fully integrate a societal policy into a global analysis of the risks. M. Pellerin If you wish to receive «Security & Strategy» please contact : www.ladocumentationfrancaise.fr 111 S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 Note aux auteurs A QUI S’ADRESSE LA REVUE «Sécurité & Stratégie» ? Sécurité et Stratégie publie des articles originaux d’universitaires, de représentants des institutions publiques, de directeur sécurité... Son objectif est de permettre aux praticiens et aux enseignants-chercheurs de communiquer, d’échanger et de soumettre à la critique leurs réflexions et leurs recherches dans le champ du risque et de la sécurité. Elle s’adresse aux professionnels de la sécurité et de la sûreté, aux enseignants et étudiants (en sécurité, sûreté, management des risques…) ainsi qu’à un large public de gestionnaires. Sécurité & Stratégie publie trois numéros par an dont au moins un numéro spécial thématique. Chaque numéro de la revue comporte un dossier spécifique. Sécurité & Stratégie publie à la fin de chaque numéro des critiques d’ouvrages récemment parus sur le sujet. PROPOSER UN ARTICLE Les articles publiés dans Sécurité & Stratégie doivent être écrits de façon à être accessibles aux lecteurs avertis mais non spécialistes de telle discipline ou de telle méthode de recherche. Les auteurs dans leur rédaction doivent s’attacher à être le plus opérationnels possible. 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Les articles doivent comprendre une bibliographie d’une longueur maximum d’une page, ou 1500 signes. Cette dernière doit comprendre au moins 5 références et se trouver en fin d’article. Ces notices doivent respecter les conventions suivantes : • Ouvrage : Initiale du prénom et nom de l’auteur, Titre de l’ouvrage, Editeur, Lieu d’édition, date de publication • Article : Initiale du prénom et nom de l’auteur, «Titre de l’article», Titre de la revue, Vol. x, No. x, p. x-y, date de publication • Ressource Internet : Initiale du prénom et nom de l’auteur (ou organisme). Titre de la ressource. [S’il y a lieu, ajouter la ressource plus large à laquelle le document cité est rattaché ; procéder de la façon suivante : In «Initiale du prénom et nom de l’auteur». Titre du site ou du document qui contient la ressource] [en ligne]. Disponible sur : <URL>. 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S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0 112 > COLLOQUE ANNUEL du Le 25 novembre 2010 à l’OCDE INSCRIVEZ-VOUS DÈS MAINTENANT ! BULLETIN D’INSCRIPTION " 3 %@!" % & = !& % #' "! 9 @ (! % " #% &: 3 /1< 3 @% !'& 6 "! ' "!! % & 6 !& ,11< 3 "!8 @% !'& &"( ' % )" % (! '(% 3 ! !'& "! ' "! 3 % && !'% #% & "( % % && 3 !& '(% ' "! 3 3 " '@& %A !& % #' "! ? '% !& !' 3 ''% ) A$( & )"'% %A % !'& !' ? ="% % ( (3 CDSE – 1 rue de Stockholm – 75008 Paris. @ @# "! 3 3 A !' ' !& % #' "! " ) !' !"(& # %) ! % ) !' 106++6,1+12 "(% '"(' !!( ' "! &(%) ! !' ) !' 1-6++6,1+14 .1> &" '"' )"(& & % % "(%&@ 2 #%A& 106++6,1+14 = !'@ % '@ & % & & % ( 2 ; 3 Mondialisation, virtualisation, externalisation : L’entreprise a-t-elle encore la maîtrise de sa sécurité ? Le Club des Directeurs de Sécurité d’Entreprise (C.D.S.E.) organise le colloque européen des directeurs de sécurité, avec la présence de hauts fonctionnaires, de pdg de grandes entreprises françaises et de nombreux directeurs sécurité de grands groupes internationaux (Total, Thales, Altran, Atos Origin…). Pourquoi et comment investir dans les pays instables ? ( & #%@ (' "!& 5 %& $( & '"(%! % #"(% &&(% % & #%"' ' "! 5 ( " '7"! '' ! % = ' '5 En quoi le développement durable et l’éthique peuvent-ils contribuer à la sécurité d’une entreprise ? ( & &"!' & ! & $( @ ! !' &"! !) %"!! !' 5 ! "!! #" ' $( @) "## !' (% # % '7 # %5 Attaque à la réputation, cybercriminalité… Par quels moyens juridiques l’entreprise peut-elle se défendre ? La « virtualisation » et l’externalisation représentent-elles un risque réel pour l’entreprise ? @) "## !' & ' !" " & = ! "% ' "! )"% & # %' = ! "% ' "! ' !"() & "% & = *' %! & ' "!4 ' & $( "( " #(' ! 2 ( & &"!' & ) !' & ' & ! & # @!" A! #"(% & !'% #% & & 5 La mondialisation, la virtualisation et l’externalisation vont-elles faire évoluer le métier de directeur de Sécurité ? Hors Série Spécial Ethique SPECIAL ETHIQUE Zygmunt Bauman (Université de Leeds), Alain Bauer (Professeur de criminologie au CNAM) / Christophe Soullez (Criminologue), Jean-Paul Brodeur (Université de Montréal), Jean-Jacques Henry (Directeur de la Sûreté de la SNCF), Ludovic François (HEC), Xavier Latour (Université Paris V), Franck Bulinge (Université de Toulon) / Charlotte Lepri (IRIS), Pascal Junghans (La Tribune), Anne Sachet-Milliat (ISC Paris), Bertrand Perrin (Institut de lutte contre la criminalité économique), Mathieu Pellerin (Consultant et chercheur associé IFRI) Parution du numéro 4 “Sécurité & Stratégie” - Octobre 2010 Si vous désirez recevoir les prochaines éditions, merci de commander directement sur le site www.ladocumentationfrancaise.fr 1, rue de Stockholm • 75008 Paris • France Tél : 01 44 70 70 85 Fax : 01 44 70 72 13 Courriel : [email protected] www.cdse.fr ISSN : 2101-4736 17 euros Diffusion Direction de l’information légale et administrative La documentation Française Tél 01 40 15 70 10 www.ladocumentationfrancaise.fr