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juillet / septembre 20
Zygmunt Bauman
Alain Bauer
Christophe Soullez
Jean-Paul Brodeur
Jean-Jacques Henry
Ludovic François
Xavier Latour
Franck Bulinge
Charlotte Lepri
Pascal Junghans
Anne Sachet-Milliat
Bertrand Perrin
Mathieu Pellerin
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Revue européenne des directeurs de sécurité.
Sécurité & Stratégie est une revue présentant
les problématiques relatives à la sécurité
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C’est un espace d’échanges et de réflexions
pour les acteurs publics et privés.
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Ludovic François (HEC),
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Jean-Pierre Grelot (SGDN),
Sonia Guelton (Université Paris XII),
Patrick Laclemence (Université de Troyes),
Xavier Latour (Université Paris V - Paris Descartes),
Yann Lebel (SNCF),
Charlotte Lepri (IRIS),
Alexandre Masraff (ACCOR),
Antoine Minot (GlaxoSmithKline Biologicals S.A.),
Bertrand Monnet (EDHEC),
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de Criminologie Comparée, CICC),
François Murgadella (ANR/DGA),
Gérard Pardini (INHES),
Bertrand Perrin (HEG Arc, ILCE),
Hervé Pierre (TECHNICOLOR),
Raphael Prenat (Ministère de la Recherche),
Pierre-Alain Schieb (OCDE),
Christophe Soullez (Observatoire National
de la Délinquance, Ministère de l’Intérieur),
Véronique Steyer (Département Stratégie, Hommes et
Organisation ESCP Europe),
Jacques Suspene (Safran),
Paul Swallow (Nyse Euronext),
Alain Winter (Direction Générale de la Police Nationale),
Mathieu Zagrodzki (CEVIPOF, IEP Paris).
sommaire
SPECIAL ETHIQUE
Edito
1
La protection contre les menaces se fait-elle au détriment de l'éthique ?
TRIBUNE LIBRE
- Réconcilier l’inconciliable -
Zygmunt Bauman
5
Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles ?
Alain Bauer & Christophe Soullez
15
La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada - Jean-Paul Brodeur
Témoignage du Directeur de la Sûreté de la SNCF -
24
Jean-Jacques Henry
35
Penser une intelligence économique et un renseignement éthiques
La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique - Ludovic François
L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ? Le renseignement entre éthique et nécessité -
Xavier Latour
Franck Bulinge & Charlotte Lepri
43
53
59
Ethique des journalistes : des règles strictes, des professionnels seuls
Pascal Junghans
67
L'éthique comme outil de renforcement de la sécurité d'entreprise
La prévention de la fraude des salariés
par des pratiques éthiques de management - Anne Sachet-Milliat
Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption
Le cas de la Suisse - Bertrand Perrin
La responsabilité sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur sûreté - Mathieu Pellerin
Security & Strategy
Note aux auteurs
75
87
95
109
112
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
edito
• Une entreprise française ne devrait-elle
pas se lancer dans une contre-offensive
informatique contre les pirates qui attaquent ses serveurs afin de les faire cesser
alors qu'il est possible que ces machines
appartiennent en réalité à des entreprises
ou à des organisations légitimes qui en ont
perdu le contrôle à leur insu ? Il est effectivement possible qu'un mauvais paramétrage de la riposte ait pour effet de causer
des dommages collatéraux parmi les organisations dont les serveurs ou les machines
sont hébergés sur le même bloc d'adresses
IP que les pirates. Dans ce contexte, la
réplique française aurait pour conséquence
peu éthique de mettre hors-service des
équipements informatiques de tierces
parties innocentes.4
Le concept d’éthique ne dispose pas
d’acception universelle. Le concept oscille,
selon les auteurs entre réflexion portant sur la
notion de Bien et énoncé de règles normatives1. C’est ainsi que dans le présent numéro
de la revue Sécurité & Stratégie, les uns
rapprochent l’éthique de la légalité (Jean-Paul
Brodeur par exemple), tandis que d’autres la
rattachent plus largement à la notion de Bien
commun (Zygmunt Bauman, Bertrand Perrin).
Appliquée à l’entreprise, la notion de l’éthique
ne se trouve-t-elle pas à la lisière de ces deux
acceptions ? L’éthique comprise à la fois
comme guidant la finalité de l’activité de
l’entreprise et comme ligne de conduite devant
inspirer ses actions au quotidien. Dans le
domaine de l’Intelligence Economique, Ludovic
François cherche à établir cette synthèse en
citant Emmanuel Kant : «agis de façon telle
que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta
personne que dans tout autre, toujours en
même temps comme fin, et jamais simplement
comme moyen2». Au moment où la disparition
programmée de la Commission Nationale de
Déontologie de la Sécurité (CNDS) alimente la
polémique, il nous a semblé important de se
demander si l’éthique est soluble dans la
sécurité. L’actualité récente démontre l’importance, la sensibilité et la difficulté de répondre
à cette question.
• Par ailleurs, le caractère ou non éthique
d’une action peut s’avérer éminemment
subjectif, ce qui questionne le caractère
universel de l’éthique. Est-il par exemple
éthique que des journalistes dans le cadre
d’une émission dite d’investigation («Les
Infiltrés») dénoncent des pédophiles,
comme se le demande Pascal Junghans
dans le présent numéro ? Le bien commun
dicterait ce choix tandis que l’éthique du
journalisme l’interdit.
• Lorsque des ONG se prévalant d’un
devoir éthique cherchent à déstabiliser des
entreprises européennes dans des pays
d’Amérique Latine3 pour favoriser l’implantation d’entreprises concurrentes non
européennes, les entreprises européennes
ne doivent-elles pas se défendre ? Dans ce
cas de figure, la mise en place de politiques
de sécurité peut-elle se justifier par la lutte
contre une intention non-éthique ?
Si les précédentes questions semblent faire
émerger implicitement un certain nombre de
réponses, la question de l’éthique dépasse le
seul cadre philosophique et nécessite de
mobiliser également des approches sociologiques, criminologiques ou encore juridiques
pour se faire une opinion plus précise. Ainsi,
dans le premier article, Zygmunt Bauman
considère la sécurité, et notamment la sécurité
nationale, comme non éthique : «ce qui
1
2
3
4
5
1
L’éthique est-elle soluble dans la sécurité ?
S. Mercier, l’éthique dans les entreprises, Paris, La Découverte, 2004, p. 5.
E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, première édition 1785, livre de poche 1993.
Les affaires étant actuellement en cours, nous ne citerons pas les organisations visées.
Cela s'est déjà produit dans le cadre d'une opération de la NSA pour démanteler des sites jihadistes contrôlés par la CIA et les services
saoudiens. Lors de cette opérations, plusieurs dizaines de sites allemands et américains ont été perturbés :
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/03/18/AR2010031805464_pf.html).
B. Dupont, E. Perez, Les polices au Québec, Que sais-je ?, no 3768, Paris : Presses universitaires de France, 2006.
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oppose la sécurité et l’éthique (…), c’est
l’irrémédiable contradiction entre la division et
la communion : le besoin irrépressible de
séparer et d’exclure, endémique dans le
champ de la sécurité, et à l’inverse, la tendance
à inclure et unir dans celui de l’éthique»
(Bauman, p.9). Autrement dit, la sécurité
aurait pour effet, volontaire ou non, d’exclure
et souvent d’exclure le plus faible. Bien
que ses propos intellectuellement engagés
nous paraissent discutables, ils imposent
de réfléchir (et cela nous paraît un enjeu
stratégique en matière de sécurité dans les
années à venir) à la manière de rendre la
sécurité plus inclusive et la moins excluante
possible. A titre d’exemples, dans certains
quartiers ou dans les espaces privés recevant
du public (aéroports, centres commerciaux…),
comment garantir aux citoyens une sécurité
optimale sans, dans le même temps, entraver
leur liberté de circuler à travers des contrôles
d’identités ou de la protection périphérique.
Dans un des articles suivants consacré au cas
canadien, Jean-Paul Brodeur considère que
les agents de sécurité sont dans un certain
nombre d’opérations contraints de recourir à
des pratiques non éthiques pour mener à bien
leurs missions et que ces pratiques illégales
sont tacitement acceptées par les institutions
au nom de ce qu’il qualifie «d’illégalisme
légalisé». Légalité et éthique sont ici consubstantielles. Or, l’éthique se mesure également à
l’intensité des menaces auxquelles il faut faire
face comme le démontrent Alain Bauer et
Christophe Soullez. Si les forces de sécurité ne
font pas leur travail et si le public est insatisfait, le risque est important qu’elles soient de
plus en plus illégitimes à intervenir et donc
qu’elles deviennent inefficaces vis-à-vis de
menaces toujours plus diffuses et fortes.
On peut même prolonger cette démonstration
en invoquant que moins les forces de sécurité
sont en mesure d’opérer, plus elles sont
conduites à agir dans un cadre non légal où
leurs pratiques risquent de s’éloigner de
l’éthique. Par conséquent, il convient de
donner davantage de latitude aux forces de
police pour agir, sous peine de les pousser à
la faute. C’est dans cette perspective que de
nombreux auteurs dans ce numéro insistent
sur la nécessité de laisser des marges de
manœuvre conséquentes aux forces de
sécurité (police, agence de sécurité privée,
police municipale…). Cela doit se faire en
adaptant au mieux la loi aux nouveaux
contours des problématiques de sécurité
(Jean-Paul Brodeur, Xavier Latour, Bertrand
Perrin) et en garantissant un contrôle de ces
organisations par la création d’organismes,
telles le Défenseur des droits (Alain Bauer) au
plan national ou la création de la convention
pénale sur la corruption du conseil de
l’Europe au niveau européen (Bertrand Perrin).
La sécurité est donc un prérequis au bon
fonctionnement des sociétés démocratiques
comme de leurs entreprises. Mais celles-ci
perdront en crédibilité et en légitimité si leur
sécurité n’est pas encadrée par de forts
contre-pouvoirs.
Au sein des entreprises, ces contre-pouvoirs
s’accompagnent également de puissants
instruments incitatifs (code de déontologie,
chartes éthiques, formations, engagement du
top-management…). L’éthique est à ce point
soluble dans la sécurité des entreprises qu’elle
peut même renforcer leur sécurité (Anne
Sachet-Milliat, Bertrand Perrin, Mathieu Pellerin).
Dans l’espace public français, l’encadrement
des dépositaires de la sécurité est-il suffisant ?
Il ne s’agit pas ici de nier l’effort réalisé par
l’ensemble des pays occidentaux et l’on
ne peut que rejoindre Franck Bulinge et
Charlotte Lepri lorsqu’ils soulignent la
révolution institutionnelle dans le paysage
français du renseignement qu’a représenté la
création d’une délégation parlementaire au
renseignement en 2007, et ce malgré son
champ d’action limité. Pour autant, beaucoup
de chemin reste à parcourir quand on sait par
exemple que le budget de la CNDS était cinq
fois moins important que son équivalent au
Québec en 20045 !
Nous ne pouvons terminer notre propos
liminaire sans saluer une dernière fois
Jean-Paul Brodeur, criminologue québécois,
certainement le plus grand criminologue
francophone de ces dernières décennies qui
s’est éteint à Montréal dimanche 25 avril.
Son esprit libre et critique manquera aux
débats actuels et futurs de la sécurité. Nous
publions l’un de ses derniers articles.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
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4
TRIBUNE LIBRE
Réconcilier l’inconciliable*
Sociologue anglo-polonais de renom, Zygmunt Bauman nous livre un texte riche,
engagé et polémique dans lequel il conteste l’idée d’un monde où l’insécurité
croissante justifierait un besoin accru de se protéger. Partant du constat que l’État
Providence est en décrépitude, l’auteur estime que l’État entretient habilement un
sentiment d’insécurité dans lequel il trouve un nouveau ressort de légitimité. Selon lui,
l’insécurité serait donc un sentiment davantage qu’une réalité. Or, la sécurité, a priori
censée rassurer le citoyen, alimenterait paradoxalement ce sentiment parce qu’elle
encourage la méfiance envers autrui et l’isolement d’un monde extérieur présenté
comme criminogène. Le meilleur moyen de se départir de ce sentiment d’insécurité
reviendrait à adopter une démarche éthique, qui privilégie le vivre ensemble et
la connaissance de l’Autre. Isolement ou vivre ensemble : la sécurité et l’éthique
seraient donc inconciliables. Si l’auteur ne fait pas directement allusion aux entreprises, ces dernières ne devraient pas rester insensibles aux thèses défendues dans
le texte, singulièrement sujettes à controverse.
L’incertitude et la vulnérabilité, propres à la
condition humaine, sont les fondements
mêmes de tout pouvoir politique : l’État
moderne promet de protéger ses sujets par la
lutte qu’il engage contre ces deux phénomènes vivement ressentis, ainsi que contre la
peur et l’angoisse qu’ils engendrent. C’est de
là qu’il tire à la fois sa raison d’être, l’obéissance de ses citoyens et son support électoral.
Dans une société «normale», la vulnérabilité,
l’insécurité de l’existence et le besoin de vivre
et d’agir dans des conditions d’extrême
insûreté, d’incertitude irrémédiable, sont
fournis par les pressions des forces du
marché, notoirement capricieux, imprévisible,
perpétuellement en crise. Quand il demande à
ses citoyens d’obéir à la loi, l’État impose sa
légitimité par le fait qu’il garantit en échange
d’atténuer leurs conditions réelles, citées
ci-dessus, de vulnérabilité et de fragilité. Une
telle légitimation a trouvé son expression la
plus aboutie dans la propre définition de sa
nouvelle forme de gouvernement que l’État
s’est donnée en se baptisant État Providence,
la collectivité reprenant à son compte l’obligation/promesse autrefois confiée à la divine
providence de protéger ses membres contre
toute forme de vicissitude du destin et de les
aider dans leurs malheurs personnels.
*
5
«Les individus sont invités à trouver
dans leur propre vie et leurs
ressources personnelles les
solutions aux contradictions
du système global».
Cette forme de pouvoir politique appartient
désormais quelque peu au passé. Les institutions élaborées par l’État Providence sont de
fait peu à peu réduites à leur plus simple
expression, démembrées ou tout simplement
supprimées, en même temps que disparaissent
les contraintes imposées autrefois aux activités
du marché et à la liberté de la compétitivité,
avec toutes les conséquences que l’on connaît.
La fonction étatique de protection sociale se
réduit et se focalise sur une petite proportion
minoritaire des sans-emplois ou des invalides,
minorité qui tend d’ailleurs à être requalifiée
progressivement : de sujet de préoccupation
sociale, elle devient sujet d’ordre public. La
fragilité socialement nocive des classes
économiquement défavorisées est aujourd’hui
redéfinie pour être réattribuée à la sphère du
privé – un sujet de préoccupation pour les
seuls individus qui doivent s’en sortir par leurs
propres moyens. Comme le dit Ulrich Beck :
Texte traduit par Hervé Pierre dont la version originale et complète est téléchargeable sur le site du cdse : www.cdse.fr
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«les individus sont invités à trouver, dans leur
propre vie et leurs ressources personnelles,
les solutions aux contradictions du système
global»1.
Ces nouvelles données sapent les fondements
sur lesquels la puissance publique a reposé
durant la plus grande partie de l’époque
récente. L’accroissement, reconnu de tous les
observateurs, de l’apathie politique et des
engagements personnels («le salut individuel
ne passe plus par la société», comme Peter
Drucker l’a résumé succinctement avec succès),
ajouté à un retrait massif de la population de
toute participation active dans les institutions,
témoignent de l’effondrement des fondations
du pouvoir étatique. L’État doit aujourd’hui
rechercher en dehors du monde de l’économie
d’autres sources de vulnérabilité et d’incertitude pour retrouver sa légitimité. Et cette
alternative semble avoir été récemment
trouvée (d’abord et très spectaculairement par
l’administration américaine mais pas exclusivement) dans la problématique de la sûreté
personnelle, autour des peurs ouvertes ou
cachées, réelles ou supposées, suscitées par
les menaces à l’intégrité des personnes, leurs
avoirs ou leur habitat, que ce soit à travers les
pandémies, les régimes alimentaires ou le
choix de modes de vie, ou encore les activités
criminelles antisociales des classes défavorisées, et encore plus récemment à travers le
terrorisme global.
L’État aujourd’hui doit rechercher
en dehors du monde de l’économie
d’autres sources de vulnérabilité
et d’incertitude pour retrouver
sa légitimité.
Contrairement à l’insécurité existentielle générée par les marchés, l’insûreté de substitution
par laquelle on espère restaurer le monopole
étatique de la rédemption doit être artificiellement exagérée, ou du moins dramatisée à
son extrême pour inspirer suffisamment de
peurs, avec comme résultat de faire passer au
1
second plan l’insécurité de première génération, celle basée sur l’économie, sur laquelle
l’administration de l’État ne peut presque plus
rien et n’a d’ailleurs plus envie de s’y consacrer.
On en arrive ainsi à ce que la seule non-matérialisation (ou du moins à un niveau inférieur de
celui attendu) des catastrophes annoncées,
menaces et autres calamités, puisse être
applaudie comme une grande victoire de l’État
face à l’hostilité du destin, obtenue grâce à la
vigilance de ses institutions vigilantes.
De fait, dans toutes les
démocraties, le «Je serai dur
contre le crime» (que ce soit pour
des raisons de terrorisme international ou local) est devenu l’atout
majeur des gouvernants…
C’est à tout le moins à cela que s’est consacrée l’administration Bush, CIA et FBI en tête,
promptement imitée avec zèle par Tony Blair
en Grande Bretagne. Il fallait prévenir les
citoyens des attaques imminentes sur leur
sûreté, les placer en état d’alerte permanent,
oscillant uniquement du niveau orange à
rouge, de telle sorte que leur tension puisse
être soulagée par le simple fait que rien ne se
matérialise, et que tout le crédit de se voir
sauvés d’un malheur annoncé ailleurs comme
inévitable retombe sur les institutions chargées
de l’ordre public auxquelles l’État se réduit peu
à peu. De tels efforts pour accroître le volume
de peur ambiante sont discernables dans le
monde entier comme le note Donald G. McNeil
Jr dans son étude Les politiques se complaisent dans la peur du crime2. De fait, dans
toutes les démocraties, le «Je serai dur contre
le crime» (que ce soit pour des raisons de
terrorisme international ou local) est devenu
l’atout majeur des gouvernants, la main la plus
chaude étant celle de la combinaison des
cartes suivantes: «plus de prisons, plus de
police», et des phrases un peu plus développées promettant de tolérer «encore moins
d’immigration, de supprimer le droit d’asile, et
de ne plus accorder des naturalisations
Voir U. Beck, R. Gesellschaft : Auf dem Weg in einere andere Moderne, Suhrkamp 1986 ; cité ici d’après la traduction de M. Ritter, p.137,
Sage, 1992.
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6
Réconcilier l’inconciliable
automatiques». Comme le dit McNeil : «les
politiques en Europe utilisent le crime commis
par des étrangers comme un stéréotype pour
lier la haine ethnique, politiquement incorrecte,
au concept plus acceptable de peur pour sa
propre sécurité».
En France par exemple, le duel Jacques
Chirac/Lionel Jospin lors de la présidentielle de
2002, s’est dès le départ très vite réduit à un
assaut respectif de promesses visant à gagner
les voix des électeurs à coups de mesures
toujours plus dures contre les criminels et les
immigrants, sources de toutes formes de
criminalité3. Dès le début ils ont fait de leur
mieux pour éloigner l’attention des électeurs
de leurs angoisses sur la précarité économique
ambiante pour la recentrer sur leur sûreté
personnelle (intégrité corporelle, des biens, de
la maison, du voisinage). Le 14 juillet 2001,
J. Chirac lançait la machine infernale, annonçant le besoin de lutter contre les «menaces à
la sécurité, la montée de la délinquance»
(presque 10% sur la première moitié de l’année)
et déclarant alors qu’une tolérance zéro serait
mise strictement en œuvre s’il était réélu.
Le ton de la campagne était ainsi donné et
L. Jospin allait vite l’adopter, faisant des variations sur ce même thème bien que, à la
surprise des acteurs principaux mais pas de
celle des observateurs avisés, ce fut en définitive la voix de Jean-Marie Le Pen qui exprima
ces sujets sous leur forme la plus cristalline et
donc la plus écoutée. Le 28 août, L. Jospin
proclama «la bataille contre l’insécurité» jurant
aucune faiblesse en la matière, tandis que
le 6 septembre Daniel Vaillant et Marylise
Lebranchu, ses ministres de l’Intérieur et de la
Justice, promettaient qu’ils se montreraient
intraitables contre la délinquance sous toutes
ses formes. La réaction immédiate de Daniel
Vaillant aux attentats du 11 Septembre fut
d’accroître les pouvoirs de police principalement contre les jeunes «étrangers ethniques»
des banlieues, où, selon la version officielle
(très pratique pour les dirigeants), se préparait
une synthèse diabolique de l’incertitude et
de l’insécurité qui empoisonnaient la vie des
Français. L. Jospin lui-même poursuivit dans
la même veine en portant l’anathème, dans
2
3
7
des termes encore plus vifs, sur «l’angélisme»
de ceux qui prônaient une approche modérée
de ces phénomènes, école à laquelle il jurait
ses grands dieux de ne jamais avoir appartenu
dans le passé et à laquelle il n’adhérerait
jamais. Les promesses continuèrent sans
cesse et s’envolèrent... J. Chirac promit de
créer un ministère de la sécurité intérieure, ce
à quoi Jospin répondit en promettant un
ministère «en charge de la sécurité publique et
de la coordination des opérations de police».
À J. Chirac qui brandit l’idée de centres de
confinement pour enfermer les mineurs délinquants, L. Jospin fit écho avec sa vision des
structures fermées pour mineurs, dépassant
son concurrent pour le coup en faisant allusion
à des condamnations en flagrant délit pour
mineurs. Ce n’est pas la peine de souligner
que peu de choses ont changé depuis. Plus
que quiconque, le successeur de J. Chirac doit
son flagrant succès électoral à sa capacité à
jouer des peurs populaires et à sa volonté
d’imposer un pouvoir fort, capable de jouer sur
ces peurs précises pour mieux lutter contre
toutes les peurs du futur.
Ce ne sont pas les raisons d’avoir
peur qui manquent : on ne peut
les recenser sur une simple
expérience personnelle, après tout,
ce qui compte, c’est que la peur
se nourrisse du fait qu’on ne
peut savoir quand la menace
va se réaliser.
Il y a seulement trois décades, le Portugal était
(avec la Turquie) le principal pourvoyeur de
travailleurs, les gastarbeiter, tant redoutés des
Bürger allemands qui craignaient pour leur
qualité de vie et leur consensus social, base
de leur sécurité et de leur confort. Aujourd’hui,
grâce à un heureux retour des choses,
le Portugal est passé du stade de pays pourvoyeur de travailleurs à celui de pays demandeur en travailleurs. Les dures humiliations
rencontrées pour gagner son pain dans des
pays étrangers sont aujourd’hui bien oubliées :
In New York Times 5-6 Mai 2002.
Comp. N. Herzberg & C. Prieur, «Lionel Jospin et le «piège» sécuritaire», in Le Monde 5-6 Mai 2002.
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27% des Portugais déclarent en effet que la
criminalité et les banlieues infestées d’étrangers sont leur principal sujet de préoccupation
et une nouvelle figure de la politique, Paulo
Portas, jouant en solitaire la carte de l’antiimmigration sans concession, a contribué à la
venue au pouvoir de la coalition d’extrême
droite, de même que le parti populaire de Pia
Kiersgaardty au Danemark, ou encore la ligue
du Nord en Italie avec Umberto Bossi, ou le
parti du progrès radicalement anti immigrants
en Norvège, sans parler de pratiquement
tous les partis politiques en Hollande. Et tout
cela arrive dans des pays qui, il n’y a pas si
longtemps encore, envoyaient leurs enfants à
l’étranger pour y chercher le pain qu’on ne
pouvait leur donner chez eux.
Tout se passe comme si l’effet
le plus visible des mesures de
sécurité incroyablement coûteuses
et omniprésentes qui se sont
imposées dans la dernière décade
était l’accroissement de notre sens
du danger, de la densité des
risques et de l’insécurité en
général.
Comment se construit un état d’alerte permanent ? En disant que le danger est au coin de
la rue, qu’il rôde, qu’il vient directement des
camps terroristes sous le masque des écoles
religieuses islamiques, des madrasas, des
banlieues peuplées d’immigrants, des classes
socialement défavorisées qui se répandent
dans la rue, des quartiers difficiles incurables
(les fameuses zones de non-droit), des pédophiles et autres criminels sexuels en liberté,
des mendiants, des gangs de mineurs
délinquants, des prédateurs divers… Ce ne
sont pas les raisons d’avoir peur qui manquent :
on ne peut les recenser sur une simple expérience personnelle, après tout, ce qui compte,
c’est que la peur se nourrisse du fait qu’on ne
peut savoir quand la menace va se réaliser.
Moazzam Begg, musulman arrêté en janvier
2002 et relâché faute de preuves après trois
ans passés dans les prisons de Bagram et de
Guantanamo, en est un exemple. Victime de
l’obsession sécuritaire, il dit très bien dans son
livre Ennemi combattant, paru en 2006, que le
résultat d’une vie vécue sous l’effet incessant
des alertes sécuritaires où se mêlent les
guerres, la justification de la torture, les
emprisonnements arbitraires et le maniement
de la terreur, est «d’avoir fait du monde un
endroit bien pire».
Pire ou non, je ne sais pas, mais j’ajouterai
certainement pas plus sûr. En tout cas pas plus
sûr qu’il n’était il y a une douzaine d’années.
Tout se passe comme si l’effet le plus visible
des mesures de sécurité incroyablement coûteuses et omniprésentes qui se sont imposées
dans la dernière décade était l’accroissement
de notre sens du danger, de la densité des
risques et de l’insécurité en général. Et rien
n’indique un retour rapide au confort d’une vie
apaisée et au sentiment de sécurité. Parce que
semer les graines de la peur procure une
récolte abondante en termes de pouvoir et de
marchés. Et le plaisir que procure une récolte
abondante ne peut qu’encourager à poursuivre
dans cette voie à la conquête de nouveaux
champs juteux… En principe, les questions de
sécurité et les motivations éthiques sont antinomiques, opposées l’une à l’autre.
Ce qui oppose la sécurité et l’éthique (opposition extrêmement difficile à surpasser pour
réconcilier les deux termes), c’est l’irrémédiable
contradiction entre la division et la communion :
le besoin irrépressible de séparer et d’exclure,
endémique dans le champ de la sécurité, et à
l’inverse, la tendance à inclure et unir dans
celui de l’éthique. L’intérêt de la sûreté, c’est
de repérer les risques, de les éliminer et pour
cela de s’intéresser aux sources potentielles
de danger pour les supprimer pro-activement.
Les cibles de ce type d’action de suppression
sont ipso-facto exclues de l’univers de l’obligation morale : des individus ou des groupes/
catégories entiers d’individus sont privés de
droit à la subjectivité existentielle et réduits à
l’état de simples objets, placés sans aucun
espoir en fin de ligne d’action comme des
entités dont le seul intérêt (du moins c’est tout
ce qui compte quand on pense à leur «traitement») est la menace présumée qu’ils peuvent
représenter pour la sécurité de ceux qui
mettent en œuvre les mesures de sécurité, ou
de ceux qui agissent au nom de ceux dont la
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8
Réconcilier l’inconciliable
sécurité est présumée ou déclarée en danger.
La négation de leur subjectivité disqualifie ces
«cibles» en tant que gens dignes de dialoguer :
quoi qu’ils puissent dire ou avoir dit si par
hasard on leur a donné la parole, sera considéré a priori comme non-existant, à condition
d’abord qu’on les écoute !
La négation du caractère «humain» des cibles
de l’action sécuritaire va beaucoup plus loin
que la passivité qu’Emmanuel Levinas, le plus
grand philosophe français de l’éthique, a
assigné à l’Autre en tant qu’objet de responsabilité éthique (selon Levinas, l’Autre me
commande par sa faiblesse et non sa force ; il
me dirige précisément en évitant de me donner
des ordres. C’est la passivité et le silence de
l’Autre qui déclenche mon action éthique).
administrés dans les chambres à gaz par des
«officiers sanitaires»). Les Tutsi étaient désignés sans remords comme des «morpions»
par leurs meurtriers Hutu. Mieux, une fois privé
de face, la faiblesse de l’Autre est une invitation naturelle et facile à la violence contre lui,
de même que lorsque la figure de l’Autre est
perceptible, cette même faiblesse est au
contraire une incitation sans borne à la capacité
éthique de le secourir et de l’aider. Selon les
termes de Jonathan Little4 : «les faibles sont
une menace pour les forts, une incitation à la
violence et au meurtre qui les abat sans pitiés».
Prenez garde à l’absence de pitié qui caractérise l’élimination des faibles : la pitié étant
précisément ce qui définit la posture morale,
absente dans ce cas.
L’intérêt de la sûreté, c’est de
repérer les risques, de les éliminer
et pour cela de s’intéresser aux
sources potentielles de danger
pour les supprimer pro-activement.
«Les faibles sont une menace
pour les forts, une incitation à la
violence et au meurtre qui les abat
sans pitiés». Prenez garde à
l’absence de pitié qui caractérise
l’élimination des faibles : la pitié
étant précisément ce qui définit
la posture morale, absente dans
ce cas.
En utilisant le vocabulaire de Levinas, nous
pouvons dire que stigmatiser les Autres
comme des problèmes sécuritaires conduit à
l’effacement de leur visage, une métaphore
pour dire qu’ils ne peuvent provoquer chez
nous, en tant qu’Autres, les conditions de
responsabilité éthique. L’oblitération de leur
visage, et donc de leur capacité à provoquer
l’action éthique, est la clé pour comprendre ce
que l’on entend par «déshumanisation». Dans
«l’univers moral de l’obligation» les trois
longues années d’emprisonnement sans
raison de Moazzam Begg, et les tortures qu’il
a subies pour lui faire admettre sa culpabilité,
ce qui justifierait après coup cette torture (!),
seraient un véritable scandale et une atrocité.
Mais privé d’un visage éthique par le simple
fait de son classement comme menace à la
sécurité, et par là même évincé de l’univers
des obligations morales, Begg devient un objet
légitime de «mesures de sûreté», qualifié par
définition de transparent sur le plan éthique
(ou adiaophorique dans mon vocabulaire).
La Shoah était pour leurs auteurs une action
sanitaire (les cristaux de zyklon B à l’origine
fabriqués pour exterminer les nuisibles étaient
9
Jonathan Little a tenté de reconstruire les
chemins qui ont fini par conduire des masses
d’hommes et de femmes naïfs, égarés,
crédules (par là même faciles à être manipulés
et menés sur des chemins de traverse),
effrayés aussi par le tremblement de terre
qu’avait été la première guerre mondiale et la
crise économique de 29, vers les limites
inhumaines mais logiques de la folie humaine
sécuritaire. Begg, lui aussi, relate le sort de
quelques personnes tombées accidentellement en tant que victimes collatérales des
mesures extrêmes de sécurité (des gens qui,
comme leurs tortionnaires le disent aprèscoup, étaient simplement au mauvais endroit
au mauvais moment). Il faut toutefois remarquer
que les dommages causés par les passions
sécuritaires s’étendent encore plus loin et ont
plus d’écho que les affaires les plus atroces
et inacceptables, donc les plus connues et
souvent condamnées et regrettées, ne le
laisseraient penser.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
Les obsessions sécuritaires sont sans fin et
insatiables. Une fois créées, livrées à ellesmêmes et répandues dans le public, on ne
peut plus les arrêter. Elles se propagent et
s’entretiennent toutes seules sur leur propre
lancée, n’ont plus besoin d’être renforcées par
des facteurs extérieurs. Elles produisent, dans
une escalade régulière, leurs propres raisons,
explications et justifications. La fièvre causée
et entretenue par l’introduction, l’enracinement,
le traitement et le renforcement des «mesures
de sécurité» devient l’auto-énergie de reproduction autonome et de croissance des peurs
et anxiétés collectives, des tensions liées à
l’incertitude et l’insécurité. Aussi radicaux
fussent-ils, les stratagèmes et les moyens mis
en place au nom de la sécurité ne se montreront jamais assez forts pour calmer les peurs,
ou du moins pas pour longtemps. De plus, les
mesures seront toujours battues en brèche et
surpassées par des ennemis qui peuvent
apprendre à les contourner ou les ignorer, et
passer au-dessus de tout obstacle mis en
travers de leur route.
Les obsessions sécuritaires sont
sans fin et insatiables. Une fois
créées, livrées à elles-mêmes et
répandues dans le public, on ne
peut plus les arrêter.
La façon dont tout cela se passe (ou plutôt la
façon dont cela est porté par sa propre logique
et son mouvement interne) a été décrite, de
façon tout à fait visionnaire, par Franz Kafka,
dans une nouvelle, Le Terrier, (der Bau), écrite
en 19235. L’histoire est racontée par un animal
non identifié obsédé par la construction d’un
terrier, un réseau complexe de passages et
couloirs souterrains sans fin pour renforcer
la défense de son espace vital contre les
envahisseurs. «Il y a aussi des ennemis dans
les entrailles de la terre» note l’animal anonyme.
«Ici» confesse-t-il, «ce n’est pas la peine de
se consoler avec la pensée que vous êtes
dans votre maison ; vous êtes dans la leur».
Il accepte donc que sa tâche soit si longue et
4
5
probablement jamais achevée. «Ma préoccupation constante avec les mesures défensives
que je mets en place, c’est qu’il faut souvent
en modifier les plans… la vérité est qu’en
réalité mon terrier procure un niveau élevé de
sécurité mais certainement pas encore assez,
car comment être à l’abri des peurs, même à
l’intérieur de mon terrier ?». Viennent alors
les découvertes et confessions finales : «cet
ouvrage va m’apporter de la sérénité, vous
croyez ? J’ai atteint en fait le stade où je ne
souhaite plus avoir de sérénité». Plus que tout,
plus même que l’ennemi omniprésent tenu
responsable de sa fuite en avant qui l’a occupé
toute sa vie, l’animal creuseur de terrier
obsessif et compulsif craint le moment de finir
la tâche qui l’a gardé en vie si longtemps et
qui a donné du sens à sa vie. Et quel sens
merveilleux!
Aussi radicaux fussent-ils, les
stratagèmes et les moyens mis en
place au nom de la sécurité ne se
montreront jamais assez forts pour
calmer les peurs, ou du moins pas
pour longtemps.
La plupart d’entre nous ne demanderait pas
pour qui sonne le glas agité par le creuseur de
terrier de Kafka, ils suivraient plutôt l’avis de
Donne formulé il y a un demi millénaire (avec la
mort en ligne de mire) : «ne te demande jamais
pour qui sonne le glas, c’est pour toi». Nous
savons tous, après tout, quels sont les sentiments du creuseur par l’introspection – même
si manquant du pouvoir d’intuition et d’imagination prophétique de Kafka, nous échouerions
à dire clairement ce que nous ressentons,
incapables de comprendre les racines de notre
anxiété, sans parler d’échanger ce que nous
avons compris avec nos compatriotes. Nous
savons qu’une fois que nous avons installé des
alarmes dernier cri sur chaque porte et fenêtre
de nos maisons, nous ne pouvons plus nous
endormir avec l’alarme débranchée, et même
si elle est en fonctionnement, ne pouvons pas
plus dormir, craignant que l’électricité soit
Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006.
Cité là encore d’après la traduction anglaise in F. Kafka, Collected Short Stories, Penguin Books 1988.
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Réconcilier l’inconciliable
coupée, qu’un fusible saute, ou qu’un accident
mécanique ne débranche l’alarme, et ainsi que
des étrangers menaçants et terribles, que nous
maintenons à distance mais qui n’attendent
que cette occasion, puissent maintenant
forcer notre porte de chambre.
Les étrangers nous fournissent une
réserve pratique (parce que
proches de nous, faciles à trouver
et à atteindre) pour décharger nos
craintes de l’inconnu, de l’incertain
et de l’imprévisible.
Les étrangers nous fournissent une réserve
pratique (parce que proches de nous, faciles à
trouver et à atteindre) pour décharger nos
craintes de l’inconnu, de l’incertain et de
l’imprévisible. En se concentrant sur le rejet
des étrangers, le fantôme effrayant de l’incertitude est de fait exorcisé, ne fût-ce que pour
un moment : le spectre horrible de l’insécurité
est brûlé à travers une effigie de chair palpable.
Et pourtant, malgré des exorcismes répétés,
notre vie moderne reste au fond incertaine,
de façon têtue, erratique et capricieuse. Le
soulagement de ces maux n’est que de courte
durée et les espoirs que nous avons mis sur
les mesures de sécurité les plus strictes
tendent à être déçus à peine nés. L’étranger
est, par définition, un agent animé d’intentions
qui peuvent au mieux être devinées, mais dont
nous ne pouvons pas être certains. Dans
toutes les équations que nous résolvons
pour savoir ce qu’il faut faire et comment se
conduire, l’étranger reste une variable inconnue.
L’étranger est après tout, comme son nom le
dit bien, «étrange», un être bizarre, dont les
motivations et les réactions peuvent être,
pour autant que l’on puisse savoir et deviner,
totalement différentes de celles des gens
ordinaires (communs, familiers). Et ainsi, même
sans être agressifs consciemment, ou sans
être gênants de façon visible, les étrangers
sont inconfortables : leur seule présence défie
la tâche déjà ardue de prédire les effets de nos
actions et leurs chances de succès. La proximité des étrangers étant le sort non négociable
des résidents urbains, un modus vivendi
11
permettant une cohabitation pacifiée avec eux
pour rendre la vie possible est une nécessité,
qui doit se trouver dans les choix que nous
faisons. Un choix possible, pourtant, est de
refuser la cohabitation. J’évoque ici le phénomène de «mixophobie». Dans l’océan urbain
de différences, ce mouvement se manifeste
par son goût de la séparation absolue et la
volonté de se réfugier sur des îlots de similarité
et d’unicité.
La proximité des étrangers étant
le sort non négociable des
résidents urbains, un modus
vivendi permettant une
cohabitation pacifiée avec eux pour
rendre la vie possible est une
nécessité, qui doit se trouver dans
les choix que nous faisons.
Choisir cette option a des conséquences délétères, car plus on suit méticuleusement cette
piste, plus elle est infructueuse. Plus les gens
passent du temps avec leur seuls semblables,
«comme eux», avec qui ils arrivent à s’entendre
sur tous les détails, sans risque d’incompréhension ni le besoin onéreux de traduire entre
eux leur différence de culture, plus ils sont
susceptibles de désapprendre l’art du dialogue,
de la négociation des sens partagés et du
modus vivendi. Comme ils ont oublié les techniques exigées pour apprivoiser la différence,
ou négligé d’acquérir celles-ci, ils envisagent
la perspective d’être confrontés face à
l’étranger avec une appréhension décuplée.
Les étrangers tendent à apparaître d’autant
plus effrayants qu’ils deviennent plus lointains,
non familiers et incompréhensibles, et que la
communication mutuelle qui pourrait assimiler
leur différence à notre monde s’évanouit. La
tentation de choisir un environnement de territoires homogènes (comme les communautés
isolées clôturées qui tendent à se multiplier)
peut sembler être générée par la mixophobie,
mais c’est en fait l’inverse : c’est la pratique de
la séparation territoriale qui nourrit la mixophobie. Le terme de communauté isolée
(gated community) est au fond un mauvais
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terme. Comme nous le lisons dans le rapport
de recherche publié en 2003 par l’université de
Glasgow, il n’y a pas «de désir apparent de
venir au contact d’une communauté dans
une zone murée et clôturée… Le sens de la
communauté est d’ailleurs très bas dans les
communautés clôturées». De quelque manière
qu’ils (ou leurs agents immobiliers) puissent
justifier leur choix, ceux qui achètent dans ces
communautés ne payent pas un prix exorbitant
pour se trouver un voisinage spécifique (c’est
à dire dans nos termes, un univers éthique de
devoirs mutuels) – cette collectivité vivante
intrusive et obtrusive, toujours aux aguets, ne
vous ouvrant ses bras que pour mieux vous
tenir dans ses serres d’acier. Même s’ils disent
(et croient) le contraire, les gens payent en
réalité des sommes incroyables pour s’affranchir de toute compagnie subie et s’émanciper
de leurs devoirs éthiques : ils veulent qu’on les
laisse seuls. A l’intérieur des clôtures et portails,
et derrière les murs vivent des solitaires : des
gens qui ne tolèrent comme communauté que
celle qu’ils acceptent et souhaitent à un temps
T et de la façon qu’ils l’imaginent.
La tentation de choisir un
environnement de territoires
homogènes (comme les
communautés isolées clôturées
qui tendent à se multiplier) peut
sembler être générée par la
mixophobie, mais c’est en fait
l’inverse : c’est la pratique de la
séparation territoriale qui nourrit
la mixophobie.
Et quant à cette raison initiale qui fait opter
pour une communauté fermée, la peur de subir
des dommages corporels, des attaques, des
atteintes aux biens, des violences, des cambriolages, des vols de voitures, des mendiants
aux portes, peut-on dire au moins qu’elle
est atteinte en s’isolant ? Si nous payons
beaucoup, sommes-nous bien protégés ?
Hélas même sur ce front, on ne peut crier
victoire et les avantages ne balancent pas les
inconvénients. Comme les observateurs avisés
de la vie moderne le savent bien, les probabilités de se faire agresser ou cambrioler peuvent
survenir derrière les murs (bien que des
recherches sur ce sujet conduites en Californie,
le paradis de ce genre d’obsession sécuritaire
et des multiples communautés de ce type,
montrent qu’il n’y a pas de différence statistique entre l’intérieur et l’extérieur de la
communauté en termes de faits constatés).
Vivre dans cet environnement ne fait pas pour
autant reculer le sentiment de peur. Anna
Minton, l’auteur d’une étude très complète
ayant pour titre Le contrôle urbain : peur et
bonheur dans la ville du 21e siècle (Penguin,
2009), cite l’exemple de Monica qui passa une
fois toute une nuit éveillée, bien plus effrayée
qu’elle ne l’avait jamais été depuis vingt ans de
vie dans une rue ordinaire, le jour où une panne
d’électricité avait empêché de fermer les grilles
automatiques de sa communauté et durent
être laissées ouvertes. Derrière les murs
l’anxiété ne fait que croître au lieu de se dissiper, et il en est de même de la dépendance
des résidents aux techniques de pointe qui
promettent de garder les dangers en dehors
des grilles ! Plus il y a de gadgets autour, plus
on craint qu’ils tombent en panne. Et plus
on se demande quels dangers cachent les
étrangers et moins on passe de temps à les
connaître et les découvrir. Plus votre tolérance
et votre acceptation de l’imprévu reculent,
moins vous pourrez confronter, maîtriser et
profiter de la vie, de la richesse et de la force
culturelle d’une vie urbaine normale. S’enfermer
dans un village grillagé, c’est comme vider la
piscine de son eau pour que vos enfants
apprennent à y nager en toute sécurité…
A l’intérieur des clôtures et portails,
et derrière les murs vivent des
solitaires : des gens qui ne tolèrent
comme communauté que celle
qu’ils acceptent et souhaitent
à un temps T et de la façon qu’ils
l’imaginent.
Pour résumer : l’effet sans doute le plus
pernicieux, le plus grave pour l’avenir avec le
plus de conséquences désastreuses, de
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Réconcilier l’inconciliable
Plus votre tolérance et acceptation
de l’imprévu reculent, moins vous
pourrez confronter, maîtriser et
profiter de la vie, de la richesse et
de la force culturelle d’une vie
urbaine normale. S’enfermer dans
un village grillagé, c’est comme
vider la piscine de son eau pour
que vos enfants apprennent à y
nager en toute sécurité…
l’obsession sécuritaire (le dommage collatéral
en quelque sorte) est de miner la confiance
mutuelle et, à l’inverse, de nourrir la suspicion.
Le manque de confiance en l’Autre érige des
frontières qui se renforcent avec des préjugés
mutuels et finissent par se monter en lignes
de front. Le manque de confiance conduit
inévitablement à la perte du savoir-communiquer, ou à son évitement. Par absence
d’intérêt pour renouveler son art de la communication, on risque d’approfondir «l’étrangeté
des étrangers» et de verser dans une vision
d’eux de plus en plus négative, ce qui bien sûr
finit de les disqualifier en tant que partenaire
potentiel de dialogue pour négocier un mode
agréable de cohabitation.
En définitive, l’effet essentiel de l’obsession
sécuritaire est l’accroissement rapide du sentiment d’insécurité, au lieu de sa diminution,
avec tous les phénomènes associés de peur,
d’anxiété, d’hostilité, d’agressivité et à la fin,
l’atténuation voire la négation des pulsions
morales.
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S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
`~ÜáÉêë ÇÉ=ä~
ë¨Åìêáí¨
La revue trimestrielle des Cahiers de la sécurité ouvre ses portes non
seulement à des universitaires et des chercheurs, mais également à des acteurs
de terrain issus du monde institutionnel et privé. L’objectif du renouvellement
de la revue, en juillet 2007, était de transformer une revue de sciences sociales
pures en une publication destinée à un lectorat plus large. Les sujets sont choisis
et débattus par les membres du comité de rédaction et du conseil scientifique
international.
Les cahiers de la sécurité
ont abordé les thématiques suivantes :
La violence des mineurs
La violence des mineurs à l’étranger
Risques environnementaux
La sécurité économique dans la mondialisation
Le fléau de la drogue
La criminalité numérique
Les organisations criminelles
Les nouveaux territoires de la sécurité
La traite des êtres humains - un défi mondial
Les crises collectives au XXIe siècle
Sport : risques et menaces
À quoi sert la prison
Parallèlement à la diffusion de la revue, un site internet lui est consacré
www.lescahiersdelasecurite.fr
École militaire
Case 39 - 75700 Paris 07 SP
Tél : 01 76 64 89 00 - Fax : 01 76 64 89 31
Repenser l’éthique de la sécurité face
aux menaces criminelles
L’article d’Alain Bauer et Christophe Soullez s’inscrit en contrepoint de celui de
Zygmunt Bauman. Rappelant que la protection de ses citoyens est consubstantielle
à la construction de l’État-Leviathan, les auteurs avancent que celui-ci puise sa
légitimité dans la confiance que lui accordent les citoyens, à condition que l’encadrement légal et déontologique de l’instrument de sa force, la police, soit pleinement
garanti. D’autant que parallèlement à ce besoin permanent de sécurité, les citoyens
revendiquent davantage de libertés individuelles. L’État de droit, rappelle les auteurs,
serait précisément là pour assurer l’équilibre et réconcilier ces deux aspirations
citoyennes, en apparence contradictoires.
Les auteurs réfutent l’idée d’un monde dénué d’insécurité et dressent un panorama
des nouvelles menaces produites par un système international mouvant et des
sociétés en constante évolution, de la cybercriminalité en passant la systématisation
du recours à la violence. Les changements induits par ces nouvelles menaces
obligent l’État à adapter ses moyens et méthodes de protection, ce qui questionne
de nouvelles barrières morales qu’il convient d’ériger afin de préserver l’éthique de la
sécurité.
La sécurité a toujours été au cœur des préoccupations du pouvoir politique. C'est même au
nom de cette sécurité, extérieure et intérieure,
que l'État moderne s'est construit. Certes,
l’intérêt porté par les autorités est plus ou
moins marqué selon les périodes. D’autre part,
la protection du pouvoir central a toujours été
prédominante, celle des citoyens est venue
dans un second temps. Les deux cohabitent
avec plus ou moins de bonheur en fonction de
la qualité du régime démocratique. Ainsi, le
développement de la police et du système
pénal suit de très près la construction et la
consolidation de l’État national, mais également la prise en compte graduelle des libertés
individuelles et collectives que celui-ci entend
progressivement garantir.
C’est justement parce que la sécurité est une
des premières missions régaliennes d’un État
que l’instauration d’une force publique justifie
que la loi lui attribue le monopole de la
contrainte légale et, si nécessaire, l’usage
d’une violence légitime proportionnée aux
menaces qu’on la charge de combattre. Ainsi,
dès l’origine, c’est la loi qui autorise et encadre
l’action des forces de l’ordre. Il y a donc bien
15
une légalité de l’action, sous-tendue par une
moralité de l’action : combattre le crime, au sens
où Durkheim le définit comme «ce qui heurte
les états forts de la conscience collective».
Les forces de l’ordre doivent
préserver la paix publique, qui est
la première condition d’épanouissement de la démocratie.
Par ailleurs, les moyens employés
pour ce faire doivent respecter
les principes démocratiques
élémentaires : cela renforce
l’acceptation par la population
de l’action des forces de l’ordre
et améliore donc leur efficacité.
Aux prémices des sociétés civilisées, la morale
de l’action sécuritaire se confond avec la
morale du groupe social, qui est souvent
d’essence religieuse. En monarchie, c’est le
droit divin ou l’absolutisme royal qui inspire
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
l’action des forces policières. Dans les sociétés
démocratiques, la morale d’action des forces
de sécurité réside justement dans le caractère
démocratique de leur constitution qui est
autant un moyen qu’une fin. Les forces de
l’ordre doivent préserver la paix publique, qui
est la première condition d’épanouissement
de la démocratie. Par ailleurs, les moyens
employés pour ce faire doivent respecter les
principes démocratiques élémentaires : cela
renforce l’acceptation par la population de
l’action des forces de l’ordre et améliore donc
leur efficacité.
En s’imposant à eux-mêmes
le respect de la loi, en combattant
l’arbitraire, les représentants de
l’État créent les conditions de la
pacification qui, seule, permet le
développement d’un pays.
En s’imposant à eux-mêmes le respect de la
loi, en combattant l’arbitraire, les représentants
de l’État créent les conditions de la pacification
qui, seule, permet le développement d’un
pays. À cet effet, et afin de contrebalancer le
pouvoir exorbitant que constitue la force
armée légale, la loi soumet fermement les
forces de l’ordre au pouvoir démocratiquement
élu et instaure des limites de plus en plus
précises à leur action.
Pas de police démocratique
sans déontologie de la sécurité
À côté de cette contrainte légale et réglementaire, les forces de l’ordre réfléchissent ellesmêmes et génèrent une déontologie, qui
est une morale professionnelle destinée à
encadrer leur action et à appréhender plus
facilement des situations nouvelles. L’action de
sécurité s’inscrit dans un cadre légal et
éthique. Tout dans l’action de la police relève
donc de la déontologie. La déontologie
présente un aspect normatif évident qu’il
s’agisse des règles de la morale républicaine,
de l’éthique professionnelle ou des devoirs
qu’impose aux policiers l’exercice de leur
métier. La question qui se pose est de savoir
comment transposer cet aspect normatif
dans le quotidien, dans la pratique concrète :
comment faire en sorte que rien, même le plus
commun, n’échappe à son champ. La définition
de la déontologie apporte un début de réponse
à cette question, si on la considère comme la
science des devoirs que se donnent ou
acceptent des professionnels dans l’exercice
de leur métier. En effet, située à la charnière du
droit et de la morale, la déontologie s’attache
à déterminer, pour une profession ou une
activité donnée, des solutions pratiques à des
problèmes concrets. La déontologie régit le
comportement professionnel tout en entretenant un état d’esprit qui doit permettre
d’éviter les abus et les dérives. Une morale qui
viendrait du haut et une déontologie créée à la
base sont deux éléments qui peuvent cohabiter
pour le bien commun. La déontologie ne peut
être parfaitement assimilée que par ceux qui
partagent une même éthique de l’État et du
service public, qui adhèrent aux valeurs de
l’institution et épousent totalement les règles
de la morale démocratique et républicaine.
La déontologie ne trouve pas sa légitimité dans
un concept abstrait glorifiant un idéal collectif
supérieur, mais dans une culture professionnelle partagée. Il ne s’agit pas d’assigner des
idéaux inaccessibles aux fonctionnaires, mais,
au contraire, de fixer des limites et des seuils
à leur sphère d’autonomie, en veillant à réguler
leurs comportements par des conseils, des
rappels à l’ordre, voire des demandes de
sanctions si cela s’avère nécessaire.
La déontologie régit le
comportement professionnel tout
en entretenant un état d’esprit qui
doit permettre d’éviter les abus et
les dérives. Une morale qui
viendrait du haut et une
déontologie créée à la base sont
deux éléments qui peuvent
cohabiter pour le bien commun.
Malheureusement, la déontologie est souvent
perçue davantage comme une contrainte
que comme une chance. Il faut dire qu’il est
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Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles
fréquent que la demande de sécurité rencontre
un obstacle moral ou éthique, du fait des modalités mêmes de l'action policière ou pénale.
Et, si la défense des droits de l'Homme est
un enjeu essentiel dans la construction des
sociétés démocratiques, la pensée philosophique est fréquemment utilisée comme
argument contre ce qui est perçu, à raison ou
à tort, comme des dérives policières, sans
souci d'équilibre entre les besoins des citoyens
et leur protection. Pour nous, il s’agit simplement mais fortement de construire un équilibre
entre limitations des libertés individuelles
consenties pour une meilleure sécurité et le
nécessaire contrôle citoyen des forces de
l'État. Une police n’est efficace que si elle est
respectée de tous. Et le respect ne s’acquiert
que si le comportement des agents qui
détiennent une parcelle de l’autorité de l’État
est exemplaire. C’est seulement à cette
condition que les limitations aux libertés
individuelles et collectives sont tolérées.
Une police n’est efficace que si elle
est respectée de tous. Et le respect
ne s’acquiert que si le comportement des agents qui détiennent
une parcelle de l’autorité de l’État
est exemplaire. C’est seulement à
cette condition que les limitations
aux libertés individuelles
et collectives sont tolérées.
Sécurité et libertés ne sont pas antinomiques.
Elles s’alimentent mutuellement. D’un côté,
il ne peut y avoir de libertés sans sécurité.
De l’autre, les contraintes liées à l’exercice
des missions de sécurité ne peuvent être
acceptées que si le respect des libertés est
véritablement assuré par l’État, qui a su
remplacer la pulsion de vengeance personnelle
par un système collectif de justice, même très
imparfait. Cette question de la morale de
l’action sécuritaire n’est pas seulement une
question politique (servir le régime démocratique) ou pratique (renforcer l’efficacité de la
lutte contre la criminalité), c’est aussi une
question d’ordre philosophique : quelles sont
les limites morales que se fixent un État et ses
17
agents face à des criminels dont les actes vont
à l’encontre même de la morale ? Pourquoi
aborder la question de la lutte contre le crime
sous l’angle moral, alors que les menaces
criminelles sont soit immorales, soit simplement
amorales ? Et pourquoi s’interdire, au nom de
principes dont les criminels n’ont que faire,
d’user de moyens qui rendraient plus efficace,
dans certaines occasions, la lutte contre les
menaces criminelles ?
La référence permanente à la règle
de droit, c’est la certitude que
chacun connaît les interdictions
et les sanctions qui sont attachées
à leur non-respect.
La réponse, c’est simplement l’État de droit : il
est la meilleure garantie pour se prémunir
contre l’arbitraire. La référence permanente à
la règle de droit, c’est la certitude que chacun
connaît les interdictions et les sanctions qui
sont attachées à leur non-respect. Le respect
en toute circonstance des règles édictées,
au besoin par le recours aux tribunaux, c’est
la meilleure assurance de la pérennité du
système démocratique. Et, en démocratie, le
curseur - très sensible - de l’équilibre entre
morale et efficacité ne peut être fixé que par la
loi. Quant à l’absence de morale du crime, ce
n’est qu’un élément de connaissance objective
du phénomène, de la menace. Elle ne saurait
imposer des modes ou des principes d’actions
aux forces de l’ordre. Bien au contraire, l’État
démocratique doit demeurer un exemple
d’idéal à atteindre, y compris dans la lutte
contre ce qui semble mettre en péril ses principes. En les respectant dans l’épreuve, il montre la force de ses convictions et l’efficacité de
son modèle. La déontologie policière est donc
le vade-mecum d’une pratique professionnelle
saine dans un monde en perpétuelle évolution.
Savoir réagir aux évolutions du monde
Historiquement, nous sommes passés d’une
police d’ordre et de renseignement à une
police de sécurité publique, parfois de
tranquillité publique. L’administration policière,
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tout en continuant à protéger les intérêts fondamentaux de l’État, a développé sa mission
de paix publique dans un contexte marqué par
de profondes mutations criminelles. Car, si les
dispositifs de sécurité et l’organisation policière ont évolué au cours de notre histoire, ce
n’est pas seulement la conséquence d’une
volonté étatique visant à mieux contrôler ou
surveiller la population. C’est aussi en réaction
à une évolution des risques criminels et à la demande croissante de sécurité du corps social.
L’État Providence a contribué à
renforcer le besoin de sécurité des
populations et à les rendre plus
sensibles aux risques, donc moins
tolérantes aux menaces.
L’État Providence a contribué à renforcer le
besoin de sécurité des populations et à les
rendre plus sensibles aux risques, donc moins
tolérantes aux menaces. Aujourd’hui, l’État est
de plus en plus jugé sur sa manière dont il
assure sa mission de protection, voire de
précaution, visant à garantir la sécurité. Dans
le même temps, en apparence paradoxalement, les citoyens qui aspirent à être le moins
possible en situation de danger sont également de plus en plus exigeants en matière de
respect des libertés individuelles et collectives.
Ils souhaitent plus de sécurité, mais aussi plus
de libertés, et ceci, dans un monde dans lequel
la menace est diffuse et où les violences interpersonnelles refont leur apparition. La prévention et la lutte contre le crime doivent
s’accommoder des grands principes de liberté
et du respect des garanties accordées aux
individus. Il ne peut y être dérogé sous peine
de voir justement les mesures légales visant à
restreindre ces libertés rejetées par le corps
social. Si ce dernier est susceptible d’accepter
des limites à ses libertés, dans le but de
renforcer sa sécurité, c’est parce que l’État
lui garantit, en contrepartie, des droits en
cas d’abus ou de non-respect des lois et
règlements. alors que les organisations criminelles étendent leur influence au-delà de leurs
États d’origine. De même, crime organisé,
délinquance urbaine, terrorisme, cybercrimina-
lité, pillage des ressources naturelles, scientifiques et économiques entretiennent des liens
de plus en plus étroits. L’hybridation entre
terrorisme et criminalité s'accentue et s'accélère. La globalisation de nos échanges
commerciaux contribue à la prospérité d’organisations criminelles, qui se caractérisent
principalement par leur pluriactivité et par une
technicité de plus en plus développée. Les
structures criminelles s’inspirent, au plus près,
des stratégies et des modèles organisationnels
mis en œuvre au sein du secteur économique.
Elles se sont progressivement inscrites dans
une démarche de réseaux. Elles ont également
pris conscience du profit qui pouvait être
espéré en investissant des pans entiers de
l’économie légale par le biais du blanchiment.
Par ailleurs, les évolutions politiques, économiques, sociales ou culturelles ont fait apparaître de nouvelles fragilités et donc de nouveaux
risques pour la société et les individus. Les
nouvelles formes de violences, le radicalisme
politique ou religieux, l’usage des nouveaux
moyens de communication comme vecteurs
du racisme et de l’antisémitisme, le terrorisme
religieux, mais également les mouvements
sectaires ou la cybercriminalité forment un
ensemble de nouvelles menaces polymorphes.
Celles-ci sont de plus en plus imprévisibles
et insaisissables et nécessitent l’adaptation
constante des réponses publiques.
Créée en 2000, la Commission
Nationale de Déontologie de la
Sécurité (CNDS) est une autorité
administrative indépendante
chargée de veiller au respect de
la déontologie des acteurs
de la sécurité.
Si les trafics ont toujours existé, ils ont développé une dimension transnationale dans le
sillage de la mondialisation, profitant de la
dérégulation des échanges et de la corruption
de certains États. Du simple citoyen aux
instances dirigeantes, en passant par les
entreprises, chaque acteur est concerné par
les risques du développement des flux illicites.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
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Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles
Stupéfiants, armes, traite des personnes et
immigration illégale bien sûr, mais aussi
cigarettes, espèces protégées (faune et flore),
contrebande de ressources naturelles, trafics
de déchets, d’œuvres et ouvrages d’art, de
véhicules volés, contrefaçon et piratage,
cyber-criminalité, fraude économique et
blanchiment forment ce qu’il est convenu
d’appeler les grands trafics illicites.
Les structures criminelles
s’inspirent, au plus près, des
stratégies et des modèles
organisationnels mis en œuvre au
sein du secteur économique. Elles
se sont progressivement inscrites
dans une démarche de réseaux.
Aussi différents qu’ils semblent être, ces flux
obéissent aux mêmes lois cardinales de l’offre
et de la demande et aux mêmes principes de
concurrence, de rentabilité, de course à l’innovation, de gain de parts de marché ou de
réduction des coûts. Le tout dans un seul but :
dégager des bénéfices rapides. Si ces différents trafics posent de réels enjeux économiques, de santé et de sécurité publiques, ils
peuvent en outre alimenter des conflits locaux
de nature à déstabiliser les équilibres géopolitiques globaux. Ce pouvoir d’influence, non
plus simplement perturbateur, est de nature à
reconfigurer les relations internationales.
Les entreprises : cibles et actrices ?
Si les entreprises et l’État sont amenés
aujourd’hui à poser ouvertement la question de
la sûreté d’entreprise et éventuellement celle
de leur partenariat pour y arriver, c'est que
l'entreprise est devenue une cible directe et
que leur importance stratégique pour la
recherche ou l'emploi est enfin reconnue.
Longtemps, seuls les centres de production
étaient la cible des opérateurs criminels.
Attentats, destructions et menaces se focalisaient sur l’outil industriel. Puis les expatriés
furent considérés comme des atouts importants et les enlèvements commencèrent. Les
centres de distribution connurent aussi leur
19
vague de menaces. Depuis le 11 septembre
2001, les administrations, les centres de
contrôle des réseaux de communication,
informatiques, boursiers, les collaborateurs
des entreprises, sont devenus des objectifs au
même titre que les bâtiments militaires ou les
centres de décision des pouvoirs publics.
Si les entreprises et l’État sont
amenés aujourd’hui à poser
ouvertement la question de la
sûreté d’entreprise et éventuellement celle de leur partenariat pour
y arriver, c'est que l'entreprise est
devenue une cible directe et que
leur importance stratégique pour
la recherche ou l'emploi est enfin
reconnue.
Si les entreprises de sécurité privée se sont
largement développées, bien avant ces évènements, en profitant du désintérêt ou du retrait
des opérateurs publics étatiques, le changement
de niveau des menaces, l’élargissement du
spectre de l'activité criminelle, passant des
personnes aux bâtiments et aux réseaux de
communication, en tenant beaucoup moins
compte de l’outil de production, a imposé un
nouvel acteur, à son corps défendant, de
l’espace criminel. Qu’il s’agisse d’espionnage
industriel, de prédation des brevets ou des
technologies, de protection du fret ou des
ingénieurs, de préservation des investissements ou de protection contre le blanchiment,
les entreprises sont désormais des acteurs
incontournables des combats contre le crime.
Les organisations criminelles, depuis l’opération
des faux prêts immobiliers aux États-Unis ou
au Japon il y a 30 ans, ont parfaitement
compris les failles d’un secteur qui en se
dérégulant à marche forcée, a ouvert ses
portes à toutes les opérations illégales créant
même la plus grande «blanchisserie d'argent
sale» mondiale dans le golfe Persique.
Une hiérarchie criminelle
plus perméable
La distinction entre les actes se rattachant à la
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petite et moyenne délinquance et ce qui relève
des milieux de la criminalité organisée semble
avoir perdu une partie de sa pertinence, en
raison d’une certaine porosité des méthodes,
des moyens utilisés ou des contacts qui se
nouent entre les différentes catégories de
délinquants. Des évolutions inquiétantes sont
repérées, s’agissant de l’intensité du recours à
la violence et des conséquences pour les
victimes des modes opératoires utilisés.
Désormais, il n’est pas rare que des délinquants, même d’envergure limitée, guidés par
la recherche du profit maximal immédiat,
recourent à des degrés d’intimidation et de
violence de plus en plus brutaux pour parvenir
à leurs fins en profitant de l’effet de surprise et
du choc de l’agression. Ainsi, les services de
police constatent régulièrement que des
«petits délinquants», souvent jeunes, sont
aussi parfois impliqués dans d’importants
braquages au cours desquels la violence
déployée est disproportionnée par rapport aux
profits attendus ou aux risques encourus.
recours aux repérages, aux ruptures de filatures, aux faux documents d’identité, au
chantage ou à des actes de rétorsion punitive
parfois barbares. En outre, ces mutations de
la criminalité s’inscrivent souvent dans une
stratégie d’appropriation et de défense territoriales visant, soit à protéger l’activité des
groupes qui s’y adonnent par l’existence d’une
base arrière, soit à leur assurer un marché de
débouché pour le produit de certains vols
et trafics. L’instrumentalisation de la violence
pour le contrôle des trafics, l’utilisation croissante d’armes à feu et de chiens d’attaque, la
multiplication des règlements de comptes
entre dealers et l’augmentation des agressions, parfois programmées, des forces de
l’ordre, sont devenues les éléments d’une
volonté de sanctuarisation de certains territoires au profit des trafiquants. Habilement,
ces derniers sont d’ailleurs aussi capables de
s’acheter soutiens ou neutralité par la rémunération ou l’intéressement «redistributif» de
menus auxiliaires.
Depuis le 11 septembre 2001, les
administrations, les centres de
contrôle des réseaux de communication, informatiques, boursiers,
les collaborateurs des entreprises,
sont devenus des objectifs au
même titre que les bâtiments
militaires ou les centres de
décision des pouvoirs publics.
Il est en outre relevé une interpénétration plus fréquente des niveaux
d’engagement dans la criminalité
et la délinquance. Comme si une
sorte d’intégration économique et
de division du travail entre grands
trafiquants et délinquants au poids
plus modeste s’établissait.
L’expansion du trafic de stupéfiants
Il est en outre relevé une interpénétration plus
fréquente des niveaux d’engagement dans la
criminalité et la délinquance. Comme si une
sorte d’intégration économique et de division
du travail entre grands trafiquants et délinquants au poids plus modeste s’établissait.
Des trafiquants endurcis n’hésitent plus à prêter
drogue ou argent à des délinquants locaux
pour «monter» de petits trafics, en contrepartie
du soutien de ces «petites mains» au profit
de leurs propres opérations de livraison, de
surveillance ou d’intimidation. Ces échanges
contribuent à une diffusion de techniques
jusque là réservées aux grands malfaiteurs :
La violence des cartels mexicains a marqué
l’année 2008 avec des milliers de victimes sur
leur sol (plus qu'en Irak) et une expansion
rapide au nord, créant un véritable «front sud»
pour les États-Unis. Au-delà de cette vague de
violence qui inquiète les autorités américaines,
on note l’extension des réseaux mexicains à
l’ensemble du continent, et même au-delà, tant
dans les pays producteurs ou de transit que
dans les pays consommateurs, notamment
au sud et en Europe. Ainsi, l’ensemble de
l’Amérique centrale semble désormais être le
territoire des cartels mexicains. Il s’agit pour
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
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Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles
eux de contrôler la voie de trafic de cocaïne
par route (via la «Panaméricaine»), mais aussi
de nouvelles zones de transit pour les stupéfiants convoyés par bateaux ou par avions. Les
cultures de cannabis sont en augmentation en
Europe au point que certains pays commencent
à devenir autosuffisants en cannabis. En outre,
cette production européenne semble avoir un
taux de tétrahydrocannabinol (THC, le principe
actif du cannabis) supérieur au cannabis
produit au Maroc, le premier fournisseur de
cannabis pour l’Europe. Les trafics d’ecstasy
et de méthamphétamine, aux mains du crime
organisé, ont explosé en Océanie. L’Asie du
Sud-Est est également largement touchée par
le trafic de drogues chimiques.
Le terrorisme, une menace persistante
L’année 2009 a été marquée par le maintien de
foyers terroristes en Irak, Afghanistan, Pakistan,
Inde, etc. Plus de 1100 opérations ont été
recensées entre décembre 2008 et avril 2009,
occasionnant 1680 morts et 2400 blessés.
En Inde, les spectaculaires opérations coordonnées contre les hôtels et autres cibles à
Bombay ont démontré, après de multiples
opérations dans tout le pays, que la «plus
grande démocratie du monde» était devenue
une cible majeure qui dépassait le conflit au
Cachemire.
Selon Europol, la situation en Europe démontre
un fort enracinement dans les pays européens
à la fois comme base de soutien, mais aussi
comme vivier, élargissant la base généralement
étrangère à des nationaux dont certains
partent en Irak, au Pakistan, en Afghanistan ou
désormais en Somalie. Le terrorisme s’étend
et s’enracine sous des formes renouvelées,
marquées par des crises internes (ETA), des
reprises «techniques» (IRA Véritable), des
développements localisés du fait de l’action de
groupes importés, mais également implantés
(homegrown terrorism). De plus, des incertitudes existent quant à la possibilité d’une
reprise du terrorisme d’État lié à l’espace
chiite, notamment eu égard à la situation du
programme nucléaire iranien. Enfin, les conséquences des opérations israéliennes à Gaza
et le niveau de sophistication des armements
conventionnels, notamment des missiles
21
manufacturés au Liban ou à Gaza, sont de
nature à inquiéter quant à une prolifération
possible de ce type d’équipements sur
d’autres territoires.
La cybercriminalité en plein essor
Les pirates numériques se sont emparés de
renseignements confidentiels sur au moins 285
millions de personnes en 2008, un chiffre
supérieur au total des quatre années précédentes. Des chiffres publiés par la firme
Verizon Communications suite à une enquête
sur les failles de sécurité informatique dont
l’exploitation permet la récupération de
coordonnées bancaires et personnelles à des
fins criminelles et qui précise que 93 % des
dossiers personnels exposés qui ont été
examinés provenaient du secteur financier. Un
secteur qui bien qu’étant la cible constante des
organisations criminelles ne prend toujours pas
les mesures nécessaires pour garantir une
protection optimale à sa clientèle.
L’année 2009 a été marquée par
le maintien de foyers terroristes en
Irak, Afghanistan, Pakistan, Inde,
etc. Plus de 1100 opérations ont
été recensées entre décembre 2008
et avril 2009, occasionnant 1680
morts et 2400 blessés.
Les activités de violation de données par des
sources externes sont la spécialité de l’Europe
de l’Est, de l’Asie orientale et de l’Amérique du
Nord. 82 % de l’ensemble des attaques
externes seraient en effet perpétrées depuis
ces régions selon le rapport 2009. La cybercriminalité rapporterait plus que le trafic de
stupéfiants selon le FBI, qui estime le montant
à 1000 milliards de dollars en 2008 ; les
éditeurs d’antivirus sont encore plus alarmistes, certains comme Finjan évaluant le total
de la fraude Internet à plus de 3000 milliards
de dollars. Des chiffres qui donnent le vertige,
mais dont il convient de noter les divers
éléments permettant d’obtenir de tels
résultats. Les estimations sont basées sur les
fraudes comme l’usurpation d’identité, les
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spams, le phishing, les botnets et diverses
escroqueries. Mais aussi sur les pertes et le vol
de données des organismes privés ou publics
qui pourraient être exploitées par des malfaiteurs. Les périphériques de stockage comme
les clés USB, les disques durs externes, les
CDs sont souvent égarés ou subtilisés de
même que de nombreux ordinateurs portables.
Les données contenues dans ces supports
n’étant pour la plupart jamais cryptées,
l’ensemble des informations est alors accessible à n’importe qui et sera revendu ou, dans le
meilleur des cas, simplement détruit.
Adapter les modes d’action
aux nouvelles menaces
On le voit, l’évolution des crimes et délits
dépend également de l’adaptation des délinquants à l’environnement et à l’évolution de la
société. Le développement des nouvelles
technologies de l’information, et notamment
de l’Internet, a ainsi ouvert un nouveau marché
criminel, moins risqué, et parfois plus lucratif
que les trafics de stupéfiants. L’accroissement
du parc des objets high-tech portables
(lecteurs MP3, téléphones portables, etc.) offre
de nouvelles opportunités pour le délinquant.
L’amélioration de la protection des biens et leur
sanctuarisation entraînent un transfert de la
délinquance des lieux sûrs vers des cibles
moins protégées et plus accessibles (petits
commerces, voie publique, etc.), mais également vers les personnes.
La cybercriminalité rapporterait
plus que le trafic de stupéfiants
selon le FBI, qui estime le montant
à 1000 milliards de dollars en 2008 ;
les éditeurs d’antivirus sont encore
plus alarmistes, certains comme
Finjan évaluant le total de la fraude
Internet à plus de 3000 milliards
de dollars.
L’efficacité de la police et de la gendarmerie
dans la lutte contre certains phénomènes
criminels peut aussi mener à de nouvelles
stratégies criminelles. Une pression trop forte
sur les trafics de stupéfiants peut conduire
certains délinquants vers d’autres secteurs
moins risqués ou demandant une organisation
plus sommaire (vols à main armée, cambriolages, etc.). La criminalité ne connaît pas la
récession et s’adapte continuellement aux
évolutions de la société en profitant des failles
des systèmes étatiques ou économiques.
La mondialisation a permis à de nombreuses
organisations criminelles d’étendre leur
influence et de développer de nouveaux
marchés. Les stratégies criminelles mutent au
gré des ripostes des États et des opportunités.
De même, Internet et le développement de
l’informatique et des réseaux, avec la question
de leur vulnérabilité, ont offert aux criminels de
nouvelles cibles. Notre société est également
aujourd’hui marquée par un retour de l’usage
de la violence dans le règlement des conflits,
même mineurs, et ceci, tant dans la sphère
publique que privée.
Une pression trop forte sur les
trafics de stupéfiants peut conduire
certains délinquants vers d’autres
secteurs moins risqués ou
demandant une organisation plus
sommaire (vols à main armée,
cambriolages, etc.).
C’est donc dans ce contexte, face à ces
nouveaux défis, que l’État et les différents
acteurs de la chaîne pénale - police, gendarmerie, autorité judiciaire et administration
pénitentiaire - doivent évoluer et adapter
constamment, de concert, leurs méthodes et
leurs politiques. À chaque évolution, une
solution se profile, mais qui impose de se
questionner sur de nouvelles barrières
morales. C’est vrai du terrorisme, qui défie les
États démocratiques en frappant à l’aveuglette
les populations civiles. Pour se protéger, les
États utilisent bien sûr leurs polices chargées
d’appliquer la procédure pénale, mais plus
encore leurs services spéciaux dont la déontologie est davantage guidée par la raison
d’État. Et suivant l’ampleur du péril, quel agent
peut être certain de garder fermés tous ses
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Repenser l’éthique de la sécurité face aux menaces criminelles
verrous moraux et éthiques ? Dans un autre
registre, pour des motifs purement crapuleux,
les réseaux mafieux et criminels, les cartels de
la drogue livrent également une vraie guerre
aux États. Ce sont des géants qui s’affrontent,
engageant des moyens se rapprochant
davantage de la belligérance pure que de la
sécurité publique. Là aussi, il est important de
déterminer des modes d’action efficaces en
évitant les débordements éventuels. Les
mutations technologiques ouvrent également
de nouveaux champs de réflexion, tant
l’espace numérique est devenu, en quelques
années, le terrain d’expression des libertés
individuelles et le territoire de chasse des
nouveaux prédateurs criminels.
l’illusion de l’idéal au possible de la réalité.
Il appartient aux professionnels concernés de
se saisir de cette réflexion s’ils ne veulent pas
la subir.
Sur le plan intérieur, la violence
accrue des délinquants, grands ou
petits, leur radicalisation, le peu de
valeur qu’ils attribuent à la vie
humaine, amènent les forces de
l’ordre à prendre davantage de
précautions dans leurs interventions, mais aussi à faire preuve de
plus de nervosité devant un conflit.
Sur le plan intérieur, la violence accrue des
délinquants, grands ou petits, leur radicalisation, le peu de valeur qu’ils attribuent à la vie
humaine, amènent les forces de l’ordre à
prendre davantage de précautions dans leurs
interventions, mais aussi à faire preuve de plus
de nervosité devant un conflit. Et entre une
action légitime, un excès de zèle et une
«bavure», la frontière est parfois bien mince.
Surtout, qui ne voit que les sociétés qui
abordent la question de la déontologie sont
celles qui ont la chance d’être les moins
violentes. Car quand la violence frappe
souvent aveuglément, des questions comme
l’interdiction de la peine de mort, ou tout
simplement l’appréciation des conditions de la
légitime défense, se posent forcément en des
termes différents, qu’on le veuille ou non. La
déontologie policière doit être une adaptation
permanente des principes moraux démocratiques à la réalité de la délinquance, et non un
concept éthéré brandi par ceux qui préfèrent
23
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La fonction policière au croisement de
l’éthique et de la légalité - Le cas du Canada
Jean-Paul Brodeur, criminologue canadien récemment disparu, s’interroge sur
l’éthique des «agents policiers». Partant du constat que la police, qui jouit du droit à
«l’illégalisme légalisé», peut être conduite à transgresser certaines lois pour mener à
bien ses missions, l’auteur propose une typologie de situations où la déontologie des
agents peut se trouver malgré tout mise en cause. Les propos de l’auteur traduisent
l’idée que la responsabilité éthique d’un agent ne se trouve pas engagée par l’usage
de moyens d’exception légalisés, mais dès lors que cet usage excède un «principe de
parcimonie» (usage de la force minimale) constitutif de sa fonction «d’agent policier».
Le 9 août 2008, deux policiers du Service de
police de la ville de Montréal (SPVM) étaient en
patrouille dans un des quartiers «chauds» de
la banlieue de Montréal. Ils aperçurent un
groupe d’environ cinq jeunes appartenant à
des minorités ethniques qui jouaient aux dés
dans un parc. Jouer aux dés dans un endroit
public constitue une infraction mineure à un
règlement municipal. Les deux policiers intervinrent donc et tentèrent d’arrêter l’un des
joueurs de dés en le projetant contre le sol. Le
frère du joueur s’en prit aux policiers, afin de
défendre son frère. Ce qui s’est passé par la
suite est confus, la somme des événements
n’ayant duré que 57 secondes. Après avoir
tenté d’immobiliser le suspect qu’ils tentaient
d’arrêter, les deux policiers perdirent le
contrôle de la situation. L’un d’eux, croyant sa
vie menacée selon une déclaration écrite qu’il
effectuera par la suite, tira quatre coups de feu
en direction du groupe de jeunes. Il tua le frère
de celui qu’il tentait d’arrêter et blessa deux
autres personnes. En conformité avec les
pratiques québécoises qui régissent le
traitement de ces incidents, c’est un autre
corps policier, la Sûreté du Québec (SQ), qui
fit enquête sur les deux policiers du SPVM
impliqués dans cette affaire. Après une
enquête d’une inhabituelle longueur au regard
de la publicité des faits, les policiers de la SQ
conclurent que leurs deux collègues avaient
agi de façon légitime et ne recommandèrent
pas de poursuites pénales. Cette conclusion
de l’enquête de la SQ souleva un tollé dans
l’opinion publique et le gouvernement du
Québec fût contraint d’instituer une enquête
publique sur cette affaire. L’enquête publique,
qui n’est pas encore terminée, a néanmoins
déjà révélé que les policiers de la SQ qui
avaient exonéré leurs deux collègues du SPVM
ne les avaient même pas rencontrés une seule
fois pour procéder à un interrogatoire, ce qui
fait partie de la routine de toute enquête sur un
homicide.
La thèse que nous défendrons
est la suivante : la possibilité
toujours ouverte de transgresser
impunément les lois auxquelles
sont soumis les autres citoyens est
constitutive de l’idée de police.
Les policiers sont-ils au-dessus de tout soupçon et possèdent-ils une licence pour enfreindre les lois ? C’est la question que nous
traiterons dans ce texte. La thèse que nous
défendrons est la suivante : la possibilité
toujours ouverte de transgresser impunément
les lois auxquelles sont soumis les autres
citoyens est constitutive de l’idée de police.
Précisons immédiatement que l’idée de police
recouvre autant le champ de la police publique
que celui des entreprises de sécurité privée et
que notre thèse s’applique à ces deux types
d’appareils. Pour appuyer cette thèse, nous
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
24
La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada
retracerons un ensemble de phénomènes, de
tendances ou de principes qui conduisent à sa
formulation. En conclusion, nous discuterons
très brièvement des conséquences de cette
thèse.
Présomptions en faveur de la thèse
Nous ne pourrons, à l’intérieur de ce texte
relativement court, produire de démonstration
formelle de la thèse que nous venons d’énoncer.
Nous présenterons un ensemble de facteurs
qui, s’ils étaient l’objet d’une plus longue
discussion, apporteraient une démonstration
probante de notre thèse.
Les policiers peuvent citer
un nombre impressionnant
d’exemples qui tendent tous à
appuyer une observation déjà faite
il y a longtemps par Egon Bittner
(1990). La police est le feu qu’on
utilise pour contrer le feu :
c’est une contre- violence qui doit
s’ajuster aux modalités de la
violence qu’elle veut conjurer.
Le mimétisme
Quand on discute avec des policiers de la
question de leur respect de la loi, ils illustrent
leur position à partir d’un exemple canonique
qui revient très fréquemment. Lorsqu’un
policier poursuit un véhicule dont le conducteur enfreint les limites permises de vitesse,
il doit conduire plus vite que celui qu’il pourchasse pour le rattraper et éventuellement, lui
donner une contravention. Les policiers
peuvent citer un nombre impressionnant
d’exemples qui tendent tous à appuyer une
observation déjà faite il y a longtemps par
Egon Bittner (1990). La police est le feu qu’on
utilise pour contrer le feu : c’est une contreviolence qui doit s’ajuster aux modalités de la
violence qu’elle veut conjurer. Cette relation de
mimétisme entre les moyens qu’utilisent deux
adversaires est bien connue des militaires.
Lorsque l’une des parties au conflit procède à
une escalade dans la violence et, parfois, dans
25
l’atrocité des moyens utilisés pour défaire l’adversaire, celui-ci doit réagir en adoptant
lui-même ces moyens ou leur équivalent au
risque de perdre la partie. Ce durcissement
réciproque des positions est la règle lorsque
s’affrontent policiers et manifestants dans le
cadre du maintien de l’ordre. Il est un autre
effet de mimétisme qui est peut-être plus
important que les précédents, bien qu’on y
porte peu d’attention parce qu’il constitue un
trait qualifiant le processus conflictuel luimême dans sa forme. L’activité délinquante
est, si l’on fait exception des «coups» savamment montés qu’on nous montre au cinéma,
un processus très peu normé, où la part de
l’improvisation sous la pression des circonstances est considérable. De façon correspondante, la lutte contre la délinquance reflète le
côté anarchique des activités qu’elle veut
contrer. Le déroulement d’une opération policière est relativement imprévisible et ne se produit pas selon une séquence régulatrice rigide.
L’anomie
Ce second phénomène se situe dans le droit
fil du précédent. Le gouvernement du Canada
a institué en 1979 une vaste enquête publique
(Commission McDonald : Canada, 1981) sur la
légalité des moyens utilisés par les corps policiers – en particulier par la Gendarmerie royale
du Canada (GRC) – lors de la lutte sans merci
qu’ils ont livrée au terrorisme qui a sévi au
Québec de 1962 à 1973. La GRC et les autres
corps policiers ont défendu les moyens qu’ils
ont dû utiliser, comme on pourrait s’y attendre.
Pour appuyer sa défense, la GRC a demandé
aux avocats de la Commission McDonald de
faire le compte de la somme des lois et des
divers règlements qui étaient transgressés de
façon quasi obligée par des policiers qui se
livraient à l’une des opérations les plus élémentaires de la police, à savoir la surveillance
physique et la filature motorisée d’un suspect.
La Commission a ainsi identifié quatre types
de transgression de la loi :
• Des violations des règlements de la circulation automobile – par exemple remonter
un sens unique à contre-sens. Quinze de
ces violations ont été répertoriées, parmi
lesquelles se trouvaient au moins deux
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
infractions pénales (la négligence criminelle
et la conduite dangereuse).
• Des violations des lois gouvernant l’identification des personnes et des biens. Pour
l’essentiel, il s’agit de la nécessité pour les
policiers de se munir parfois de faux
papiers de toute nature pour effectuer leurs
opérations de surveillance (par exemple,
utiliser de fausses plaques d’immatriculation pour leurs véhicules). Sept infractions
furent répertoriées, parmi lesquelles se
trouvaient quatre infractions pénales.
• Des violations du domicile et de la
propriété privée d’autrui (quatre infractions
pénales).
• Des violations de la vie privée et diverses
autres infractions comme l’intimidation.
Il faut souligner le fait que les policiers ne
peuvent se procurer en temps opportun toutes
les autorisations légales pour commettre ces
transgressions. Il est admis de façon tacite tant
par les policiers que par leurs contrôleurs qu’ils
ne peuvent se livrer à une opération de surveillance – ces opérations sont très fréquentes
– sans commettre une grande partie de ces
infractions. Soumettre les policiers à une
obligation d’obtenir une autorisation formelle
pour se livrer à toutes ces transgressions
équivaudrait à paralyser la police. L’exemple
que nous avons donné n’est pas isolé. Un
examen des opérations routinières de la police
montrerait qu’il y a une somme véritablement
innombrable de transgressions qu’ils s’autorisent à commettre pour conduire leurs opérations, sans qu’aucune autorité n’y trouve à
redire (pas plus, d’ailleurs, que les citoyens).
Lorsqu’un état d’urgence est déclaré - par
exemple, dans le cadre d’un gros incendie - la
légalité coutumière est en pratique suspendue
pour les sapeurs pompiers et les intervenants
policiers. Un autre champ d’exemples qui
pourrait être développé concerne la règlementation de la circulation. Les policiers s’estiment
au-dessus de cette règlementation, comme
chacun peut le constater en observant la façon
dont ils garent leurs véhicules.
La logique de la concentration
Cette troisième tendance est celle qui a reçu
le plus d’attention. Elle s’inscrit en théorie dans
un mouvement de progrès de la civilisation qui
s’effectue par une concentration progressive
de la violence au sein des appareils étatiques.
Le nom du grand sociologue Max Weber
(1946; 1978; 1992; voir aussi Brodeur, 1995,
123-128) est associé à la description de cette
tendance qui culmine dans une définition de
l’État par son monopole de l’usage légitime de
la violence. Le nom de Norbert Elias (1991,
1998) a aussi été associé à l’homologation de
ce processus, dont il a décrit l’opération dans
la genèse de l’étiquette à la Cour des rois de
France, en particulier celle de Louis XIV. Pour
ce qui est de la police, le sociologue américain
Egon Bittner (1990) est le grand représentant
de cette tradition qui définit la police par son
autorité d’user de la force. Dans ses textes,
Bittner se réfère explicitement à la notion de
progrès de la civilisation et de pacification du
territoire par la concentration du recours à la
violence dans les mains des membres de la
police publique. Notons que pour cette
tendance, la force (la violence) est marquée
d’un signe négatif : l’usage de la force est le
prototype de ces moyens problématiques dont
on devrait limiter l’ampleur à cause de ses
conséquences et dont on devrait criminaliser
l’usage quand il est pris en charge par les
citoyens et par d’autres organisations que
celles qui composent l’État.
L’usage de la force est le prototype
de ces moyens problématiques
dont on devrait limiter l’ampleur
à cause de ses conséquences
et dont on devrait criminaliser
l’usage quand il est pris en charge
par les citoyens et par d’autres
organisations que celles qui
composent l’État.
À cause de son importance, ce troisième
mouvement mérite qu’on le commente.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
26
La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada
• La concentration de l’usage de la violence s’effectue avant tout au profit d’appareils de l’État dont les membres sont en
uniforme (l’armée et les composantes de
gendarmerie et de la police). C’est pourquoi
définir la police par son usage de la force
ne revient qu’à définir une partie de ses
activités. Par exemple, les composantes de
l’enquête criminelle, de la surveillance et du
renseignement sont mises de côté.
• La notion de légitimité qui est utilisée est
au mieux superfétatoire et au plus une
mystification. En effet, la légitimité dans
l’usage de la force n’est pas un prédicat
descriptif d’une action extérieure mais un
présupposé institutionnel. Tout usage de la
force par un appareil de l’État est ipso facto
présumé, voire décrété, légitime en vertu
de son rattachement à l’État. C’est pourquoi le qualificatif de légitimité ne renvoie
pas à un fait externe indépendant décrit
dans sa vérité mais à un pouvoir interne de
l’État dont les effets prémédités ne sont
pas normés par une logique de vérité.
• Il en suit que la notion de monopole de
l’usage légitime de la force est également
fictive. En effet, si l’on biffe le qualificatif de
légitime comme étant redondant, on se
retrouve avec l’assertion sans réserve que
l’État dispose du monopole brut de l’usage
de la force. Cette affirmation est non seulement fausse, mais sa fausseté est de plus
en plus évidente avec le développement
exponentiel des appareils privés de police
(Johnston, 1992; Jones and Newburn,
2006). Nous reviendrons plus loin sur cette
question de la sécurité privée.
• Nous noterons enfin brièvement que la
concentration de l’usage de la force dans
les mains de l’État a servi autant la barbarie
que la civilisation. En fait, il n’est pas d’État
plus soucieux de monopoliser l’usage de la
force et d’en faire un usage meurtrier, voir
génocidaire, que l’État totalitaire.
La légalisation
Les remarques que nous avons faites sur la
notion de violence ou force légitime nous
27
portent à conclure qu’il est préférable de
substituer à cette notion celle de force
légalisée. En outre, comme nous l’avons
souligné, la violence n’est que l’un des moyens
que l’État s’efforce de concentrer entre ses
mains. La surveillance, qui s’exerce souvent au
détriment des droits de l’Humain est un autre
de ces moyens. Comme l’espace nous
manque, nous tenterons d’illustrer la notion
«d’illégalisme légalisé» plutôt que d’en
faire l’analyse théorique complète. La Cour
suprême du Canada estima illégal le rôle de la
police dans des opérations d’achat ou de
vente de drogue contrôlées (par la police).
Dans ces opérations de type «sting» (piqûre),
un policier feint d’être un acheteur ou un
revendeur de drogue et il procède à l’arrestation de ceux qui sont dupes de sa prétention et
s’engagent dans une transaction avec lui. Le
jugement de la Cour suprême risquait d’avoir
pour conséquence que toutes les opérations
«sting» (achat ou vente contrôlée de drogue)
ne pourraient plus être effectuées, alors
qu’elles sont au cœur de la répression du
trafic de drogues. Le Parlement canadien
réagit en légalisant tout simplement ce type
d’opérations pour que la police continue de s’y
livrer. Voici le principe de cette légalisation, tel
qu’on le trouve noir sur blanc à l’article 25.1 (2)
du Code criminel du Canada.
(2) (Principe) Il est d’intérêt public de veiller
à ce que les fonctionnaires publics puissent
s’acquitter efficacement de leurs fonctions
de contrôle d’application des lois conformément au principe de la primauté du droit
et, à cette fin, de prévoir expressément
dans la loi une justification pour la commission par ces fonctionnaires et les personnes qui agissent sous leur direction
d’actes ou d’omissions qui constituent par
ailleurs des infractions. (cité dans Brodeur,
sous presse)
On ne saurait être plus clair : quand les
policiers et leurs agents ont besoin de violer la
loi pour s’acquitter de leurs fonctions, la loi doit
prévoir une justification qui leur permette
d’opérer légalement. Les policiers ne sont pas
les seuls à bénéficier du privilège de la
légalisation. Par exemple, les chirurgiens sont
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
autorisés à infliger des lésions corporelles à
leurs patients, alors qu’aucun citoyen n’a le
droit de le faire. Toutefois, les policiers sont les
seuls à bénéficier d’une couverture légale
généralisée pour toutes les opérations qui les
amènent à transgresser ce qui fait force de loi
pour les autres citoyens. Nous avons déjà
suggéré que le nombre de ces opérations était
considérable. De plus, les opérations visées
sont au cœur du travail de police et leur
nombre s’accroît à mesure que la police doit
s’adapter à l’évolution de la criminalité.
Les agents policiers sont respectivement membres de plusieurs
organisations en réseau, qui sont
autorisées à utiliser de manière
imparfaitement contrôlée différents
moyens, généralement interdits par
la loi au reste de la population, de
manière à appliquer divers types
de règles visant à l’établissement
d’un ordre déterminé dans la
société, considérée dans sa totalité
ou ses parties.
Une définition de la police
Les remarques que nous avons faites dans la
section précédente nous ont amené à présenter
une autre définition de la police que celle qui
utilise la notion de force autorisée. À la différence de Bittner (1990 : 131), notre définition
ne procède pas à partir du rôle de la police,
mais à partir du policier lui-même. Comme
cette définition se veut la plus large possible et
se propose d’inclure des intervenants policiers
qui ne sont pas membres des corps publics
de police, nous utilisons la notion «d’agent
policier» plutôt que celle de policier, dont les
connotations avec la police publique sont trop
étroites.
Les agents policiers sont respectivement
membres de plusieurs organisations en
réseau, qui sont autorisées à utiliser de
manière imparfaitement contrôlée différents moyens, généralement interdits par la
loi au reste de la population, de manière à
appliquer divers types de règles visant à
l’établissement d’un ordre déterminé dans
la société, considérée dans sa totalité ou
ses parties. (Brodeur, sous presse).
La définition proposée appelle quelques
commentaires.
• Cette définition n’est pas en contradiction
avec celle qui procède à partir de l’usage
de la force. Elle est tout simplement plus
large, la force n’étant qu’un moyen parmi
d’autres dont l’usage est normalement
interdit aux citoyens. Cette définition
intègre donc des définitions «à la Bittner»
plutôt qu’elle ne les contredit.
• Cette définition semble plus formaliste
que celle qui procède avec la notion de
force. En effet, les définitions fondées sur
la force paraissent identifier le «contenu»
effectif de l’intervention policière, alors que
nous le définissons comme étant un champ
de variables dont le trait commun est d’être
interdit au reste des citoyens. Il est facile
de corriger cette apparence de formalisme
en énumérant les (principaux) moyens
utilisés par la police et qui sont définis
comme des infractions pour le reste des
citoyens (par exemple, certaines formes de
surveillance électronique).
• Cette définition ne transforme pas plus
les policiers en délinquants que la définition par l’usage de la force n’en faisait des
brutes. Cette définition, comme celle par
l’usage de la force, est l’expression du
paradoxe de la police. Ce paradoxe est
d’user de manière légale des mêmes
moyens que ceux de la délinquance.
Il reste toutefois une question épineuse, qu’on
ne saurait traiter en un paragraphe. Notre
esquisse d’une définition de la police
s’applique-t-elle, ainsi que nous l’avons
soutenu, aux entreprises de sécurité privée?
Nous en sommes persuadés, mais la place
nous manque pour en faire la démonstration.
Nous devrons nous contenter d’esquisser un
argumentaire. Remarquons tout d’abord que la
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
28
La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada
relation de mimétisme entre police et délinquance lie de façon encore beaucoup plus
étroite les entreprises de sécurité privée et la
police publique. Un exemple frappant de ce
mimétisme tient dans l’apparence extérieure
des agents de sécurité privée et de leurs équipements : dans la plupart des pays, les
agences privées calquent les uniformes de
leurs agents, leurs véhicules, leur armement dans le cas des convoyeurs de fonds - et leurs
symboles visuels sur ceux de la police
publique, qui ne manque aucune occasion de
s’en plaindre. Ce décalque n’a rien pour
surprendre, une proportion importante des
cadres de la sécurité privée étant des policiers
ou des militaires qui se sont recyclés dans le
domaine privé. Dans les anciens pays du bloc
soviétique, les milices de l’État ont été en un
trait de plume converties en de vastes agences
de sécurité privée. Ces homologies ont conduit
des chercheurs à remettre en cause la division
des appareils de sécurité en publics et privés
(Rigakos, 2005). On ne saurait les suivre sans
traiter des pouvoirs respectifs de ces deux
types d’appareil, qui seraient au fondement de
la différence entre police publique et sécurité.
Il est opportun de distinguer à cet égard
quatre cas de figure.
Remarquons tout d’abord que la
relation de mimétisme entre police
et délinquance lie de façon encore
beaucoup plus étroite les
entreprises de sécurité privée
et la police publique.
Les pouvoirs légaux du secteur privé.
Bien que la situation varie d’un pays à l’autre à
cet égard, on peut faire deux constatations.
Ces pouvoirs légaux sont en général très mal
définis, la loi étant si peu explicite qu’on peut
parler d’un vide juridique. Lorsque la loi se
prononce, elle tend à affirmer que les pouvoirs
des agents de sécurité privée sont à peine plus
grands que ceux des citoyens (pouvoir de
procéder à une arrestation citoyenne d’un
suspect pris en flagrant délit). Or, la police,
comme la nature, a horreur du vide et les
agences de sécurité privée se substituent au
29
législateur réticent pour interpréter de façon
expansive les quelques textes – souvent
extraits du droit civil ou de règlements locaux
- leur octroyant des pouvoirs.
Toutefois, plusieurs chercheurs ont
montré à quel point l’obligation de
reddition de comptes était faible
pour les entreprises de sécurité
privée, dont les activités
échappaient en grande partie
au contrôle de l’État.
Les pouvoirs conférés par décret ou délégation.
Il peut arriver que l’État confère par disposition
spéciale des pouvoirs exorbitants à certaines
agences de sécurité privée. Le Département
d’État des États-Unis a chargé l’agence Blackwater d’assurer la protection des diplomates
états-uniens en Iraq depuis 2003. Cette
agence a tellement abusé de ses pouvoirs –
tirant à l’occasion dans une foule de civils et
y faisant plusieurs victimes – qu’elle a dû
changer de nom, tant elle avait acquis
mauvaise réputation (Scahill, 2007; en France
Kalifa (2000) a recensé les errances anciennes
des «détectives» privés). Il est de notoriété
publique que des membres de l’agence CACI
ont participé à des interrogatoires «intensifs»
de suspects tombés aux mains de l’armée
états-unienne. La compagnie a présenté des
excuses publiques à cet égard, jurant de ne
plus se livrer à de telles activités. Dans le cas
de Blackwater et de CACI, les pouvoirs qui leur
furent dévolus étaient sans limite juridique et
dépassaient même ceux de la police et de
l’armée car ces agences privées n’avaient de
compte à rendre à personne, sauf quand un
scandale imprévu les y contraignit. Ces exemples sont extrêmes. Toutefois, plusieurs
chercheurs ont montré à quel point l’obligation
de reddition de comptes était faible pour les
entreprises de sécurité privée, dont les activités
échappaient en grande partie au contrôle de
l’État (pour la France, voir Ocqueteau, 1992 et
1997). Les agences de détectives privés
échappent de façon toute particulière au
contrôle et il arrive que les corps publics y
aient recours pour effectuer leurs coups les
plus tordus.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
Les pouvoirs conférés par le consentement de
ceux qui y sont soumis.
La conclusion des deux paragraphes précédents peut ainsi se formuler : la loi est d’un
maigre recours pour mesurer les pouvoirs de
la sécurité privée. D’une part, la législation est
lacunaire et, d’autre part, des décrets du
pouvoir exécutif vont jusqu’à leur conférer le
droit de vie ou de mort. Pour connaître
l’étendue de ces pouvoirs, il est impératif de
s’en remettre à une enquête empirique
(Stenning et Shearing, 1979; Stenning, 2000).
Or, les enquêtes de terrain sur les agences de
sécurité sont très peu nombreuses et elles ne
portent en général que sur un seul type
d’agence. On distingue en effet entre deux
types principaux d’agences, les agences
internes et les agences contractuelles. Nous
traiterons d’abord des agences internes
(in-house). Celles-ci, comme leur nom
l’indique, constituent une composante interne
de grandes entreprises, souvent multinationales, et n’ont par définition qu’un seul client –
l’entreprise à laquelle elles appartiennent.
L’une des missions de ce type d’agence est de
veiller à ce que les employés subalternes ne
commettent pas de délits ou de crimes contre
les biens de l’entreprise et respectent les
mesures de prévention appliquées par la
compagnie. En doctrine juridique, lorsqu’on
renonce explicitement (par écrit) à exercer un
de ses droits, celui-ci cesse à toutes fins
légales de s’appliquer, à moins qu’il ne fasse
partie de ces droits dits «inaliénables». Les
employés d’une entreprise privée qui font
l’objet d’une enquête interne ou d’une autre
opération sécuritaire sont souvent acculés à un
dilemme : ou ils ne collaborent pas à l’enquête
dont ils font l’objet, auquel cas ils peuvent
perdre leur emploi, ou bien ils consentent à se
plier volontairement à la procédure d’investigation, auquel cas les policiers de l’entreprise
exercent tous les pouvoirs d’enquête, y
compris certains pouvoirs (de fouille) que ne
pourraient exercer les enquêteurs de police
judiciaire. Les agences internes ne s’ouvrent
pas aux chercheurs et leurs modes d’opération
sont relativement occultes. L’opinion générale
des experts est qu’elles obtiennent en pratique
par consentement toute la soumission qui est
obtenue par la contrainte légale exercée par
leurs collègues du secteur public.
En doctrine juridique, lorsqu’on
renonce explicitement (par écrit) à
exercer un de ses droits, celui-ci
cesse à toutes fins légales de
s’appliquer, à moins qu’il ne
fasse partie de ces droits dits
«inaliénables».
Les pouvoirs effectifs.
Le second type d’agence de sécurité privée
est l’agence qui fournit une grande variété de
services en concluant des ententes contractuelles avec divers clients (l’État est l’un de ces
principaux clients). À peu près tout ce que
nous savons sur la sécurité privée provient des
travaux sur ce type d’agence. En dépit de la
multiplication des travaux sur la sécurité
privée, il existe relativement peu d’enquêtes
empiriques sur la façon dont ces agences
exercent leurs pouvoirs. L’une des seules
enquêtes systématiques que nous connaissions est celle du chercheur canadien George
Rigakos sur la firme Intelligarde, qui opère
dans la province de l’Ontario (Rigakos, 2002).
Sa principale conclusion est que cette agence
privée exerçait des pouvoirs à toutes fins
effectives presque identiques à ceux des corps
publics. Cette situation s’expliquait par trois
facteurs : les policiers interprétaient de façon
très élastique les quelques textes législatifs
fondant leur autorité; les citoyens étaient
ignorants de leurs droits et ne les revendiquaient pas; dans le cas examiné par Rigakos,
les citoyens qui faisaient l’objet de cette
surveillance policière privée habitaient de
grands complexes immobiliers dont le propriétaire était l’employeur d’Intelligarde et ils
Les agences internes ne s’ouvrent
pas aux chercheurs et leurs modes
d’opération sont relativement
occultes. L’opinion générale des
experts est qu’elles obtiennent en
pratique par consentement toute la
soumission qui est obtenue par la
contrainte légale exercée par leurs
collègues du secteur public.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
30
La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada
avaient en conséquence peur d’être évincés
de leur logis s’ils résistaient aux agents de
sécurité privée.
En conclusion, la question de savoir si notre
définition de la police par sa possession
exclusive d’un certain nombre de pouvoirs à la
limite de la légalité s’applique aux appareils
privés doit être résolue sur le terrain de la
recherche empirique. La distance entre l’encadrement normatif prévu pour le secteur privé
et les pratiques effectives des agences privées
est trop grande pour qu’on s’en remette
naïvement à un examen scolaire d’un ensemble
au demeurant bien lacunaire de normes. Les
études empiriques qui ont été jusqu’ici effectuées - nous n’avons pas pu toutes les citer conduisent à la conclusion que notre définition
s’applique également aux firmes de sécurité
privée et que l’ensemble de ses pouvoirs tant
légaux qu’effectifs que leurs membres
exercent fait pièce à ceux qui sont octroyés à
la police publique. Ayant en partie résolu la
question de son champ d’application, nous
allons maintenant tenter de tirer quelques-unes
des conséquences de la définition que nous
avons proposée.
Notre définition met explicitement
la police à la croisée des chemins
entre la légalité et l’illégalisme ou,
pour parler plus précisément, entre
l’illégalisme légalisé et l’illégalisme
criminalisé.
En conclusion :
quelques implications déontologiques
La délinquance policière
Notre définition met explicitement la police à la
croisée des chemins entre la légalité et l’illégalisme ou, pour parler plus précisément, entre
l’illégalisme légalisé et l’illégalisme criminalisé.
Dans Brodeur (1981), nous avons proposé un
tableau qui répertorie les diverses formes de la
délinquance policière. Ce tableau a été repris
dans plusieurs ouvrages qui traitent de
l’éthique et de la déontologie policières. Il est
31
trop élaboré pour que nous puissions le reproduire dans ce texte-ci. Nous en donnerons
toutefois le principe, illustré par trois exemples.
> Exemple 1
Nous avons donc repris dans le tableau publié
en 1981 les grandes catégories des infractions
criminelles et avons effectué au sein de ces
catégories une tripartition. Par exemple,
l’infraction la plus grave définie dans les codes
pénaux est le meurtre. En conformité avec
notre tripartition, nous avons distingué (i)
l’infraction légale, soit le meurtre; (ii) à l’autre
extrémité du spectre se trouve la «force
nécessaire» qui est utilisée par la police dans
des cas où elle est imposée par les circonstances – par exemple, dans des cas d’autodéfense; (iii) entre ces deux extrémités se trouvent toutes les utilisations létales de l’arme à
feu par des policiers dans des circonstances
qui sont problématiques ou qui constituent
tout simplement des exécutions policières,
telles qu’on les pratique dans des pays
d’Amérique latine. Ce sont donc ces cas
intermédiaires qui se situent entre le crime
légalement défini et la pleine légalisation d’un
comportement policier constituant une image
en miroir d’une infraction criminelle qui forment
le champ très controversé de la délinquance
policière dans l’utilisation de l’arme à feu.
> Exemple 2
La délinquance sexuelle constitue un autre
champ d’infractions. On peut également effectuer parmi ces infractions une tripartition du
type de celle que nous avons effectuée avec
l’homicide. (i) Les attouchements sexuels
constituent des infractions criminelles d’autant
plus graves qu’ils sont plus intrusifs; (ii) les
policiers se livrent de façon plus fréquente
qu’on ne l’imagine à des fouilles à nu qui sont
parfois caractérisées par la pénétration des
cavités du corps où un suspect est soupçonné
de dissimuler un produit quelconque - par
exemple, des drogues; (iii) ces fouilles corporelles intrusives sont à la limite de la légalité
mais sont justifiées en certaines circonstances;
toutefois, des policiers utilisent les fouilles à
nu, parfois les plus intrusives, pour intimider,
pour punir ou pour humilier un suspect, tous
ces motifs étant généralement présents à la
fois. Dans ce dernier cas, on retrouve l’entredeux où loge la délinquance policière.
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> Exemple 3
Nous ne donnerons un troisième exemple que
sur le mode le plus abrégé, le principe de la
tripartition ayant été maintenant compris par le
lecteur. Dans le domaine de la délinquance
contre les biens, on peut en premier lieu
distinguer une infraction pénale telle que le vol.
On peut en second lieu mentionner les perquisitions policières qui sont suivies d’une saisie
des biens d’un individu. Ces saisies constituent physiquement un «vol», qui est toutefois
justifié par la loi; elles sont effectuées la
plupart du temps sans abus. Il y a toutefois,
entre ces deux extrêmes, des perquisitions
douteuses qui sont accompagnées de saisies
clandestines qui ne le sont pas moins. On
trouve là un troisième exemple de délinquance
policière. En repassant les grandes catégories
du Code pénal, on peut multiplier les exemples
et, à la fin, produire une typologie de la délinquance policière qui n’est pas motivée par
l’appât du gain, mais par une application abusive de la licence légale dont dispose la police.
On sait qu’il existe au Royaume-Uni
plusieurs millions de vidéocaméras en opération. Pourtant, le
gouvernement britannique ne semble pas estimer que le seuil minimal
a été dépassé et continue même à
multiplier les installations.
Le principe de parcimonie
Une partie constituante de la définition de la
police par son usage de la force tient dans le
principe de parcimonie : la police doit utiliser
la force minimale justifiée par les circonstances. En droit, notre propre définition intègre
également un principe de parcimonie.
Toutefois, la notion de minimalisme est matériellement beaucoup plus difficile à articuler
lorsque l’on se réfère à des pratiques policières
telles que l’interception des communications
privées, la perquisition ou les diverses formes
de surveillance par vidéo-caméra. À partir de
quel seuil le nombre des vidéo-caméras installées dans l’espace public contrevient-il à un
principe de parcimonie dans la pratique de la
surveillance ? On sait qu’il existe au RoyaumeUni plusieurs millions de vidéo-caméras en
opération. Pourtant, le gouvernement britannique ne semble pas estimer que le seuil
minimal a été dépassé et continue même à
multiplier les installations. Même dans un
contexte démocratique, la notion de minimalisme finit parfois par s’identifier avec celle d’un
maximum physiquement atteignable. L’une
des tâches les plus urgentes dans la constitution d’une éthique et d’une déontologie des
opérations policières est de redéfinir un principe de parcimonie qui tienne compte du fait
que la police utilise un nombre de moyens
beaucoup plus élevé et diversifié que la force.
En effet, le développement de la
technologie de la force physique a
multiplié les armes intermédiaires
telles que le poivre de Cayenne, les
projectiles non létaux (flash balls,
rebaptisés «armes cinétiques»), et
les armes à impulsion électrique
(Taser, stun gun).
Les exigences de l’imputabilité
Il est évident que si l’on adopte une définition
de la police qui reprend notre idée de l’illégalisme légalisé, il devient nécessaire de renforcer les mécanismes de reddition de comptes
de toutes les polices, qui sont déjà déficients
pour ce qui est du simple usage de la force par
la police publique et pour toutes les activités
du secteur de la sécurité privée. En effet, le
développement de la technologie de la force
physique a multiplié les armes intermédiaires
telles que le poivre de Cayenne, les projectiles
non létaux (flash balls, rebaptisés «armes cinétiques»), et les armes à impulsion électrique
(Taser, stun gun). Si l’on tient compte de la
technologie de surveillance dont dispose
maintenant la police et de ses capacités de
plus en plus étendues d’intercepter des
communications qui ne lui sont pas destinées,
les mécanismes mis en place pour assurer
l’imputabilité de la police et son respect de
l’obligation de rendre compte de ses opérations et de leur légalité doivent être redéfinis et
partout remis en application.
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La fonction policière au croisement de l’éthique et de la légalité
Le cas du Canada
Quelle que soit la qualité des
mécanismes de contrôle de la
conformité des opérations
policières aux droits des citoyens,
ceux-ci se révéleront toujours
déficients s’ils ne sont pas adossés
à la vigilance du public et au
militantisme de la société civile.
Quelle que soit la qualité des mécanismes de
contrôle de la conformité des opérations
policières aux droits des citoyens, ceux-ci se
révéleront toujours déficients s’ils ne sont pas
adossés à la vigilance du public et au militantisme de la société civile. En première part,
l’expérience a montré que tous les mécanismes de contrôle mis en place perdaient leur
efficacité avec une rapidité déconcertante. Ils
doivent donc être constamment réinventés et
réinstaurés. Surtout, maintenir les opérations
policières dans les bornes qu’elles ne doivent
pas franchir ne relève pas en premier lieu d’une
technologie juridique ou d’une autre (ou même
de la somme de celles-ci). Cet impératif est de
nature sociale et systémique et il repose sur un
engagement toujours renouvelé du corps des
citoyens considéré dans son ensemble.
Bibliographie
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Boston, Northeastern University Press, 1990.
J-P. Brodeur (sous presse). The Policing Web,
New York, Oxford University Press.
J-P. Brodeur, Violence spéculaire,
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Certain Activities of the Royal Canadian Mounted
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L. Johnston, The Rebirth of Private Policing,
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Paris, Larousse, 603-613, 1992.
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Berkeley, CA, University California Press, 1978.
M. Weber, «Politics as a Vocation»,
in From Max Weber : Essays in Sociology, edited
and translated by H. Gerth and C. Wright Mills,
New York, Oxford University Press, 1946.
33
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Témoignage du directeur de la sûreté
de la SNCF
Après ces trois premiers textes, il apparaît que les contradictions qui opposent
parfois la sécurité et l’éthique ne sont, a priori, pas insurmontables. Mais qui mieux
qu’un directeur de sûreté lui-même pour apporter une réponse à cette interrogation.
Jean-Jacques Henry, directeur de sûreté de la SNCF, apporte un témoignage éclairant
et pragmatique sur l’équilibre quotidien que l’entreprise doit préserver entre obligations de sûreté et devoirs éthiques. Un équilibre qui ouvre la voie à une «politique de
sûreté éthique», autant guidée par des motivations individuelles que par un souci de
rentabilité. Au travers d’une myriade d’exemples tirés de son activité, l’auteur illustre
comment se met en place cette politique.
Considérer que l’éthique et la sûreté seraient
par essence incompatibles est surprenant.
Cette conviction résulte-t-elle d’un réel antagonisme entre ces deux concepts, d’une
méconnaissance de l’univers de la sûreté ou
d’un angélisme ambiant ? L’éthique fait intuitivement penser à la «vertu», à la «quête du
souverain bien» alors que la sûreté renvoie
plutôt au versant du mal qu’il est nécessaire
de combattre pour assurer «la tranquillité
ordonnée de l’existence» : d’un côté une quête
de l’absolu, de l’autre une lutte permanente
contre les déviances susceptibles de l’entraver.
Le modeste éclairage que je souhaite apporter
à cette question s’appuie sur une expérience
originale puisque avant d’exercer mes fonctions de directeur de la sûreté de la SNCF, j’y
étais en charge de l’éthique.
Quelle éthique d’entreprise ?
un axe politique, ce qui ne signifie pas
d’ailleurs qu’elles développent des activités
non éthiques. Le niveau immédiatement supérieur concerne des entreprises affichant une
politique éthique consistant tout simplement à
respecter l’ensemble des dispositions légales,
et rien que cela, ce qui déjà n’est pas toujours
simple à réaliser. D’autres affichent des
valeurs, très générales, comme l’intégrité, la
compétence, l’écoute, etc. caractérisant une
volonté commune qui doit guider le comportement de tous les collaborateurs. D’autres,
enfin, se dotent, en complément, de codes de
déontologie ou d’éthique qui forment un
ensemble de règles propres, certaines pouvant
être plus contraignantes que les dispositions
légales du pays, en s’appuyant sur un dispositif
de sensibilisation ou de formation. Elles prennent alors un caractère obligatoire au sein de
l’entreprise. Parfois ces codes font partie du
contrat de travail ou du règlement intérieur.
Mais tout cet arsenal n’a de réelle portée que
si l’exemple vient d’en haut, s’il correspond à
une volonté du top management, et en premier
lieu de son président, et est compris comme
une «marque de fabrique», un réel facteur de
différenciation, et non comme un paravent ou
un simple affichage, une recherche d’amélioration d’image à peu de frais, un effet de mode.
L’éthique d’entreprise, lorsqu’elle est affichée
en tant que telle, peut être comprise et vécue
avec plus ou moins d’intensité. Le niveau zéro
correspond aux entreprises qui n’en font pas
Une véritable démarche éthique d’entreprise
vise en fait à promouvoir des réflexes de
comportement personnel. Idéalement, elle
doit être «autoporteuse» et pas uniquement
Il est donc peut-être utile de rappeler certaines
notions sur l’éthique d’entreprise, ou l’éthique
des affaires, parce que c’est bien de cela, et
de cela uniquement, qu’il s’agit ici d’évoquer.
Je n’ai pas la prétention de développer de
longues théories, la littérature est abondante
en la matière, mais au contraire de tenter de
rester le plus simple et le plus concret possible.
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contraignante. Elle doit s’appuyer sur la culture
d’entreprise et se construire dans le dialogue.
Un salarié, et encore plus fréquemment un
dirigeant, peut se trouver confronté à ce que
l’on appelle un «dilemme éthique». Face à un
choix d’attitude, un doute, il doit trouver dans
l’entreprise une structure de conseil. Le directeur de l’éthique est là pour cela et peut aider
à la prise de position. Il faut d’ailleurs préciser
que l’éthique personnelle ne coïncide pas
toujours parfaitement avec l’éthique professionnelle, mais bien sûr elles ne peuvent pas
être en complète contradiction.
De la nécessité d’une Sûreté
respectueuse de l’éthique
Et la sûreté, pourquoi serait-elle en contradiction avec à ces démarches ?
Je pense que le débat trouve son origine dans
une perception. L’éthique renverrait à une
certaine naïveté, à une vision angélique, voire
à un pur idéalisme, alors que la sûreté serait,
elle, dans la «vraie vie», sa vocation étant de
lutter contre toutes les attaques réelles qui
peuvent nuire à l’entreprise, y compris de la
part de concurrents qui ne partagent pas
nécessairement les mêmes valeurs. Les
responsables de la sûreté côtoient bien sûr en
permanence diverses formes de déviances.
Leur métier est d’y faire face. Mais la fin
justifie-t-elle les moyens, tous les moyens ?
Ma conviction profonde est que
l’éthique d’entreprise peut avoir
une certaine «rentabilité» sur le
moyen et le long terme. Sur un plan
strict d’efficacité, le contraire est
extrêmement dangereux.
L’adoption d’attitudes éthiques peut se justifier
par des convictions personnelles fortes mais
aussi par pragmatisme. Ma conviction profonde est que l’éthique d’entreprise peut avoir
une certaine «rentabilité» sur le moyen et le
long terme. Sur un plan strict d’efficacité, le
contraire est extrêmement dangereux. Les
1
exemples d’entreprises qui ont disparu, ou
dont l’image a été profondément et durablement affectée par la découverte, souvent
fortuite, de comportements non éthiques, pour
la bonne cause au premier degré, sont légion.
Une très grande entreprise ferroviaire européenne vient d’en faire récemment l’amère
expérience. Avec, n’en doutons pas, l’intention
légitime de défendre les intérêts de leur entreprise, certains dirigeants ont franchi «la ligne
blanche» en laissant faire, ou en n’étant pas
suffisamment convaincants dans leur management de l’éthique pour que certains collaborateurs se croient autorisés à avoir recours à
des méthodes contestables, voire condamnables. Les conséquences ont été dévastatrices
en termes d’image. Une grande partie du staff
en a fait les frais.
Ainsi, de même que la sûreté est
inscrite dans la Déclaration des
droits de l’Homme et du Citoyen
de 1789 et dans la Déclaration
Universelle des droits de l’Homme
de 19481, elle constitue pour la
SNCF un fondamental de son offre
de service.
La SNCF est une entreprise de transport dont
l’histoire se confond souvent avec celle de la
Nation, dont la culture est profondément
marquée par les valeurs de service public et
dont la mythologie imprègne encore l’imaginaire collectif. Ces éléments inscrits dans le
«code génétique» de la SNCF font de cette
entreprise une partie du patrimoine national et
lui confèrent une responsabilité sociale vis-àvis de nos concitoyens.
Ainsi, de même que la sûreté est inscrite dans
la Déclaration des droits de l’Homme et du
Citoyen de 1789 et dans la Déclaration
Universelle des droits de l’Homme de 19481,
elle constitue pour la SNCF un fondamental de
son offre de service. Assurer à nos clients un
voyage en toute tranquillité impose de trouver
un juste équilibre entre le degré de tranquillité
Article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : «Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.» Article 3 de la
Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948 : «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.»
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Témoignage du directeur de la sûreté de la SNCF
nécessaire à un voyage le plus serein possible
pour chaque voyageur et les actions que l’on
peut mettre en place pour y arriver dans le
contexte de transport collectif. Autrement dit, il
s’agit de bien se situer entre un interventionnisme qui pourrait être qualifié de «liberticide»
et une attitude de compréhension, d’excuse
voire de laxisme face à des comportements et
des actes dits «déviants». Bref : comment faire
de la sûreté éthique ?
Globalement, la politique sûreté de la SNCF
prend en compte l’ensemble des dimensions
qui gravitent autour de la qualité du transport
comme composante stratégique dans l’économie de la Nation, qualité qui dépend des
conséquences d’actes inscrits dans un spectre
extrêmement large allant de l’incivilité à
l’attentat terroriste.
En tant qu’entreprise «citoyenne», la SNCF se
doit de mettre tout en œuvre pour non seulement faire appliquer la loi sur la police des
chemins de fer mais aussi pour créer les conditions d’un climat apaisé dans les relations
interpersonnelles entre clients d’une part, entre
clients et personnel de l’entreprise d’autre part.
Nous avons là à anticiper sur des comportements non pénalement répréhensibles et à
savoir quand et comment intervenir pour
installer dans les espaces du transport une
certaine régulation sociale au-delà de ce que la
loi impose.
Dans le domaine de la sûreté,
c’est une palette très large de
mesures que déploie la SNCF :
prévention, médiation,
sensibilisation, solidarité, etc.
Dans le domaine de la sûreté, c’est une palette
très large de mesures que déploie la SNCF :
prévention, médiation, sensibilisation, solidarité, etc. Elles sont mises en place à la suite de
diagnostics partagés avec l’ensemble des
acteurs concernés : personnel des gares,
des trains, de la sûreté mais aussi avec les
partenaires institutionnels et les élus. Ces
actions sont concertées et combinent des
37
dispositifs techniques et humains dans le
respect le plus absolu des règles d’éthique.
Quelques illustrations pratiques d’une
Sûreté éthique au sein de la SNCF
C’est à partir de quelques exemples que je
souhaiterais tenter d’éclairer certaines facettes
de ce que pourrait être cette Sûreté éthique.
• L’offre TGV «ID Night» a été conçue pour
rentabiliser le rapatriement à vide des rames
utilisées en pointe. Pour cela, l’étude de
marché a révélé qu’il était nécessaire pour ces
voyages de nuit de jouer la carte «festive» en
associant musique, voiture bar et prix mini
pour attirer une clientèle jeune susceptible de
voyager de nuit en TGV et en pariant sur une
relative auto régulation des comportements.
Après quelques semaines d’exploitation, des
dérives liées à une alcoolisation excessive de
certains voyageurs ont été constatées. Outre
les conséquences relevant de la santé
publique et de l’ordre public, l’image de la
SNCF s’en trouvait écornée dans la mesure où
elle était accusée de pousser au vice. La SNCF
a donc été conduite à revoir les conditions
encadrant le produit «ID Night» en déplaçant
le curseur vers un contrôle plus strict avant et
pendant le voyage. Il a donc été nécessaire de
réduire un peu la liberté de chacun pour retrouver la convivialité festive équilibrée de tous.
• Faire payer l’accès au train afin de rétribuer le
coût du voyage paraît une affirmation de bon
sens qui justifie la lutte contre la fraude.
Cependant, force est de constater que son
acceptation sociale se réduit et rend de plus en
plus difficile la relation entre le client – a fortiori
s’il est en situation irrégulière – et le contrôleur.
La crise économique actuelle n’a fait qu’accentuer cette difficulté. Pour faire face à ces
situations, les contrôleurs de la SNCF sont
formés pour les traiter avec le plus de tact possible, dans le respect de chacun et l’égalité de
traitement de tous. Pour les cas de personnes
se trouvant dans une détresse économique la
plus symptomatique, les services juridiques de
la SNCF peuvent même aller jusqu’à négocier
des échelonnements des dettes accumulées.
• La SNCF dispose d’un service interne de
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Sûreté Ferroviaire fort de 2300 agents assermentés, en uniforme et armés. Ils suivent une
formation initiale très poussée et une formation
continue tout au long de leur carrière dans
lesquelles les aspects éthiques de leur métier
sont constamment rappelés. Ils agissent dans
le cadre de la prévention pour assurer la sûreté
des personnes et des biens en adoptant une
attitude de service de qualité. Leurs missions
s’exercent dans le cadre de la loi et obéissent
à un code de déontologie élaboré au sein de
l’entreprise qui peut se résumer en trois points
essentiels :
La SNCF dispose d’un service
interne de Sûreté Ferroviaire fort de
2300 agents assermentés,
en uniforme et armés.
- l’agent de la Sûreté Ferroviaire est
conscient des prérogatives attachées à ses
fonctions, des responsabilités qui sont les
siennes,
- l’agent de la Sûreté Ferroviaire fait preuve
de modération, de discrétion et de réserve,
dans son comportement et dans ses actes,
- l’agent de la Sûreté Ferroviaire, lors d’une
intervention, en expose les motifs puis agit
avec objectivité en appréciant les suites à
donner.
La Commission Nationale de Déontologie de
la Sécurité (CNDS) veille au respect de la
déontologie par les personnes exerçant des
activités de sécurité sur le territoire de la
République. La Sûreté Ferroviaire de la SNCF
fait partie du champ d’intervention de la CNDS.
Jusqu’à présent, aucun reproche sérieux lié à
des manquements à la déontologie n’a été fait
à l’encontre d’agents de la Sûreté Ferroviaire.
Il en va de même pour les quelques agents qui
sont cités devant les tribunaux dans des
affaires compliquées et qui ont toujours été mis
hors de cause.
Au-delà des personnels de l’entreprise, la
SNCF peut faire appel à des services de
sécurité privée. Suite à un contentieux lié à
l’utilisation par un prestataire d’agents détenteurs de faux papiers, la SNCF avait décidé de
rompre les contrats passés avec ce dernier. La
décision a été prise d’assainir les marchés
avec les sociétés de surveillance et de
gardiennage et d’aller, en concertation avec
des représentants de la profession qui, dans
leur grande majorité, souhaitent «moraliser»
certaines pratiques, vers des engagements
réciproques de bonne conduite. En février
dernier, la SNCF et le SNES, sous le parrainage
du ministère de l’immigration, de l’identité
nationale et du développement solidaire ont
signé une charte des bonnes pratiques pour
des achats performants et socialement
responsables en matière de prévention et de
sécurité. Il s’agit principalement d’assurer le
respect des obligations légales et règlementaires et des principes déontologiques.
La Commission Nationale de
Déontologie de la Sécurité (CNDS)
veille au respect de la déontologie
par les personnes exerçant des
activités de sécurité sur le territoire
de la République.
• Le développement de la vidéo protection fait
débat dans la société, autour de son efficacité,
mais très largement sur le thème du respect
des libertés individuelles. Il est évident qu’une
rigueur absolue dans le traitement de ces
questions est primordiale. Nous savons tous
que le moindre dérapage dans le respect du
droit à l’image peut être ravageur pour une
entreprise, encore plus lorsqu’elle est en
permanence, comme la SNCF, sous les feux
de la rampe. Face à des pressions multiples
d’extension des zones couvertes, d’allongement des durées de conservation des enregistrements, on sent bien que les enjeux
d’éthique ne prévalent pas sur les principes de
précaution. Pourtant, vis-à-vis des médias et
de leur rôle dans la gestion des crises, c’est la
reconnaissance externe de notre éthique
interne qui leur importe. Il s’agit de concilier
dans l’esprit de nos clients le respect de nos
préoccupations de prévention de la délin-
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38
Témoignage du directeur de la sûreté de la SNCF
quance, de lutte anti-terroriste et de leur liberté
de se déplacer sans surveillance. Cependant
les mentalités évoluent. On sent un frémissement tant du côté des clients que du côté des
élus quant à la pertinence des dispositifs de
vidéoprotection. Pour la SNCF, le choix a été
fait de tripler le nombre de caméras dans les
gares et dans les trains d’ici 2012-2013 avec
pour objectifs de rassurer les voyageurs, de
dissuader la petite délinquance et d’apporter
une aide, sur réquisition de la justice, aux
enquêtes. Ces caméras ne sont pas dédiées
uniquement à la vidéo protection mais sont
aussi utilisées pour réguler les flux, vérifier le
fonctionnement des installations et les levées
de doute.
• Quant à la sécurité des systèmes d’information, sujet majeur aujourd’hui pour toutes les
entreprises, elle met en première ligne de nombreux experts ayant accès à des informations
sensibles. Dans ce domaine en particulier,
l’éthique est essentielle mais pas suffisante.
C’est bien un cocktail de contrôle, de cloisonnement, et bien sûr d’éthique qui peut sécuriser au mieux les processus. Jusqu’à une date
récente, la SNCF, de par sa position de monopole sinon dans les transports du moins dans
le ferroviaire, ne se préoccupait pas beaucoup
de la protection de ses savoirs faire. Il y avait
même une fierté, pour ne par dire un devoir de
transparence, de la part des cheminots à montrer, à exhiber les dessous du système ferroviaire dans les moindres détails. L’arrivée
de nouveaux prétendants oblige la SNCF à
sensibiliser les personnels à la discrétion et à la
prudence dans la diffusion des informations.
Toujours dans le registre de la sécurité des
systèmes d’information et face au déferlement
d’attaques liées à la cybercriminalité, l’objectif
est de rendre plus robustes les systèmes et
protéger ainsi les données de l’entreprise et
de ses clients. Il y va de la responsabilité de
l’entreprise.
• Enfin, le non-dit entourant le recours aux
sociétés d’intelligence économique est bien
sûr omniprésent. Chacun doit savoir sélectionner ses partenaires ou prestataires et ne
pas s’abriter trop facilement derrière eux.
Au final, c’est l’entreprise elle-même et non
39
pas le prestataire qui risque d’être touchée en
cas de dérapage. Le travail effectué par la
commission ad hoc du CDSE me parait
proposer des progrès significatifs, en suggérant une clarification de ce que les entreprises
attendent des services de l’État.
C’est par le dialogue et le partage
que les éléments de la prise de
décision, éthique, se forgent.
Après, c’est une affaire de
conscience.
Dans l’avenir, la SNCF souhaite continuer à
être au service de tous les Français, contribuer
à l’aménagement de tous les territoires et
participer activement à la vie économique de
la Nation comme Opérateur d’Importance
Vitale. De plus, elle offre à l’étranger une des
plus belles vitrines en matière de transports
collectifs et de grande vitesse. Aller conquérir
des marchés hors de nos frontières devra aussi
prendre en compte la dimension éthique dans
les réponses aux appels d’offre. On sait que
certains pays sont peu scrupuleux dans la
conclusion des marchés. La SNCF devra
choisir son chemin entre celui semé de roses
et celui semé d’épines. Gageons que s’inscrivant dans le long terme, la SNCF choisira le
plus difficile, celui de la démarche éthique.
En conclusion, l’ancien responsable de
l’éthique se sent parfaitement à l’aise dans
l’exercice de sa mission actuelle de directeur
de la Sûreté. La sûreté conjugue anticipation
de risques et de menaces avec réactivité
pertinente et efficace. Notre adaptabilité est
constamment sollicitée. Il m’est ainsi arrivé
de partager avec mon successeur certains
doutes. Je suis convaincu que tous les
directeurs Sûreté se trouvent un jour ou l’autre
en face d’un dilemme éthique. Lorsqu’il est
identifié, le risque est déjà limité. C’est par le
dialogue et le partage que les éléments de la
prise de décision, éthique, se forgent. Après,
c’est une affaire de conscience.
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La question éthique dans la pratique
de l’intelligence économique
Comment les entreprises peuvent-elles conjuguer impératifs de sécurité économique
et conduites éthiques ? Ce délicat équilibre, lorsqu’il n’a pas été assuré, a discrédité
l’intelligence économique. Ludovic François cherche ici avec pragmatisme à baliser
la route d’une démarche d’intelligence économique éthique. L’éthique de l’intelligence
économique doit-elle s’apprécier au regard de sa finalité, à savoir la création de
valeur pour l’entreprise (optique conséquencialiste), ou bien de ses moyens (optique
déontologique) ? Si la justification éthique du secteur repose tendanciellement sur
les fins recherchées, avec comme parangon le «patriotisme économique», l’auteur
estime néanmoins que l’éthique déontologique impose aux praticiens d’attacher une
importance aux moyens mis en œuvre pour parvenir à leurs fins. Afin de préserver
l’équilibre entre ces deux optiques parfois concurrentes, Ludovic François suggère
trois principes susceptibles de guider l’action des praticiens de l’intelligence économique : la finalité positive pour la collectivité, le principe d’immixtion minimale, et le
principe de transparence maximale.
«C’est tout un travail d’être vertueux.»
Aristote, Ethique à Nicomaque
Depuis une vingtaine d’années l’intelligence
économique est devenue une pratique courante pour les entreprises. Héritière du renseignement (Besson, Possin, 2001), la discipline
peine néanmoins à s’imposer comme une
pratique de gestion neutre. De nombreuses
affaires judiciaires récentes et des scandales
médiatiques jettent l’opprobre sur la discipline
et ses praticiens (Jordan, Finkelstein, 2005,
Baptendier, 2008, Delamotte, 2009). Pour
certains dirigeants, l’intelligence économique
sent le souffre. Elle est ressentie comme une
pratique proche de l’espionnage qui flirte avec
la légalité. Il faut bien reconnaitre, n’en déplaise
au discours politiquement correct ambiant,
que dans bien des cas les méthodes utilisées
se situent dans une zone grise (Fitzpatrick,
2003) où la notion de légalité n’est plus le seul
critère permettant de discriminer l’i.e. de
l’espionnage (Crane, 2005). Se pose alors la
question de l’éthique : est-ce bien ou est-ce
mal d’agir de la sorte ?
L’éthique se situe dans «l’agir» alors
que la morale est dans le normatif.
43
Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, il
convient de définir le concept d’éthique.
Etymologiquement il vient du mot grec ethos.
Celui-ci désigne les habitudes et les coutumes
qui orientent notre agir et qui sont elles-mêmes
modifiées par celui-ci (Akamatsu, 2008). Pour
Aristote et Platon, l’éthique désigne le comportement visible qui repose sur des habitudes
et des usages individuels et également sur des
coutumes collectives et sociales (ibid.). Pour
Ricœur (1990) l’éthique est «la sagesse pratique» et vise «une vie accomplie sous le signe
des actions estimées bonnes». L’éthique se
situe dans «l’agir» alors que la morale est dans
le normatif. Notre questionnement dans cet
article est donc centré sur la légitimité de la
pratique de l’intelligence économique. En
d’autres termes, nous formulerons notre
question de la manière suivante : quelle peut
être la justification éthique de la pratique de
l’intelligence économique ? Notre analyse se
fera essentiellement au travers des deux
théories importantes : conséquencialiste et
déontologique. Notre étude repose sur une
recherche en cours comprenant l’analyse
de cas (non exposés dans cet article), de
nombreux entretiens qualitatifs menés avec
des praticiens (non cités) et une revue de la
littérature.
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Les fondements pratiques
de l’intelligence économique :
Une éthique conséquencialiste ?
La justification éthique traditionnelle en matière
de renseignement est le plus souvent conséquencialiste, reposant sur la mise en exergue
de l’argument de la sécurité collective. En matière d’intelligence économique, cette posture
peut-elle être considérée comme pertinente ?
Le plus souvent, la justification des activités
économiques est celle de la création de valeur.
Du renseignement à l’intelligence
économique : la réponse conséquencialiste de la défense de l’intérêt national
Le président Eisenhower, lorsqu’il
parlait du renseignement, disait que
c’était une «nécessité déplaisante
mais essentielle» (Weiner, 2009).
Le président Eisenhower, lorsqu’il parlait du
renseignement, disait que c’était une «nécessité déplaisante mais essentielle» (Weiner,
2009). En d’autres termes, il exprimait le fait
que la finalité était importante et justifiait son
utilisation par les résultats obtenus même si les
méthodes utilisées pouvaient être critiquables.
Isaac Ben Israel (2004) plus directement justifiait la démarche par la défense des intérêts de
l’État : «une approche simpliste consisterait à
dire que tout ce qui tient du mensonge, du
chantage ou de la tromperie est immoral, mais
il est clair que ces critères sont dénués de
pertinence lorsque c’est la sûreté de l’État qui
est en jeu». Il va plus loin en disant qu’il est
parfois nécessaire d’agir «indépendamment de
la morale commune». Cette approche par la
finalité pourrait être qualifiée d’éthique conséquencialiste. Cette posture téléologique se
centre sur l’objectif des actions menées : une
décision est jugée juste et légitime si les
conséquences sont bénéfiques pour le plus
grand nombre.
1
Dans le cadre du renseignement d’État, l’analyse est relativement simple : la sécurité de
la collectivité peut imposer des méthodes
exceptionnelles, ce que montre en filigrane
l’article de Franck Bullinge et Charlotte Lepri.
En matière d’Intelligence économique la question est plus complexe car la plupart du temps
il s’agit d’améliorer la compétitivité des entreprises. Est-il donc légitime de rechercher de
l’information en utilisant toutes les méthodes
légales pour les obtenir ? Certes, lorsqu’il
s’agit de collecter un article de presse sur
Internet la question éthique ne se pose généralement pas1. A l’inverse le recueil d’informations auprès de sources humaines, sans être
illégal, peut soulever de nombreuses interrogations éthiques : la transparence de la
démarche, l’utilisation de méthodes de manipulation, etc. Si nous reprenons la posture
conséquencialiste, il s’agit de s’intéresser aux
finalités de la démarche.
Historiquement, la première justification de l’intelligence économique
est celle de la défense de l’intérêt
collectif dans un contexte de
guerre économique.
Historiquement, la première justification de
l’intelligence économique est celle de la
défense de l’intérêt collectif dans un contexte
de guerre économique. La littérature au début
des années 90 est très centrée sur cette
notion. Selon cette approche, le monde post
guerre froide se caractériserait par des affrontements froids sur le champ commercial qui se
substitueraient aux conflits militaires (Harbulot,
1992). Les entreprises évolueraient dans un
contexte «où tous les coups sont permis»
(Carayon, 2003) et l’intelligence économique
serait devenue l’outil et la grille de lecture de
ces affrontements (Carayon, 2006). Dans un
monde d’hyper compétition dans lequel
l’information est un enjeu majeur des affrontements économiques (D’Aveni, 1994), l’I.E. se
Même le recueil d’informations à partir de sources ouvertes peut poser des problèmes éthiques. A titre d’exemple, un consultant nous
expliquait qu’il avait trouvé sur Internet, lors d’une enquête, des informations très privées notamment sur les orientations sexuelles d’un
cadre d’une entreprise concurrente. Dans un cas comme celui-ci que devait-il faire de ces documents? Les transmettre à son client
considérant que ce qui est publié est public ou au contraire définir que ce qui est privé n’a rien à faire dans un document professionnel.
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44
La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique
déclinerait d’une part pour les entreprises en
une méthode de compétitivité et d’autre part
en une politique publique d’appui aux firmes.
Bernard Carayon souligne dans l’introduction
de son rapport réalisé pour le Premier Ministre
en 2003 qu’il convient de s’intéresser «aux
fins» de l’intelligence économique et de ne pas
réduire le concept en une simple technique.
Elle est pour lui et selon ses termes «un
patriotisme économique» dans lequel les
entreprises ne sont que les soldats avancés
d’une politique publique. Cette justification
«guerrière» de l’intelligence économique n’est
pas anecdotique et constitue probablement le
socle historique de l’intelligence économique
à la française. A cet égard, il est intéressant de
constater que bien souvent les ouvrages
traitant d’intelligence économique font référence à la défense des intérêts nationaux.
Néanmoins, dans la pratique, d’après les
différents entretiens que nous avons menés, la
question du patriotisme économique est peu
abordée sauf dans certains cas où il s’agit de
grands marchés dans lesquels des entreprises
nationales concourent.
Cette justification «guerrière» de
l’intelligence économique n’est pas
anecdotique et constitue probablement le socle historique de l’intelligence économique à la française.
Peut être pourrions-nous trouver une autre
justification à l’intelligence économique, plus
proche des préoccupations des praticiens,
chez les utilitaristes. Selon cette école de
pensée, et en particulier Jeremy Bentham, une
décision est bonne lorsqu’elle a pour finalité
de viser le bonheur du plus grand nombre.
L’entreprise en elle-même a pour objectif de
créer de la richesse. Les actions d’intelligence
économique seraient-elles donc justifiées par
cette finalité ?
Une éthique de la création de valeur
John Stuart Mill, l’un des théoriciens majeurs
de l’utilitarisme, écrivait que «les actions sont
bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où
45
elles tendent à accroitre le bonheur, ou à
produire le contraire du bonheur» (Mill, 1863).
Dans cette optique, la justification du recours à
l’intelligence économique serait celle de la
finalité positive pour la collectivité. En tant
qu’outil de gestion, l’I.E. sert les objectifs
d’entreprises qui auraient par ailleurs la
responsabilité sociale de subvenir aux besoins
de la collectivité aux côtés de la sphère politique qui organise les rapports collectifs et de
la sphère culturelle dont la finalité serait la
culture et la morale (Perlas, 2004.). Dans ce
cadre, une pratique permettant de créer de la
valeur pour la société au travers des entreprises serait fondée sur le plan éthique. Milton
Friedman a une approche plus restrictive de la
fonction des firmes. Il écrivait que «peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément
les fondations mêmes de notre société libre
que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité autre que celle de
faire le plus d’argent possible pour leurs
actionnaires» (Friedman, 1962). L’éthique du
capitalisme reposerait donc sur, «quel qu’en
soit le bénéficiaire», «l’accroissement de
richesses» qui serait au service du «bien
commun» (Boltanski, Chiapello, 1999). Dans
un cas comme dans l’autre, l’intelligence
économique serait un outil permettant de créer
de la valeur et sa justification éthique se
limiterait à la finalité des actions à condition de
respecter le cadre strict de la légalité. Il est
intéressant de souligner que les définitions les
plus couramment admises de l’intelligence
économique font toutes référence à ces deux
aspects : efficacité et légalité.
Il est intéressant de souligner que
les définitions les plus couramment
admises de l’intelligence économique font toutes référence à ces
deux aspects : efficacité et légalité.
Ainsi, la première définition de l’intelligence
économique écrite en 1967 par Harold
Wilensky précise que c’est une «activité de
production de connaissance servant les buts
économiques et stratégiques d'une organisation, recueillie et produite dans un contexte
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légal et à partir de sources ouvertes» (Wilenski,
1967). La définition du commissariat général
du plan est considérée comme l’acte de
naissance de l’I.E. en France (Martre, 1994).
Il la définit comme «l’ensemble des actions
coordonnées de recherche, de traitement et de
distribution en vue de son exploitation de
l’information utile aux acteurs économiques.
Ces diverses actions sont menées légalement
avec toutes les garanties de protection nécessaires à la préservation du patrimoine de
l’entreprise, dans les meilleures conditions de
qualité, de délais et de coût».
La justification de l’intelligence
économique reposerait sur son
efficacité à créer de la valeur dans
le strict respect des lois. Lorsque
l’on se penche sur l’éthique de la
profession, nous pouvons constater
en effet que la question de la
légalité apparait comme centrale.
- Article 5 : les signataires de la charte «ne
délivrent et n’utilisent que des informations
dont ils ont vérifié la véracité et la crédibilité
de la source».
- Article 4 : «les Professionnels de l’Intelligence Economique s’engagent à n’accepter que des missions pour lesquelles ils
disposent de la compétence professionnelle requise ou pour lesquelles ils sont en
mesure de monter les équipes de travail
répondant au besoin».
- L’article 8 rassure sur de potentiels
conflits d’intérêts.
La grande association américaine SCIP
(Society of competitive intelligence professionnal) des professionnels de l’intelligence
économique aborde les mêmes thèmes :
- Légalité dans son article 2.
- Conflits d’intérêts (Article 4).
- Qualité des recommandations et conclusions (Article 5).
La justification de l’intelligence économique
reposerait sur son efficacité à créer de la
valeur dans le strict respect des lois. Lorsque
l’on se penche sur l’éthique de la profession,
nous pouvons constater en effet que la question de la légalité apparait comme centrale.
Sous l’impulsion d’Alain Juillet, le Haut
Responsable à l’Intelligence Economique
jusqu’en 2009, un syndicat professionnel, la
FEPIE (la Fédération des professionnels de
l’intelligence économique), a été créée. Dans
la charte éthique de cet organisme, la question
de la légalité apparait comme déterminante.
Elle est abordée dès l’article 2 : «les signataires
de la Charte s’engagent à n’avoir recours qu’à
des moyens légaux dans l’exercice de leur
profession, quel que soit le lieu d’application
de leur activité»2. Un peu plus loin l’article 5
précise que «les signataires de la Charte
s’engagent à ne fournir que des informations
accessibles par des moyens légaux». Les
autres articles de la charte sont essentiellement liés à l’efficacité de la démarche d’intelligence économique :
2
- La charte précise que les contacts pour
recueillir de l’information doivent être réalisés en donnant son identité et sa société
d’appartenance (ndlr : pas l’identité du
client final et il n’est pas précisé que
l’objectif de l’entretien doit être révélé ni
que les méthodes de manipulation sont à
proscrire).
Ces chartes éthiques semblent davantage
avoir été réalisées pour rassurer des clients
que pour fixer des bornes «éthiques» sur les
méthodes utilisées. Elles disent en substance
que les signataires travailleront dans le respect
de la légalité et qu’ils sont compétents pour
fournir à leurs clients des informations de qualité. L’éthique de la profession peut se résumer,
selon une étude que nous allons publier
prochainement, par 3 mots (François, 2011) :
«efficacité (livrer de l’information fiable et utile),
légalité (ne pas commettre d’actions répréhensible), loyauté (vis-à-vis des clients)». Dans la
charte de la Fépie transparait un autre aspect,
celui «de ne pas porter atteinte aux intérêts
http://www.fepie.fr/site/index.php?option=com_content&view=article&id=68&Itemid=64
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46
La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique
fondamentaux de la France». Cet article illustre
l’intégration par les praticiens de la notion de
défense de l’intérêt national au travers de la
compétitivité économique de la France que
nous évoquions dans la section précédente.
Assez curieusement, nous constatons que les
questions du «comment» obtenir les informations sont peu abordées dans ces différentes
chartes éthiques.
L’intégration de la question
déontologique : de la méthode pour
obtenir des informations
L’éthique déontologique est une posture qui
prend en compte les moyens (qui deviennent
des fins) plus que les conséquences d’une
action. Cette approche est intéressante car elle
pose la question du «comment» plutôt que du
«pourquoi» dans les opérations d’intelligence
économique. Il faut reconnaitre que les méthodes déployées ne sont pas sans soulever
des questions éthiques.
L’éthique déontologique développée par Emmanuel Kant dans son
ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs (Kant, 1785)
repose sur la notion d’impératif catégorique. Pour lui l’homme n’a pas
pour finalité d’être heureux mais
d’être moral.
L’éthique déontologique dans la vie des
affaires : l’impératif catégorique
inaccessible ?
L’éthique déontologique développée par
Emmanuel Kant dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs (Kant,
1785) repose sur la notion d’impératif catégorique. Pour lui l’homme n’a pas pour finalité
d’être heureux (ce qui s’oppose à l’approche
utilitariste) mais d’être moral. Pour cela, il doit
se conformer à «des impératifs catégoriques».
Dans La critique de la raison pratique (Kant,
1788) l’auteur précise que «la loi morale commande à tous et elle exige l’obéissance la plus
ponctuelle». Il insiste en écrivant que «la loi de
47
la moralité ordonne». Les conséquences ne
sont donc pas pour lui une justification éthique :
l’ensemble du processus pour arriver à un
objectif ne doit en aucun cas être entaché par
des actions immorales. Kant écrivait : «agis de
façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien
dans ta personne que dans tout autre, toujours
en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen» et «agis selon la maxime
qui peut en même temps se transformer en loi
universelle» (Kant,1785). Il n’est, par exemple,
pas envisageable de mentir même si la finalité
est louable. En pratique, bien entendu, la
notion d’impératif catégorique est difficilement
applicable dans le monde des entreprises.
De même les techniques de vente
enseignées dans les meilleures
écoles ne sont ni plus ni moins que
des méthodes de manipulation
visant à obtenir le consentement
du client. Lors d’une négociation
tous les artifices manipulatoires
sont utilisés.
Il est d’ailleurs intéressant de souligner que
des entorses à la morale commune sont
acceptées et reconnues comme nécessaires
dans certains domaines de la vie des affaires.
Ainsi, une étude concurrentielle nécessite, bien
souvent, le recueil d’informations difficilement
accessibles et acquises grâce à d’habiles
mensonges. Des consultants en stratégie d’un
grand cabinet bien connu, lors d’une conversation, m’expliquaient comment des consultants juniors menaient des entretiens par
téléphone en se faisant passer pour des
étudiants pour récupérer des informations. Ils
leur apparaissaient que cette démarche était
«un mal nécessaire» pour mener à bien leur
étude et qu’implicitement cela faisait partie
du jeu normal des affaires. De même les
techniques de vente enseignées dans les
meilleures écoles ne sont ni plus ni moins que
des méthodes de manipulation visant à obtenir
le consentement du client. Lors d’une négociation tous les artifices manipulatoires sont
utilisés. Nous pourrions encore citer le métier
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de chasseur de tête dans lequel les chargés de
recherche sont particulièrement habiles pour
se mouvoir par téléphone dans une entreprise
pour identifier une cible. Pourtant, alors que le
mensonge est utilisé pour identifier la cible et
que le recrutement d’un cadre va créer un réel
préjudice à l’entreprise cible, la profession est
considérée comme parfaitement respectable.
Alors pourquoi l’intelligence économique serait
ressentie comme «non éthique» alors que les
mêmes entorses apparaissent comme normales dans d’autres disciplines ? Nous l’avons
vu, pour Socrate l’éthique est liée aux usages
et aux habitudes. Elle découle, dans l’action,
d’un dilemme moral que l’on va devoir résoudre.
Il se pourrait que l’ensemble des méthodes
«immorales» décrites précédemment soient
considérées comme «indispensables» dans le
jeu normal des affaires et acceptées comme
des usages entrés dans les mœurs. Par
ailleurs, ces entorses à la morale commune
s’intègrent dans un processus mais ne constituent pas la finalité des interventions. L’intelligence économique est jeune. Elle apparait
pour de nombreux dirigeants comme un outil
neuf et transgressif permettant d’obtenir un
avantage concurrentiel en menant des actions
dissymétriques. En d’autres termes, l’utilisation
de l’I.E. n’est pas encore ressentie comme un
usage dans le jeu normal des affaires. Enfin,
une action d’intelligence économique va avoir
une valeur ajoutée par l’accès à des informations pertinentes. La finalité va se situer dans le
recueil et dans l’analyse de renseignements.
Or, il apparait que de nombreuses actions et
techniques peuvent apparaitre comme contestables sur le plan éthique.
Enfin, une action d’intelligence
économique va avoir une valeur
ajoutée par l’accès à des informations pertinentes. La finalité va se
situer dans le recueil et dans
l’analyse de renseignements.
1996). Certains peuvent se laisser entrainer
par une approche technique fondée sur la
recherche constante de l’efficacité maximum.
Cela peut les amener à franchir la ligne rouge
de la légalité et à utiliser des méthodes
manipulatoires pour obtenir des informations à
haute valeur ajoutée.
Des méthodes intrusives parfois très
discutables
La littérature souligne que des méthodes
intrusives sont souvent utilisées par les
professionnels de l’intelligence économique
pour obtenir des informations. Celles-ci ne
sont pas nécessairement illégales mais se
situent dans une zone grise. C’est pourquoi
Crane (2005) note que la question éthique est
un critère essentiel permettant de distinguer
l’espionnage du competitive intelligence
(intelligence économique). En 1991, soit trois
ans avant le rapport du Commissariat General
au Plan, Lynn Sharp Paine note que le développement des pratiques d’intelligence économique aux Etats-Unis aboutit à l’utilisation de
techniques contestables (ethically questionnable techniques for collecting information) pour
obtenir des informations. Elle parle de la face
obscure (dark side) du competitive intelligence.
Dans une étude réalisée pour SCIP, 35% des
professionnels de l’intelligence économique
qui ont répondu indiquent qu’ils sont confrontés
à des problèmes éthiques (Prescott, Bhardwaj,
1995). Fitzpatrick (2003) et Paine (1991) retiennent différentes méthodes flirtant avec les
limites de l’éthique et de la légalité.
En particulier :
- Le travail de renseignement humain fait
directement ou par téléphone incluant des
méthodes de manipulations et de mensonges,
- L’obtention d’informations en échange
d’avantages voire de corruption,
- La surveillance
Des méthodes parfois contestables
Les risques de dérapage en intelligence économique sont importants (Martinet, Marti,
Trevino et Weaver (1997) montrent que les
praticiens retiennent la question de la misrepresentation comme présentant un vrai
dilemme éthique courant sans pour autant
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48
La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique
toujours être illégal. Cela peut consister à se
faire passer pour quelqu’un afin d’obtenir des
informations comme un étudiant, un client, etc.
ou encore utiliser des personnes ne mentant
pas sur leur fonction ni sur leur identité mais
sur l’objet de l’entretien comme par exemple
un journaliste travaillant pour un cabinet
d’intelligence économique. Un consultant nous
disait que l’efficacité de la démarche d’intelligence économique reposait sur la transgression des règles de l’éthique des affaires.
Comme nous l’avons déjà vu, en grec Ethos
signifie habitudes et usages. Ne pas être
éthique, si l’on considère un milieu professionnel spécifique, signifierait ne pas se conformer
aux usages et habitude de celui-ci. Selon le
consultant interrogé la capacité à agir de
manière déconcertante permet de récupérer
des informations par la ruse mais tout en
restant dans la légalité. Ainsi, par exemple, il
n’est pas dans les usages d’être suivi et donc
aucune précaution n’est prise, de même il
n’est pas habituel d’être écouté par son voisin
de table dans un restaurant, etc. Est-ce bien,
est-ce mal ? Comment un praticien peut-il
réfléchir pour se donner des limites éthiques ?
Un consultant nous disait que
l’efficacité de la démarche
d’intelligence économique reposait
sur la transgression des règles de
l’éthique des affaires.
Quels outils pour analyser les méthodes et
actions d’I.E.
• Nous pouvons retenir tout d’abord le
«public disclosure test» soit le fait de se
demander comment nous sentirions-nous
si l’action menée devenait publique et
sortait dans la presse (Trevino, Weaver,
1997). En d’autres termes, il s’agit de
réfléchir si l’on est capable d’assumer
publiquement certains actes. Ainsi, selon
les auteurs, comment réagirions-nous si
une action que nous avons menée était
exposée au journal télévisé : aurions-nous
honte ou pourrions-nous parfaitement
en endosser la responsabilité sans aucun
problème ?
49
• L’autre possibilité est le «gut check» ou
«rotten smell test». Il s’agit alors de laisser
son instinct dicter notre conduite en fonction de ce que l’on ressent comme bien ou
mal (ibid.). Il s’agit alors de faire appel à ses
valeurs personnelles. Cependant, celles-ci
peuvent varier en fonction de l’expérience,
de la formation, etc. Ainsi, par exemple, un
ancien agent des services de renseignement pourrait avoir intégré comme relevant
d’un usage normal des pratiques pour le
moins discutables dans un contexte économique.
• Par ailleurs, le bon vieux principe «ne fait
pas aux autres ce que tu ne veux pas que
l’on te fasse» est souvent cité comme
une méthode pour évaluer les limites des
actions à mener.
Le modèle CHIP propose une grille d’analyse
intégrant les différentes postures éthiques
(Charter, 2001). Il intègre les vertus de la
communauté, l’utilitarisme, l’éthique déontologique, et la dimension personnelle.
Virtue Ethics-Community
Utilitarianism
Communauty virtues
Harm
Kantianism
Virtue ethics-personal
Individual as end
Personnal virtues
En utilisant cet outil, les praticiens de l’intelligence économique doivent se poser 4 questions avant toute action :
1. Vertus communautaires (éthique des
vertus) : est-ce que mon action est
conforme aux principes éthiques de la
société (au sens large) ? Le «public disclosure test» peut alors être un outil pour
répondre à cette question.
2. Souffrance (Posture utilitariste) : est-ce
que mon action entraîne de la souffrance
ou au contraire crée du bonheur ?
3. Vais-je utiliser des individus en les privant de leur liberté et en les considérant
comme un moyen (Posture Kantienne) ?
4. Est-ce conforme à mes valeurs (éthique
personnelle) ?
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Curieusement, le modèle CHIP n’intègre pas
l’approche conséquencialiste ou uniquement
sous la dimension «souffrance». Pourtant,
dans certains cas, il semblerait que cette
posture éthique soit intéressante. Lors de nos
entretiens avec des consultants en I.E., il semblerait qu’une grande partie des missions
confiées par les entreprises soient liées à des
crises ou à des actions malveillantes. Concrètement, cela veut dire que l’entreprise n’agit
pas dans un cadre normal et que les usages
de l’éthique des affaires ne s’appliquent plus
nécessairement dans la situation posant problème. Comment réagir par exemple face à
une organisation criminelle qui procède à du
blanchiment d’argent par le biais de l’une de
ses filiales dans un pays où les autorités policières sont notoirement corrompues ? Est-ce
bien ou mal de faire approcher les membres de
ce groupe mafieux en utilisant le mensonge et
une couverture ? Ainsi, un professionnel nous
expliquait comment il avait organisé une
«rencontre fortuite» entre un membre d’une
organisation criminelle et un de ses consultants pour obtenir des informations sur le fonctionnement de celle-ci. Ne faudrait-il donc pas
intégrer la notion de situation exceptionnelle ?
Conclure sur la question de l’éthique dans une
pratique de gestion n’est pas un exercice
facile. Nous pourrions de manière démagogique proposer la voie Kantienne et formuler
«des impératifs catégoriques». Néanmoins,
cet exercice serait purement intellectuel et
évidemment ne correspondrait en aucun cas à
la pratique. Nous pouvons néanmoins essayer
de dégager des pistes de réflexion sous la
forme de trois principes vers lesquels doivent
tendre les professionnels de l’intelligence
économique :
mance de ces dernières. En aucun cas, elles
ne doivent servir des intérêts personnels
d’individus qui n’agissent pas pour améliorer
l’efficacité de leur organisation. Ainsi, les opérations servant à régler des comptes avec des
équipes adverses ou encore pour satisfaire la
mégalomanie d’un patron qui veut tout savoir
n’ont aucun fondement éthique. Si ce principe
avait été respecté bien des Clearstream
auraient été évités.
Le principe d’immixtion minimale
Ensuite, l’intelligence est un outil de gestion
des organisations et doit rester strictement
dans le champ professionnel. Il doit exclure les
actions de renseignement dans la sphère
privée. Isaac Ben Israël parle de principe
d’immixtion minimale. Pourtant, la tentation est
grande car il est aujourd’hui particulièrement
facile de récolter, en sources ouvertes, des
informations sur la vie privé des individus. Il est
en effet aisé de constituer des dossiers parfois
plus précis que ceux de services de renseignements des années 80 : cursus scolaire (Les
copains d’avant et autres), le réseau privé et
professionnel (linkedin, viadeo, facebook, etc.),
les hobbys (blogs personnels, diverses publications, etc), l’emploi du temps (facebook), le
lieu de résidence avec des photos satellites
(pagesjaunes et googleearth), etc.
Principe
d'immixion
minimale
Le principe de finalité positive pour
la collectivité
En premier lieu, le praticien doit se poser la
question de la finalité de son action. L’éthique
conséquencialiste du capitalisme est fondée
sur la création de valeur, dans le respect du
droit (garant du vivre ensemble), au travers des
organisations que sont les entreprises. Dans
ce cadre, les actions d’intelligence économique doivent avoir pour finalité la perfor-
Actions
d'intelligence
économique
Principe de
transparence
maximale
Principe de
finalité positive
pour la
collectivité
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
50
La question éthique dans la pratique de l’intelligence économique
Les actions d’intelligence
économique ne doivent pas
reposer sur la manipulation de
sources humaines ou des actions
souterraines sur Internet (notamment les réseaux sociaux).
Le mensonge ne doit pas faire
partie des outils de base de l’I.E.
La profession doit tendre vers le
maximum de transparence dans les
démarches entreprises.
Or, ces informations même publiques, une fois
mises les unes avec les autres, peuvent
parfois créer un préjudice et ne concernent
certainement pas la sphère professionnelle.
Principe de transparence maximale
Les actions d’intelligence économique ne
doivent pas reposer sur la manipulation de
sources humaines ou des actions souterraines
sur Internet (notamment les réseaux sociaux).
Le mensonge ne doit pas faire partie des outils
de base de l’I.E. La profession doit tendre
vers le maximum de transparence dans les
démarches entreprises. Cependant, la notion
de circonstances exceptionnelles (problème
avec la criminalité organisée, fraudes de
grande ampleur, attaques informationnelles
montées, actions de déstabilisation diverses,
etc.) ne peut-elle pas justifier l’emploi de méthodes exceptionnelles ? Une action transgressive peut-elle être estimée bonne, pour
reprendre l’expression de Ricœur, si elle s’inscrit dans un contexte spécifique de nécessité
hors du jeu normal des affaires ? Probablement
oui, car la particularité de la situation fait que
l’on n’agit plus dans les habitudes et les coutumes du monde de l’entreprise. Mentir à des
criminels tout comme obtenir des informations
sur la vie privée de ces individus pour les
transmettre à la justice peut alors se justifier
éthiquement au regard des conséquences
positives de l’action pour faire cesser une
menace non conventionnelle.
Bibliographie
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L’intelligence économique,
un secteur en manque d’éthique ?
La récente affaire d’espionnage informatique impliquant une grande entreprise, une
officine privée et l’ONG Greenpeace a relancé le débat sur le besoin de régulation de
l’intelligence économique en France. Ce secteur, que les autorités publiques
commencent enfin à considérer, suscite également l’intérêt d’entreprises de plus en
plus demandeuses en la matière. Or, pour répondre au mieux à ces besoins, certains
cabinets n’hésitent plus à recourir à des pratiques que l’éthique devrait proscrire.
A cet égard, le projet de loi LOPPSI 2 constitue une avancée non négligeable pour
assainir un secteur parfois entaché de «barbouzeries». Xavier Latour décrypte ici les
contours, les enjeux, mais aussi les limites de ce projet de loi.
L’intelligence économique souffre, en France,
d’un problème d’image.
Le concept a trop longtemps été décrié pour
son manque de consistance. Tandis que
les universitaires dénigraient facilement un
domaine pluridisciplinaire (économique, droit,
informatique…) dont ils ne saisissaient pas
aisément l’importance et qui dépassent les
schémas habituels de la pensée, les praticiens
confondaient trop souvent l’intelligence économique avec une sinécure offerte à quelques
«barbouzes» en manque d’activité. Une odeur
sulfureuse d’espionnage économique flottait…
La puissance publique elle-même paraissait
hésiter. Ainsi, le Livre blanc sur la défense de
1994 se contentait d’évoquer très succinctement la défense économique en relevant la
contradiction pouvant exister entre les impératifs de sécurité et les règles économiques.
le Livre blanc sur la défense
de 1994 se contentait d’évoquer
très succinctement la défense
économique en relevant la contradiction pouvant exister entre les
impératifs de sécurité et les règles
économiques.
Depuis, la situation s’est, en partie, améliorée.
L’État a mieux cerné les enjeux de l’intelligence
53
économique. Le rapport du député Carayon
(Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, La Documentation Française,
Paris, janvier 2003) constitue une bonne illustration de la réflexion engagée (Carayon, 2003).
Les structures institutionnelles ont été adaptées comme en témoigne la nomination d’un
Haut responsable (transformé en un délégué
interministériel à l’intelligence économique). De
son côté, la réflexion a été utilement stimulée
par des instituts publics comme l’Institut
National des Hautes Etudes de Sécurité et
l’Institut d’Etudes et de Recherches pour la
Sécurité des Entreprises (créé dans l’environnement de la Gendarmerie nationale). Comme
le soutenait Bernard Carayon, l’intelligence
économique a acquis ses lettres de noblesse
au titre de «politique publique de compétitivité,
de sécurité économique, d'influence…».
L’objectif de l‘intelligence économique est bien
de faire prendre conscience aux entreprises du
lien existant entre la compétitivité, la sécurité
et, au-delà, le rayonnement de la France. Ainsi,
elle se définit comme l’ensemble des activités
de collecte, de traitement et de diffusion de
l'information utile aux acteurs économiques.
Selon la doctrine dominante, elle se résume en
quatre thèmes : la veille (acquérir l'information
stratégique pertinente), l’analyse (laquelle
repose entièrement sur les capacités de
raisonnement de l'individu), la protection du
patrimoine informationnel (ne pas laisser
connaître ses secrets) et l’influence. L’entrepreneur est invité à raisonner de manière dy-
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namique et proactive dans un contexte de
sécurité globale. De la sorte, chacun contribue
non seulement à la protection de ses intérêts
privés, mais aussi à celle de l’intérêt général.
Elle est à la fois glaive et bouclier dans un
univers de concurrence exacerbée où plane
parfois la croyance que tous les coups sont
permis.
On ne compte plus les officines
plus ou moins sérieuses
développant des activités illégales
sous couvert d’intelligence économique, au risque de profondément
décrédibiliser la matière.
Pour cette raison, l’image de l’intelligence économique est encore passablement troublée.
D’ailleurs, selon Bernard Squarcini1, 95% des
actions de renseignement menées sur le
territoire le seraient par le secteur privé. Alors,
qu’en principe, elle suppose l’utilisation d’une
information ouverte et acquise par des moyens
légaux, dans le respect d’une d'éthique des
affaires et des rapports à l’autorité, la rubrique
des faits divers scabreux constitue le côté
obscur du domaine. On ne compte plus les
officines plus ou moins sérieuses développant
des activités illégales sous couvert d’intelligence économique, au risque de profondément décrédibiliser la matière. Mais poser des
micros, organiser des filatures, attaquer la
réputation des personnes à la demande de
chefs d’entreprise sans scrupule… est-ce
encore de l’intelligence économique ? N’estce pas plutôt de la bêtise affairiste ? Non sans
courage, certains professionnels du secteur
n’hésitent plus à en livrer les ficelles malsaines
en pâture à des lecteurs avides de révélations,
entretenant leur conviction du «tous pourris».
Le livre de Bruno Delamotte, patron d'une des
plus importantes entreprises d'intelligence
économique en France, constitue l’une des
très intéressantes illustrations de cette
tendance (Les secrets de l’intelligence économique, Ed du Nouveau monde, 200 pages).
La catharsis se mettrait en marche. Dans un
1
2
3
registre comparable, quelques excellents
blogs éclairent parfois d’une lumière crue les
activités sombres de ces officines (en particulier celui de Pascal Junghans2, journaliste de
La Tribune, auteur d’un article dans le présent
numéro, p.67). Les professionnels sérieux et
les chefs d’entreprise qui n’appartiennent pas
à la catégorie des «pousse-au-crime» ne
peuvent que déplorer ces dérives. S’il est
toujours possible de penser qu’un domaine
d’activités en émergence abrite facilement le
meilleur et le pire, qu’une maturation permettra
de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, un
assainissement nécessaire ne peut pas
uniquement résulter de la loi du marché.
Donneurs d’ordres et prestataires peuvent
éventuellement s’accorder pour nettoyer les
écuries d’Augias d’un secteur très hétérogène
(cabinets de conseils, agences d’enquête,
services internes…), mais il est sain et justifié
que le législateur prenne aussi ses responsabilités. De ce point de vue, la loi d’orientation et
de programmation pour la performance de la
sécurité intérieure (LOPPSI 2), présentée en
Conseil des ministres le 27 mai 2009, constituera, peut-être, une étape significative3.
L’introduction de règles comportementales
individuelles et collectives constitutives d’une
éthique professionnelle est un objectif louable.
Bien que dans une phase d’évolution lente, le
texte contient des dispositions visant à moraliser les officines d’intelligence économique
comme, dans un autre registre, l’État a
enclenché depuis quelques années une action
de professionnalisation des entreprises de
sécurité privée. Comment appréhender cette
démarche de la puissance publique ? Quels
sont les mécanismes prévus et leur portée
envisageable ?
Les grands axes du projet de loi
Comme le souligne l’avis du député Joulaud
en date du 22 juillet 2009, les données sur les
opérateurs de l’intelligence économiques sont
rares. La Fédération des professionnels de
l’intelligence économique (FéPIE), principale
instance de représentation des prestataires du
secteur, affirme représenter 120 adhérents
Cité par le député Ciotti dans son rapport (n°2271) sur la LOPPSI2 en date du 27 janvier 2010.
http://www.latribune.fr/blogs/le-blog-intelligence-economique-de-pascal-junghans/le-blog-intelligence-economique-de-pascal-junghans.html
Cet article est rédigé sur la base des travaux de l’Assemblée nationale en première lecture.
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54
L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ?
(seulement 80 personnes morales). 24 cabinets
représentent plus de 70 millions de chiffre
d’affaires avec une progression de l’ordre de
15 à 20 % par an. A priori, cela relativise
l’intérêt d’une intervention législative dans un
secteur économiquement assez marginal.
Pourtant, son importance stratégique, bien
mise en évidence par le Livre blanc sur la
défense et la sécurité nationale de 2008, justifie l’attention des pouvoirs publics. L’intention
du législateur et du gouvernement est bien de
combler un véritable vide juridique puisque les
intervenants ne sont actuellement soumis à
aucune disposition spécifique, notamment pas
la loi relative à la sécurité privée du 12 juillet
1983.
24 cabinets représentent plus de
70 millions de chiffre d’affaires
avec une progression de l’ordre de
15 à 20 % par an. A priori, cela
relativise l’intérêt d’une intervention législative dans un secteur
économiquement assez marginal.
C’est pourtant dans cette loi de 1983 que la
LOPPSI 2 prévoit, en l’état actuel du projet,
d’introduire un nouveau titre consacré à l’intelligence économique. Globalement, la loi entend soumettre les personnes physiques
souhaitant exercer à titre individuel, ou diriger,
gérer ou être l’associé d’une personne morale
exerçant ces activités à un agrément délivré
par le ministre de l’Intérieur et non par le
préfet. Un nombre réduit d’opérateurs permet
de préserver les compétences de l’administration centrale tout en soulignant la sensibilité
du sujet. La délivrance de l’agrément sera
soumise à trois conditions : premièrement, être
de nationalité française ou ressortissant d’un
État membre de l’Union européenne (ou d’un
des Etats membres de l’Espace économique
européen) ; deuxièmement, ne pas avoir fait
l’objet d’une condamnation à une peine
correctionnelle ou criminelle inscrite au bulletin
n° 2 du casier judiciaire ; troisièmement,
l’enquête administrative (menée à partir de
la consultation des fichiers de police et de
gendarmerie) ne devra révéler aucun compor-
55
tement ou agissement contraire à l’honneur, à
la probité, aux bonnes moeurs, de nature à
porter atteinte à la sécurité des personnes et
des biens, à la sécurité publique ou à la sûreté
de l’État, ou incompatible avec l’exercice des
fonctions. Au terme d’une procédure contradictoire, l’agrément pourra être retiré si l’une
de ces conditions cesse d’être remplie. En cas
d’urgence ou de nécessité tenant à l’ordre
public, des mesures conservatoires pourraient
être prises.
Les personnes morales ont, quant à elles,
besoin d’une autorisation délivrée discrétionnairement par le ministre de l’Intérieur en
fonction de différents critères d’appréciation
comme la liste des personnes employées par
la société et chacun de ses établissements, les
compétences professionnelles ou bien encore
les règles déontologiques internes. L’objectif
est clairement de conserver un droit de regard
sur les effectifs et sur l’environnement de
l’entreprise, ses hommes et ses méthodes.
Comme l’agrément, l’autorisation pourra être
retirée ou suspendue de manière discrétionnaire par le ministre. Le ministre s’appuiera sur
l’avis d’une commission consultative nationale
chargée d’apprécier la compétence professionnelle et la déontologie de l’entreprise.
Un décret précisera la composition de la commission, ses modalités d’organisation, son
fonctionnement, ainsi que les conditions de
délivrance de l’autorisation et de l’agrément.
Il est, enfin, interdit à certains fonctionnaires de
la police nationale, officiers ou sous-officiers
de la gendarmerie nationale, militaires et
agents travaillant dans les services spécialisés
de renseignement, autres officiers et sousofficiers affectés dans des services mentionnés par arrêté du ministre de la Défense,
d’exercer ces activités durant les trois années
suivant la date de cessation temporaire ou
définitive de leurs fonctions (sauf dérogation
préalable du ministre de l’Intérieur ou de la
Défense). Un dispositif de sanctions pénales
accompagne logiquement ces obligations.
Elles frapperaient les indélicats à titre individuel
(amende et peine de prison) et, éventuellement, l’entreprise (fermeture possible).
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Appréciations et pistes de réflexion
Si la loi tente de définir l’intelligence économique, nul doute que les caractéristiques retenues seront discutées tant le domaine se laisse
difficilement saisir. En tout état de cause, il
convenait effectivement d’établir un lien entre
intelligence économique et ordre public, en y
mettant les formes. Ainsi, il ne fallait pas donner l’impression que les officines concernées
participent à une mission de sécurité publique.
Cela aurait pu entretenir un problème d’image
en laissant croire qu’il s’agit d’acteurs privés
investis de missions d’investigation parallèles.
Parallèlement, il était indispensable de justifier
un encadrement particulier du secteur afin de
le faire échapper aux règles de droit commun
relatives à la libre circulation des «services».
Le législateur a trouvé une solution de compromis. D’une part, il ne légifère que sur les
intervenants privés, ce qui maintient à l’écart
les services publics administratifs et certaines
activités privées (avocat par exemple) nécessitant d’effectuer des recherches. D’autre part,
la référence à la sécurité économique de la
Nation est pertinente non pas parce que les
professionnels de l’intelligence économique
participent à des missions régaliennes mais
bien parce que les dérives éventuelles
menacent l’ordre public. Un autre élément de
définition consiste à énumérer précisément les
activités de l’intelligence économique, lesquelles doivent demeurer, en tout état de
cause, dans le cadre d’un traitement légal de
l’information. La démarche ne manque pas
d’audace et présente au moins l’avantage de
donner des critères d’identification plus fiables
dépassant le seul cadre de la nature des
informations (ouvertes ou non recherchées). En
outre, les activités d’intelligence économique
entrent dans le champ d’application de la loi,
même s’il s’agit d’une activité secondaire des
professionnels concernés.
Par ailleurs, le choix du support laisse songeur.
Pourquoi retenir la loi de 1983 ? Celle-ci est
déjà passablement touffue en abordant la
surveillance humaine, la protection rapprochée
ou le transport de fonds. Que vient donc y faire
l’intelligence économique ? Si celle-ci est
naturellement en lien avec le concept de sécu-
rité globale, elle a bien peu à voir avec la
sécurité privée. Le risque de brouillage est
évident tant pour les activités de sécurité
privée déjà très hétérogènes que pour l’intelligence économique qui n’a pas besoin d’être
noyée dans cet ensemble. En outre, la logique
voudrait que l’on traite la question du cumul
d’activités au sein de la loi de 1983. Or, rien ne
semble prévu en l’espèce. Une société de
surveillance humaine ou électronique pourrat-elle gérer une activité d’intelligence économique ? Dans l’affirmative, la porte est grande
ouverte aux craintes de dérive et de confusion,
fondées ou pas. La peur de l’espionnage
industriel s’en nourrira vraisemblablement. Une
autre approche était envisageable, peut-être
en s’appuyant sur le Code de la défense. On
regrettera également que le législateur n’ait
pas profité de l’occasion pour toiletter la loi de
1983 dans ses dispositions relatives à la
procédure d’agrément. En effet, contrairement
à l’intelligence économique, la procédure
d’agrément ne s’applique pas aux associés
des entreprises de sécurité privée, ce qui laisse
la porte ouverte à des prises de capital réalisées par des personnes peu recommandables.
En effet, contrairement à
l’intelligence économique, la procédure d’agrément ne s’applique pas
aux associés des entreprises de
sécurité privée, ce qui laisse la
porte ouverte à des prises de
capital réalisées par des personnes
peu recommandables.
Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt que
présentent les procédures d’agrément et
d’autorisation. Elles devraient contribuer, au
moins en théorie, à la moralisation du secteur.
Toutefois, la prudence s’impose. La comparaison avec le monde de la sécurité privée
provoque un relatif scepticisme. L’efficacité du
dispositif repose en grande partie sur l’efficacité des contrôles a priori et a posteriori qui
seront exercés. L’accès aux fichiers (STIC,
JUDEX…) par la Direction centrale du Renseignement intérieur offre, sur ce point, d’intéressantes garanties. Encore conviendra-t-il
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56
L’intelligence économique, un secteur en manque d’éthique ?
d’assurer le suivi des entreprises concernées
afin de détecter des pratiques contraires à la
légalité. En la matière, il est à espérer que les
services de l’État feront preuve d’une plus
grande diligence que dans le cas des entreprises de sécurité privée… Dans ce contexte
d’environnement juridique plus contraignant,
certains s’interrogent par exemple sur une
éventuelle responsabilité de l’État dans l’hypothèse d’un dérapage du détenteur d’un agrément. Cette crainte n’est pas fondée. La
technique de l’agrément, de l’habilitation ou de
l’autorisation existe dans une multitude de
domaines sans engager pour autant la
responsabilité de l’État. Il n’y a pas de glissement à opérer, la responsabilité est individuelle
dans la mesure où elle est supportée par
l’auteur de l’acte illégal. Bien que nécessaire, la
moralisation ne devrait pas satisfaire tout le
monde.
La puissance publique a raison de
vouloir affirmer son emprise sur un
domaine sensible, alors que les
officines d’intelligence économique
ont besoin de prouver leur volonté
de se soumettre au droit.
Administrations et professionnels n’excluent
pas des délocalisations dans des Etats moins
regardants. Malgré les doutes, la démarche
mérite d’être tentée. La puissance publique a
raison de vouloir affirmer son emprise sur un
domaine sensible, alors que les officines
d’intelligence économique ont besoin de
prouver leur volonté de se soumettre au droit.
Au-delà, ce sont les clients, donc les entreprises, qui seront aidées dans leur choix d’un
prestataire de qualité en étant incitées à
recourir aux services d’agences sérieuses. En
d’autres termes, il convient d’encourager le
marché à se réguler. Pour les autres, clients et
entreprises, intervenant à partir de l’étranger,
l’État pourra plus aisément chercher à comprendre leurs raisons profondes en surveillant
les personnes agissant, ponctuellement ou
régulièrement, sur le territoire national. Les
fondements juridiques à sa disposition ne
manquent pas. C’est d’ailleurs un arsenal
57
juridique étendu que l’État tente de se donner.
Les procédures envisagées par la LOPPSI 2
n’excluent pas, en effet, le recours à d’autres
voies, pénales notamment, sur le fondement,
par exemple, des atteintes à la vie privée ou au
secret professionnel.
Le secret est justement au cœur des débats.
Les pratiques plus que douteuses consistant à
chercher à accéder à des fichiers officiels par
l’intermédiaire d’anciens fonctionnaires est
logiquement dans le viseur de l’État. A ce titre,
l’interdiction d’exercice dans le domaine de
l’intelligence économique dans les trois années
suivant la cessation des fonctions est louable.
Le doute est, en revanche, de mise sur la
possibilité de dérogation offerte par le texte et
qui pourrait être autant mal interprétée que
mal utilisée. L’État a globalement raison de
rappeler à ses serviteurs le respect de
principes essentiels. L’avertissement vaut
aussi pour les agents encore en fonction et
répondant à la sollicitation malsaine de leurs
anciens collègues. Les services de contrôle et
d’inspection ont un rôle essentiel à jouer pour
éradiquer cette pratique dangereuse.
En définitive, le projet de loi a le mérite d’ouvrir
le débat. Toutefois, il semble hésiter sur le
degré de contrainte à imposer. Trop peu ou pas
assez ? Le passé récent enseigne qu’une
action législative en matière d’officines d’intelligence économique est loin d’être facile.
Un nouvel échec serait à n’en pas douter un
mauvais signal adressé à tous ceux qui
désirent faire de l’intelligence économique un
secteur sans éthique.
Bibliographie :
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compétitivité et cohésion sociale»,
La Documentation Française, Paris, Janvier 2003.
B. Delamotte, «Les secrets de l’intelligence
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Le renseignement entre éthique et nécessité
Le temps où Clausewitz critiquait l’efficacité du renseignement semble révolu.
Aujourd’hui nerf de la guerre dans un monde où les menaces sont disséminées et
invisibles, le renseignement s’affranchit bien souvent de certaines normes éthiques
pour faire prévaloir la raison d’État. Franck Bulinge et Charlotte Lepri expliquent
qu’entre éthique et nécessité, le renseignement se cherche une légitimité, notamment
auprès de ses opinions publiques. Les auteurs suggèrent qu’à défaut de soumettre
le renseignement à une éthique, ce que l’activité limite de facto, un «contrôle
démocratique» pourrait permettre de mieux encadrer les activités des services de
renseignement.
Le renseignement peut-il être éthique ? La
question paraît incongrue, tant les deux termes
semblent opposés dans l’imaginaire collectif.
En effet si le premier renvoie au secret, aux
opérations clandestines, et parfois à l’immoralité, le second renvoie à la transparence et à la
morale. Les services de renseignement constituent une dérogation au respect de la légalité
et de la transparence. Confronter renseignement et éthique conduit de fait à une réflexion
dialectique particulièrement épineuse, entre
secret et transparence, entre morale et nécessité :
- Dans quelle mesure et jusqu’à quel point
un État peut-il développer une politique du
secret ?
- Est-il légitime de collecter et d’utiliser des
informations confidentielles ?
- La pratique des écoutes téléphoniques
est-elle éthique ?
- Comment concilier l’activité de renseignement avec l’exigence de transparence
dans les sociétés démocratiques ?
- Comment trouver l’équilibre entre sécurité
nationale et respect des libertés civiles ?
- Comment assurer un contrôle démocratique sur des activités par nature secrètes ?
Telles sont les questions auxquelles nous
proposons de réfléchir dans cet article, sans
porter de jugement ni intenter de procès.
59
Morale, éthique et déontologie
Mais tout d’abord qu’est-ce que l’éthique ?
L’éthique est la science de la morale, autrement dit la connaissance du bien et du mal
relative aux mœurs, sur laquelle repose les
principes d’action au sein d’une société. Elle
introduit la notion de devoir dans la manière de
se comporter. De fait, le bien est envisagé
comme une fin, mais également comme
moyen. Ainsi l’éthique apparaît sous deux
aspects : elle est à la fois une finalité (faire le
bien) et une posture (le faire bien), lesquelles
invitent à une réflexion permanente sur nos
objectifs, nos actions et sur nos comportements.
On distingue l’éthique de la déontologie qui est
l’inventaire des règles morales régissant l’exercice d’une profession. La déontologie pose
des bases codifiées qui peuvent être juridiquement opposables à des tiers dans un cadre
professionnel. Cela suppose l’existence d’un
ordre capable de juger une éventuelle atteinte
à un code de conduite formel. Dans un article
sur l’éthique policière, Jean-François Sardet
définit la déontologie comme «l’expression
juridique d’une éthique reposant sur la morale»
(Sardet, 1997). Il introduit une hiérarchie au
sommet de laquelle trône la notion de légalité
qui se réfère au droit, c'est-à-dire aux lois,
décrets et règlements qui codifient les droits et
devoirs des citoyens. On peut résumer cette
hiérarchie à l’aide du schéma suivant :
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Lois
Codes
Principes
LÉGALITÉ
DÉONTOLOGIE
ÉTHIQUE
Sanction judiciaire
Sanction professionnelle
Sanction morale
MORALE
L’éthique apparaît comme un engagement
s’appuyant sur la morale, fondé sur des principes dont le non respect entraîne une sanction morale. La déontologie repose sur des
codes et appelle la notion de devoir dans le
cadre d’un engagement professionnel, dont le
non respect appelle une sanction professionnelle. Enfin, la légalité se fonde sur le respect
des lois dans le cadre d’un État de droit. Le
non respect de la légalité entraîne une sanction judiciaire. On notera au passage qu’il
n’existe pas de frontière formelle entre éthique,
déontologie et légalité, cette dernière se
construisant en partie sur les deux autres
(jurisprudence).
Relativisme de l’éthique
Sur quoi se base et comment se construit
l’éthique ? En général, sur des principes
partagés qui trouvent leur origine dans les
référentiels moraux qui s’élaborent au sein
d’une société, comme par exemple les
dogmes religieux et les valeurs collectives
d’ordre socioculturel. Cependant, il est évident
que l’éthique, en tant qu’ensemble de valeurs
partagées dans un cadre socioculturel, peut
varier d’un groupe à l’autre. Sa pratique ellemême peut prendre différentes formes de sorte
qu’il est impossible de définir le Bien et le Mal
sans imposer arbitrairement la vision d’un
groupe aux autres. S’agissant de valeurs
religieuses, on comprend dès lors que repo-
sant sur des croyances non partagées, la
morale des uns se heurte à celles des autres,
parfois jusqu’à l’incompatibilité. Il y a donc un
relativisme socioculturel de l’éthique qui rend
impossible une vision partagée et l’établissement d’une règle commune.
Le renseignement peut-il être éthique ?
Pour répondre à cette question, il faut définir
les pratiques liées au renseignement et les
confronter à un référentiel moral. Notre choix
se portera sur le Décalogue, parce qu’il apparaît
comme une référence incontestable de la
morale religieuse occidentale, même si les trois
religions monothéistes ne l’appliquent pas
uniformément (pardon versus loi du Talion).
Un autre repère moral est la Déclaration des
Droits de l’Homme et du Citoyen de 1948 qui
pose les bases philosophiques d’un droit
international humaniste. Ce choix est évidemment très restrictif et ne permettrait pas de
faire une analyse comparée avec les systèmes
de renseignement de pays comme la Chine, la
Russie, le Vietnam ou la Corée du Nord, dont
les valeurs plongent leurs racines dans des
substrats religieux, culturel et politique très
différents des nôtres. On considère le renseignement comme «un processus par lequel des
informations spécifiques importantes pour la
sécurité nationale sont demandées, collectées,
analysées et fournies» (Lowenthal, 2005).
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60
Le renseignement entre éthique et nécessité
Le renseignement renvoie en fait à trois notions :
- la connaissance, l’information
- les structures qui le collectent
et l’analysent
- les activités et missions de ces structures
(analyse, espionnage, contre-espionnage,
action clandestine, opérations spéciales,
…)
La lecture des nombreuses autobiographies
d’agents ou de responsables de services
secrets, ainsi que le suivi de l’actualité, nous
donne un panorama très large de transgres-
Domaine de
renseignement
sions de certaines règles qui peuvent révéler
une culture de la violence d’État, dépassant la
notion même de «prérogatives exorbitantes de
puissance publique». Autant le dire tout de
suite, la notion de morale ou d’éthique trouve
ici sa limite et il paraîtrait volontairement
simpliste ou naïf d’y faire référence sans prendre en considération le fait que la sécurité de
l’État est en jeu.
Le tableau suivant donne une vue d’ensemble
des pratiques identifiées de renseignement
d’État, que l’on confronte aux références
morales :
Pratiques
Extraits de références morales
On distingue deux approches
complémentaires
- Le renseignement ouvert qui consiste à
recueillir des informations légalement disponibles (Internet, journaux, discours, etc.)
Décalogue :
6.
Tu ne tueras point
7.
Tu ne commettras pas d’adultère
8.
Tu ne voleras pas
9.
Tu ne mentiras pas
• Moyens techniques (écoutes télépho10. Tu ne convoiteras ni la femme,
niques, interceptions électroniques,
ni la maison, ni rien de ce qui
imagerie aérienne et satellitaire, pénétration
appartient à ton prochain
informatique, signaux acoustiques,
sismiques, radiologiques, etc.)
DDHC (1948)
- Art. 3 : Tout individu a droit à la vie,
• Moyens humains (recrutement, manipulaà la liberté et à la sûreté de sa personne
tion, mensonge, piégeage, chantage par
l’argent et le sexe, trahison, corruption,
- Art. 5 : Nul ne sera soumis à la torture, ni à
contrainte, torture, infiltration, vol, effracdes peines ou traitements cruels, inhumains
tion, violation de la correspondance, etc.)
ou dégradants
- L’espionnage, qui consiste à recueillir
clandestinement des informations confidentielles, selon deux types de moyens :
Renseignement
et contre ingérence
- Guerre psychologique
(désinformation, intoxication,
influence, agit-prop, subversion)
- Opérations spéciales
(formation, entraînement et appui
Actions liées à la
de forces rebelles ; soutien aux
conduite politique,
activités subversives, infiltration et
exfiltration d’agents ; coups d’état)
économique,
diplomatique et militaire - Sabotage
(destruction d’infrastructures et de
(Opérations spéciales)
matériels)
- Enlèvement et assassinat
(neutralisation d’agents adverses,
de terroristes, de personnalités
politiques ou économiques)
61
- Art. 6 : Chacun a le droit à la
reconnaissance en tous lieux de sa
personnalité juridique
- Art. 9 : Nul ne peut être arbitrairement
arrêté, détenu ou exilé
- Art. 12 : Nul ne sera l’objet d’immixtions
arbitraires dans sa vie privée, sa famille,
son domicile ou sa correspondance
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L’analyse de ce tableau se passe a priori de
commentaires, bien qu’il soit nécessaire de
préciser trois points.
Primo : le renseignement ouvert est très largement pratiqué par les services de renseignement, dans la mesure où l’information
disponible, bien traitée et analysée, représente
un gisement à fort rendement qualité/coût. Il
ne présente aucun problème d’ordre éthique
ou légal si l’on excepte les considérations
habituelles concernant la propriété intellectuelle. Secundo : l’espionnage est comparativement beaucoup plus coûteux et risqué. Il
reste l’apanage des services spéciaux et vient
compléter théoriquement les zones d’ombres
que ne couvre pas le renseignement ouvert. Sa
pratique implique l’usage de méthodes généralement illégales, et contraires à l’éthique.
De fait, de nombreux auteurs considèrent
l’espionnage (en temps de paix) comme illégal,
car il entraîne une violation de la souveraineté
territoriale des autres États, même s’ils reconnaissent que l’espionnage n’est pas interdit
pas le droit international1.
L’activité principale d’un service
de renseignement est d’aider les
décideurs politiques à la prise de
décision, en leur fournissant «des
analyses synthétiques présentant
des choix clairs et simples».
Tertio : a contrario, les pratiques les plus
extrêmes au plan légal et/ou éthique, ne sont
pas aussi courantes que pourrait le laisser
imaginer ce tableau, dont le principal défaut
est de les mettre en exergue. Elles sont même
plutôt rares parce que très risquées, coûteuses, et parce que les décideurs politiques y
sont généralement opposés2. Ainsi, comme
pour l’espionnage, les opérations spéciales ne
représentent qu’une part marginale de l’activité des services de renseignement. Il convient
par conséquent de relativiser la fréquence de
1
2
3
ces pratiques, quand bien même la littérature
et le cinéma les mettent systématiquement en
avant, et de garder à l’esprit que la mission
principale des services de renseignement est
d’aider les décideurs politiques à la prise de
décision, en leur fournissant «des analyses
synthétiques présentant des choix clairs et
simples» (Forcade, Laurent, 2005).
Le mal nécessaire
Il reste que même si elles ne sont pas monnaie
courante, de telles pratiques existent et sont
en profonde contradiction avec la première
acception de l’éthique (faire le bien). Au cœur
de la dialectique entre éthique et nécessité,
force est de constater que la fin (politique)
justifie les moyens (renseignement) et de fait, le
renseignement apparaît comme un instrument
de stratégie politique. Comme le précise Isaac
Ben-Israël, «Le Renseignement est une
profession où, pour obtenir une information
cruciale au regard de la sûreté de l’Etat, il est
permis de tirer profit des défaillances individuelles ou d’inciter les gens à trahir leur pays et
à commettre des actes déloyaux» (Ben-Israel,
1999).
Ainsi, obtenir la paix et la sécurité justifierait
l’emploi de moyens illégaux et éventuellement
de la violence dans le cadre d’une stratégie
secrète. Ce dernier postulat repose sur l’hypothèse que l’emploi de la ruse et de la force
serait notamment reçu comme un signal suffisamment fort pour convaincre l’adversaire de
s’incliner. Il semble qu’en réalité la violence
comme force de dissuasion soit une illusion et
qu’elle appelle une escalade sans fin. Les
exemples de la CIA (Cuba, Guantanamo), du
SDECE3/DGSE (Algérie, Greenpeace), du FSB
(question Tchétchène) et du MOSSAD (Hamas,
Hezbollah) démontrent à eux-seuls que la
violence d’Etat ne sert ni la paix ni la sécurité,
mais qu’elle tend à attiser, au contraire, les
conflits aux dépens de la diplomatie. C’est
d’ailleurs cet argument qui prévaut tant au
niveau des décideurs politiques que des
Voir à cet égard : F. Lafouasse, «L’espionnage en droit international», Annuaire français de droit international, n°47, p.63-136, 2001 ;
G. Cohen-Jonathan et R. Kovar, «L’espionnage en temps de paix», Annuaire français de droit international, t. VI, p.239-255, 1960.
On se souvient par exemple du président Mitterrand qui s’opposait à l’élimination physique des terroristes. Il faut à cet égard rappeler que
les services de renseignement agissent sur ordre politique. Les responsables politiques sont forcément amenés à un moment ou à un autre
à valider une opération. Comme le rappelle François Thuillier, «dans un Etat de droit, le service de renseignement ne fait pas l’État mais
l’État fait le service de renseignement» (F. Thuillier, 2003).
Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, créé en 1946, ancêtre de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité
Extérieure), créée en 1982.
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62
Le renseignement entre éthique et nécessité
responsables des services spéciaux, lorsqu’il
s’agit de réfléchir sur l’opportunité d’une opération spéciale.
La médiatisation des affaires
de renseignement a souvent été
synonyme de scandale qui repose
sur la désapprobation morale
et contribue au renforcement
de cette dernière.
à la torture était particulier : l’objectif final, la
lutte contre le terrorisme, a permis de justifier
certains abus, mais les déficiences du contrôle
politique (notamment parlementaire) ont également joué un rôle non négligeable. En ce
sens, le renseignement n’est pas éthique (d’où
la nécessité de contrôle) et ne prétend
d’ailleurs pas l’être, face à une réalité faite de
menaces, de violence et d’incertitudes, et à la
demande pressante des Etats soucieux de
protéger leurs citoyens.
Le scandale de la révélation
Il n’en reste pas moins qu’au nom de la protection des intérêts fondamentaux de la Nation
ou de la raison d’État, le renseignement est
souvent justifié en tant que mal nécessaire
pour l’accomplissement du bien. On perçoit
dans cette phrase toute l’ambiguïté et la
contradiction d’un système où l’on admet que
la fin justifie les moyens. Ainsi de manière indistincte, que ce soit au nom de la démocratie
ou de la sécurité nationale, l’emploi en légitime
défense de méthodes contraires à l’éthique et
au droit est justifié. Comme le souligne Robert
Cooper, un diplomate britannique, «le défi posé
au monde post-moderne est de s’habituer à
l’idée des doubles standards. Entre nous, nous
opérons sur la base des lois et de la sécurité
coopérative ouverte […] Entre nous, nous respectons la loi, mais quand nous opérons dans
la jungle, nous devons aussi recourir aux lois
de la jungle» (Cooper, 2002). Le précédent
Director of National Intelligence américain,
Dennis Blair, a par exemple déclaré au sujet de
l’usage de la torture lors d’interrogatoires que
«des informations de grande valeur nous ont
été fournies par des interrogatoires durant
lesquels ces méthodes ont été utilisées et elles
nous ont permis de mieux comprendre l’organisation d’Al Qaïda qui attaquait notre pays»4.
Dans ce cas précis, le contexte historique et
politique qui a favorisé la possibilité du recours
4
5
63
Il est de coutume de dire que le renseignement
n’émerge médiatiquement qu’en cas d’échec.
A quelques exceptions près (Affaire Farewell,
libération d’otages à l’étranger, neutralisation
d’attentats terroristes, comme la «filière tchétchène» en 2002), cette assertion s’est souvent
vérifiée. La médiatisation des affaires de renseignement a souvent été synonyme de scandale qui repose sur la désapprobation morale
et contribue au renforcement de cette dernière.
Les scandales liés à certaines opérations
(notamment l’affaire Ben Barka, qui va
conduire au passage du SDECE sous la tutelle
du Ministère de la Défense, ou l’affaire du
Rainbow Warrior, qui va entraîner la démission
du ministre de la Défense Charles Hernu) ont
progressivement mis à mal la confiance déjà
fébrile du monde politique et de l’opinion
publique à l’égard de ces services secrets perçus comme trop sulfureux et hors de contrôle.
Paradoxalement, c’est le scandale révélé qui
favorise les prises de conscience en faveur
d’une moralisation du renseignement. Aux
Etats-Unis par exemple, suite aux différentes
affaires qui avaient touché la CIA dans les
années 1970 (Watergate, participation à des
coups d’État ou à des assassinats ou tentatives d’assassinats de leaders étrangers), la
P. Baker, « Banned Techniques Yielded ‘High Value Information’, Memo Says », New York Times, 21 avril 2009,
www.nytimes.com/2009/04/22/us/politics/22blair.html
Voir à ce sujet : E. Drexel Godfrey, Jr., «Ethics and Intelligence»,
Foreign Affairs, Avril 1978, http://www.foreignaffairs.com/articles/29149/e-drexel-godfrey-jr/ethics-and-intelligence, David Canon,
«Intelligence and Ethics : CIA’s Covert Operations», The Journal of Libertarian Studies, Vo. IV, n°2, Printemps 1980,
http://mises.org/journals/jls/4_2/4_2_6.pdf, Kent Pekel, «Integrity, Ethics and the CIA: the need for improvement», Studies in Intelligence,
CIA publications, Printemps 1998, https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-of-intelligence/csi-publications/csistudies/studies/spring98/Integrity.html, David Omand, «Ethical Guidelines in Using Secret Intelligence for Public Security»,
Cambridge Review of International Affairs, décembre 2006, Brian Snow et Clinton Brooks, «Privacy and security: An ethics code for U.S.
intelligence officers», 1er août 2009, http://cacm.acm.org/magazines/2009/8/34491-privacy-and-security-an-ethics-code-for-us-intelligence-officers/pdf
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
nécessité de mieux encadrer les activités de
renseignement (notamment par la mise en
place d’un contrôle parlementaire) et de les
soumettre à des règles éthiques s’est peu à
peu imposée5. Aux Etats-Unis toujours, la
publication en 2009 de documents faisant état
du recours à la torture lors d’interrogatoires
dans le cadre de la lutte contre le terrorisme a
de nouveau posé la question du cadre
(juridique et moral) dans lequel opèrent les
services de renseignement et des difficultés
à contrôler leurs activités les plus secrètes
(Lepri 2009). L’Administration Obama a alors
décidé de renforcer le cadre légal dans lequel
peuvent être conduits des interrogatoires (avec
une application stricte de l’Army Field Manual).
Barack Obama a par ailleurs ordonné dès ses
premiers jours de mandat la fermeture de la
prison de Guantanamo, même si cette fermeture tarde, car se pose la question du devenir
de ses prisonniers.
Ainsi selon Dewerpe, «l’espionnage
est toujours le choix assumé de
l’autre : en d’autres termes, s’il est
héroïque de s’emparer des secrets
des autres, il est ignoble qu’autrui
s’empare des nôtres».
Morale publique versus morale privée
A défaut de trouver des fondements éthiques,
le renseignement a néanmoins été l’objet d’un
travail de légitimation au cours du XXème siècle,
comme le montre Alain Dewerpe dans son
remarquable ouvrage sur l’anthropologie du
secret d’État contemporain (Dewerpe 1994).
Selon lui, «l’État-nation a efficacement travaillé
à dissocier morale privée et morale publique,
mutation lente, contradictoire mais bien réelle,
qui tend à expulser l’espion de la sphère morale et fonder l’ammoralisation de ses usages».
C’est ce travail qui a fait passer l’espion de l’infamie à la grandeur, de la condamnation à la
glorification. Mais cette glorification nationale
a pour contrepartie la diabolisation des
espions adverses. Ainsi selon Dewerpe,
«l’espionnage est toujours le choix assumé de
l’autre : en d’autres termes, s’il est héroïque de
s’emparer des secrets des autres, il est ignoble
qu’autrui s’empare des nôtres». Or, selon
l’auteur, «la dénonciation de l’espionnage d’autrui a pour contrepartie la dénégation que l’on
puisse soi-même s’y livrer». Il est dès lors évident que cette dénégation vaut condamnation
morale. Ainsi, «la légitimation par la souveraineté de l’État-nation, dans laquelle l’espionnage puise une valeur positive nouvelle et qui a
pour exacte symétrie l’intolérance à l’égard du
traître, se condamne donc au double langage
et à l’incohérence.» Si le renseignement n’est
pas éthique, il devient légitime dès lors qu’il
sert la raison d’État. Encore faudrait-il délimiter
les frontières encore floues de cette notion :
couvre-t-elle par exemple les intérêts liés aux
entreprises stratégiques qui sont progressivement passées du domaine public au domaine
privé (Areva, Total) ? C’est sans doute face à
ce dilemme qu’on est passé du renseignement
économique, assuré par les services secrets,
à une intelligence économique dont l’objet
serait d’assurer la compétitivité et la protection
des entreprises stratégiques, à travers des
synergies publiques/privées plus ou moins
transparentes. Cette évolution suppose
évidemment un transfert de compétences et la
mise en place de passerelles entre le monde
du renseignement et celui de l’entreprise. Audelà de cette légitimation, les droits national et
international sont venus encadrer les activités
de renseignement, même si le statut juridique
des activités des services de renseignement
est rarement défini par des textes. En France,
par exemple, l’usage des fonds spéciaux, des
interceptions de sécurité ou du secret défense
sont encadrés et surveillés (respectivement par
les Commission de vérification des fonds
spéciaux, Commission nationale de contrôle
des interceptions de sécurité, et Commission
consultative du secret de la défense nationale).
De plus, la nécessité d’encadrer les activités
de renseignement passe également par la mise
en place de dispositifs de contrôle.
Le contrôle démocratique
comme palliatif à une éthique
du renseignement ?
Comme le souligne le Conseil de l’Europe, «les
agences de sécurité ont pour mission de
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
64
Le renseignement entre éthique et nécessité
recueillir un maximum d’informations sur les
menaces qui pèsent sur l’État ; ceci suppose
de collecter des données sur les individus.
C’est pourquoi les services de sécurité, par
nature, empiètent sur les droits des individus.
Il est donc impératif de fixer des limites tant
internes qu’externes à leurs activités […]. Les
services de sécurité doivent être «contrôlables». Cela signifie qu’ils sont tenus de devoir
rendre des comptes ou fournir des explications
sur leurs actes et, si nécessaire, d’en subir les
conséquences, d’en endosser la responsabilité
et de remettre les choses au point, s’il apparaît
que des erreurs ont été commises»6.
Pour ses défenseurs, le contrôle démocratique
des services de renseignement, qu’il soit
exercé par l’exécutif, le législatif, le judiciaire
ou des commission ad hoc, permet d’assurer
que l’action des services de renseignement
soit légale, légitime et menée dans le respect
des droits de l'homme, de la démocratie et de
l'État de droit.
De nombreux travaux7 ont par ailleurs souligné
tout l’intérêt de mettre en place un contrôle sur
les services de renseignement :
- amélioration de l’image et des conditions
d’intervention des services de renseignement ;
- responsabilité et efficacité accrue des
services ;
- renforcement de la légitimité démocratique des services de renseignement ;
- prévention des abus et des scandales.
Dans cette perspective, le contrôle démocratique apparaîtrait comme une alternative
saine indispensable à l’impossible éthique du
renseignement. Le contrôle parlementaire est
le contrôle le plus symbolique, même si
d’autres types de contrôle existent (contrôle
hiérarchique, contrôle budgétaire, contrôle
technique etc.). Aux Etats-Unis, le dispositif de
contrôle est sans doute l’un des plus poussés
de tous les mécanismes existants. Même si le
6
7
65
contrôle parlementaire des services de renseignement n’a été formellement institué qu’en
1976 et 1977 (principalement du fait des révélations par la presse de scandales liés au rôle
de la CIA notamment en Amérique Latine), des
liens existent de longue date entre le Congrès
américain et les services de renseignement.
En mai 1976, le Sénat décide d’instaurer une
Commission permanente qui est toujours en
fonction aujourd'hui : la Commission spéciale
du Sénat sur le Renseignement (Senate Select
Committee on Intelligence). L’année suivante,
en juillet 1977, la Chambre des Représentants
crée la Commission spéciale permanente de la
Chambre sur le Renseignement (House
Permanent Select Committee on Intelligence).
Ces commissions parlementaires sont dotées
de pouvoir d’enquête et sont associées aux
décisions les plus importantes. Au RoyaumeUni, le contrôle parlementaire des services de
renseignement a été institué en 1994 (Intelligence Services Act) afin d’examiner «les
dépenses, la gestion et la politique» des trois
services de renseignement énumérés par la loi
(MI-5, MI-6 et GHCQ), les autres services de
renseignement ne relevant pas de sa compétence. En France, la délégation parlementaire
au renseignement a été créée en 2007, et si
son champ d’action est limitée, elle n’en est
pas moins une révolution institutionnelle dans
le paysage français du renseignement.
En conclusion, il est évident que de telles
questions n’ont pas de réponses simples et
uniques. La sécurité intérieure et extérieure de
l’Etat est vitale pour protéger les valeurs et les
intérêts du pays. Anticiper, prévenir et se protéger des menaces contre la sécurité nationale
sont des missions fondamentales confiées aux
services de renseignement, qui pour être efficaces, doivent être en mesure de préserver
leurs secrets. Ainsi la dialectique du secret et
de la transparence trouve ici sa limite au-delà
de laquelle il n’est pas de solution idéale.
Au nom du Bien à faire, qui relève d’une
«morale politique», les services de renseignement sont ainsi appelés à transgresser la
Conseil de l’Europe, Commission de Venise, Rapport sur le contrôle démocratique des services de sécurité, 11 juin 2007.
Voir entre autres : Rapport parlementaire n°1951, au nom de la Commission de la défense nationale et des forces armées, sur la proposition
de loi (n°1497) de Paul Quilès et plusieurs de ses collègues tendant à la création d’une délégation parlementaire pour les affaires de
renseignement, 2 décembre 1999 ; Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale, Services de renseignement et contrôle parlementaire,
6 novembre 2007 ; Travaux du DCAF (Geneva Center for Democratic Control of Armed Forces), http://www.dcaf.ch/index.cfm
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morale individuelle, au prix d’un sacrifice
éthique de la part de leurs agents. Ce sacrifice,
semblable à celui demandé aux militaires en
temps de guerre, est en général compensé par
la haute valeur morale exigée de ces hommes
et femmes, dont le recrutement repose sur un
processus extrêmement rigoureux de sélection, de formation et de contrôle.
Au nom du Bien à faire, qui relève
d’une «morale politique», les services de renseignement sont ainsi
appelés à transgresser la morale
individuelle, au prix d’un sacrifice
éthique de la part de leurs agents.
Cela dit, l’absence d’éthique étant généralement liée aux activités très marginales des
services spéciaux, la plupart des fonctionnaires et militaires attachés aux services de
renseignement n’ont en principe d’autre souci
éthique que celui de fournir aux décideurs les
renseignements les plus fiables en réponse à
leurs besoins.
Un débat éthique pouvant en cacher un autre,
se pose ici la question fondamentale d’une
éthique de la connaissance, qui appelle, outre
la nécessité d’un contrôle démocratique des
services, une réflexion épistémologique sur la
nature même des renseignements transmis
aux décideurs. Une telle réflexion passe par le
développement d’une recherche académique
dédiée au renseignement, aussi bien dans le
champ des sciences dures, pour ce qui
concerne les technologies, que dans celui des
sciences humaines et sociales pour ce qui
touche à la construction et au partage des
connaissances. C’est en tout cas ce que préconise le livre blanc sur la défense en 2008.
Bibliographie :
D. Canon, «Intelligence and Ethics :
CIA’s Covert Operations», The Journal of
Libertarian Studies, Vo. IV, n°2, Printemps 1980,
http://mises.org/journals/jls/4_2/4_2_6.pdf,
R.E. Cooper, «The post-modern State»,
The Observer, 7 avril 2002.
A. Dewerpe, Espion, une anthropologie du
secret d’État contemporain, Gallimard, 1994.
E. Drexel Godfrey Jr., «Ethics and Intelligence»,
Foreign Affairs, Avril 1978,
http://www.foreignaffairs.com/articles/29149/edrexel-godfrey-jr/ethics-and-intelligence
P. Hayez, «Le renseignement, facteur de
puissance», AFRI 2008, Vol. IX, 2008.
C. Lepri, «Obama et la lutte contre le
terrorisme, Comment gérer l’héritage Bush»,
Revue Internationale et Stratégique, n°76,
Hiver 2009/2010.
M.M. Lowenthal, Intelligence. From Secrets to
Policy, CQ Press, 3e ed., 2005.
K. Pekel, «Integrity, Ethics and the CIA :
the need for improvement», Studies in Intelligence,
CIA publications, Printemps 1998,
https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-ofintelligence/csi-publications/csistudies/studies/spring98/Integrity.html,
J-F. Sardet, «Déontologie, éthique et morale
policières», in Ethique et société, Les déontologies
professionnelles à l’épreuve des techniques,
Armand Colin, 1997.
B. Snow et C. Brooks, «Privacy and
security : An ethics code for U.S. intelligence
officers», 1er août 2009,
http://cacm.acm.org/magazines/2009/8/34491-privacy-and-security-an-ethics-code-for-us-intelligence-officers/pdf
F. Thuillier, «Entre clocher et satellite, le village
mondial des services de renseignement»,
in Bertrand Warufsel (dir.), Le renseignement
français contemporain, aspects politiques
et juridiques, L’Harmattan, 2003.
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Ethique des journalistes : des règles
strictes, des professionnels seuls
Bien souvent à l’origine de révélations tonitruantes, notamment dans le domaine de
la sécurité, les journalistes sont régulièrement interpellés sur leur respect d’une
éthique journalistique dont les caractéristiques demeurent insaisissables. Pascal
Junghans, journaliste à La Tribune, témoigne ici avec un regard de praticien sur les
enjeux éthiques de la profession. Si des lois et des chartes encadrent strictement
cette dernière, in fine, les choix du journaliste sont davantage guidés par sa
conscience individuelle. Mais l’éthique personnelle suffit-elle pour autant à encadrer
le métier de journaliste ?
Ce fut une belle aventure que de traverser
l’Europe de Strasbourg à Moscou au volant
d’une voiture volée, en compagnie d’un
«soldat» d’une mafia russe – qui était aussi un
ami. En ce début des années 90, l’Europe
s’ouvrait à l’Est et une criminalité foisonnante
et inconnue envahissait l’Europe. Une criminalité qui se traduisait pour le citoyen occidental
par l’explosion du nombre de voitures volées.
Des déclarations policières, des études de
chercheurs décrivaient le phénomène. Mais
reflétaient-elles exactement la réalité sans la
majorer ou la minorer ? Surtout, elles ne décrivaient pas concrètement le fonctionnement de
ce trafic. Comment les frontières européennes
pouvaient-elles être franchies aussi aisément ?
Comment les véhicules pouvaient-ils disparaître aussi facilement dans le trou noir qu’était
l’ancienne URSS ? Qui étaient vraiment les
trafiquants, les convoyeurs, les acheteurs ?
Pour répondre à ces questions qui intéressaient les citoyens – peut-être aussi les policiers et les directeurs de sécurité d’entreprises
automobiles – il fallait aller voir et raconter.
Prendre, avec le volant de cette Mercedes
marron, le risque de plonger dans la mafia, de
côtoyer des criminels. Flirter avec les lois qui
condamnent le trafic et la non-dénonciation de
délinquants. Je l’ai fait. J’ai rédigé ensuite un
long papier pour un magazine, puis ce reportage a structuré le premier chapitre d’un de
mes livres.
C’est un étrange métier que celui de journaliste. Etrange métier que celui qui consiste
67
parfois à se détacher de la règle commune
pour rapporter des informations – des faits
nouveaux – qui vont intéresser ses lecteurs,
auditeurs ou téléspectateurs. Et c’est certainement en raison de cette étrangeté que les
journalistes se voient perpétuellement interpellés sur leur manière de travailler, leurs
tricheries, leurs dérapages. Leur éthique.
Cette question de l’éthique des journalistes se
pose avec d’autant plus d’acuité en France en
raison des spécificités de notre pays où
l’étrange métier de journaliste peine à trouver
sa définition. «Le journaliste professionnel est
celui qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession»,
affirme bravement la Convention collective des
journalistes. Le code du Travail répète la même
tautologie. Avec la difficulté de définition, vient
l’impossibilité d’accorder une place au métier
de journaliste qui hésite entre plusieurs passés
et de nombreux devenirs.
Des origines de la presse
en France à l’apparition d’une éthique
du journalisme
Aux origines de la presse en France se trouve
la communication politique. Le premier journal,
la Gazette de Théophraste Renaudot (1631) a
été pensé pour diffuser les messages de
Richelieu. Dans les années 30, une presse était
la propriété de grands industriels, tandis
qu’une autre était liée à des partis politiques
de gauche. Dans les deux cas, le souci de la
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vérité passait après la victoire dans le combat
politique. A droite, les campagnes de presse
contre Salengro, ministre de l’Intérieur du
gouvernement de Front populaire, faussement
accusé d’avoir déserté durant la Première
guerre mondiale. A gauche, la défense inconditionnelle de l’URSS. L’éthique de vérité était
ravalée au dernier rang. Quant à ces écrivains
de journaux que l’on appelle aujourd’hui les
journalistes, il s’agissait d’auteurs qui complétaient leurs revenus en rédigeant des chroniques ou des feuilletons. L’éthique de réalité
était leur dernier souci. La presse en France a
tété de ces deux mamelles, la politique et la littérature. Elle ne s’en est pas détachée. Le prix
Albert Londres, qui récompense chaque année
le meilleur journaliste, est rarement attribué, au
moins en presse écrite, à une enquête d’investigation, mais plutôt à des textes frisant la
littérature, comme Le bonheur d’être Français,
le très bel ouvrage de Christine Clerc (1982).
Un journaliste peut être condamné
s’il révèle des faits couverts par le
secret défense. Il peut également
être sanctionné par les tribunaux
s’il révèle des faits relevant du
secret fiscal. Enfin, mais on l’a
oublié, un journaliste peut être
poursuivi s’il viole le secret de
l’instruction.
Ce n’est que dans les années 80 avec l’effondrement des grandes idéologies, mais aussi
avec l’arrivée en France de filiales de grands
groupes de communication mondiaux, porteurs d’une toute autre tradition journalistique,
que le métier d’informer se précise et que la
question de l’éthique se pose. De nombreuses
écoles de journalisme se créent pour apprendre un métier ainsi que l’éthique ou la déontologie. Alors que jusqu’à ces années-là, on
entrait facilement dans ce métier de journaliste
mal défini sans un diplôme professionnel, le
passage par une école est depuis devenu obligatoire, à l’image des autres pays occidentaux
où le fait prime sur la forme. Et où on sait ce
que journalisme veut dire.
C’est à ce moment que les journalistes s’aperçoivent que des lois et des chartes, parfois fort
anciennes encadrent leur travail et les obligent
à respecter certaines règles. La loi protège les
secrets de l’État régalien. Un journaliste peut
être condamné s’il révèle des faits couverts par
le secret défense. Il peut également être
sanctionné par les tribunaux s’il révèle des faits
relevant du secret fiscal. Enfin, mais on l’a
oublié, un journaliste peut être poursuivi s’il
viole le secret de l’instruction. Au-delà même
du respect ou non de l’intérêt national par le
journaliste, des éventuelles pressions de ses
sources ou de l’efficacité des services de communication de la Police ou de l’Armée, la loi
encadre strictement les activités du journaliste
et ne lui permet pas de publier certaines
informations sensibles.
La loi s’est donc chargée de fixer
les limites au travail de journaliste,
lui imposant une éthique de gré
ou de force.
D’autres lois protègent le citoyen et, se faisant,
imposent des limites au travail journalistique.
Au-delà du droit de réponse qui peut être
invoqué par toute personne physique ou
morale simplement citée dans un article même
non défavorable, au-delà de la protection de la
vie privée et du droit à l’image contre les enregistrements secrets dans un lieu privé sans le
consentement de la personne, au-delà des lois
contre l’injure et le chantage, les journalistes
enquêteurs tombent systématiquement sous
les coups de la loi contre la diffamation, c’està-dire l’allégation d’un fait – faux ou exact – qui
porte atteinte à l’honneur ou la considération
d’une personne simplement identifiable. Au fil
des procès, les tribunaux ont construit une
jurisprudence extrêmement restrictive.
Renversant la charge de la preuve au bénéfice
du demandeur, imposant la présomption de
mauvaise foi à l’égard du journaliste, ils
condamnent tout journaliste incapable de fournir une preuve parfaite et totale à l’appui de ses
écrits. Autant dire tous. La loi s’est donc chargée de fixer les limites au travail de journaliste,
lui imposant une éthique de gré ou de force.
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Ethique des journalistes : des règles strictes,
des professionnels seuls
Toutefois, les journalistes s’étaient auparavant
eux aussi fixé des règles déontologiques dans
une première charte rédigée en 1938, dans une
seconde, celle-là internationale, publiée en
1971, et enfin, en France, dans la Convention
collective de la profession. Ces textes définissent d’abord la mission du journaliste : «la responsabilité des journalistes vis-à-vis du public
prime toute autre responsabilité, en particulier
à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs
publics» (Charte de 1971). La liberté totale
prime dans le recueil de l’information. «Les
journalistes revendiquent le libre accès à
toutes les sources d’information et le droit
d’enquêter librement sur tous les faits qui
conditionnent la vie publique. Le secret des affaires publiques ou privées ne peut en ce cas
être opposé au journaliste que par exception
en vertu de motifs clairement exprimés»
(Charte de 1971). Cependant, les journalistes
imposent d’eux-mêmes des limites à cette
liberté totale. Un journaliste «s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaire, d’user
de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque» (Charte de 1938, repris dans celle de
1971). Il «tient la calomnie, les accusations
sans preuves, l’altération des documents, la
déformation des faits, le mensonge pour les
plus graves fautes professionnelles» (Charte de
1938, repris dans celle de 1971). Le journaliste,
dont la mission est de publier des informations
«ne confond pas son rôle avec celui du policier» (Charte de 1938). Il ne divulgue pas «la
source des informations obtenues confidentiellement» (Charte de 1971). Plus récemment,
la loi française de 2009 garantit la protection
des sources. Enfin, la corruption du journaliste
est condamnée. «En aucun cas, un journaliste
professionnel ne doit présenter sous la forme
La Tribune a publié sous ma
signature un article résumant un
rapport sur les liens financiers
d’Al Qaeda et mettant en cause
deux financiers saoudiens.
Cet article révélait pour la première
fois les relations troubles entre
Al Qaeda et certains secteurs
du pouvoir saoudien.
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rédactionnelle l'éloge d'un produit, d'une entreprise, à la vente ou à la réussite desquels il
est matériellement intéressé» (Convention
collective des journalistes). Ainsi, les règles
d’une éthique journalistique, précises, quasiment pointilleuses, existent de longue date en
France. Sont-elles pour autant respectées ?
L’éthique individuelle du journaliste
C’est là que survient la difficulté à laquelle sont
quotidiennement confrontés tous les journalistes. Avec, ou malgré, ces règles, le journaliste se trouve seul avec ses forces et ses
faiblesses intimes, avec ses convictions, face à
des situations où il doit parfois décider rapidement. Un jour de 1991, au début de la guerre
en Yougoslavie, j’avais été invité par une association aujourd’hui disparue à participer à un
transport d’aide humanitaire vers Sarajevo.
Arrivé dans les locaux, je me suis retrouvé en
présence de personnages, aux larges épaules
et au verbe décidé, qui n’avaient rien à voir
avec les habituels collaborateurs ex-SDF de
l’association. Le trajet, qui devait à l’origine
emprunter les routes du Nord de l’Italie et
celles de Croatie, descendait désormais la
botte italienne, empruntait le bateau, remontait
la Grèce pour enfin traverser la Serbie. Bref, je
me retrouvais ni plus ni moins embarqué dans
une mission de renseignement destinée à
vérifier les capacités économico-militaires de
la Serbie. J’ai refusé le voyage. Je n’ai rien
publié. Cela aurait pu être un joli scoop que de
dévoiler l’utilisation des associations humanitaires par nos services de renseignement.
J’ai jugé en mon âme et conscience que le
jeu – une information non stratégique à ce
moment donné – n’en valait pas la chandelle –
la mise en danger d’humanitaires dévoués. Je
ne regrette pas ce choix.
A l’inverse, le 13 septembre 2001, deux jours
après les attentats de New York et la destruction des Twin Towers, La Tribune a publié sous
ma signature un article résumant un rapport
sur les liens financiers d’Al Qaeda et mettant
en cause deux financiers saoudiens. Cet article
révélait pour la première fois les relations troubles entre Al Qaeda et certains secteurs du
pouvoir saoudien. La question ne s’est même
pas posée de se demander si cela servait ou
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non l’intérêt national ou les entreprises françaises. Les «services» n’ont évidemment pas
été prévenus à l’avance de la publication de ce
rapport – en tout cas pas par moi. Dans le
contexte de l’époque, j’ai jugé que l’information obtenue, malgré les lourdes conséquences possibles, méritait d’être portée à la
connaissance du public. Dans les deux cas, j’ai
analysé l’importance de l’information, le
contexte et l’intérêt pour les lecteurs. Je me
suis décidé sur ces seuls critères.
J’ai subi de très fortes pressions de
la part d’un «service» pour révéler
le nom d’une source. Malgré la très
grande sympathie à l’égard de
l’agent qui me le demandait, je n’ai
pas cédé à ses demandes.
Plus globalement, le journaliste se retrouve
seul d’abord face à ses «sources», ensuite,
face à ses employeurs. Sans «sources», le
journaliste n’est rien. Son capital, c’est son
carnet d’adresse. Ce sont ses «sources» qui lui
donnent les informations, à savoir la matière
première de ses articles. Pour obtenir des
informations, le journaliste doit entretenir des
relations avec ses «sources». La relation,
engendrant le flux d’informations, se construit
dans la durée. Chacun, parmi mes «sources»,
est certes formé à ces jeux pervers que sont
les échanges entre une «source» et un journaliste. Avec la rigueur professionnelle de chacun. Dans tous les cas, il faut préserver une
relation qui se construit très lentement et se
détruit très rapidement. Certains peuvent aller
très loin pour conserver une «source», en
oubliant les règles de base du métier. Il faut
pourtant les conserver systématiquement à
l’esprit malgré la sympathie mutuelle qui naît
forcément entre la «source» et le journaliste.
Ce que l’on appelle une «source», c’est aussi
un homme ou une femme, avec également ses
forces et ses faiblesses. J’ai subi de très fortes
pressions de la part d’un «service» pour révéler le nom d’une source. Malgré la très grande
sympathie à l’égard de l’agent qui me le
demandait, je n’ai pas cédé à ses demandes.
Perdre ces repères, c’est pour un journaliste se
perdre totalement et risquer de passer de
l’autre côté du miroir où, de journaliste, on
devient autre chose, communicant ou propagandiste. Le journaliste se trouve sur le fil du
rasoir face à ses sources. Le journaliste doit
savoir, comme l’a écrit un de mes confrères du
Canard enchaîné, qu’il est systématiquement
manipulé – nulle «source» ne donne gratuitement une information importante à un journaliste. Le plus bel exemple étant celui des héros
les plus purs de la profession, Bob Woodward
et Carl Bernstein, ceux qui poussèrent le président Nixon à la démission. Nous le savons
aujourd’hui, les deux journalistes du Washington Post ont été informés – manipulés – par
des agents du FBI qui voulaient la peau du
président américain. Plutôt que de refuser la
manipulation qui est intrinsèque au métier, la
question est plutôt de savoir si le lecteur trouvera son miel dans les informations données.
C’est ainsi que j’ai révélé, et que
l’on m’a reproché de l’avoir fait,
le brillant devenir professionnel
d’«Antoine», l’agent de la DGSE,
officier traitant d’Imad Lahoud,
le faussaire présumé des listings
Clearstream.
Dans la relation à ses «sources», le journaliste
travaille dans l’humain, dans un monde de
règles implicites que nul ne fixe et qu’il faut
pourtant respecter. Faut-il, par exemple, oui ou
non «casser» un «off», ces paroles prononcées
par un interlocuteur pas forcément destinées à
publication ? Au cours des premières rencontres, tout peut être destiné à publication
puisque l’interlocuteur sait que vous êtes
journaliste, sauf demande express de l’interlocuteur ou si le journaliste est décidé à créer
une relation. C’est ainsi que j’ai révélé, et que
l’on m’a reproché de l’avoir fait, le brillant
devenir professionnel d’«Antoine», l’agent de
la DGSE, officier traitant d’Imad Lahoud, le
faussaire présumé des listings Clearstream.
Ensuite, une fois la relation instaurée, les
choses deviennent plus complexes. Tout est
alors une question de ressenti.
Surtout, le journaliste est seul face à l’obliga-
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
70
Ethique des journalistes : des règles strictes,
des professionnels seuls
tion de résultats qu’attend toute entreprise de
l’un de ses salariés, surtout lorsque le secteur
économique est dans une situation financière
très grave. C’est dans ce contexte qu’il
convient d’analyser la polémique déclenchée
par l’émission de France 2, «Les Infiltrés», où
les reporters masquent leur qualité de journalistes pour pouvoir pénétrer un milieu supposé
fermé, en l’espèce celui de réseaux pédophiles
ou d’extrême droite. Cette polémique devait se
résoudre rapidement : cette émission contrevint gravement aux principes déontologiques
de la presse. Mais une telle émission, par le
scandale préalable qu’elle engendre, par
l’impression qu’elle donne au téléspectateur
de lui offrir l’occasion de pénétrer par effraction un monde interdit, déclenche une forte
attente, garante de belles audiences.
Les journalistes sont incités par
les contraintes économiques à
dangereusement flirter avec les
limites de la déontologie, tout en se
voyant cruellement sanctionnés si
la faute devient par trop évidente.
«Les Infiltrés» ne sont que les héritiers d’une
longue tradition, depuis cette journaliste américaine, qui en 1887, s’est faite enfermer dans
un hôpital psychiatrique, pour témoigner de
l’horreur de la condition des malades, jusqu’à
Florence Aubenas, auteur d’un livre à succès
ou elle raconte comment, déguisée en femme
de ménage, elle a vécu la dure condition des
salariés précaires, en passant par Albert
Londres, le symbole du journaliste français,
«bidonnant» certains de ses reportages au
motif qu’il est plus beau et plus efficace
d’écrire la légende pour porter la plume dans la
plaie. La raison est simple : le témoignage de
première main d’Aubenas touche infiniment
plus le public que la masse d’articles bourrés
de chiffres où les nombreux essais arides
dénonçant la condition des travailleurs pauvres. Le public apprécie cette mise en scène
comme en témoigne l’impressionnant succès
du livre d’Aubenas. Les journalistes sont
incités par les contraintes économiques à
dangereusement flirter avec les limites de la
71
déontologie, tout en se voyant cruellement
sanctionnés si la faute devient par trop
évidente.
Conclusion
Le journaliste se retrouve finalement bien seul
malgré les règles complexes qui encadrent sa
profession mais qui lui servent à peine de
boussole. La seule boussole fiable, c’est le
soutien de ses lecteurs pour lesquels il remplit
sa mission. En France également, le journaliste
est désormais soumis au regard des lecteurs
plus qu’au jugement de ses pairs, comme le
constate un observateur averti de la presse,
le professeur Jean-Marie Charron. Mais
aujourd’hui, les lecteurs se détournent de la
presse. Sans forcément que la confiance
dans les informations publiées s’effondre, les
citoyens préfèrent un traitement plus proche,
plus rapide offert par les blogs ou les réseaux
sociaux, qui foisonnent, y compris dans le
domaine de la sécurité. Les journalistes
perdent peu à peu leur principal soutien et
donc leur principale boussole éthique. Jusqu’à
ce qu’ils en retrouvent les faveurs…
Bibliographie
F. Berger, Journaux intimes, Laffont, Paris, 1992.
J-M. Charon, Les journalistes et leur public :
le grand malentendu, Vuibert, Paris, 2007.
C. Clerc, Le bonheur d’être français, Grasset, Paris,
1982.
K. Laske, L. Valdiguie, Le vrai «Canard», Stock,
Paris, 2008.
G. Marion, Profession «fouille-merde», Seuil, Paris,
2008.
P. Pean, P. Cohen, La face cachée du «Monde»,
Mille et une nuits, Paris, 2003.
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La prévention de la fraude des salariés
par des pratiques éthiques de management
A en croire une étude canadienne, la fraude interne amputerait de 5% le chiffre
d’affaires des entreprises. Si le contrôle interne est la voie privilégiée pour s’en
protéger, Anne Sachet-Milliat défend ici l’idée qu’un management éthique de la part
de l’entreprise réduit également l’ampleur de la fraude commise par les salariés.
Une thèse inspirée par la sociologie du crime américaine qui insiste sur la pression,
intentionnelle ou non, de l’organisation sur le comportement des salariés qui la
composent. L’auteur avance alors des solutions de management devant permettre
de prévenir la fraude au sein des entreprises : des techniques de recrutement
éthiques, une sensibilisation accrue des salariés autour des chartes éthiques,
une politique de rémunération équitable ou encore la création d’une fonction conformité sociale chargée de contrôler l’application des normes éthiques au sein de
l’entreprise. Une démonstration convaincante que l’éthique d’entreprise peut servir
les intérêts de la Sûreté.
Le renforcement de l’éthique des salariés
constitue un enjeu important pour les entreprises en raison des conséquences très
néfastes que peuvent avoir les comportements
non éthiques et délinquants sur le fonctionnement des firmes. D’après l’enquête réalisée par
PricewaterhouseCoopers en 2009 sur la
fraude, 30% des entreprises interrogées dans
le monde (26% des firmes européennes)
déclarent avoir été victimes d’une fraude au
cours de la dernière année. Dans plus de la
moitié des cas les auteurs des fraudes sont les
propres salariés de l’entreprise. Outre les coûts
économiques directs1, les comportements non
éthiques des employés font courir aux entreprises des risques en matière de réputation,
de poursuites judiciaires et de performance
boursière.
La plupart des travaux portant sur la fraude,
qu’ils soient l’œuvre de praticiens ou de chercheurs, portent sur une forme particulière de
fraude, celle commise par les salariés dans
le cadre de leur fonction pour leur bénéfice
1
75
personnel, à l’insu de leur employeur. Le vol
dans les stocks par un employé, l’acceptation
par un acheteur d’un pot-de-vin pour favoriser
un client, appartiennent à cette catégorie.
Pourtant, un autre type de délinquance
d’affaires sévit également fréquemment dans
les organisations, comme l’ont mis en
évidence les sociologues du crime américains
Sutherland (1940, 1983), inventeur du concept
de délinquance en col blanc, et Clinard et
Yeager (1980). Il s’agit des délits perpétrés par
des individus ou groupes d’individus agissant
pour le compte d’une entreprise, en accord
avec ses objectifs, qui peut être dénommée
délinquance d’entreprise (corporate crime) ou
criminalité organisationnelle (organizational
crime). Les exemples abondent dans le monde
de l’entreprise : corruption active pour obtenir
un contrat, ententes illicites, espionnage
industriel, recrutement discriminatoire par un
consultant d’un cabinet de recrutement…
Les pressions exercées sur les salariés par
la hiérarchie pour atteindre les objectifs de
l’organisation peuvent être fortes et les
D’après l’enquête PWC 2007 (plus précise sur ce thème que l’enquête 2009), les pertes moyennes dans le monde pour les entreprises
victimes de fraude sont estimées à 1,7 millions d’euros sur deux ans.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
conduire de façon plus ou moins directe à
transgresser la loi (Clinard 1983). La déviance
peut être non planifiée et non intentionnelle,
mais est parfois délibérée lorsque les dirigeants poussent leurs subordonnés à adopter
des comportements délictueux pour le compte
de l’entreprise (Ermann et Lundman 2002). Les
pressions exercées par l’équipe dirigeante
pour obtenir la collaboration des salariés, en
particulier des cadres, à la délinquance d’affaires reposent sur les différentes modalités
d’expression de l’influence sociale telles que
l’incitation, la manipulation, le management par
la peur et les ordres directs (Sachet-Milliat
2005).
Ressources Humaines peuvent intégrer les
critères éthiques dans leurs procédures d’embauche pour recruter des collaborateurs
intègres. L’influence des chartes éthiques et de
la sensibilisation à l’éthique sur les comportements des salariés fera ensuite l’objet d’une
analyse. Puis nous soulignerons l’importance
de renforcer les comportements éthiques au
moyen d’une politique de rémunération équitable. Enfin, nous nous interrogerons sur
l’intérêt de créer une fonction conformité
sociale au sein des entreprises.
La déviance peut être non planifiée
et non intentionnelle, mais est
parfois délibérée lorsque les
dirigeants poussent leurs
subordonnés à adopter des
comportements délictueux pour
le compte de l’entreprise.
Il semble légitime pour un employeur souhaitant promouvoir l’éthique au sein de son organisation de tenter de choisir les collaborateurs
les plus honnêtes. Les études sur les caractéristiques psychologiques pouvant prédisposer
les individus à commettre des actes non
éthiques apportent des pistes de réflexion au
recruteur qui souhaiterait intégrer les critères
éthiques au processus de sélection du personnel. Bien entendu, l’évaluation de l’éthique
d’un candidat ne peut être effectuée que dans
le respect de la législation en matière de
recrutement.
Le contexte organisationnel exerce par conséquent une forte influence, sans doute même
prépondérante, dans le passage à l’acte
frauduleux par les salariés, au-delà leurs
caractéristiques personnelles, telles que les
traits de personnalité, le processus de socialisation ou la situation financière2. Parmi les
principaux facteurs organisationnels de fraude
identifiés par les spécialistes de la délinquance
d’affaires figurent les règles de gouvernance,
la structure organisationnelle, la qualité du
contrôle interne et la culture organisationnelle
elle-même influencée par les pratiques de
management. L’objectif de cette contribution
est de proposer des pistes de réflexion sur la
façon dont une organisation peut créer un
contexte favorable à la prévention des comportements frauduleux ou non-éthiques par
l’adoption de pratiques éthiques de management. Nous étudierons tout d’abord sous
quelles conditions les responsables des
2
3
Les enjeux éthiques et légaux
de la sélection de salariés intègres3
Bien entendu, l’évaluation
de l’éthique d’un candidat ne peut
être effectuée que dans le respect
de la législation en matière de
recrutement.
En particulier, les informations demandées au
candidat «ne peuvent avoir comme finalité que
d’apprécier sa capacité à occuper l’emploi
proposé ou ses aptitudes professionnelles»
(article L.121-6). Le lien doit être justifié et proportionné à la finalité de l’emploi et à celle de
l’entreprise. Un recrutement sur des critères
éthiques ne peut se justifier au regard de la
loi, que pour des postes sensibles, au sein
Les modèles de prise de décision éthique mettent en évidence l’interaction entre des facteurs individuels et situationnels, cf par exemple les
travaux de Trevino 1986, Bommer et al. 1987.
Je remercie Yvan Loufrani, Professeur de droit social à l’ISC Paris, Président de Tripalium et consultant en stratégie sociale pour son
éclairage de juriste.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
76
La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques
de management
d’organisations dont l’objet social est directement en rapport avec l’éthique, par exemple
un comptable dans une association caritative,
un auditeur dans une agence de notation
sociale ou un déontologue dans une entreprise
de commerce équitable.
Pour les autres types d’emplois, la solution la
plus adéquate, tant du point de vue légal
qu’éthique, pour s’assurer de l’honnêteté d’un
candidat, semble être la vérification des références professionnelles et des diplômes
(Gallet 2005), en ayant préalablement averti le
candidat des investigations menées.
Le recruteur ne peut bien évidemment pas
sélectionner les candidats sur la base de
variables démographiques telles que le sexe,
l’âge, ou la religion même si ces dernières
influent sur le niveau de développement moral,
selon de nombreuses études empiriques sur le
processus de décision éthique (Low et al.
2000), car la loi interdit la discrimination directe
ou indirecte en matière de recrutement. En
outre les résultats de ces études sont parfois
hétérogènes et ne permettent pas d’établir des
corrélations indiscutables. Les méthodes de
recrutement utilisées doivent être fiables pour
être conformes à l’obligation de pertinence (cf.
circulaire du 15 mars 1993). Doivent donc être
écartées les méthodes présentant une marge
d’erreur importante, ce qui est le cas des tests
d’intégrité couramment utilisés aux Etats-Unis.
De même, il semble risqué sur le plan légal et
a fortiori éthique de recourir à des tests de personnalité qui viseraient à repérer certains traits
de personnalité susceptibles de favoriser
l’adoption de comportements non éthiques,
comme la faiblesse de l’ego, le sentiment de
contrôle externe ou le machiavélisme. En effet,
il faudrait pouvoir établir avec certitude un lien
entre ce type de traits de personnalité et le
niveau éthique du comportement, ce qui
semble loin d’être le cas dans l’état actuel des
connaissances sur le processus de prise de
décision éthique. Dès lors, une piste intéressante pour le recruteur consisterait, lors de la
phase de l’entretien, à interroger le candidat
sur son vécu concernant les décisions
éthiques passées, en se limitant au strict cadre
professionnel. Même si le candidat possède
toujours la liberté de masquer certains faits,
77
il peut être intéressant de savoir s’il a été
confronté à des dilemmes éthiques au cours
de son parcours professionnel et comment il
les a résolus, l’important étant surtout d’observer son raisonnement éthique. Le recours à
des méthodes permettant de détecter les individus à risque, aussi légitime soit-il du point de
vue de l’organisation, doit toujours être fait
dans un souci du respect de la vie privée du
candidat et du principe de non-discrimination
à l’embauche. L’usage de moyens non
éthiques pour sélectionner le personnel a des
effets très dévastateurs sur le moral et la motivation des salariés. Une organisation pourra
difficilement exiger de ses salariés qu’ils se
comportent de façon morale si elle-même ne
respecte pas des standards éthiques élevés
dans sa gestion des ressources humaines.
Une organisation pourra
difficilement exiger de ses salariés
qu’ils se comportent de façon
morale si elle-même ne respecte
pas des standards éthiques élevés
dans sa gestion des ressources
humaines.
Au-delà de l’intégration de critères éthiques
dans le recrutement, l’organisation doit également se préoccuper de faire évoluer le niveau
éthique de ses collaborateurs actuels.
Chartes et sensibilisation à l’éthique
La formalisation des valeurs et principes, que
l’entreprise souhaite voir appliquer, au sein de
chartes éthiques ou codes de conduite est
devenue une pratique courante des grands
groupes internationaux depuis une vingtaine
d’années. Les motivations à l’origine de
l’adoption de cet outil de gestion sont diverses
(Mercier 1999, Ballet et de Bry 2001). Dans le
meilleur des cas, il s’agit d’institutionnaliser les
valeurs de l’entreprise et de promouvoir un
niveau d’éthique supérieur aux exigences
légales en créant une référence culturelle commune. De façon plus pragmatique, la formalisation de l’éthique peut être opérée dans une
optique défensive en réaction à des scandales
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
qui ont mis à mal la réputation de l’entreprise
ou pour mieux contrôler les comportements
déviants des salariés et se couvrir en cas de
poursuites judiciaires. En particulier, dans
le contexte institutionnel américain, les Federal
Guidelines for sentencing Organisations
recommandent depuis 1991 les dispositions
suivantes pour pouvoir obtenir des circonstances atténuantes et donc un allègement
substantiel des amendes en cas de poursuites
judiciaires : établir des principes et procédures
guidant les comportements non éthiques,
nommer un ou plusieurs responsables de
l’éthique, sensibiliser les salariés à ces principes et procédures par la distribution de
documents et la formation, mettre en place des
mécanismes de contrôle et des systèmes de
sanction des comportements déviants. Ce
texte a donc joué un rôle primordial dans la
diffusion des codes d’éthiques au sein des
firmes anglo-saxonnes et leurs filiales étrangères, ainsi que dans la mise en place de
structures et politiques dédiées à l’éthique.
Dans le meilleur des cas, il s’agit
d’institutionnaliser les valeurs
de l’entreprise et de promouvoir un
niveau d’éthique supérieur aux
exigences légales en créant une
référence culturelle commune.
La portée juridique du code varie selon les
contextes institutionnels. Aux Etats-Unis, le
non respect du code de conduite par le salarié
peut l’exposer à une sanction si l’employeur
peut prouver que ce dernier en a eu connaissance. Ceci explique que tout nouvel employé
doive signer un récépissé dans lequel il
s’engage à respecter les principes et valeurs
du code de conduite. En France, aucune
réglementation ne reconnaît sa valeur juridique
sauf dans le cas où il peut être assimilé au
règlement intérieur. Le contenu des codes
d’éthique varie en fonction de la culture
d’entreprise, les documents pouvant être à
dominante incitative lorsqu’ils reposent sur
l’adhésion des salariés aux valeurs de l’entreprise ou à dominante coercitive s’ils sont
constitués en majeure partie de règles
auxquelles les employés doivent se soumettre.
Les codes intègrent également une dimension
instrumentale (Loosdregt 2004) en précisant la
conduite à tenir en cas de problème éthique,
par exemple se référer à son supérieur hiérarchique immédiat ou, en cas d’impossibilité,
contacter le responsable éthique, recourir à un
système d’alerte éthique etc.
Les employés des entreprises
possédant un code d’éthique
perçoivent leur organisation
comme plus éthique. L’efficacité
réelle de cet outil de gestion sur les
comportements est en revanche
plus difficile à démontrer.
Alors que la formalisation de l’éthique est une
pratique largement répandue au sein des entreprises, rares sont les études empiriques qui
mesurent leur efficacité sur les comportements
des salariés. L’utilité des codes semble résider
dans leur portée symbolique, la formalisation
des valeurs et principes au sein d’un document
écrit attestant de l’intérêt que porte la direction
à l’éthique. Les employés des entreprises
possédant un code d’éthique perçoivent leur
organisation comme plus éthique. L’efficacité
réelle de cet outil de gestion sur les comportements est en revanche plus difficile à démontrer. L’effet semble particulièrement négatif en
cas d’absence de cohérence entre le contenu
du code et les pratiques de l’entreprise
(Loosdregt, op. cit). Il importe en tout cas de
ne pas réduire l’éthique à un simple outil de
management.
De manière concomitante à la généralisation
de la formalisation de l’éthique dans les entreprises, la formation à l’éthique des affaires a
connu un essor considérable dans les entreprises américaines et européennes au cours
des vingt dernières années. L’objectif principal
des formations à l’éthique est d’accroître la
prise de conscience des individus de la
dimension éthique liée à diverses situations de
travail. L’absence de formation à la prévention
des risques peut conduire les salariés à commettre des actes délictueux par ignorance des
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
78
La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques
de management
enjeux éthiques ou légaux. La sensibilisation à
l’éthique aide les employés à comprendre les
standards éthiques ainsi que leur application à
des décisions prises dans le cadre professionnel. Les salariés apprennent à identifier les
situations dans lesquelles une décision éthique
est en jeu, à mieux connaître les valeurs de
l’organisation, à évaluer les conséquences
d’une décision éthique, à savoir quelle attitude
adopter face à un collègue qui viole les standards éthiques, etc. (Thorne Le Clair et Ferrell
2000).
l’éthique est promue au sein des entreprises.
L’argumentaire en faveur de l’éthique devra se
détacher à l’avenir de l’optique utilitariste
(«ethic pays») pour prendre en compte
d’autres dimensions de l’éthique qui sont
valorisées par les managers. De même, les
matériaux pédagogiques utilisés, notamment
le recours à des scénarios, jusqu’à présent
fortement imprégnés par la philosophie utilitariste, devront évoluer pour intégrer d’autres
approches normatives (Mc Donald et Pak, op.cit.).
La démarche éthique de Suez
Le programme ne doit pas
uniquement se focaliser sur la
position de la société en matière
d’éthique mais également former
les employés à penser par
eux-mêmes à l’impact de leurs
choix sur autrui.
Le programme ne doit pas uniquement se focaliser sur la position de la société en matière
d’éthique mais également former les employés
à penser par eux-mêmes à l’impact de leurs
choix sur autrui. L’enseignement de l’éthique
sera d’autant plus efficace qu’il est adapté à
leur environnement de travail. Les programmes
de formation à l’éthique peuvent également
s’inspirer de l’approche spécifique mise au
point par Kohlberg et ses collègues, dont
l’objectif est de faire progresser les individus
dans leur capacité de raisonnement éthique.
Les participants à ce type de formation sont
exposés à des modes de raisonnement correspondant à un stade de développement
moral supérieur au leur, de manière à expérimenter un déséquilibre cognitif qui va les
amener à s’interroger sur leurs principes
éthiques et à restructurer leur mode de raisonnement (Trevino 1986). Les résultats des
différentes études sur la philosophie éthique
des managers sont également riches d’enseignement en matière de formation à l’éthique
(McDonald et Pak 1996). Le fait que les cadres
de raisonnement moral des managers ne se
limitent pas à l’utilitarisme mais intègrent
également une perspective déontologique,
amène à remettre en question la façon dont
79
Lors de la fusion de Suez avec Lyonnaise des
Eaux en 1997 a été réalisé un travail sur les
valeurs fondamentales du groupe qui s’est
concrétisé par la rédaction d’une charte
éthique puis d’un code de conduite détaillant
comment s’appliquaient concrètement les
grands principes. La charte a été éditée sous
format papier en six langues. Elle a d’abord été
présentée et mise en perspective avec
l’ensemble du dispositif éthique par le président à son comité de direction puis diffusée en
cascade à tous les étages de la hiérarchie afin
que chacun puisse manifester son adhésion
aux valeurs de l’entreprise. Le recours aux
responsables opérationnels a permis une
adaptation du code aux réalités auxquelles
sont confrontés les salariés sur le terrain. La
charte a été renouvelée en 2006 et envoyée
par e-mail aux 75 000 collaborateurs qui
disposaient d'une boîte électronique, en 17
langues. Les autres salariés peuvent la consulter sur un site dédié à l'éthique qui contient
également des quizz pour tester leur niveau de
connaissance. Par ailleurs, des modules de
formation de quatre heures ont été créés pour
le management de haut niveau et les hauts potentiels. Un programme d'initiation à l'éthique
des affaires, destiné à toutes les catégories de
personnel, a été lancé en 2007 sous forme de
e-learning. Ensuite, un deuxième niveau plus
spécialisé cible les salariés particulièrement
concernés par certaines situations à risque et
traite par exemple de thèmes tels que le droit
de la concurrence dans l'Union européenne ou
les règles éthiques dans les marchés publics.
L’instauration d’une démarche éthique chez
Suez s’est accompagnée de la nomination
d’un déontologue assortie de la création d’un
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
réseau de 93 déontologues dans le monde et
d’une Direction de l’éthique. Le Directeur de
l’éthique réunit le réseau des déontologues
tous les ans pendant deux jours avec une
dizaine de patrons de business units des
quatre branches de l'entreprise afin de les
impliquer dans les projets dès leur origine.
A l’heure actuelle a été ajouté le principe de
compliance, c’est-à-dire de conformité à
l’ensemble des normes légales ou éthiques.
Un système d'engagement des présidents des
différentes branches a été mis en place consistant à signer chaque année une lettre de
conformité aux dispositions éthiques dans
laquelle ils détaillent leurs actions.
Sources : H-B. Loosdregt, Prévenir les risques
éthiques de votre entreprise, INSEP Consulting
Ethique et Valeurs chez Suez entre 1997 et 2003.
Interview de G. Kuster, Directeur de l’éthique
de Suez, Journaldunet.com/Management/direction
générale, 2007.
Quelles que soient les méthodes pédagogiques utilisées, la formation des salariés à
l’éthique des affaires ne sera réellement efficace que si elle s’insère dans une politique de
l’organisation beaucoup plus globale en faveur
de l’éthique. La politique de sanctions/récompenses, le comportement des dirigeants du fait
de leur rôle d’exemplarité, la culture de l’entreprise et l’existence de procédures de contrôle
appropriées sont autant de facteurs organisationnels ayant une influence fondamentale sur
le climat éthique d’une organisation.
La politique de sanctions/récompenses, le comportement des
dirigeants du fait de leur rôle
d’exemplarité, la culture de l’entreprise et l’existence de procédures
de contrôle appropriées sont
autant de facteurs organisationnels
ayant une influence fondamentale
sur le climat éthique d’une
organisation.
Le renforcement des comportements
éthiques par une politique de
rémunération équitable
Le risque éthique d’un système de rémunération nous semble recouvrir deux principaux
aspects : d’une part les effets de l’injustice
perçue par les salariés sur leur loyauté envers
l’organisation, d’autre part l’impact des critères
d’évaluation sur les comportements des
employés.
Equité du système de rémunération et
loyauté des salariés
Selon les travaux pionniers
d’Adams (1963) dans le domaine de
la psychologie sociale, les salariés
comparent leur contribution à la
rétribution reçue en contrepartie.
La théorie de l’équité, déjà ancienne, a fait
l’objet de maintes contributions et prolongements, témoignant ainsi de sa place centrale
en Gestion des Ressources Humaines. Nous
nous contenterons ici d’en rappeler les
grandes lignes.
Selon les travaux pionniers d’Adams (1963)
dans le domaine de la psychologie sociale, les
salariés comparent leur contribution à la rétribution reçue en contrepartie. A l’heure actuelle,
la contribution intègre des éléments variés tels
que les efforts fournis, les résultats obtenus,
les compétences acquises, le temps de travail
ou l’ancienneté. La rétribution, quant à elle,
englobe des éléments monétaires qui correspondent aux différentes composantes de la
rémunération globale (salaire de base, partie
variable, périphériques légaux et statutaires) et
non-monétaires, tels que les conditions de
travail, le statut social, les perspectives de
carrières et la reconnaissance. Les employés
confrontent ce ratio contribution/rémunération
à celui d’autres salariés membres de la même
organisation ou d’organisations concurrentes.
Le sentiment d’équité ou à l’inverse d’iniquité
qui en résulte est de nature subjective puisque
chaque individu a sa propre manière de percevoir sa contribution et la rétribution qu’il reçoit
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
80
La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques
de management
en échange, de même que celles des salariés
qu’il prend comme référence. Les comparaisons deviennent d’autant plus difficiles que le
contenu des emplois est complexe et que la
rémunération s’individualise. Adams montre
que les salariés estimant n’être pas rémunérés
à leur juste valeur vont ressentir un état de tension psychologique qui va influer négativement
sur leur motivation et engendrer des comportements visant à rétablir la justice. Ces salariés
vont tenter, soit de diminuer leur contribution
notamment par un absentéisme croissant ou
une baisse de leur productivité, soit d’augmenter leur rétribution par des moyens licites,
tels qu’une demande d’augmentation de
salaire, ou illicites comme le détournement
frauduleux des actifs de leur organisation.
Adams montre que les salariés
estimant n’être pas rémunérés à
leur juste valeur vont ressentir un
état de tension psychologique
qui va influer négativement sur leur
motivation et engendrer des
comportements visant à rétablir
la justice.
Les travaux, dans le domaine de la criminologie,
des sociologues appartenant au courant de
l’association différentielle (Cressey 1986), ont
montré que rares sont les fraudeurs se considérant comme de vrais délinquants. Afin de
justifier leurs actes à leurs propres yeux et à
ceux d’autrui, ils ont recours à différentes techniques de neutralisation. L’une des méthodes
de rationalisation de leur comportement les
plus courantes consiste à considérer le revenu
illicite comme le complément légitime d’une
rémunération perçue comme injuste. Plusieurs
travaux conceptuels ou empiriques sont
concordants avec la théorie de l’équité. Ainsi,
Hollinger et Clark (1982) suggèrent que les vols
commis par les employés sur le lieu de travail
sont liés à un sentiment d’injustice. Mars
(1974) a constaté lorsqu’il a interrogé des
serveurs d’hôtel et des dockers que ces derniers ne considéraient pas le vol comme un
acte déplacé mais au contraire «comme un
complément de salaire moralement justifié, un
dû de la part d’employeurs exploiteurs».
81
Greenberg (1990) a, pour sa part, montré que
l’impact d’une réduction de salaire sur les vols
commis par des salariés dans trois usines
américaines était différent selon la façon dont
le dirigeant leur annonçait la nouvelle. Si le
dirigeant faisait part des restrictions salariales
de façon brutale, ces dernières étaient alors
vécues comme une injustice par les employés
et se traduisaient par un quasi triplement des
vols commis. En revanche, lorsque le dirigeant
faisait preuve d’empathie en prenant la peine
d’expliquer les raisons aux salariés (annulation
d’un gros contrat et risque de licenciements)
et en appliquant la mesure à l’ensemble des
salariés sans favoritisme, y compris à
lui-même, les vols augmentaient de façon
nettement plus modérée. Les résultats de
Greenberg confortent l’idée, soutenue par la
théorie de l’équité, selon laquelle les salariés
s’estimant injustement rétribués compensent
d’une manière détournée le manque à gagner.
Ils démontrent également la pertinence de la
théorie de la justice procédurale.
Si le dirigeant faisait part des
restrictions salariales de façon
brutale, ces dernières étaient alors
vécues comme une injustice
par les employés et se traduisaient
par un quasi triplement des vols
commis.
Les travaux plus récents dans le prolongement
de la théorie de l’équité d’Adams mettent en
effet en lumière le fait que le sentiment d’équité
éprouvé par les salariés dépend non seulement de la justice perçue de la rétribution
allouée, dénommée justice distributive mais
également du degré de légitimité accordé au
processus de décision en matière salariale,
correspondant à la justice procédurale (Thibaut
et Walker 1975). Intervient également dans la
construction de ce sentiment d’équité la
qualité des relations interpersonnelles avec la
hiérarchie, le respect des collaborateurs étant
essentiel pour développer la perception de
justice interactionnelle (Bies et Mog 1986).
Le concept de justice organisationnelle forgé
par Greenberg intègre les trois formes de
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
justice distributive, procédurale et interactionnelle. Plusieurs conditions doivent être réunies
au sein des entreprises pour garantir la justice
organisationnelle et provoquer la satisfaction
des employés à l’égard de la politique de
rémunération (Peretti 2004, Roussel et Mesrar
2007) : le respect des règles légales et conventionnelles, la transparence de la procédure,
l’absence de discrimination, la cohérence des
décisions dans le temps et entre les différentes
entités de l’entreprise, la participation du salarié au processus de décision et la possibilité
pour lui de faire appel d’une décision en cas
de désaccord et, sans doute un des éléments
les plus importants, l’existence de critères
objectifs d’évaluation des contributions, d’augmentation des salaires et d’octroi de primes
variables.
Critères d’évaluation et niveau éthique des
comportements
Comme l’ont mis en évidence les comportementalistes, le système de sanctions/récompenses constitue un instrument puissant
d’incitation à se conformer aux objectifs
(éthiques ou non éthiques) de l’organisation. La
politique de rémunération adoptée au sein
d’une organisation revêt donc une importance
particulière dans l’encouragement ou au
contraire la prévention des comportements
non éthiques.
La politique de rémunération
adoptée au sein d’une organisation
revêt donc une importance particulière dans l’encouragement ou au
contraire la prévention des
comportements non éthiques.
Les critères d’évaluation sur lesquels se basent
les responsables RH pour fixer les rémunérations permettent de clairement informer les
salariés sur les comportements qui sont
valorisés par l’organisation. Une focalisation
trop forte sur l’obtention de résultats à court
terme sans intégrer des critères prenant en
compte les moyens employés est considérée
par Cooke (1991) comme un facteur de risque
éthique. Le fait, par exemple, d’avoir fait
dépendre les bonus des employés des
banques américaines des montants des
crédits accordés sans tenir compte de la
solvabilité des emprunteurs explique en partie
les graves dérives dans le système bancaire
entrainant la crise des subprimes en 2008.
L’indexation croissante des rémunérations des
dirigeants, mais également des managers et
des membres des conseils d’administration,
sur la performance boursière à court terme, via
notamment l’attribution de stock options, peut
les inciter à des prises de risque en matière de
stratégie au mépris parfois de l’éthique des
affaires, voire du droit.
Le fait, par exemple, d’avoir fait
dépendre les bonus des employés
des banques américaines des
montants des crédits accordés
sans tenir compte de la solvabilité
des emprunteurs explique en partie
les graves dérives dans le système
bancaire entrainant la crise des
subprimes en 2008.
En outre, le recours à certaines méthodes
d’évaluation des performances des salariés est
de nature à développer un climat de peur chez
les employés qui se sentent constamment
soumis à la pression de réussite (Aubert et
Gaulejac 1991) et au risque de licenciement en
cas de baisse de leurs résultats. Par exemple,
le forced ranking qui consiste à noter et à
classer les salariés dans des catégories allant
du plus performant au plus médiocre selon des
quotas prédéterminés, a sans doute contribué,
dans une entreprise comme Enron, à obtenir la
collaboration aveugle des salariés, les élus du
système étant très généreusement récompensés tandis que les salariés en queue du
peloton étaient licenciés sans état d’âme
(Sachet-Milliat 2005, op. cit.).
L’étude 2009 sur la fraude du cabinet PriceWaterhouseCoopers, évoquée précédemment,
souligne que parmi les entreprises percevant
un risque accru de fraude en période de crise,
68% attribuent cette augmentation à l’intensi-
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82
La prévention de la fraude des salariés par des pratiques éthiques
de management
fication des incitations et des pressions sur les
salariés. Parmi les facteurs de pression les plus
pointés du doigt, arrivent en premier les
objectifs plus difficiles à atteindre, la peur de
perdre son emploi et la volonté de réaliser ses
objectifs pour toucher son bonus. Cette
enquête, fondée sur les perceptions des
dirigeants et managers d’entreprises issues du
monde entier, semble donc conforter les
travaux menés en sociologie du crime.
Les systèmes de rémunérations de
plus en plus individualisés ont
renforcé le pouvoir décisionnel des
DRH et des managers de proximité.
Une politique de rémunération équitable,
reposant sur des critères autres que la performance à court terme, semble donc une condition nécessaire pour que les salariés se
comportent de façon éthique au travail. Les
systèmes de rémunérations de plus en plus
individualisés ont renforcé le pouvoir décisionnel des DRH et des managers de proximité.
Ces derniers ont par conséquent un rôle
essentiel à jouer pour garantir la justice des
décisions en matière salariale en faisant
respecter des règles et procédures objectives
et équitables et en développant des relations
fondées sur le respect avec leurs collaborateurs.
La création d’une fonction
conformité sociale
Afin de maîtriser le risque de non-conformité
juridique et éthique dans le domaine social
pourrait être créée une fonction conformité
sociale à l’instar des fonctions conformité des
groupes anglo-saxons (Loufrani et SachetMilliat 2010). De manière générale, la fonction
conformité est une fonction indépendante qui
identifie, évalue et contrôle le risque de nonconformité à des dispositions de nature
réglementaire ou législative, à des normes
professionnelles ou déontologiques et également aux principes et valeurs auxquels l’entreprise se réfère. Elle a pour rôle essentiel d’être
le garant de l’application effective de la
politique d’intégrité de l’entreprise (Ethics
83
Resource Center 2007). La fonction conformité
est à l’heure actuelle essentiellement centrée,
dans les entreprises anglo-saxonnes et leurs
filiales européennes, sur la dimension financière et la gouvernance d’entreprise. Il nous
semble utile dans un contexte européen où la
législation sociale est beaucoup plus développée et contraignante de réfléchir à la déclinaison de cette fonction dans le domaine social et
sociétal. Cette fonction pourrait notamment
permettre d’identifier la législation sociale en
vigueur et les référentiels internes et externes
en matière de Responsabilité Sociale de
l’Entreprise, tels que les règles déontologiques, les principes et valeurs formalisés dans
les codes d’éthique ou le pacte mondial de
l’ONU, d’évaluer les risques de non-conformité
sociale, d’élaborer avec la direction les procédures et instructions à destination du management pour la mise en œuvre de la politique de
conformité sociale.
La fonction conformité sociale
pourrait logiquement se rattacher
à la fonction Ethique et conformité,
lorsqu’elle existe, notamment dans
les filiales européennes des
multinationales anglo-saxonnes,
ou pourrait dans le cas contraire,
rendre directement compte à la
direction générale ou être intégrée
à la DRH ou la Direction du
Développement Durable.
La fonction conformité sociale pourrait logiquement se rattacher à la fonction Ethique et
conformité, lorsqu’elle existe, notamment dans
les filiales européennes des multinationales
anglo-saxonnes, ou pourrait dans le cas
contraire, rendre directement compte à la
direction générale ou être intégrée à la DRH ou
la Direction du Développement Durable.
Conclusion
Une organisation souhaitant promouvoir des
comportements plus éthiques en son sein
doit nécessairement adopter une gestion
des ressources humaines respectueuse de
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l’individu et intégrer la dimension éthique dans
l’ensemble de ses pratiques de management.
Les différents leviers d’action dont dispose le
gestionnaire des ressources humaines tels que
la politique de recrutement, de formation, de
rémunération, de gestion des carrières
permettent alors d’améliorer le niveau de
développement moral des membres de l’organisation et de les inciter à se comporter de
façon éthique. En outre, la satisfaction au
travail et le sentiment d’appartenance qui en
découlent constituent les meilleurs remparts
contre les actes déviants commis par les
salariés sur le lieu de travail. La prise en
compte de la dimension éthique dans le
domaine social permet de mieux préciser le
contour d’un nouveau contrat psychologique
entre l’employeur et le salarié favorisant une
meilleure convergence de leurs intérêts et
valeurs mutuels (Ballet et De Bry 2001). Se
pose en dernier ressort la question de la réelle
volonté politique d’un certain nombre d’entreprises en matière de moralisation de leurs
pratiques et par conséquent de celles de leurs
salariés. Les responsables des Ressources
Humaines se trouvent souvent tiraillés entre
des exigences contradictoires qui rendent leur
rôle de garant des valeurs éthiques difficile à
remplir.
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Le rôle de l’éthique dans la prévention
de la corruption - Le cas de la Suisse
La corruption est sans doute l’un des fléaux les plus complexes à éradiquer pour une
entreprise. Bertrand Perrin, après avoir replacé la corruption dans une perspective
historique et théorique, tente de dessiner les contours d’une politique de prévention
de la corruption et d’apprécier le rôle que peut jouer l’éthique dans celle-ci, en
s’inspirant fortement du cadre règlementaire suisse. La corruption étant le fait
d’hommes, toute démarche préventive devra s’appuyer en premier lieu sur ces
derniers. Or, parce que l’éthique est justement du ressort des individus, elle est
incontournable dans la lutte contre la corruption. Mais l’éthique ne suffit pas à elle
seule et doit s’accompagner d’un corpus de normes légales dissuasives et de règles
déontologiques acceptées par les salariés. En effet, c’est en encadrant l’action de
l’individu et en influant positivement sur lui que l’entreprise pourra déployer un
système de «gestion de l’intégrité» efficace.
La réflexion sur l’éthique dans une époque de
changements accélérés et de questionnement
axiologique épineux représente un défi complexe mais nécessaire. La lutte contre les
comportements érigés en infractions doit
s’organiser aussi bien sur le plan répressif que
préventif. En droit pénal, la peine ne poursuit
d’ailleurs pas qu’un but purement expiatoire.
Elle vise également à dissuader la personne
condamnée de récidiver et, d’une manière plus
générale, à freiner la tentation de passer à
l’acte de tout auteur potentiel. Le combat
contre la corruption n’échappe pas à la règle.
Partant du postulat – réaliste – qu’il est préférable de prendre des mesures efficaces en
amont, pour empêcher que ce fléau ne puisse
déployer ses effets néfastes, plutôt que de
devoir le réprimer en aval, la présente contribution se propose d’entamer une analyse sur
le rôle que peut jouer l’éthique dans une
perspective de prévention.
La lutte contre les comportements
érigés en infractions doit
s’organiser aussi bien sur le plan
répressif que préventif.
87
Dans un premier temps, nous rappellerons
quelle est la définition de la corruption, en
tentant de décrypter l’essence de ce comportement. Nous poursuivrons notre examen en
résumant comment la communauté internationale s’est mobilisée ces dernières années sur
le plan juridique pour la combattre. Afin d’illustrer de manière concrète la réalité légale, nous
esquisserons le contenu de l’arsenal juridique
suisse. Après ces développements destinés à
apporter l’éclairage conceptuel nécessaire à la
compréhension de la thématique, nous nous
focaliserons sur l’examen du rôle que peut
jouer l’éthique pour empêcher la corruption
dans l’entreprise. Notre objectif consiste à
montrer quels sont les enjeux, mais aussi les
limites, pour cette dernière et à décrire les
bases sur lesquelles il est possible d’élaborer
un système de gestion de l’intégrité efficace.
Les caractéristiques fondamentales
de la corruption
La conception classique empreinte
de connotation morale
Platon, Aristote, Thucydide et Machiavel
utilisaient le terme de «corruption» avant tout
pour qualifier la santé morale de la société1. De
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l’Antiquité grecque aux philosophes du XVIIIe
siècle, l’expression qualifiait en effet une
dégénérescence des institutions, plus précisément une dénaturation des principes qui
constituent le fondement du système politique.
Pour Montesquieu notamment, tous les
gouvernements sont sujets à des corruptions.
Il en existe selon lui trois espèces : le républicain, le monarchique et le despotique2. Ils
naissent et meurent sous l’effet de contradictions logiques et politiques entre leur nature et
leur principe. Si la nature représente ce qui fait
être le gouvernement tel qu’il est, son principe
correspond à ce qui le fait agir (son ressort, sa
passion dominante). Pour la république, il
s’agit de la vertu, pour la monarchie, l’honneur
et pour le despotisme, la crainte. Pour le grand
penseur, «la corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle
des principes»3. Par exemple, «le principe de
la démocratie se corrompt non seulement
lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore
quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et
que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit
pour lui commander»4.
«le principe de la démocratie se
corrompt non seulement lorsqu’on
perd l’esprit d’égalité, mais encore
quand on prend l’esprit d’égalité
extrême, et que chacun veut être
égal à ceux qu’il choisit pour lui
commander»
Les acceptions contemporaines morales
et juridiques
Dans nos sociétés contemporaines, la corruption désigne deux types de déviances. «Tout
d’abord, le comportement du détenteur d’une
1
2
3
4
5
6
autorité qui, dans le cadre de ses fonctions,
publiques ou privées, utilise sa situation de
pouvoir pour détourner une règle, à son profit,
ou à celui d’une autre personne. Ensuite, une
conception plus extensive désigne le contournement ou la distorsion d’une norme professionnelle (bonne foi contractuelle), ou d’un
principe moral (égalité de traitement) dont la
sanction n’est pas précisément établie»5.
Le terme latin «corrumpere» signifie détruire,
altérer physiquement, mais aussi moralement,
«rumpere» signifiant rompre. Le processus
corruptif met en scène trois acteurs. Un corrupteur (extraneus), un corrompu (intraneus) et
un tiers (entité privée ou publique) au service
duquel le corrompu est censé œuvrer. Le
corrupteur va tenter d’influencer le corrompu
pour que celui-ci utilise le pouvoir dont il dispose, en vertu de la relation qui l’unit au tiers,
en sa faveur ou au profit d’une autre personne
qu’il souhaite avantager. La corruption
implique donc un abus de pouvoir de la part
de l’intraneus. Ce dernier viole – brise, pour
reprendre l’étymologie – le principe de
confiance sur lequel repose son lien avec
l’entité qu’il devrait servir. Plus généralement,
la corruption peut aussi représenter, pour l’un
ou l’autre des acteurs, une rupture avec sa
conscience. Il ne faut en effet pas sousestimer cet aspect moral et éthique de la
problématique. Aussi bien l’extraneus que
l’intraneus savent en principe, à des degrés
divers certes, qu’ils portent atteinte à des
valeurs. Enfin, souvent, un quatrième protagoniste, involontaire, vient compléter le schéma :
le tiers exclu, la victime indirecte6, mise à
l’écart par l’échange corrompu, par exemple
le concurrent intègre dont l’offre pourtant
meilleure n’a pas été retenue ou le candidat
plus compétent qui a été écarté.
Le droit ne sanctionne pas tous les comportements qui relèvent fondamentalement de la
corruption. Mais, les définitions juridiques sont
M. Johnston, «A la recherche de définitions : vitalité politique et corruption», Revue internationale des sciences sociales, no 149,
La corruption dans les démocraties occidentales, UNESCO/érès, p. 372, septembre 1996.
Montesquieu, De l’esprit des lois, volume I, Garnier-Flammarion, Première Partie, Livre II, Paris 1979. La «nature» de ces pouvoirs politiques
se définit par la réponse à la question : «Qui gouverne ?» Dans le gouvernement républicain, c’est le peuple, en corps (démocratie) ou en
partie (aristocratie). Dans la monarchie, c’est une seule personne sur la base de lois fixes et établies. Dans le despotisme, c’est également
un individu, mais sans loi ni règle.
Montesquieu, op. cit., Première Partie, Livre VIII, Chapitre Premier.
Montesquieu, op. cit., Première Partie, Livre VIII, Chapitre II.
P. Lascoumes, Corruptions, Presses de Science Po, p.36, Paris 1999.
Contrairement à ce que d’aucuns prétendent parfois, la corruption n’est en général pas une «infraction sans victime». Il s’agit en réalité
d’une «infraction à double auteur», l’extraneus et l’intraneus étant tous les deux punissables, impliquant dans la plupart des cas une victime
indirecte.
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88
Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption
Le cas de la Suisse
en général fondées sur le modèle que nous
venons d’exposer. Selon les systèmes législatifs et les branches du droit envisagés, il existe
bien sûr des formulations diverses pouvant
impliquer des différences plus ou moins significatives dans l’interprétation ou l’application.
Par exemple, en matière de corruption
d’agents publics étrangers, en fonction du but
corrupteur, deux grandes catégories de définitions se dégagent. D’un côté, certains pays,
comme la France ou les États-Unis d’Amérique, prévoient que le paiement est effectué
pour que l’agent agisse ou s’abstienne d’agir
dans l’exécution de ses fonctions officielles.
De l’autre, certains, comme l’Allemagne ou la
Suisse, se référent à une violation, effective ou
envisagée, d’une obligation de l’agent public7.
Cependant, dans tous les cas, l’essence
même de la relation triadique, dans sa funeste
perversion, est identique.
La mobilisation juridique pour lutter
contre la corruption
La multiplication récente des initiatives
internationales
Si la corruption est condamnée par
de nombreux ordres juridiques
depuis longtemps, notre époque se
caractérise par une volonté
salutaire d’harmonisation et de
coordination des efforts au-delà
des frontières.
Des textes juridiques très anciens condamnaient déjà la corruption. Par exemple, vers la
fin de la République romaine, différents écrits
furent promulgués pour sanctionner les agents
publics acceptant des avantages en échange
d’une action ou d’une omission dans le cadre
de leurs activités officielles. Le plus important
est certainement la lex Julia repetundarum
datant de 59 avant Jésus-Christ8. Beaucoup
7
8
9
10
11
89
plus récemment, pendant ces quinze dernières
années, la mobilisation internationale a atteint
un niveau jamais égalé. Si la corruption est
condamnée par de nombreux ordres juridiques
depuis longtemps, notre époque se caractérise par une volonté salutaire d’harmonisation
et de coordination des efforts au-delà des frontières. Plusieurs conventions régionales ont été
adoptées. L’Organisation des États américains
a joué un rôle précurseur en organisant, le 29
mars 1996 à Caracas, la signature de sa
Convention interaméricaine contre la corruption, entrée en vigueur le 6 mars 1997. Le 26
mai 1997 fut adoptée la Convention relative
à la lutte contre la corruption impliquant
des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des États
membres de l’Union européenne. La Convention de l’Union africaine sur la prévention et la
lutte contre la corruption le fut à Maputo le 11
juillet 2003. La Suisse a ratifié à ce jour deux
textes régionaux : la Convention de l’OCDE sur
la lutte contre la corruption d’agents publics
étrangers dans les transactions commerciales
internationales9 et la Convention pénale sur la
corruption du Conseil de l’Europe10. A ces
deux accords internationaux s’ajoute une
convention à caractère universel, celle des
Nations Unies contre la corruption11.
La sanction de la corruption en droit suisse
Sur le plan pénal, aussi bien la corruption
publique que privée sont punissables. La
corruption est publique lorsque l’intraneus
revêt la qualité d’agent public. Cette dernière
notion est relativement large, puisqu’elle
englobe toute personne qui accomplit une
tâche dévolue à l’État. Elle recouvre les membres des autorités, c’est-à-dire les organes de
la collectivité appartenant à l’un des trois
pouvoirs, législatif, exécutif ou judiciaire, ainsi
que les fonctionnaires12. La corruption privée
peut se définir par défaut. Dans celle-ci, le
corrompu est au service d’un tiers du secteur
privé et n’accomplit pas de tâche publique.
La corruption publique est sanctionnée
L’article 322septies du Code pénal suisse (CPS) prévoit que l’acte, en relation avec son activité officielle que l’agent public est censé
exécuter ou omettre, doit être «contraire à ses devoirs» ou dépendre de «son pouvoir d’appréciation».
Digesta Iustiniani, 48.11 ; Codex Iustinianus 9.27.
Entrée en vigueur pour la Suisse le 30 juillet 2000 et pour la France le 29 septembre 2000.
Entrée en vigueur pour la Suisse le 1er juillet 2006 et pour la France le 1er août 2008.
Entrée en vigueur pour la Suisse le 24 octobre 2009 et pour la France le 14 décembre 2005.
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essentiellement par l’article 281 CPS («corruption électorale») et par les articles 322ter à 322octies
CPS. Ces derniers punissent la corruption
au sens strict (corruption active et passive
d’agents publics suisses ou étrangers) et celle
au sens large (octroi ou acceptation d’un avantage en lien avec un agent public suisse). Dans
tous les cas, le comportement, du point de vue
de l’extraneus, consiste à offrir, promettre ou
octroyer un avantage indu13 à un agent public
pour que celui-ci adopte un certain comportement dans le cadre de son activité officielle.
Dans la corruption au sens strict, il est censé
omettre ou exécuter un acte qui corresponde à
une violation de ses devoirs ou à l’exercice de
son pouvoir d’appréciation. Dans celle au sens
large, le but visé est qu’il accomplisse les
devoirs de sa charge. Dans la corruption dite
«passive», le mécanisme juridique est le
même, à la différence que le comportement
punissable consiste à solliciter, se faire
promettre ou accepter l’avantage.
La corruption privée est sanctionnée pénalement par l’article 4a de la loi fédérale contre la
concurrence déloyale (LCD), en lien avec
l’article 23 du même texte14. L’avantage indu
est dans ce cas en lien avec un employé, un
associé, un mandataire ou un autre auxiliaire
d’un tiers du secteur privé censé exécuter ou
omettre un acte en relation avec son activité
professionnelle et qui soit contraire à ses
devoirs ou dépende de son pouvoir d’appréciation. L’infraction n’est poursuivie que sur
plainte, ce qui représente un obstacle important pour la répression.
Le participant à l’infraction peut être une
personne physique. L’entreprise, quant à elle,
est punissable aux conditions posées par
l’article 102 du Code pénal15. Son alinéa 2
12
13
14
15
16
prévoit qu’elle peut être sanctionnée d’une
amende s’il doit lui être reproché de ne pas
avoir pris «toutes les mesures d’organisation
raisonnables et nécessaires» pour empêcher
qu’une corruption publique active (art. 322ter ou
322septies alinéa 1 CPS), un octroi d’un avantage
(art. 322quinquies CPS) ou une corruption privée
active (art. 4a al. 1 let. a LCD) ne soit commis
en son sein. Dans ce domaine, les règles
extralégales jouent un rôle important pour
concrétiser le contenu de l’obligation juridique
formulée de manière très générale.
En droit privé, un contrat de pot-de-vin, c’està-dire un accord «en vertu duquel une partie
convainc l’autre au moyen d’une prestation
d’avoir un comportement déterminé afin de
s’assurer ainsi d’un avantage auquel elle
n’aurait pas droit»16 est frappé de nullité par les
articles 19 alinéa 2 et 20 alinéa 1 du Code des
obligations (CO), parce qu’il est considéré
comme «illicite» ou «contraire aux mœurs». Le
contrat de base conclu subséquemment au
processus corrupteur, par exemple celui de
vente ou d’entreprise, est annulable, en particulier pour dol (art. 28 CO) ou erreur essentielle
(art. 24 al. 1 ch. 4 CO).
Le rôle préventif des normes
extralégales : les fonctions
respectives de l’éthique, de la morale
et de la déontologie
Nous ne considérons pas que les expressions
«morale», «éthique» et «déontologie» soient
synonymes. La première désigne un ensemble
de normes destinées à favoriser la vie en
communauté. Elle exerce une fonction régulatrice. La deuxième se rapporte à la réflexion
Le Tribunal fédéral considère que ce terme «s’applique au fonctionnaire et à l’employé d’une administration publique ou de la justice.
Sont aussi considérées comme fonctionnaires les personnes qui occupent une fonction ou un emploi à titre provisoire ou qui exercent une
fonction publique temporaire. Selon la jurisprudence, est encore fonctionnaire […] celui qui exerce une fonction publique dans l’intérêt de la
communauté, même s’il ne se trouve pas dans un rapport de service avec le pouvoir public. D’autre part, celui qui ne se trouve pas avec le
pouvoir public dans un rapport de dépendance n’est pas un fonctionnaire, même s’il exerce une fonction à titre provisoire […]. Ce qui est
déterminant, c’est donc que l’activité en cause est exercée dans l’intérêt de la communauté» (Journal des Tribunaux 1997 IV 70, 71
considérant 3a, arrêt du Tribunal fédéral 121 IV 216, 220).
L’avantage est indu lorsque l’intraneus n’y a juridiquement pas droit.
D’autres dispositions pénales peuvent punir des comportements correspondant à de la corruption privée. Par exemple, l’article 158 CPS
relatif à la gestion déloyale permettrait de sanctionner un cadre d’une entreprise, disposant d’une large autonomie dans la gestion des
intérêts pécuniaires de celle-ci, s’il touchait un pot-de-vin, à l’insu de son employeur, pour favoriser la conclusion d’un contrat entre ce
dernier et la société de l’extraneus. Pour un intéressant cas d’application, voir l’arrêt du Tribunal fédéral 129 IV 124, Journal des Tribunaux
2005 IV 112.
La notion d’«entreprise» est plus large que celle de « personne morale ». Selon l’article 102 alinéa 4 CPS, elle comprend : les personnes
morales de droit privé, celles de droit public, à l’exception toutefois des corporations territoriales, les sociétés et les entreprises en raison
individuelle.
J-B. Zufferey-Werro, Le contrat contraire aux bonnes mœurs. Étude systématique de la jurisprudence et de la doctrine
relatives aux bonnes mœurs en droit suisse des contrats, Éditions universitaires, N. 1257, p.279, Fribourg 1988.
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90
Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption
Le cas de la Suisse
sur la légitimité de la morale et des prescriptions qui lui sont liées. Elle reflète une position
personnelle, un acte autonome de volonté. La
troisième correspond quant à elle à l’ensemble
des règles d’une profession donnée17. La prévention de la corruption au sein de l’entreprise
relève principalement de cette troisième problématique. En effet, les deux autres jouent un
rôle important, mais indirect, car elles sont
liées intimement à la personne physique et non
pas à l’institution elle-même. Les expressions
«morale d’entreprise» ou «éthique d’entreprise» n’ont donc pas de sens. Il faudrait
parler de morale ou d’éthique «dans» l’entreprise.
Comme le souligne André Comte-Sponville,
nous sommes soumis à quatre ordres (dans le
sens pascalien de domaines ayant leur cohérence propre et leur indépendance relative par
rapport aux autres)18.
n’a pas de sentiments, pas d’éthique, pas
d’amour : ça n’a que des objectifs et un bilan.
[…] Mais il faut ajouter très vite : c’est précisément parce qu’il n’y a pas de morale de
l’entreprise, qu’il doit y avoir de la morale dans
l’entreprise – par la médiation des seuls qui
puissent être moraux, par la médiation des
individus qui y travaillent, et spécialement
(davantage de pouvoir, davantage de responsabilité) qui la dirigent. Et de même pour
l’éthique : c’est parce que l’entreprise n’en a
pas que les individus qui y travaillent ou la
dirigent se doivent d’en avoir une.»19
• En partant de la base, le premier est
l’ordre techno-scientifique, celui des faits.
Ce niveau, fondamentalement amoral (ni
moral, ni immoral), est structuré en fonction
de ce qui est scientifiquement pensable et
techniquement possible. La «loi» de l’offre
et de la demande en fait partie.
L’éthique et la morale relèvent donc de la responsabilité individuelle. Le refus de participer à
une démarche de corruption est dans ce cas
le fruit d’un choix personnel, si nous mettons
de côté la question de la contrainte, relative ou
absolue, ou de l’ignorance qui empêche de se
forger une opinion libre et éclairée. Comme
pour toute règle, les acteurs d’une organisation peuvent accepter de se plier aux injonctions ou recommandations qui leurs sont
adressées pour deux raisons. Soit ils adhèrent
aux normes qui leur sont imposées parce que
l’examen éthique auquel ils se sont livrés les
conduit à adopter cette attitude, ce qui est
l’idéal, soit ils s’y plient par crainte des conséquences sociales ou légales d’une transgression. Les règles déontologiques peuvent jouer
un rôle important en matière de prévention de
la corruption. Il convient toutefois de les utiliser
de manière réaliste et avec discernement.
L’entreprise et ses collaborateurs veulent avant
tout éviter de tomber sous le coup de la loi et
être sanctionnés, civilement ou pénalement. La
réflexion s’inscrit dans le cadre du deuxième
ordre. Un programme de conformité (compliance) efficace et un bon système de contrôle
interne doivent permettre le respect des impératifs juridiques. Les règles imposées de
• Ce premier ordre est incapable de se
limiter lui-même et il incombe à l’ordre
juridico-politique, celui de la loi et de l’État,
qui se trouve immédiatement au-dessus de
lui, de s’acquitter de cette tâche. Par
exemple, le droit stipule que l’entreprise ne
peut licencier son employé avec effet
immédiat que s’il existe un juste motif au
sens de l’article 337 CO.
• Le troisième ordre est celui de la morale,
c’est-à-dire du devoir.
• Le quatrième ordre est celui de l’éthique
(ou de l’amour).
Ces deux derniers ordres ne concernent
l’entreprise que de façon médiate. «Une entreprise, ça n’a pas de devoirs : ça n’a que des
intérêts et des contraintes. Une entreprise, ça
17
18
19
91
…c’est précisément parce qu’il n’y
a pas de morale de l’entreprise,
qu’il doit y avoir de la morale dans
l’entreprise…
Pour plus de détails définitionnels, voir en particulier : E. Fuchs, Comment faire pour bien faire ?, Labor et Fides, p.15-68, Genève 1995 ;
Service Central de Prévention de la Corruption, Les éditions des Journaux officiels, p.13-24, Rapport 2002.
A. Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, pp. 49 ss, Paris 2004.
A. Comte-Sponville, op. cit., p.123.
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l’extérieur par le législateur sont essentielles
puisqu’elles obligent l’entreprise à se structurer de manière à éviter la perpétration d’actes
de corruption dans ses murs. La fonction de
prévention générale de la peine, qui dépend de
la sévérité de cette dernière, mais surtout de
la probabilité de son application, joue un rôle
fondamental. A ce niveau-là, l’efficacité de la
déontologie, à l’intérieur de l’entreprise, est tributaire de la capacité des autorités à appliquer
efficacement la loi. L’entreprise s’impose aussi
des normes internes de conduite pour véhiculer à l’extérieur une bonne image. Mais dans
ce cas de figure, la démarche résulte davantage d’un plan marketing que d’une tentative
de créer de la vertu. Elle s’inscrit dans le
premier ordre. La volonté de maintenir ou
d’agrandir son marché permet alors, de
manière moralement neutre, de renforcer la
prévention. L’efficacité d’une norme déontologique dépend toujours de la manière dont elle
est réellement appliquée. Elle ne doit pas
constituer une fin en elle-même et ne représenter qu’une réalité purement formelle. C’est
à ce stade que l’implication des individus
devient décisive. Idéalement, il faudrait que la
déontologie se hisse aux troisième et quatrième niveaux, rejoignant ainsi la morale et
l’éthique. L’adhésion des collaborateurs renforce
forcément les chances de succès. La qualité
de l’information et l’approche pédagogique
occupent ici une place essentielle. Elles devraient aboutir à une acceptation de la norme
qui soit le fruit d’une réflexion individuelle :
l’acteur de l’entreprise respecte la déontologie
formulée par son organisation parce qu’il estime que c’est son devoir moral et par «amour»
– c’est-à-dire attachement convaincu résultant
d’une réflexion personnelle – de la probité.
…l’acteur de l’entreprise respecte
la déontologie formulée par son
organisation parce qu’il estime que
c’est son devoir moral et par
«amour» – c’est-à-dire attachement
convaincu résultant d’une réflexion
personnelle – de la probité.
20
En résumé, l’utilité effective des règles internes
édictées par une entreprise pour empêcher la
commission d’un acte de corruption en son
sein dépend de l’arsenal légal mis en place et
appliqué (2e ordre), de l’intérêt économique de
la démarche (1er ordre) – cet aspect ne devant
aucunement être perçu négativement – mais
aussi de la faculté d’obtenir l’adhésion morale
et éthique des acteurs qui la composent (3e et
4e ordres). Nous allons exposer à présent sur
quelles bases concrètes une entreprise peut
élaborer un système de gestion de l’intégrité
pour prévenir les actes de corruption.
Les bases de la mise en place d’un
système de gestion de l’intégrité
dans l’entreprise
Un système de contrôle interne ou de gestion
de l’intégrité au sein de l’entreprise doit
s’élaborer sur la base des normes légales qui
prévoient à quelles conditions sa responsabilité civile et pénale, ainsi que celle de ses
collaborateurs peuvent être engagées. Aux
États-Unis, la Foreign Corrupt Practices Act, a
eu pour effet d’encourager la mise au point,
par les entreprises, de programmes de vigilance visant à assurer la conformité des modes
opératoires de celles-ci avec les exigences
légales. En droit suisse, l’article 102 alinéa 2
CPS représente un cadre de référence important. L’entreprise est tenue de prendre toutes
les mesures qui paraissent aptes à éviter les
infractions énumérées, en particulier la corruption privée ou publique active. Comme la disposition ne fixe que des lignes directrices très
générales, il convient de la préciser. «Seront en
particulier pertinentes pour l’appréciation de la
faute de l’entreprise les mesures d’organisation prises concernant les choix du personnel,
sa formation, la délégation des tâches, les
contrôle des activités, etc.»20 L’entreprise doit
donc avant tout bien choisir, instruire et surveiller ses collaborateurs. Le caractère nécessaire des mesures doit aussi s’apprécier en
fonction du secteur d’activité de l’entreprise et
du pays client. La remarque vaut surtout pour
la prévention de la corruption d’agents publics
A. Macaluso, La responsabilité pénale de l’entreprise. Commentaire des art. 100quater et 100quinquies CP, Genève, Zurich, Schulthess,
N. 901, p.156-157, Bâle 2004.
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92
Le rôle de l’éthique dans la prévention de la corruption
Le cas de la Suisse
étrangers. Dans ce domaine, comme pour
toute relation avec l’extérieur, l’entreprise exportatrice devrait donc tout d’abord procéder à
une première analyse des risques, en fonction
du pays importateur et du secteur d’activité.
Les indices établis par Transparency International sont précieux pour se forger une
première impression21. Il convient également
de prendre en compte les règles extrapénales
édictées pour prévenir la fraude en général et
chaque infraction en particulier. Dans le
domaine de la lutte contre la corruption, la
réglementation n’est pas aussi abondante, par
exemple, que celle édictée pour combattre le
blanchiment d’argent. Il existe néanmoins un
nombre relativement important de normes
définies et proposées par différents organismes pouvant servir à l’élaboration d’un
véritable corpus de règles professionnelles. La
déontologie, encadrée par les normes légales,
peut jouer ici un rôle clef pour l’élaboration de
règles d’organisation et de gestion du risque
auxquelles l’entreprise devra se plier pour
échapper à une sanction judiciaire. En droit
suisse en tout cas, la prise en compte de règles de comportement extralégales par le droit
pénal dépend avant tout de leur connaissance
et reconnaissance dans le milieu concerné. En
matière de lutte contre la corruption, plusieurs
textes pourraient servir de référence pour
définir ce que devrait être une bonne pratique
: les «Business Principles for Countering
Bribery»22 de Transparency International, les
«Partnering Against Corruption Principles for
Countering Bribery»23 (établis à l’initiative du
World Economic Forum en collaboration avec
Transparency International et le Basel Institute
on Governance), l’International Corporate
Integrity Handbook, «Fighting Corruption», de
la Chambre de commerce internationale24, le
Système intégral de gestion de l’intégrité dans
l’entreprise fondé sur les principes édictés par
la Fédération internationale des ingénieurs21
22
23
24
25
26
27
28
93
conseils25. En Suisse, nous pouvons ajouter la
Norme d’audit suisse (NAS) 250 relative à la
«prise en compte des textes législatifs et
réglementaires dans l’audit des états financiers»26. Pour la prévention de la corruption
d’agents publics étrangers, la norme «Trace»
établie par Trace International27, s’avère
précieuse pour la sélection des intermédiaires
(agents, commissionnaires, courtiers)28. Les
entreprises peuvent naturellement se référer à
d’autres textes, les documents n’étant importants qu’en fonction de leur contenu.
Plusieurs entreprises se sont dotées d’un code
de conduite (ou code de déontologie, la notion
de code «éthique» étant inappropriée). Le système de gestion de l’intégrité implique en
principe un tel document qui, en matière de
prévention de la corruption, peut être intégré
dans le code de conduite général ou conçu de
manière séparée. Pour qu’il soit une réalité,
l’entreprise devrait mettre sur pied un programme de conformité pris en charge par des
personnes dont la fonction est principalement
éducative et de soutien. D’une manière plus
générale, il est essentiel que le système de
gestion de l’intégrité mis en place ne demeure
pas qu’une réalité purement formelle. Les
collaborateurs doivent être informés de manière adéquate afin d’obtenir ou de renforcer
dans toute la mesure du possible leur adhésion
morale et éthique. L’entreprise devrait ensuite
initier un processus d’évaluation pour s’assurer
que les principes établis sont effectivement
suivis.
Conclusion
L’éthique, tout comme la morale, sont du
ressort des individus. Dans la prévention de
tout comportement punissable, elles représentent une barrière privilégiée contre le
passage à l’acte. Une personne peut renoncer
«Corruption Perceptions Index», «Global Corruption Barometer», «Bribe Payers Index». Voir : www.transparency.org (20.03.2010).
http://www.transparency.org/global_priorities/private_sector/business_principles (20.03.2010).
http://www.weforum.org/pdf/paci/PACI_Principles.pdf (20.03.2010).
F. Heimann, F. Vincke (éd.), Fighting Corruption. International Corporate Integrity Handbook, International Chamber of Commerce, Paris 2008
http://www.businessintegritymanagement.org (20.03.2010).
CHAMBRE FIDUCIAIRE, CHAMBRE SUISSE DES EXPERTS COMPTABLES FIDUCIAIRES ET FISCAUX, Normes d’audit suisses (NAS),
Zurich 2010, http://www.treuhand-kammer.ch/dynasite.cfm?dsmid=89127 (20.03.2010).
TRACE INTERNATIONAL, INC., La norme TRACE. La gestion des intermédiaires commerciaux au niveau international, Washington et
Londres 2002.
Pour plus de détails, notamment quant au contenu du système de gestion de l’intégrité, voir en particulier : B. Perrin, La répression de la
corruption d’agents publics étrangers en droit pénal suisse. Étude de l’article 322septies du Code pénal et de ses enjeux procéduraux,
Helbing & Lichtenhahn, p.307-315, Bâle 2008.
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à tuer son prochain parce qu’elle pense que
c’est un acte intrinsèquement condamnable ou
par peur de la prison. Si nous prenons un
exemple moins dramatique, un conducteur de
véhicule automobile peut décider de respecter
les vitesses par souci écologique, et donc du
développement durable, ou par crainte des
contrôles de police. A chaque fois, la conviction personnelle que la règle légale est bonne
représente assurément le moyen le plus
efficace d’en garantir le respect. La lutte contre
la corruption ne fait pas exception et ne constitue donc pas un cas spécifique.
L’entreprise a pour vocation de réaliser des
profits, plus précisément de maximiser la
rentabilité des capitaux investis. Cette finalité,
moteur essentiel du développement économique, relève du domaine techno-scientifique.
La lutte contre certains comportements jugés
punissables, comme la corruption, relève
presque exclusivement des trois autres ordres.
C’est pourquoi l’efficacité d’un système de
gestion de l’intégrité dans l’entreprise dépendra de la capacité de l’État à fixer des limites et
à les faires respecter, mais aussi de l’adhésion
morale et éthique des collaborateurs aux
normes légales et déontologiques qui contribuent à la prévention d’actes nuisibles mettant
en péril la société tout entière.
M. Johnston, «A la recherche de définitions : vitalité
politique et corruption», Revue internationale des
sciences sociales, no 149, La corruption dans les
démocraties occidentales, UNESCO/érès,
septembre 1996.
P. Lascoumes, Corruptions, Presses de Science
Po, Paris 1999.
A. Macaluso, La responsabilité pénale de
l’entreprise. Commentaire des art. 100quater et
100quinquies CP, Genève, Zurich, Schulthess,
Bâle 2004.
Montesquieu, De l’esprit des lois, volume I,
Garnier-Flammarion, Première Partie, Paris 1979.
B. Perrin, La répression de la corruption d’agents
publics étrangers en droit pénal suisse. Étude de
l’article 322septies du Code pénal et de ses enjeux
procéduraux, Helbing & Lichtenhahn, Bâle 2008.
Service Central de Prévention de la Corruption,
Les éditions des Journaux officiels, Rapport 2002.
Trace International, INC., La norme Trace.
La gestion des intermédiaires commerciaux au
niveau international, Washington et Londres 2002.
J-B. Zufferey-Werro, Le contrat contraire aux
bonnes mœurs. Étude systématique de la
jurisprudence et de la doctrine relatives aux bonnes
mœurs en droit suisse des contrats, Éditions
universitaires, Fribourg 1988.
Webographie
http://www.businessintegritymanagement.org
(20.03.2010).
Bibliographie
A. Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?,
Albin Michel, Paris 2004.
A. Etchegoyan, Le corrupteur et le corrompu,
Julliard, Paris 1995.
E. Fuchs, Comment faire pour bien faire ?,
Labor et Fides, Genève 1995.
F. Heimann, F. Vincke (éd.), Fighting Corruption.
International Corporate Integrity Handbook,
International Chamber of Commerce, Paris 2008.
Chambre Fiduciaire, Chambre Suisse des Experts
Comptables Fiduciaires et Fiscaux, Normes d’audit
suisses (NAS), Zurich 2010.
http://www.treuhandkammer.ch/dynasite.cfm?dsmid=89127 (20.03.2010).
«Corruption Perceptions Index», «Global Corruption
Barometer», «Bribe Payers Index».
Voir : www.transparency.org (20.03.2010).
http://www.transparency.org/global_priorities/private_sector/business_principles (20.03.2010).
http://www.weforum.org/pdf/paci/PACI_Principles.pdf (20.03.2010).
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
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La responsabilité sociétale
des multinationales : un engagement éthique
au service de leur sûreté
Que peuvent bien avoir de commun la sûreté d’entreprise et sa politique de
développement durable ? A priori pas grand-chose, et pourtant… Dans cet article,
Mathieu Pellerin explique dans quelle mesure la politique sociétale d’une entreprise,
motivée par un souci éthique, peut s’avérer être un outil de réduction des risques de
malveillance contre l’entreprise. En somme, comment l’éthique sert les objectifs de
la sûreté. Les actions microsociétales de l’entreprise lui permettent de pacifier son
environnement d’implantation et d’endiguer certaines menaces émanant de celui-ci :
amélioration de l’image auprès des ONG, dissuasion de mouvements sociaux ou
d’actes de sabotage etc. L’auteur tente par la suite de répondre aux besoins opérationnels des entreprises, en expliquant la voie à suivre pour mener une politique
sociétale efficiente à des fins de Sûreté et en réfléchissant à la manière d’intégrer
pleinement le sociétal dans une analyse globale des risques.
Débutons par une chronique du quotidien
nigérian. Dans le Delta du Niger, près de 60%
de la population vit de son milieu naturel. Mais
avec 2000 sites contaminés1 par des déversements d’hydrocarbures et la combustion de
torchères, certaines communautés riveraines
se lavent et boivent dans les eaux polluées, y
puisent l’eau pour cuisiner du poisson contaminé par différentes toxines, sans pouvoir
escompter un rendement de leurs terres
agricoles et sans accès aux soins pour leurs
troubles respiratoires consécutifs aux émanations d’hydrocarbures. Cette situation prévaut
notamment dans l’État du Bayelsa.
La compagnie Shell, présumée responsable
de cette situation, subit quotidiennement le
ressentiment d’une population dont les conditions de vie ont été bouleversées. Résultat ?
Présente depuis 1958 au Nigeria, elle subit le
vol de 50 000 barils par jour, la destruction
d’oléoducs, l’enlèvement de nombreux
employés, des attaques du MEND2 et répond
d’accusations de pollution par des paysans
nigérians devant le tribunal civil de La Haye.
Shell a revendu une partie de ses actifs
on-shore en janvier dernier et a déclaré début
1
2
95
mai «l’état de force majeure» en raison
d’incendies causés par des actes de sabotage.
Shell a revendu une partie de ses
actifs on-shore en janvier dernier et
a déclaré début mai «l’état de force
majeure» en raison d’incendies
causés par des actes de sabotage.
Les difficultés de Shell sont étroitement liées
aux conditions de vie des Nigérians. Les compagnies pétrolières au Nigeria ont créé par
le passé une situation délétère et qui est
aujourd’hui devenue incontrôlable en dépit de
leurs efforts récents. Cet exemple d’une
gravité exceptionnelle est reproductible à une
moindre échelle dans de nombreux pays et
d’autres secteurs. Il incite à réfléchir à la
relation que l’entreprise entretient avec son
environnement d’implantation. Qu’elle le veuille
ou non, l’entreprise interagit avec la société
dans laquelle elle évolue et se heurte à un
dilemme, commun à la sûreté et au sociétal :
Recensement effectué par l’Agence nationale nigériane pour la détection et la réaction aux déversements de pétrole.
Le MEND (Movement for the Emancipation of the Niger Delta) est le principal groupe politique armé dans la région du Delta du Niger.
Elle se rend fréquemment coupable de sabotages d’oléoducs, de kidnappings, de siphonage, d’attaques armées et d’actes de piraterie.
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doit-elle se désintéresser de ces interactions
ou bien s’intégrer dans cette société et envisager de quelle manière, en tant qu’acteur
responsable, elle peut l’améliorer (sociétal) ou
la sécuriser (sûreté) ? La démarche sociétale
est avant tout guidée par un souci éthique
mais opère un lien presque naturel avec la
sûreté si l’on observe les facteurs explicatifs
des menaces qui pèsent sur l’entreprise. Les
troubles sociaux, la criminalité courante, les
actes de sabotage ou certains crimes organisés (kidnappings) prennent racine dans le
milieu d’implantation de l’entreprise et se
nourrissent même de sa présence. Si l’empirie
accrédite cet état de fait, quelques rares
études existent pour le valider scientifiquement. Les chambres de commerce britanniques concluent que le niveau de criminalité
auquel est exposée une entreprise est étroitement corrélé au niveau de criminalité dans sa
zone d’implantation2. Dans ce contexte, la
thèse ici défendue est qu’un Département
sûreté, en s’appuyant sur l’engagement sociétal de son entreprise, peut influer positivement
sur le niveau de criminalité dans sa zone
d’influence. Une politique sociétale améliore la
sûreté à un double niveau : elle permet à la fois
le «décèlement précoce»3 des menaces, par
la surveillance de l’environnement d’implantation de l’entreprise et de ses parties prenantes,
mais également le traitement préventif de ces
menaces, par les bénéfices économiques et
sociaux que cette politique sociétale apporte
aux parties prenantes lorsqu’elle est correctement menée. L’engagement éthique de
l’entreprise renforcerait donc la protection de
son patrimoine.
L’entreprise, en tant qu’acteur central de la
société, se doit de participer à son amélioration par une attention portée aux éléments qui
la composent, à savoir les individus et la
nature. Il s’agit là d’une responsabilité éthique
qui s’applique à l’entreprise comprise comme
«un acteur économique engagé dans la société
et ne pouvant échapper à la prise en compte
des différentes relations qu’elle entretient avec
celle-ci» (C. Renouard, 2008)4. Cette dimension
sociétale dépasse le cadre traditionnel de la
RSE (Responsabilité Sociale d’Entreprise) et
traduit une redéfinition de la relation entre
l’entreprise et la société, redéfinition qui
s’inscrit dans un contexte d’affaiblissement de
la puissance régulatrice des Etats-Nations et
de leur incapacité à faire face aux défis
transnationaux induits par la globalisation
(I. Dhaouadi, 2008), ainsi que le montre Alain
Bauer dans ce numéro. Dans cette perspective, l’entreprise multinationale a un rôle
considérable à jouer, rôle sociétal et politique
qu’Ulrich Bech résume par le qualificatif de
«méta pouvoir» (U. Beck, 2003).
Après avoir explicité ce que revêt le concept
de responsabilité sociétale, nous nous attarderons sur la manière dont celle-ci peut
améliorer la sûreté de l’entreprise, avant de
suggérer des recommandations opérationnelles à destination des entreprises et d’envisager comment le sociétal peut s’intégrer dans
une analyse des risques.
• Les actions macrosociétales des firmes
renvoient à leur engagement public en
faveur de grandes causes sociétales,
qu’elles soient humanitaires, environnementales ou sanitaires. De nature philanthropique, elles sont bien souvent l’œuvre
de Fondations d’entreprise. Les exemples
en France foisonnent, qu’il s’agisse de
l’engagement de Lafarge dans la lutte
contre le réchauffement climatique et l’aide
aux populations touchées par des pandé-
La responsabilité sociétale :
un comportement guidé par l’éthique
3
4
5
Dans cette perspective, l’entreprise
multinationale a un rôle considérable à jouer, rôle sociétal et politique
qu’Ulrich Bech résume par le
qualificatif de «méta pouvoir».
Deux formes d’actions sociétales doivent
toutefois être distinguées : l’investissement
macrosociétal et microsociétal de l’entreprise.
British Chambers of Commerce, The invisible crime. A business crime survey, avril 2008, 28p.
Concept emprunté au criminologue Xavier Raufer.
Je remercie Cécile Renouard pour ses commentaires pertinents à propos de mon article.
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96
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
mies, de Carrefour et Casino qui favorisent
la réinsertion de populations exclues ou
encore d’AGF, BNP et Sanofi engagées
dans l’aide à la recherche fondamentale. La
finalité de ces entreprises est d’améliorer
leur acceptabilité auprès des acteurs de la
société dans laquelle elles évoluent, en
premier lieu les ONG.
• Les actions microsociétales sont moins
médiatisées, sans doute minimisées, et
pourtant ô combien essentielles, y compris
pour de nombreuses PME en France
(S. Berger-Douce, 2008). Elles sont engagées dans la plupart des pays, allant du
microcrédit à la création de centres de
formation professionnelle. Mais cette
responsabilité microsociétale prend une
importance toute particulière lorsqu’elle
s’exerce dans des contextes où l’activité
de l’entreprise impacte lourdement son
environnement sociétal proche. C’est
singulièrement le cas en zone non OCDE,
lorsque les entreprises opèrent dans des
structures locales fragiles, qu’il s’agisse du
tissu économique, de l’environnement
sociopolitique, ou des différences socioculturelles. L’activité des entreprises est
alors source «d’externalités négatives» bien
plus dommageables : inflation qui dégrade
les conditions de vie locales, conflits
fonciers, pollutions, accroissement des inégalités sociales qui déclenche des conflits
sociaux, «phénomène de la dépendance»
(H. Jenkins et L. Obara, 2008) pouvant
accroître l’hostilité à l’égard de l’entreprise etc.
Ce sont ces actions microsociétales qui nous
intéresseront dans le présent article. Les
impacts microsociétaux sont désormais largement connus des entreprises, et de plus en
plus considérés par celles qui développent de
«grands projets» dépassant le milliard de $. Il
s’agit bien souvent d’entreprises industrielles
(notamment extractives) qui opèrent sur des
sites ouverts, donc potentiellement en contact
direct avec les communautés environnantes.
Le «sociétal» commence donc à gagner ses
6
97
galons au sein des directions Développement
Durable de ces multinationales, une tendance
que la conjoncture économique internationale
renforcera très certainement, notamment au
regard des besoins industriels et énergétiques
croissants des pays du Sud, de l’amélioration
tendancielle de leur environnement des
affaires, mais également de la sensibilité
grandissante des opinions publiques occidentales devant lesquelles ces entreprises sont
responsables.
La mitigation5 de ces impacts microsociétaux
est une nécessité imposée en premier lieu par
l’éthique, une entreprise devant perturber le
moins possible son environnement naturel
comme les conditions de vie de ses riverains.
Mais la clé du développement de la RSE au
sens large repose sur la réconciliation entre
moralité et rentabilité. Considérons par exemple les actions de Lafarge en Afrique du Sud.
La démarche sociétale de l’entreprise vise à
garantir une social license to operate auprès
de ses parties prenantes, et in fine, à dégager
des profits. Sa politique de lutte contre le VIH
répond ainsi à un souci d’acceptabilité, au regard du taux de prévalence dans le pays, mais
également à un souci de rentabilité. Tandis que
l’entreprise consacre un budget annuel de 1,1
millions d’euros, le Président de Lafarge South
Africa reconnaît que sans cette politique, le
sida coûterait 1,7 millions d’euros à l’entreprise
(T. Hommel, O. Godard, 2009). Moralité rime
donc avec rentabilité. Mais un nombre croissant d’entreprises commencent à penser que
moralité rime également avec sûreté…
Quand le Président Hu Jintao découvre la
social license to operate…
En février 2007, le Président chinois se rend
en Zambie pour une visite d’Etat. Elle intervient dans un contexte où les critiques se
multipliaient contre la présence chinoise :
responsabilité engagée dans la mort de
mineurs zambiens, pillage des ressources,
vols des emplois etc. Face au risque de
débordement social, le Président a dû
annuler sa visite de la mine de CCS (fonde-
Terme fréquemment utilisé dans les politiques de développement durable. Il désigne les efforts déployés dans le cadre de ces politiques
pour atténuer voire annihiler les dommages causés sur la société.
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Quand la responsabilité
microsociétale renforce la sûreté
Les analyses relatives aux motivations incitant
une entreprise à se montrer responsable sont
innombrables, certaines considérant que la
moralisation de l’entreprise est un nouveau
stade du capitalisme, d’autres qu’il ne s’agit
que d’une stratégie managériale visant à
répondre aux attentes de ses parties prenantes, des ONG jusqu’aux actionnaires.
L’action microsociétale s’inscrit pleinement
dans cette seconde lecture, cet investissement
répondant à un besoin opérationnel de l’activité de l’entreprise, celui de la sûreté. En effet,
la fonction microsociétale peut être un facteur
de réduction des risques.
La protection du risque image
La protection de l’image de l’entreprise fait
partie des fonctions dévolues à la fois à la
sûreté et au sociétal. Elle nécessite donc une
coordination renforcée :
• Le rôle de la sûreté en la matière est de
prêter une attention soutenue aux acteurs
sociaux (ONG, syndicats…) pouvant représenter des risques de malveillance, en tout
premier lieu certaines ONG conservationnistes7 ou d’advocacy8. A titre d’illustration,
rappelons le cas de Greenpeace suspecté
l’an dernier par EDF de projeter des actions
contre les centrales nucléaires en France.
rie chinoise de cuivre). Lors de son retour en
Chine, ce camouflet l’a incité à se préoccuper sérieusement de la question de RSE. En
février 2008, le CAITEC, rattaché au Mofcom
(ministère chinois du commerce), a réuni les
principaux chefs d’entreprise du pays pour
les enjoindre d’accorder davantage de budgets aux actions sociales et environnementales. Depuis, l’engagement de l’État chinois
en faveur de la RSE est exponentiel. C’est
l’acceptabilité locale des entreprises
chinoises qui est en jeu…
7
8
• La fonction sociétale se préoccupe également du risque image, mais dans une
optique différente. Elle a pour mission de
dialoguer avec ces acteurs sociaux, que ce
soit afin de les convaincre des efforts
sincères de l’entreprise en matières sociale
et environnementale et éventuellement de
formaliser des partenariats dans le cadre
de projets de développement locaux.
Les métiers du sociétal et de la sûreté partagent donc un spectre commun de parties
prenantes et leur complémentarité préside à
la réduction effective du risque image. La démarche sociétale auprès des acteurs sociaux,
outre qu’elle est une condition de l’amélioration de la réputation de l’entreprise auprès de
ses parties prenantes, s’avère être un outil permettant de réduire les risques de malveillance
en dissuadant certains acteurs radicaux de
passer à l’acte, objectif recherché par la sûreté.
La plupart des ONG, y compris les plus virulentes, acceptent désormais de dialoguer
(sans pour autant coopérer…) avec les multinationales, ce qui réduit de facto leur propension à recourir à des modes d’action violents.
En zone non OCDE, les ONG sont la principale
source de vulnérabilité pour l’image de l’entreprise. Or, le microsociétal joue un rôle central
pour influer sur l’avis des ONG, particulièrement parce qu’elles fonctionnent aujourd’hui
de manière décentralisée et surtout en réseaux
transnationaux : les ONG internationales se
font le porte-voix de petites ONG ou associations locales en Asie, en Amérique Latine ou
en Afrique. Un véritable maillage associatif
Nord-Sud est en train de se constituer. Dans
ce contexte, la seule démarche d’un responsable communication ou HSE ne suffira pas.
Elle permettra de couper l’arbre des rumeurs,
mais pas ses racines. Il est donc primordial
d’engager des discussions avec les ONG à la
source, sur le terrain d’opération de l’entreprise. C’est toute la mission du microsociétal.
Quelques exemples bien précis et méconnus permettent de se faire une idée de ce
maillage entre ONG du Nord et du Sud,
ONG qui considèrent que la protection de la nature prime sur la logique du marché.
ONG qui multiplient les plaidoyers en faveur de causes sociales, environnementales, politiques ou humanitaires.
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98
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
conséquence directe de l’ubiquité du monde
actuel.
- La mobilisation de l’Eglise presbytérienne
du Soudan contre la compagnie pétrolière
canadienne Talisman en 2003 a été relayée
par les ONG Christian Aid et Amnesty
International. Après condamnation, l’entreprise a dû liquider ses actifs au Soudan et
restructurer entièrement la gouvernance de
sa maison-mère.
- Les Eglises catholiques jouent un rôle
similaire dans de nombreux pays d’Afrique,
avec l’Archevêque Kamwenho en Angola,
ou l’Archevêque Milandou au CongoBrazzaville.
- A Madagascar, l’ONG Azafady est l’un
des principaux relais d’information permettant à PANOS et Friends Of the Earth de
publier leurs rapports engagés sur une
filiale de Rio Tinto, QMM.
- Au Nigeria, le Centre for Social et Corporate Responsibility (CSCR), qui focalise ses
critiques contre Shell et Chevron, est une
association soutenue par la très influente
Catholic Relief Services et sert d’observateur de terrain pour l’organisation britannique Ecumenical Centre for Corporate
Responsibility
(ECCR),
actionnaire
«éthique» de Shell.
L’influence grandissante des ONG internationales, corollaire de l’érosion des Etats-Nations
et de la montée en puissance des multinationales, ne fait que renforcer le besoin d’engager des relations avec ce réseau associatif.
Cette montée en puissance se mesure tant par
le retentissement médiatique de leurs rapports
que par l’étendue de leurs réseaux et leur
Les rapports d’Amnesty
condamnant les pratiques
environnementales de compagnies
pétrolières dans le Golfe du Niger
font l’objet de dépêches AFP ou
Reuters et sont reprises par la
quasi-totalité des médias.
99
poids politique. Une arlésienne certes, mais
qui produit des effets considérables pour ce
qui nous concerne. Leur influence n’est en
effet pas fantasmée : les rapports d’Amnesty
condamnant les pratiques environnementales
de compagnies pétrolières dans le Golfe du
Niger font l’objet de dépêches AFP ou Reuters
et sont reprises par la quasi-totalité des
médias. Pas une seule compagnie multinationale dans les domaines minier et pétrolier ne
peut aujourd’hui échapper à la vigie permanente de Friends Of the Earth, PANOS, Greenpeace, OXFAM, Global Witness, Human Right
Watch et bien d’autres encore. De surcroît, ce
risque réputationnel peut se traduire par une
remise en cause des intérêts matériels de ces
compagnies, les exemples de Shell au Nigeria
après l’assassinat de Ken Saro Wiwa en 1995,
En France, Total est pionnière
dans la réflexion sur la coordination entre Sûreté et Sociétal, mais
un nombre croissant d’entreprises
s’y intéressent.
ou la campagne de Greenpeace contre BP
après le coulage de la plate-forme de Brent
Spar en Mer du Nord en témoignent. Ils ont été
à l’origine de profondes restructurations organisationnelles au sein des deux compagnies.
Les compagnies minières et pétrolières sont
certes davantage exposées, mais toutes les
entreprises sans distinction sectorielle sont
aujourd’hui confrontées à ces pressions : de
Nike, Ikea, EDF en passant par Victoria Secret
ou Danone. Dans ce contexte, le sociétal peut
donc être un précieux outil de réduction des
risques réputationnels dont la sûreté ne devrait
pas se passer. C’est également un outil d’anticipation des crises : une entreprise appréciée
des ONG pour son engagement sociétal
constant bénéficiera sans doute d’une plus
grande indulgence de leur part en cas d’incident social ou environnemental susceptible de
ternir sa réputation.
Si les ONG sont proactives dans les actions de
«Naming and Shaming», l’entreprise doit
aujourd’hui justifier de ses actions sociétales
auprès d’autres acteurs influents, notamment
les syndicats, les actionnaires, les agences de
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certification ou des agences de notation, qui
attachent une importance croissante à ces
questions. A titre d’illustration, depuis 2002,
Standard & Poor’s considère «les relations
avec les parties prenantes» comme critère
d’évaluation de la gouvernance d’une entreprise.
Annihiler les malveillances
Si la fonction sociétale permet de protéger
l’image de l’entreprise, son rôle ne se limite
pas à cela. Bien au contraire, son utilité est
avant tout de prévenir et d’enrayer les
menaces auxquelles font face les entreprises
à l’international, précisément en zone non
OCDE. La littérature à ce sujet est tout simplement inexistante, mais le sujet percole dans de
nombreuses entreprises disposant d’une
entité sociétale, singulièrement les entreprises
minières dont les activités impactent souvent
lourdement les communautés locales (raison
pour laquelle elles ont été les premières à
engager des politiques de RSE). Les entreprises minières internationales reconnaissent
notamment les conséquences sécuritaires
d’une mauvaise politique sociétale : «global
corporations, notably in the energy and extractives industry, are recognizing that prudent
management of social and environmental risks
reduces operational and political disruptions,
and enhances the safety and security of employees and physical assets» (PDAC, 2007). En
France, Total est pionnière dans la réflexion sur
la coordination entre sûreté et sociétal, mais un
nombre croissant d’entreprises s’y intéressent.
Le sociétal et la sûreté partagent le souci
permanent de justifier leur légitimité au sein de
l’entreprise. Leur valeur n’est jugée qu’à l’aune
de leurs apports et leur utilité n’apparaît à la
direction qu’une fois un incident survenu : une
attaque commise contre un employé pour la
sûreté, une grève importante qui va paralyser
un site pour le sociétal. De prime abord, la
passerelle qui mène du sociétal à la sûreté
n’est pas évidente en termes de réduction des
risques, mais elle mérite que l’on s’y attarde.
Dans les pays dits «à risques», toute politique
de sûreté d’un site est conçue (ou devrait l’être)
à partir de l’analyse préalable des risques liés
à son environnement propre : les zones criminogènes, l’historique de la délinquance, la
situation sociale, politique ou encore les conditions économiques des riverains. Ces éléments
seront partie intégrante du diagnostic sûreté
qui servira à déterminer les moyens de protection adéquats. Toutefois, si ce diagnostic
permet de sécuriser le site, il n’accorde guère
d’attention aux conséquences des activités de
l’entreprise sur l’environnement analysé. Tout
le problème est là : ces conséquences risquent
pourtant d’engendrer de nouvelles menaces
que l’entreprise n’aura pas su anticiper et qui
rendront sa protection et ses mécanismes
associés désuets à moyen terme. Et quand
bien même l’entreprise surveillerait son
environnement, elle ne dispose d’aucune prise
sur lui permettant de juguler durablement les
menaces.
Dès lors que l’entreprise prend
conscience de ses externalités
négatives, elle peut donc tenter
de les réduire, et par voie de
conséquences, de réduire la
probabilité d’occurrence de
malveillances d’origine sociétale.
C’est à ce stade que le sociétal intervient en
servant d’outil de prévention des menaces
émanant de l’environnement direct du site,
qu’il s’agisse de manifestations, de dégradations d’installations, de vols, de blocages de
routes, de rixes ou violences locales pouvant
menacer l’entreprise, même indirectement. La
survenance d’incidents de ce genre n’est
généralement pas sans rapport avec la
présence de l’entreprise. Celle-ci, en dépit de
sa propre volonté, perturbe son environnement
et ses populations de manière systémique.
Dans le domaine minier, Géraud Magrin est allé
jusqu’à conceptualiser un «cycle minier» qui
représente les différentes étapes d’un projet
pétrolier ou minier, de l’exploration jusqu’à
l’exploitation, et leurs conséquences sociétales associées (G. Magrin, G. Van Vliet, 2005).
Dès lors que l’entreprise prend conscience de
ses externalités négatives, elle peut donc
tenter de les réduire, et par voie de conséquences, de réduire la probabilité d’occurrence
de malveillances d’origine sociétale.
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100
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
De nombreuses études sociologiques ont
permis de déceler les origines d’un comportement agressif. Celui-ci résulte de facteurs
situationnels (injustice, sentiment d’insécurité,
bouleversement brutal…) ou personnels
(jalousie, manque de reconnaissance, frustration…). Il s’agit précisément des facteurs qui
motivent fréquemment le passage à l’acte
contre les entreprises par des communautés
dont les modes de vie sont soudainement
chamboulés : sentiment d’injustice lorsqu’une
communauté se sent lésée par rapport à une
autre en termes d’indemnisation ou d’embauche, jalousie à l’égard des 4X4 flambant
neufs de l’entreprise, amertume en raison de
l’inflation locale générée par l’entreprise
malgré elle, ressentiment lorsqu’elles se sentent ignorées par les responsables de l’entreprise qui passent chaque jour sur leur route
sans s’enquérir de leur situation, animosité
lorsque l’entreprise ne tient pas ses promesses
etc. Autant d’évènements quotidiens a priori
anodins ou presque, mais qui peuvent alimenter
de réelles frustrations sociales qui, lorsqu’elles
sont couplées à des externalités négatives,
comme le manque d’embauche locale par
exemple, engendrent des actions plus ou
moins violentes de la part des communautés.
Le Sociétal est un métier à part
entière qui nécessite le respect de
certaines règles permettant à la
fois d’assurer la mission éthique de
l’entreprise et de garantir son rôle
préventif en matière de Sûreté.
De multiples exemples illustrent la création de
telles frustrations sociales, qui ont toujours
pour origine des signes de mécontentement
relativement diffus, voire imperceptibles si l’on
n’y attache pas une attention toute particulière.
Il peut s’agir d’une menace de grève sur le site,
d’une réunion communale ou de quartier
consacrée à l’activité de l’entreprise qui attire
plus de monde qu’à l’accoutumée, de l’augmentation du nombre de personnes siégeant
devant l’entreprise dans l’attente d’un emploi,
9
101
d’un jet de pierre lors du passage d’un
véhicule de l’entreprise etc. Ces «signaux
faibles» n’indiquent pas l’imminence d’un
mouvement social, mais devraient alerter les
entreprises sur la dégradation des relations
avec le principal vecteur de malveillance dans
la zone : le vecteur humain.
Lorsque ces signes avant-coureurs n’ont pas
été anticipés et qu’ils se traduisent par une
dégradation brutale de la situation sociale,
l’entreprise s’enferre alors dans une relation
inextricable pouvant avoir des conséquences
matérielles et financières dommageables, a
fortiori lorsque les griefs des communautés
trouvent un écho auprès des syndicats ou des
ONG internationales. Il devient alors très
délicat pour l’entreprise de se sortir de cette
spirale qui s’autoalimente, les communautés
étant incitées à redoubler d’efforts pour que
leur message soit entendu. De telles campagnes de dénonciation peuvent aboutir,
comme nous l’avons vu précédemment, à la
remise en cause de l’implantation de l’entreprise. Nul besoin que des complicités avec des
Etats parias soient présumées, comme pour
Total au Myanmar ou Talisman au Soudan. Le
manque d’engagement sociétal suffit à causer
le départ d’entreprises. Ce fut notamment le
cas de Rio Tinto en Papouasie NouvelleGuinée qui a dû abandonner l’exploitation de la
mine de Bougainville après de violentes
manifestations populaires. L’image de Rio
Tinto souffre encore aujourd’hui des condamnations dont elle a fait l’objet à l’époque pour
ces opérations. Newmont a également dû quitter la mine d’or de Cerro Quilish au Pérou en
2004 devant la mobilisation des organisations
communautaires locales9. Les causes étaient
à chaque fois les mêmes : accusation de corruption pour l’obtention des terres, accaparement des terres servant aux cultures vivrières,
conséquences sanitaires de la pollution, afflux
important de travailleurs, manque d’implication
sociétale de l’entreprise… En d’autres termes,
des effets induits relativement courants
lorsqu’une multinationale s’implante dans un
pays peu développé et qui peuvent être mitigés par une conduite éthique de l’entreprise au
travers de ses actions microsociétales.
Le recours de plus en plus fréquent à l’Alien Tort Claims Act américain ne met à l’abri aucune entreprise. Le cas de Chevron-Texaco est là
pour le rappeler. En 2003, la Cour d’appel de New York a contraint la compagnie pétrolière à comparaitre devant les tribunaux d’Equateur
pour désastre écologique.
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Comment mener une politique
microsociétale
Après avoir brièvement évoqué comment le
sociétal permettait de réduire les risques de
malveillance, il convient désormais d’étudier
plus en profondeur ce que doit être une
politique sociétale dans une entreprise. Le
lecteur intéressé pourra se référer à l’ouvrage
de Luc Zandvliet, consultant reconnu outreAtlantique qui a pour client de nombreuses
multinationales (Zandvliet, 2009). Le sociétal
est un métier à part entière qui nécessite le
respect de certaines règles permettant à la fois
d’assurer la mission éthique de l’entreprise et
de garantir son rôle préventif en matière de sûreté.
Gérer les premières relations
Le premier rapport doit idéalement
être établi avant l’arrivée de
l’entreprise, afin de prendre en
compte les attentes des
communautés, de les informer
et de les rassurer, et d’éviter l’effet
de surprise que représentera son
implantation.
La première représentation que les communautés ont d’une entreprise est celle d’un site
grillagé, entouré de gardes et de caméras,
éléments indispensables à la sûreté de l’entreprise mais qui font penser aux populations
qu’elles représentent avant tout une menace.
Afin de contrebalancer cette image, le dialogue
doit être privilégié. La communication est en
effet aussi essentielle dans le domaine de la
sûreté que dans celui du sociétal. Le premier
rapport doit idéalement être établi avant
l’arrivée de l’entreprise, afin de prendre en
compte les attentes des communautés, de les
informer et de les rassurer, et d’éviter l’effet de
surprise que représentera son implantation.
A cet égard, la consultation des parties
prenantes est indispensable et doit être menée
avec précaution.
La représentation de l’entreprise est également
incarnée au quotidien par ses éléments les
plus «menaçants». Sans contrevenir à leur
mission de protection, les gardes doivent avoir
une attitude respectueuse, non agressive,
parce qu’ils symbolisent le premier rapport
établi avec les riverains sur le site. Dans cet
esprit, certaines entreprises s’emploient à
former leurs agents de sécurité à un code de
conduite à tenir : offrir leur aide aux visiteurs,
les guider vers les personnes qu’elles recherchent, adopter un comportement accueillant
qui se limite parfois tout simplement à sourire.
Ces premiers rapports détermineront en
grande partie l’avenir des relations avec
l’entreprise, évitant à celle-ci bien des déconvenues ultérieures. Imaginons une entreprise
fermée sur elle-même qui n’a pas su anticiper
l’organisation d’une manifestation devant son
site. Très vite, cette manifestation se doublera
d’une grève de certains de ses employés. Face
à la dégradation de la situation, l’entreprise va
recourir à deux solutions : elle devra recourir à
des forces de sécurité locales pour prévenir
tout débordement et négocier avec les
communautés pour mettre fin aux perturbations. Ces deux solutions s’avèrent pernicieuses. Le recours aux forces de sécurité
raidira davantage les communautés tandis que
la négociation donne l’impression de récompenser la violence et donc, in fine, encouragera
les populations qui n’ont pas obtenu gain de
cause par le dialogue à y recourir. Il est donc
essentiel pour l’entreprise d’éviter de tomber
dans un schéma réactif aux troubles et de
prévenir ceux-ci par une politique sociétale
adaptée.
Faire des communautés des partenaires
La politique sociétale d’une entreprise
s’adresse à la même population que celle dont
se soucie la sûreté. Il est donc dans l’intérêt de
la compagnie que les deux métiers adoptent
une démarche commune envers ces populations et considèrent avec elles des voies de
partenariat avant d’ériger une distance physique (barbelés, gardes…) pour se protéger de
ses éléments dangereux. Faire de la communauté un partenaire signifie donc considérer
que ses membres ne sont pas tous hostiles à
la présence de l’entreprise et définir avec eux
une vision commune de ce que sera leurs
relations à long terme.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
102
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
Comment procéder concrètement ?
• Lors de son implantation, l’entreprise
devra consulter les communautés locales
pour écouter leurs préoccupations et
recenser leurs revendications. C’est
l’occasion pour l’entreprise de délimiter
publiquement son champ d’intervention
afin d’éviter que la population n’attende
trop d’elle. Cette démarche consultative
doit s’effectuer en parfaite complémentarité avec l’ensemble des parties prenantes
cartographiées, qu’il s’agisse des ONG,
des autorités locales et régionales, des
organisations locales informelles, voire,
notamment en Afrique, des Eglises. Leur
implication leur ôte toute capacité d’entraînement et de mobilisation des communautés. De nos jours, la plupart des législations
nationales prévoient la tenue de consultations et la réalisation d’études d’impacts
par les entreprises. Mais l’important est
moins de se conformer au cadre normatif
que d’établir des relations de dialogue
efficaces. Une attention toute particulière
doit donc être portée à la manière de
procéder : alterner visites de terrain et
invitations à des réunions publiques d’information, ne pas écarter certaines communautés, donner la parole à la population,
offrir les moyens aux populations enclavées de se rendre sur les lieux de réunion,
agir de manière transparente, etc. Ces
consultations devront déboucher sur
l’élaboration d’un plan concerté de gestion
des impacts qui permettra aux communautés de savoir de quoi demain sera fait.
Aussi basique que cela puisse paraître, cet
élément reste fondamental. Quand l’entreprise n’explique pas son projet par manque
de temps ou parce qu’elle s’estime dans
son bon droit, les communautés supputent
que l’entreprise ne se préoccupe pas
d’elles ou qu’elle a un agenda caché.
• Dès lors que le plan est établi, l’entreprise
doit préserver la confiance des populations. Celles-ci doivent avoir un interlocuteur direct au sein de l’entreprise afin de
pouvoir s’informer et dissiper tout malentendu rapidement. L’entreprise devra
toujours agir de manière transparente sous
103
peine d’être accusée de clientélisme
(afficher publiquement les besoins d’embauche par exemple) et elle ne devra pas
hésiter à communiquer, y compris en
reconnaissant ses torts et ses responsabilités. Les communautés peuvent alors
appréhender positivement leur avenir en
présence de l’entreprise. Il faudra néanmoins veiller à ce que celui-ci ne prenne
pas une dimension paternaliste et rende
les communautés dépendantes de l’entreprise, dont la présence dans la zone est
limitée. Le renforcement des capacités des
partenaires est donc une condition de la
réussite de la démarche de l’entreprise, qui
doit agir en tant que catalyseur plutôt que
contremaître (P. Kapelus, 2005).
Quand l’entreprise n’explique pas
son projet par manque de temps
ou parce qu’elle s’estime dans son
bon droit, les communautés
supputent que l’entreprise ne se
préoccupe pas d’elles ou qu’elle a
un agenda caché.
• Une fois la confiance établie, les communautés pourront alors agir en tant que
partenaires. Les consultations et le dialogue permettent de dissiper les rumeurs
qui sont fréquemment à l’origine des mobilisations contre l’entreprise. Luc Zandvliet
affirme même que lorsque les relations sont
au beau fixe, les communautés se tournent
d’elles-mêmes vers l’entreprise pour
dialoguer et l’informer soit des rumeurs
d’actions hostiles en préparation (manifestations, grèves, sabotages…), soit de la
présence de certains groupes armés dans
la zone. La communauté devient alors un
«cordon de sécurité» pour l’entreprise.
Respecter les modes de vie locaux
L’entreprise se doit de préserver les modes de
vie locaux afin de perturber le moins possible
le quotidien des riverains. A ce titre, le respect
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des spécificités culturelles locales devient un
facteur de stabilité à long terme, partant du
constat que ces spécificités précédaient l’arrivée de l’entreprise et subsisteront après son
départ. A Madagascar, la compagnie minière
canadienne Sherritt a été confrontée à la persistance de rites coutumiers qui empêchaient
le passage du pipeline dans certaines zones
«fady» (interdites) entre une ville du centre de
l’île (Ambatovy) à une autre de la côte est
(Toamasina). De multiples contournements ont
donc été effectués par la compagnie de crainte
que les populations réfractaires au passage du
pipeline ne multiplient les actes de sabotage, à
l’instar de la situation qui prévaut au Nigeria.
Cette décision de la compagnie Sherritt n’a pu
être prise qu’après de multiples consultations
des différentes communautés le long du
pipeline. Si le contournement engendre un
coût supplémentaire, celui-ci est résiduel par
rapport aux pertes engendrées par la multiplication des actes de sabotage. Lorsque
l’activité de l’entreprise génère malgré tout des
nuisances, celles-ci doivent être réparées le
plus rapidement possible afin d’éviter la
cristallisation de frustrations sociales. Cette
réparation doit se faire suivant les normes
culturelles locales. A Madagascar toujours,
lorsque la compagnie minière QMM, filiale de
Rio Tinto, a malencontreusement creusé dans
des tombes ancestrales ou que les explosions
de carrière ont projeté des pierres dans les
villages environnants, elle a, en concertation
avec les populations concernées, procédé à
des cérémonies coutumières de sacrifice de
zébu (omby). Cela a permis d’apaiser les
rancœurs (M. Pellerin, 2008).
Assurer une bonne répartition
des bénéfices
Si l’on observe les réalisations «sociétales» de
certaines entreprises, il n’est pas rare de
tomber sur des écoles ou des hôpitaux neufs,
mais abandonnés en raison de l’absence de
professeurs ou d’électricité… Mener une
action sociétale ne se résume pas à ces
«coups d’éclats» destinés à acheter le soutien
de quelques leaders locaux sans que la population n’en profite de manière durable. Le
sociétal se réduit encore moins à indemniser
massivement une communauté plus revendi-
catrice que les autres. L’attention portée à la
juste répartition des bénéfices entre les différentes communautés est fondamentale et
pourtant fréquemment oubliée par les entreprises engagées dans ces projets. Une distribution inégalitaire peut en effet engendrer des
conflits intercommunautaires, comme le montre de nouveau l’exemple nigérian. De nombreuses études empiriques ont ainsi démontré
que le traitement différencié des communautés était un facteur crucial de mobilisation des
communautés lésées (G. Frynas, 2000). De
même, une distribution de bénéfices sous
forme pécuniaire est porteuse de lourdes
conséquences parce qu’elle accroît la dépendance des communautés envers l’entreprise et
suscite les tensions entre communautés.
Si l’on observe les réalisations
«sociétales» de certaines entreprises, il n’est pas rare de tomber
sur des écoles ou des hôpitaux
neufs, mais abandonnés en raison
de l’absence de professeurs ou
d’électricité…
Partons d’un exemple concret. A Madagascar,
QMM avait choisi d’indemniser financièrement
des pêcheurs qui bloquaient le port de FortDauphin. Rentable à court terme car le blocage
de l’entreprise engendre des coûts conséquents, cette stratégie s’est avérée coûteuse
pour la compagnie à plus long terme. Les
autres corporations qui n’avaient pas participé
au blocage ont rapidement compris l’intérêt
qu’ils pouvaient retirer d’une telle démarche et
se sont également mobilisées. Les grèves se
sont alors logiquement multipliées sans
qu’aucune revendication légitime ne soit
exprimée, la mobilisation devenant surtout un
moyen de récupérer rapidement de l’argent
auprès de la compagnie (M. Pellerin, 2008).
Cet exemple est porteur de deux enseignements :
• La négociation ne doit pas se tenir exclusivement avec les pêcheurs concernés
mais avec les personnes les plus représen-
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
104
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
tatives et légitimes au sein des communautés. La mobilisation d’une communauté
doit engendrer des compensations qui
profiteront à tous.
L’expérience montre que dans les
pays non OCDE, l’indemnisation
est souvent utilisée pour acheter
des biens de consommation
coûteux et non investie à des fins
professionnelles.
• Plutôt que de recourir à l’indemnisation
financière, l’entreprise doit privilégier le
soutien aux activités génératrices de
revenus pour les populations. L’expérience
montre que dans les pays non OCDE,
l’indemnisation est souvent utilisée pour
acheter des biens de consommation
coûteux et non investie à des fins professionnelles. L’indemnisation ne permet pas
aux populations de s’enrichir et donc de
s’émanciper de l’entreprise, exposant
celles-ci à des futures revendications. Si
elle s’avère incontournable, l’indemnisation
doit être virée sur une compte bancaire ou
mensualisée afin d’inciter à sa bonne
utilisation.
Comment intégrer le sociétal
dans l’analyse des risques ?
Le rôle préventif de la fonction sociétale est
avéré mais il reste désormais à le rendre
opérationnel en l’intégrant dans un schéma
global d’analyse des risques. Une ambition
partagée par de nombreuses entreprises si l’on
en croit le PDAC (Prospectors and Developers
Association of Canada) : «numerous companies have begun to integrate extensive social,
environmental and ethical risk assessment and
management into their overall risk management
structures» (PDAC, 2007).
• Cela se justifie par le fait que les fonctions
sûreté et sociétal partagent de nombreux
points communs.
Elles sont toutes les deux ouvertes sur leur
environnement et leurs parties prenantes.
105
Prenons par exemple une entreprise basée
dans une zone fragile. Son département sûreté
cherchera d’emblée à établir des contacts
avec ses homologues des entreprises voisines,
ne serait-ce que pour échanger des informations sur le niveau de risque de la zone. Dans
le même temps, le responsable HSE de la
même entreprise, en charge du sociétal, se
devra également d’être en relation avec ses
homologues d’autres compagnies. Le sociétal,
parce qu’il porte précisément sur la société,
est une démarche globale qui ne s’arrête pas à
un rayon d’action bien défini autour des
barbelés de l’entreprise. Cette dernière peut en
effet être portée responsable des dégâts
sociétaux et environnementaux causés par ses
voisins, tout comme elle peut d’ailleurs faire
profiter ses voisins de son excellence en la
matière. Il faut donc veiller à ce qu’une
conduite irresponsable d’une entreprise
voisine ne vienne pas mettre en danger la
sûreté de son propre site. La population locale
ne dispose bien souvent pas de l’éducation et
de l’information lui permettant de distinguer
l’activité de telle ou telle compagnie.
La méthode d’analyse des risques
sociétaux est semblable à toute analyse
des risques.
La démarche liminaire pour analyser les
risques sociétaux consiste à réaliser un arbre
des causes pour rechercher les éventuelles
origines sociétales des malveillances commises contre l’entreprise. Afin de se prémunir
contre celles-ci, l’entreprise doit ensuite
recourir à des méthodes de prévention situationnelle10. En agissant sur les facteurs
déclencheurs des malveillances d’origine
sociétale (frustrations, sentiment d’abandon…), l’entreprise peut donc assurer la
continuité de ses activités. Cette dimension de
la prévention situationnelle n’est pourtant pas
partagée par ses théoriciens, Ronald Clarke en
tête, qui ne considèrent celle-ci que sous
l’angle de la lutte contre la criminalité sans
prêter attention aux facteurs qui l’alimentent.
Par ailleurs, la tendance à adopter une vision
holistique des risques venue d’outre-Atlantique
(ERM11) renforce le besoin de considérer les
risques sociétaux au sein d’un ensemble plus
global d’évaluation des risques.
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
• Déployer des outils d’analyse des risques
sociétaux nécessite toutefois de contourner
plusieurs écueils.
De nombreuses entreprises doivent
encore étoffer leurs Départements.
Les Départements sûreté doivent formaliser
leur méthodologie d’analyse des risques avant
d’envisager l’intégration d’une dimension
sociétale, tandis que la fonction sociétale doit
gagner en importance en interne et ne pas
restée cantonnée à un outil marketing se
résumant à la construction d’une école. Une
fois le rapprochement effectué entre les deux
métiers, la construction d’un partenariat
sociétal-sûreté efficace reposera sur l’établissement d’une procédure de reporting sociétal
permettant la remontée des «signaux faibles»
recensés sur le terrain, ce qui induit que le
Département sociétal ne fonctionne pas en
vase clos. En matière sociétale, les signaux
faibles ne sont pas connus et nécessitent une
démarche à part entière de la part du responsable sociétal, de concert avec les communautés elles-mêmes, les autorités et les
différentes institutions de la zone. Luc Zandvliet
et Mary B. Anderson, à la fin de leur ouvrage
Getting it right, en suggèrent une liste intéressante. A plus long terme, il est essentiel que
soient établis des Indicateurs de Performance
(KPI12) permettant d’évaluer l’efficacité de la
démarche sociétale, condition de sa légitimité
et de sa durabilité dans l’entreprise. La
difficulté réside dans le fait que la réduction
tendancielle des actes de malveillances ne
sera pas mise au crédit des actions sociétales
de l’entreprise, puisqu’elles n’auront pas été
engagées à des fins de sûreté. Le choix d’indicateurs pertinents s’avère alors délicat.
L’intégration du sociétal dans une analyse
formelle des risques se heurte à l’absence
de responsables sociétal dans nombre de
filiales d’entreprise.
Dans un tel cas de figure, l’entreprise peut
recourir à des solutions alternatives, en
premier lieu l’externalisation. Elle peut notam10
11
12
ment choisir de confier ses responsabilités
sociétales à une ONG locale influente. Ce
choix, parfois cornélien pour les entreprises qui
rechignent à abandonner une partie de leur
souveraineté, peut néanmoins s’avérer payant.
Les ONG locales connaissent particulièrement
les problématiques sociétales, ont en général
des liens déjà étroits avec la plupart des communautés et bénéficient d’une présomption de
bonne volonté de par leur profil humanitaire. Si
une entreprise hésite à créer un poste sociétal
en raison de l’insécurité qui prévaut autour de
son site d’implantation, elle peut alors recruter
une icône de la vie locale pour assumer cette
charge. L’entreprise QMM à Madagascar a
ainsi choisi une ancienne star du football local,
estimée et respectée (M. Pellerin, 2008). En
outre, un partenariat avec une ONG peut
s’avérer commercialement avantageux pour
l’entreprise parce qu’il accroît son acceptabilité
locale au détriment d’entreprises concurrentes.
Dans cette optique, QMM avait ainsi tenté de
sceller un partenariat avec l’ONG Care.
L’intégration du sociétal dans l’analyse des
risques d’une entreprise nécessite donc de
contourner certaines difficultés. Toutefois, les
interactions qui existent entre la sûreté et le
sociétal imposeront d’elles-mêmes un rapprochement entre ces deux métiers ainsi qu’une
réflexion autour des moyens de formaliser la
démarche sociétale comme facteur de
réduction des risques. Il apparaît finalement
que le sociétal répond à deux finalités : la sûreté
et l’Ethique. Mais la force de cette relation tient
à ce que ces deux finalités ne sont pas contradictoires : la sûreté et l’éthique ne sont
garanties que par une politique sociétale performante. L’éthique et la sûreté ne seront donc
jamais concurrentes dans le domaine sociétal.
Conclusion
Dans son article, Zygmunt Bauman jette un
regard minimaliste sur la sûreté, où l’individu,
surprotégé par une police répressive, vivrait de
manière isolée dans la peur d’autrui. Cet article
défend au contraire une vision maximaliste de
la sûreté, où l’efficacité de cette dernière
La prévention situationnelle vise à empêcher le passage à l’acte en modifiant les conditions dans lesquelles des délits peuvent être commis.
L’ERM (Enterprise Risk Management) désigne un approche selon laquelle la gestion des risques est traitée à un niveau stratégique.
Key Performance Indicators.
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106
La responsabilité Sociétale des multinationales :
un engagement éthique au service de leur Sûreté
repose sur une vision de l’entreprise ouverte
sur l’extérieur, appréhendant son environnement comme un partenaire potentiel. Parce
que la sûreté protège un individu ou une
organisation contre les sources de malveillances qui l’entoure, il est incontournable pour
les agents de sûreté de considérer cet entourage, de dialoguer avec lui et d’engager des
voies de coopération afin de le dissuader de
devenir malveillant.
Ce constat n’a rien de révolutionnaire : la
fameuse «police de proximité» ne répond-elle
pas à une ambition similaire dans l’espace
public ? A son échelle, l’entreprise doit
reproduire ce schéma : ne rien céder d’un point
de vue sécuritaire et ne créer aucune faille de
protection, mais ne pas se fermer de son
environnement en contribuant au bien-être de
celui-ci. C’est la raison d’être de l’engagement
sociétal.
La Responsabilité Sociale d’Entreprise a gagné
ses galons jusqu’aux plus petites PME.
Gageons désormais que la facette sociétale de
cette responsabilité soit préférée aux actions
destinées à «acheter la paix sociale» ou aux
intentions qui se résument surtout à du
«greenwashing». Bénéfiques en termes
d’image, ces démarches ne répondent pas à
un souci éthique et s’avèrent contre productives d’un point de vue sécuritaire parce que
bien souvent créatrices d’inégalités et de
frustrations. La démarche sociétale répond à
ces deux obligations, démontrant ainsi
qu’éthique et sécurité ne sont pas nécessairement incompatibles.
Bibliographie
U. Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la
mondialisation, Alto Aubier, Paris, 2003.
S. Berger-Douce, L’engagement sociétal d’une
PME. Une démarche au service de l’intégration
professionnelle de publics en difficulté ?,
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I. Dhaouadi, La conception politique de la
responsabilité sociale de l’entreprise : Vers un
nouveau rôle de l’entreprise dans une société
globalisée, Éditions ESKA, Revue de l’organisation
responsable, 2008/2
J. G. Frynas, Oil in Nigeria : conflict and litigation
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T. Hommel, O. Godard, «Que peut-on espérer des
entreprises socialement responsables ?»,
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H. Jenkins et L. Obara, Corporate Social Responsibility in the mining Industry – the risk of community
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P. Kapelus, R. Haman, D. Sonnenberg,
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G. Magrin, G. Van Vliet, «Greffes pétrolières et
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PDAC Short Course, Emerging Trends in Corporate
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M. Pellerin, La Responsabilité sociétale d’une
multinationale : le cas de Rio Tinto dans le sud-est
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C. Renouard, L’intérêt économique aux prises
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107
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Badge d’entr
eprise Gemalto
Ce badge, basé sur la technologie carte à puce .NET de Gemalto,
permet le contrôle des accès physiques et logiques, ainsi que l’échange
s’intégrer
sécurisé de données. Il a été conçu pour s’intégr
er dans les
environnements
Microsoft,
osoft, système
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onnements Linux, Mac et les solutions de Micr
infrastructure
e réseau et poste de travail, en particulier
d’exploitation infrastructur
environnements
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avec les envir
onnements Server 2008 et W
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ques
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des identités
dentité des utilisateurs :
Security & Strategy
Security & Strategy is a European review edited by the CDSE ( Security Managers Association)
Its purpose is to discuss issues related to corporate security and risk management.
It is a forum of thoughts and experiences for both public and private sectors.
Can protecting a company from
threats be unethical ?
Reconciling the irreconcilable
Zygmunt Bauman, a famous Anglo-Polish
sociologist, delivers a rich, committed and
unusually controversial text in which he questions the idea of a world in which growing
insecurity would justify an increased need to
protect oneself. Since it has been established
that the welfare state is decaying, the author
believes that the State is skilfully maintaining a
feeling of insecurity in which it finds a new
legitimacy. So, according to him, insecurity
would be a feeling, more than a reality. However, security, which is supposed to reassure
citizens, would paradoxically have the opposite
effect since it encourages wariness of the
others and isolation from the outside world
seen as criminogenic. The best way of abandoning this feeling of insecurity would be by
adopting an ethical approach, which would
focus on living together and getting to know
the Other. Isolation or living together : security
and ethics would thus be seen as incompatible. If the author does not make any direct
reference to companies, the latter should not
remain blind to the particularly controversial
ideas defended in the text.
Z. Bauman
Rethinking the ethics of security
against criminal threats ?
Alain Bauer and Christophe Soullez's article
appears as counterpoint to Zygmunt
Bauman's. As they remind us that protecting
citizens is inseparable from building an allpowerful State, the authors suggest that the
latter draws its legitimacy from these citizens'
trust, provided the legal and ethical supervision
109
of its police force be fully ensured. All the more
so as, parallel to this permanent need for
safety, citizens demand more individual liberties. According to the authors, a legally-constituted state's role would precisely be to
reconcile and maintain some balance between
these two civic – apparently contradictory –
expectations.
The authors refute the idea of a world lacking in
insecurity and propose an overview of the new
threats produced by an unstable international
system and constantly evolving societies, from
cybercriminality to the systematisation of
resorting to violence. The changes brought
about by these new threats are forcing the
State to adapt its means and methods of
protection, thus calling into question the new
moral barriers that need to be established to
preserve the ethics of security.
A. Bauer & C. Soullez
The police profession at the crossroad
of ethics and legality
The case of Canada
Jean-Paul Brodeur, a criminologist from
Quebec who has recently passed away,
wonders about the ethics of «police officers».
Considering that the police, which benefits
from «legalised illegalism» has to transgress a
few laws to carry out its missions properly, the
author suggests a typology of the situations
where the agents' deontology can find itself
called into question anyway. The author's
comments express the idea that agents can be
held ethically responsible not for the use of
exceptional legalised means per se, but any
time this use goes beyond a «principle of
parsimony» (use of minimum force) inherent to
their job as «police officers».
J-P. Brodeur
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
The testimony of SNCF's chief
security officer
Economic intelligence, an industry
lacking in ethics ?
After these first three texts, it seems like the
contradictions that sometimes oppose security
and ethics may not be insurmountable. But
who can answer such a question better than a
chief security. Jean-Jacques Henry, chief
security officer at SNCF, gives an enlightning
and pragmatic account of the balance between
safety obligations and ethical duties that the
company has to preserve on a daily basis.
Such balance paves the way to a policy of
ethical safety, guided both by individual
motivations and by a desire to make some
profit. Through a myriad of examples taken
from his activity, the author shows how this
policy is being implemented.
The recent case of cyber spying implying a
major firm, a private investigation company and
NGO Greenpeace has reopened the debate
about the need to regulate economic intelligence in France. This sector, that public
authorities are finally starting to take into
account, is also becoming increasingly appealing to businesses that need them. Yet, to meet
those needs as best as possible, some
agencies do not hesitate to resort to unethical
practices. In this respect, the LOPPSI 2 bill
constitutes a significant breakthrough to clean
up a sector that has often been marred by
questionable spying. Xavier Latour here
deciphers the contours, the stakes but also the
limits of this bill.
J-J. Henry
X. Latour
Think business intelligence and
information ethics
The question of ethics in the practice
of economic intelligence
How can firms combine security imperatives
and ethical conducts ? Economic intelligence
has been discredited by the failure of such a
fragile balance. Ludovic François is here
attempting to pave the way towards an ethical
economic intelligence approach. Should the
ethics of economic intelligence be appraised in
the eyes of its purpose, that is to say creating
value for businesses (consequentialist perspective) or in the eyes of its means (ethical
perspective) ? Even though the ethical justification of this sector is underlyingly based on
its aims, with «economic patriotism» as its
paragon, the author still reckons that, out of
deontological ethics, practitioners cannot but
attach importance to the means implemented
to achieve their ends. To maintain some
balance between these sometimes rival perspectives, Ludovic François recommends three
principles that may help what the practioners
of economic intelligence are trying to achieve :
positive finality for the community, the principle of minimum interference and the principle
of maximum transparency.
L. François
Intelligence in between ethics
and necessity
The days when Clausewitz used to criticize the
efficiency of intelligence seem to be over. As,
today, intelligence is the sinews of war in a
world where threats are as invisible as scattered, it often frees itself from certain ethical
norms to make national interest prevail. Franck
Bulinge and Charlotte Lepri explain that intelligence, torn between ethics and necessity, is
looking for some new legitimacy, notably
through public opinion. The authors suggest
that, since intelligence cannot – because of its
very nature – be submitted to any specific
ethics, some form of «democratic control»
would help better frame the activities of intelligence services.
F. Bulinge & C. Lepri
The ethics of journalists : strict rules,
lonely professionals
Journalists, who often spark off startling revelations, notably about safety, are regularly
asked to justify themselves on their respect of
journalistic ethics, the characteristics of which
remain elusive.
Pascal Junghans, a journalist for The Tribune,
S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
110
here gives a practitioneer's opinion on the
ethical stakes of his profession. If laws and
charters strictly frame this job, in fine, journalists' choices are more often guided by their
individual consciences. But is personal ethics
enough to supervise a journalist's profession ?
P. Junghans
Ethics as a tool for improving
corporate security
Preventing employee fraud with
ethical management practices
According to a Canadian study, internal fraud
would cost businesses 5% of their sales. If
internal control is the best way to protect from
fraud, Anne Sachet-Milliat here claims that an
ethical management implemented by the company reduces the impact of its employees'
fraud. Such a theory, inspired by American
crime sociology, lays the emphasis on the
pressure of organisation – intentional or not on its employees' behaviour. The author then
suggests management solutions which should
enable businesses to prevent internal fraud :
ethical recruitment methods, increased sensitisation of employees to codes of ethics, a fair
policy of payment, or the creation of a social
conformity function that would have to make
sure that ethical norms are applied inside the
company. A convincing demonstration that
business ethics can serve Safety's interests.
A. Sachet-Milliat
The role of ethics in preventing
corruption
The case of Switzerland
Corruption is probably one of businesses' most
difficult plagues to eradicate. After setting
corruption back in a historical and theoretical
perspective, Bertrand Perrin, drawing his
inspiration from the Swiss reglementary framework, tries to draw the contours of an anticorruption policy and assess the role that
ethics may play in such a policy.
Since corruption is due to men, any preventive
approach will have to rely on the latter. Yet,
because ethics actually happens to be within
individuals' province, it cannot but be part of
the fight against corruption. But ethics is not
self-sufficient, and must go hand in hand with
a corpus of discouraging legal conventions and
deontological rules accepted by the employees. Indeed, only by organizing the actions
of individuals and by having a positive influence
on them can companies develop an efficient
system of «integrity management».
B. Perrin
The societal responsability
of multinational companies : an ethical
commitment working for their safety
What may be common to businesses' safety
and their policy of sustainable development ?
Not much in theory, and yet... In this article,
Mathieu Pellerin explains to what extent the
societal policy of a company, motivated by
ethical concerns, may prove to be a means to
reduce the risks of mischief against the
company. All in all, he explains to what extent
ethics serves the goals of Safety.
The Microsocietal actions of companies enable
them to bring peace to their implantation area
and to curb some of the threats coming from
the latter : improvement of their image in the
eyes of NGOs, deterrence of social actions or
sabotages, etc.
The author then tries to meet the operational
needs of businesses, by showing the way to an
efficient societal policy to the purpose of
Safety and by thinking about the best way to
fully integrate a societal policy into a global
analysis of the risks.
M. Pellerin
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S É C U R I T É & S T R AT É G I E / R E V U E D E S D I R E C T E U R S S É C U R I T É D ’ E N T R E P R I S E / H O R S S É R I E / J U I L L E T 2 0 1 0
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> COLLOQUE ANNUEL du
Le 25 novembre 2010
à l’OCDE
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BULLETIN D’INSCRIPTION
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Mondialisation, virtualisation, externalisation :
L’entreprise a-t-elle encore la maîtrise de sa sécurité ?
Le Club des Directeurs de Sécurité d’Entreprise (C.D.S.E.) organise le colloque
européen des directeurs de sécurité, avec la présence de hauts fonctionnaires,
de pdg de grandes entreprises françaises et de nombreux directeurs sécurité de
grands groupes internationaux (Total, Thales, Altran, Atos Origin…).
Pourquoi et comment investir dans les pays instables ?
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En quoi le développement durable et l’éthique peuvent-ils contribuer à la sécurité
d’une entreprise ?
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Attaque à la réputation, cybercriminalité…
Par quels moyens juridiques l’entreprise peut-elle se défendre ?
La « virtualisation » et l’externalisation représentent-elles un risque réel
pour l’entreprise ?
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La mondialisation, la virtualisation et l’externalisation vont-elles faire évoluer
le métier de directeur de Sécurité ?
Hors Série Spécial Ethique
SPECIAL ETHIQUE
Zygmunt Bauman (Université de Leeds),
Alain Bauer (Professeur de criminologie au CNAM) / Christophe Soullez (Criminologue),
Jean-Paul Brodeur (Université de Montréal),
Jean-Jacques Henry (Directeur de la Sûreté de la SNCF),
Ludovic François (HEC),
Xavier Latour (Université Paris V),
Franck Bulinge (Université de Toulon) / Charlotte Lepri (IRIS),
Pascal Junghans (La Tribune),
Anne Sachet-Milliat (ISC Paris),
Bertrand Perrin (Institut de lutte contre la criminalité économique),
Mathieu Pellerin (Consultant et chercheur associé IFRI)
Parution du numéro 4 “Sécurité & Stratégie” - Octobre 2010
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