infiniment ? Ne peut-on imaginer le moment où l'on décidera : pas un de plus dans cette
portion d'espace ? Formulé de cette façon, la réponse paraît frappée du sceau de l'évidence.
On peut imaginer beaucoup plus d'avions. Les imaginaires du futur qui s'offrent à nous vont
de la vision un tant soit peu cauchemardesque d'aéroports tentaculaires d'où s'envoleraient et
atterriraient des avions, jour et nuit, dans un mouvement sans fin, toutes les quelques minutes,
à des images aimables d'un futur high tech, d'un petit train d'avions se touchant presque : ce
sera alors un futur qui pensera avec condescendance à cette époque post moyenâgeuse où les
turbulences de sillage existaient encore … Mais pour gigantesque qu'il devienne, on ne peut
imaginer un nombre infini d'avions.
En miroir de ce monde virtuellement sans limites, l'homme, lui, est souvent figuré comme
seul porteur de limites. Les approches « Facteurs Humains » d'inspiration Anglo Saxonne
insistent particulièrement sur les limites cognitives du cerveau humain, qui ne peut traiter
qu'un nombre fini d'informations à la fois. « Nos ressources cognitives sont limitées »
martèlent les formations à la sécurité destinées aux pilotes et aux contrôleurs : il importe donc
de ne pas oublier cette limite dans l'approche de prise de conscience des mécanismes
mentaux mis en jeux lors de ces tâches complexes exercées par ces professionnels qui sont
souvent les derniers garants de la sécurité du macro système aéronautique. Tous en
conviennent. Mais n'est-il pas frappant de voir peu à peu se dessiner la figure d'un humain
avant tout doté de limites ?
A.Koyré nous a montré comment nous étions passés du « monde clos » et fini aristotélicien, à
l'univers infini de la modernité. Mais si l'univers est désormais infini, le ciel où peuvent voler
les avions, est, lui, bien fini : les avions volent à des niveaux de vol liés à leurs performances
leur niveau de vol demandé correspond à un optimum pour leur motorisation). Au niveau des
zones TMA près des aéroports, les avions se concentrent peu à peu pour terminer par se
grouper dans un espace très limité : les zones de roulage et de parking d'un aéroport. Cet
imaginaire d'un monde infini est-il tellement fort dans la modernité que nous répugnions
désormais à penser la limite de notre monde ? Le trafic aérien qui croit inexorablement serait
l'une des figures d'un monde où la limite ne peut plus être pensée.
La rupture introduite par l’introduction des technologies numériques est-elle au final
responsable de ce qui apparaît comme une démesure échappant à tout contrôle, du sentiment
de pouvoir s’émanciper de toute forme de contrainte, y compris sociales ? Une fois encore
le recul nous oblige à la prudence en nous incitant à réouvrir d’anciens débats.
Cette définition apparaît aujourd’hui problématique et finalement réductrice. Elle montre plus
qu’elle n’explique et ne rend que très partiellement compte de ce que la société désigne par
« virtuel ». La psychologisation du rapport au travail à laquelle participent les acteurs du
système, tout comme l’affirmation, aujourd’hui banale, de l’opposition entre les émotions,
l’informel, l’affect d’un côté, et une réglementation de plus en plus tatillonne et abstraite de
l’autre, mettent bien l’accent sur l’insuffisance de notre première approche. Cela constitue en
même temps la nouvelle topologie à l’intérieur de laquelle la question du virtuel mérite
semble-t-il d’être ressaisie.
Dans cette perspective, le virtuel ne s’oppose ni au réel ni à l’actuel, comme on l’entend
habituellement. Il traduit plutôt un état d’ébranlement, la dilution des frontières symboliques,
la menace d’indifférenciation, à l’intérieur même des cadres sociaux et des limites qui
permettent à chacun de trouver sa place, de savoir où il se trouve. Il résulte à la fois de règles
qui ne donnent plus le sentiment de protéger, mais seulement de contraindre, et d’un besoin
inextinguible et indéfini de reconnaissance, qui n’est plus régulé ou encadré par des collectifs.
L’attitude qui consiste à dénoncer le risque d’une confusion entre le réel et le virtuel (le
monde coproduit par les technologies numériques et l’écran) est bien trop massive et
superficielle pour aborder le fond des choses. Fondamentalement, ce qui mérite d’être
souligné, c’est la crise qui affecte le statut du réel, de la croyance à laquelle il est adossé et
que les nouvelles technologies rendent plus aigu, mais ne créent pas.