Apocalypse now : ces bactéries qui résistent à tout

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Publié le 10 juin 2016
Apocalypse now : ces bactéries qui résistent à tout
Nous sommes en 2050. Le mal nouveau qui menace l’humanité a déjà fait 10 millions de
victimes. Le génie médical de l’homme se retourne contre ses propres auteurs. Une légion de
bactéries jusque-là inoffensives connaît d’étranges mutations. Plus on les combat, plus elles sont
menaçantes… Qui sauvera le genre humain de ce fléau ?
Science-fiction ou réalité ? Si ces quelques lignes rappellent le scénario de L’Armée des 12 Singes
ou de l'effrayant Je suis une légende, elles ne sont pas non plus si loin des conclusions de l’étude
menée par l’économiste Jim O’Neill à la demande du premier ministre britannique. Le sujet de cette
étude ? La résistance de plus en plus forte de certaines bactéries aux traitements antibiotiques, qui
alarme le monde politique et médical, et dont la presse se fait un écho encore discret.
Stéphane Gayet, infectiologue et hygiéniste au CHU de Strasbourg, interrogé par Atlantico, invite à
prendre du recul par rapport aux conclusions de l’étude de Jim O’Neill, allant jusqu’à affirmer que
les chiffres mentionnés par le rapport, qui fait état de 10 millions de victimes d’ici 2050, sont « plus
que discutables ». « Il faut estimer ces chiffres comme une estimation destinée à alerter l’opinion
publique », déclare-t-il après avoir souligné que l’auteur de ce rapport travaille à partir de
simulations et de projections, sans avoir « de compétence particulière en infectiologie ni en
microbiologie ». Entre déni et alarmisme, qui faut-il croire ?
Une évolution préoccupante
Si les statistiques font état de l’ampleur réelle et croissante du phénomène, encore faut-il bien les
interpréter. D’après un rapport de l’organisme fédéral de santé des États-Unis, cité par Radio
Canada International, la résistance bactérienne aux antibiotiques fait chaque année 23 000 morts
dans ce pays, soit presque autant de victimes que les armes à feu. En France, l’Institut de veille
sanitaire en 2012 a recensé 158 000 personnes affectées par une infection à bactérie multi-résistante,
dont 12 500 sont décédées, souligne Le Figaro. Mais, tempère Stéphane Gayet, par une sorte
« d’équilibre naturel », les bactéries les plus résistantes sont les moins susceptibles de devenir
pathogènes. Et selon lui, l’essor du nombre de cas recensés est également lié aux progrès de la
bactériologie et à l’augmentation des examens et des prélèvements. Cependant, l’inquiétude
demeure dans les milieux médicaux. Selon Antoine Andremont, directeur du laboratoire de
bactériologie de l’hôpital Bichat à Paris, interrogé dans Le Figaro, « il arrive désormais qu’un
patient souffre d’une infection résistante à tous les antibiotiques dont nous disposons. Il est alors
très difficile de le soigner ». Quant à Tom Frieden, directeur du CDC (Center for Disease Control,
organisme fédéral de santé des États-Unis), il va jusqu’à affirmer que « la fin de la route n’est pas
très loin pour les antibiotiques », rapporte Radio Canada International (Lire aussi : comment une
bactérie devient résistante ?)1
1 - Comment une bactérie devient-elle résistante ? Il existe différents genres bactériens, comme le genre
Staphylococcus et le genre Klebsellia, particulièrement sujets au phénomène de résistance, et qui sont à l’origine
Avons-nous abusé des antibiotiques ?
Le problème ne se situe pas uniquement dans la quantité d’antibiotiques ingérés, mais dans la façon
de les prescrire et de les consommer : « L’antibiothérapie est devenue un domaine médical
complexe et à vrai dire difficile à appréhender pour les non-spécialistes », affirme Stéphane Gayet.
Un changement d’habitudes est requis, tant de la part des médecins invités à mieux cibler le choix
des antibiotiques et leur dosage, que des patients qui bien souvent ne respectent ni les doses
prescrites, ni la durée du traitement. On le comprendra aisément, les pays les plus touchés par le
problème sont également connus pour leur grande consommation de médicaments, au rang desquels
la France et le Royaume Uni, mais aussi les États-Unis et le Japon, selon Stéphane Gayet. Au point
que de simples opérations chirurgicales de routine, telles que la pose d’une prothèse de hanche ou le
recours à la césarienne, pourraient paraître à l’avenir trop risquées pour bien des patients, déclare
The Economist.
Mais le phénomène prend également une ampleur alarmante dans de nombreux pays non
occidentaux à faible niveau de vie. « On y observe des niveaux de résistance très élevés,
essentiellement dûs à de graves insuffisances en termes de réglementation, de régulation, de
formation et d’encadrement des prescriptions et consommations de nombreux antibiotiques qui sont
bien souvent en vente libre », déclare Stéphane Gayet. La résistance bactérienne est ainsi l’un des
facteurs de mort par tuberculose dans bien des pays pauvres, note The Economist.
Les antibiotiques dans nos assiettes
L’usage excessif de traitements antibiotiques n’est pas l’unique facteur dans l’essor des résistances
bactériennes. « On stigmatise en les culpabilisant les médecins généralistes en matière de
prescription d'antibiotiques, sans jamais parler ou presque des consommations massives, et même,
d’une certaine façon, anarchique, d’antibiotiques dans l’industrie agro-alimentaire », note Stéphane
Gayet. Ceci est particulièrement vrai de l’élevage intensif en grande promiscuité, où des
antibiotiques sont systématiquement et massivement utilisés pour prévenir les épidémies. D'autres
ont longtemps été administrés aux veaux et aux porcelets non pour les soigner, ni même pour
prévenir des infections, mais pour les engraisser, certains antibiotiques ayant la faculté de fabriquer
de la graisse... Si cette dernière pratique est désormais interdite en Europe, elle persiste cependant
aux États-Unis, rapporte The Economist, et aussi « dans les pays émergents comme l’Inde et la
Chine, [où] il y a le plus de bactéries résistantes, explique Antoine Andremont dans Le Figaro. Les
génériques d’antibiotiques y sont en effet produits et vendus à très faibles coûts, et sont donc
d’infections responsables de diarrhées, de pneumonies, d’infections urinaires et de gonorrhées, comme le mentionne un
récent rapport de l’OMS cité par Radio Canada International. Ces genres se subdivisent en différentes espèces, qui
elles-mêmes se déclinent en plusieurs variétés, toutes étant différemment résistantes aux divers antibiotiques. Les
spécialistes ont ainsi identifié six niveaux de résistance, allant du plus faible au plus élevé, de la simple résistance
naturelle à la pan-résistance ou toto-résistance dont aucun traitement ne vient à bout. Cependant, note Stéphane Gayet,
la résistance « n’est pas de type tout ou rien », une même souche bactérienne pouvant présenter différents degrés de
résistance à différents traitements. De plus, le phénomène est fort heureusement réversible, ajoute-t-il. Il suffit pour cela
d’une baisse de la consommation d’antibiotiques, qui provoque une diminution des pressions de sélection : les souches
sensibles semblent alors l’emporter sur les souches résistantes. Comme le dit en synthèse The Economist, « exposez la
bactérie à moins de traitements, et vous trouverez moins de résistance ».
largement utilisés dans l’élevage. » Si ces bactéries présentes dans notre alimentation sont rarement
pathogènes, elles transmettent cependant facilement leurs gènes résistants à d’autres bactéries, qui,
elles le sont, précise The Economist.
Face à cette évolution, quelles solutions possibles ?
« Il ne s’agit pas aujourd’hui d’une crise, mais d’une lente détérioration, déclare The Economist.
Cette guerre est subtile, et doit être menée sur différents fronts : tyrannie des patients qui ne jurent
que par les antibiotiques, diagnostic de prudence de médecins incertains… Mais les plus grands
freins dans ce combat sont peut-être du côté des recherches pharmaceutiques, tant les laboratoires
sont peu enclins à créer et commercialiser de nouveaux antibiotiques. Ces derniers, réservés aux cas
les plus graves afin d’éviter le développement de nouvelles résistances, représentent un marché peu
lucratif par rapport aux médicaments plus couramment utilisés, explique The Economist.
Un espoir réside cependant dans l’expérimentation de nouvelles approches thérapeutiques, telles
que l’utilisation de virus bactériophages à l’encontre des bactéries, l’étude des tissus humains riches
en bactéries inoffensives, ou encore les traitements visant à renforcer le système immunitaire plutôt
qu'à attaquer les bactéries.
The Economist le souligne avec force : il s’agit d’un problème de santé public, qui touche à un bien
commun. La difficulté est donc de faire en sorte que chaque individu se sente concerné et adopte un
comportement responsable, quand bien même les questions de résistances bactériennes ne
l’affectent pas directement. Sommes-nous prêts à cela ou attendons-nous de l'État qu'il nous y
oblige ?
Tasnim Rasiwala
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