Femmes d`Orient Femmes d`Occident Espaces, mythes et symboles

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Femmes d'Orient
Femmes d'Occident
Espaces, mythes et symboles
« Rencontres
Orient
- Occident»
Cette association a pour but de promouvoir la rencontre des idées, ses
croisements et confrontations entre l'Orient et l'Occident. TIs'agit d'analyser
et d'interpréter les influences réciproques nées autour du Bassin
Méditerranéen, et de comprendre une création issue de ces échanges. Les
intervenants sont des universitaires, des conservateurs du Patrimoine, des
historiens de l'art, des architectes, des plasticiens, des écrivains. ..
L'identité, l'histoire et la géographie sont au cœur des problématiques
étudiées. Le voyage et l'initiation participent à cette élaboration de la
connaissance et l'art résulte de cette pluridisciplinarité et du partage des
découvertes.
Ouvrages co édités :
Collectif. Textes réunis par Nathalie Bertrand, actes du colloque
Tamaris, La Seyne-sur -Mer, juin 2003, L'Orient des Architectes, Presses
Universitaires de Provence, 2006.
A paraître:
Collectif. Textes réunis par Leïla Ammar, architecte enseignant à
l'ENAU (Ecole Nationale d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis) actes du
colloque de Tunis, octobre 2004, Djerba, architecture, paysage et société
d'une île de synthèse en Méditerranée - La Tunisie dans les arts de
l'Occident.
Collectif. Textes réunis par Konrad Buhagiar, architecte à Malte, actes
du colloque de Malte, octobre 2005, Les mythes fondateurs de l'architecture.
Comité scientifique:
Leïla Ammar, architecte, enseignant-chercheur à l'ENAU (Ecole
Nationale d'Architecture et d'Urbanisme de Tunis (Tunisie)
Nathalie Bertrand, présidente des Rencontres, maître de conférences en
Histoire de l'art contemporain, Université de Provence.
Colette Dumas, secrétaire des Rencontres, docteur en histoire de l'art
Florence Morali, architecte, sociologue urbain
Christine Peltre, agrégée de Lettres classiques, professeur d'histoire de
l'art contemporain, directeur de l'Institut d'Histoire de l'art à l'Université
Marc-Bloch, Strasbourg, membre du Comité National du CNRS
Eve Roy, stagiaire, doctorante en Histoire de l'art, Paris I
Site: www.rencontresorientoccident.org
Textes réunis par Colette Dumas et Nathalie Bertrand
Rencontres
Orient-Occident
Actes du colloque
Femmes d'Orient
-
Femmes d'Occident
Espaces, mythes et symboles
Villa Tamaris - Centre d'Art
Toulon - Provence - Méditerranée
17 et 18juin 2005
L'HARMATTAN
@ L'HARMATTAN,2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan 1(aJ,wanadoo.fr
@ L'Hannattan, 2007
ISBN: 978-2-296-02372-7
EAN:9782296023727
Remerciements
Cet ouvrage rassemble les textes du colloque international organisé
par les « Rencontres Orient-Occident» les 17-18juin 2005 à la Villa
Tamaris-Centre d'art à la Seyne-sur-Mer (Var).
Nous tenons à remercier tout particulièrement les personnalités qui
ont soutenu ce projet:
Docteur Arthur Paecht
Ancien Vice-président de l'Assemblée Nationale
Maire de la Seyne-sur-Mer
Premier Vice-président du Conseil Général du Var
Premier Vice-président de la Communauté d'Agglomération
Toulon - Provence - Méditerranée.
Horace Lanfranchi "
Président du Conseil Général du Var
Hubert Falco
Président de la Communauté d'Agglomération
Toulon - Provence - Méditerranée
Valérie Paecht-Luccioni
Directeur de la Communication de la communauté d'agglomération
Toulon - Provence - Méditerranée
Michel Vauzelle
Président du Conseil Régional Provence- Alpes- Côte d'Azur
DRAC-PACA (Direction régionale des affaires culturelles de la
région PACA)
Robert Bonaccorsi, directeur de la Culture de la Communauté
d'Agglomération,
Toulon
- Provence
- Méditerranée
Françoise Baudisson, directeur des Affaires culturelles de la ville de
la Seyne-sur-Mer.
Michelle Defosse, directeur de la communication de la ville de la
Seyne-sur-Mer.
Stéphane Yerasimos à Tamaris, le 18juin 2006
6
HOMMAGE A STÉPHANE YÉRASIMOS
Il était venu nous parler d'Elles, les femmes: sultanes, princesses
égyptiennes, favorites, cadines ou simples épouses. À l'occasion de ce
colloque «Femmes d'Orient - Femmes d'Occident », dans sa
communication intitulée «Le redéploiement des femmes dans
l'espace ottoman au xrxe siècle », Stéphane Yérasimos nous avait,
une fois de plus, ébloui par sa connaissance du monde turc et ses
analyses sur une société en pleine mutation. Le texte de son
intervention manque à cet ouvrage. Il avait expliqué l'émancipation
des Ottomanes qui, sous l'influence de l'Occident, brisent les murs de
la claustration et investissent la ville. L'espace public, jusque-là
réservé aux hommes, se féminise et, dans le tourbillon des réformes
(Tanzimat), elles osent se montrer à peine voilées. Elles vont au Grand
bazar pour leurs achats, accompagnent le souverain dans sa prière du
Vendredi, et leurs sorties en carrosse sont de véritables parades. Les
mœurs en sont bouleversées. Épouses, elles veulent divorcer, jeunes
veuves de richissimes pachas, elles mènent grand train de vie.
L'architecture est également transformée et porte l'empreinte des
nouveaux modes de vie quand la cour quitte le vieux sérail de Topkapi
pour les nouveaux palais qui étalent leurs façades sur le Bosphore. Ce
vent de liberté modifie leur organisation interne. Certes, à l'intérieur,
les femmes restent «invisibles », mais elles peuvent voir. Par le
regard, elles participent à la vie publique, aux réceptions et aux
cérémonies. La séparation d'avec les hommes se limite à quelques
frêles parois grillagées, paravents ou simples rideaux.
Ces quelques lignes ne peuvent se substituer à la pensée de
Stéphane Yérasimos, et ses mots sont encore présents à travers ses
nombreux ouvrages. C'est ainsi le pouvoir des livres, celui de faire
vivre les idées du savant malgré sa disparition. Mais l'homme reste
absent à jamais. Un mois jour pour jour après sa rencontre avec les
derniers Ottomans à Tamaris, Stéphane Yérasimos nous quitte.
IlIa laisse, Elle, la femme, Belkis. Nous lui offrons cet hommage,
celui d'une femme d'Occident à une femme d'Orient.
Nathalie Bertrand, présidente des Rencontres Orient-Occident.
NATHALIE BERTRAND
Maître de conférences en histoire de l'art contemporain à
l'Université d'Aix-en-Provence
LA FEMME À SA FENÊTRE...
Les lettres persanes de Montesquieu, roman épistolaire publié en
1721, racontent le voyage d'étude de deux Persans en France, Usbek
et Rica. Leur correspondance est un échange d'impressions sur la
France et l'Europe autour de thèmes comme la religion, les mœurs, la
politique et les femmes. L'intérêt est double: le regard de l'homme
sur la femme et le regard de l'Orient sur l'Occident quand, à plusieurs
reprises, Usbek et Rica comparent et opposent les Persanes aux
Françaises.
Une citation les met sur un plan d'égalité: «Les femmes de Perse
sont plus belles que celles de France mais celles de France sont plus
jolies. Il est difficile de ne point aimer les premières et de ne point se
plaire avec les secondes: les unes sont plus tendres et plus modestes,
les autres sont plus gaies et plus enjouéesl.» L'humour guide les
propos de nos correspondants. Quant au choix de Montesquieu pour
des personnages orientaux, il n'est pas fondé sur un intérêt particulier
pour la Perse, mais motivé par la distance entre les deux civilisations.
Le regard étranger sur une société «autre» étant neuf, il fonctionne
comme un filtre. C'est donc le stéréotype interculturel, ethnique et
social qui sert de vecteur de réflexion et les portraits sont vus à travers
des miroirs grossissants.
Pour Usbek, les Européennes sont frivoles et libertines. Il dénonce
leur ascendant sur les puissants. Il leur reproche d'être librement
1Lettre XXXIV de Usbek à Ibben à Sm~e,
1713.
coquettes et séductrices: «Mais que pUIS-Je penser des femmes
d'Europe? L'art de composer leur teint, les ornements dont elles se
parent, les soins qu'elles prennent de leur personne, le désir continuel
de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur vertu et
d'outrages à leurs époux.2»
A l'inverse, la femme d'Orient, dans ce cas l'épouse favorite
Roxane, est certes attentive à son apparence, mais pour lui seul. «Je
ne puis m'imaginer que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire
[. ..], je ne saurai, Roxane, douter de votre amo~. »
Pour le Persan, cette fidélité, cette docilité, sont rendues possibles
par l'enfermement. Traditionnellement, on attribue en Orient la
demeure privée comme appartenant aux femmes, l'espace public étant
réservé aux hommes: une opposition dedans /dehors, intérieur
féminin et extérieur masculin. Cette séparation des mondes
conditionne les deux parties de notre réflexion. La première concerne
le harem et les éléments architecturaux qui isolent la femme mais ne la
privent point de la liberté du regard. Dans un second temps, nous
verrons que, de son espace intérieur, la femme d'Orient exprime son
pouvoir dans l'espace public par les réalisations architecturales.
La maison, la fenêtre
L'enfermement des femmes, Théophile Gautier le décrit comme
un « ... palais mystérieux qui, derrière ses fenêtres treillissées,
renferme tant d'ennui et de langueur, et je ne pouvais m'empêcher de
penser à tous ces trésors de beauté perdus pour le regard humain4. »
La «fenêtre treillissée », c'est le moucharabieh, cet autre
stéréotype de la maison arabe; la fenêtre «grillagée» est un espace
féminin, celui qui protège l'intérieur de l'extérieur, qui permet aux
femmes de voir sans être vues. [ILL.l]
Un commentateur de l'exposition universelle de 1889 décrit, dans
la revue de l'exposition, «une rue du Caire» (reconstituée pour
l'occasion) : «La moucharaby est particulière à la maison arabe. C'est
un grillage en bois qui masque les fenêtres et fait balcon sur la rue
2 Lettre XXVI d'Usbek à Roxane au sérail d'Ispahan, 1712.
3 Ibid.
4Théophile Gautier, Le Harem impérial, Constantinople, 1853.
10
[. ..] Elle se compose de petites pièces de bois tourné. Les étages en
encorbellement, impénétrables au regard extérieur, expliquent la vie
des femmes, captives ennuyées auxquelles il faut laisser quelques
distractions et pour lesquelles on a imaginé ces grillages qui leurs
permettent de voir dans la rue sans être vues elles mêmes5. »Au XIXe
siècle la féminisation du terme, comme en arabe masharabiyya,
consacre cet espace du fantasme car en Orient la richesse et la beauté
cherchent l'ombre, «les maisons comme les femmes sont voilées6 ».
Les murs sont donc des voiles; les moucharabiehs sont les basrésille de l'architecture musulmane; de la suggestion naît la séduction
[ILL.2]. À l'intérieur le moucharabieh diffuse une dentelle d'ombre et
de lumière; à l'extérieur, il modèle la rue, suspendu entre ciel et terre,
et projette la maison dans la ville. Du harem des sultanes, Lamartine
vit seulement «les fenêtres grillées et les délicieux balcons, entourés
aussi de. treillis et de persiennes entrelacées de fleurs, où les femmes
passent leurs jours à contempler les jardins, la ville et la mee ».
Le quartier des femmes a alimenté tous les phantasmes des
Occidentaux: un univers lascif et mystérieux où règne la soumission.
Les écrits des voyageurs et les peintres du XIXe siècle ont retranscrit
cette ambiance du harem. Pour en revenir aux Lettres persanes, Usbek
considère que la vertu se situe entre liberté et oppression. Mais
Roxane la vertueuse finit par se révolter et affirme sa liberté en
choisissant la mort. Les malentendus viennent peut-être de l'homme
qui n'a pas compris la femme, qu'elle soit d'Orient ou d'Occident.
Somme toute, c'est bien l'espace qui pour elle reste le meilleur
moyen de marquer son hégémonie. Le harem, qui signifie interdit,
protégé, secret, possède ses codes, et les règles y sont sévères, mais
chacune reçoit un « argent de babouche », le pasmalik, pour son usage
5
P. Bourde, «La rue du Caire », Revue de l'exposition, T.1, Ludovic Bachet, Paris,
1889, p.73-74.
6 Ch.Reynaud, «D'Athènes à Baalbek », Fume, Paris, 1846, in Jean~Claude
Berchet, Le voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant au
XIXe siècle, Éditions Robert Laffont, colI.Bouquins, Paris, 1985, p.807.
7 «Voyage en Orient - Constantinople », in Jean-Claude Berchet, Le voyage en
Orient; Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIX" siècle, op. cit.
p.469.
11
personnel. Fortement hiérarchisé, le harem est une structure interne
organisée qui comprend: le jardin, recomposition du Paradis terrestre,
les appartements (avec la nursery) et les ateliers où les jeunes femmes
apprennent le chant, la broderie, la danse et la calligraphie.
L'autre espace rituel important est le hammam. «C'est le café des
femmes où sont colportées toutes les nouvelles de la ville, où sont
inventés tous les scandales» dit Lady Montagu du bain turc en 1716.
Celle-ci8 évoque également ses conversations avec le pacha Ahmet
Bey: « .. .j' ai avec (lui) de fréquentes discussions sur les coutumes de
nos deux pays, et notamment sur l' enfennement des femmes. Il
m'assure que tout ce qu'on dit à ce sujet est faux; seulement, dit-il,
nous avons l'avantage que lorsque nos épouses nous trompent,
personne ne le sait ». Ces conversations ont inspiré à Lady Montagu
l'idée que le soi-disant assujettissement des femmes dans le monde
oriental leur conférait en fait le pouvoir. Le mot harem associe un lieu
et ses occupants, et serait à l'origine d'un contresens orientaliste.
Certains auteurs lui préfèrent le mot turc de sérail, c'est-à-dire le
palais royal, et par extension étymologique, l'appartement des
femmes9. La tradition de la réclusion serait d'ailleurs de culture
turque, instaurée à la faveur des conquêtes musulmanes.
Dans l'Empire ottoman, le sérail impérial rassemble plusieurs
centaines de personnes: femmes et enfants, servantes et eunuques. Il
est gouverné par la mère du sultan, la valide. En dessous, se trouvent
les kaddin, les femmes qui donnent des enfants au sultan, puis les
ikkal, les favorites. Jusqu'au XIXe siècle, l'enfennement est de
rigueur. Mais à partir du règne de Mahmud TI(1808-1839) qui décide
d'occidentaliser son empire, avec la réfonne du Tanzimat, un vent de
liberté souffle sur la condition féminine. Le palais de Topkapl est
abandonné au profit des palais amphibies, œuvres de la famille
Balyan.
À Dolmabahçe, la majestueuse façade parfaitement symétrique est
un leurre qui fait croire à l'égalité des espaces réservés au selamlik et
au harem. Or ce dernier se prolonge avec une longue aile en retour sur
8
Lady Wortley Montagu, Lettres d'Ambassade, écrites à Istanbul en 1717, éditées
en 1763. Elle y présente en particulier une esclave blanche, circassienne à la peau
claire.
9 Rita El Khayat, « Foucault et le harem: approche critique des notions de sérail et
de despotisme », L'Orient des femmes, textes réunis par Marie-Elise PalmierChatelain et Pauline Lavagne d'Ortigue, ENS Editions, collection Signes, Lyon,
2002, p.297.
12
les jardins réservés aux femmes et aux favorites successives du
souverain10.L'occidentalisation de la société ottomane émancipe, pour
une part, les femmes dans leur mode de vie. Elles sortent, se
promènent en calèche et accompagnent le sultan à la prière du
Vendredi. De même leurs tenues vestimentaires s'allègent et elles
portent le yachmack, léger voile transparent, quand elles ne
l'abandonnent pas tout simplement. «Les contraintes coutumières ont
été négligées et des femmes ottomanes sont apparues en public sans
voile, demandant leur part dans cette nouvelle et inattendue liberté, et
ont paru
- pour
utiliser une métaphore ottomane - «vouloir
jeter
le
moucharabieh dans la rue11».
La ville, l'architecture du pouvoir
Dans l'Empire ottoman, le sérail impérial ne fut pas une prison
pour toutes. Lieu d'intrigue, il est aussi celui du pouvoir que quelques
femmes sauront exploiter. Pour certaines, il sera le moyen d'accéder
au trône. Nous connaissons chez les Ottomans des sultanes influentes,
et nombre d'entre elles étaient d'origine européenne. De plus, les
Ottomanes avaient le droit de posséder une fortune personnelle et, se
servant de l'architecture comme expression du pouvoir, elles
deviendront des bâtisseuses. «Quand on considère les limites
formelles du statut politique des femmes dans la société islamique, on
découvre avec surprise un nombre considérable d'édifices
commandités par des femmes dans l'empire OttomanI2». Nous en
avons peu d'exemples dans les pays du Couchant (Ie Maghreb), si ce
n'est, à Fès, la prestigieuse mosquée et la célèbre université de la
Karaouine, commanditée par Fatima al-Fihriya. Cette réalisation
architecturale fut placée sous le signe du don par cette dame d'une
grande piété qui décida de consacrer la fortune léguée par son père à
la maison de Dieu et à celle du savoir.
Cette liberté de construire des femmes semble propre au Levant.
10
S. YERASIMOS, Istanbul au temps des derniers Ottomans, Editions du Chêne,
Paris, 2003, p.87
11L.M. GARNETT, Turkey of the Ottomans, Sir Ltd., Londres, 1911, p.207-213,
cité par S. Yérasimos, Op. cit., p.168
12 R.DENGLER, in Loïs BECK, Nikki R.KEDDIE, Women in Muslim world,
Harvard University Press, Cambridge, 1978, p. 230.
13
Leur rôle de mécène de l'architecture laisse supposer leur action
dans la vie politique. L'ère des sultanes influentes commence au Xvr
siècle avec Hafsa Hatun, la mère de Soliman le Magnifique (14941566). Elle se distingue comme une grande bienfaitrice et inaugure
hôpitaux, écoles et mosquées, alors que la tradition lui accorde des
origines chrétiennes. À la mort de Soliman, les sultans se
désintéressent de la gestion de l'empire et le gouvernement passe dans
les mains des femmes du harem. Avec la valide Nur Banu, née Cécilia
Venier-Baffo (1525-1587), commence le «Sultanat des femmes!3 ».
Mais la plus célèbre de ces femmes influentes reste Roxelane, épouse
et conseillère de Soliman. Ses origines demeurent floues. Née en
Russie vers 1500-1506, sous le nom d'Alexandra Lisowska, elle arrive
au palais sous le nom de Hürrem, soit «la souriante ». Élevée et
offerte à Soliman, elle est d'abord kaddin dans le gynécée et devient
favorite après avoir éliminé la première sultane Güibahar, d'origine
française. Elle épouse le sultan vers 1530 et, déterminée dans
l'exercice du pouvoir, elle va installer son fils Selim sur le trône,
devenant ainsi Roxelane Valide. Elle fait partie de ces Ottomanes qui
dépassent le mythe du harem et bâtissent. Un inventaire des mosquées
d'Istanbul et des environs répertorie 953 édifices dont 68 le sont pour
et par des femmes!4. Ainsi, Roxelane fait construire par Sinan (14901588) un vaste complexe comprenant une mosquée, deux écoles, un
hammam, un hôpital et des soupes populaires. Un quartier d'Istanbul
porte son nom : Haseki HÜITem.Dans le jardin de la mosquée de
Soliman, les mausolées du sultan et de Roxelane sont devenus des
lieux de culte.
Une autre femme, Aimée Dubuc de Rivery, née en 1776 à Pointe
Royale en Martinique et cousine de la future impératrice Joséphine,
sera connue sous le nom de sultane Naksidil. Elle a été enlevée èt
conduite à Alger comme esclave. Là, le Bey d'Alger l'offre au sultan
Abdul Hamit et la jeune créole devient la mère du sultan Mahmut II et
sultane Valide. D'origine chrétienne, elle transmet sa religion à son
fils Mamut II, qui sera surnommé Gavur Sultan, le sultan infidèle. Si
l'on connaît les dons de la sultane à des fondations religieuses, ni elle,
ni son fils n'ont laissé de mosquée impériale comme le voulait la
13
C.CARLA, Harem, l'Orient amoureux, Editions Place des Victoires, Paris, 2002,
pp.152 à 167
!4R. DENGLER, op. cU.
14
tradition. De nombreuses sultanes valide avaient gardé leur religion
d'origine en secret, le plus souvent la confession catholique, mais
toutes finançaient la construction d'une maison d'Allah. À l'inverse
Naksidil et son fils sont à l'origine de la construction de plusieurs
églises et chapelles dont la plus importante est celle de Panaya à
Balikli.
Plus tard, en 1769, la princesse Zeynep, fille du sultan Ahmet ill,
fait ériger la mosquée baroque qui porte son nom, près des remparts
du palais de Topkapl. En partie construite sur les ruines de l'église
Sainte Marie Chalcopratée, la mosquée s'inspire de l'architecture
byzantine. Les exemples d'architecture religieuse commandités par les
femmes sont nombreux et il faut attendre le XIXe siècle pour qu'elles
interviennent dans d'autres programmes. L'occidentalisation revoit les
modes d'habitation et les yalzs de bois sont remplacés par des palais
de pierre. La villégiature sur le Bosphore se fait désormais dans des
pavillons de style néo-ottoman associant Orient et Occident avec
exubérance. Les Ottomanes fortunées, à l'instar des princesses
égyptiennes, font construire nombre de ces demeures d'agrément. Le
moucharabieh a disparu et les fenêtres le remplacent.
«La fenêtre enfin libre et ouverte à la brise, la sultane
regar d e IS ... ».
Entre intérieur et extérieur, les limites architecturales de la femme
semblent en Orient bien définies et les apparences de la séparation de
deux mondes bien préservées. Mais la réalité semble tout autre, et
l'histoire nous révèle des vérités beaucoup plus complexes et riches de
sens. De même, femmes d'Orient et femmes d'Occident partagent
souvent un même destin quand l'Ottomane «s'occidentalise» au
XIXe siècle, alors même que l'Occidentale règne en sultane dans son
empire. L'architecture pose la question de la différence et la fenêtre
qui est ou qui n'est pas, qui s'ouvre ou se ferme, lance le débat.
L'intervention des femmes sur le monde extérieur et leur
importance dans l'histoire de l'architecture monumentale remettent en
cause les limites formelles du statut de la femme, qu'elle soit d'Orient
ou d'Occident.
Nathalie Bertrand
15Victor Hugo, Les Orientales,
1829.
15
Références bibliographiques
L'Orient des Provençaux dans I 'histoire, Marseille, Archives
départementales, Chambre de commerce et d'industrie, Archives de la
ville, 1983.
BECK, Loïs, R.KEDDIE, Nikki, Women in Muslim world, Harvard
University Press, Cambridge, 1978.
DEPAULE, Jean-Charles, avec la collaboration de Jean-Luc Arnaud,
A travers le mur, Editions du Centre Georges Pompidou, CCl, Paris,
1985.
MERNISSl, Fatema, Le harem et l'Occident, Albin Michel, Paris,
2001.
MONTESQUIEU,
Lettres persanes, Pocket 6021, 1989, pp.65, 76.
PALMIER-CHATELAIN, Marie-Elise, LAVAGNE D'ORTIGUE,
Pauline, L'Orient des femmes, ENS Editions, Collections Signes,
Lyon,2002.
YERASIMOS, Stéphane, Istanbul au temps des derniers Ottomans,
Editions du Chêne, Paris, 2003.
16
ERICA DEUBER ZIEGLER
Historienne de l'art, chargée de recherche,
Musée d'ethnographie, Genève (Suisse)
LA REINE DE SABA:
SUCCÈS DU MYTHE DANS L'ART DE L'OCCIDENT
Les matériaux du mythe
Les cultures de l'ancienne Méditerranée, yéménite, éthiopienne,
juive, égyptienne, grecque, latine, arabe, et, au-delà, jusqu'en
Mésopotamie, en Perse, en Inde et en Europe du Nord, se sont
approprié l'histoire de la reine de Saba et en ont façonné leurs
versions. Les trois grandes religions monothéistes, le judaïsme, le
christianisme et l'islam, l'ont adoptée et ont continué à la faire vivre
jusqu'à nos jours. Cette reine légendaire, au début sans nom propre, en
recevra plusieurs par la suite: Bilqîs chez les Arabes, Makêdâ ou Ateb
(Reine du Sud) chez les Éthiopiens, Nicaule chez les Grecs, Regina
Sibylla ou encore Reine Pédauque dans l'Europe médiévale.
La première trace écrite de cet ancien mythe sémitique se trouve
dans l'Ancien Testament où la reine de Saba est associée au règne de
Salomon. Le mythe fut repris et réinterprété par le Coran. Les
commentaires rabbiniques de la Bible et ceux du Coran l'élargirent
par la suite en faisant notamment de l'héroïne une fille de djinns. Au
Moyen Âge, les échanges intenses entre l'Orient et l'Occident
contribuèrent à répandre la légende tant par l'entremise des marchands
et des pèlerins que des savants et des théologiens. La monarchie
chrétienne d'Éthiopie l'adopta comme un récit fondateur, qui la reliait
à la descendance de Salomon, à l'instar du Christl6.
La réalité archéologique et celle du mythe sont irréductibles l'une
à l'autre. TIy a des évidences propres à l'étude des traces matérielles et
des monuments et des évidences propres à celle des contes. Avec
l'histoire de la reine de Saba, la « Saba-Saga» ou la «Bilkis-Saga »,
comme l'écrivait dans un article éclairant le jeune André Chastel17,
nous sommes confrontés à une légende trimillénaire, qui va du règne
de Salomon (970-931 avo J.-C.) à nos jours. Chastel reviendra à
plusieurs reprises sur ce mythe qui le fascinait comme la seule de
toutes les traditions de la mer Rouge et de l'Arabie préislamique à
s'être élevée au rang de grande légende du monde. Comme pour
n'importe quel mythe, on doit chercher ses significations, multiples et
parfois contradictoires, dans les matériaux composites dont il est fait.
On doit évidemment confronter ces matériaux aux sources fournies
par l'archéologie et à d'éventuelles autres sources textuelles, mais il
n'empêche que les matériaux du mythe ont leur chemin propre. Quand
le christianisme s'empare de la légende, l'histoire a déjà plus de mille
ans. Elle est très floue, véhiculée par la tradition orale et jalonnée,
pour nous, des seuls textes écrits qui nous soient parvenus. Je
commencerai donc par rappeler les matériaux du récit que le
christianisme intègre progressivement, moyen indispensable pour
comprendre le sens des différents registres de la légende dans la
culture européenne.
La géographie joue dans ce récit un rôle primordial. Chastel
écrit'8: «Si l'on ne peut définir d'une manière définitive ses sources
16Les sources qui ont servi à établir notre approche sont citées en fill d'article. Les
deux principaux ouvrages de référence, relativement récents, sont allemands:
BEYER Rolf, Die Konigin van Saba, Engel und Damon. Der My thos einer Frau,
Bergisch Gladbach, Lübbe Verlag, 1987; DAUM Werner (Hgr.), Die Konigin van
Saba, Kunst, Legende und Archaologie zwischen Morgenland und Abendland,
Stuttgart, Belser Verlag, 1988. Voir aussi CHASTEL André «La légende de la
Reine de Saba », Revue de l'Histoire des Religions, 1939, CXIX, pp. 204-225 et
CXXI, pp. 27-44 et 160-174; PHILBY H. St. John, The Queen ofSheba, London,
Quartet Books Ltd., 1981 ; BONNET Jacques, La Reine de Saba et sa légende,
Roanne, Ed. Bonnet, 1985; GROSJEAN Jean, La Reine de Saba, Paris, Gallimard,
1987.
.
17
0 'P. Clt.
18 Op.
cit., CXIX, 225. Voir aussi sur ce point MALRAUX André, La Reine de
Saba, une aventure géographique, Paris, Gallimard, 1993 [1934].
18
primitives, il ne faut pas négliger ce qui se dégage avec évidence des
conditions mêmes de la diffusion. Comme il y a en Europe en
direction des mers du nord, une «route de l'ambre », source de
légendes multiples, il y a eu aussi, au Proche-Orient, vers le Sud,
une «route de l'encens et des pierres précieuses », sans laquelle la
légende de la reine de Saba n'aurait pas existé. La légende de
1'« Arabie Heureuse» est impliquée dans celle de la «Reine de
Saba ». Chez des nomades [...] que la splendeur de l'Arabie Heureuse
avait remplis d'étonnement, la légende de Belkis a été comme une
projection vivante de la géographie dans l'histoire. »
L'Arabia Felix - l'Arabie Heureuse - ou l'Arabie du Sud, le
Yémen, l'Éthiopie ou Abyssinie, le Pays de Coush, l'Égypte, le Pays
de Punt se disputent la gloire d'être le pays de la reine énigmatique.
Elle est nommée Saba, comme son pays et son clan, et s'identifie avec
ce territoire. Une enluminure de l'Atlas mondial catalan des
géographes Abraham et Jafuda Cresques (1374-1376) représente la
reine de Saba sur son trône, incarnation de l'Arabie du Sud (ARABIA
SABBA), posée entre la mer et la terre que traversent des lignes
rayonnant à partir de différents pôles en réseaux étoilés. Sur le versant
méditerranéen de la carte, Salomon symbolise sa propre terre. Entre
eux voyagent les Rois mages. [ILL.3]
L'Arabie du Sud19- aujourd'hui le Yémen - connut entre 700 et
110 avo J.-C. une période florissante de royaumes caravaniers avec
leur capitale à Mârib, qui assurèrent le contrôle d'une des grandes
voies commerciales du monde antique, la route de l'encens. À travers
déserts et oasis, celle-ci fournissait à l'Égypte, à la Mésopotamie et,
19Pour la thèse sudarabique des origines du mythe, voir WISSMANN Hermann von,
Ueber die fruehe Geschichte Arabiens und das Enstehen des Sabaerreiches, Wien,
Verlag der Oesterreichischen Akademie der Wissenschaften, 1975; DÉRIBÉRÉ
Maurice et Paulette, Au pays de la reine de Saba, Paris, Éditions France-Empire,
1977; CHELHOD Joseph (hrg.) et al., L'Arabie du Sud, histoire et civilisation.
Tome 1: Le peuple yéménite et ses racines, Paris, Maisonneuve & Larose, 1984;
Yémen - Au pays de la Reine de Saba, expositionà l'Institutdu monde arabe, Paris,
Flammarion, 1997; Jemen - Kunst und Archiiologie im Lande der Konigin von
Saba, Ausstellung Kunsthistorisches Museum, Vienne, 1998; lm Land der Konigin
von Saba, Ausstellung Staatliches Museum fiir Vôlkerkunde, Munich, 2000;
Dossier la Reine de Saba, Qantara, 1997, n° 25 (Paris), pp. 28-55; GRIBAUDO
Paola (ed.), La Regina di Saba: arte e leggenda dallo Yemen, catalogue de
l'exposition Fondazione Palazzo Bricherasio, Torino, Milano, Electa, 2000.
19
bien au-delà, à la Grèce et à Rome, des aromates, de la myrrhe, de
l'or, des pierres précieuses, des étoffes, de l'artisanat et surtout un
matériau votif de luxe recherché par les prêtres, l'encens, cette
« nourriture des dieux» nécessaire aux rites sacrés et à
l'embaumement. La route de l'encens organisée par les tribus
nomades - La Grande Caravanière - était parallèle aux côtes de la
péninsule arabique20. Comme la route de la soie beaucoup plus au
nord, elle joua un rôle d'intermédiaire entre l'Asie et l'Europe,
recevant les produits importés de l'Inde et les acheminant, via La
Mecque, Médine et Pétra, jusqu'à Gaza au sud de la Méditerranée. Des
sources écrites anciennes font état de tributs annuels payés par les
royaumes de Saba d'abord aux Assyriens, plus tard aux Perses, et il
est tentant de faire l'hypothèse qu'en pleine prospérité ils aient payé
tribut au roi des Hébreux pour assurer à leurs caravanes le monopole
du trafic de Gaza et de Tyr. L'Arabie Heureuse doit son surnom à ces
richesses, mais aussi à la fertilité de ses terres obtenue grâce à la digue
de Mârib et à un réseau complexe d'irrigation artificielle, qui fit
l'admiration de ses voisins dans l'Antiquité et associa souvent à la
légende de sa reine mythique des images de paradis. La célèbre digue,
symbole de la gloire du Yémen, devint le signe du déclin de son
ancienne civilisation quand elle s'effondra vers 530 ap. J.-C.
La thèse de l'origine éthiopienne21 de la légende dispose d'autant
d'arguments que la thèse sudarabique. Elle est corroborée par les
textes bibliques du livre des Rois concernant les ports et la flotte
construits par Salomon, dominant l'ensemble de la mer Rouge, et dans
20
Voir GROOMNigel, Frankincense and Myrrh. A Study of the Arabian Incense
Trade, London, Longman, 1981; CHAMPAULT Dominique, Pascal & Maria
MARECHAUX, La Route de l'encens, Paris, Imprimerie nationale, 1996.
21 LITTMANN E. Dr, «The legend of the Queen of Sheba in the tradition of
Axum », Bibliotheca Abessinica l, Princeton, 1904, 1-40 (texte en amharique et en
anglais); BEZOLD Care, Kebra Nagast. Die Herrlichkeit der Konige, Abhandlung
der Koniglich-Bayrischen Akademie der Wissenschaften, XXIII. Bd.I., Munich,
1905 (texte en amharique et en allemand) ; ALYPE-PIERRE François Julien, Sous
la couronne de Salomon, L'Empire des Négus, de la reine de Saba à la Société des
Nations, préface de Remi de Jouvenel, 1925, Paris, Plon; BAUSANI A., «Drarnmi
popolari inediti persiani sulla leggenda di Salomone et della regina di Saba », Studi
Etiopici, 1960, n° 48 (Roma), pp. 167-209 (texte en persan et en italien);
ULLENDORFF Edward, Ethiopia and the Bible, Oxford, New York (etc.), Oxford
University Press, 1989; BUDGE Ernest Alfred Wallis, The Queen of Sheba and her
only son Menyelek,
Chicago, Research Associates School, 2000
de Londres Oxford University Press, 1932).
20
(Times reproduction
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